(Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

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Thuasne, Louis (anagr. Hesnaut). Louis Thuasne. Le Roman de la rose. 1929. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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Thuasne, Louis (anagr. Hesnaut). Louis Thuasne. Le Roman de la rose. 1929.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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LE ROMAN

DE LA ROSE

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Johannis Burchardi ArgentinensisDiarium, sive rerum urba-narumCommentarii(1483-1506).Paris, Leroux, 1883-1885,3 vol. grand in-8°.

Documentssur lesBorgia, tirésdesArchivesdu duc d'Ossuna.Paris, Leroux, 1885,in-8°, épuisé.

GentileBelliniet Sultan MohammedII. Paris, Leroux, 1888,in-4° avec 8 plancheshors-texte,épuisé.

Djem'Sultàn,fils de MohammedII, frère de BayezidII (1459-1495).—Étudesur la questiond'Orientà la fin duXVesiècle.Paris, Leroux, 1898,I vol.grand in-8°.

RoberliGaguiniEpistoleet Oraiiones.Paris, Champion, 1903,2 vol. in-16. (Couronnépar l'Académiedes InscriptionsetBelles-Lettres).

Étudessur Rabelais.Paris, Champion,1904,in-16.

Villonet Rabelais.— Noteset Commentaires.Paris, Fischba-cher, 1911, grand in-8°. (Couronnépar l'Académiefran'çaise).

FrançoisVillon.OEuvres: édition critique avec notes et glos-saire. Paris, Aug. Picard, 1923,3vol.in-8°. (Couronnéparl'Académiefrançaise).

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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

100exemplairessur Lafumapur (il numérotésde là 100.

CopyrightbyEdgarMal/ire,1929.

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LES ORIGINES DU ROMAN DE LA ROSE

Le Roman de la Roseconstitue un des monuments poé-

tiques les plus importants du moyen âge, autant par savaleur intrinsèque que par l'influence profonde qu'il aexercée sur la littérature française pendant près de troissiècles.

Sous un titre unique, il comprend deux ouvrages trèsdistincts, écrits à plus de quarante ans d'intervalle l'unde l'autre par deux clercs, le premier, âgé de vingt-cinqans environ, l'autre peu éloigné de la quarantaine, aussidifférents d'esprit et de tendances que de sentiments etde milieu. Chose singulière, ces conditions défavorablesqui auraient pu ruiner l'oeuvre à son apparition, lui ontau contraire assuré un succès sans précédent et tel,qu'aussitôt connu dans sa totalité, ce poème s'imposa àtoutes les classes de la société et provoqua des admira-tions enthousiastes et entières comme des oppositionsviolentes et irréductibles.

Ce est li Romanz de la RoseOu Vart d'Amors est toute enclose, (y. 37-38).

non moins l'art d'aimer que celui de se faire aimer, avecle cortège desjoies et des peines que l'amour mène d'ordi-naire à sa suite.

Le Roman de la Rose, composé de 21.780 vers octo-syllabiques à rimes plates dont 4.058 vers pour la pre-mière partie parue aux alentours de l'année 1237,a pourauteur Guillaume de Lorris, frais émoulu des écoles

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8 LE ROMAN DE LA ROSE

d'Orléans où l'étude des classiques latins étaient parti-culièrement en honneur ; l'autre, de beaucoup la plusimportante, compte 17.500vers écrits entre 1275 et 1280par Jean Chopinel de Meun-sur-Loire, étudiant del'Université de Paris, la tête bouillonnante encore de

l'enseignement qu'il y avait reçu.Dans les conditions où se présente le poème, il y a

tout avantage à considérer successivement les deux partiesqui le composent.

Le Roman de la Rose, comme l'avait compris Guil-laume de Lorris, est la mise en action du code de 1amourcourtois tel qu'on le concevait au commencement duXIIIe siècle et que des Arts d'amour antérieurs à celuide Guillaume en avaient établi les règles, chacune d'elles

s'inspirant plus ou moins de celui d'Ovide, réputé commele maître incontesté en la matière. Les romans de Chré-tien de Troyes dont la vogue était universelle, et à justetitre, avaient fourni à Guillaume la plupart des élémentsde l'amour courtois, bien que notre auteur ne cite pas uneseule fois son nom, pas plus d'ailleurs que celui d'Andréle Chapelain qui, sous une forme scolastique, venait d'encodifier les lois dans son célèbre traité de Arte honesteamandi, au commencement du XIIIesiècle.

L'amour courtois évoque à l'esprit les idées de poli-tesse et d'élégance qui régnaient dans les cours princièrescomme dans la société aristocratique du XIIe siècle, etdérivait directement de l'esprit courtois, cette contre-

{>artiede l'esprit gaulois qui intervient parallèlement dans

es fableaux à l'usage des bourgeois et du menu peupledes artisans, où il dégénère le plus souvent en gauloise-ries allant parfois jusqu'à la grossièreté la plus ordurière.L'amour courtois, comme son nom l'indique, se mani-feste dans les égards dus à la femme et dans l'espèced'adoration dont elle commençait à être l'objet sousl'influence du lyrisme provençal qui, dès la findu XIesiècle,avait pénétré les cours seigneuriales du nord de la France

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LE ROMAN DE LA ROSE 9

où il ne tarda pas à se répandre et à s'implanter. Mais lacommunication s était tout d'abord faite en Terre Sainte,à la croisade. Bien qu'au début de son poème Guillaumenous assure que

La motirc en est bone e nueve,et cela, en dépit de toute une littérature qui existait déjàsur le sujet, sans doute il faut admettre qu'il la trouvaitnouvelle par le point de vue nouveau sous lequel il l'envi-sageait et qu'il se proposait de la traiter ; et, de fait, il y aréussi, puisqu'il a su en faire une oeuvrepersonnelle, inté-ressante et, par certains côtés, originale l. Cette littératuredes arts d amours est contemporaine du XIIe siècle.C'est à cette époque, en effet, que la femme, plus parti-culièrement dans la haute société, traitée jusqu'alorscomme une quantité négligeable, commence à prendrerang dans la France du nord. L'influence des moeursgermaniques et du Christianisme avait donné naissanceà l'amour chevaleresque et romanesque tout ensemblequi prit racine chez nous et que vint développer encorele culte de la Vierge Marie. La lente amélioration desmoeurs publiques amena ce résultat. Avec le temps, labarbarie native s'adoucit au contact d'une civilisationen progrès, grâce d'une part, à la puissance du souverainqui parvint à s'imposer à ses farouches vassaux, et de

I. D'ailleurs,la penséesuivantede Montaigneest toujoursà rap-peler: « La véritéet la raisonsontcommunesà un chascun,et nesontplus à qui lesa ditespremièrement,qu'à qui lesa ditesaprès.CenestnonplusselonPlatonqueselonmoi,puisqueluietmoil'en'tendonsde même...»EtPascal,revenantsur lamêmeidée,ajoutait:«Cen'estpasdansMon*'igné,maisdansmoiqueje trouvetoutcequej'y vois...,qu'onne je pasqueje n'ai riendit de nouveau:la dispositiondesmatièresestnouvelle.» Cr. mesÉtudessurRabelais(1904),p. 115-J16,note.EtLaBruyère,danssonchapitreDesouvragesde l'esprit,écrivait: « Horaceet Despréauxl'ontdit avantvous5jelecroissurvotreparole; maisje l'aiait commemien.Ne,->uis-jepaspenseraprèseuxunechosevraie,et qued'autresencorepenserontaprèsmoi?»

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10 LE ROMAN DE LA ROSE

l'autre, à l'action bienfaisante de l'Eglise qui réussit,tant bien que mal, à (aire sentir sa médiation par des

moyens exclusivement pacifiques. Ce. fut d'abord la

Paix-de-Dieu, de nature entière, inviolable et permanente,par suite, d'une valeur toute théorique, mais inopérante,irréalisable dans la pratique : il fallut en rabattre. Il luifut alors substitué la Trêve de Dieu, celle-ci pour s'oppo-ser au privilège qu'avaient les hommes libres de viderleurs querelles par les armes, sans avoir recours À l'arbi-

trage d'un tiers. De là, des guerres incessantes qui déci-maient la population des campagnes et des villes etmaintenaient dans le pays un état d'insécurité où, comme

conséquence, toute vie active se trouvait paralysée. Deconcessions en concessions, cette abstinence de guerresfut réduite à quarante jours. Depuis Philippe Augmtejusqu'à Louis XI, le pouvoir royal s'efforça de faire pré-valoir sa volonté. Louis IX et Charles V s'opposèrentautant qu'ils purent, sous des peines sévères, aux hosti-lités entre seigneurs terriens. Louis XI, de sa main de fer,mit définitivement les rois hors de page et enleva à lanoblesse le droit exorbitant de tirer l'épée à son bon

plaisir. Au temps de saint Louis, les guerres privées setrouvèrent réduites et limitées par 1' « assurément »,vocableayant le sens de paix imposée à la requête d'unedes parties en présence. Cette institution dont on appréciaaussitôt les avantages se généralisa promptement. Le

progrès dans les moeurs fit peu à peu place à un espritde sociabilité qui transforma la vie jusqu'alors si tristeet si monotone des châteaux où, à l'exemple des coursféodales du midi, les fêtes et les réceptions somptueusesdevinrent à la mode, agrémentées par des divertissementsde toutes sortes, joutes et tournois, où prenait part lanoblesse locale, et dans lesquelles les femmes purentexercer légitimement l'ascendant de leurs charmes commeles séductions de leur esprit, et sortir enfin de l'isolementoù elles avaient végété jusqu'alors.

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Le mariage tel qu'il était pratiqué à cette époque,était en grande partie la cause de cette situation. Dansles commencementsde la féodalité, la femme était donnéeen mariage pour des raisons de dot, d'intérêt ou de conve-nance, politique sans que l'on eût consulté en rien ses

aspirations ni ses goûts : c'était, en ce cas, un véritablemarché et non plus un sacrement. A noter que la femme,en France, pouvait être mariée dès l'âge de douze ans,alors qu'elle n'était encore qu'une enfant. Son rôle étaitd'obéir sans se plaindre, autrement le châtiment ne tardait

pas à intervenir. Beaumanoir écrivait en 1283que le mari

pouvait corriger sa femme, mais ne.devait la battre que« resnablement »1. Jusqu'au XIIesiècle, la femme avaitété déclarée incapable de tenir un fief. Devenait-elleveuve, il lui fallait, sur l'ordre de son seigneur suzerain,convolerau plus vite : était-elle toute jeune fille, et privéede ses soutiens naturels, il lui était enjoint de se marier,le seigneur lui donnant à choisir entre trois chevaliers.Nécessité oblige, il importait avant tout de « servir '»

le fief. On pourra arguer que la mineure, en se mariantainsi, avait un réel intérêt à le faire, puisqu'elle s'atta-

I. «raisonnablement».—«Enpluseurscaspueentli hommeescusédesgrùUqu'ilfonta leurfamés,nenes'endoitlaJusticeentremetre:car il loit(estpermis)biena l'hommea batresa famésansmortetsansmehaing,quantellele mesfet,si cornequantcleesten voiedeferefoliedesoncorsou quanteledesmentsonmarioumaudit,ouquantelene veutobeïra sesresnablescommandemensquepreude-famédoitfere:entouscasetensemblablesestilbienmestiers(besoin)que li marischastieresde sa faméresnablement.Maispuisqu'elessontpreudefamesde leur cors,ellesdoiventestredéportéesmoultd'autresvices; et nepourquantselonlevice,li marisladoitchastieret reprendreentoutesmanièresqu'ilverraquebonserapourliosterde cel vice,exceptémort ou mehaing.>Philippede Beaumanoir,CoutumesdeBeauvoisis,édit.Am.Salmon,Paris»1900,t. II, chap.vil,n° 1631,p. 334.—CettethéoriedeP. de Beaumanoirs'apouiesurdesfaitsnombreux.IlsuffitdeparcourirleRomancero/rançotsdePaulinParis,pourêtreédifié.(Paris,1833,in-8°,p. Il, 14,15,29,37-38,etc.)

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chait un défenseur de ses droits ; mais l'atteinte à la dignitédu mariage n'en existait pas moins 1. Ce dernier, dans cesconditions, se limitait le plus souvent « au strict accom-

plissement d'une fonction physiologique »2, et favorisaitd'autant l'amour libre. Les filles nobles, sacrifiées à lafortune de leur aînée, entraient au couvent ; les cadetsallaient grossir l'armée des clercs et se tenaient, bien que,le plus souvent, sans vocation religieuse, à l'affût desbénéfices ecclésiastiques et des grasses prébendes, cher-chant dans la galanterie et le libertinage un dérivatif àce que leur refusait la société, constituée comme ellel'était. On arriva bientôt à conclure que l'amour ne

pouvait aller de pair avec le mariage, et André le Cha-

pelain avait codifié cette incompatibilité dans son trèscurieux et précieux recueil qui parut au début du XIIIesiè-

cle, en s'autorisant d'une décisionde la comtessede Cham-

pagne dont il sera parlé plus loin à propos des prétenduescours d'amour 3.

Cette législationde l'amour courtois existait depuis plusd'un siècle, et figurait déjà dans de nombreux écrits,lorsque Guillaume de Lorris entreprit de rédiger sonRoman de la Rose : il se reporta à ces différentes sources

qui allèrent se fondre d'une manière plus ou moins •

sensible dans son poème.Un des plus anciens ouvrages relatifs à la littérature

erotique et qu'a certainement dû connaître Guillaumeest ici mentionné, car il vient à l'appui de ce qui a été ditci-dessus touchant le célibat par contrainte. C'est un

1. LéonGautier,La Cheoakrie,p. 344.2. ErnestLanglois,Origineset sourcesduRomandela Roset»P-3.3. Quelqu'unayantdemandéàlacomtessedeChampagnesil'amour

pouvaitexisterentre gens mariés,celle-ci,aprèsavoirmûrementétudiélecas,avaitrépondu: «Nousdisonset affirmons,quel'amournesauraitétendresonpouvoirentreépoux.Carlesamantss'accordententre eux touteschosesspontanément,sansavoirà obéir à nullecontrainte.»AndreaeCapeflanideAmore...,p. 153.

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LE ROMAN DE IA ROSE 13

court poème latin anonyme et sans titre sur les manus-crits, qu'on est convenu d'appeler le Concile de Remire-'mont.1 L'auteur, un clerc, a très habilement donnétoutes les apparences de la réalité à ce concile fictif oùle débat porte sur la question de savoir qui vaut mieuxen amour du clerc ou du chevalier. L'auteur a choisicomme siègede ce débat le monastère bénédictin de Remi-remont dans les Vosges, dont les religieuses jouissaientau point de vue de la moralité de la plus fâcheuse répu-tation ; ce que confirme une bulle d'Eugène III, en datedu 7 mars 1151,aux archevêques de Cologneet de Trêves,ainsi qu'aux évêques leurs suffragants. Le pape leurdemande leur aide pécuniaire pour contribuer à la recons-truction du couvent qui venait d'être détruit par un incen-die que la rumeur publique attribuait à un jugement deDieu, ajoute la bulle, reflétant ainsi, sous une formediscrète, la défaveur notoire qui entourait lesdites reli-gieuses2. Plus loin, on relève dans cette même bulle

l'expression conversatio carnolis, appliquée aux mêmespersonnes et qui doit être prise dans sa significationlittérale, sans crainte de les calomnier ; le texte du poème,comme on en pourra juger bientôt, ne laissant aucundoute à cet égard.

Les religieuses du monastère avaient comme amantsles clercs de Toul qui étaient autorisés à les visiter enleur qualité d' « hebdomadaires », nom donné aux prêtresqui se relevaient chaque semaine pour l'exercice duministère spirituel dans les couvents de femmes. La séance

1. CharlesOulmont,LesDébatsdu Clercet du Chevalierdanslalittératurepoétiquedu moyen-âge,Paris, 1911,in-8°.#—L'auteuradonné,defapage93à 100,letextedu ConciledeRemiremontd'aprèsceluide G. Waitzdansle Zeitschriftfur deutschesAllerthum,t. VII,p. 160-167(Leipzig,1849),d'aprèsle rns.1081de la bibliothèquedeTrêves.Oulmonta collationnél'imprimésur le ms.,et en a donnéla traductionfrançaise,p. 101-107.

2. Letextedelabulle(Bibl.nat.lat.n.acq.2547,n°23)estreproduiten fac-similédansOulmont,p. 56bis.

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14 . LE ROMAN DE LA ROSE

du concile, exclusivement consacrée à l'amour, se passeau printemps. Tous les hommes en sont exclus, saufles clercs de Toul à l'intention desquels il se tient. Lesfilles amoureuses seules y sont admises ; mais les vieillesdames à qui les goûts de la jeunesse ne disent plus rien,n'y ont pas accès. La portière est une certaine Sibille,chevronnée' de l'amour dès 1âge le plus tendre, et à quil'on n'en fait plus accroire.

La séance est ouverte par la lecture des enseignementsd'Ovide, le «maître exquis », en guise d'Evangile. La lec-trice de ce galant morceauest Eve de Danubrium, experteen l'art d'amour, au témoignage de ses compagnes.Deux de ces dernières, répondant au nom d'Elisabeth,préludent par des chants d'amour. Après quoi, la prési-dente, réclamant le silence, demande aux assistantes debien vouloir déclarer, sans en rien dissimuler, leur genrede vie et leur conduite intime. Elisabeth des Grangesdéclareavoir servi Amour et avoir fait toutes ses volontés.Elle ajoute, sans doute par antiphrase, qu'elle ne connaîtde l'amour que la théorie. « Nous conformant à la règle,dit-elle, nous n'avons accepté la compagnie d'aucunhomme. Nous ne connaissons que ceux qui sont de notreordre :

Sicservandoregulam,Habendameligimus,Nhi talishominis,

nullamviricopulanisednequecognovimus,quisitnostriordinis.

Elisabeth de Faucogney prend ensuite la parole. Elleproteste de son amour pour les clercs. Ils sont avenants etgracieux, courtois, généreux et bons : nous les préféronsà tous les hommes. Quant à rompre des voeuxstupides,ce n'est pas méfaire :

Vota stulta frangere non est nefasfacere.

Il n'y a cause de damnation, ni transgression si l'on

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LE ROMAN DE LA ROSE 15

néglige un voeu qu'on à: fait par contrainte ; on peut encroire là-dessous l'expérience des gens compétents :

Nulla est dampnoth,SivotumnegligiturExperto credendumest

sednequetransgressioquodstultepromitlitur :cuibenecertumest1*

Elle poursuit, non sans quelque impudeur : « Nousn'avons permis de cueillir des fleurs et de couper tés

premières roses qu'à ceux là seulement que nous savonsêtre du clergé. Tel est notre sentiment, telle sera notreintention : payer aux clercs, à leur gré, ce qui leur est dû. »

Sed flores colligereiHis tantum concessimusHec nostra professioClericis ad libitum

rosas primas carperéquosde clero novimus;erit et intentiqpersolveredebitum.

Et Elisabeth de conclure que toute son admirationva aux clercs, et son hostilité déclarée aux chevaliers.

Eve de Danubrium est du même avis que la préopi-nante. Elle fait l'éloge du clerc qui est hpbile homme,plaisant et affable. «Que chacune de vous prenne un amantet s'y tienne. Ne permettez jamais à un chevalier detoucher votre gorge ou votre cuisse. Donner à ces gail^lards-là une telle joie*est sottise à nous, et un oppobrepour notre réputation. » , .

1. Il est curieuxde rapprocherde cesdéclarationsduesà dé jeunesreligieusespassablementévaporéesl'opinionde gravesthéologiensdéclarant,dansun acterelatifau grandSchismeet où sontexposéesles raisons<juimilitent pour différerla soustraction<d'obédience,qu*«en matièrede serments,de voeuxet de lois,c, qui tourneà unrésultatpirequecequiest,n'obligeenrien».Cetacte,datéde l'année1407,est signépar Pierred'Aifiv,cardinalde Cambray,Philippe,tkhé de Saint-Denis,Gerson,chancelierde Paris, et JacquesdeNorman.Martène,Thésaurusnovusanccdolotum,in-fol.,t. Il, col.1329.

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16 LE ROMAN DE LA ROSE

Ne vosdetisvilibusTactumnostricorporis

necunquammilitibmvelcollivelfemoris.

Ces chevalierssont des bavards, des vantards et desmédisants1.Rien de tel chez les clercs.Et Eve de décider

que les religieusesqui ont accordé leurs faveurs à deschevaliers devront faire pénitence si elles ne veulentpas être excluesdu monastère. Le poème se termine parl'excommunicationdes religieuses rebelles et cela, sousles anathèmes les plus terrifiants avec promesse, toute-fois, de pardon, à celles qui viendront à récipiscence.

Ce petit poème de deux cent trente huit vers n'estsignalé ici que parce qu'il ouvre la série des débats surle clercet le chevalier,bien que n'ayant eu qu'une influencetrès peu sensiblesur le Romande la Rose,si même il peuten revendiquer une. Mais la protestation énergique desdeux protagonistes du Concile contre la prononciationpar contrainte des voeuxde religion en montre les effetsnéfastes au point de vue de la morale sociale.

Un autre débat, poèmeégalementen latin, en quatrainssyllabiquesmonorimes,offre cette fois avec le Roman deGuillaume de Lorris des points très appréciables de

comparaison : c'est YAltercatioPhtjllidis et Florae 2.

1.LetextedansOulmont,LesDébats,..,p. 107.2. Cepassageestà rapprocherde la tiradede Tartufeà Elmire:

«TouscesgalansdeCourdontlesfemmessontfoiesSontbruyansdansleursfaitsetvainsdansleursparolesDeleursprogrèssanscesseonlesvoitsetarguer,Ils n'ontpointde faveursqu'ilsn'aillentdivulguer,Etleurlangueindiscretteenquil'onseconfie,Deshonorel'auteloù leurcoeursacrifie.Maislesgenscommenousbrûlentd'unfeudiscret,Avecquipourtoujoursonestseurdusecret.Lesoinque nousprenonsdenostrerenomméeRépondde toutechoseà la personneaimée,Etc'estennousqu'ontrouve,acceptantnostrecoeur,Del'amoursansscandaleet duplaisirsanspeur.»

Molière,Le Tartufeou l'Imposteur,acteIII, se. III; Paris,JeanRibou,1669.p. 51>

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LE ROMAN DE LA ROSE 17

La première aime un clerc, Flora un chevalier. L'actionse passe par une belle matinée de printemps. Chacunedes contendantes de vanter son choix, et, ne pouvants'entendre, elles décident de soumettre leur querelleau Dieu d'Amour. Le palais de ce dernier rappelle en

plusieurs endroits la description du jardin d Oiseusedu Roman de Guillaume. Le Dieu charge ses jugesde rendre leur sentence : elle ne saurait être douteuse,l'auteur du poème étant un clerc. Ils déclarent que leclerc est plus apte à l'amour :

Ad amorem clericum dicunt aptiorem. Il n'existe pasmoins de quatre versions françaises de ce débat ; mais,comme elles ne portent pas de date, il est difficile de diresi elles sont antérieures ou postérieures à la première partiedu Roman de la Rose. D'un côté, comme on y remarquedes passagesqui manquent dans le latin, on peut se deman-der si elles ne proviendraient pas d'un prototype égaréou détruit. Deux poèmes français conçus sur le mêmeplan que YAltercatio diffèrent seulement par les détails;l'un, Florenceet Blancheflor; le second, Hueline et Aiglen-Une. Toutes ces traditions de l'amour courtois viennentse résumer dans l'ouvrage d'André le Chapelain. Despoints nombreux de ressemblance avec Guillaume deLorris se relèvent encore dans le Pamphilus latin duXIIesiècle et ne sauraient être fortuits. On remarque dansce dernier l'influence d'Ovide que Chrétien de Troyesavait traduit en français vers 1160 ; mais en dépit du suc-cès qu'avait eu sa traduction dès son apparition, elle netarda pas à être perdue. Elle fut suivie de plusieurs autres,au XIIIesiècle ; l'une de Maître Elie, une deuxième deJacques d'Amiens, une troisième, d'un anonyme, inti-tulée la Clef d'Amours ; mais elles sont plutôt des adapta-tions très larges, où lesauteurs se sont permis toute liberté.

P-'l. L'éditioncritiquedecepoèmea étédonnéeen dernierlieuparOulmont,LesDébats...,p. 107.

THUASNE 2

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18 LE ROMAN DE LA ROSE

Le poème latin du Pamphilus, De Amore date duXII0 siècle. Il fut traduit en français le siècle suivant,vers 1225,par Jean Brasdefer, de Dammartin en Goële,Le Pamphilus comporte en tout quatre personnages :

Pamphile, Galathée, la Vieille et la Déesse d'Amour,On les retrouve chez Guillaume de Lorris dans l'Amantet la jeune fille qu'il courtise, dans la Vieille et dansVénuset quelques autres personnificationsallégoriques desecondplan imposéespar ledéveloppementmêmedu sujet,

Pamphile est féru d'amour pour une jeune fille pluspche que lui, aussi n'ose-t-il lui déclarer ses secrètespensées et sa souffrance, et s'adresse-t-il à Vénus pourvenir à sort secours. Celle-ci lui indique la marche àsuivre pour arrive^ à ses fins. Rencontrant Galathée,Pamphile est;saisi d'une émotion telle qu'il peut à peinese soutenir sur ses jambeset lui exprimerce qu'il ressent ;assez toutefois, puisque cette dernière lui accorde unbaiser et la faveur de la revoir. Pamphile ne perd pas de

temps et, se rappelant les conseilsd Ovide, il va trouverune vieilleproxénèteà qui il racontesoncaset lui demandeconseil et appui contre bonne rénumération de ses ser-vices. La Vieille sait si bien s'y prendre qu'elle réussità convaincre la jeune fille, l'attire chez elle sous prétextede lui donner des fruits, la laisse seule avec Pamphilequi était aux écoutes, et se retire. Elle revient peu après,mais trop tard quand l'irréparable est accompli. Galathée

pleure et se lamente et accable la Vieille de reprochessanglants ; celle-ci, très calme, laisse passer l'orage, etlui dit qu'il n'y a pas Heude prendre la chose si fort au

tragique, que tout peut s'arranger en épousant Pamphileet, avant de partir, elle ne manque pas de rappeler lapetite commission promise ; Heureux grâce à moi, nem'oubliez pas ! Per me/e/ices, este mei memçre^l»*

. 1.Pamphileou l'Artd'êtreaimé,comédielatinedu dixièmesiècle,publiéparA. Baudoin,Paris,1874,in-'2-(VersU|80.)—En voirl'analysedansLanglois,Origines...,p, 21-23.

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LE ROMAN DE LA ROSE 19

Ces différents ouvrages vinrent se résumer dansle De Arte honeste amandi d'André le Chapelain, ouiest, comme le dit Gaston Paris, « le code le plus completde l'amour courtois tel qu'on le voit en action dans lesRomans de la Table Ronde. »!

L'ouvrage d'André le Chapelain date très vraisembla-blement des premières années du XIIIe siècle, car lesgrandes dames aux décisions desquelles il se réfère, tellesqu'Aliénor d'Angleterre, morte en 1192; Ermengartde Narbonne, en 1194; Marguerite de Flandres, en 1194 ;Marie de Champagne, en 1198 ; Aéliz de France, en 1206,y sont mentionnées comme des personnes sur l'identitéde qui on ne pouvait se méprendre et dont le souvenirétait présent à la mémoire de tous. André le Chapelainque certains critiques accusent fort injustement de pédan-tisme, nous permet, grâce à ses confidences, de pénétrerdans ces cours seigneuriales éprises de tous les raffine-ments de l'esprit et de l'élégance, très fermées d'ailleurset où n'avaient accès que des poètes et des clercs, triéssur le volet, les propagateurs attitrés de l'amour courtois.Le plus connu parmi ces derniers était Chrétien deTroyes qui avait composé, à la demande de Marie de

Champagne, fille du roi Louis VII et d'Aliénor de Poi-tiers, le Conte de la Charrette 2 dont elle lui avait fournile sujet, mais, en outre, l'esprit, le « sen », ainsi qu'ille dit lui-même. C'est à la cour de cette princesse et deses nobles congénères que se tenaient ces réunions fameusesdans lesquelles toutes les questions de l'amour et de lagalanterie quintescenciée étaient, proposées, discutéeset résolues, et qui ne sont pas sans évoquer (toutes réservesfaites quant à la différence des temps), le souvenir del'hôtel de Rambouillet, au XVIIesiècle, où trônaient lamarquise Catherine de Vivonne et sa fille, la célèbre

1. G. Paris,LAILittératurefr. au moyen-âge(1888),§ 104,p. 152.2. Romanta,t. XII (1883),p. 528et suiv,

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20 LE ROMAN DE LA ROSE

Julie d'Angenne, devenue plus tard duchesse de Mon-tausier. Mais au XIIIecomme au XVIIesiècle,ces discus-sions académiques constituaient de simples amusementsde société, analogues aux décisions que prenaient lesarbitres dans les jeux-partis, sans aucune sanction judi-ciaire, est-il besoin de le dire, comme le titre de «coursd'amour » a pu le faire croire à de certains critiques.C'est donc à des jeux d'esprit, et rien de plus, que s'estbornée la juridiction des grandes dames dont les arrêtsfictifs nous ont été transmis par André le Chapelain1.Et comment en aurait-il pu être autrement, quand onsait que, dans toute affaire soumise au jugement d'unde ces aréopagesféminins, il ne devait, en aucune façon,être fait mention du nom des parties ; ce qui eût été àl'encontre des règlesmêmesde l'amour courtois. Il y avaitlà une question d'étiquette qui aurait disqualifiéà jamaiscelle qui les aurait enfreintes.

En dehors de quelques manuscrits dont celui de la

Bibliothèque Nationale (lat. 8758), on ne connaissaitde l'oeuvre d'André le Chapelain qu'une édition deDethmar Mulher, publiée à Dortmund en 1610,sous letitre d'Eroiica seu Amatoria AnJreoe Capellatii régit,lorsqu'en 1892, E. Trojel donna, de ce même ouvrage,à Copenhague,

2 une édition critique très soignée, fortbien imprimée et maniable, précédée d'une savanteintroduction, mais où — chose singulière, — l'éditeuraffirme sa croyance à l'existence des cours d'amour, oudu moins à des prononcés de jugement exécutoires,concernant des amants « en chair et en os », lesquelsavaient soumis leurs différents à cette juridiction imagi-

1. LivreII, chap.Vlll,Demultiset variisiudiciisAmoris.C'estlàquesontrapportésplusieursjugements«surlesquelsona échafaudélafameusethéoriedesCoursaAmours».Langlois,Originesetsources..,p. 25.

2. AndrewcapellanirégitFrancorumdeAmorelibritrès,recensuitE. Trojel.Haunioe,1892,in-8°.

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LE ROMAN DE LA ROSE 21

naire. Il est vrai que Troj'el devait trouver dans Pio Rajna(Le Coiti d'Amore, Milan, 1890, in-12), un partisan deson opinion, pour d'autres motifs, il est vrai \

L'auteur anonyme de La Clef d'Amour (xuic siècle),imitation de YArs amatoria d'Ovide, et aussi de Chrétiende Troyes, considère que, lorsque l'on parle d'amour,il ne saurait être question de mariage :

Des maris ne me parlés mie.Ce n'est que chochonnerie2.Femme par mariage priseEst aussi comme en prison mise,Car il convient quel se soumeteA tout ce qui au mari hete... 3

C'est la pure théorie de l'amour courtois, que l'incom-

patibilité de l'amour et du mariage : on poussa même le

paradoxe jusqu'à dire que, lorsqu'un amant venait à

régulariser sa situation par le mariage, la flamme del'amour ne pouvait survivre et s'éteignait aussitôt. Dansle chapitre VIII du livre II d'André le Chapelain, de

regulis amoris, sont comprises les trente et une règlesd'amour, que le divin dieu d'Amour lui-même était ditavoir promulguées de sa propre bouche, et avoir adres-sées par écrit à tous les amants (liv. II, chap. VIII, p. 295).La première déclare que « la cause du mariage par amourn'est pas une excuse valable » ; la onzième « qu il ne con-vient pas d'aimer celles dont la pudeur est d'aspirerau mariage ». Dans le troisième livre d'André le Chapelainsur la réprobation de l'amour, l'auteur dévoile les vicesdes femmes et engage vivement son ami Gautier à fuirle commerce de ces dernières et à songer surtout à sonsalut 4. Fauriel prétend, à tort, que dans toute cette théorie

1. Cf.Romania.t. XIX(1890).p. 372.2. maquignonhage.— 3. platt.4. Liberterliui: de Reprobalioneamoris,p. 3)3 à 361.

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22 LE ROMAN DE LA ROSE

héroïque de l'amour rien n'appartient en propre à l'auteur,et qu'il n'y faut voir que l'extrait d'opinions et de doctrinesalors répandues parmi les hautes classes de la sociétéféodale.

Cette opinion peut être exacte, pour les deux premierslivres du traité d'André le Chapelain, mais non pour letroisième ; car celte fois, il écrit en son nom et ce sontses propres opinions, non déguisées,qu'il développe libre-ment *.

En 1290, le traité latin d'André le Chapelain était tra-duit en vers français par Drouart la Vache, ce qui venaitencore en accroître la réputation. Quelques années aprèsla mort de ce dernier, et avant 1328,Nicole de Margival,l'auteur du dit de la Panthère d'Amours2, mentionnaitune versiondu livre «qu'on appelleen françoisGautier »3,c'est-à-dire le traité d'André le Chapelain, dénommé aussiFleur d amour\ que N. de Margival avait sans douteconnu par la version de son ami Drouart 5.N. de Margivalne cache pas son admiration pour le Roman de la Rose :

Qui veult d'amors a chiej venir,Dedens le rommant de la RoseTrouvera la scienceenclose.

1.Histoirelitl.dela France,t. XXI,p. 000.2. ÉditéparTodd(Soc.desanc.textesfr.),Paris,1883.3. Gautierest l'amià quiAndrédédiesonouvragedeArlehoneste

amandi,Bibl.nat. lat. 8758,fol. 2 v°;#et de l'impriméde Trojel,p. 1.—AlafindulivreIII,Andréajoutait:«Siceschosesqu'àl'insis-tanceexcessivede ta demandenousavonsrédigéesaveclaplussévèreréflexion,amiGautier,tu t'appliquesàpercevoird'uneoreilleattentive,tu nepourrasrienignorerdécequiconcernel'Artd'amour.»Si haecigiturquaead nimiamtuae petitiohisinstantiamvigilicogitationeconscripsimus,Gualteriamice,attentacuraverisaurepercipere,nittibipoteritinamorisartedeficere.»Liberierliusdereprobationeamoris,p. 313.

4. Bibl.nat.,lat.8758,fol.119«quietiamliberaliononiihediciturFlosamorisP.

5. C'estcequesupposéTodd,p.XXIV

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LE ROMAN DE LA ROSE 23

La porraSi si tu veus, attendreComment vrais amans doit entendreA setvir Amors sans me0aire... (v. 1032-37).

