(Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

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Cheikh Khaled BENTOUNÈS Écrivain, pédagogue, conférencier, le cheikh Khaled Bentounès parcourt le monde depuis de nombreuses années, principalement l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, où il transmet l’enseignement traditionnel du soufisme (tasawwuf en arabe). Le cheikh Bentounès souligne que « si l’Islam est un corps, le soufisme en est le cœur, on y réapprend à goûter la saveur de Dieu dans le silence de l’instant* ». Il se fait le témoin d’une culture de paix et de fraternité soucieuse d’unir les efforts des uns et des autres afin de dégager un dénominateur commun nourri par des valeurs universelles partagées. Homme de méditation et d’action, il s’est engagé très tôt dans des actions culturelles et sociales, principalement en France et en Algérie. Depuis l’année 2000, il participe à la consultation mise en place par le gouvernement français en vue de l’organisation du culte musulman en France et qui aboutit, le 3 mai 2003, à la création du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) dont il devient membre du conseil d’administration. * Soufisme, Cœur de l’Islam, Editions La Table ronde, 1996. D’un Islam hérité à un Islam mérité lundi 9 mai 2005 Cheikh Khaled BENTOUNÈS Jérusalem, son héritage lundi 9 mai 2005 Cheikh Khaled BENTOUNÈS

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Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Écrivain, pédagogue, conférencier, le cheikh Khaled Bentounès

parcourt le monde depuis de nombreuses années, principalement

l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, où il transmet l’enseignement

traditionnel du soufisme (tasawwuf en arabe).

Le cheikh Bentounès souligne que « si l’Islam est un corps, le soufisme

en est le cœur, on y réapprend à goûter la saveur de Dieu dans le

silence de l’instant* ». Il se fait le témoin d’une culture de paix et de

fraternité soucieuse d’unir les efforts des uns et des autres afin de

dégager un dénominateur commun nourri par des valeurs

universelles partagées. Homme de méditation et d’action, il s’est

engagé très tôt dans des actions culturelles et sociales, principalement

en France et en Algérie.

Depuis l’année 2000, il participe à la consultation mise en place par le

gouvernement français en vue de l’organisation du culte musulman en

France et qui aboutit, le 3 mai 2003, à la création du Conseil Français

du Culte Musulman (CFCM) dont il devient membre du conseil

d’administration.

* Soufisme, Cœur de l’Islam, Editions La Table ronde, 1996.

D’un Islam hérité à un Islam mérité lundi 9 mai 2005 Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Jérusalem, son héritage lundi 9 mai 2005 Cheikh Khaled BENTOUNÈS

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L’alternative du Soufisme lundi 9 mai 2005 Cheikh Khaled BENTOUNÈS

La Miséricorde ou l’Energie Créatrice lundi 9 mai 2005 Cheikh Khaled BENTOUNÈS

La multiplicité de l’Unique lundi 9 mai 2005 Cheikh Khaled BENTOUNÈS

La spiritualité d’aujourd’hui jeudi 21 avril 2005 Cheikh Khaled BENTOUNÈS

D’un Islam hérité à un Islam mérité

« Le maître est à l’image d’une bougie allumée qui se consume en illuminant les autres

jusqu’à ce qu’une autre bougie vienne le remplacer ». Ainsi parlait le Cheikh Ahmed Al-

Alawi, arrière-grand-père du Cheikh Khaled Bentounès. Elevé dans le soufisme, installé

dans le sud de France, maître actuel de la confrérie Alawiya, le Cheikh Bentounès est aussi

membre du CFCM. Il y représente l’Islam du Cœur. Infatigable voyageur et partisan

inconditionnel du dialogue, le Cheikh s’est beaucoup impliqué dans le processus

d’installation d’une représentativité des musulmans en France. C’est donc avec

enthousiasme qu’il nous livre ses motivations, ses priorités et ses espoirs pour un Islam

pleinement vécu en France et en Europe au moment où le processus aboutit.

SaphirNet.info : Permettez que nous vous présentions SaphirNet.info... Nous nous intéressons à l’actualité générale, mais nous avons aussi l’ambition de donner la parole aux musulmans, toutes tendances confondues...