Le traité d'André le Chapelain sous sa forme didactique,n'a rien de rebutant à la lecture, comme on a pu l'écrire ,*il est au contraire des plus intéressants ; il est plein defaits et d'indications précieuses polir l'histoire des idéeset des moeurs, et justifie de tous points ce jugement auto-*risé de R. Bossuat s« Le Tràctatus de Amore eil, au mêmetitre que le Trésor de Brunet Latin ou le Spéculum majusde Vincent de Beauvais, une de ces oeuvres capitales oùse reflète la pensée d'une grande époque, où s expliquéle secret d'une civilisation 1. »

Le poème de Guillaume est Un Art d'amour qui reflétésous une forme quelque peu mystique le traité didactiqued'André le Chapelain. L'influence d'Ovide sV fait aussisentir, mais surtout ce qui, au temps de Saint Louisformait l'idéal des hautes classés de la société dontGuillaume de Lorris, par sa situation mondaine et làtendance aristocratique de son esprit, peut passer pour unreprésentant qualifié. Le cadre du récit est empruntéau songe de Scipion de Cicéfon, commenté par MaCrobe ic'est celui qu'évoque Guillaume au début de son roman }mais il en avait déjà rencontré l'emploi dans dé hombreuseéoeuvres du moyen âge, comme dans le Débat dé l'Atnéet du Corps, dans le Songé d'Enfer, le Songé dé Pairàdiiet dans d'autres ouvragée.

L'allégorie de là rose poUr désigner là personne aiméesans la nommer, était également d'un Usagé courant,et avait comme côhèéquèncé naturelle l'emploi de per-sonnifications. Là encore» Guillaume avait trouvé déëexemples, notamment chez Prudence et MartianusCàpellà ; mais il avait dû y apporter des modifications

|. R. Bossuat,Drouarlla Vadie,p. 3|.

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24 LE ROMAN DE LA ROSE

en les faisant servir au développement psychologique deson poème ; ces personnifications ne pouvant revêtirdes sentiments purement humains, inconciliables avecla nature de la fleur ; aussi expriment-ils des tendances

qui favorisent ou combattent l'entreprise de l'Amantdans sa poursuite de la conquête de la Rose. 11en résultedeux groupes contraires : d'une part, celui des alliés,représenté par Courtoisie, Bel-Accueil; de l'autre, celuides ennemis où Danger, Honte, Peur, Jalousie, Male-Bouche, Chasteté s'escriment à qui mieux mieux pourempêcher le dénouement tant souhaité par l'Amant

qu'encouragent le Dieu d'Amour et Vénus, expressionmême de la passion amoureuse, Oiseuse, inspiratricede l'instinct erotique, enfin Raison, dédoublement de la

personne morale de l'Amant, et qui fait songer à Tiberge,personnage fictif et imaginaire, représentant le cri de laconscience, chez Des Grieux, au cours de l'immortelroman de Mai.on Lescaut.

Dans les subtilités savantes où se dépense l'esprit deGuillaume de Lorris, il fallait tout son tact et son habiletéde metteur en scène pour ne pas dérouter le lecteur etlui faire perdre le fil de l'exposition où se décèlent sonsens de psycologue délié et sa maîtrise de narrateuraverti. Cependant, tout en rendant pleine justice à sonmérite, on ne peut qu'adopter, semble-t-il, l'opinion d'un

critique éminent qui estime que le continuateur deGuillaume, «en prenant le sujet dans un esprit tout opposé,la préservé de l'oubli où toute sa grâce et sa finesse nel'auraient point empêché de s'enfoncer 1. »

Par ce qui précède, on voit que si Guillaume de Lorris,a peu d'originalité par lui-même, il rachète ce défaut parle goût qu il a montré dans le choix des matériaux et

1. Revuebleue,Paris,1894(2esemestre),p. 35-41.UnnaturalisteduXIIIesiècle: étudedeLartsonquil'a transportéedanssonHistoiredela littératurefrançaise,moinslessoixantepremièreslignesoùfigurecette appréciationici reproduit?.

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LE ROMAN DE LA ROSE 25

l'art avec lequel il les a mis en oeuvre : il avait donc quel-que droit de dire, en parlant de son poème, que la matièreen était bonne et neuve. Toutefois Paulin Paris, admi-rateur déclaré du Roman de la Rose, ne fait pas difficultéde reconnaître que le plan de Guillaume est très suscep-tible de critique : il blâme, non sans raison, la confusionvéritable des allégories qu'il y a introduites. Il lui reprochenotamment d'avoir mis en rapport des allégories repré-sentant des sentiments abstraits avec des personnagesréels (Bel-Accueil), Ami, la Vieille, rompant ainsi le« réseau métaphorique dans lequel il avait voulu s'enfer-mer l. » Ce sentiment est partagé par son fils, qui constatela complication du plan adopté par l'auteur et le mélangedes éléments hétérogènes « assez mal rajustés » qui le

composent : abstractions philosophiques conversant avecdes personnages purement humains, sous l'égide de dieux

mythologiques, Amour et Vénus ; singulier amalgamerayonnant autour d'une allégorie, la rose, symbole de lafemme aimée, « mais uniquement en tant qu'elle est lebut du désir 2. » En tout cas, sa sagacité d'observateurreste entière, ainsi que son habileté à analyser un senti-ment aussi complexe que l'amour : de même, la chastetéde son style clair et élégant a dû le faire particulièrementgoûter des esprits cultivés comme aussi des femmessentimentales et tendres.

Gaston Paris trouve qu'on a lieu de s'étonner quel'Amant s'étant épris d'une jeune fille, l'idée du mariagene semble pas même se présenter à l'esprit de l'auteur 3.Mais il ne pouvait en être autrement, puisque Guillaumede Lorris, dans son art d'amour, a particulièrement envue de glorifier l'amour courtois qui était de nature essen-tiellement libre et incompatible avec le mariage : G. Paris

1. Histoirelittérairede la France,t. XXIII, p. 8.2. Gaston Paris, Esquissehistoriquede la Littératurefrançaise:

moyen-âge(1907),p. 194.. 3-LaLittératurefranc,au moyen-âge(|888),p. \(A(§ 112).

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26 LE ROMAN DE LA fcOSE

le reconnaît du reste ailleurs, dans son étude si fouilléedu Conte de la Charrette, de Chrétien de Troyes, lorsqu'ilmontre combien l'amour qu'enseigne Ovide ressemble

peu à l'amour chevaleresque et courtois, quoi qu'ayantavec ce dernier un point commun et, à vrai dire, essentiel,« c'est que l'un et l'autre sont nécessairement des amours

illégitimes, en dehors du mariage.1» Le poème de Guil-

laume fut reçu avec une grande faveur, et suscita deuxcontinuateurs ; l'un anonyme, qui en. soixartte-dix-huitvers lui a donné Unefin assez maladroite et sans vraisem-blance ; elle paraît être la plus ancienne : l'autre, Jean de

Meun, qui, plus de quarante ans après la mort de Guil-

laume, entreprit la continuation de sort roman et le mena,cette fois, à bonne fin. Bien que par la bouche d'Amouril fasse de Guillaume un éloge aussi mérité que flatteur,et semble se conformer au cadre primitif du roman, ille traite toutefois dans un esprit entièrement opposé àcelui qui avait présidé à son début. Papyre Masson assure

que Jean de Meun l'entreprit à l'instigation de Philippele Bel (avant Sonaccessionau trône en 1285),mais n'appuiesur rien son allégation : lé fait n'est pas absolument

impossible, mais aurait besoin d'être confirmé par des

preuves. D'ailleurs Méôrt, qui reproduit son témoignagedans l'Avertissement placé en tête du premier volume deson édition du Roman de la Rose2, a soin de l'entourerde réserves qui montrent que sa conviction était loin delui être acquise : les critiques modernes le3 plus autoriséscomme Victor Lé Clerc, P. et G. Paris, Làrïglôis, Lansonn'en font pas même mention. L'hypothèse est donc à

rejeter.Mais avant de parler dé Jean de Meun, il n'est pas

inutile de citer lés auteurs qui, avant l'apparition de laseconde partie du Roman de la Rose, ont imité Guillaume

1. Romania,t. XII, p. 5192. Pads, 1814,t; h p. xvl

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LE ROMAN DE LA ROSE 27

<leLorris. Le gracieux Fablelda Dieu d'amours, qu'ErnestLanglois avait tout d'abord considéré comme une sourcede la première partie du roman serait du nombre ^depuis,il est revenu, dans le tome premier de son édition, sutson sentiment et est très porté à croire qu'il convientd'intervertir les rôles ; l'auteur du fablel passant de sasituation de prêteur à celle d'emprunteur. Vient ensuiteRustebucf qui dans le début de La Voiede Paradis, s'estfortement inspiré de Guillaume ; enfin l'auteur du Romande la Poire l où l'éditeur a relevé de nombreux empruntsà Guillaume de Lorris, emprunts dont Langlois a encore

augmenté le nombre. L'auteur a donc connu la premièrepartie du Roman de la Rose, mais non la seconde ; il enest très vraisemblablement de même pour Rustebuef.Quant aux auteurs cités par Guillaume, ils se résumentaux cinq suivants : Macrobe, Tibulle, Catulle, Ovideet Cornélius Gallus.

Jean Chopinel ainsi que l'appellent les meilleurs manus-crits, et non Clopinel comme on le trouve dans les autres,est l'auteur de la seconde partie du Roman de la Rose.

Certains critiques ont paru surpris de voir un poètereprendre la suite d'un ouvrage laissé inachevé depuisplus de quarante ans par son auteur. Le cas n'était pasinouï au moyen-âge, et Chrétien de Troyes en avait donné

par deux fois l'exemple. Une première fois dans sonroman de Perceval qu'il abandonna au vers 10.600 :il fut alors continué par Gaucher de Dourdan qui con-duisit le poème presqu'à son dénouement ; mais par unefatalité qui semble s'être attachée à l'oeuvre, il ne la pour-suivit pas à sa fin dernière. Elle devait recevoir trois ter-minaisons î l'une de quelques vers seulement, les deuxautres fort longues, au contraire, dues à deux continua-teurs, le premier nommé Mennessier* le second, Gerbert

I. MessireThibaut,Li Romanzde la Poire,publ.par P. Stehlkh,Halle,1881,in-8<\

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28 LE ROMAN DE LA ROSE

de Montreuil, le même qui écrivit le Romande la Violette;le tout formant un poème de plus de 63.000 versl Anté-rieurement, Chrétien de Troyes avait chargé un de sesamis de terminer son célèbre Roman de la Charrette oude Lancelotqu'il avait commencé en 1190. Un peu aprèsla mort de Jean de Meun, François de Rues, composait

Ï>arordre de Philippe le Bel le Roman de Fauvel en deux

ivres : le premier avait paru

en l'an mil et trois censet dis,

(v. 1226, édit. Langfors, Paris, 1914-1919,Soc. des anc.textesfr.), oeuvrede satire violente dirigée contre le pape,les ordres mendiants et surtout les Templiers. Lorsqueces derniers eurent été supprimés par le fer, le feu etles supplices, de Rues abandonna son poème qu'auraitterminé un certain Chaillon de Lestain. C'était du moins

l'opinion de Gaston Paris : Ernest Langlois était pourun seul auteur, de Rues ; quant à l'éditeur, Arthur Lang-fors, il conclut qu' « en l'absence de toute preuve abso-lument convaincante, il vaut mieux admettre un seulauteur que d'en supposer deux » (p. LXXVII).Le cas de

Jean de Meun, pour n'être pas fréquent, n'était donc pointnouveau.

Jean Chopinel était né à Meun-sur-Loire à une date

que l'on ignore. On sait seulement qu'il mourut en no-vembre 1305 comme en fait foi un acte Hu 6 du mêmemois de la même année conservé aux Archives nationales(Section domaniale S. 4229), et délivré sous le sceau dela Prévôté de Paris. La découverte en est due à JulesQuicherat qui l'a publié avec de savantesnotes, et d'autrespièces s'y rapportant. Il y est dit qu'une maison où avaitdemeuré « feu maistre J. de Meung » était acquise auxdominicains de la rue Saint-Jacques. Dans un autre actede la fin du XVesiècle, Jean de Meun est déclaré proprié-taire et donateur de ladite maison : « Lequel hostel etses appartenances ledit feu maistre Jehan de Meung

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LE ROMAN DE LA ROSE 29

avoit, de grant long temps a, donné par son testamentou ordonnance de dernière voulenté au couvent dcsdictzfrères Prescheurs. » En 1393 au mais d'août ou de sep-tembre, Honoré Bonet, dans L'Apparition de Jehan deMeun ou le Songedu prieur de Salon, nous fournit quelquesdétails sur cet hôtel et son possesseur : <<En mon déport,après soupper, heure bien tarde, m'en alay ens le jardinde la Tournelle, hors de Paris, qui fu j'adis maistre Jehande Meun, ou je me fus mis tout seul au quignetl du

jardin, prins telle ymaginacion qu'elle me tint tant lon-

guement que se je m'endormy soit en bonne heure. Mais

vecy venir un grant clerc bien fourré de menu vair, syme commença a tancer et fièrement parler et dire enryme :

Que faites vous cy, sire moyne,Et quel vent ne temps vousy moyne

2PJe ne fis oncques cest jardinPour esbatre vostre grant vin

Que vous avez anuit 4 beii.

Je suis maistre Jehan de MeunQui par mains vers, sans nule prose,Fis cy le Romant de la Rose;Et cest hostel que cy voyezPris pour acomplir mes souhez....

Un bail du 21 janvier 1610 nous apprend que l'hôtelde la Tournelle fut détruit vers 1590, au temps des guerresde religion : « Une place et masure ou souloit avoir unemaison appelée la maison des Tournelles, ensemble unpetit jardin estant derrière ; par dedans de laquelle passentles eaux et immondices d un des égouts du faubourgSaint Jacques ; et laquelle maison des Tournelles avoitesté destruicte depuis quinze ans en ça par les guerres ;

I. coin.—2. mène.—3. cuver.—4. cettenuit.

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30 LE ROMAN DE LA ROSE

la dicte place contenant 27 toises de long sur 11de large 1.»

L'emplacement de la maison habitée par Jean deMeun a été identifié par Quicherat avec celle qui porteaujourd'hui le numéro 218 de la rue Saint-Jacques ;l'édilité parisienne y a fait apposer depuis une plaquecommémorative.

De ce que Jean de Meun avait légué son hôtel auxFrères prêcheurs, des auteurs ont supposé qu'il étaitlui-même dominicain. L'abbé Goujet remarque fortjustement qu'il ne le fut jamais 2, et que si les Pères Quétifet Echard le mentionnent parmi les écrivains de leurOrdre, c'est pour protester contre cette allégation etmontrer qu'il n'en n'a jamais fait partie, pas plus qu'iln'a été maître en théologie 3.

On a beaucoup épilogue sur le deuxième quatrain duTestament, où il fait allusion à des oeuvres de jeunesse :

J'ai fait en ma juenece mainz diz par vanité,. Ou maintes gens se sont pluseurs foiç délité ;Or m'en doint Deus ung faire par vraie charitéPour amender les outres qui pou m'ont profité.

Jean de Meun fait-il allusion dans ces vers à des oeuvreslégères, à des juvenilia dont on a perdu la trace, ou bienveut-il désigner son poème du Roman de la Rose? La solu-

. tion de la question reste pendante, et il est piobable qu'ilen sera toujours ainsi ; bien que de fortes raisons semblentmiliter en faveur du Roman. C'était, par exemple, lesentiment de Gerson, allégué plus loin, et qui se réfèresouvent au Testament de Jean de Meun dans son Traitécontre le Roman de la Rose.

Dans son Testament, rédigé sans doute avant 13%,

1. Bibldel'ÉcoledesChar.,t. XLI,p. 49,n. 5.2. Bibliothèquefrançaise(1745),t. IX, p. 36.3. ScriptoresordiniiPramcqfofum,Paris,1719,in-fo!.,t I, p. 741.

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LE ROMAN DE LA ROSE 31

Jean de Meun apporte à sa biographie personnelle quelquesdétails intéressants ;

Dieus m'a fait, soiel grâce, maint bien corporelment,Encor m'a il plus fait csperituelment;Si m'a toux jourz esté larges temporelment,Por quoi je le devroie amer trop corelment3.

Dieus m'a trait scnz reprochede jonece et d'enfance,Dieus m'a par maint péril conduit sans meschéance,Dieus m'a donê au mieuz eneur et granl chçvance,Dieus m'a dont servir les plus granz gens de France 9.

Le premier vers est un démenti indirect donné à ceux

qui prétendaient qu'il était boiteux. Il revient encoresur cette médisance dans un autre passage de son poèmeoù, faisant allusion à Dieu, il dit :

Encor do\ plus l'amer, quant bien je me remembre,Qu'il mefîst, quant au cors, sans defaulte de membre4.

Ce nom deChopinel, Clopinel, lui aurait donc étédonné de son vivant, comme celui de «Bossu »à son infor-tuné confrère, mort avant 1288, Adam de là Halle, 8Uï>nommé le Bossu d'Arras, appellation contre laquelle cedernier s'était inutilement inscrit en faux.

On mapele Bochu, mqis je ne le sui mie5/

I. barMgrâce,-r-2-decçeur.3. Éçtit.Méon,t. IV, p. 13.4. Bibl.'nat.fr. 1565,fol.146(ms.de 1352).Cesdeuxversmanquent

dansMeoh.J la leçond'ailleurs,commele remarqueErnestLanglois,estdouteuse;t. I. p. 15,

5. Bibl,m- fr, 25.566,fol,60c.— Cestduroide.Setile

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32 LE ROMAN DE LA ROSE

L'i nputation contre Jean de Meun était tenace, carl'auteur du Livre de Leesce, la renouvelle à son endroit :

Et maistre Jehan ClopinelAu cuer joli, au corps isnel,Qui clochoitsi commeje fais (v. 749-51) 1.

bien que Jean eût eu soin, dans le cours de son Roman,de rappeler qu'il avait le « cors inel » (v. 10566), qu'ilétait donc alerte et dispos. Ces vers du Testament éta-blissent en outre que Jean de Meun était un homme bien

équilibré, de corps comme d'esprit ; qu'il avait su menersa barque sans accidents malgré les dangers semés suiSa route, et qu'il avait acquis considération morale etprofits matériels au service des « plus grands gens deFrance », dont le roi Philippe le Bel lui-même. C'estainsi qu'Honoré Bonet nous le représente richement vêtudans sa pelice fourrée de menu vair ; et Jean, d'autre part,nous fait savoir la situation considérable qu'il occupaitdans la société de son temps et l'estime qu'elle lui témoi-

gnait. La lecture attentive du Roman de la Rose permetau lecteur d'entrer plus intimement dans la connaissancede Jean de Meun et d'apprécier les mobiles qui l'avaient

guidé dans la composition de son vaste ouvrage. Toutd'abord, il semble placer très haut sa profession de poète,et se considérer, pour ainsi dire, comme remplissant unsacerdoce. Dans cette seconde partie du Roman qui estbien plutôt la contrepartie que la suite de celle de Guil-laume, il estime que ceux qui, comme lui, possèdent lascience, n'ont pas le droit de la tenir sous le boisseau.Il ne cherche pas à imposer ce qu'il sait ni les ensei-

gnements qu'il tend à vulgariser et qu'il a empruntésaux « preudomes »

Qui les anciens livres firent (v. 15224).

I. VanHanicl,LesLamentationsdeMalheolus,p. CLXXXVH.

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LE ROMAN DE LA ROSE 33

Surtout il ne se confine pas à une seule discipline, àun seul art ; son enseignement est encyclopédique, iltouche à toutes les matières, aborde tous les sujets :

Car il fait bon de tout saveir (v. 15214).

Ce n'est pas qu'il afîecte l'omniscience, mais commel'honnête homme du XVIIesiècle, il a des clartés sur tout ;et il prend à témoing Horace dans ces vers :

Profit et delectacionC'est toute leur intention (v. 15241-2),

lorsqu'il vient à parler du but qu'il se propose dans

l'exposition de ses théories, qu'elles soient morales, scien-

tifiques ou sociales. C'est avant tout un émancipateur :« solliciter le vulgaire à savoir, à penser, par conséquent às'affranchir » (Lanson), est le rôle qu il s'est imposé ;le développement du Roman initial n'étant que l'acces-soire dans le plan général, et la partie plutôt systématique-ment négligée.

Quant à ses satires véhémentes contre les femmes,c'est plutôt une protestation contre la poésie des trouba-dours toujours à la mode et où l'adulation ridicule qu'onleur y prodiguait l'avait particulièrement agacé. Si danssa critique mordante il franchit souvent les bornes per-mises, il faut y voir la confirmation de cette vérité passéeen axiome : la réaction est égale à l'action et souvent ladépasse. C'est ici le cas. Bien qu'en pleine jouissance dela fortune et de la popularité, ce bourgeois qui a vu,observé et jugé toutes les classes de la société, est pourla démocratie laborieuse dont il admire le3 qualitéssérieuses sous les dehors rudes qu'elle revêt, et dirait-ilvolontiers comme le fera plus tard La Bruyère : «Faut-il,opter? Je ne balance pas, je veux être peuple

1».

I. Il y a même,danscedernier,un chapitredesCaractèresoù il serencontred'une façonsingulièreavecJean de Mcun. L'énergiede

THUASNE 3

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34 LE ROMAN DE LA ROSE

Bien différent en cela de Guillaume de Lorris qui n'a

que dédains pour les vilains qu'il considère volontierscomme formant ce qu'on est convenu d'appeler vulgai-rement la canaille : il faut l'entendre quand il rapporteles paroles du dieu d'amour recevant son hommage :

Si me baiseras en la boucheA cui nus vilains on ne touche (v. 1935-6);

ou cette autre méprisante invective :

Vilains est fel e senz pitié,Senz servise e senz amitié... (v. 2085-6).

Jean de Meun est l'adversaire de l'amour courtois et

platonique, non moins que des fadaises sentimentales quien font la substance : il est positif et réduit l'amouraux plaisirs des sens, imitant en cela Lucrèce qu'il necite pas, mais dont l'influence ne laisse pas d'apparaîtreincidemment dans cette suite du Roman de Guillaume.

sasatirene le cèdeen rienauxversdu poète.C'estlorsqu'ilvientàcomparerlesgrandsavecle peuple: toutesses sympathiesvont àcedernier.«Si je compareensemble,écrit-il,lesdeuxconditionsdeshommesles plusopposées,je veuxdire les grandsavecle peuple;cederniermeparaîtcontentdu nécessaire,et lesautressontinquietset pauvresavecle superflu.Un hommedu peuplene sauraitfaireaucunmal,ungrandneveutfaireaucunbien,et estcapabledegrandsmaux: l'un ne se formeet ne s'exercequedansleschosesqui sontutiles; l'autrey jointles pernicieuses.Là se montrentingénumentlagrossièretéetla franchise; icisecacheunesèvemaligneetcorrompuesousl'écorcedelapolitesse.Lepeuplen'aguèred'esprit,et lesgrandsn'ontpointd'âme.Celui-làa un bonfonds,ct n'a pointde dehors:ceux-cin'ont que des dehorset qu'une simplesuperficie.Faut-ilopter?Jenebalancepas,jeveuxêtrepeuple.»(Chap.IX,desGrands.)11semble,en lisantceslignes,qu'ily avaitplusde hardiesseencoreà les écrireen pleinsièclede LouisXIVque n'enmontraJeandeMeun,auXIIIesiècle,dansl'expressiondesasympathiepourlesdébar-deursdela placedeGrève.

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LE ROMAN DE LA ROSE 35

Buffon déclarait.lui aussi, qu'il n'y avait dans l'amour

que le physique qui fût bon. Ce n'est pas, comme lerelève Lanson, que Jean de Meun soit un épicurien, etun sectateur de la seule volupté. Il professe sur cette

question les mêmes idées que Lucrèce : il sait ce quevaut l'illusion des sens dont se sert la Nature pour assurerla perpétuité de l'espèce qui risquerait autrement des'éteindre. Son dédain pour les femmes le rend d'autant

plus réfractaire à l'amour courtois. Les attaques de Jeande Meun contre les Ordres mendiants ont la même cause,outre qu'il voyait, dans la puissance exagérée dont ils

disposaient et les immunités scandaleuses qui leur étaientabandonnées sans défense, un danger social qui com-mençait à inquiéter grandement la royauté.

Un autre Ordre religieux et militaire, plus riche etplus puissant encore que ces derniers, celui des Templiers,devait en faire à ses dépens, en 1309, l'expérience cruelle.Les tirades éloquentes de Jean contre ceux qui se targuentde leur noblesse de naissance, sans la justifier en rien parleur propre conduite, procèdent des mêmes principes,

Ce ne sont pas des critiques isolées qu'il sème au petitbonheur au gré de sa fantaisie, mais bien un système dephilosophie dûment raisonné qu'il développe, et tout éman-cipé de la théologie. Il est laïque par la science commepar la langue. Avant tout, Jean de Meun est un ferventde la Nature, en qui Dieu mit toute beauté :

Cur Deus, li beaus outre mesure,Quant il beauté mist en Nature,II en i fist une fontaineToujouz courant e toujourz pleine,De cui toute beauté desrive ;Mais nus n'en set ne fonz ne rive.Pour ce n'est dreiz que conte face,Ne de son cors ne de sa face,Qui tant est avenant e bêle

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36 LE ROMAN DE LA ROSE

Que fleur de lis en mai nouoele,Pose seur rain, ne neif seur brancheN'est si vermeillene si blancheSi devraie je comparerQuant je Vosa riens comparer,Puis que sa beauté ne son prisNe peut estre d'orne compris(v. 16233).

Dans l'épître au roi Philippe le Bel qui lui avait commandéla traduction du traité de la Consolation de Boèce, Jeande Meun relève fort à propos la liste des écrits qu'il avait

déjà publiés : « Je, Jehans de Meun qui jadis ou Romansde la Rose, puis quel Jalousie ot mis en prison Bel

Acueil, enseignai la manière dou chastel prendre et deia rose cuillir, et translatai de latin en françois le livrede Vegece de Chevalerie, et le livre des Merveilles d'Ir-

lande, et la Vie et les Epistres de maistre Pierre Abelartet Heloïs sa famé, et le livre Aelred de Espirituel Amistié,envoie ore Boece de Consolacion que j'ai translaté delatin en françois... » Sans ce prologue, en effet, l'on neconnaîtrait pas les deux derniers ouvrages qui y sontmentionnés. Sans doute Jean de Meun s'était-il rappelé ledébut du roman de Cligès de Chrétien de Troyes, (Halle1884, pub. par W. Fiirster, v. 1-7)où le poète énumèreses oeuvres antérieures ; sage précaution dont Jean avaitfait son profit. Dans le deuxième entretien de l'Amantavec Raison, celui-ci ou plutôt Jean de Meun parled'autres ouvrages qu'il avait dessein d'entreprendre maisdont il ne reste aucune trace, en supposant qu'il ait misson projet à exécution :

Mais des poètes les sentences,Les fables et les métaphores

1.Aprèsque.

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LE ROMAN DE LA ROSE 37

Ne bé 1je pas a gloser ores 2

;Mais se ja puis estre gueriz,E li servisesmierl meriz 3

Don si grant guerredon4

alens,Bien lesgloserai tout a lens,Au meins ce qui m en aferra

5

Si que chascuns cler i verra (v. 7190-98).

11est d'autres poèmes attribues à notre poète dans lesmanuscrits, mais ce n'est pas ici le lieu d'en discuterl'authenticité ; le Testament, toutefois, publié par Méon

(tome IV, p. I et suiv.)i abstraction faite d'interpolationspostérieures qui paraissent évidentes, ne saurait êtrecontesté. Il apporte, comme on l'a vu, des éléments

appréciables pour la biographie morale de l'auteur.Gaston Paris donne à Jean de Meun pour la compo-

sition de la seconde partie du Roman de la Rose l'âgeapproximatif de vingt-sept ans, comme il avait fait pourGuillaume de Lorris. Cet âge se comprend pour ce der-nier ; mais il semble, a priori, moins admissible pourJean qu'il fait naître aux environs de 1250. C'est dix ansplus tôt, en 1240, qu'il aurait sans doute dû dire, si l'onconsidère l'importance de l'oeuvre, la dimension excep-tionnelle des lectures et la variété des réflexions qu'ellesuppose, enfin la maturité de jugement qu'elle exige.Aussi pourrait-on fixer vers la quarantième année l'âgeque devait avoir Jean lorsqu'il entreprit la suite du romanlaissé inachevé par Guillaume. On a d'ailleurs, pouraborder ce petit problème, un terme fortuit de compa-raison : c'est une déclaration de Gerson, l'illustre chan-celier de Notre-Dame et de l'Université de Paris, dansune épître à Pierre Col où il attaque violemment le Romande la Rose, et où il mentionne, en les citant par leur nom,

I. riaspirè-je.—2.présentement.—3. reconnu.—4. récompense.—5. appartiendra.

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38 LE ROMAN DE LA ROSE

la plupart des auteurs qu'il avait lus depuis un certain

temps déjà au sortir de l'adolescence, c'est-à-dire, aprèssa vingt-huitième année, tous ou presque tous ceux allé-gués par Jean de Meun lui-même, tels que Boèce, Ovide,Térence, Juvénal, Alain de Lille, Hugues de Saint-Victor,Abailard « avec son Heloïse », Marcianus Capella etd'autres encore. Or, il déclarait qu'à son sentiment tousces ouvrages réunis ne valaient pas un petit traité de saintBonaventure, Yltinerarium mentis ad Deum1. Cette lettrede Gerson n'est pas datée, mais comme il nous dit qu'ellefait suite à son Traité contre le Roman de la Rosequi estdu 18 mai 1402, on peut sans crainte d'erreur, de par la

I. Le témoignagede Gersonest, trop importantpourn'êtrepasreproduitintégralementicidansl'original.«Itaqucmemini,mepridemgustassejam ab adolescentiafontesillosomnes,aut fereomnes,aquibusactoristui dicta,velut rivuliquidamtraductiprodicrunt:Boctium,Ovidium,Tercntium,Juvcnalcm,Alanumet de SanctoVictore,Abelardumcum sua Heloyde,MarcianumCapellamet siqui sunt alii.Scitopracterca,quodcodicillumunum,cujustitillasest : ItinerariummentisadDeum,a DominoBonaventuraconscriptum(quemunodieperlegi)egototi Librotuo, immoet deCcmtalibusinprofunditatcscientiaeopponerenon dubitaverim...» Joh. GersoniiResponsioad scriplacujusdamerrantis,dansles Joan.GersoniiOpéra,Amsterdam,1706,in-fol.,t. 111,col.296.—Cest Gersonlui-mêmequinousdit quel'adolescencedurejusqu'à28ans,danssesConsidé-rationssursaintJoseph.Laduréedelaviehumaine,jusqu'auxy°siècle,ayantassezfortementvariésuivantlesauteurs(voir,à ce sujet,monéditionde Villon,t. jl, p. 109-110),il n'est pas inutiled'entendreGersonlui-mêmevenircommentersa déclaration; 1'« adolescence»allantjusqu'à28 ans inclus,aprèsquoicommence« jouvent» quis'arrêteà 50 ans.« Considéronset pensonsquel aagepovoitavoirJosephquantil pritNostreDamea espouse,et semblequeauctoritéet raisonprobabledonnentqueil estoiten l'aagcde jouvent,lequelaageselonce quedit Ysidoreen sesEthimologiescommencedepuis28ansjusqu'à50; car le premieraageest enfance,qui durejusqu'àseptans; puisestJ'aagede pucelage,quidurejusquesa 14ans,puisest adolescencequidurejusqu'à28ans; puisest jouvencequenousdisonsl'aaged'hommeparfaitjusquesa 50ans; puisest viellcsce.»Ibid.,col.850.(Joseph,selonGerson,se seraitmariéverssa trente-sixièmeannée.)

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LE ROMAN DE LA ROSE 39

teneur du texte, la dater de la même année : or Gersonétant né en 1363, il avait trente-neuf ans quand il l'écrivit.Rien d'ailleurs ne s'oppose, d'autre part, à concéder à

Jean de Meun la même culture *qu'avait Gerson qui est

très justement considéré comme un des plus savantshommes de son temps. Le témoignage de Gerson sembleêtre un argument direct en faveur de Gaston Paris ; mais

l'objection de Langlois qu'il n'est pas le seul à avoir

soulevée, conserve toute sa valeur ; aussi, pour concilierles opinions, peut-on conclure avec ce dernier qu' « en

plaçant l'achèvement du poème entre 1275 et 1280, onsatisfait à toutes les exigences relatives à sa date ».

La liste des auteurs cités par Jean de Meun ne laisse

pas d'être considérable : les plus importants, ceux à quiil doit le plus, sont Ovide avec son De Arle amamli. sesRemédia amoris et les Métamorphoses; Boèce avec sonDe Consolalione philosophiae, où Jean de Meun lui a

emprunté environ deux mille vers ; Alain de Lille avecle De Planclu Natures d'où plus de cinq mille vers sonttraduits ou imités, Guillaume de Saint-Amour dont ilavait sous les yeux les différents ouvrages, et qui lui ontfourni un total de seize cents vers, plus ou moins direc-tement imités, particulièrement dan? le plaidoyer deFaux-Semblant 2. Quant aux autres sources consultéespar Jean de Meun, on peut en apprécier toute l'impor-tance en se référant à E. Langlois qui, avec une scienceadmirable, en a fait le dénombrement et montré, avec

1. R. Bossuat,l'éditeurdu poèmede Drouartla Vache,considèreque«le savoirencyclopédiquede Jeande Meun,constitueen quelquesorteunmaximum.»Drouartla Vache,traducteurd'AndréleChapelain,p. 115.#

2. Guillaumede Saint-Amoura fourni des traits nombreuxaupersonnagede Faux-Semblant,un millierde vers environ,et quifigurentparmiles plus énergiqueset les plus admirésde Jean deMeun.La vigueurde cette peinturerappelleTartufe,au cinquièmeacte,et soutientsansfléchirlacomparaisonaveccetautrechef-doeuvrede Molière.

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40 LE ROMAN DE LA ROSE

preuves à l'appui, les emprunts, les influencesou les allu-sions dont lui est redevable la seconde partie du Romande la Rose1. Jean de Meun cite, traduit ou imite outre laBible, Homère, Pythagore,Platon, Théophraste, Ptolémée,Cicéron, Salluste, Virgile, Horace, Tite-Live, Lucain,Juvénal, Suétone, Solin, Caton, saint Augustin, Claudien,Justinien, Valerius, Abailard et Héloïse, Jean de Salis-bury, Raoul de Houdan, Huon de Méri, André le Cha-

pelain, Rustebuef, et d'autres encore.On le voit, c'est l'antiquité latine à peu près telle que

nous la connaissons aujourd'hui qui est mise désormais,grâce à Jean de Meun, à la portée des intelligences lesmoins préparées pour recueillir cette riche aubaine.Merveilleuse initiation offerte à la bourgeoisie lettréecomme à la noblesse laïque de disciplines exclusivementréservées jusqu'alors aux clercs, et écrites en latin sco-

lastique ; et ce n'est pas seulement l'exposition des plusgraves problèmes mais leur solution exprimée, cette fois,dans un français aussi remarquable par la clarté que parl'élégance et cela, dans l'esprit le plus indépendant, leplus affranchides doctrines théologiques qui, avant l'appa-rition du Roman de la Rose, avaient fait sans partage laloi dans les couvents comme dans les Universités. Pourla littérature grecque, son ignorance de la langue n'avait

permis à Jean de Meun de ne l'aborder que par l'intermé-diaire d'auteurs du moyen-âge : il cite donc de secondemain, mais toujours avec un à-propos qui montre com-bien il avait l'intuition de ce qu'il convenait de dire.