Cheikh Khaled Bentounès : Vous pouvez être un « trait-d’union » entre les membres de la communauté. Il faut pouvoir laisser s’exprimer tout le monde. C’est ainsi que nous arriverons à un Islam d’émancipation, un Islam d’ouverture, un Islam de tolérance. Les musulmans doivent apprendre à dialoguer entre eux. Parce que, malheureusement, les musulmans ne se connaissent pas. C’est l’ignorance des uns et des autres qui crée des tensions. Avec une meilleure connaissance mutuelle, les tensions s’atténuent pour devenir des points de vue. Il n’est pas possible de construire quelque chose « contre l’autre », mais il est possible de bâtir quelque chose « avec l’autre ». En écoutant l’autre, on s’aperçoit qu’il n’a pas totalement tort. On peut trouver qu’il n’a pas raison à 100%, mais il n’a pas tort à 100% non plus. C’est ainsi qu’un équilibre se dessine à l’intérieur de la communauté. Cette écoute mutuelle donne aussi une certaine image

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au reste de la société. Car, de nos jours, l’Islam est une préoccupation commune. On observe à la fois un attrait de l’Islam et a un rejet de l’Islam. Il y a une peur, une crainte de l’Islam et il y a aussi une grande soif de connaissance de l’Islam. D’aucun s’interroge sur son fonctionnement, sur ce que cette religion possède de particulier et surtout l’on voudrait savoir comment, au niveau spirituel, elle a pu rester vivante alors qu’elle n’a ni Eglises ni Clergé. Comment se fait-il que l’Islam demeure la première religion du monde. Comment se fait-il qu’elle est la religion qui progresse le plus partout, sur tous les continents ? Il y a comme un mystère... Il y a une « barakat » (Ndr : une bénédiction), un flux divin à l’intérieur qui lui donne une sorte de saveur, une vérité qui fait qu’elle est de plus en plus acceptée par un grand nombre d’êtres humains sur Terre. Ainsi les reproches exprimés envers l’Islam, ne relèvent pas de l’Islam. Elles s’adressent aux sociétés musulmanes. Il faut que le musulman accepte de vivre dans la société d’aujourd’hui et non dans la société d’hier. Qu’il ne tourne pas le dos à l’avenir en regardant le passé, mais qu’il se projette sur l’avenir en contribuant à une culture de paix par le dialogue. En construisant une société avec plus de justice, plus de droits. En proposant des alternatives au niveau de la société et de la gestion du monde. La mondialisation procède aujourd’hui à un nivellement à l’horizontal, l’Islam doit avoir le rôle d’amener l’homme à se relier à une verticalité.

Il se trouve que ces vertus de l’Islam sont peu souvent évoquées. Mais le débat se déroule autour de questions comme le hijab...

Le hijab ne fait pas partie des cinq piliers de l’Islam. Dans le monde musulman, l’on compte près de vingt-cinq sortes de hijab. Entre le jilbab, le tchador, le nikab, le hafal etc... Lequel est le bon hijab ? Nul ne saurait le dire, à moins de reconnaître clairement que le hijab fait partie des cultures et traditions propres à chaque pays... Dans le Sahara, nous avons les Touaregs appelés les « hommes bleus », où ce sont plutôt les hommes qui portent un voile et non les femmes. Et, pour eux, le port de ce voile est une exigence « islamique ». Ils le vivent de cette façon. Pourtant l’Islam n’a pas demandé que l’homme porte le voile. Seulement cela est entré dans leurs mœurs et leurs coutumes et il n’est pas question de leur faire accepter autre chose. Il en va de même de l’excision pour l’Afrique Noire notamment en Afrique de l’Est : la Haute Egypte, la Somalie, le Soudan. Dans ces régions, l’excision est pratiquée comme une exigence de l’Islam. Pourtant l’Islam n’exige rien de tel. Mais si vous allez en Haute Egypte et que vous soutenez que l’excision n’est pas une exigence islamique, l’on vous jettera des pierres ou l’on dira que vous n’êtes pas musulman. Il y a donc besoin aujourd’hui en Europe, notamment en France, que l’on ouvre le débat. Et que l’on puisse aller à l’essence même de la religion. Ce qui nous évitera de perdre notre temps avec des choses qui ne sont, après tout, que secondaires par rapport à ce que l’Islam véhicule d’essentiel. Avant d’être