Jean de Meun mourut en 1305, vraisemblablement àl'âge de 65 ans environ. Jean Bouchet, dans ses Annalesd'Aquitaine, rapporte sans paraître y attacher d'impor-tance d'ailleurs, que Jean de Meun avait légué par son

1.C'estainsiqueLangloisa pu remonterà la source«d'environ12.000verssur 17.500dontsecomposetapartiedu romanécriteparJean.»Origineset sources...,p. 102.

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LE ROMAN DE LA ROSE 41

testament aux Jacobins de Paris, à la condition detreinhumé dans leur église, « un coffre plein de pièces d'ar-*doyse que les dicts frères pensoient estre argent monnoyé,et

cognurent la fraulde après sa mort, et qu'il fust par eulxpremièrement enterré 1. » Les religieux, déçus dans leurattente et rendus furieux, auraient déterré le corps, maisle Parlement prévenu les obligea à l'inhumer dans leurcloître. Plus tard, Claude Fauchet, voulant écrire la bio-

graphie de Jean de Meun et celle d'autres poètes, nous faitcette confidence : « // y a XXV. ans (1556) passez, quevoulant escrire la vie de ce poète et autres, et ramassant àceste fin tout ce qui pouvoit estre dict d'eux, fallay aumonastère des Jacobins, où je ne peu trouver aucune marquede sa sépulture, pour ce qu'on rebastissoitle cloistre2...»

De son côté, Méon rapporte dans l'Avertissement dutome premier de son édition du Roman de la Rose, qu'ilavait parcouru les Olim du Parlement jusqu'à l'année 1327,pour retrouver l'arrêt auquel fait allusion Claude Fauchet,mais qu'il n'avait rien découvert, qui y fût relatif. « J'au-rois, ajoute-t-il, désiré pouvoir compulser également lescapitulaires de ce couvent, mais je n'ai rencontré personnequi ait pu me donner aucun renseignement sur ce qu'ilsétoient devenus. Au surplus, il paroît peu vraisemblableque Jean de Meun, qui, dans son Testament, annonceson repentir d'avoir fait dans sa jeunesse quelques ditspar vanité, et déclame contre les sept péchés capitaux,se soit égayé, à l'article de la mort pour ainsi dire, auxdépens de ces Religieux, quoique dans la même pièceil ait lancé des traits de satire assez piquants contre lesPrélats et les Religieux qui ne remplissoient pas les devoirs

1. Annalesd'Aquitaine.Poitiers, 1545,in-fol., p. 82.2. Recueildel'otiginedela langueet poésiefrançoise,rymeet romans.

Paris, 1581,in-4°,p. 206.— Dans ce mêmeRecueil,on relèvecejugementde ClaudeFauchetsur les deuxauteursdu Romande laRose: «Guillaumede Lorriset JehanClopinel,lesplusrenommezdetousnospoètesanciens»,p. ,107.

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42 LE ROMAN DE LA ROSE

de leur état. On peut donc, je pense, regarder ce faitcomme apocrif 1. »

C'est ce que tout lecteur fera ; mais il n'est pas douteux

qu'il faille voir là le résultat d'une ancienne tradition

qu'explique suffisamment bien le souvenir des attaquesviolentes de Faux-Semblant contre l'Eglise en général,et les Ordres mendiants en particulier. Témoin ce mau-vais quatrain qu'on relève dans plusieurs manuscrits et

qu'a signalé E. Langlois :

Par la grant haine diverse

Qui dedens Faits Semblant converse,Fit Clopinel aus chans couvertPour ce quil ot Voirdescouvert2.

Le succès du Roman de la Rose, dès son apparition, futconsidérable. La première partie de Guillaume de Lorrisavait, comme on 1a vu, provoqué les sympathies du publicélégant et lettré auquel il s'adressait particulièrement, etsuscité des imitateurs : lorsque l'ouvrage terminé parut,ce fut une véritable sentimnt d'admiration qui l'accueillit,en même temps qu'il faisait surgir des adversaires décidésà le combattre sans merci. Tout d'abord, un prêtre picard,Guy de Mori, publia, dès 1290, un remaniement duroman. L auteur, tout en faisant grand cas de son talent

poétique personnel, veut bien convenir néanmoins qu'il« n'est pas de tel regnon

Corn ds Jehans ne chil Guillaumes*. »

1.LeRomandela Rose,Paris,1814,in-8°,p. xvîii.2. LesManuscritsdu Romande la Rose,Lille-Pans,1910,in-8°,

p. 19,155,156,183.3. Ce remaniementest l'objetd'un travailtrès completd'Ernest

Langlois: GuydeMoriet leRomandela Rose,publiédanslaBiblio-thèquede l'ÉcoledesCharles,t. LXVIH(1907),p. 249-271.

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LE ROMAN DE LA ROSE 43

Méon, qui avait eu connaissance de ce poème par un ma-nuscrit que lui avait communiqué l'abbé de Tersan, en

parle dans l'Avertissement placé en tête de son éditiondu Roman de la Rose (I, p. ix-x), avec plusieurs inexac-titudes qu'a relevées Ernest Langlois au cours de sonétude.

Au XVesiècle, le Roman de la Rose fut mis deux foisen prose : la première, dans une rédaction anonyme, quin'a jamais été imprimée et dont la Bibliothèque nationale

possède un beau manuscrit, fr. 1462; l'autre fait partiedes collections du château de Chantilly (Cabinet deslivres, t. II, p. 71). La deuxième rédaction, due à Molinet,chanoine de Valenciennes, jouit d'une grande réputationdans son temps et fut imprimée trois fois, en 1500 et1521 à Paris, en 1503 à Lyon. Dans cette traduction queMolinet a divisée en cent sept chapitres, il a joint à lasuite de chacun d'eux, une moralité, toujours piquanteet souvent fort peu morale. Quant à la traduction en prosedu poème, elle est généralement exacte et fidèle, et esten outre utile pour trancher des difficultés d'interpréta-tion qui peuvent se présenter dans le poème original, enfaisant toutefois remarquer, après Ernest Langlcis (p. 27),et cela pour éviter des surprises aux lecteurs qui auraientla curiosité de se reporter à l'oeuvre de Molinet, que lemanuscrit dont il s'est servi contenait des interpolationsempruntées au remaniement de Guy de Mori. Nousaurons bientôt l'occasion de revenir sur Molinet à proposde Jean Gerson, qu'il prend à partie assez vivement.

Mais il convient de donner un souvenir aux partisanset aux adversaires du Roman, au moins aux plus marquantsd'entre eux.

Des manuels d'histoire littéraire successivement repro-duits ailleurs citent tout d'abord le Pèlerinage de la Viehumaine de Guillaume de Digulleville, moine cistercien,et le représentent comme nettement hostile au Romande la Rose qu'il aurait qualifié de « roman de lux" te », et

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44 LE ROMAN DE LA ROSE

où il aurait accusé Jean de plagiat. Or on ne voit riende pareil si l'on ouvre le manuscrit français 376 de la

Bibliothèque nationale, lequel comprend la premièrerédaction écrite entre 1330 et 1335. Elle débute ainsi :« Cy commence le pèlerinage de humain voyage de viehummaine qui est exposé sus le romans de la Rose.

A ceulx de ceste régionQui point n'y ont de mension,Âins y sont tous, comdit s. Pol,Riche, poore, sage et fol,Soient roys, soient roynesPèlerins et pèlerines,Une vision vueil noncier

Qui ai dormant m'aoint l'autierEn veillant avoye leu,Considéré et bien veiiLe biau roumansde la Rose.Bien croy que ce fu la chose

Qui plus m'esmut ad ce songierQue ci après vous vueil noncierOr entendes la vision

Qui rnavint en religion,En l'abbaye de ChalizSi com festoie en nostre lit :Advis m'estoit si com dormoyeQue je pèlerins estoyeQui aater estoyeexcitéEn Jherusalem la cité... » fol. l8-b.

La personnification de Luxure apparaît au troisièmelivre où elle déclare au Pèlerin que sa plus implacableennemie est Virginité ; Chasteté vient ensuite. Dans uneseconde rédaction écrite quelque vingt ans après, soiten 1355, Digulleville supprime le titre qui figure dans

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LE ROMAN DE LA ROSE 45

la première, et le remplace par ces quatre vers, rubriquessur le manuscrit (Bibl. nat. fr. 377) :

En l'onneur Trinité hautaine,Ce livre de la vie humaineFist un des moinesde Châlit,Par très saii.t et dévot délit.

Un certain nombre de vers de la première rédactionsont supprimés dans la seconde et remplacés par d'autres.Le personnage de Luxure disparaît dans le ms. fr. 377,et est remplacé par Vénus. Celle-ci revendique pour elleseule la composition du Roman de la Rose. Le Pèlerinlui demande pourquoi cette prétention de dire que lepoème est sien. Vénus de lui répondre qu'elle a touteraison pour parler ainsi ; car c'est elle qui a inspiré lesauteurs du Roman et que, par suite, ce poème est sonouvrage,

Si corneil aperl sans gloseEn mon Roumant de la Rose.

Le Pèlerin insiste :

Pour quoy, dis je, dis estre tienLe roumant quas dist ? que say bienQui le fist et cornenteut non.

Si parle Venus :

Du dire, dist elle, ay raison,Quar je le fis et il est mien;Et ce puis je prouver très bien,Quar du premier jusques au bout,Sans descontinuer trestoutIl n'y a fors de moy parlé,'

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46 LE ROMAN DE LA ROSE

Et tant seulementexcepté

Que mon clerc escripoainl emblaa

Et en estrangeschans 3 soia4

De quoy maintes gens ont cuidié5

Que en sa terre Veustsoie;Mes non fist, ains partie grantIl en embla en autrui champ,Dont il avint que quant soioit

Et que en A. sac tout boutoilPour ce que le vouloit celer

Et droit navoit de l'emporter.D'un Normant haust escriê fu,

Qui de loin Vavoit perceû :« Ha l ha l dist il, n'est pas raison

De faire fais6 d'autrui moissonl »

Celui tantost s'tn affui 7,Mes pas ne fu tant esbahi

Que le larrecin n'aportast,Et en mon roumant ne l'entast.La quel chosemoult me desplust,Quar je vomisseque n'eusl

Fors seulement de moy escript,Si comje li avoië dit

Ou, au mains, qu'il ni eust rien

Mis fors tant seulementdu sien,Ou fu pour ce que escrié

•Fu de ce qu'il avoit emblé :

Onques puis Normant il n'ama,Si comle Roumant bien monstraDisant que de NormandieEstoit Maie Bouche affuie 8,

I. Jeande Meun.— 2. pilla.— 3. champs.— 4. coupa.5. pensé.— 6. bottes.— 7. s'enfuit.8. enfui.— ... laportedernières

8ueMaieBouchetientengarde

1(avec)sesNormanz,quemousfeuardel (v. 10722-24).

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LE ROMAN DE LA ROSE 47

Dont il menti, ami corn fistQuant des religieus mesditA ma faveur, pour ce aue hé 1

Et parsuia partout Chasteté. » (fol. 53b).

Paulin Paris a pensé que cet épisode du Normandcontre le « clerc » qui mettait sa faux dans la moissond'autrui, était une allusion à une polémique soulevéeentre Jean de Meun et un certain normand jaloux de lacélébrité de l'auteur du Roman de la Rose3. Les allusionsau goût déclaré des Normands pour la boisson se rencon-trent dans toute la littérature de la fin du moyen-âge,comme la relevé Ernest Langlois dans son édition (t. V,p. 113, au vers 21294), avec preuves à l'appui : ce goûtne semble pas avoir disparu, tant s'en faut, si l'on en croitles statistiques du jour.

Guillaume de Digulleville n'appelle pas une seule foisJean de Meun par son nom, mais le désigne suffisammentpar «ton escrivain », lorsqu'il s'adresse à Luxure (premièrerédaction) ou à Vénus (seconde rédaction), par la bouchedu Pèlerin :

Toy donc dis et ion escrivainEstes de grant mauvestié plain.

Certes, Guillaume blâme d'une façon générale l'espritdu poème (ces deux vers en font foi), ce qui ne l'empêchepas de rendre pleine justice à ce dernier, et de le pro-clamer

Li hiau roumans de la Rose.

Il ne le qualifie nulle part de « roman de luxure » ; etquant à 1accusation de plagiat, il la met dans la bouche

1. hais.— 2. poursuis.3. Lesmanuscritsfrançoisdela Bibliothèquedu Roy,t. III, p. 245.

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48 LE ROMAN DE LA ROSE

d'un Normand qui avait sans doute à coeurde se vengerde la façon hostile et méprisante dont ses compatriotesétaient traités dans le cours du Roman (v. 10722-24;21294). Vénus du reste se montre très fâchée que sonclerc-écrivainse soit permis des digressions sans nombre«emblées»1 en tous lieux, alors qu'elle aurait voulu qu'ilne s'occupât seulement que d'elle. C'est ce qui a fait direà un distingué critique (il est le seul à avoir fait cetteremarque) que Digulleville « ne signalait pas le Roman(de la Rose) comme un livre néfaste 2. »

Un traducteur anonyme des trois premiers chapitresdu Cantique des Cantiques, sans doute contemporain denotre moine cistercien, annonce une « rime nouvelle ».Il s'adresse à la Vierge Marie :

Rimer vuel, doucepucelle,En cuimescuersest et repose,Pour vostre amour rime nouvelle,Tele com mes cuers le propose;Plus plaisons assés et plus belleEt plus vraie, bien dire l'ose.Et plus honesteque nest celleDou Roumantcon dit la Rose3.

Mais l'ouvrage, abandonné dès le début, ne permet pasd'en juger.

Toutefois les polémiques soulevées à l'occasion du

1.dérobées.2. CharlesOulmont,LeVerger,le TempleetlaCellule,p.264,n. I.3. Bibliothèquenat. fr. 14966,fol. 1 v°. Cycommenceleprologue

surlesCantiquesSalemon.(Ms.duXIVes.).J. Bonnardquimentionnecems.a crudevoircorrigerledernierversen«condit dela Rose»,sansremarquerque ce poème,commeceluide Digulleville,étaitsouventversifiéencomptantdanslamesurelafinaleféminine.(J.Bon-nars,Traductionsdela Bibleenversfrançais,p. 164.)Voir,au sujetdecetteparticularité<fortrare»,PaulMeyerdans: Noticesetextraitsdesmss.dela Bibl.nat.,t. XXXIV(1891).lrepart.,p. 171-174.

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LE ROMAN DE LA ROSE 49

Roman de la Rose ne tardèrent pas, grâce à sa diffusion

rapide, à sortir de la discussion verbale pour affronter la

publicité des écrits. La notoriété des personnages quiprirent part à ce débat en accrut encore l'importance, etconstitua une véritable question littéraire qui passionnalongtemps l'opinion.

Le dossier du débat soulevé à l'occasion du Roman dela Rosese compose de quelques pièces dont la plus impor-tante est sans contredit le Traité ou la Vision de JeanGerson contre l'oeuvre de Jean de Meun. Le Traité deGerson parut à Paris, le 18 mai 1402.

Déjà, en 1399, Christine de Pisan, dans son Epistre auDieu d'amours, avait pris en main la défense de son sexe,et protesté contre les insinuations outrageantes du suc-cesseur de Guillaume de Lorris. La première pièce quiouvre ce débat est un traité laudatif, aujourd'hui perdu,de Jean de Montreuil, prévôt de Saint-Pierre à Lille, etdans lequel il cherchait à convertir à son opinion un ano-

nyme (peut-être Gerson) et Christine de Pisan, et qu'onpeut dater de 1400 ou du commencement de 1401. Acette époque, Gerson était encore à Bruges, et sa présenceà Paris où il devait bientôt rentrer définitivement n'estsignalée que par le sermon qu'il prononça à Saint-Germainl'Auxerrois, le 8 décembre 14011.La réponse de Christinede Pisan au Traité de Jean de Montreuil est de la mêmeannée. Gontier Col, conseiller du roi, dans une lettre datéedu 18 septembre 1401, priait Christine de lui envoyerl'épître qu'elle venait d'écrire à Jean de Montreuil suivie,deux jours après, d'une autre missive conçue en termesinjurieux, comme elle le déclarait elle-même. Dans cetteépître du 18 septembre, Gontier Col demandait à Chris-tine si elle avait bien eu l'intention de jeter le blâme surl'ouvrage de Jean de Meun que Gontier dépeignait dans

1. Bourret,Estai hist. et ait. sur les sermonsfrançaisde Gerson(Paris,|858),p. 21.

THUASNE 4

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50 LE ROMAN DE LA ROSE .

des termes enthousiastes :« Est il vrai que tu aycs nou-vellement escript, par manière de invective, contre ce quemon maistre enseigncur familier, feu maistre Jehan deMeun, vray catholique, solennel maistre et docteur ensainte théologie, philosophe très parfont et excellent,sachant tout ce qui à entendement humain est scible,duquel la gloire et renommée vit et vivra es âges advenir,par grâce de Dieu et oeuvre de Nature fist et compilaou livre de la Rose? » Désireuse de voir cette polémiqueaboutir à un résultat, Christine réunit quelques-unes despièces de cette correspondance, et les fit remettre à lareine Isabeau, la veille de la Chandeleur 1401*, c'est-à-dire le 1er février 1402 (l'année commençant à Pâques),sous ce titre : Cy commencentles Epiltres du débat sur leRommantde la Rose entre notablespersonnesmaistre Gou-tter Col, gênerai conseillerdu Roy, maistre Jehan Johannes,prévoit de Lille, et Christine de Pisan. Même communi-cation était faite de la part de cette dernière nu prévôtde Paris, Guillaume de Tignonville, qui partageait àl'endroit du Roman incriminé sa manière de voir. Ellelui disait, dans la lettre qui accompagnait son envoi :«Savoir vous fais que sous la fiance de vostre sagesse etvaleur suis meue a vous signifier le débat gracieux etnon hayneux, meus par oppinions contraires » ; et ellele priait malgré ses nombreuses occupations de bienvouloir « discuter et eslire le bon droit » de son opinion.(Bibl.nat.fr. 604.-fol. 112c).

Ce débat ne resta pas toujours gracieux, tant s'en faut ;

. 1. F&edelaPurificationdelaSainte-Vjerçe.—Lecopistedufr.604ayantmispar inadvertanceà la finde l'épitreà la reine: Escriptlaveilledela chandeleurl'anndlCCCCet VII(fol.112o),au lieude :VanmilCCCC.et ung(fr. I2779,#fol.CXLIIo),a trompécertainscri-tiques,et nondesmoindres,qui.cnont tirédesconclusionsimpos-siblesà soutenir,et dontuneétudeattentivedestextes,leurauraitdémontrél'inanité,à défautdu ms.fr. 12779de la Nationalequitranchedéfinitivementla question.

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LE ROMAN DE LA ROSE 51

mais les torts furent exclusivement l'apanage de la partieadverse. Jean de Montreuil s'oublia même jusqu'à dire,dans une épître à Gontier Col, à propos de sa respectablecorrespondante, qu'il lui avait semblé, en la lisant, entendrela courtisane grecque Leontium, laquelle avait osé écrirecontre le philosophe Théophraste, dont parle Cicéron.(Bibl.nat.lat,13062, fol. 107vo1).

Dans ses critiques contre les attaques de Jean de Meun,Christine a surtout en vue de réhabiliter le sexe féminindes calomnies dont il est souvent l'objet dans toute laseconde partie du Roman ; autrement elle rend justice«a la grant joliveté en aucunes pars... »qu'on y remarque.« Ne mieulx ne pourroit estre dit plus subtillementne parplus mesurez traiz de ce qu'il volt traictier... » Mais elleblâme le cynisme de l'auteur qui « trop traite deshonnes-tement en aucuns pars et mesmement du personnage qu'ilclaime Raison, laquelle nomme les secrez membres plei-nement par nom. » Elle poursuit : « Je di et confessequevraiement créa Dieu toutes les chosespures et nectes venantde soy. Na donequesen l'estat d'innocencen'eust esté laidureles nommer, mais par la pollucion de pechié devint hommeimmonde,dont encorenous est demouré pechié originel... »« Je vous confesse que le nom ne fait la deshonnestetéde la chose, mais la chose fait le nom deshonneste. Pource, selon mon faible advis, en doit estre parlé sobrementet non sens nécessité pour fin d'aucun cas particulier,comme de maladie ou autre honneste nécessaire. »Ailleurs,Christine déclare : « Non obstant qui monjugement confessemaistre Jehan de Meun moult grant clerc soutil et bienparlant, et trop meilleur euvre plus proufitable et de sente-'ment plus hault eust sceu mectre sus, s'il si feust appliquiédont fut dommaige; mais je supposeque la grànt charnalitêpuet estre dont il fut raempli lefist plus habonder a voulenté

1.Sur ce texteet d'autressimilaires,voirmonédit.desOEuvresdeVillon,t. II, p. 107,n°XV.

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52 LE ROMAN DE LA ROSE

quea bienproufitable...Non obstantce, je ne reprouvemieIcRommant de la Roseen toutespars ; car il y a de bonneschoseset de biendictessenz faille, et de tant est plusgrantle péril ; car plus est adjousteefoy au mal, de tant que lebieny est plusautentique...» (fr. 604, fol. 116b.)

On pourrait poursuivre longuement ces citations, s'ilne fallait conclure. Bref, Christine demandait l'inter-diction de la lecture du Roman de la Rose, d'accord, encela, avec Gerson dont le Traité paraissait trois moisaprès la remise à la reine de France et au prévôt de Parisdu dossier réuni par Christine de Pisan.

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« LE TRAICTIÉMAISTREJEHANGERSONCONTRELE

ROUMANTDELAROSE1».

(18 mai 1402).

Par ung matin nagueres en mon veillanta me fut avizque mon cuer ynelz s'envola, moyennans les plumes et leseles de diversespensées,d'un lieu en autre jusques a la courtsaincte de Crestienté, telle comme estre souloit. Illcc estoitJustice canonique la droicturiere, séant sur le trône d'équité,soustenu d'une pc-rt par Miséricorde, d'autre part parVérité. Justice en sa main dextre tenoit le sceptre de remu-

1.«Si la traductionlatinea été souventimprirm'e,écrivaitErnestLanglois,en 1914,le texteoriginalest encoreinédit,et c'est ce quinVadécidéà le publierici.»(jRomania,XLV,p. 27). Langloisigno-rait alorset sembleavoirtoujoursignoréquece texte originalavaitété intégralementpublié en 1843,dans le Correspondant(t. III,p. 89-109),surune copie communiquéepar RaymondThomassy,archiviste,d'aprèsun manuscritde la Bibliothèquenationaledontilne désignepasla cote,maisqui nesauraitêtre quele 1797du fondsfrançais,égalementadopté par Langlois.C'est la graphiede cemanuscritquecederniera suivie,sauf les correctionsempruntéesauxmss.du fondsfrançais1563et 24839,avecleursvariantes.C'estégalementle textedu fr. 1797qui est imprimé ici. On auraitsou-haité de le donneren entier, si sa dimensionn'avaitété trop dis-proportionnéeaveclenombrede pagesaccordéesau présentvolume:aussilespassagessaillants,offrantune idéesuffisammentprécisedu.plaidoyer(carc'en est un) de Jean Gerson contre le RomandelaRose,ont seuls ici été reproduits.Ils permettronten mêmetempsd'apprécierGersoncommeprosateurfrançais,car, à cet égard,il n'apasencorereçule rangqu'il sembledevoiroccuper.

2. état de veille.— 3. léger.

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54 LE ROMAN DE LA ROSE

neracion, en la ser,estre Vespeetrenchant de punicion; orles yeulx vifs, honnourableset plus resplendissonsque neslla belle estoillejournele, voireque le soleil.Bêlefut sa com-

pagnie ; car d'une part esloil son très saige conseil,et touta l environ se ienoit sa noblechevalerieet baronniede toutes

Vertus, qui sont filles de Dieu proprement et de FrancheVoulenté, comme Charité, Force, Atlrempance,l Humilitéet autres a grant nombre. Le chief du conseil et corne lechancelier estoit Entendement soubtil joint par compaignieferme a dame Raisonla saige.Ses secrétairesfurent Prudenceet Science; Foy la bonnecrestienne,et Sapience, la divinecelestienne,furent de iestroit 2 conseil. En leur aide estoientMémoire, Providence, Bon Sentement et autres pluseurs.Eloquencethéologienne,quifu demoyenlengageet attrempé 3,se pourtoit pour advocat de la court. Le promoteur descausesavoit nom Conscience,car riens n'est quelle ne saichene raporte.

Ainsi commeje me deliltoie4par grande admiration a

regarder tout le bel arroy5de ceste court de Crestientéet de

Justice la droicturiere, se va lever, commeme sembla, Cons*cience, qui, de son office, promuet les causes de la courtavec Droit, qui pour maistre des requestesse porte. Cons-cience tint en sa main et ensonsain pluseurs supplications:entre lesautres eny ot unequimota mot, bienm'en remembre,contenoit ceste complainte piteable de Chasteté, la trèsbelle, la très pure, qui onquesne daigna neiz 6

penser aucunevilaine ordure.

A Justice la droicturiere, tenant le lieu de Dieu en terre,et a toute sa religieusecourt, dévote et crestienne, suppliehumblementet se complaintChasteté, vostre feable subjecte,que remède soit mis et provision brève sur les fourfaituresintolérables lesquellesma fait et ne cessefaire un qui se

1. Modération.— 2. privé. — 5. modéré.— 4. délectais.—5. ordonnance.— 6. pasmême.

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LE ROMAN DE LA ROSE 55

fait nommer le Fol Amoureux, et sont teh les articles :LE PREMIERARTICLE.Ce Fol Amoureux met toute sa

painne a chacier hors de la terre moy, qui ny ay coulpe et

mesbonnesgardes aussy qui sont Honte, Paour et Dangier U

bon portier qui ne oseroient ne ne daigneroient octroyerneiz un vilain baisier, ou dissolu regart, ou ris attraiant,ou parole legiere.Et ce il fait par une vieille mauldite, pieur

que diable, qui enseigne,monstre et enhorte comment toutes

jeunes filles doivent vendre leurs, corps tost et chèrement,sans paour et sans vergoigne,et que elles ne tiennent comptede décevoir ou parjurer, mais quelles ravissent toujoursaucune chose, et ne facent foret du dangier de se donner

hastivement tant quelles sont belles, a toutes vilaines ordures

de charnalitê, soit a clers, soit a lais, soit a prestres, sans

différence.LE SECONDARTICLE.// vuelt dépendre et reprouver

mariage sans exceptionpar un jaloux soupeçonneux,haineuxet chagrigneux, et frir lui mesmes et par les diz d'aucunsmesadversaires, et conseilleplus tost a se pendre ou se noyervu a faire pechiés qui ne sont a nommer que se joindre en

mariage, et blasme toutes femmes, sans quelconqueen osier,

pour les rendre haineuses a tous les hommes tellement queon ne les veulle prendre en foy de maraige.

LE TIERSARTICLE.// blasme jeunes gens qui se donnenten religion,pour ce, dit-il, que toujours tendent a en issir deleur nature. Et cecy est en mon préjudice, Car je suis donnée

especiaumenta religion.LE QUARTARTICLE.// gette partout feu plus ardent et

plus puant que feu gregois ou de souffre, feu de parolesluxurieusesa merveille, ordes et deffendues, aucuneffois ounom de Venuz ou de Cupido ou de Genius, souventeffoizen son propre nom, par qùoy sont arses et brulleesmes bellesmaisons et habitations et me» temples sacrez des âmes hw>

mainnes, et en sui boutéehors vilainement.LE VeARTICLE.// diffame dame Raison, ma bonne mais-

tresse, en lui mettant sus telle raige et tel vilain blaffeme

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56 LE ROMAN DE LA ROSE

Îm'elleconseille parler nuement, deslaveem?ntl et gou-

iardementa, sans honte de toutes choses,tant soient abho*minables et honteusesa dire ou a faire, mesmemententre

personnes très dissolueset adversaires a moy. Helasl Ets'il ne me voulait espargnier, que lui a méfiait Raison?Mais ainsi est. Certes il prent guerre a toutes vertus.

LEVl°ARTICLE.Quant il parle deschosessaincteset divineset esperituelles,il mesletantost paroles très dissolueset esmou-vans a toute ordure. Et touteffoiz ordure ja n'entrera en

paradiz tel commeil descript.LE VU0 ARTICLE.// promet paradiz, gloire et loyer

* atous ceulx et celles qui acompliront les euvres charnelles,mesmementhors mariage, car il conseilleen sa propre per'sonneet a son exempleessaier de toutesmanières de femmessans differance, et mauldit tous ceulx et cellesqui ainsi nele feront, au mains tousceulxqui me recevrontet retenront.

LE vin 0 ARTICLE.//, en sa personne,nomme les partiesdeshonnestesdu corps et les pechiésors et vilains par parolessaincteset sacrées, ainsi commetoute telle euvre faist chosedivine et sacrée et a adourer, mesmementhors mariage et

par fraude et violence; et n'est pas content des injuresdessusdittess'il les a publiées de bouche, mais les a faitescripreet paindre a son pouvoir curieusementet richement,pour attraire plus toute personnea les veoir,o'yr et recevoir.Encor y a pis, ccr, afin que plus soubtivementil deceust,il a meslémiel avec venin, sucre avec poison, serpensveni-meux cachiés soulz herbe verde de devocion,et ce fait ilen assemblant matières diverses, qui bien souvent ne sont

guéris a son propos, se non a cause dessusdicte,et pour ce

qu'il feust mieulx creu et de plus grande auctorité de tant

qu'il sembleroitavoir plus veu de choseset plus esiudié.Si voussuppli, dame Justice, de hastif remèdeet convenable

provision sus toutes ces injures et autres trop plus que ne

\. sansretenue.— 2. effrontément.3. récompense.

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LE ROMAN DE LA ROSE 57

contient cette petite supplication, mais son livre en fait foytrop plus que mestierl ne fust. »

Après que ceste supplication de Chasteté fu lute 2 dis-tincteement et en apert 3, illec peussiés vous appercevoirtout le conseil et toute la noblt Chevalerie qui a leur chiere *

et leur semblant bien apparoient esire indignés. Neantmoinscomme saiges et atirempez dirent que partie seroit ouye,mais pour ce que le Fol Amoureux, qui estoit accusé, n'yestoit pos (il avoit ja trespassé le hault pas du quel nulzne revient)

5on demanda s'il avoit en la court de Crestientéprocureurs ou faulteurs ou bien veullans quelconques :lors veissiés, a uie grant tourbe6 et une flotte, gens sansnombre, jeunes et vieulx, de tous sexes et de tous aages, qui,sans garder ordre, a tors et a travers vouloient l'un l excuser,l'autre le dépendre, l'autre le louer, l'autre demandoitpardon a cause de jeunesce et de folie, en allegant qu'il s'enestoit repenti quant il escript depuis : « J'ay fait » dit il« en ma jeunesce mainz diz par vanité » 7; l'autre le sous-tenoit pour ce qu'il aJoit esté tel et si notable clerc et beauparleur sans parail en français 8, aucunspour ce qu'il avoitdit si proprement la vérité de tous estas, sans espargniernobles ou non nobles, pais ou nation, siècle ou religion.« Et quel mal est ce >\ dit l'un des plus avisiés, « quel mal

1. besoin.2. lue.— 3. ouvertement.— 4. visage.5. Cette imageest empruntéeau Lanceloten prosede Chrétien

deTroyes(G.Paris,Litf.fr. aumoyen-âge,§61,p. 101) ; et seretrouvedans le monologued'Hamlet :

The undiscover'dcountry,fromwhosebournNo travellerreturns (act. III, se. l).

6. foule.#7. Premierversdu deuxièmequatraindu TestamentmaislreJehan

ie Meun; édit.Méon,t. IV,p. 1.8. Gersonne s'exprimepas ici en son nom: c'est le témoignage

d un des admirateursde J. de Meunqu'il proclamepar la bouched'Eloquence: Christinede Pisan,elle,fera entendresa propreopi-nion.

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58 LE ROMAN DE LA ROSE

est ce, je vousprie, se cest hommede tel sens,de tele estudeet de tel renom a voulu composerun livre de personnagesou quel il fait parler par grant maistrize chascun selonsondroit et sa propriété? Ne dit pas le prophète en la personnedu fol que Dieu n'est pas? Et le saige Salemon ne fit il en

especial tout son livre Ecclesiastes en cette manière, parquoyon le sauvede cent et cent erreursqui la sont en escript?S'il a parlé legierement,c'est la condicionde Venuz,ou de

Cupido, ou d'un fol amoureux, le quel il veut représenter.Et ne parla Salemon en ses Cantiquesen guise de amoureux

par paroles qui pourroient altraire a mal? Neantmoinsonle lit. S'il dit ou personnage de Raison que tout se doitnommerpar son nom, soient veusses motifs. Voirementquelmal est es noms,qui ne l'i entent? Lesnomssont nomscommeautres : puis donquesque une mesmechoses'entent par unnom ou par un autre, que doit chaloir par quel nom on ladonne a, entendre? C'est certain que en nature n'y a rienslait. Seule laidure est de pechier, du quel toutefoison parleun chascunjour par son droit nom, commede murtre, de

larrecir. de fraudes'et de rapines. En la parfin, s'il a parléde paradis et des chosesdévotes,pour quoy le blasme l'ende ce de quoy il doit estre louez? Et prenons qu'aucun mal

feust en son livre, n'est point doubteque plus y a de bien :

prengnechascunle bienet laisse le mal. Il prolestepar exprèsqu'il ne blasmeque les maulvais et les maulvaises,et qui sesent coulpable,si s'amende.Mais aussi n'est si saige qui ne

faille a la fois ; neiz mesmesle grant Orr.erfailli ; et, quiplus doit enclinera pardon et a bénignitéceste saige courtde Crestienté, nous avons que saint Augustin et outresdocteurspresquetous errèrent en aucunspoins qui touleffoizne sont pourtant pas accusezou condempnezmais honnourez.Et vràiementil doit avoir belle roseen son chappelquecesteroseblasmequi se dit le Rommant de la Rose. »,

A ces paroles, il semblabien aux amis èl fauteurs du fol-amoureux que sa cause feust toute gaignee, sans y savoir

respondre,et soulzrioientles uns aux autres et s entreregar-

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LE ROMAN DE LA ROSE 59

dotent ou chuchilloientl, ou faisoient signes divers. QuantEloquencethéologiennequi est advocat de la court crestienne,a la requestetant de Consciencecommede Chasteté, sa bienamee, et a cause de son office,se leva en piez, a belle conte-nance et manière attrempee et par grande auctorité et dignegravité, il 2, commesaige et bien apris, depuis qu'il ot unpou tenue sa face encline bas, en guise d'un hommeaucune-ment pensif, la souleva meurement et serieument et entournant son regart a Justice et environ tout son bernage,ouvri sa bouche et, a voix resonnant douiez et moienne,tellement commençasa parole et sa cause : « Je vouldroiebien, au plaUr de Dieu, le quel vous représentez icy, dameJustice, que l'aucteurz que on accuse feust présent en sapersonne par retournant de mort a vie : ne me seroit jabesoingde multiplier langagene d'occuper la court en longueaccusacion, car je tien ai bonnefou que ynellement\ vou-lentiers et de cuer il confesseroit son erreur, ou meffait,demanderoit pardon, crieroit mercy et paierait l'amende;et a ce présumer me meuvent pluseurs apparances, nommeè-ment celle qu'aucuns ont allégué; que dès son vivant il s'enrepenti et depuis ditta 5 livres de vraie foy et de sainctedoctrine. Je lui en fais tesmoingnage.Dommagefu que foiejeuvenesceou autre mauvaise inclinacion deceu un tel clerca tourner nicement et trop volagement a tele legiereté sonsoubtil engin6, sa grande science,son fervent estude et sonbeau parler en rimes et poésies; voulsistDieu que mieulx eneust uséI Helas ! bel amy et soubtilclerc, helas I Et nestoientdonquesassez folz amoureux au monde sans toy mettre enla tourbe7P N'y avoit il qui les menast et aprist en leurssoties8,sans ce que tu te donnassesleur capitainne, ductettretmaistre? Fols est qui foloie et folie n'est pas sens. Trop veultestre blasmé qui se diffame et firent l officed'un diffamé.Pour vray, tu estoies digne d'autre, maisirize et d'autre

I. chuchotaiententreeux.—2. il (l'avocat).—3. JeanJe Meuh.—4. promptement.— 5. composa.—6. esprit.— 7.foule.-—8.folies.

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60 LE ROMAN DE LA ROSE

office. Vices et pechiés,croy moy, s'appreingnent trop de

legier1 : n'y fault maistre quelconques.Nature humaine,

par especialen jeunesce,est trop enclinea trebuchieret a

glasser2 et cheoir en l'ordure de toute charnalité; nestoit

besoingque tu les y tirasses ou a force boutasses.Qui est

plus tost empris et enflamméau feu de vilains plaisirs quesont les cuers humains? Pour quoy donquessouflloiestu ce

feu puant par les ven%de toute parole legiereet par l'aucto'rite de ta personneet ton exemple? Se tu ne doubtoies3

alors Dieu et sa venjance,que ne te faisoit saige et aviséla punicionquifu prime d'Ovide ? Vonneur de tonestât aumoins t'en eust retrait. 4 Tu eusseseu honte, je ne doublemie, d'avoir esté trouvé, en plain jour, publiquement,enlieudefoiesfemmesqui se vendentet de parler a ellescommetu escrips : et tu fais piz, tu cnhortesa pis. Tu as par tafolie, quant en toy est, mis a mort et murlri ou empoisonnémil et mil personnespar diverspechiés,et encorfais dejouren jour par ton fol livre ; et ja n'en y es a excusersur lamanièrede ton parler par personnages,commeje prouveraicy après clairement,maisje ne puis miedire tout a unefois.

0 Dieu tout bonet tout puissantt Et se tu, Fol amoureux,puis queainsi te veult on nommer,se tu avoiesrepentanceenta vie de mains diz, lesquelztu avoiesfais en ta jeunescepar vanité5, pour quoy les laissoiestu durer? Ne dévoienttulx pas estre brûliez? C'est trop mauvaisegarnison

6que

de veninou de poisona une table, ou de feu entre huille etles estoupes.Qui avra gelé un feu par tout et il ne l'ostc,commentsera il quitte des maisonsqui en seront anis 7PEt qui est pieur feu et plus ardent que le feu de luxure?Quellesmaisonssontplus précieusesque les âmeshumainnes,commeest biencontenuen la supplicationde dameChasteté?Car elles doivent estre templesacré du Saint Esprit. Mais

\. facilement.—2.glisser.—3. redoutais.—4. détourné.5. Testament,1erversdu deuxièmequatrain.(Edit.Méon,t. IV,

p. 1.)6. provision,— 7. brûlées.

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LE ROMAN DE LA ROSE 61

que plus art et enflammeces canesque paroles dissolueset

que luxurieuses escriptures et pointures? Nous veions quebonnes, sainctes et dévotesparoles, pùinîures et escripturesesmeuventa devocion,commele disoit Pitagoras : pour cesont fais les sermons et les ymaiges es églises. Trop pluslegierement,par le contraire, les mauvaises tirent a disso-lution. N'est celluiqui ne l'espreuve,et les hystoirespluseursle monstrent.

«Mais, bel amy, je parle sans causea toy, qui n'es pas yciet au queldesplait tout ce fait et desplairoit, commej'ai dit,se tu estoiesprésent. Et ce lors tu ne l'eusses sceu, tu l'as

aprîs depuis a tes griés1 cousts et despens, au moins en

purgatoire; ou en ce monde par pénitence. Tu diras paraventure que tu ne fus pas maistre de ravoir ton livre quantil fu publié, ou par aventure te fut il emblésans ton sceuou autrement. Je ne le sçay. Tant sçay que Berengier,disciple jadis de Pierre Abelart, le quel tu remembressou-vent, quant vint a Veurede la mort, la ou vérité se monstre

qui avra bien fait, et estoit le jour de l'Apparition Nostre

Seigneur a, lors, en souspirant; «Mon Dieu »,dit Berengier,« tu apparras au jour d'ui a moy a ma salvacion, comme

j'ai espérance,pour ma repentance,ou a ma dure dampna-cion, commeje double3, paur ce que ceulx lesquelx j'aydeceu par mauvaise doctrine, je n'ay peu ramener a droitevoie de la vérité de ton saint sacrement. » Par aventureainsi dis tu. Briefment ce n'est point jeu, et n'est plus péril-leusechoseque de semermauvaisedoctrine es cuers des gensen tant que la painne de ceulx mesmementqui sont dampnezen acroit de jour en jour. Et s'ilz sont en purgatoire, leurdélivrance s'en empêcheet retarde. De Salemon, qui fut le

plus saige du monde, doubtent les docteurs s'il est sauvé.Pour quoy? Pour ce que avant sa mort il ne fist destruireles templesaux ydoles, les quelx il avoit fait pour la foieamour desfemmesestranges.La repentancen'est pas soufli-

1.grands.— 2. Epiphanie.—3. craiVu.

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62 LE ROMAN DE LA ROSE

sont quant on noste lesoccasionsde ses proprespechiéset desautres a son pouoir; neantmoins,quoy que soit de ta repen-tance, selle fut acceptée de Dieu ou non {jedésireque oy *),je ne parle fors du fait en soy et de ton livre, et quar tu nele de0ens point, commesaige, je toumeray toute ma querellecontre ceulx qui, oultre ton propre jugement et ta volenté,en grief préjudice de ton bien, de ton honneur et salut,quierent, soit a tort soit a travers, soustenir, non pas sous-tenir, mais alaidir et acroistre ta vanité, et en ce te con-

fondent en toy cuidant deffendre,et te desplaisentet nuisenten te voulant complaire, a la semblancedu médecinoultrai-geux qui Veultgarir et il occist,et du nice 2advocat qui cuideaidier son maisfre et il destruit sa cause. Je, par le contraire,rendray ce service a ton ame et luy feray ce plaisir ou cest

allégement,a cause de ta clergie et estude, que je reprendroyce que tu desiresde tout en tout estre repris. Et quelle igno-rance est celleicy, o bel amy I Mais quellefoie oultrecuidancede vous lesquelxje voy et oy yci parler, de vous qui voulezexcuserde toute folie ou erreur cil qui se condtmpne,cil quiporte en son front le tiltre de sa condempnacionP Voire, desa condempnacion.Ne me regardez ja : il se porte par vostredit mesmes pour un fol amoureux. Vrayement, quant jeavroye dit plusieurs diffames d'un tel aucteur, je ne lui

puis guère pis imposer que de le nommer fol amoureux. Cenom emporte trop grand fardel et pesant faix de toute lubri-

. cité et de charnalité murtriere de toutes vertus, bouteressedefeu par tout ou elle puet. Ainsi le dirent Platon, ArchitasTarentin, Tulles et autres pluseurs.Qui craventa 3

jadis parfeu et flamme Troye la grant ? Fol Amoureux. Qui fit lorsdestruire plus de cent mil gentilz hommes,Hector, Achilles,Priant, et aultres ? Fol Amoureux.Qui chassa hors jadis deRommele roy Tarquinius et toute sa lignie ? Fol Amoureux.Qui déçoit par fraude et parjurement desloyaulx honnestesfilles et religieusessacrées? Fol Amoureux. Qui oublie Dieu

\. oui.—2. naïf.— 3. ruina,détruisit.

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LE ROMAN DE LA ROSE 63

et sains et sainctés et paradis et sa fin? Fol Amoureux.Quine tint compte de parens ou d'amis quelconquesou de'.quel*conquesvertus ? Fol Amoureux. Dont viennent conspiracionsciviles, rapines et larrecins pour foie largescenourir, batardieou suffocacion d'enfans mornes, haines aussi et mort de

mcry, et, a brief dire, tout mal et toute folie? C'est par FolAmoureux. Mais je vois bien par ce tiltre et par ce blasmevous le voulez excuserde sesfolies, pour ce queen fol ne doiton quérir sans folie non 1. En nom Dieu, voire, beaux amiz,mais au fol doit on monstrer sa folie, et plus quant il est

saige et fait le fol ; et, plus ce c'est ou très grief mal d'un

grant pais et en la destruction vilaine de bonnesmeurs et dedame Justice et de toute sa noble court de Chrestienté. Vousveescommentdame Chasteté s'en plaint, Honte et Paour etdame Raison, ma maistresse, s'en deulent et briefment toutle conseil et la noble chevalerie des sainctés vertus, bien leveez a leur maintieng s'en indignentforment 2. Et pour quoynon? Pour ce, direz vous, que cest acteur ne parle point,maiz autres qui sont la introduitz. C'est trop petite deffensepour un si grant crime

« Entre les païens un juge paien et incrédule condempneun paien qui escript doctrine attraiant a foie amour ; etentre les chrestiens telle et pieur

3euvreest soutenue,alosee4

et deffendue! En bonnefoy, je ne pourroie assez dire l'indi~

gnité et horreur ; parole me fault6 a la reprouver. Et que

telle euvre soit pieur quecelle d'Ovide, certesje le maintieng,car /'Art d'amour, la quelle escript Ovide, n'est pas seule-'ment toute encloseou dit livre, mais sont translatez et assem-blez et tirez commea violenceet sans propos autres livres

pluseurs, tant d'Ovide commedes autres, qui ne sont pointmoins deshonnesteset périlleux, ainsi que sont les diz de

Heloys et de Pierre Àbelart, et de Juvenal et des fablesfaintes toutes a cestefin maudite de Mars et de Venuset de

I. sinonfolie.— 2. fortement,—r3. pire.—4.loua. — 5.manque.

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64 LE ROMAN DE LA ROSE

Vulcanuset de Pigmalion et de Adonis et d'autres. Ovide

par exprès protesta qu'il ne vouloit parler des bonnesma-trones et damesmariéesne de cellesqui ne seroient loisible-ment a amer. Et vostre livrefait il ainsi? il reprent toutes,blâme toutes, mesprise toutes, sans aucune exception. Aumoins, puis qu'il se maintenoit crestien et qu'il parloit deschosescelestiennesa la foiz, pour quoi/n'excepta il les glo-rieusessaihctespucelleset autres sans nombrequi jusquesa

souffrir très dures tourmenset mort crueusegardèrent chas-teté ou temple de leur cuer? Mais nennil1 : il estoit folamoureux,si n'en avoit cure, si n'en vouloitaucui.e excuserafin de baillier plus grant hardement2 a toutesde soy aban-donner; ne pouvoit cecy

3 mieulx accomplir que par faireentendant aux femmes que toutes sont telles et quelles nes'en pourraient garder. »

Mais il y a plus :« Certes, en ce dit livre, se livre se doit dire, bien a lieu

le proverbecommun: en la fin gist le venin Las l quelleordure y est miseet assembléel Quelxblasphèmesy sont diz.Quelle deabliey est seméel Avoir tantost parlé de Dieu, deparadis, du doulz aignel très chaste, de la bellefontenelle,et puis, en la personnede l'aucteur, soudainement et d'untenant, reciter sa très dissoluevie, de la quellen'est tant quin'en eust honteI Enhorler tous a ainsi faire, a s'abandonnera toutesfemmes,pucellesou non, pour essayerde tout I Et,qui est la sommedu mal, il dit telleschosesestre sanctuaireset euvres sacrées et adourees. Il eust mieulx dit exécrableset détestées

Eloquence s'en prend ensuite à Nature et à Genius :« Genius enhorte et commandesans différence user de

charnalité, et mauldit tous ceulx et cellesqui n'en useront,et ja de mariage ne sera faicte mencionqui toutefois parNature est ordonné.Ja n'y avra sobressede parler gardée, et

proumetparadis a tous qui ainsi le feront. Or est fol qui ne

t. non.—2. hardiesse.—3. faireentendre.

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LE ROMAN DE LA ROSE 65

le croit, qui n'ensuit telle doctrine et qui ne la chante partout.Vray est que cestefiction poétiquefut corrompuementestraitedu grant Alain, en son livre qu'il fait De la Plainte Nature,car aussi très grant partie de tout ce que fait nostre folamoureux n'est presque fors translacion des diz dautrui.Je le sçay bien, il estoit humble qui daignoit bien prendrede ses voisins et se hourdoit 1 de toutes plumes, comme dela corneille dient les fables, mais peu me muet 2

cecy. Jereviens a Alain 3 et di que par personnage quelconque ilne parla onques en telle manière. A tort l'eust fait. Si con-clus devant vous et vostre court, dame Justice canonique,que provision doit estre mise par arrest et sans contredit de

partie a ce deffault.Eloquence proteste finalement contre la grossièreté des

termes, dont s'est servi l'auteur, et dépose ses conclusions :« Bien je ne conclus contre la personne de l'aucteur :

a Dieu bien s'en conviengne4. Mais en deffault qui est tropgrant, je parle :

« Si soit un tel livre ostê et exterminé, sans jamais enuser, par especial es parties es quelles il s'abonne des per-sonnages diffamez et deffenduz, commede vieille dampnee,la quelle on doit justicier en pilory de Venus, c'est a direLuxure, qui e*t pechié mortel, et de Fol Amoureux, le quelon ne doit point laissier foloier a son plaisir Et afinqu'aucun ne cuide ou ne se plaingne que je accuse autreschosesque les vices, et non pas les personnes,je fais, ou nomde Chasteté et de Conscience,une telle requesteet conclusioncontre toutes pointures et escriptures ou dis qui esmueventa lubricité. Car trop y est encline de soy nostre fragilité,sans la pis enflammer et trebuchier au parfond des vices,loing des vertus et de Dieu, qui est nôtres gloire, nostreamour, nostre salut, joie et félicité. »

1. parait. — 2. meut,m'intéresse.3. AlaindeLille,l'auteurdu De PlanctuNaturae.4. j'en arrange.

THUASNE 5

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66 LE ROMAN DE LA ROSE

« Eloquenceot fiât quant je n'apparceu l'eure que moncuer racola comme il estoit volé, et sans rien oyr de la

sentence,je me trouvât/ en mon estude a la vespree,Vande grâce mil quatre cens et deux, le XVIII 0

jour de may.La trouvay bien autre matière pour mon cuer occuper,que

1plus ne feust ainsi volage : ce fu la matière de la

benoite trinité en unité divine et simple; puis du saintSacrementde Vautel.»2

Le Traité de Gerson provoqua une longue épître dela part de Pierre Col, chanoine de Paris et de Tournay,et frère de Gontier. Pierre envoya sa réfutation à Gersonet à Christine (Bibl. nat. fr. 1563, fol. 185). C'est alors

que Gerson lui adressa cette magistrale réponse, qu'onpeut lire dans l'édition de ses OEuvresdonnée par Ellies

Dupin, sous le titre : Responsioad scripta cuiusdamerran'tis de innocentia puerili. (Opéra (1706), t. III, col. 293-

296). Ce quidam, en mal d'erreur, était Pierre Col. Ger-son qui lui notifie avoir écrit en français son Traité contrele Roman de la Rose, lui déclare qu'il ne le traduira pasen latin ; et, chemin faisant, il ajoute de nouveaux argu-ments à sa thèse française et donne (en latin) du Romande Jean de Meun cette définition originale : « C'est juste-ment, dit-il, qu'on qualifie cette oeuvrede chaos, de confu-sion babylonienne, de brouet à l'allemande, de Prothée

prenant toutes les formes... » On y relève également ce

passage typique précédemment cité 3 dans lequel Gersonmentionne ses lectures goliardiques

4 et autres (Opéra,III, col. 296 B).

1.pourque.2. Bibl.nat. fr. 1797,fol. 1-23;et Romania,t. XLV,1918-1919,

p. 23-48.3. Cf.plushaut,p.38.4.Surlespoésiesditesgoliardiques,cf.Aug.Molinier,LesSources

del'histoiredeFrance,t. Il, p. 210et suiv.

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LE ROMAN DE LA ROSE 67

Cette polémique» qui se rattachait d'ailleurs à toute une

campagne religieuse et sociale, occupait à ce point lecoeur de Gerson qu'il la transportait partout, dans sesconversations privées, dans ses allocutions en public,dans ses sermons à l'église, sans crainte de nommer parson nom le Roman de la Rose et d'y faire des allusionstextuelles, comme dans son sermon du troisième et du

quatrième dimanche de l'Avent (Opéra, t. III, col. 918;926), et ailleurs. Dans sa Réponse, Gerson fait allusionà Christine de Pisan, sans la nommer, et l'appelle succès-'sivement insignis foemina, virilis foemina, virago (III,col. 244 D) ; ainsi qu'elle avait fait elle-même à l'endroitdu Chancelier, dans son épître du 2 octobre 1402, et oùse trouve ce passage : « Commeje ne st>yemie seule en latrès bonne, vraye, juste et raisonnable opinion contte la

compilation du Dit de la Rose pour les très réprouvéesexorlacionsqui y sont, nonobstant tel bien que il y peut avoir...de quoy le Dit de la Rose peut avoir empoisonnéplusieurscuershumains ; pour y obvier,très vaillant docteur et maistreen théologie, soufHsant, digne, louable clerc solempnel,esleu entre les eslus, compila une oeuvre,embriefconduitte,moult notablement par pure théologie.De quoy tu en escrisen ton traktié que tu as veue en manière d'une plaidorieen court de saincte Chrestienté en laquelle estoit Justicecanonique establte comme juge, et les vertus entour elle,commeson conseil.Duquel le chief et commechancelier estoitEntendement soubtil, joinct par compagnie a Dame Raison,Prudence, Science et autres comme secrétaires. » (Bjbl.nat. fr. 835, fol. 94 b). Christine désigne clairement danscelte épître à Pierre Col, le chancelier Gerson dont ellereproduit le début de sa Vision contre le Roman de laRose.

Cependant ce long débat auquel prirent part Gersonet Christine, d'une part, le clan des Humanistes, del'autre, ne pouvait aboutir; chacun resta sur ses posi-tions. Le résultat le plus clair, ainsi qu'il arrive d'ordinaire

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68 LE ROMAN DE LA ROSE

en pareil cas, fut d'attirer davantage l'attention du publicsur le Roman de la Roseet d'en augmenter encore la célé-brité.

Il importe toutefois, avant de terminer ces notes, derelever une inadvertance trop souvent reproduite grâceà la notoriété de ceux qui l'ont propagée. « Il est un mérite

cependant que personne, écrit Ernest Langlois, pas mêmeses plus acharnés adversaires, ne conteste à Jean deMeun : in loquentia gallica non habet similem, dit Ger-son. »(Le Romande la Rose,1.1, p. 36). Gerson n'a jamaisécrit cette phrase, mais un étudiant allemand, sur la findu XVesiècle, dans la traduction latine qu'il avait fait duTraité de Gerson, sur l'ordre de Wimpheling qui l'ainsérée dans le tome IV des Opéra de Gerson, publiéà Strasbourg, en 1502. Ce tome IV vient clore les trois

premiers tomes de cette édition qui avait paru en 1494.

(Cf. Paulin, Cal. des incunables...,t. II, p. 540, ne 5128).Tout ce que Gerson avait dit en faveur de la scienceet de la haute valeur littéraire de Jean de Meun se trouvedans son Traité en français, et a été reproduit plus haut

(p. 59, Dommage fu qi 3 foie jeuvenesce...)D'ailleurs, il ne faut pas s'y méprendre. Partisans et

adversaires du Roman de la Rosese sont également trom-

pés. La partie vraiment haute, sérieuse et philosophiquede l'oeuvre leur a échappé. Alors que Gerson s'indignaitde l'immoralité de certaines parties du poème, et queChristine s'appliquait à venger l'honneur féminin trop sou-vent mis à mal dans les vers de l'ouvrage, les Humanistes

n'y virent ou ne feignirent d'y voir que l'érudition im-mense, la merveilleuse maîtrise de la pensée et de la

langue, la puissance et l'harmonie des vers, l'étourdis-sante richesse de la rime et du vocabulaire ; mais ils n'ont

pas compris le sens profond de l'ensemble et le côtési foncièrement humain de l'oeuvre. Il semble que levirtuose bien plus que le penseur ait fixé leur sympathieet provoqué leur aamiralion.

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LE ROMAN DE LA ROSE 69

Vient ensuite parmi les adversaires de Jean de Meun,le Normand Martin Le Franc oui, tout en prenant éner-giquement la défense du sexe féminin, partage les idéesde son antagoniste sur l'égalité des hommes, sur la pro-priété, sur l'astrologie judiciaire, etc., et le révèle commel'un des esprits les plus ouverts de son siècle.

Martin Le Franc était né vers 1395à Aumale, ainsi qu'ilnous l'apprend lui-même dans son poème Le Championdes dames(Bibl. nat., fr. 12476, fol. 119v°). Il avait assistéau concile de Bâle, et le pape Félix V l'avait nomméprévôt de Lausanne ; il mourut en 1461. Il avait composéson grand poème de 1440 à 1442 ; et, comme son titrel'indique, il est tout entier consacré à la défense desfemmes. L'imitation du Roman de la Rose qu'il attaquey est constante ; mais l'auteur reste le plus souvent fortau-dessous de son modèle. Il a un chapitre spécial Contremaistre Jehan de Meun que les Amoureux ensieuvent, etincidentementde son vilain langage (Bibl. nat., fr. 12476,fol. 75 h) :

Clopinel, le rihault commun.Qui voulut la Rose pillier,El en amours ne print aucunPlaisir que de hurtebillier 1.Veez le rihault en son livre,A quel fin Amours a mené;Tant fait long procès le fol yvreTant s'est il longuement pené.Le bouton et le rosier tendreTant a il parfont assené,Qu'il lui fait les feuilles eslendre.Ung houlier 2

rempli de cervoiseDiroit il plus ribauldement?

1. Livrerle combatamoureux.2- débauché,

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70 LÉ ROMAN ;DÈ LA ROSE

A quelqueentendementque voise,Parla il pas trop baudement;Et se parler couvertementVoulu de chose mal honntste,N'en deust il parler aultrement

Et comme Tulle iamoneste?...

Martin attaque Jean de Meun sur l'obscénité de la

fin de son Roman :

Or me direz : «Meun couvryLe fait de rosier et de roses.»

« Je vous responsque tant cuv,yLe texte qu'il n'y fault ja gl >ses.

Lis en la fin : sans que le glosesTe sera promptement advis

Que devant toy face les choses

Dont il fait son paillait devis.

D'ung baisier devoit tout couvrir,

Et se plus en fist, mains en dire :

Folye faire, et descouvrir,C'est folyer de pis en pire.Il luy devoit certes soujffiteDe dire : «Le rosier baisay,Et par Bel Atcueil (Dieu lui mire I)Mon deul angoisseuxappaièay. »

(fr. 12476, fol. 76 b).

Martin Le Franc reconnaît toutefois la vive sympathie

dont- jouissait le Roman de la Rosé :

Pensez aux Vérités notoires

Qui ne sont pas revocatoifes •

De Jehan de Meun que tousaiment...

(fr. 12476. fol. 43 c).

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LE ROMAN DE LA ROSE 71

Sous prétexte de blâmer l'emploi dès mots grossiersqui avaient si fort offusqué Christine de Pisan, et quid'ailleurs était d'un usage courant, le bon prévôt" deLausanne les répète textuellement tous, par prétérition— ce qui provoque cette remarque de Gaston Paris,qu'il « aurait mieux fait de les taire d'abord lui-même >'.Romania, t. XVI (1887), p. 407, n. 1). Martin Le Franc,malgré ses défauts, n'en reste pas moins un des meilleurspoètes du XVesiècle, d'une lecture toujours attachante,qui nous le fait voir sous le jour le plus favorable et quel'on pourra juger pleinement lorsque les 24.000 versde son Champion des Dames auront trouvé un éditeurqu'on nous fait espérer.

A la fin du XVesiècle, Molinet entreprit à la demandede Philippe de Clèves, seigneur de Ravestain, la traduc-tion en prose du Roman de la Rose : il le divisa en cent septchapitres qu'il fit suivre chacun d'une moralité où ilprétend expliquer l'allégorie de la rose dans un sensmystico-chrétien.

C'est le « Roman de la Rose »Moralisé clair et net,Translaté de vers en prosePar vostre humble Molinet.

On verra à quelles insanités l'a conduit cette idéeextravagante de moralisation quand même, et commentil accuse Gerson de n'avoir rien compris au sens cachédu Roman.

L'ouvrage parut en 1483. Dans le Prologue, l'auteurparle du succès exceptionnel dont jouissait le poème deJean de Meun, et déclare que ce roman « est l'ouvragetant incorporé en la mémoiredes hommes,que de le coucheren un autre stille ne sera moindre nouvelleté que de forgerung nouvel a b c ; car les sentences ensembleles cuctoritezde art rhetorical acoustrees, sont déjà contournées en pro'

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72 LE ROMAN DE LA ROSE

verbescommuns.» (Bibl. nat., fr. 24393, fol. Milai). Quantà la moralité qui suit chacun des chapitres, il la définiten ces termes : « Et affin queje ne perde le froment de malabeur, et que la farine que en sera molue puisseavoir fleursalutaire, j'ay intendon, se Dieu m'en donne la grâce, detourner et convertir subz mes rudes meulles le vicieux auvertueulx, le corporel et, l'espirituel, la mondanité en divi-nité, et souverainementde le moraliser. Et par ainsy noustyrerons le miel hors de la dure pierre, et la Rose vermeillehors des poignantes espines, ou nous trouverons grains et

graines, fruit, fleur et fueille, tressouefve odeur odorant,verdure verdoyant, fioriture florissant, nourriture nourris-sant, fruit et fructifiant paslure. » (Ibid., fol. V a).

Voici le jugement que porte Molinet sur Gerson :MORALITÉ.— « « Vérité est que maistre Jehan Jarson,fort auclorisé en théologieet de tresclere renommée,a la

requesteet faveur d'aucunes notables dames composaungpetit livre intitulé la Reprobacion du Romant de la Rose.Mais en ce faisant, il s'aresta sur le sens littéral sans des-touOlerla fuséel. Et fit ainsy commele petit enfant auquelon donne une grosse verde noix de geaugea. Sitost qu'il latient dedans sa main, il la poite en sa bouche, cuidanl3

que ce soit une pomme.Et quant il la sent sy amere, il larue 4a sespiedz. Mais se il avoit l'advisementdé la mettreet osier hors de l'escorcheet de la coquilleet puis la pellertil trouveroit le contenumoultbonet fort friant. Ce vénérabledocteur, maistre Jehan Jarson, qui nestoit pas enfant,mais ung des plus grans clercs de tout le monde, s'arestaseulementa redarguer

6 la Verdure6 de ce Romant, c'estamourfoie qui peu dure, en détestantpaillardise pour l'amer-tume qui s'y ireuve en fin. Et ayma mieulx appliquer lasubtilité de son engin

' en matières ardues et de plus haulte

speculacion que fruit fort doulx et savoureux cherchier

1. dtotft'rlafusée.—2.noix-gaune,sortedenoix(Littré).—3.pen-sant.~ 4. jetteà terre.—5. blâmer.—6. mordant.— /. esprit.

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LE ROMAN DE LA ROSE 73

en escaille dure ei amere. » (fr. 24393, fol. CCCLXXVJ6-c).Voyons maintenant comment il entend l'allégorie de la rosedans un sens mystique et chrétien : « Pierre Ebaulard dit

que seur Heloys, sa dame par amours, qui puis fu abbessedu Paraclet, ne se voloit accorderpour riens que il la prenista femme... Mais depuis, se trouvèrent ensamble a Pariscouchésde nuit ou la coulle, c'est a entendre Heloys, lui futiolue1. » (fol. CCCXXXVIc-d). Voilà pour la moralité.

Après avoir dit qu' « Heloys se rendit professeau monastère

d'Argenleuil », Molinet, en veine de bouffonnerie mys-tique, poursuit : « Or est Argentueil une ires grosse abbayeplaine de femmes de toutes tires. Et non sans cause : cartoutes femmesont l'oeil a l'argent ; pour ce se nomme iab'

baye d'Argentueil. Vous y trouoerés cloistrieres trop trO'tieres 2, fort rebelles non trop belles, de soerettes non seu-rettes et nonnettes trop nonnettes... » (fol. CXXXVI!d). Mo-linet terminait son Prologue par cette phrase : « Je prienostre Seigneur Dieu que nous puissonsvous et moy lassus3

vecir la Rose immarcessible,et gouster le fruit de vie pardu-rable. » (fol. V b).

Molinet, sans qu'on en sache bien la raison, s'acharneavec une violence sans égale contre Héloïse ; et ces invec-tives, mêlées à des épanchements mystiques, produisentle plus singulier effet. Par exemple, il écrit : « Jasoitce que seur Heloys fut fort docte et bien enttndue, car elle

portait le nom de Dieu 4, toutefois elle fut trop legiere etnaturellement adonnée aux oeuvresvénériennesdont le dom*

mage fut grant. Par quoy elle peut estre acomparee a l'amed'une pécheresseesprise de concupoiscencepour saouler ses.voluptés désordonnées.Et a ceste cause ne se vouloit marier,ajfîn d'estre fronce lige

6 et non en servitude d'homme. »

1.enlevée.—2. coureuses.— 3. là-haut,au ciel.4. « Heloym,plurieldu singulierqui est Hej. en hébreu,ii est

Deus.»AbaelatdiOpéra,I, 634; II, 22,•361.—Edit.VictorCousin,Paris, 1849-1859.în-4°.

5. entièrementlibre.

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74 .LE ROMAN DE LA ROSE

(toi. CXXXVIIb). Tout le chapitre de cette moralité serait'à donner ; il suffiradéni reproduire la fin : « Rt est a double

que, se la malheureusefoie termina sesjours en telle erreur,elleest espouseà Lucifer,legrant maistrede touslesdeables.»

(fol. 138 a). Cette dernière phrase donne la mesure du

.théologien. Son ouvrage n'en reste pas moins d'une lec-ture curieuse et amusante, en dépit et peut-être à cause deses excentricités.. Simon de Phares, un des astrologues de Charles VIII,était fils ou neveu de Simon de Phares qui avait égale-ment été astrologue de Charles VII. Il naquit à Meun-

sur-Loire, vers 1440, et descendait du poète Jean deMeun, suivant une note de l'archiviste Merletx. En 1498,il dédiait à Charles VIII son Elucidiaire dont le manus-crit est conservé à la Bibliothèque nationale, sous lenuméro 1357du fonds français. On y relève une notice

. sur Gerson, auteur d'un traité intitulé : Astrologia theo~

logisata, qu'il mentionne, en le faisant suivre de ce juge-ment aigre-doux : « Cesluy Gersonfut bon catholique,maisil eutpluseurs vices, car il fut presumptieuxet orguilleux,et appetoit de gouverner princes, d'avoir légations, et ne

pouvoit souffrir en court autre que lui... Ceslui cuida fairecondempnera Paris le livre maistre Jehan de Meung;triais il trouva tant de oppinionscontraires a la siennequ'ildemouraconfuset ahonti 2. »

jô Dé même, la notice consacrée par Simon de Pharesà,Jean de Meun, présente un véritable intérêt : « Maistre

Jehan Clopinel,alias de Mehungsur Loir, florit en ce temps,moult renommé et aprecié en France. Cestuy fut moult

profond en la sciencede astrologie,et hommebien meslées

. "I. RevuedesSociétéssavantesdesdépartements.7°série,t. V,Paris,.1882.p. 111.

2. Bibl,nat. fr. 1357,fol. 153v°.— La dédicacede Simonde: Pharesà CharlesVIIIa été publiéeintégralementpar L. Dorezet•'L.Thuasnedansl'ouvrage: PicdelaMirandoleenFrance(Paris,1897,în-18),p. 163-187-

Page 82: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

LE ROMAN DE LA ROSE 75

autres sciences. Cestui composa le Rorriant de la Rose ou1/montre bien son sçavoir, attendu le jeune aage de XIX ans

duquel il le fist. Cestui romant est tissu de si trésdiversestremmes que peu de gens entendent la profondité d'icelui.Il fist aussi ung traicté sur les directionsdesnativitez et révo-lution des ans, et translata le livre des Merveilles d'Ir>

lande, et fist pour le Roy plusieurs autres traictés : et quasipartout il advient a son propos et se aide des corps célestes.

Cestuy, commeaucuns dient, fist la nativité messireBertranddu Guesclin qui fust connestable de France, et predist sestreshaulx faiz et armes dont il fut moult estimé. Celuy eutdes emuleurs en sa vie, aucuns folz theologiets et, encore que.il fut mort, MQ Jehan Gerson voull défendrel ses livres,mais ahoury a, obiit... » 4 .

Au XVIesiècle, la vogue dii Roman de la Rose était dansson plein, mais de nombreux lecteurs se plaignaient dele comprendre difficilement. C'est alors que ClémentMarot fit un rajeunissement de l'oeuvre qui parut en 1527,

précédée d'une Préface curieuse : l'édition fut réimpriméeun grand nombre de fois.

Marot pensait que Jean de Meun « ne gettoit pas seu-lement son penser et fantaisie sur le sens littéfaU ains plustost attiroit son esprit au sens allégorique et moral, commeVun disant et entendant l'autre. » Suivant lui, la rose pou-vait être entendue « Vestât de sapience », ou « Vestai de

grâce », ou « la glorieuse Vierge Marie », ou «7e souverainbien infini ». Marot, sans rien affirmer, se garde bien detomber dans les rêveries de Molinet, et conclut : « neant-moins que le principal soit ung train d'amour, toulesfoys-il est confit de bons inddens qui dedans sont .comptins çtalléguez, causons maintes bonnesdisciplines.Les philosophes

'

naturelz et moraulx y peuvent aprendre ; les théologiens,les astrologues, lès geometriciens,les archimistes, faiseurs de

I. interdire.—2. tristementaffecté.•—3. mourut.4. Bibl.nat.fr. 1357,fol.139r°et v*.

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76 LE ROMAN DE LA ROSE

mirouers,painires et autres gens, naiz sous la constellationet influencedesbonsastres, ayans leur aspectsur lesingénieuxet autresquidésirentsçaVoirtoutesmanièresd'ars et sciences.»

Préface, Paris, 1527. (Édit. Jannet, OEuvrescompl., t. IV,p. 183-188.)

Jean de Meun trouva clans Rabelais le véritable conti-nuateur de son génie et de son oeuvre. Ce que Jean deMeun fut au XIIIesiècle, Rabelais le fut au XVIe.Il n'y aentre eux que la différence des temps. Un même sol leuravait donné naissance sur les bords de la Loire. Rabelais,dont la production tout entière est pénétrée du Romande la Rose,ne cite pas une seule fois son auteur, de mêmequ'il ne nomme pas davantage le grand Erasme auquelil reconnaît toutefois, par ailleurs, devoir exclusivement«tout ce qu'il est et tout ce qu'il vaut »l.

Les mêmes qualités se retrouvent chez le trouvèredu XIIIesiècle et chez l'auteur de Pantagruel. Même éru-dition encyclopédique, même indépendance de jugement,même culte envers la souveraineté de la Nature, mêmeamour de la vie, même mépris des préjugés, même pas-sion pour la prédominence de la raison. Il n'est pas jus-qu'à l'absence presque totale de plan que l'on remarquechez les deux auteurs qui n'établisse comme un nouveaulien de sympathie entre eux. Jean de Meun, comme l'adit le plus autorisé des juges en la matière (Lanson),est le premier anneau de la chaîne qui relie Rabelais,Montaigne, Molière et, par certains côtés, Voltaire, cesreprésentants par excellence de l'esprit français, ce der-nier fait de clarté, d'indépendance philosophique, de bonsens et de raison. Quant aux rapprochements entre leRoman de la Roseet celui de Rabelais, je renvoie au cha-pitre spécial Rabelais et le Roman de la Rose qui leur estconsacré dans mon volume : Villon et Rabelais, Notes

I. « Quidquidsum et valeo,tibi id uni. » (Lettrede RabelaisàErasme,Lyon,15novembre1532)

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LE ROMAN DE LA ROSE 77

et commentaires (Paris, 1911, in-8°), p. 165-204.Ronsard n'appréciait pas moins que Rabelais le Roman

de la Roje. C'était, chez lui, un goût qu'il aurait eu dansson enfance ; et Binet, son biographe et son ami, rapporteque dès l'âge de onze ans, Ronsard <'avoit toujours enmains quelques poètes françois, et principalement, comme

luy mesme m'a mainte fois raconté, un Jean le Maire de

Belges, un Roman de la Rose, et les oeuvres de ClémentMarol. » (Paul Laumonier, Ronsard, poète lyrique, p. 8).

Antoine de Baïf, comme son maître Ronsard, faisait le

plus grand cas du célèbre Roman. Dans un sonnet àCharles IX, il lui en avait fait une description aussi spi-rituelle qu'exacte :

Sire, sous le discours d'un songe imaginé,Dedans ce vieil Roman, vous trouverez déduiteD'un Amant désireux la pénible poursuiteContre mille travaux en sa flamme obstiné.

Paravant que Venirà son bien destiné,Faussemblant l'abuseur tâche le mettre en fuite :A la fin, Bel'Acueil, en prenait la conduite,Le loge, après l'avoir longuement cheminé.

L'Amant dans le Vergier, pour loyer des traverses

Qu'il passe constamment, souffrant peines diverses,Cueille au rosier fleuri le bouton précieux.

Sire, c'est le suget du Roman de la Rose,Où d'Amour épineux la poursuite est enclose,La Rose, c'est d'amour le guerdon précieux.

La Bibl. nat. possède deux mss. du Roman de la Roserelié? aux armes de Charles IX (fr. 799 ; 800). (Cf. Lan-glois, Descript. des Mss., p. 7). La Bibl. de l'Arsenal,ms. 2988 (3° quart du XIVes.). Au fol. 182 v°, une note

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78 • LE ROMAN DE LA ROSE

de possession dont les deux derniers mots grattés seraient,..suivantEr. Langlois : A, BAYF.(Descript. des mss., p. 73.)

Au XVIIesiècle, Etienne Pasquier, d.an3son admiration

enthousiaste; pour nos deux auteurs du XIIIe siècle, necraint pas de les opposer à tous les poètes de l'Italie. Ca

pouvait être une conviction personnelle, en même tempsqu'une protestation indirecte contre ce jugement dédai-

gneux de Pétrarque qui avait dit « qu'en dehors de l'Ita-lie il ne fallait chercher ni orateurs ni poètes » ; jugement•:ontre lequel s'était élevé même un Italien, Galeottode Petra Mala, dans une lettre à Nicolas de Clamanges,l'humaniste français (dans Martène et Durand, Vet.

Script, et Monument.Ampl. Collectio,Paris, 1724, in-fol.,t. I, col. 1545-1546).

Mais qu'écrivait donc Etienne Pasquier? : «De ce mesme

temps (je veux dire sous le règnede S. Louys) nous eusmesGuillaumede Lorry et sousPhilippe le Bel Jean de Mehun,lesquelsquelquesuns desnostresont voulucomparerà Dante,poète italien. Et moy, je les opposeraisvolontiersà tous lesPoêla d'Italie, soit quenous considérionsou leurs moelleuses

sentences,ou leurs bellesloquutions,encoresque ioeconomie

générale ne se rapporte à ce que nous pratiquons aujour-d'huy. Recherchez-vousla philosophie naturelle ou mo-rale? elle ne leur défaut au besoin. Voulez-vousquelquessages traits? les voulez-vousde follié? Vous en trouverezà suffisance; traits de follie ioutesfoisdont pourrez vous

faire sages. Il n'est pas que quand il faut repasser sur la

théologie, ils ne se montrent n'y estre aprentifs. Et tel

depuis eux en a esté en grande Vogue,lequel s'est enrichyde leursplumes,sans enfaire semblant.Aussiont-ils conservéen leur oeuvreet leur mémoirejusquesa huy, au milieu d'une

infinitéd'autres, qui ont esté ensevelisavec les ans dedans lecercueil des ténèbres.» Estienne Pasquier, Les Recherchesde la France, Paris, 1621,in-fol., Uv.VII, chap. m,-p. 603.

A l'étranger, le succès du Roman de la Rose ne fut pasmoins rapide qu'il avait été en France. On en cite deux

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LE ROMAN DE LA ROSE'

79

traductions néerlandaises, qui ne sauraient être posté-,rieures à 1284. Geoffroy Chaucer aurait, dit-il quelque'part, traduit le Roman de la Rose, mais c'est tout ce qu onen sait de positif ; une traduction en 232 sonnets italiensd'un certain ser Durante, de la fin du XIII0 siècle, ne-garde du poème que la partie erotique et la satire contreles ordres mendiants. Ce poème a été publié sous le titre// Fiore par F. Castets (Paris, 1881).

Pétrarque, dans une lettre non datée en vers latinshexamètres, adressée au seigneur de Mantoue, Guy deGonzague, lui annonce l'envoi d'un ms. fr. dont il nedonne pas le titre et qu'il qualifie de breûis libellus. Ladescription précise qu'il en donne ne laisse aucun doutequ'il s'agit du Roman de la Rose et des deux parties,celle de Guillaume et la seconde de Jean. Il faudraitalors admettre que seule, la partie erotique du roman,figurait dans le ms. à l'exclusion des dissertations deJean de Meun, et comme il y en a eu des exemples.On ne sait pas ce qu'est devenu ce ms. Cette lettre té-moigne du succès extraordinaire dont le poème jouissaitalors an France au XIV0 siècle. *

Les éditions du Romande la Rose,de 1480à celle publiéepar Clément Marot en 1527, sont nombreuses : les plusanciennes ne sont pas datées : elles sont fort rares et ne serencontrent que dans les grands dépôts publics et chezquelques bibliophiles. Elles ont été étudiées avec un soinparticulier par M. F.-W. Bourdillon, dans sa monogra-

phie intitulée : The early Editions of the Roman de la Rose(Londres, 1906, in-4e). Les sept premières éditions sontin-folio ; les sept autres qui suivent sont in-4°, et cesdernières, toutes de Paris. L'édition de Clément Marotparut en 1526 ou 27, précédée d'une préface anonymequi lui a toujours été attribuée. Il s'est contenté de cor-riger dans le texte les fautes qui lui paraissaient évidentes,

I. Langlois.Descriptiondesmss.,p. 202-204.

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80 LE ROMAN DE LA ROSE

de rajeunir les termes obscurs, de modifier des versentiers : la plupart de ses corrections sont dues à son

imagination, comme il le reconnaissait quelques années

plus tard pour son édition de Villon, et aussi à l'aide d'un

manuscrit, bien qu'il n'en parle pas. Son édition eut un

grand succès, et fut plusieurs fois réimprimée jusqu'àcelle de 1537-1538. Après quoi, il faut attendre prèsd'un siècle pour rencontrer une nouvelle impression duRoman de la Rose (1735). Elle est due à l'abbé Langletdu Fresnoy (Amsterdam et Paris (3 vol. in-12). En 1798,

réimpression du texte d'Amsterdam en 5 vol. in-8e.En 1814, parut l'édition de Méon (4 vol. in-8e), premièreédition reposant sur la comparaison des manuscrits.

En 1864, Francisque Michel reproduisait l'édition deMéon en deux volumes in-12. En 1878-1880, PierreMarteau en donnait une nouvelle édition à Orléans,en 5 vol. in-12, quand parut, en 1914-1924, l'éditiond'Ernest Langlois publiée pour la Société des AnciensTextes français, et qui est un chef-d'oeuvre de scienceet de conscience. Quant aux manuscrits, dont le nombre

dépasse trois cents, il n'y a pas lieu de les mentionner ici :il suffira de renvoyer le lecteur à l'ouvrage d'Ernest

Langlois : Les Manmcrits du Roman de la Rose. Descrip-tion et Classement (Lille, 1910), où l'éditeur en a cata-

logué215 et classé 116,et quelques autres depuis cette date.Le texte de P. Marteau reproduit exactement celui

de Méon. Il est accompagné d'une traduction en vers

3ui,placée à ccîé de l'original, vient aider à l'intelligence

u texte.Enfin, une récente édition du Roman de la Rose mis

en français moderne a paru récemment (Paris, Payot,1928, in-8). Elle a pour auteur M. André Mary.Exacte et élégante, elle est susceptible de renouvelerl'admiration qui pendant si longtemps a entouré l'ouvrageet de lui attirer de nouveaux lecteurs que les difficultésdu texte original avaient écartés pour la plupart.

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LE ROMAN DE LA ROSE

PREMIÈREPARTIE

Guillaume de Lorris entreprend de décrire un songequ'il eut dans sa vingtième année, et qui se trouva con-firmé dans la suite. C'est sur l'ordre d'Amour qu'il enfait le récit ; il l'a dénommé le Roman de la Rose

Où l'Art d'Amors est toute enclose.La matire en est bonne et nueve :Or doint 1 Deus qu'en gré le reçueoe

2

Celé por qui je l'ai empris ;C'est celé qui tant a de prisE tant est dine 3 d'estre amee

Quel doit estre Rose clamée (v. 38).

Guillaume rêve qu'on était en mai, au temps amoureuxoù la nature entière est en joie ; et où tout ce qui vit esttroublé par l'amour. Il lui sembla, dans son sommeil,qu'il était grand jour. Il se leva, s'habilla et sortit de laville pour entendre le chant des oiseaux qui gazouiljaientpar les vergers en fleurs. Il rencontra bientôt une rivièreun peu moins abondante que la Seine, s'étalant en une

plus large nappe d'eau qui laissait apercevoir dans sa

transparence un fond de gravier. Il arriva ainsi devantun grand verger clos de murs, sur lesquels étaient peintes

1. fasse.—2. reçoive.—3. digne.T1IUASNE 6

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82 LE ROMAN DE LA ROSE

par dehors, comme exclues de ce séjour réservé à la joie,des imagesd'un aspect douloureux et maussade,au nombrede dix1* dont il donne une description pittoresque etvivante qui rappelle par certains côtés, comme on la

justement remarqué 2*, l'art d'individualiser par l'exté-rieur et de les camper en quelques traits incisifs les typessoumis à sa vue, à la façon de La Bruyère. On pourra enjuger par le portrait de Vieillesseet de Papelardie.

Après1fu Vielleceportraite 2,

Qui estoit bien un pié retraite 3

De tel corneele soloit4 estre ;A poine quel se pooit paistre 6,Tant estoit vieille e redotee6

;Moût 7 estoit sa biauté gastéeMoût estoit laide devenue.Toute sa teste estoit chenue8

E blanchecom s'cl fust florie.Ce ne fust miegrant morte9

S'ele morist, ne granz péchiez10,Car toz ses cors estoit séchiezDe vieillecee aneienliz.Moût estoit ja

u ses vis 12flestiz,

Qui fit jadis soés13e plains ;Or estoit toz de froncesplains.Les oreillesavoit mossues14,E toutes les denz si perduesQuele n'en avoit mais15nés16une.

I*. Haine,Félonie,Vilanie,Convoitise,Avarice,Envie,Tristesse,Vieillesse,Papelardie,et Pauvreté.

2*. Lanson,danssonHist.de la litl.ft., p. 128.

h ensuite.—2. représentée.—3. raccourcie.—4. avaitcoutume.—5. nourrir.— 6. tombéeenenfance.— 7. beaucoup.—8. blanchie.—9. décès.—10.dommage.— 11.maintenant.— \2. visage.— 13.douxau toucher.— 14.rugueuses.— 15.plus.— 16.même.

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LE ROMAN DE LA ROSE 83

Tant par1 estoit de grani vieillune2

Quel rialast mie là montance 3

De quatre toises senz potence* :

Li Tens qui s'en voit nuit e jor,Senz repos prendre e senz sejor 5,E qui de nos se part e emble6Si celeement7qu'il nos sembleQu'il s'arest adès 8 en un point,E il ne s'i areste point,Ains 9 ne finel 0 de irespasserll,Que l'en ne puet neïs 12

penserQueus

13 tens ce est qui est presenz,Selu demandez as 15clers lisanz ;Car ainz que l'en l'eiist penséSeroient ja troi tens passé.Li Tens qui ne puet sejorner,Ains vait noz jors senz retomer,Con l'eve qui s'avale™ toute,N'il s'en retome arrière goule ;Li Tens vers cui neieriz ne dure,Ne fers ne chosetant soit dure,Car Tens gaste tôt e manjue 17,Li Tens qui toute chosemue,Qui tôt fait croistre e tôt norristE qui tôt use e tôt porrist ;Li Tens qui envieilli noz pères,Qui vieillist rois e empereres,E qui toz nos envieillira,Ou Morz nos desavanciralt,Li Tens, qui tôt a en baillie 19Des gens vieillir, Tavoit vieillie

1. ttit. — 2. vieillesse,r- 3. valeur.— 4. béquille.— 5. attêt.—6.«en-fuit. — 7. tetrèUmenl.— 8. toujours.— 9. mais.—10.cesse.— H. passeroutre.— 12.même.— 13.lequel.— I4.«*fc.— 15.aux.— 16.s'écoule.—17.mange.— 18.arrêtera.— 19.pouvait*

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84 LE ROMAN DE LA ROSE

Si durementqu'au miencuidier1

El ne se pooit mais<.:Jier,Ains retomoit ja en enfance;Car certes el n'avoit puissance.Ce cuit je 2, ne force ne sen,Ne plus «iueuns enfes d'un an.

Neporquant, au mien escientres,Ele avoit esté sage e entre *,Quant ele iert en son droit 6

aage ;Mais je cuit quelle n'iert mais sage,Ainz estoit toute rassotee'.Ele ot d'une chape forreeMoût bien, si con je me recors7,Abrie 8 e vestu soncors.Bien fu vestuechaudement,Car ele eiistfroit autrement :Ces vieillesgenz ont tost froidure ;Bien savez que c'est lor nature (v. 361).

Suit le portrait de Papelardie :

Une imageot après escrite

Qui sembloitbien estre ypocrite;Papelardie iert 9

apelee.C'est celé qui en recelée10,Quant nus ne s'en puet prendregarde,De nul mal faire n'est coardeu

;E fait dehorsle marmtteus**,Si a le vis simplee pitcus,E semblesainte créature,Mais soz ciel n'a maie aventure

Qu'ele ne peust en son corage18.

1.avis.— 2. penti-je.— 3. connaiisance.— 4. raisonnable.—5.bon.—6. ayantperdula ration,— 7. rappelle.— 8. garantidufroid.—9. était.— 10.clandettinement.— 11.poltronne,—\2.latdnteNitouche.— 13.coeur.

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LE ROMAN DE LA ROSE 85

Moût la resembloit bien l'image,Qui faite fu a sa semblance;Quel fu de simple contenance,E si fu chauciee e vestueTôt ausi con famé rendue1.En sa main un sautier tenoit;Si sachiez que moût se penoitDe faire a Deu prières feintes,E d apeler e sainz e saintes.Ele ne fu gaie ne jolive 2,Ainz fu par semblant ententioeDou tôt a bonesueoresfaire ;E si avoit vestu la haire.Si sachiez quel n'iert pas grasse,Ainz sembloit de jeûner lasse,S'avoit la color pale e morte.A li e as siens iert la porteDeveee8 de parevis

4;

Car icestegent font lor visAmaigrir, ce dit l'Evangile,Por avoir los par mi la vile,E por un poi de gloire vaine,Qui lor tondra 6Deu e son reine8. (v. 407.)

Le mur où étaient peintes ces images était haut etservait de clôture au verger en place de haies. Guillaumeeût bien souhaité d'y pénétrer, mais il n'en connaissait pasl'entrée, lorsqu'il finit par découvrir un petit huis oùil frappa. Une charmante pucelle vint lui ouvrir ; ellerépondait au nom d'Oiseuse : toute son occupation con-sistait à jouer, à se divertir et à se peigner :

I. nonne,de religion,— 2. enjouée.— 3. interdite.—4.paradis.—5.prendra.—6.royaume.

Page 93: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

86 LE ROMAN DE LA .ROSE

Quant ele sestoit bien pigniee1

Ê bien parée t atomee,Ele avoit faite sa jornee (v. 568).

Son compagnon était Déduit, « li biaus, Ji genz »,le créateur de ce j'ardin sans^pareil : c'est là qu'il venaitse divertir avec ses amis.

Guillaume manifesta le désir de voir ce dernier ;puis, avisant un sentier, il entra dans un bosquet oùDéduit prenait ses ébats, entouré de ses invités quiavaient l'apparence d'anges empennés2. Ils avaient forméune carole au chant dune dame nommée Leesce (Liesse)qui menait la danse. Guillaume était occupé, à les con-templer quand une autre dame, Courtoisie,, vint gra-cieusement lui demander ce qu'il faisait là : en mêmetemps, elle l'invitait à prendre part à la danse, ce quilui permit de voir tout à son aise Déduit et son amieLeesce dont il décrit la beauté et l'ajustement. Près decette dernière se tenait le Dieu d'Amour

cil qui départ3

(v. 866).Amoretes a sa devise4.

Guillaume n'a garde d'oublier de le dépeindre etd'insister sur la magnificence de son costume :

// semblaitque ce fust uns angesQui fust tôt droit venuz dou ciel (v. 902).

A ses côtés était un jouvenceau appelé Doux-Regard :il portait dans unarcturquois plus de dix flèches de sonmaître. Il en tenait cinq dans sa main droite; ayant cha-cune leur attribution propre. La première et la plusrapide s'appelait Beauté ; la seconde qui blesse le moins,

1. peigné.— 2. angesmunisd'ailes.— 3. répartit'.—4. Colonie.

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LE ROMAN DE LA ROSE 87

Simplesse ; la troisième Franchise, qui était empennéede valeur et de courtoisie ; la quatrième Compaignie ;la cinquième Beau-Semblant, la moins dangereuse detoutes : la pointe de ces flèches était d'or. Les cinq autresétaient laides à souhait et répondaient aux noms d'Or-

gueil, Vilenie, Honte, Désespérance et Nouveau-Penser.Guillaume dépeint alors l'une après l'autre les dames

figurant dans la carole et s'étend sur la richesse de leurmise, mais aussi, sur les qualités morales qui semblaientles distinguer. C'était Beauté, Richesse, Largesse, Fran-chise, Courtoisie et Jeunesse. Beauté semblait avoir faitune forte impression sur Déduit ; près d'elle Richesse,orgueilleuse et fière et dure au petit monde ; Largessese faisant un plaisir de donner, aussi avait-elle à son gré

L'amor des pauvres et des riches (v. 1152).

Franchise, qui était blanche comme neige ; Courtoi-sie, digne d'être reine ou impératrice, enfin Jonece,« au vis cler e riant », qui n'avait pas plus de douze ans,une enfant qui ne pensait qu'à rire, accompagnée de sonami, si familier,

En tel guise qu'il In baisoitToutes lesfoiz quilli plaisoit (v. 1269),

aux yeux de l'assistance entière.Ayant pleinement satisfait sa curiosité, Guillaume

aurait voulu aller visiter le verger et admirer les arbres

3uiy foisonnaient, et sous l'ombre desquels plusieurs

es danseurs étaient allés s'étendre avec leurs amies.Guillaume poursuivait sa promenade par le verger sansse douter qu'il était suivi par le Dieu d'Amours accom-pagné de Doux-Regard. Que d'arbres de toute essence dansCÎ verger, arbres fruitiers, arbres divers et exotiquesqu'il serait impossible de mentionner : il y avait aussien quantité des daims, des chevreuils, des lapine ; demême des fleurs de toutes formes et de toutes couleurs

Page 95: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

88 LE ROMAN DE LA ROSE

qui contribuaient h !a beauté de ce verger délectable!

Cependant le Dieu d'Amour épiait Guillaume à son

insu, toujours le guettant

Con li venierresl qui aient

QM la beste en bon leu %se mete,Por laissier aler la saiete 3

(v. 1422).

Enfin Guillaume arriva dans un bosquet où il rencontra

une fontaine coulant sous un pin magnifique : sur une

pierre de marbre, on lisait l'inscription suivante :

iluec4 desusSe mori li biaus Narcisus (v. 1437).

L'occasion était trop belle pour négliger de rappelerl'aventure de Narcisse avec Echo

une haute dame (v. 1444)

qui l'avait aimé plus qu'être au monde, et que le pré-

somptueux avait dédaignée.On sait comment il paya de sa vie sa cruauté. Rappor-

tant à sa propre cause la morale de l'incident, Guillaume

s'adresse ainsi aux femmes :

Dames, cest essemplcaprenezQui vers vos amis mesprenez5,

Car, se vos les laissiez morir,Deus le vossavra bien merir 6

(v. 1507).

Après avoir hésité un instant à regarder dedans la

fontaine, Guillaume passe outre à ses craintes : il portesa vue sur les deux pierres de cristal placées au fond de

la fontaine qui réfléchissaient, pour le spectateur, lorsque

1. chasseur.—2.lieu.— 3.flèche.— 4. là. — 5. agissesmal.—

6. fairepayer.

Page 96: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

LE ROMAN DE LA ROSE 89

le soleil venait à les illuminer de ses rayons, tout ce quise trouvait à lentour. Qui se mire en ce miroir ne peutêtre assuré de ne pas voir une chose qui le mette sur lavoie d'aimer. Que de victimes ce miroir n'a-t-il pasfaites? Aussi cette fontaine a-t-elle à bon droit été appeléela Fontaine d'Amour. Dans le miroir, entre mille objets,l'amant choisit des rosiers chargés de roses : il se dirigeaaussitôt de leur côté et quand il fut près, l'odeur enivrantedes roses le pénétra jusqu'au coeur. Il en aurait biencueilli une, mais il s'abstint dans la crainte de fâcher le

seigneur du verger. Un certain bouton fixa particuliè-rement son attention et il l'eût volontiers cueilli, maisil en fût empêché par les ronces et les épines qui rendaientson atteinte inaccessible. C'est alors que le Dieu d'Amour

qui suivait tous les mouvements de notre amoureuxlui décocha une flèche à travers le coeur. Le jeune homme

put à deux mains arracher le fût de la flèche, mais la pointebarbelée qui était appelée Beauté se ficha si avant dansson coeur, qu'elle n'en put être tirée hors. Malgré sessouffrances, l'Amant s'avança de nouveau vers le rosier,mais Amour prit une autre flèche à pointe d'or : elle senommait Simplesse

Qui maint orne par mi le mondeE mainte famé a fait amer (v. 1738).

Il la lui décocha ; de même, successivement, une troi-sième Courtoisie, puis une quatrième Compaignie,enfin une cinquième, celle-ci très puissante,

C'est Biaus Semblanz qui ne consentA nul amant qu'il se repenteD'Amors servir, por

1mal qu'il sente(v. 1842),

1. pour.

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9J LE ROMAN DE LA ROSE

Elle est aiguë et tranchante, mais Amour en a ointla pointe d'un onguent précieux, afin qu'elle ne puissepas trop nuire ; car Amour ne saurait vouloir la mort deses serviteurs.

Le Dieu survient alors et somme l'Amant de se rendre.Celui-ci s'y résout sans effort et s'apprête à lui baiser les

pieds. Amour lui prend la main

E me dist : Je t'ain moût e prisDon tu as responJtt is$i:

Onques tel responsenissiD'orne1 vilain mal enseignié2... (v. 1928)Si me baiseras en la boucheA cui.3nus vilains on *ne touche.

Je ni laisse mie 6 touchierChascun vilain, chascunbùuchierAins doit estre cortoisejransCil queferni a orneprens. (v. 1935).

Cette façon méprisante de parler du vilain décèle les

préventions aristocratiques de Guillaume de Lorris,et laisserait à penser, comme d'aucuns l'ont cru, qu'ilappartenait à la classe des chevaliers, alors que Jean de

Meun, dont les idées sociales sont toutes différentes,sortait de la bourgeoisie.

Amour demande alors des gages et l'Amant de lui

répondre : « Vous avez mon coeur, mettez-y une serruredont vous aurez la clef! » Cette idée au moins singulièren'est pas de Guillaume ; il l'a empruntée à Chrétien de

Trôyes dans son Chevalier au lion qui passe pour sonchef-d'oeuvre1*. Amour accepte la proposition, et lui

repart : .

1. homme.—>2.appris—3.qui.—4.homme.—5.pas.I*. Ûame,vosan,portezla clef,

Et la sure et l escrinavezOumaj'oieest,si nelsavez.

DerLôwenritter^(Halle,1887,in-8°),v. 4632-34.

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LE ROMAN DE LA ROSE 91

Res,>3ontAmors « je mi acors;II est assez sires l doit corsQui a le cuer en sa comandea

;Outragettsest qui plus demande...(v. 1995).

Après quoi, le Dieu dicte ses commandements à sonnouveau varsal : « Tout d'abord, je veux que tu évitesvilenie. Malédiction à ceux qui l'aiment! »

<(Vilanie premièrement»Ce dist Amors « vueil et cornantQue tu guerpisses

3 sans reprendre,Se tu ne viaus 4 vers moi mesprendre.Si maudi e escomenieToz ceusqui aiment vilanie :Vilanie fait les vilainsPor ce n'est pas droiz 5

queje Vainsft.Vilains est fel

7 e senz pitié,Sens servisee sen; amitié... (v. 2077),

« Garde-toi de raporter aux gens ce qui doit être tu.Sois discret et poli. Salue les gens le premier par les rues.Ne prononce pas des mots jales et deshonnêtes. Honoreles femmes ; prends leur défense lorsqu'elles sont atta:quées. Sois soigné dans ta mise et dans ta personne.Sois gai ; ne sois pas avare ni orgueilleux. Pour être unparfait amant, mets ton cobur en un seul lieu.

«Attends-toi à de dures épreuves. Tu souffriras mora-lement et aussi dans ton corps, le jour et la nuit. Tudépériras et maigriras à vue d'oeij,

Car bien saches qu amors ne laisse . '

Sor fins flamans colorne graisse (v. 2549).

\.\maUte.— 2."pouvoir.— 3. quilles.— 4. veux.— 5, juste.—6. aime.—7.félon.— 8. loyaux.

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92 LE ROMAN DE LA ROSE

«Sois généreux avec la servante de la maison. »

Quand Amour eut terminé sa leçon,l'Amant, tout troubléde demander comment un amoureux pourrait endurerdes maux pareils ; et Amour de lui répondre : « Nuln'a de félicité Qu'il ne la paie. L'Espérance est là qui leconforte. Je te la donne, et j'y joins

Trois autres biens qui gxanz solaz l

Font a ceusqui sont en mes laz... (v. 2641).

Ce sont Doux-Penser, Doux-Parler et Doux-Regard.Je veuxque chacun d'eux te garde jusqu'à ce que tu puissesmieux attendre. »

A ces mots, Amour s'évanouit à la vue de son inter-locuteur encore plein d'émoi. Celui-ci souffrait cruellementde ses plaies et avait conscience que seul le bouton tantsouhaité pourrait le guérir, lorsque Bel-Accueil,

Un vallet bel e avenant (v. 2790),

s'avança vers lui et, dans des termes très aimables, luidit qu'il pouvait franchir la haie, qu'il était tout à sonservice.

Tout réconforté par les bonnes paroles de Bel-Accueil,l'Amant le prend au mot, et franchit les ronces qui rem-

plissaient la haie : il s'avance vers le bouton et l'approchede si près qu'il aurait pu le toucher quand surgit tout à

coup Danger accompagné de Maie-Bouche, de Honteet de Peur, tous les quatre préposés à la garde des rosiers.L'Amant de supplier Bel-Accueil de lui procurer le bou-

ton, objet de ses désirs. Effrayé d'une pareille demande,Bel-Accueil refuse : à ce moment Danger vient lui repro-cher durement ses complaisances pour le jouvenceauen mal d'amour ; et Bel-Accueil de s'enfuir, et l'Amant de

1. soulagements.

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LE ROMAN DE LA ROSE 93

sauter la haie en toute hâte pour échapper aux violencesde Danger devenu menaçant.

Ne cuidiez lpas que nus 2conoisse

S'il n'a amè, qu'est grant angoisse,(v. 296i).

L'Amant, livré à ses réflexions, était dans un acca-blement douloureux lorsqu'une dame, répondant au nomde Raison, descendit de la tour d'où elle avait vu toutela scène et s'approcha de l'Amant à qui elle reprocha sonaveuglement fatal, et tâcha de le dissuader de la passionmalheureuse qui l'obsédait. Piqué au vif, l'Amant derépondre, courroucé, qu'il entendait persévérer dans sonentreprise, et qu'on le laissât en paix. Raison voyant qu'elleperdait son temp3 à le sermonner, n'insista plus et seretira. Resté seul, triste et abattu et tout en pleurs, l'Amantse rappelant les conseils d'Amour, qui lui avait suggérél'idée de chercher un confident à qui il pût pleinements'ouvrir, se souvient qu'il avait un compagnon très sûrdu nom d'Ami. Il se rendit aussitôt près de lui et lui ra-conta comment Danger l'avait menacé de le dévorer,et comment il avait chassé Bel-Accueil lorsqu'il l'avaitvu lui parler.

«Soyez sans crainte, lui dit alors Ami, je connais Dan-ger, il se laissera gagner, accessible qu'il est aux prièreset à la flatterie : allez le trouver, et suppliez-le d'oublierson ressentiment et de vous pardonner. » Il en fut commel'avait prévu Ami. Toutefois Danger mit quelque tempsà s'attendrir, permettant à l'Amant d'aimer à sa guise,mais à la condition expresse qu'il se tînt loin des roses,

Car je n'aurai aucun égardSe. tu passes jamais la haie. (v. 3202).

Ayant mis Ami au courant de sa démarche, l'Amant

I. pensez.— 2. nul.

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94 LE ROMAN DE LA ROSE

retourna près de la haie pour voir au moins son cherbouton. D'autre part, Danger s'était souvent enquissi l'Amant respectait les conventions. Sur l'interventionbienveillante de Franchise et de Pitié qui vinrent plaiderauprès de Danger la cause de l'Amant, à cette lin qu'ilpût revoir Bel-Accueil : Danger y consentit et l'Amant,sous la conduite de Bel-Accueil, pénétra dans le pourpris,chose qui lui avait jusqu'alors été absolument défendue.11put ainsi tout à son aise contempler la rose qui était

pleine et épanouie et plus vermeille que jamais. L'Amantaurait bien désiré prendre un biiser de la rose si parfumée,mais n'osait trop insister sur ce point auprès de Bel-

Accueil, qui s'attendait bien au refus de Chasteté, carcelui-là à qui l'on octroie le baiser, a le meilleur de la

proie

Car qui au baisier puet ataindreA poincpuet alantx remaindrea

;E sachiezbiencui l'en octroieLe baisier, il a de la proieLi miauzs e le plus avenant,Si a erres4 dou remanant5 (v. 3403).

C'est alors que Vénus, l'ennemie déclarée de Chasteté,intervient en faveur de l'Amant : elle tenait en sa maindroite un brandon enflammé et décida Bel-Accuel àaccorder à l'Amant la requête qu'elle lui avait présentée.L'Amant put donc enfin prendre un baiser de la rose,baiser si doux et si savoureux que toute sensation de

I. alors.—2.demeurer.—3.mreuor.—4.arrhes.—5.cequireste.—{arrhespourlereste).

Bienesl'ilvrai qu'enrencontrepareilleSimplesbaisersfontcraindrele surplus.

LaFontaine,LesRémois(Contes).

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LE ROMAN DE LA ROSE 95

douleur disparut en luix*. Toutefois Maie-Bouche, pré-venu de ce qui s'était passé en avertit Jalousie qui accablade reproches Bel-Accuel : cette scène violente provoquala fuite de l'Amant, tandis que Honte et Peur faisaientretomber leur colère et leur dépit sur Danger qui juraimais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Cependant Jalousie, ayant racolé tout ce qu'il y avaitde maçons et de terrassiers dans le pays, ordonne de creu-ser un large fossé autour des rosiers et, au-dessus, d'édi-fier un mur formant un carré de dix toises de côté : lestourelles étaient en pierres de taille, et il y en avait uneà chaque angle. A l'intérieur, s'élevait une tour puis-sante et haute. Le Château était à l'avenant avec unegarnison imposante. Danger, Honte, Peur et Maie-Bouchefurent préposés à la garde de chacune des portes avec unnombre respectable de sergents sous leurs ordres. Jalousieavait fait emprisonner Bel-Accueil dans la tour sous lasurveillance incessante d'une vieille, rompue aux rusesd'amour et qui en savait toutes les manigances.

Bel Accueilse taist et escoute,Por 1 la Vielle que il redoute;E n'est si hardi quil se mueveQue la Vielleen li napercoeveAucune joie contenance,Quel scet toute la vieille dance2.

Quant à l'Amant qui se tenait hors des murs, il étaitdans le désespoir, véritable objet de pitié pour chacun.

1*. Ce traitévoquecesdeuxversde Lucrèce:Sed leviterpoenasfrangitVenusinter aniorem,Blandaquerefrénâtmorsusadmistavoluptas.

(Denat, ter. IV. v. 1077-78).Rienne s'opposeà ce queGuillaumeait connuLucrèce.

1. à causede.—2. l'expériencedeschoses.

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% LE ROMAN DE LA ROSE

Considérant avec amertume combien cher Amour luifaisait payer les biens qu'il lui avait prêtés, le poète, aumilieu de cette métaphysique aride, prête à notre Amantcette comparaisontoute souriante de fraîcheur et de grâce :

Je resemblele païsantQui giete en terre sa semence,E a joie quant el comenceA estrebêlee drue en erbe.Mais, avant qu'il en cueillegerbe.L'empire, tel eure est, e grieveUne maie nue qui lieve

Quant li espi doivent florirSi fait le grain dedenzmorir,E l'espéranceau vilain toJ \Qu'il avoit eue trop tost.Ge crien ausi avoir perdueE m' *

espérancee m'atendue

QuAmors m'avoit tant avancié

Que j'avoie ja comenciéA dire mes grans privetezA Bel Acucil qui apretezEstoit de recevoir mes jeus ;Mais Amors est si corageus

3

Qu'il me toli 4 tost en une eure,Quant je cuidai estre au deseure6.Ce est ausi con6 de Fortune,Qui met ou cuer desgens rencune,Autre eure les aplaigne

' et chue8.En poi d'eure son semblant mue :Une eure rit, autre eure est momeEle a une roe 9

qui tome,E, quant ele viaut, ele met

1. cnleue.—2. mon.—3. changeant.—4. enleva.—5. dessus.—6.comme.—7.—caresse.— 8.flatte.—9. roue.

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LE ROMAN DE LA ROSE 97

Le plus bas amontx ou somet,E celui qui est sor la roeReverse a un tor en la boe3.£ je sui cil 3

qui est versez,(v. 3960.)

L'Amant poursuit son monologue : « Je n'aurai plusde joie, conclut-il, puisque Bel-Accueil est prisonnier :

or, mon bonheur et ma guérison dépendent de lui et dela rose. Si Amour veut que je revienne à la santé, il faut

que Bel-Accueil sorte de prison. « Ha, Bel-Accueil, beaudoux ami, je suis en grand souci pour vous I Peut-êtrem'en voulez-vous d'être en prison à cause de moi ? Pour-tant ce n'est pas ma faute. Je souffre plus que vous devotre infortune. Je redoute que des traîtres et des envieuxne viennent me déservir auprès de vous. J'ai peur que vousne m'ayez oublié. Si je perds votre bienveillance, rit n ne

pourra jamais me consoler, car je n'ai plus confianceailleurs qu'en vous ! v

Jamais n'ierl *rien qui meconfortSi je pers vostre bienvoillance

Que je n'ai mais aillors fiance, (v. 4058.)

C'est sur ces vers que se termine la première partiedu Romande la Rose,dans le ms. fr. 378 de la Bibliothèquenationale. Ils sont suivis d'une petite miniature, au-dessousde laquelle on lit immédiatement ce passage rubrique :

«Cy endroitfina maistreGuillaumedeLorriz cest romanz,que plus n'en fist, ou pour ce qu'il ne vost, ou pour ce qu'ilne pot. Et pour ce que la matière embelissoita plusors, il

plot a maistre Jean Chopinel de Meun a parfaire le livreet a ensivrela matière. Et commenceen telemanièrecommevousporroiz oïr et après. >>(fol. 25 Ç). ^'~ ^

Les 78 vers apocryphes qui suivent le vers 405p.deGiiil£\

I. enhaut.—2.boue.—3.celui.—4.sera.

THUASNE

Page 105: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

98 LE ROMAN DE LA ROSE

laume de Lorris sont publiés aux Notes dans le tome II

de Langlois, p. 330. Les deux premiers sont ainsi conçus :

Ne reconfortnul qui m'aïst.Ha l biaus douz cuers, qui vous veïst...

Les deux derniers :

A^tant m'en part e ùren congié.C'est li songesque j ni songié. »

Page 106: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

LE ROMAN DE LA ROSE

SECONDE PARTIE

E si l'ai je perdue, espeir :l (v. 4059.)A po que ne m'en desespeir.Desespeirl Las/ je non ferai,Ja ne m'en désespérerai,Car, s'Espérance m'iert faillanz,Je ne seraie pas vaillanz

Jean de Meun se substitue ainsi à Guillaume, et ter-mine le monologue inachevé de ce dernier. L'Amant selie aux paroles d'Amour oui lui avait recommandé decompter sur Espérance. Il s'inquiète du sort de Bel-Accueil :

Par quel proece2

Istrait il 3 de tel forterece? (v. 4127.)

se demande-t-il anxieux ; aussi déclare-t-il avoir (aitune étrange folie, en s'engageant dans les liens d'Amour ;

Ainz fis grant folie e grant rage,Quant au deu d'Amours fis omage.Dame Oiseuse le me fis faire :Honi sei li e son afaire 4,

1. peut-être.— 2. coupJe fortune.— 3. sorlirail-ii— 4. intet»vention.

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100 LE ROMAN DE LA ROSE

Qui me fist oul joli vcrgierPar ma prière ncrbergier

2(v. 4131.)

Et l'Amant de poursuivre ses doléances, lorsque

Raison la bile, Vavenant,Qui de sa tour ja

3 descendi

Quant mes complaintes entendu (v. 4131.)

Elle s'adresse à lui en ces termes : « Bel ami, commentva ton affaire ? N'es-tu pas lassé d'aimer ? N as-tu pasassez souffert comme cela ? Tu ne connais pas quel estce dieu d'Amour. Je vais te le dire, et te démontreraice qui n'est pas démontrable. Et Raison d'enfiler cettedémonstration puérile où la première partie de la propo-sition est contredite dans la seconde, et qui comptesoixante-dix vers, dont il suffira de citer les premiers :

Amour ce est pais haineuse,Amour c'est haïne amoureuse,C'est leiautez la desleiaus,C'est la desleiautez leiaus,C'est peeur toute asseûree

Espérance désespérée... (v. 4293.)

Dans cette longue tirade où les vers jolis et spirituelsne manquent pas, on relève les deux suivants :

Car ausincbien sont amourettesSouz bureaus corne sous brunetes (v. 4333.)

que s'est rappelés La Fontaine dans Joconde :

1.dans.—2.ptendteaùle.—3. alors.

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LE ROMAN DE LA ROSE 101

Sous les cotillon*desgriseltes,Peut loger autant de beautéQue sous les jupes des coquettes.

« Crois-moi, poursuit Raison, fuis l'amour, car

5e tu le suiz, il te suira ;Se tu t'en fuiz, il s'en fuira. » (v. 4357.)

Toutefois l'Amant est mal satisfait de ces antithèsesdéconcertantes ; aussi demande-t-il à Raison de lui don-ner une définition compréhensible de l'amour. « Volon-tiers », fit-elle ; et aussitôt de traduire de près le célèbrepassage d'André le Chapelain :

Amour, se bien sui apensee\C'est maladie de penséeEntre deux personnesannexea,Franches entre eus, de divers sexe.Venant aus genz par ardeur néeDe vision desordeneePour acoler, pour baisier,Pour aus chamelmentaaisier 3.Amanz autre chosen'entendAinz s'art 4e se délite en tant,De fruit aveir ne fait il force,

5

Au délitert sans plus s'efforce1, (v. 4377).

I. avisée.— 2. conjointe.—3. sedonnajouissance.— 4. s'échaufe.— 5. nesepréoccupe-t'il.—6. aufait deprenaitduplaisir.I. Voicila traductionde DrouartLa Vacheet le texte original

d'Andréle Chapelain.LADOTINICIONSD'AMOURS:

Teleest la dyffintclonsD'Amours: AmoursestpassionsOumaladiededenznéePar visiondesordenee,

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102 LE ROMAN DE LA ROSE

Les vers qui suivent sont de l'inspiration directe de

Jean de Meun, qui par la bouche de Raison déclare

qu'en amour, il vaut toujours mieux être trompeur quetrompé (v. 4400), précepte qui eût scandalisé Guillaume.Raison montre ensuite à l'Amant à quels excès la Jeu-nesse entraîne les hommes ; mais la Vieillesse les ramènedans la bonne voie et les accompagne jusqu'à la fin.Raisonde dissuader l'Amant de l'amour des folles femmes

qui se vendent :

Venantdeformed'autresexeEtdecommunassentconnexe,AinsicomVenusle commande,ParquichascunsamansdemandePlusl'acoleret lebaisierQueluid'autrechoseaaisier.Orest ildroisquevousdîontCornentAmoursestpassions;Car,ainçoisquellesoitparfaite,Il i a mainteangoissetraite,QuadésestamansendoutanceQueil neperdes'esperanceEt queil neperdesapairie.D'autrepartmalementlemaineCequ'ildoutelesmesdisans.Maintesautreschosesnuisanz,Quili nuisentoupueentnuire...

LiLioretd'AmoursdeDrouartLa Vache,texte établipar RobertBoMiat.Paris, 1926,ln-8°.p. 5. -- (Poèmede 7.640versoctosylla-biques).—Texted'AndréLeChapelain: «Amorestpassioqusdaminnata,procedensexvisioneet immoderatacoçitationeforma?alteriussexus,ob quamqiiidemaliquissuperomniacupit altcriuspotîriamplexibus,etomniadeutriusquevoluntatein ipsiusamplexuamorîscompleri.»(Cap.I. Quidsitamor,p. 3).—«Hocautemest précipitein amorenotandumquodamornisi inter diversorumsexuumper-sonasessenon potest...Ad hoctotustenditconatusamantiset dehocilliusassiduaestcogitatio,ut ejus,quamamat,fruatur amplexi-bus; optâtetîamut cmniacumeacompleatArnorismandata,id est,eaquoeinanoris tractatibusreperiunturinserta...»(Cap. II. Inttrquospossitesseamor,p. 6).

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LE ROMAN DE LA ROSE 103

Nus on 1ne se devrait ja prendreA famé qui sa char veaut vendre :Pense il que famé ait son cors chierQui tout vif le Veaut escorchier?Bien est chaitis 2 e défoulez

3

On qui si vilment est boulezQu'il cuide que tel famé VaimePour ce que son ami le claime,E quel li rit e li fait feste.Certainement nule tel besteNe deist * estre amie clamée,N'el n'est pas digne d'estre amee.L'en ne deit riens prisier moillier 5

Qui ornebee 6 a dt%poillier.(v. 4565.)

Et Raison de conclure, non sans éloquence :

Trop sont a grant meschief' livré

Cueur qui d'amours sont enivré ;En la fin encor le savrasQuant ton tens perdu i avias,E degastee ta jouvenle

8

En ecte leece9 dolente.Se tu peuz encore tant vivreQue d'amours tu veies délivre l0,Le tens quavras perdu plourras,Mais recouvrer ne le pourrasEncor, se par tant n en eschapes,Car, en l amour ou tu t'entrapes,Maint il perdent, bien dire l'os 12,Sen,

13tens, chatel, cors, ame, los. »t 4

(v. 4615.)

1.homme.—2.malheureux.—3.malmené.—4.devrait.—5.femme.— 6 aspireà. — 7. malheur.— 8. jeunesse.— 9. joie.— 10.libre,débarrassé.—W.parhasard.—12.j'ose.—:13.intelligence.—14.réptrtalion.

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104 LE ROMAN DE LA ROSE

Passant ensuite à la Fortune, Raison établit que l'hommevraiment riche est celui qui a sa suffisanceet s'en contente :

Si ne fait pas richece richeCelui qui en trésor la fiche,Car soufisanceseulementFait orne vivre richement;Car teus l n'a pas vaillant deus miches

Qui est plus a aise e plus riches

Que teus a cent muis de froment, (v. 4975.)

La raison en est que ce dernier désire toujours davan-

tage.

Mais li autres qui ne se fieNe mais qu'il ait au jour la vie.Et li soufist ce qu'il gaaigne,Quant il se vit de sa gaaigne,Ne 2ne cuideque riens li failleTout n'ait il pas une maaille,Mais bien veit qu'il gaaigneraPour mangierquant mestiers3seratEt pour recouvrer chauceiireEt convenablevesteiire;Ou, s'il ravient *

qu'il seitmaladesEt truist 6 toutes viandes6 fades.Si se pourpense

7 i7 touteveiePour sei giter de maie veieEt pour issir 8 hors de dangierOu il navra mestier de mangier;Ou que de petite vitaille •

Se passera, cornentqu'il aille y10

Ou riertn a l'Ostel Deu portez

I. Tel.—2. tt. —3. besoin.—4.advientd'autrepart.—5. trouve.—6.nourriture.—7.réfléchit-il.—8.sortir.—9.victtiaille.—-10.quoiqu'ilarrive.— 11.seradenouveau.

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LE ROMAN DE LA ROSE 105

Lors sera bien reconfortez;Ou espeir

1qu'il ne pense point

Qu'il ja puist venir a ce point ;Ou s'il creit que ce li aviegne,Pense il, ainz que li maus 2 li tiegne.Que tout a tens espernera

3

Pour sei chevir4 quant la sera ;Ou, se d'espernier

6 ne li chaut fl

Ainz viegnent li freit e li chaut,Ou la fain qui mourir le face,Pense il, espeir, e s'i soulace7,Que, quant plus tost defenira 8,Plus tost en paradis ira,Qu'il creit que Deus le li présentQuant il laira 9 Vessil présent.... (v. 4991.)

L'auteur de citer Pythagoras dans les Vers dorés qu'onlui attribue et qu'il avait connu par Chalcidius dans soncommentaire sur le Timée de Platon. Raison qui exprimeici la pensée même de Jean de Meun, lequel était croyantet religieux à la manière de Rustebuef, ajoute :

Moût est chailis 10e fosn nais n

Qui creit que ci seit ses pais13:

N'est pas nostre pats en terreCe peut l'en bien des clercs enquerreQui Boece,de Confort, lisent,Et les sentencesqui la gisent ;Don granz biens aas genz lais feraitQui bien le leur translaterait (v. 5033.)

Le poète ne se doutait pas sans doute qu'il traduiraitquelques années plus tard le De Consolatione.

1. peut-être.— 2. mal.— 3. épargnera.— 4. se tirerd'affaire.—5.épargner.—6.nelutsoude.—/. seconsole.—8.mourra.—9. lait'sera.—10.malheureux.—II. fou.—12.denature.—13.vraiepatrie.

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106 LE ROMAN DE.LA ROSE

Raison poursuit inlassablement sa démonstration. « Nuln'est misérable s'il ne croit l'être, qu'il soit roi, chevalierou ribaud. Voyez les débardeurs de charbon de la Placede Grève : combien en est-il parmi eux que la peine netouche en rien tant ils ont le coeur gaillard. Ils dansent,ils sautent et vont au marché aux tripes à Saint-Marcel,se moquent des trésors et vont à la taverne dépenser touteleur paye et leur épargne ; puis après retournent gaiementà leur ouvrage et gagnent loyalement leur pain,

Puis revont au tonnel et beivent,E vivent si corn vivre deivent. (v. 5061.)

« Ne sont-ils pas plus riches que les usuriers chez quila convoitise étoufîe la jouissance ? Il en est de même desmarchands, des avocats, des médecins, et aussi des théo-

logiens et des prêcheurs, quand c'est l'amour du gainqui les pousse. Les avares qui thésaurisent ou prêtent àusure rendront compte à Dieu de leur conduite. »L'argentest fait pour circuler; le numéraire étant l'aliment ducrédit public. Il est vrai que Philippe le Bel, par l'altéra-tion des monnaies avait effrayé le capital qui se cachait :il fallait le faire sortir. Jean de Meun servait ainsi lessecrets désirs du roi quand, par la bouche de Raison illui faisait dire :

Aus richecesfont grant laidure l

Quant ils leur tolent2 leur nature :La nature est queus deivent courre3

Por genz aidier e pour secourre4,Senz estre a usureprestees;A ce les a Detts aprestees:Or les ont en prison repostes5, (v. 5183.)

1.Injure.—2.âtent.—3.courir,circuler.—4.secourir.—5.cachée*.

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LE ROMAN DE LA ROSE 107

Comment ceux qui emmurent leurs richesses pour-raient-ils être heureux ? L'avare viendra nous citer lesrois qui arment autour d'eux cinq cents, cinq mille ser-viteurs par pure peur.

Qui toujourz les tourmente e grieoe1

(v. 5279),

et non par « grant hardement ', comme ils voudraient lefaire croire. On invoque la force du roi 1

Par sa force ! Mais par ses ornes,Car sa force ne Vaut dettspomesOutre la force d'un ribaud,

2

Qui s'en irait a cueur si haut. 3

Par ses ornesl Par fel,4je ment,

Ou je ne di pas proprement :Vraiement sien ne sont il mie,Tout ait il entr'aus seignourie.Scignourie ! Non, mais servise,Qu il les deit garder en franchise ;Ainz sont leur, car, quant il voudront,Leur aides au rei toudront,

6

E li reis louz seus demourraSi tost con li peuples vourra,Car leur bontez, ne leur proeces,

8

Leur cors, leur forces, leur sagecesNe sont pas sien, ne riens ni a ;Nature bien les li nia... (v. 5297.)

Il serait curieux de savoir comment Philippe le Bel

prit la chose : fort bien, sans doute, puisque le Roman dela Rose fut le point de départ de la fortune de son auteuret des bons rapports qu'il entretint toujours dans la suiteavec le roi.

I. sontà charge.— 2.hommederien.— 3.hardi.—4.foi.—5.sup-primeront.— 6. bonnesqualités.

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108 LE ROMAN DE LA ROSE

« Mais alors, repart l'Amant complètement étourdi

par cette éloquence torrentueuse, qu'ai-je donc à moi 7 »

Et Raison de lui répondre : « Ce sont les biens que tusens en toi et que tu ne peux aliéner :

Tuitl autre bien sont de Fortune. » (v. 5343.)

« Les sages n'ont pas à en tenir compte ; ne t'attachepas par intérêt à ceux qui les possèdent et renonce égale-ment au fol amour où tu t'enlises : je vais t'indiquer unautre amour :

Tu peux amer generaumentTouz cens doit monde leiaument. » (v. 5447.)

Voulant montrer que l'Amour est plus fort que laJustice, et qu'à lui seul, il s'entendrait à rendre la viebonne et belle, Raison rapporte le crime dont se rendit

coupable Jupiter envers son père Saturne :

Ou tens que Saiurnus règne otCui 2

Jupiter coba les coilles.Ses fiz, con si fussent andoilles,(Moût ot ci dur fi.ll

3 e amer)tPuis les gita

4 J^\:fz la mer,Don Venusla déesseissi6,Car li livres le dit issi*... (v. 5536.)

Après avoir décidé, avec exemples à l'appui, que laCharité vaut mieux que la Justice, Raison conclut, sansfausse modestie qu'elle seule est le partage des sages ;ce qui lui fournit l'occasion de décrire l'île et le palaisde Fortune en cent quatre vingt dix-sept vers littérale-ment traduits de l'Ânti Claudianus d Alain de Lille,

AI. tous.—2 à qui.—3.fils.—4 jeta.—5.sortit.—6. ainsi.

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LE ROMAN DE LA ROSE 109

vers d'une réelle beauté qui ne le cèdent en rien à l'original(v. 5921-6118).

Passant ensuite aux trahisons de la Fortune, Raisonde rappeler l'histoire de Néron et de Sénèque son bonmaître, celle de Crésus que son opiniâtreté conduisit augibet : elle fait une allusion à la conquête alors touterécente du royaume de Naples par Charles d'Anjou, lefrère de Saint Louis. Cette mention vient apporter unediversion appréciable par le fait de sa contemporanéité,en même temps qu'elle fournit un élément utile pourdater la composition de la seconde partie du Roman dela Rose. Infatigable, Raison continue son discours parl'apologie des deux tonneaux de Jupiter, et renouvelleses efforts pour dissuader l'Amant de son amour malheu-reux. Celui-ci y tient d'autant plus, et, pour détournerle cours de la conversation, il prend à partie Raison etlui reproche d'avoir manqué à la courtoisie en osant

parler de couilles ; tel mot étant choquant dans la bouched'une pucelle bien morigénée : Raison, sans se fâcher, se

prend à sourire et répond à son censeur qu'elle peutbien nommer sans qu'on lui en fasse reproche, une chose

qui n'est que bonne en soi. C'est volontairement queDieu mit en c. et en v. la puissance génératrice

** :

Car volentiers, non pas enviz,1

Misl Deus tn coilles e en vizForce de generacion,Par merveilleuseentencton,Pour Vespieceaoeir toujours vivePar renouoelance naïve 2. (v. 6965.)

I*.Le chanoineMolinetn'éprouveaucunegêne,aprèsavoirtraduitcepassage,à s'appesantirsurcesmêmesmotsdanssaMoralité:<Rai-son,dit-il,a faitmencionauchapitreprécédentdedeux,voirede troismembreshumainsçjuisontlangue,lescoulleset le vit pourlesquelzmerveilleuxgroslitiges'estengendréentrel'Amantet icelleRaison.»

I. malgrélui,contraint.— 2. naturelle.

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110 LE ROMAN DE LA ROSE

« Votre langage effronté, reprit l'Amant, montre bien

que vous êtes une folle ribaude pour oser parler ainsi. »

A quoi Raison de maintenir sans colère son opinion et

d'invoquer pour sa défense le Timée de Platon *. Elle

(fr.24393,fol.CXIlb).Il poursuit: «Lesdessusditzmembresgénitaux

3uisontlesmarteaux,englumes,pinces,fournaises,souffletzet engins

esquejzNatureforge,busquéetmaillecontinuellement...»(fol.cxilc).—Froissartrappelantle supplicedeHuesle Despensier(1326)écrit:«On li copatout premiersle vit et les coulles.(Edit.SiméonLuce,1.1,p. 34).Lamêmephrase,avecl'emploidesmêmesmotsest repro-duitedanslamêmepage,c'estdoncquel'auteur,un prêtre,n'yvoyaitpasmalice.Rogerde Mortemçrfutmisà mortdanslesmêmescondi-tions(1330): Froissartemploielesmêmesexpressions: «...et puislivit copésa touteslescoulles»(t. I, p. 89).LesGrandesChroniquesdeFrancerelatantle supplicedes frèresd'Aulnay,Philippeet Gaultier,amantsdesdeuxbrus de Philippele Bel,s'exprimentpareillement.Nos deuxchevaliersavaientpris trop au sérieuxl'amourcourtois,aussifurent-ilsécorchésvifs,«et lesvitset lesgénitoirescoupes,puistraînésau gibetet pendus.»GrandesChroniques,édit.P. Paris,t. V,p. 204).PourMartinLe Franc,voirci-dessus,p. 71.

1. «Celésentenceci rimeeTrouverasescriteenTimeeDePlaton,quinefut pasnices1,Ei quandtu,d'autrepart,obicesQuelait e vilainsontli mot,Je tedi,devantDeuquimot2 :Seje, quantmislesnonsauschosesQuesi reprendreeblasmeroses,Coillesreliquesapelasse,E reliquescoillesclamasse,Tu,quisi m'enmorze dépiques:\Meredeïssesdereliques

?uecefusl laizmote vilains,

oillesestbeausnonse si Vains*;Si sont,parfei, coillone vit ;Onenusplusbeausguieresnevit.Je fislesmoze suicertaine

Qyonquesnefis chosevilaine,E Deus,quiestsagese fis,Tienta bienfait quanque6je fis

1.ignorant.—2.entend.—3.asticotes.—4.aime.—5. toutceque.

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LE ROMAN DE LA ROSE III

en profite pour répéter le mot qui avait offensé si fortnotre délicat censeur en en citant d'autres semblables :l'Amant déclare qu'il ne veut penser qu'à la Rose et quesi son interlocutrice continue à parler de ce ton, il quitterala place. A ces mots, Raison se lève et soi*. L'Amant,tout peiné, court retrouver Ami qui lui conseille de cher-cher à corrompre la Vieille et les portiers du château,il lui rappelle en outre qu'il ne faut pas craindre d'ouvrirsa bourse, les dons ayant un merveilleux effet sur lesconsciences. «Si votre amie est telle que vous la dépeignez,modeste et loyale, grandissez-vous à ses yeux par votre

SeJamesnésl nomentenFrance,Cen'estfors2 desacoustwnanceCar li propresnonsleurpleùst,Quiacoustuméleseiisl;E se proprementlesnomassent,Ja 3certesde riensni ptchassent...(v. 7103)

Tout d'ailleurs,poursuitRaison,n'estquequestiond'habitude:Maintechosedesplaislnovele,Quipar acoustumanceestbêle.Chascunequileva nomantLesapelenesaicornent:Bourses,harneis,riens,piches,pines,Ausincconsefussentesbines.Maisquantlessententbienjoignanz.Eusnéstienentpasa poignanz4,Or lesnomentsi corneeussculent5.(v. 7139).

Raisonpoursuitsa démonstration,et l'Amantsembleen partieserendreà sesarguments; il lui fait presquedesexcuses:

5/ foustiengpourbienescuseeDela paroleainsincuséeE desdtusmozdesusnomezQuantsi proprementlesnomezQu'ilnemi convientplusmuser.Nemonsensenglosermer...(v.7199).

\. neles. — 2. excepté.— 3. jamais.—4. piquants.— 5. ontcoutume.

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112 LE ROMAN DE LA ROSE

courtoisie, perfectionnez-vous en science et en savoir ;ia femme sera heureuse d'avoir mis en son amour un valetsi distingué par sesqualités morales. A vrai dire, une bourse

plaine de besants, vaudra tous les compliments, toutes lesrimes et tous les motets du monde : les femmes ont un

empressement particulier pour les bourses pleines, cen'était pas ainsi, jadis. » C'est alors qu'Ami entame une

longue description de l'âge d'or naturellement amenépar le spectacle déplorable du temps présent où l'intérêtseul domine. Autrefois, au début de l'humanité, régnaientla candeur, la simplicité, l'innoncence. La terre fournis-sait d'elle-même, sans qu'on la cultivât, ce qui était néces-saire à la nourriture des hommes. Ceux-ci vivaient dansune douce oisiveté. Nul roi ni prince ne s'était permis deprendre le bien d'autrui : tous étaient égaux et n'avaientrien en propre, et regardaient comme une maxime aussivraie que sage

Quonques amour e seignourieNe s'entrefirent compaignie,Ne ne demourerent ensemble.» (V. 8451.)

Ce qui amène l'auteur à faire débiter par un marijaloux un long et curieux monologue où le mariage estvilipendé de la belle façon. Notre époux, un marchand,reproche à sa femme de fréquenter les jolits valets, decaroler et de danser avec eux : or, il entend être le maîtredu corps de sa compagne, comme de l'argent : delà desquerelles continuelles :

Tant sentrejont maux endurerQuant cil veaut la maisirise aoeirDou cors sa famé e de l'aveir. (v. 8464.)

Il lui reproche, quand il est parti en voyage pour soncommerce, ses dépenses, sa vie dissipée et le dédainqu'elle affiche pour son seigneur et maître :

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LE ROMAN DE LA ROSE 113

« Trop estes » fait-il « vilotiere,lSi ravez 2

trop nice3manière,

Quant sui en mon labeur alez.Tantost espinguiez e halezE démenez tel resbaudie4

Que ce semblegrant ribaudie, 6

E chantez comme une seraine 6

E quant voisa Rome ou en FrisePorter nostre marcheandise,Vousdevenez tantost si cointe, 7

Car je sai bien qui m'en acointe,Que par tout en vait 8 la parole ;Et quant aucun vous aparolePour quei si cointe vous tenez}En tous les leus 9 ou vous venez,Vousresponez: « Hari, hari, 10

C'est pour Vamour de mon mari l » (v. 8467.)

Et ce dernier de déplorer la vie misérable qu'il mène,non sans mêler à ses doléances, maints exemples empruntésà l'antiquité comme l'histoire de Lucrèce, du roi Phoronée,de Déjamire, de Dalila où l'on relève au cours de cetteviolente sortie qui ne compte pas moins de neuf centsvers cette fameuse imprécation contre les femmes quifut tant reprochée à Jean de Meun :

Toutes estes, seriez,n e JustesDe fait ou de volenté putes... (v. 9155.)

Il est vrai que c'est le mari qui parle, et que l'auteurpouvait alléguer pour sa défense la nécessité où il étaitde faire parler le jaloux selon son parsonnage ; mais plus

I. coureuse.—2.avezdenouveau.—3.aimable.—4.joie.—5.incon-iuite.—6. sirène.—7. coquette.—8. va.—•9. lieux.— 10.Û//<WU/allons!(exclamation).— 11.serez.

THUASSE 8

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114 LE ROMAN DE LA ROSE

loin, Jean de Meun reviendra sur cette imputation outra-

geante qu'il aggrave encore en en prenant indirectementtoute la responsabilité :

5e nou di îe pas pour lesbones

Que seur vertuz fondent leur bones\Don encor ri a' nules trovees,Tant les aie bien esprovees2. (v. 9917.)

Et il s'appuie plaisamment sur le témoignage et l'au-torité de Salomon (Eccles.VII, 29) :

Nés 3 SalemonsnésApot trouver

Tant les seiîst bien esprouver. (v. 9921.)

Seule, dans toute cette diatribe virulente, Héloïsetrouve grâce devant Jean de Meun, car elle avait toutfait pour détourner Abailard de l'épouser. Le passage,particulièrement intéressant à cause des protagonistesmis en scène, mérite, malgré sa dimension, de figurerintégralement ici :

Pierres Abailarz reconfesse5

Que seur Heloïs, abaesseDou Paraclit 6, qui fu s'amie,Acorder ne se vouloit miePour riens qu'il la preïst a 7

famé ;Ainz li faisait la jenne dame,Bien entendonz e bien lelree,E bien amanz e bien amee,Argumenz a lui chastier8

Qu il se gardast de marier ;E li prouvait par escritures9

V-I. bornes.—2. expérimentées.—3. même.—4. neles.—5.recon-nut d'autrepart.— 6. Paradet. — 7. comme,pour.— 8.avertir.—9 textes.

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LE ROMAN DE LA ROSE 115

E par raisons que trop sont étiresConditions de mariageCombienque la famé seit sage;Car les livres avait veuzE estudiez e setiz,E les meurs femenins savait,Car trestouz en sei1 les avait,E requérait que il l'amast.Mais que nul dreit ni reclamastFors que de grâce e defranchise,Senz seignouriee senz maistrise,Si qu'il peut estudierTouz siens, touz frans, senz seia lier ;E quel rentendist3 a l'estuide,Qui de sciencen'iert pas vuide.E li redisait toutes voies4

Que plus plaisanz ierent leur joiesE li soulaz plus en creissaient6

Quant plus a tart s'entrevoaient;Mais il, si corneescrit nous a,Qui tant Vamait, puis VespousaContre son amoneslement,Si t'en meschaï6malement;Car puis quelfu, si cornmeisemble,Par l'acort d'ambedeus' ensemble,D'Argenteuil none r'evestue,Fu la coille a Pierre tolueA Paris, ensonlit, denuiz,Don moût ot travauz e enuiz,E fu puisÈ cestemescheance9

Moines de Saint Denis en FrancexPuis abés d'une autre abaïe,Puis fonda, cedit en sa Vie,

I. elle.—2.soi.— 3.t'occupâtJfauttepart.—4.fols.— 5. augmen*Uraiént.—6.advint.—7.tousUsdeux.—6. depuis.—9. malheur.

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116 LE ROMAN DE LA ROSE

Une abate renomeeQu'il a doit Paradit nomee,Dont Heloîs fu abaesse,Qui devant* iert none professe,Ble meïsmesle raconte,E escrit, e n'en a pas honte,A son ami, que tant amaitQue père e seigneurle clamait,Une merveilleuseparole,Que moût de genz tendront a 2

foie,Qu'il est escrit en ses epistres,Qui bien cercherait les chapitres,Quel limanda par letre espresse,Puis quel fu neïs3abaesse:« 5e li empereresde Rome,Souz qui deiventestre tuii orne,Me deignait vouleirprendre a faméE faire mei dou monde dame ,Si voudraieje meauz5 », fait ele,« E Deu a tesmoingen apele,Estre ta putain apeleeQue empereriz

8 couronee.»

Mais je ne crei mie, par marne,Quonques puis fust nule tel famé ;Si crei je que sa letreùre '

La mist a ce que la natureQue des meursfemeninsavait,Vaincre e donter meauz en savait.Cete8, se Pierre la creiist,One espouseene l'eiist. (v. 8759.)

L'admiration de notre auteur pour soeur Héloise sefait jour plus encore, s'il est possible, dans laremarqua-

I. avant.—2.pour.— 3.même.— 4. maîtresse.—5. mieux.—6. impératrice.— 7. culturea*esprit.—8. Héloise.

Page 124: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

LE ROMAN DE LA ROSE 117

ble traduction française que Jean de Meun devait donner

plus tard de la correspondance de cette jeune femmeavec Abailard. Je renvoie à mon édition, de Villon oùces passages sont relevés d'après le fr. 920 de la Bibl. nat.(ms. du XIVesiècle).

Et, sans autre transition, notre jaloux reprend sadémonstration par ce vers :

Mariages est maus liens ! (v. 8833.)

Le mariage est un lien détestable ! Et il poursuit sesdoléances pendant encore cinq cent soixante-quatorzevers ; après quoi, plein de fureur et de rage, il se jettesur sa femme, la prend par les cheveux, la renverse à terreet la traîne par toute la maison,

Tant est de maie 1 entencion! (v. 9372.)

Mais dans le discours d'Ami, l'histoire du mari jalouxn'est qu'un intermède ; il en a d'autres dans son sac etn'en fait pas grâce à l'Amant. L'origine des rois en estle plus notable et s'y trouve rapportée dans des termesdont la violence n'a jamais peut-être été égalée. Les

premiers hommes, poursuit Ami, ne connaissaient ni le

mariage, ni la propriété, ni l'usage des monnaies, quandJason rapporta la toison fatale, et avec elle, la richesseet la pauvreté qui engendrèrent les disputes, les haines,les dissentions et les guerres. Il fallut chercher quelqu'unqui vînt mettre le hola 1 Telle fut l'origine des rois :on est loin, comme on le voit, de la définition de saintThomas : Omnispotestas a Deo : **

I. mauvaise.

}*.Determineprindpum,lib. JII,cap.J,

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118 LE ROMAN DE LA ROSE

Un iront vilain entr'aus eslurent,Le plus ossude quanqul'il furent,Le plus corsus* e le graigneur 3,Si lefirent prince e seigneur.Cil jura que dreit leur tendraitE que leur loges

*défendrait,

Se chascuns endreit sei li livreDes biensdon il se puissevivre.Ainsinc Vont entraus acordêCon cil Va dit e recordé.Cil tient grant pièce

6 cel ofice. (v. 9609).

Mais, ainsi que l'on pouvait s'y attendre,

Li robeeur,6

plein de malice,S'assemblèrent Quant seul le virent,E par maintes feiz le bâtirent

Quant les biens venaient embler7. (v. 9620)

C'est alors qu'il fallut de nouveau rassembler le peuplepour obtenir de lui des subsides destinés à payer la gardedu prince : c'est là l'origine des tailles :

Lors restut 8 le peuple assemblerE chascun endreit ? sei taillier 10

Por sergenz11 au prince baillier.

Comunement lors se taillierentTreiizia e rentes li baillierentE dûnerent granz tenemenz19;Aus reis, aus princes terriens,Selon l'esprit des anciens... (v. 9624.)

1.de toutcequi.—2. membru.—3. plusgrand.—4. demeures.—5. itmps(longtemps).— 6. voleurs.— 7. voler.—8. il fallutdenou-veau.— 9. quant.— 10.s'imposerunetaille.— 11. serviteurs.—

]2. tributs.— 13.possessionsimmobilières.

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LE ROMAN DE LA ROSE 119

Ami revient ensuite sur le chapitre des femmes qu'ilmalmène sans aucun égard et conclut son interminablediscours par ce conseil à l'Amant qui prête patiemmentl'oreille à cette éloquence impitoyable :

« Ainsincl, compainz,de vostre rose,Qui tant est précieusechoseQue n'en prendrieznul aveirSe vousla poïezaveir,Quant vous en sereiz m saisine2,Si corneespérancedevine3,E vostre joie avreiz pleniere,Si la gardez en tel manièreCon l'en deit garder tel Jlorete... » (v. 9987.)

Réconforté par ce discours d'Ami, c'est du moinsl'Amant qui l'assure, celui-ci se dirigeait vers le château,quand Richesse lui barrant le chemin lui fit remarquerque la ruine attend les amants prodigues, et lui reprochaensuite de n'avoir pas écouté les conseils de Raison.Devant cet accueil auquel il ne s'attendait guère, l'Amantrevient sur ses pas. C'est alors qu'apparut Amour qui,souriant de sa mésaventure, demande à l'Amant s'il abien exécuté ses commandements. Celui-ci, à la satisfac-tion du dieu, de réciter en guise de confiteor, les dixcommandements de l'Art d'an. r. Amour, désireux de

récompenser son serviteur si durement éprouvé, et à lafois si docile à ses ordres, s'informe de ce qu'est devenuBel-Accueil :

— Bel Acueil qu'est il devenuz?— // est en prison retenuz,Lifrans, li douz que tant amaie.— Or ne te chaut, or ne t'esmaie4

Qu'encor l'avras plus, par meseauz l 5(v. 10427.)

1. ainsi.— 2. possession.— 3. fait prévoir.— 4. inquiète.—5-yeux.

Page 127: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

120 LE ROMAN DE LA ROSE

Le Dieu convoque aussitôt ses barons pour assiégerle château et délivrer Bel-Accueil : tous ont le coeur géné-reux, à l'exception d'Abstinence-Contrainte et de Faux-

Semblant, à la mine feinte, qu'Amour finit par accepterdans ses troupes sur l'insistance de sa digne compagne.« Je vous ai convoqués, dit le Dieu d'Amours pour vaincre

Jalousie qui a fait dresser ce château fort contre moi,

Dont j'ai griementl le cuer blecié. (v. 10500.)

Je désire que notre ami Bel-Accueil en sorte.Mais, ajoute-t-il, la tâche sera particulièrement difficile. »

« Si sui dolenz e entrepris2

De Bel-Acueil qu'ele3 i a mis

Qui tant avançait4 nos amis.

S'il n'en ist, je sut maubailliz 5fPuis que Tibullus8m'est failliz

7

Qui quenoissait si bien mes ieches8;Pour cui 9 mors je brisai mes flèches,Cassai mesars, e mescuiriees10

Tramai toutes desciriees,Don tant oi d'angoissese teles

Qu'a son tombelmes lassesd'elesTraînai toutes desrompues,Tant les oiu de deuil debatues;Pour cui mort ma mèreplouraTant que près quel ne s'acoura ;

n

N'est nus cui pitié n'en preïstQui pour lui pleurer nous véîst :En noz pleurs n'ot nefrains ne brides.Gallus, Catillus e Ovides,Qui bien sorent d'amours traitier,Nous reiissentor bien mestier;

1.gravement.— 2. contrarié.— 3. elle(Jalousie).—A.favorisait.—5.matenpoint.—6. Tibulle.— 7.méfaitdéfaut.—8. qualités—9.qui.—10.carquois.— W.aieues.— 12.mourut.

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LE ROMAN DE LA ROSE 121

Mais chascun d'ans gist morz pourriz!Vez ci Guillaumede Lorriz,Cui Jalousie, sa contraire,lFait tant d'angoissee de deul traire 2

Quil est en péril de mourirSe je ne pens

9 dou* secourir. » (v. 10504.)

« Quelle perte se serait pour moi s'il venait à me man-

quer I II doit commencer le roman qui contiendra mescommandements : Il poursuivra même cet ouvrage qu'ilaura à coeur de terminer :

Ci 6 se reposera Guillaumes,Li cui tombeausseit pleins de baumes,D'encen", de mirre e d'aloé,Tant m'a servi, tant m'a loéIPuis vendra Johans ChopinelAu caeur joli, au cors inel6

Qui naistra seur Leire a Meiin... (v. 10561.)Car, quant Guillaume cessera7

Jehan le continuera

Emprès sa mort, queje ne mente,Ans trespassez plus de quarente... (v. 10587.)

« Aussi je vous prie instamment de m'aider de vosconseils pour arriver à détruire au plus tôt la forterresse. »Les barons (ont bon accueil à ces paroles, et après avoirdéveloppé le plan à suivre décident l'attaque du château,qui devait, si chacun faisait son devoir, tomber au pouvoirdu Dieu d'Amour, surtout si Vénus, sa mère, voulaitbien présider en personne à l'ouverture des hostilités.Après quoi, Amour confirme l'admission dans sestroupes de Faux-Semblant, mais exige qu'il lui dise,

I. ennemie.— 2. endurer.— 3.n'aisoin.—4. dele. —5. ici.—6.alerte.—7.s'arrêtera.

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122 LE ROMAN DE LA ROSE

devant tout le monde où il demeure, ce qu'il fait, et quiil sert ; et le drôle d'acquiescer à l'ordre d'Amour et decommencer son discours, car c'en est un, qui constitueles pages les plus puissantes et les plus fortes du roman,et qui ont le plus contribué à établir sa réputation. Cediscours qui comprend plus de mille vers ne saurait êtreindiqué ici que dans ses parties les plus caractéristiques,il mérite autrement d'être lu en entier :

« Baron, entendez ma sentence:Qui Faits Semblant voudra quenoistre,Si le quiere

1 au sièclea ou en cloistre :Nul leu3

fors en ces deus,ne mains \Mais en l'un plus, en l'autre meins5,Briement6je me vois7osteler8

La ou je me cuit 9 meauz10celer.S'est la celée11

plus setireSouz la plus humble vesteure. (v. 11006.)

Faux-Semblant déclare qu'il ne veut pas blâmer lareligion et qu'il est plein de respect pour celle qui estloyale et humble, bien qu'il ne l'aime pas à vrai dire.C est avec les religieux orgueilleux qu'il demeure,

Les veziezia, les artilleus 13,Qui mondaineseneurs1*couveitcntE les granz besoignèsèspleitenl16,E vont traçant les granz pitancesE pourchaçant les acointancesDes poissanz orneseles siveni ;E sefont povre, e il se viventDe bonsmorseausdelicieusE beivent les vins precieus;

1.cherche.—'2.monde.—3.lieu.—4.demeure.—5.moins.—6. enunmot.—7. vais.—8.habiter.— 9. crois.— 10.mieux.— ll.ca-chètle.~—12.rusù.-*-13.astucieux:—14.honneurs.— \5.exploitent.

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LE ROMAN DE LA ROSE 123

E la povretévous preschent,E les granz richecespeeschcnt,Aus saïmesl e aus tramaus '.Par mon chief, il m isira 3maus / **» (v. 11038.)

Amour de demander à Faux-Semblant si l'on peuttrouver religion en maison séculière : « Oïl 4, sire :

Bien peut en robesde couleursSainte religionflourir.Mainz sainz a l'en veii mourirE maintes saintesglorieuses,Dévotesc religieuses,Qui iras comuns toujours vestirent,N'onques pour ce meins6 n'en sentirent6.E je vous en nomassemaintes;Mais près que trestoutesles saintesQui par iglisessont priées,vierges chastes, e mariéesQui mainz beauz enfanz enfantèrent,Les robesdou siècleportèrentE en ceus metsmesmoururent,Qui saintes sont seront e furent. » (v. 11096.)

Faux-Semblant est un traître, et il s'en vante. C'estun Prothée qui sait épouser toutes les formes :

« Trop sai bien mesabiz changier,Prendre l'un e Vautre estrangier :7Or sui chevaliers,or sui moines,Or sui prelaz, or sui chanoines,

I. seines(filetsdepêche).— 2. trameils(filets).—3. sortira.—4. oui.—5. moins.—6.furenteslimées.— 7. rejeter.

1*.LegrandSchismeausièclesuivant(XIVe),lesguerresde religionauXVIe,viennentconfirmercettedéclarationprophétique.

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124 LE ROMAN DE LA ROSE

Or sui clercs, autre eure sui prestres,Or sui deciples, or sui maistres,Or chasielains, or forestiers;Briement je sui de iouz mestiers.Or resui princes, or sui pages,E sai par cueur trestouz langages,Autre eure sui veauzJ e chenuz a,Or sui Rober, or sui Robins,Or cordeliers, or jacobins. » (v. 11187.)

« Mais, si l'on s'en rapporte à tes vêtements, repartAmour,

Tu semblésestre uns sainz ermites.— C'est veirs,

3 mais je sui ypocrites.— Tu vas preschant astenance.— Veire veir, mais j'emple

4 ma ponceDe très bons morseause de vinsTeus corneil afiert

5a devins8.— Tu vas preeschant povreté.— Veire, riches a poeté 1.Mais combienque povres mefeigne,Nul povreje ne contredeigne8. » (v. 11231).

Qu'on ne lui parle pas des pauvres, des misérables,ils n'existent pas pour lui ; et cyniquement il poursuitsa confession :

«Quant je vei touz nuz ces truanzTrembler sus ces fumiers puanzDe freit, de fain crier e braire 9,Ne m entremet de leur afaire.S'il sont à l'Ostel Deu porté,Je nièrent par mei conforté,

]. vieux.—2.blanchi.—3. vrai.— 4. emplis.— 5. convient.—6. $ensd'église.— 7. abondamment.— 8. fais cas.— 9.hurler.

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LE ROMAN DE LA ROSE 125

Car d'une aumosne toute seuleNe me.paistraient il la gueule,Qu'il n'ont pas vaillant une sèche:

Que donra 1qui soncoulel lèche? »(v. 11245).

Faux-Semblant s'en prend ensuite, avec la dernièreviolence, aux Ordres mendiants, auxquels il reprocheleur paresse, leur désoeuvrement et leur luxure.

Poissons2 on deit, bien le recors3,Aus propres mains, au propre cors,En labourant 4

querre son vivreCombien qu'il seit relisieusNe de servir Deu curieus5

;Ainsi faire le il convient...E encor devrait il tout vendreE dou labeur sa vie prendreS'il iert bienparfaiz

6 en bonté.... (v. 11317).

« Jésus et ses disciples ne quémandèrent jamais leur

pain. Même après la mort de leur Maître, ils recommen-cèrent à travailler manuellement, vivant de leur labeuret donnant l'excédent à plus pauvres qu'eux. Le religieuxvalide doit gagner son pain par son travail. Saint Paulcommandait aux apôtres de travailler pour vivre. » Puis

Jean de Meun, par la bouche de Faux-Semblant, passeà une affaire qui lui tenait particulièrement à coeur, ledifférend de Guillaume de Saint-Amour (dont il avait

Peut-êtreété quelque temps l'élève après son retour, de

exil) qu'Hypocrisie fit bannir du royaume. Ce long scan-dale l'amène à parler de l'Evangile pardurable, ce mysté-rieux ouvrage qui fut exposé au parvis de Notre-Dameet dont aucun homme ou femme ne songea à prendrecopie :

I. donnera.—2.valide.— 3. rappelle.— 4.travaillant.— 5.déd'reux.—6.accompli.

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126 LE ROMAN DE LA ROSE

E se ne fust la bonegardeDe l'Université qui gardeLa clef de la crestienté,Tout eiist esté tourmenté,Quant par mauvaise entencion,En ion de l'incarnationMil e deus cent cinq e cinquante,N'est on vivant qui m'en desmente,Fu bailliez, c'est bien choseveire,Pour prendre comunessemplaireUns livres de par le deable,C'est l'Evangile pardurable,Que li Sainz Esperiz menistre,Si corneil apareist au titre ;Ainsinc est il entitulez ;Bien est dignesd'estre brûlez.A Paris n'ot ornene faméOu 1

parvis devant Nostre DameQui lors aveir ne le peiist,A transcrire s'il Vi pleîist. (v. 11791).

L'Univefsité se dressa furieuse contre « celé orriblemonstre » et n'eut de cesse qu'elle ne l'ait abattu. « Quelmalheur, gémit Faux-Semblant, que ce livre n'ait pasété admis, ma puissance en eût été accrue 1» Et il pour-suit sa confession et l'outrecuidance de ses propos, quandAmour, l'arrêtant soudain, le nomme roi des ribaudsde sa cour où il exerce un si réel pouvoir : Faux-Semblant

s'agenouille et remercie le Dieu auquel il jure d'être unserviteur fidèle.

«Or a l'assaut senz2séjourner

3»,

Ce dist Amoursapertemént. » (v«12016).

Et l'attaque du château commence. Pendant ce temps-là,Faux-Semblant et Abstinence-Contrainte s'étant déguisés,

1.au.— 2. sont.—3. tarder.

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LE ROMAN DE LA ROSE 127

le premier en jacobin, l'autre en béguine, s'en vont saluerMaie-Bouche préposé, comme on l'a vu, à la garde d'unedes quatre portes du château, dans le but de le confesser.Us lui reprochent d'avoir calomnié l'Amant et d'être lacause de l'emprisonnement de Bel-Accueil. Qu'il se re-pente donc et se confesse à Faux-Semblant qui est prêtreet religieuxI Maie-Bouche y consent, et Faux-Semblantprofite qu'il était agenouillé pour le saisir à la gorge etpour l'étrangler, lui coupant.ensuite la langue avec unrasoir qu'il avait caché dans sa manche. Après quoi,ils jettent le cadavre dans un fossé ; puis enfoncent laporte, étranglent les soudoyers normands endormispar les fumées du vin et pénètrent dans le château, suivisde Courtoisie et de Largesse. Ils rencontrent bientôtla Vieille qui était descendue de sa tour, et lui offrentgracieusement leurs services. Rassurée par leurs parolesavenantes, la Vieille est mise au courant de leur désir

qui était de permettre à Bel-Accueil d'avoir une entrevueavec l'Amant 1 celui-ci lui faisait remettre un chapeaude fleurs par sa propre gardienne. Bel-Accueil apprend,grâce à elle, la mort de Maie-Bouche ; mais toujourstimoré, il s'inquiète de ce que fera Jalousie : « Vous luidirez que c'est moi oui vous l'ai donné ce chapeau »,fait la Vieille, puis s asseyant familièrement auprès dujeune homme, elle lui débite sa confession qui comptéplus de dix-huit cents vers! C'est le code de l'amourcommercialisé, exposé ex-projessopar une vieille prosti-tuée, ancêtre authentique de la Belle Heaulmière de Vil-lon et de la Macette de Régnier. Le début mielleux en estplein d'onction :

Ha, Bel Acueil, tant vousai chier,Tant estesbeause tant valez lMes tens jolis est touz alez,E li vostres est a venir, (v. 12740).

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128 LE ROMAN DE LA ROSE

« Vous êtes encore en enfance, mais je sais bien quevous passerez tôt ou tard par où tout homme a passé,et que vous sentirez le brandon de Vénus. Que n'ai-jeeu à votre âge la science que j'ai maintenant. J étais alorsd'une grande beauté ; aujourd'hui je pleure à la vue demon visage flétri. Jour et nuit mon huis était assaillid'une foule d'amoureux : aujourd'hui nul ne vient, etceux qui plus me faisaient fête passent près de moi en metraitant de vieille ridée! »'

Quel douleur au cueur me ter.ait

Quant en pensant me souvenaitDes beaus diz, des douz aaisiers,Des douz deduiz, des douz baisiers,E des très douces acolees

Qui s'en ierent 1si tost volées.Volées? Veire e senz retour, (v. 12867).

« Àhl si je pouvais retrouver ma jeunesse, comme jeme vengerais de tous ces ribauds qui présentement me

méprisent!

Tant les plumasse e tant pretsseDou leur de tort e de travers

Que mangier les feisse a versE gésir

2 iouz nuz es fumiers ;Meïsmement.ceus les prumiersQui de plus leial cueur m'amassentE plus volentiersse penassent

3

De meiservir e enourer 4,Ne leur laissassedemourerVaillant un ail, se je peusseQue tout en ma boursen eusse...(v. 12910).

1.furent.—2.êtregisant.—3.puisentla peine.—4. honoret.

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LE ROMAN DE LA ROSE 129

La Vieillecontinue longtemps sur ce ton, sous l'empirede ces souvenirs déjà si loins et toujours si présents.Voyant que Bel-Accueil ne souffle mot, elle lui

apprendtous les tours du jeu d'amour et l'assurequ'il ne doit pascraindre d'exploiter les femmes, sans jamais rien leur-donner. Quant à leur manquer de paroles, les dieuxlà-haut ne font que rire de tous les serments amoureux

qui s'échangent ici-bas, et ils sont les premiers à donner1exemple. Et la Vieille de rappeler l'histoire de Didon,de Phyllis, d'OEnone,de Médée, trompéespar les hommesen qui elles croyaient pouvoir se fier. Mais on ne peutaller contre les lois naturelles. Un chat, mis pour la pre-mière fois en présence d'une souris, lui donne aussitôtla chasse.

Je le sai bienpar mei meismes,Car je me sui toujourzpeneeD'eslre de touz ornesamee;E seje ne doutassehonte,Qui refreine mainz cuers e donte,Ckianipar ces ruesm'en alaie,Car toujourz aler i voulaieD'aournemenz1 envelopee,Pour neient Just une poupée,Ces valiez, qui tant me plaisaientQuant ces douz regars me faisaient.Douz deusl quelpitié m'enprenaitQuant cil regarz a meivenait!Tous ou pluseurs les receusseS'il leur pleiist e je peiisse;Touz les vomissetire a tire 2,Si je peiissea tcuz soufire;E me semblaitque, s'il peUssent,Voleniierstuit me receussent.

1.ornements.—2. l'unaprèsl'autre.

THUASNE 9

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130 LE ROMAN DE LA ROSE

(Je n'en met hors prelaz ne moines,Chevaliers, bourgeois ne chanoines,Ne clercne lai, nefol ne sage,Pour 1

qu'il fait de poissant8

aage,E des religions

3saillissent,

4

S'il ne cuidassentqu'il faillissent,Quant requised'amours m'eussent;Mais, se bien mon pensé seiissentE noz condicions6 trestoutes,Il n'en fussentpas en teus2doutes;E crei que,sepluseurosassent,Leur mariages en brisassent;Ja

' de fei ne leur souvenist,Se nus 8 en privé me senist;Nus ni gardast condicion,Fei 9 ne veu ne religion,Se ne fust aucunforsenez,Qui fust d'amours enchifrenez10,Ë leiauments'amie amast... (v. 14104).

Parlant des artifices de toilette dont doit user la femmepour attirer et retenir les hommes, la Vieille y ajoutedes conseils d'élégance, de tenue et de maintien et l'en-gage fermement à ne pas remettre au lendemain pourcueillir les roses de la vie, car lorsque le temps aura flétrisa jeunesse, il ne lui restera que le repentir :

Si deit la dame prendre gardeQue trop a joeril ne se tarde,Car el pourrait bien tant atendreQue nus ni Voudraitla main tendre.

Querre deit d'Amours le déduitia,

I. pourvu.— 2. puissant,enpleinevirilité.—3. couvents.—4. teussenlenfuis.—5.nature.—6. tels.—7. à cetteheure.—8. aucun.—9,foi.—10.féru.— II. Jouitdes plaisir»de l'amour.— 12.fcfci.

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LE ROMAN DE LA ROSE 131

Tant cornjennece la déduit,Car, quant vieiîlecefamé assaut,D'Amourspert la joie et l'assaut.Le fruit d'Amours, sefamé est sageCueilleen la fleur de sonaage,Car tant pert de son iens, la lasseCon sanz joïr d'amours en passe.E s'el ne creit ce mienconseil,Sache quel s'en repentiraQuant vieiîlecela flestrira. (v. 13475).

La communauté des biens amène l'auteur à préconiserla communauté des femmes : il est vrai que c'est par l'in-termédiaire de la Vieille que Jean de Meun développeses théories anarchiques : or, notre duègne qui n'a plusrien à perdre elle-même « se fait un jeu de perdre lesautres »1#.

« Oui, poursuit-elle, les femmes, nées libres, tendenttoujours à retourner à leur liberté naturelle.

« D'autre part, eus1sontfranches nées;Lei 2 les a condicionees3,Qui les oste de leur franchisesOu Nature les avait mises;Car Nature n'est pas si soleQuele face naistre MaroteTant seulementpour RobichonSe l'entendementi fichon4, ,Ne Robichonpour Mariete,Ne pour Agnès, ne pour Petrete,Ains nous a faiz, beausfiz, n'en doutés,Toutespour touz e touz pour toutes,

I*.Lcnient,LasatireenFranceau moyenâge(1859),p. 162.

I. elles.~*~2. laloi.—3.soumisesà certainesconditions.—4.mettons(sinousy réfléchissons).

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132 LE ROMAN DE LA ROSE

Chascunepour chascun comme,E chascun comuna chascune...(v. 13875).

Poursuivant ses enseignements, et voulant montrerle merveilleux pouvoir de Nature, la Vieille rapportel'exemple de l'oisillon du vert bocage qui, mis en cage,si bien traité et nourri qu'il soit, n'aspire qu'à une chose,c'est à recouvrer sa liberté :

Li oisillondu Vert boscagz,Quant il est pris e mis en cage,Nourriz moût ententivement1

Laienz 2délicieusement,

E chante, tant cou sera vis3,De cueurgai, ce vousest avis,Si desierre il les bois ramez

Quil a nalurelment amez,E voudrait seur les arbres estre,Ja si biennou 4savra l'en paistre ;Toujourz i pense e s'estudieA recouvrersa franche vie.Sa viande5 a ses piez démarche6,0 7 l'ardeur qui son cueur li charche,E va par sa cage traçant 8,A grant angoissepourchaçantCornentfenestre ou pertûis tmissePar quei

9volerau boiss'en puisse,(v. 13941).

Il en est de même des femmes, dames ou demoiselles,qui toujours cherchent par quel moyen elles pourraientse rendre libres. Même chose advient pour les jeunesreligieux qui imprudemment ont fait des voeux et quis'en repentent ensuite, mais trop tard.

1.soigneusement.—2.i\ dedans.*—3.envie.—4.nele.—5.nourri'ture.—6.fouleauxpieds.—7.avec.—8. sedémenant.—9. lesquels.

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• LE ROMAN DE LA ROSE 133

Aiisnk vousdije que li onQui s'en entre en religion

l

E vientaprès%qu'il se repent,

Par po3

que de deul ne se pent ;E se complainte se démente,Si que touz en sei se tourmente,Tant li sourt 4

granz désirs d'ouvrerCornent il pourra recouvrerLa franchisequ'il a perdue;Car la volenténe se muePour nul abit qu'il puisseprendre,En quelqueleu qu'il s'aille rendre, (v. 13967).

C'est l'image du poisson étourdi qui passe parmi lagorge de la nasse perfide et qui, lorsqu'il veut en sortirse trouve pris, et est obligé d'y rester quelque effortqu'il fasse,

Car retourner est neienz5. (v. 13984).

Les autres poissons, qui sont au dehors, le voyants'agiter, s'imaginent qu'il est joyeux, d'autant plus qu'ila autour de lui des aliments qui leur font envie et dontils s'accommoderaient si bien : aussi s'efforcent-ils de lerejoindre, et ils parviennent à trouver enfin l'orifice ets'y jettent :

Si vont entour e tant toumeient,Tant i hurtent, tant i aguietent6,Que le trou treuvent,e s'i gietent.Mais, quant il sont laienz 7 venuPris a toujourz e retenu,Puis ne se peuent il tenirQu'il ne vueillentbien revenir,

1.couvent.—2.ensuite.—3.peu.—4.surgit,vient.—5. inutile,—6. regardentavecsoin.—7.dedans.

Page 141: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

134 LE ROMAN DE LA ROSE

Mars ce nest pas chose possib'eQu'il sont meauz 1

pris que a la trible 2;

La les convient a grant deul vivreTant que la mort les et: délivre, (v. 13996).

A telle vie doit s'attendre le jeune religieux qui a pro-noncé des voeux,

Car ja si granz solers navra,Ne ja si faire ne savraGrant chaperon ne large aumuce3

QueNature ou cueurne semuce4... (v. 14009).

Car Nature ne saurait mentir, elle qui lui fait sentirtout le prix de la liberté.

Horace l'a bien dit :

Qui voudrait une fourche prendrePour sei de Nature défendre,E la bouterai hors de seiRevendrait ele, bien le sai.

Toujourz Nature recourra 6.

Ja pour abit ne demourra. (v. 14021).

Que faut-il conclure de tout ceci?

Que vaut ce? Toute créatureVeaul retourner a sa nature ;Ja nou laira pour violenceDe force ne de convenance.Ce deit moût Venus escuser

Quel voulait de franchise user,

1,mieux-—2. Iruble,filetdepèche.—3. aumuste,coitfurtdemoint,«—4.cache.—5. reviendra

Page 142: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

LE ROMAN DE LA ROSE • 135

E toutes dames qui se jettent1

Combienque mariage veuent*,Car ce leur fait Nature faire,Qui les veaut a franchise traire,Trop est fort choseque NatureEl passe nefs3 nourreture. (v. 14027).

Et la Vieille de rappeler à son auditeur bénévole,dans des vers imagés et spirituels le cas du chat mis

pour la première fois en présence d'une souris : c'est le

triomphe de la nature sur 1éducation :

Qui prendrait, beaufiz, un chaton

Qui onquesrate ne ratonVeû navrait, puis fust nourrizSenz ja voeir rat ne souriz,Lonc tens, par ententive4

cure5,De délicieuseposture,E puis veïst souris venir,N'est riens qui le pdlst tenir,Si l'en le laissait eschaper,Qu'il ne Valast taniost haper ;Trestouz ses mes6en laisserait,Ja si familleus

7 ne serait ;N'est riensqui pais cnlt'aus feïst,Pour peineque ion i meïst. (v. 14039).

Le poulain qui n'aurait jamais vu de juments jusqu'aujour où il fut devenu grand destrier, mis en présencede l'une d'elles, se prendrait à hennir, quitte à faire plus,si on ne l'arrêtait. Et ainsi des autres animaux.

Lorsque les femmes sont entraînées par la force de leur

I. Mlivrentà l'amour»—2. t'engagentdanslu liensditmariage.—

3.même.—4. attentifs.—5.soins.—6.alimenté.—7.affamé.

Page 143: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

136 LE ROMAN DE LA ROSE

tempérament, elles ne se connaissent plus, et se jettentéperdûment dans les fureurs de l'amour.

La Vieille, par la corrélation de ses souvenirs, estamenée à parler du ribaud qui l'exploitait et à qui elleremettait tout l'argent qu'elle tirait de ses amants depassage :

Les granz donsque cil 1 me douaientQui tuit a mei s'abandonaientAus meauz amez abandonaie.L'en me donait e je donaie,Si que n'en ai riens retenu :Doner m'a mise au pain menu2.iVeme souvenaitde vieilleceQui or m'a miseen tel destrece;De poverténe me tenait ;Le tens ainsinc corneil venaitLaissaie aler, senz prendre cureDe despensfaire par mesure3.5e je fusse sage, par marnelTrop eusseesté riche dame;Car de trop granz genz fui acointe4,Quant j'iere ja mignotee cointeE bien en tenaie aucuns pris,Mais quant j'avaie des unspris,Fei que dei Deu ne saint Tibaut,Testout donaie a un ribaut

Qui trop de honte mefaisait,Mais c iert cil qui plus meplaisait.Les autres touz amis clamaie,Mais lui tant seulementamaie;Mais sachiezqu'il ne me prisaitUn peis6, e bien le me disait.

1»ceux-ci—2.mettreaupainmenu,réduireà l'indigence.— 3. sans

tjfds.—4.fréquentée.—5.pois.

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LE ROMAN DE LA ROSE 137

Mauvais iert, onquesne vi pire,One ne me cessade despire

* :Putain comune me clamaitLi ribauz, qui point ne marnait.Famé a trop povre juigement,E je fui famé dreitement.One n'amai ornequi m'amast,Mais, ce cil ribauz nentamasl

2

L'espaule, ou ma teste eiist casse3,Sachiez que je l'en merciasse.Il ne me seiistja tant balre

Que seur mei non feïsse embalre;

Qu'il savait trop bien sa pais4

faireJa tant ne meiist fait contraire,Ne batue ne traînée,Ja tant ne m'eiist mal menéeNe mon vis blêciéne nerci 6,Qu'anceis

6 ne me criât merci

Que de la place se meiist;Ja tant dit honte ne meiist

Que de pais ne mamonestast 7

E que lors ne me refaistat8 :

Si ravions pais e concorde.Ainsinc m'avait prise en sa corde,Car trop estait fiers

9rafaitierres 10.

Li faus, li traîtres, li lierres' 1.Senz celui ne poisse vivre,Celui vousissetoujours sivre.S'il foïst, bien l'alasse auerre

Jusqu'à Londres en Engteterre,Tant me pleut e tant m'abeli 12.Cil me mist a honteet je

13li,

I. mépriser.—2. m'eûtcoupé(enincisant).—3.meutlti.—4.paix.—5.noirci.—6. avant.—7. invita.—8. accomplissel'acteamoureux.—9.fameux.—10. lurond'amour.— W.voleur.— 12.c/wwq--"13.met.

Page 145: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

138 LE ROMAN DE UA ROSÉ

Car il menait les gratis cembaus1

Des dons quil oi de mei tant beaus,Nerien metait nwen espernes

2

Tout joait aus dez es tavernes;

N'onques naprist autre mestier,N'il ne l'en iert lors mol mestier,Car tant il livraie a despendre

Ejel 'aoaie bien ou prendre :

Tout li mondes iert mes rentiers 3,E il despendait volentiers,E toujourz en ribauderie,Trestouz frianz de lecherie4

Tant par avait la bouche tendre

Quil ne vost a nul bienentendre ;N'onc vivre ne li abêtit 6

Pors en oiseuse6 e en délit '.

En la fin l'en vi mal bailli 8,

Quant li don nousfurent failli :

Povres devint e pain queranz,E je noi vaillant deus cerans 9,

Nonques noi seigneur espousé;Lors m en vin, si con dit vous ai,Par ces boissons10

gralant mes temples11 :

Cis miens estaz ia vous seit essemples,Biaus douz fiz, e le retenez ;Si sagement vous démenez

Que meauz vousseit de ma maistrie13:

Car quant vostre rose iert flestrieE.les chaisnesu vous assaudrontpCertainement li dçn faudrontn. » (v. 14459).

]. divertissements(grandevie). — 2. épargne.— 3. mefaisaitdis

rentes,— 4. débauche.-"-!>, plut — 6. oisiveté.— 7, jouissances.-—8.Mi,-~9,seront(peignedeçardeur).—10.buissons.—11.tempe*.^-12. situation.—' 13.science,expérience.— 14.cheveuxblancs.—15.ferontdéfaut.

Page 146: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

LE! ROMAN DE LÀ ROSE 139

•Bel-Accueil, qui avait écouté sans broncher les conv

fidences de la Vieille, la remercia lorsqu'elle eut fini,et lui dit qu'elle pouvait lui amener l'Amante Celle-cise rend en toute hâte vers ce dernier pour lui apprendrela bonne nouvelle et lui faire savoir qu'il était attenduau château dont elle avait eu soin de laisser la porteentrouverte. Bel-Accueil salue l'Amant en toute cour-toisie et met à son services es bien comme sa personne.L'Amant le prend au mot, et s'avance pour toucher laRose, l'objet de tous ses désirs, lorsque Danger qui,dès le commencement, l'épiait, surgit soudain, et fixantl'Amant d'un air mauvais :

« Fuiez, vassaus,fuiez, fuiez,Fuiez », dit-il, « trop menuiez I »(v. 14827).

et il menace de l'assommer, s'il n'obéit sans retard.A ces mots, Honte et Peur accourent, et d'un communaccord repoussent les mains qui se tendaient vers lerosier. Puis se tournant vers Bel-Accueil, ils l'entraînentviolemment dans la cour, et l'enferment à triple serrure.Cela fait, ils s'en prennent à l'Amant, et cherchent àl'expulser ; et ils l'auraient mis à mal, si les barons n'ayantentendu ses cris d'appel, ne fussent venus à son secours.

C'est alors qu'arrêtant son récit, Jean de Meun faitune digression pour s'excuser auprès des dames et desdemoiselles et aussi des bons religieux des paroles un peuvives qu'il avait pu dire à leur endroit.

Si vous pri toutes, vaillanz famés,Seiez dameiselesou dames,Amoureuses014senz amis,Que, se moi! i trouvez ja misQui semblent mordanz e chenins* .

]. méchants.

Page 147: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

140 LE ROMAN DE LA ROSE

Encontre les meursfemenins,Que ne m'en voilliezpas blasmer,Ne m'escriturel diffamer,Qui toute est pour enseignement;

Qu'onc ni dis riens certainement,Ne volenién'ai pas de dire

Ne par ivrecene par ire,Par haine ne par envie,Contre famé qui seit en vie ;Car nus ne deit famé despire

2

S'il n'a cueur des mauvais le pire.Mais pour c'en escrit les meïsmes

Que nous e vous de vous meïsmes

Poissons3quenoissanceaveir ;Car il fait bon de tout saveir.D'autre part, dames enourables,S'il vous semblequeJe di fables,Pour menteeurne m en tenez,Mais aus aucleurs vous en prenez

Qui en leur livres ont escritesLes paroles quej'en ai dites,E ceus avec que j'en dirai ;Ne ja

de riens n'en mentirai,Se li preudonnen'en mentirent

Qui les anciens livres firent,E tuit a ma raison s'acordent

Quant les meursfemenins recordenti,Ne ne furent ne fos ne ivres

Quant il les mistrent6 en leur livres,Cil les meursfemenins savaient,Car touz esprouvezles avaient,E teus es famés les trouvèrent

Que par divers tens esprouverent;

\ montexte. —2. vilipender.— 3. puissions.— 4. exposent.—

5 mirent,

Page 148: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

LE ROMAN DE IJ\ ROSE 141

Par quel meauz m en devez quiter1 :

Je ni fez riens fors reciter,Se par monjeu, qui po

2 vous couste,Quelque parole ni ajoute,Si con font entraus li poète,Quant chascune la matire traiteDon il li plaist a entremetre3

;Car, si con tesmoignela letre 4,Profiz e delcclacionC'est toute leur intencion. (v. 15195).

Toutefois, la bataille engagée depuis quelque tempsdéjà semblait tourner mal pour les assaillants. Amour

commençait à douter fortement de l'issue du combat,aussi demanda-t-il une trêve de quelques jours, en même

temps qu'il dépêchait Franchise et Doux-Regard à samère Vénus, en résidence à Cythère, la priant de veniraussitôt. Celle-ci se rend en toute hâte au camp de sonfils et, en présence de l'armée, mère et fils font le sermentde réduire une fois pour toutes leurs adversaires à merci.

Nouvelle interruption du récit. Le poète nous trans-

porte du camp d'Amour dans l'atelier de Nature, tout

occupée

En forgUr singulières piècesPour continuer les espèces(v. 15897),

c'est-à-dire à remplacer les morts par des êtres nouveaux

appelés, eux aussi, à disparaître ; lutte incessante entrela vie et la mort, fiction que dam son Tesoretto, BrunettoLatino déjà avait abordée. C'est en vain que les hommestentent d'échapper à la mort,

Mort qui de neir le vis a teintCort après tant que lesateint. (v. 15945).

I. abandonner.— 2.peu.—3. s'occuper.—4. leversd'Horace:Omnetulit punctum,qui misaiitutiledulci.(Arspoet.343.)

Page 149: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

,142 (.- LE ROIVtaN DE LA ROSE

•Cependant que Nature travaille à renouveler le type

humain, l'Art à ses genoux tâche de pénétrer ses secretset de les contrefaire : mais c'est en vain qu'il s'y efforce ;jamais il n'égalera Nature, en dépit de l'alchimie quipourtant n'est pas une science vaine :

: Nepourquant, c'est chose notable,Alkimie est art Véritable:

Qui sagement en ouverraitlGranz merveilles i trouverait, (v. 16083).

Cette transition, ménagée à dessein, amène Jean deMèun à parler de la transmutation des métaux, dujetqui avait particulièrement, à l'époque et longtemps après,excité la curiosité des savants et grandement contribué,écrit Paulin Pafis, « à la célébrité du poème et à la gloirede son auteur. »Toutefois Nature, prise de découragement,s'en va trouver Genius, son chapelain, pour lui demanderconseil. Celui-ci, au lieu de répondre immédiatementà son désir, entame une longue diatribe sur les bavards,les femmes et le secret. Dissertation bien intempestive,

(>le;inementdéplacée, mais amusante par endroits, comme

e dialogue de cette femme retorse, et fourbe avec sonbenêt de mari, faible et borné, le tout assaisonné de

quelques détails gaillards. Genius conclut par ces vers

qui sont toujours de situation :

Beau seigneur,gardez vous de famés,Se vos cors àmez e vos âmes,Au méinsqueja si mal m'ouvriez

: Que les secrez leur descouvriezQue dedensvoscuèursestuiez2.Fuiez, fuiez, fuiez, fuiez,Fuiez, enfant,fuiez tel Aesfe...(v. 16577).

I.'y donneraitsessoins.—2, tenezenferme"*.

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. LE ROMAN DE LA ROSE 143

« Ce n'est pas que je veuille;vous,détourner.de l'amourdes femmes, et vous dire de les éviter au point de ne

pas coucher avec elles. Tout au contraire, traitez-les bien,honorez-les, servez-les, mais ne vous y fiez pas jusqu'àleur confier ce qui doit être tû : soyez chez vous le maître,et rappelez-vous

Que se la famé a seignourîe,Ele est a son mari contraire

Quant il veut riens1oudire oufaire... (v. 16646).

Et Genius de rapporter l'exemple de Dalila « la mali-cieuse » et de conclure : « Ce que j'en dis ne saurait vousatteindre, car

Tant vous a Deus donê sen afin,

Que vous estessage sent fin » (v. 16705).

Genius ayant ainsi parlé, s'assied en une chaire, prêtà entendre Nature, sa pénitente qui, s agenouillant de-vant son prêtre, commence sa confession, laquelle «est à elleseule un grand poème didactique où Jean de Meun nese contente pas d'exposer le système du monde, mais,s'élevant aux questions de la métaphysique la plus ardue,s'efforce de concilier le libre-arbitre de l'homme avecla justice et la toute-puissance de Dieu ; poème d'ailleurs

rempli de beautés de style et auquel on ne peut refuserle mérite de résumer l'état des connaissances cosmo-

goniques et philosophiques du moyen-âge avec unenetteté qu'on ne trouve point toujours dans les Trésors,

les^Miroirs et autres encyclopédies latines et françaises

qui se multipliaient alors de tous côtés ». (Paulin Paris,HUt. litt. de la France, t. XX11I, p. 40).

I. unechosequelconque.—2. sens.

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144 LE ROMAN DE LA ROSE

Nature commencesa confessionpar un acte d'adorationenvers Dieu, le créateur de ce «beau monde »

Don il portait en sa penséeLa bêlefourmepourpenseeToujourzen pardurabletéAinz quelle eiistdehorsesté,Car la prist il sonessemplaire

l(v. 16731).

« Quand il eut créé le monde et l'eut peuplé de sesautres créatures, il m'a prise, poursuit Nature, pour cham-brière :

Pour chamberierel certes veïre,Pour conestablee pour vicaireDon je ne fussemie digne,Fors par sa volentébénigne,(v. 16780).

« Dieu m'a donné à garder toutes les choses, tou3 lesêtres qui s'y trouvent : tous acceptent mes lois et lessuivent ponctuellement, sauf une seule créature qui estl'homme. Alors que le ciel, les planètes, la lune, le soleilévoluent dans l'ordre que leur a prescrit le créateur,que les corps célestes exercent leur action sur les destinset les moeursdes humains, l'homme conserve son franc-arbitre ; c'est là son honneur à l'encontre des animauxprivés d'entendement qui se méconnaissent par nature ;et c'est tant mieux pour l'homme qui se fait sur eux un

chimérique empire. Leur ignorance, aux animaux, vientde leur nature. »

Après cette digression, Nature explique à Genius la

composition du tonnerre, des nuées, de 1arc-en-ciel.La corrélation des idées donne à Nature l'occasion (etelle n'a garde de la négliger) de discourir sur les miroirs,

I. modèle.

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LE ROMAN DE LA ROSE 145

sur les lunettes à longue vue et les télescopes,sur les ima-ginations qui se forment dans le cerveau de l'homme

pendant le sommeil, sur les hallucinations : elle passeensuite aux comètes auxquelles le crédule vulgaire attri-bue un pouvoir qu'elles n'ont pas, celui d'annoncer lamort de quelque grand personnage.

Mais les comètesplus n'aguietentlNe plus expressémentne gielentLeur influencesne leur rais a

Seur povres ornesque seur reis3,Ne seur reis que seur povresornes...

Ne li prince ne sont pas cligneQue li cors dou ciel doignent

4signe

De leur mort plus que d'un autre orne,Car leur cors ne vaut une pomeOutre le cors d'un charruier.Ou d'un clerc ou d'un escuier;Car jes faz touz semblablestsire,Si corneil apert a leur naistre 6.Par mei naissent semblablee nu,Fort et foible, gros e menu;Touz les met en equalité,Quant a l'estat d'humanité;Fortune i met le remanant 6

Qui ne set estre parmanantQui ses biens a son plaisir doneNe ne prent garde a quel persone,E tout retost 7 ou retourdra 8

Toutes lesfois quele voudra.»(v. 18545).

a Jean de Meun répand sur toute cette discussion scien-tifique le charme puissant de sa poésie, et rappelle Lucrèce

1.surveillent.—2. rayons.—3. rots.—4. donnent.—5. naissance.—6.reste.— 7. reprend.— 8. reprendra.

THUASNE 10

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146 LE ROMAN DE LA ROSE

(qu'il ne cite jamais) dans ses livres V et VI, plus parti-culièrement dans ce dernier où le poète latin étudie lescauses du tonnerre, des éclairs, de la foudre, des trombes,des nuages, de la pluie, de l'arc-en-ciel, des tremble-ments de terre, etc., toutefois à un point de vue différent.

Nature, continuant sa confession, considère ce qu'estla noblesse, et déclare que nul n'est gentilhomme s'iln'est vertueux, nul n'est vilain à moins qu'il ne soitdéshonoré par ses vices. La beauté des vers est à la hau-teur de la pensée :

Noblecevient de bon courage\Car gentillece de lignageN'est pas gentillecequi vaillePour quelbontéde cueur i faille ;Par queldeit estre en li paranz

2

La proecede sesparenzQui la gentillececonquistrentPar les travauz quegranz i mistrent.E quant dou siècle trespasserent,Toutes leur vertuz emportèrent,E laissierentaus eirs 3

l'aveir,Qui plus ne porent d'aus aveir.L'aveir ont, riens plus ni a leur,Ne gentillecene valeur.S'il ne font tant quegentill seientPar sensou par vertuz qu'il aient, (v. 18619).

El Jean de Meun, par la bouche de Nature, fait un

grand éloge des clercs que le caractère de leurs études

prédispose tout particulièrement à la gentillesse, à lacourtoisie et à la sagesse. Les clercs vivent dans les textes,connaissent les maux que l'on doit fuir comme les biens

qu'il faut rechercher. Aussi sont-ils inexcusables quand

I. coeur.—2.visible.—3. héritiers.

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LE ROMAN DE LA ROSE 147

ils ne sont pas nobles de coeur. Pour atteindre à cettegentillesse, ils doivent se garder du péché d'orgueilet de paresse, vaquer aux armes ou à l'étude et répudiertout sentiment bas, être humbles de coeur, courtois entout lieu et envers toutes gens, honorer les dames et lesdemoiselles sans toutefois trop s'y fier : à ce compte,un tel homme est vrai gentilhomme, les autres n'y sau-raient prétendre. En s'exprimant ainsi, Jean de Meunnous découvre un côté de son autobiographie morale.Nature continue quelque temps encore à analyser fine-ment et sous toutes ses faces ce qui constitue la noblesse,et revient ensuite aux Questions météorologiques à proposdes comètes que la foule ignorante et naïve supposedevoir présager quelque événement dans la vie des princes.Les corps célestes, les éléments, les plantes, les oiseaux,les poissons, toute la création exécute

ponctuellementles ordres de Nature, et celle-ci n'a quà s'en louer :un seul être fait exception à la règle, et cet être est l'homme:aussi lui fait-elle son procès en règle, lui reprochantson ingratitude et son insouciance du châtiment qui nesaurait manquer de l'atteindre un jour.

Senz faille 1, de tous les péchiezDon li chaiiis 2 est entechiez3,A Deu les lais, bien s'en chevisse4,Quant li plaira si l'en punisse;Mais pour ceusdon Amours se plaint,Car j'en ai bienoï le plaint,Je meïsmes,tant con je puis,M'en plaing e m'en dei plaindre, puisQu'il me reneient le treu 6

Que trestuit ornem'ont deuE toujoursdeivent e devrontTant commes oustiz recevront, (v. 19323).

1.sansfaute.—2.malheureux.—3.atteints.—4.acquitte.—5.Ut-but.

THUÀSNE 10.

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148 LE ROMAN DE LA ROSE

«Quant à vous, Genius, alleztrouver le Dieu d'Amour ;saluez-le de ma part ainsi que dame Vénus, sa mère,et toute la baronnie. Dites à Amour que je vous envoie

pour excommunier tous nos adversaires et absoudreles vaillants hommes qui s'efforcent de bien aimer et de

multiplier leur lignage. Vous leur donnerez ensuite un

pardon entier après qu'ils se seront dûment confessés.Une fois arrivé au camp, vous publierez mon pardonet ma sentence dont on prendra aussitôt copie. » EtGenius d'écrire sous la dictée de Nature la charte qu'ellescelle incontinent de son sceau : elle lui donne alorsl'ordre de partir, mais lui demande auparavant de l'ab-soudre des péchés qu'elle s'imaginait avoir commis ;ce que fait Genius qui lui impose pour pénitence dedemeurer dedans sa forge et d'y travailler comme d'ha-bitude jusqu'à ce que le Roi des rois en ait décidé autre-ment.

Lors remaintx Nature en sa forge,Prent ses marteaus e fiert

2 e forgeTrestout ainsinccornedevant :E Geniusplus iost que ventSes eles bat e plus notentEn Vost8s'en est venuzatant... (v. 19439).

Genius arrivé au camp, salue le Dieu d'Amour et l'as-semblée des barons, expose le but de sa venue et réclamefinalement le silence ;

E par teus*parolescomence

La difinitivesentence: (v. 19505).

« De l'autorité de Nature, vicaire et connétable del'Empereur éternel, qui depuis le commencement du

\. reste.—2.frappe.—3.armée.—4.telles..

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LE ROMAN DE LA ROSE 149

monde a fait naître toutes choses, soient excommuniéstous les déloyaux et les renégats, qu'ils soient condamnéssans appel ceux-là qui méprisent les oeuvrespar lesquellesest soutenue Nature ; mais que celui qui de toutes sesforces

s'applique à lui prêter aide et à la garder, et sepeine de bien aimer

Senz nule pensée vilaine, (v. 19536)

et qui loyalement y travaille, s'en aille en paradis cou-ronné de fleurs 1Anathème contre les ennemis de Nature :puissent-ils être émasculés et honnis. Quant à vous,

Axez \ pour Dieu, baron arezE vos lignagesreparez ;Se ne pensezforment

8d'arer,

N'est riens qui les puist reparer.Secourciez3 vous bien par devant,...Levez aus deus mains toutes nuesLes manchereaus* de vos charrues;Forment aus braz les soutenezE dou soc bouter vouspenezReidementen la dreite veie6,Pour meauz afonder en la reie6.(v. 19701).

« Allez prêcher les bons principes ; et si vos actes s'ac-cordent avec vos paroles, soyez sûrs d'avoir accès dans leParc où se tient le Fils de la Vierge : dans ce Parc se trouveune fontaine qui est la fontaine de vie. Si vous vous con-duisez comme vous devez, vous boirez de cette fontaine

qui vous rendra immortels. En attendant, on verra ce quevous ferez quand vous serez pour prêcher sur la bré-tèche :

\.lal'.urez.—2.fortement,beaucoup.— 3.Retroussez.— 4.man-cherons(d'unechante).—5.voie.—6. raie.

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150 LE ROMAN DK LA ROSE

Or i parral

que2 vousfereiz

xi

Quant ri haut encroé4sereizPour preschierseur la bretesche/ 5»>(v. 20665).

Toute l'assistance d'applaudir, en même temps queGenius disparaissait sans qu'on ait pu savoir ce qu'ilétait devenu :

E Geniuss'esvanoïQuonquesne sorent qu'il devint, (v. 20702).

Or a l'assaut senzplusafendrel (v. 20705)

entend-on parmi les rangs ; et chacun de s'apprêterà combattre. Vénusadmoneste les ennemis de se rendre ;sur leur refus, elle jette son brandon enflammé dans laforteresse. Jean de Meun profite d'une incidenceamenéepar lui comme à plaisir, pour nous raconter l'histoire dePygmalion, récit plein de grâce, de poésie et de charme,mais, qu'à vrai dire, on n'attendait pas et dont le besoinne se faisait nullement sentir : encore s'il se fût tenudans les limites d'Ovide qui consacrecinquante-cinq versà cet épisode, mais Jean de Meun, qui le suit, n'en écrit

pas moins de quatre cents avec maints détails inutilesqui alourdissent plutôt le récit.

Quand les assiégésvoient ce brandon tomber au milieud'eux, ils s'affolent,et tous de crier à la trahison.

Tuit s'escrient: « Traï l traï /Tuit somesmortl oïl aï! (v. 21263)

Sauvons-nous» I et chacun des portiers de jeter ses clefs.C'est alors que Courtoisie, la noble, s'avance, accom-

pagnée de Pitié et de Franchise, pour sauver son fils de

1.paraîtra.—2.ceque.—3.ferez.—4.haussés.—5.créneaux.

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LE ROMAN DE LA ROSE 151

l'incendie ; et, sans crainte du feu, elles pénétrèrent dans le

pourpris. Courtoisie prend la parole, confirme 3on filsdans cette pensée qu'il peut impunément sortir du châ-teau, qu'il n'a plus rien à redouter, et le prie, en même

temps que Pitié et Franchise, de s'entremettre en faveurde ce loyal amant qui a tant souffert et qui se donneentièrement h lui : «Au nom de la foi que vous me devez,dit-elle,

Olreiez li la roseen don ! "

«Très volontiers, répond Bel-Accueil, il peut la cueilliralors que nous ne sommes ici que tous les deux. Il y a

longtemps que j'aurais dû le recevoir, car je vois bien

qu'il aime loyalement1»

«Dame,je la li abandon*»

Fait Bel Accueil, « moût volentiers,Cuillir la peut endementiersa

Que nous ne somesci que dut.Pieça

3que receveirle dui,

Car bienvei quil aime senzguile ! 4» (v. 21340.)

L'Amant rend à Bel-Accueil '<cent mille mercis » desa générosité, et se dirige vers la rose pour s'en emparer.Les détails scabreux et circonstanciés qu'il croit devoirdonner, ou plutôt Jean de Meun, bien que légèrementvoilés, sont de nature telle qu'il serait difficile de les rap-porter ici**. Amant estime nécessaire d'apprendre à ceux

1. abandonne.—2.pendantcetemps-là.—3.il y a longtempsque.—4. tromperie.

| *.Ce n'estpasl'opinionde Molinct,lechanoinedeValenciennes,qui,sanss'arrêterà cesdétails,necraintpasd'écrire:«LeCVH*cha-pitre^

— L'enseignementde cueillirla rosenousréduiten mémoirele misterequefistJosephd'Arimathiequantil cueillitde la croixlaglorieuseet redolenterosedequichacunsedoiténamourerpourpar-veniren gloirepardureble.» (Bibl.Nat., fr. 24393,fol.CCCLXXIllj).

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152 LE ROMAN DE LA ROSE

qui iront cueillir les roses, quand la douce saison sera

venue, comment ils devront s'y prendre pour ne pas

manquer la cueillette. « C'est (une recette, ajoute-t-il,dont vous me saurez gré et qui ne vous coûtera rien. »

Bel-Accueil, sans doute pour la forme, esquisse bien

une légère opposition, mais permet en somme à l'Amant

de cueillir rosier et rameau, fleur et feuille. La partie était

gagnée ; il ne restait plus à l'Amant qu'à exprimer sa

gratitude à ses bienfaiteurs, Amour et Vénus, et à maudire

ses ennemis mortels, et, en particulier, Jalousie : après

quoi, il chante victoire :

« Ainz que d'ileucl me remuasse2,

Ou, mon vueil 3, encor demourasse,Par grant joliete

4 coilliLa fleur dou bel rosier failli 5.

Ainsinc oi la rose vermeille :

Atant 6fit jourz 7, et je mesveille.l* »

(v. 21775-21780).

1.W.—2. bourgeasie.— 3. volontiers.— 4. joie.— 5.feuillu.—

6.maintenant.—7.jour.

1*. Cf. ci-dessus,p. 70, le passagede MartinLe Franc,et cetteréflexiondeD. Nisara: <Guillaumede Lorrizn'avait rêvé que la

conquêted'une rose, symbolede l'amourchasteet chevaleresquedesTroubadours.Jean de Meunga flétri la rose en la cueillant.>

HhUdela liti.fr. (Paris,1844).1.1,p. 133.

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CONCLUSION

Arrivé à la fin de ce rapide exposé du Roman de la Rose,il reste à en tirer la conclusion.

La première partie de Guillaume de Lorris avait été

reçue avec une faveur marquée dans les hautes classesde la société auxquelles il s'était plus spécialement adressé.

Lorsque, quarante ans après la mort de Guillaume, le

poème enrichi de l'appoint formidable de 17.500 versde Jean de Meun parut dans son entier, ce fut un concert

ininterrompu de sentiments d'admiration qui l'accueillit :à peine quelques voix discordantes se firent-elles entendre ;et, jusqu'à sa mort survenue en 1305,Jean de Meun, qued'autres oeuvres remarquables devaient encore illustrer,ne connut point les attaques violentes qui, un siècle plustard, allaient être dirigées contre son prestigieux roman.

Quant à son auteur, il devait terminer sa vie aux environsde sa soixante-cinquième année, dans une situation defortune bien assise, retiré dans son confortable hôtel de laTournelle, honoré de l'amitié de son souverain, et entouréde l'estime et de la considération générales.

Page 161: (Etudes Traditionnelles) - Le Roman de La Rose

154 LE ROMAN DE LA ROSE

Ce n'est que tout au début du XVPsiècleque des critiquesvraiment sérieuses se produisirent par la bouche de deuxadversaires également qualifiés pour les (aire entendre.Le premier n'était rien moinsque le chancelierde Notre-Dame, Jean Gerson, dont le nom et la réputation remplis-saient alors tout Paris ; l'autre était une femme, humblechambrière,comme elle sequalifiait,de la reine Isabeau,etfavorablementconnue par ses écrits en vers et en prose.Nous avons nommé Christine de Pisan, fille d'un astro-logue du roi Charles V, et qui, jeune encore, était restéeveuve, chargée de famille et dans une position des plusmodestes, n'ayant que sa plume pour l'aider à la fairevivre, elleet les siens.

La nomination de Gerson au poste de chancelier deNotre-Dame et de l'Université de Paris (1395),il la devaità la résignationqu'en avait faite en sa faveur son illustremaître et ami du Collègede Navarre, Pierre d'Ailly, quivenait d'être nommé à l'évêchédu Puy. Cette haute fonc-tion, où sa scienceet son caractère l'avaient appelé, dési-gnait à Paris Gerson comme le représentant officielde lapapauté, en même temps que le défenseur désigné desintérêts religieuxdont il devait assurer la protection et ladéfense, placé qu'il était à la tête de la première école dumonde chrétien. Son intervention dans le débat soulevéau sujet du Roman de la Rose était donc chose toutenaturelle ; il eût manquéà ses devoirs en s'y dérobant. Ona vu précédemment comment il avait compris son rôle etavec quelle fermeté, exempte de violence, il avait faitentendre sa protestation. Toutefois Gerson, cédant augoût du temps et emporté par ses propres sympathies,donna à son Traité appelé aussi Visiondans certains ma-nuscrits, la forme d'un songeallégorique,subissant, à soninsu, sans doute, cette même influencedu Roman dont ilse proposait de détruire l'action qu'il estimait désastreusepour la moralitépublique.

Quant à Christine, elle protestait surtout contre l'immo-

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LE ROMAN DE LA ROSE 155

ralité de l'ouvrage, et le cynisme de Raison qui avait« nommé les secrés membres plainement par nom ». Ellesouhaitait, et on ne pouvait que l'approuver, qu'on neles nommât pas sans nécessité1, en en laissant l'emploiaux savants et aux médecins. Continuant le cours de sesdoléances, Christine s'élevait contre cette maxime impiequ'en amour « il vaut mieux décevoir qu'être déçu ».

Quant à la Vieille, elle méritait par l'exposé de ses prin-cipes pernicieux et infâmes d'être vilipendée et honnie.Enfin, elle repoussait, et non à tort, cette accusation portéeindistinctement contre toutes les femmes d'être des débau-chées, réelles ou intentionnelles, comme s'il manquaitdes exemples innombrables de femmes honnêtes et ver-

tueuses, faisant le plus grand honneur à leur sexe 1Aussi

requérait-elle l'interdiction du Roman de la Rose et sadestruction, tout en rendant justice à certaines de ses

qualités littéraires, et en appelait-elle au jugement des gensde bien.

Les arguments de Gerson, comme on devait s'y attendre,sont d'une autre nature, et rentrent plus spécialement dansles griefs du théologien et de l'homme d'Église.

Tout d'abord, le début de son Traité ou de sa Vision

allégoriquefait penser à un poèmed'amour. On a vu précé-demment les huit articles où Gerson avait condensé sesmotifs de plainte contre Jean de Meun, le Fol amoureux,comme il est appelé, et qu'il met en scène par l'intermé-diaire de Chasteté. Cette dernière «feable subjecte » de

Justice, la « droicturiere » accuse notre Fol Amoureux demettre «toute sa peine a charrier Chasteté hors de terre » ;de pousser les jeunes filles à se vendre sans vergogne et à

profiter de leur jeunesse pour se donner du bon temps ;

1.Dansla lettrelatined'Abailardà unamisurson<Infortune»,ilavaitdonnélui-mêmel'exemplede la décenceen s'exprimantainsidansla traductionqueJeande Meunnousa laissée:<ilzmetolirent(enlevèrent)icellepartiede moncorpspar lesquelzje avoieforfaitet dontilzseplaignoient.»Bibl.nat.tir.920,p. 21(Ms.duXIVes.).

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156 LE ROMAN DE LA ROSE

de reprouver le mariage ; de blâmer les adolescents quientrent en religion ; de promettre le paradis à tous ceux età toutes celles qui accompliront les oeuvres charnelles« même hors mariage », et autres abominations relevéesdans ledit traité. Une foule de témoins à décharge, tanthommes que femmes, de toute condition et de tout âge,sont cités à la barre, soit pour défendre le Fol Amoureux

qui fait défaut, et pour cause, soit pour le louer, soit pour1excuser. Il convient de rappeler à nouveau (ce que la

majorité des critiques et des littérateurs n'ont pas vu) queles témoins parlent chacun suivant son état, et que l'opi-nion qu'ils émettent n'exprime en rien la penséede Gerson,comme on l'a prétendu ; autant vaudrait attribuer àMolière indistinctement, suivant la juste remarque d'André

Mary, les opinions de Philinte et d'Alceste.La protestation de Gerson était vouée à l'insuccès, et la

dernière phrase de son traité laisse à penser qu'il se faisait

peu d'illusions sur son issue. Encore n'aurait-il pas dûcontribuer lui-même à ruiner de ses propres mains le

réquisitoire qu'il avait élaboré avec tant de peine et desoin. C'est pourtant ce qu'il fît ; si bien que les plus ardents

partisans de Jean de Meun n'auraient pu souhaiter un pluschaud défenseur de la cause qui leur était chère que lechancelier Jean Gerson lui-même, lequel, en mal de

mysticisme, devait écrire à une date restée inconnue, mais

qui ne peut être que peu postérieure à la rédaction duTraité de 1402, un petit opuscule en prose, le Jardinamoureulx,où il évoque le souvenir du Roman de la Rose,qu'il aurait dû, tout au contraire, bien se garder de réveiller.

Comme l'a fort bien démontré Charles Oulmont, dansle Jardin amoureulxde Gerson il faut voir le modèle d'unelittérature mystique où voisinent l'allégorie et le réalismeet où la sensualité païenne fait oublier le mysticismechrétien 1. Et l'auteur n'hésite pas à dénoncer Gerson,

1.CharlesOulmont,LeVerger,leTempleet la Cellule,p. 252.

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LE ROMAN DE LA ROSE 157

comme ayant (ait l'apologie de ce qu'il s'était proposé dedétruire et d'avoir, par une de ces contradictions moralesdont le grave chancelier a donné trop souvent des marquesdans sa vie privée, politique et religieuse \ apporté unremède pire que le mal \ Grâce à Gerson, l'équivoquequi troublait tant de lecteurs de bonne foi du Roman dela Rosen'a pu qu'accentuer leur hésitation lorsqu'ils lurentle début du petit livret qui commence ainsi : «En ce mon-dain désert est le Jardin de vertueuse consolation ou le

vray dieu d'amours habite. C'est le jardin gracieux ouhabite le doulx Jliesus et ouquel il appelle s amie quant ildit ou livre des chançonnetes amoureuses : Veni in orlummeum, soror, mea sponsa.» (Cant. Cant. V, l). (Bibl. nat.fr. 25.548, fol. 148).Ce n'est pas d'ailleurs la seule allusion

que Gerson ait faite au Cantique des Cantiques. Il subit laséduction de ces pensées mignardes et lascivestout ensem-ble, où il ne veut voir que de pieuses pensées, commeavaient fait avant lui, saint Bernard et saint Bonaventure,

()Ourlesquels il professait la plus haute admiration, pour

e second surtout ; et comme faisait son maître Pierre

d'Ailly dont il partageait toutes les idées 3. C'est ainsi queGerson nous montre bientôt 1ame, amie de Jésus, appelerprès d'elle les fillesde Jérusalem à qui elle dit : «Garnissez

moy de fleurettes, avironnez moy de pomettes, car jelanguis d'amourettes. » On se demande ce que viennentfaire ces mièvreries misérables, indignes du talent commedu caractère du chancelier, alors que le texte original secontente de porter : «Fulcitc me floribus, stipate me malis,

1.Michelet,HistoiredeFrance(Paris,1840),t. IV,p. 375; et édit.de 1852,t. IV,ç. 372-3.—DictionnairedesSciencesphilosophiquesdeFranck:«CequonremarquefréquemmentdansGerson,c'eatI incon-séquence.»AumotGERSON.

2. Oulmont,p. 252.3. OnsaitqueRenan,danssonétudesur le CantiquedesCantiques

(Paris,1870,in-8°),est d'avisquece dernierouvragedoit être prisuniquementausensprofaneetmatériel(p. 163)

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158 LE ROMAN DE L\ ROSE

quia amore langueo (II, 5). » « Couvrez-moi de fleurs,entourez-moi de fruits, parce que je languis d'amour.»Bientôt lame qui contempledans sa pensée Jésus en croix« est férue au cuer d'un dart amoureux », comme l'avaitété Guillaumede Lorris à la vue du joli bouton de la roseépanouie. Lame est ensuite conduite par les femmes quisont dans le jardin vers les douces fontaines qui pourrontraffraichir et arouser la grant ardeur et pour adoucir etatremper (atténuer) l'ardent soif de son désir... »Toujourscommedans le verger où a pénétré Guillaume, 1ame voitles amoureux converseravec leurs jeunes compagnesdansle jardin, où ils «démènent joyeuse vie en pensant et par-lant d'amour. » C'est là que séjourne le dieu d'amour lui-même. «Lors les amoureuxviennent ilz à son escolepourouyr la loy amoureuse ou L'ARTD'AMOURSESTTOUTEENCLOSE.»VoilàdoncGerson reprenant, à la surprise d'unchacun, le vers même de Guillaume de Lorris, opposantJésus le vrai dieu d'amour à Cupidon, sa terrestre et toutepaïenne contre-façon. Toutefois Gerson semble avoirquelquescrupule ; peut-être sent-il qu'il est allé trop loin ;aussis'empresse-t-ild'écrire : «Fuyez,fuyezloyauxamans,fuyez l'escolepérilleuseet mensongèrequi aprent l'amourhayneuse, plaine de péchiezet d'ordures. »Mais là encorecette apostrophe n'est-elle qu'une réminiscence peudéguisée du passage de Genius sur les femmes et lesecret :

Fuiez,fuiez,fuiez,fuiez,Fuiez, fuiez,fuier tel beste (v. 16577*)

Il s'agit de ces dernières. Quant au Jardin amoureulx,il se termine par une chanson à Dieu des plus médiocreset dépourvue d'intérêt.

Gerson aida donc,à son insu, à la propagationde l'oeuvrequ'il avait souhaité dé voir condamner et détruire. L'in-

1.Voirplushaut,p. 142oùlepassageestrelevé.

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fluence du poème se fit lourdement sentir en France pen-dant près de deux siècles, et même à l'étranger ; quant à

Pétrarque qui se moquait du Roman de la Rose,il n'avaitrien de plus pressé que de l'imiter. Lui qui n'aimait pasces froides allégories où Guillaume de Lorris semblaitrêver encore en racontant son rêve,

Somnîatiste tamcndumsomniavisa renarrat,

n'en a pas moins personnifié, dans le Trionfo délia Castità,les personnages de Beauté, de Courtoisie et de Bel-Accueil.

Par contre, le sens des idées générales que l'influencedu Roman de la Rose contribua à propager dans l'espritpublic en France, contrebalança l'action néfastequ'elle eutau point de vue purement littéraire ; car ce poème mit à lamode le goût de l'allégorie et des personnificationsqui s'yrattachent d'une façon plus ou moins étroite, au préjudicede l'observation directe ; défaut qui se retrouve surtoutchez les successeurs des auteurs du roman qui, dans leurimitation souvent servile, réussirent surtout à exagérer lesimperfections de leur modèle ; toutefois ce mal s'est trouvécompensé par cet apport des idées générales qui constitueun véritable progrès : ce progrès est à l'actif du Romande laRose, et particulièrement de Jean de Meun. Or, commele remarque Désiré Nizard, « il n'y a que les idées géné-rales qui enfantent les arts et qui font marcher lesnations »*.Quant aux attaques que subit le poème, «cefut le sort de tous les livres qui font faire aux esprits unpas en avant 2.»

Ces éléments nouveaux que le Romande la Roseest venuapporter dans la littérature française ont fait croire à cer-tains critiques que cette oeuvre capitale en ouvrait lesdébuts. « Il est plus juste de dire qu elle clôt la littérature

1.DésiréNîsard,Hist.Je lalUl.fr.(1844),1.1,p. 142.2. Ibid.,m.p.

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du vrai moyen-igel.» Il serait également inexact de pré'

tendre que l'influence du Roman de la Rose est aujourd'hui

chose morte, et que ce dernier n'existe plus que littéraire-

ment parlant. Initiateur d'une tradition d'idées qui s'est

continuée depuis plus de six siècles (1280-1900) et qui a

été fécondée en cours de route par l'apport incessant des

penseurs et des philosophes jusqu'à la fin du XVIIIesiècle,

bon nombre d'idées dont la conception remonte à Jean de

Meun sont encore loin pourtant de leur réalisation.

Son oeuvre constitue ainsi un des plus grands événe-

ments, littéraires de notre pays et durera, quoi qu'on ait

pu dire, autant que la langue elle-même.

I. G.Paris,Lalittératurefr. aumoyen-âge(1888),p. 172.

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TABLE DES MATIÈRES

Les originesdu Romande la Rose 7

« Le TraictieMaîstre JehanGersoncontre le Roumantde la Rose» . 53

Le Romande la Rose:Premièrepartie. . . . . . 81

Le Romande la Rose : Secondepartie. ..... 99

CONCLUSION 153

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ACHEVÉD'IMPRIMER

LE 6 FEVRIER1929

PARP. PA1LLARTA

ABBEVILLE(SOMME)

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