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une religiosité, l’Islam est un état de conscience. Il vient conscientiser l’être. Il n’est pas un catalogue de prescriptions comme le code de la route, même si certains le voudraient ainsi. L’Islam est avant tout un acte de foi, une conviction intérieure, une spiritualité vivante. L’Islam est pour que l’homme atteigne des degrés de conscience de plus en plus évolués pour pacifier son ego, apaiser son ego pour vivre comme l’a désiré Le Divin en faisant de lui Son lieutenant, le lieu-tenant de Dieu sur Terre : le « khalife » de Dieu. Pour parvenir à cette notion de khalifat, il faut que l’homme transcende les choses. La question fut posée au prophète : « Ô prophète de Dieu, résume-nous ce qu’est un musulman ». Sa réponse fut que : « Le musulman est celui dont on ne craint ni la main ni la langue ». Il n’a défini le musulman ni par le jeûne, ni par la prière. Ce sont là de précieux outils qui nous sont offerts pour que nous travaillions sur nous-mêmes afin de parvenir à un éveil intérieur de conscience. Ce sont des exercices spirituels qui permettent d’évoluer. Mais ce ne sont pas des « contraintes ». La plupart des musulmans vivent cela comme une contrainte. Car leur Islam est un « Islam d’héritage » et non un Islam d’expérience. Ce n’est pas un Islam que nous avons recherché. Mais un Islam dont nous avons hérité de nos parents. Un tel Islam est vécu en bloc avec ses coutumes et ses traditions qui sont soit africaines, soit turques, soit asiatiques. Mais elles n’ont rien à voir avec l’essence même de la religion.

D’où la nécessité dans les pays d’Europe d’avoir des structures qui permettent de retransmettre le patrimoine authentiquement islamique débarrassé des traditions.

Il faut nous débarrasser de tout ce que le temps et les habitudes humaines ont ajouté à l’Islam pour dégager l’essence de cette loi de soumission à Dieu dans l’acte, la parole, la pensée, les agissements dans le monde. Pour rendre cette présence divine réelle et effective à tout instant. « Il est présent avec vous où que vous soyez » (Ndr : verset Coranique). Avons-nous seulement conscience qu’ici même, au moment où nous parlons, cette Présence divine est parmi nous ? Ou bien avons-nous un double visage qui fait que nous sommes musulmans à la mosquée et que nous ne le sommes plus en dehors de la mosquée ? Le comportement doit être dicté par notre conscience. Et, plus notre conscience guide notre comportement, plus notre conscience s’élève.

Dans une interview que vous avez donnée, vous évoquiez la nécessité d’assister les musulmans en milieu carcéral.

Nous avons travaillé durant trois à quatre mois uniquement sur les questions d’aumônerie. La commission des aumôneries va démarrer. Il y aura ensuite une formation des aumôniers musulmans pour les prisons. Mais aussi pour les hôpitaux, les armées. Nous devons avoir nos

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représentants partout. Il y a des besoins à ce niveau. Pourquoi ne fêterait-on pas le Mawloud dans les prisons ? C’est à nous de créer des structures, c’est à nous de créer des postes. Concrètement, comment cette formation va-t-elle se dérouler.

Il y a une Commission de Formation qui gère le dossier. Elle s’occupe en même temps du dossier de formation des imams. Car d’ici un certain temps, les imams doivent venir de France. Ils doivent être français, ils doivent parler français. Leur culture doit être la culture d’ici. Il y a donc besoin d’ouvrir un institut pour la formation des imams. Et aussi pouvoir avoir des écoles libres comme les autres communautés. Des écoles où nous pouvons enseigner cette tradition, cette spiritualité, cette philosophie à nos enfants. Car l’Islam est aussi une culture.

Il y a déjà, à Château Chinon dans la Nièvre, un centre de formation qui a vocation de former des Imams. Mais il reste encore très arabophone.

La structure que vous évoquez est affiliée à l’UOIF. Il faut donc envisager une collaboration avec cette structure, puis avec la Mosquée de Paris et aussi avec le ministère de l’Education Nationale. Notre souhait est de sortir l’Islam du conflit des tendances. L’Islam ici en France doit être identique pour tout le monde. Il doit être libre de toute tendance et de toute puissance extérieure de n’importe quel pays. Nous souhaitons donc qu’il existe un institut reconnu par le ministère de l’Education National. Cet institut élaborera un cursus universitaire ouvert à tous avec un programme adapté et reconnu par l’Education National offrant plusieurs filières. Il doit permettre à la fois la formation d’imams, la formation de chercheurs, la formation d’islamologues... Les étudiants qui suivront la filière d’Imamat auront par exemple des cours spécifiques au sein de l’institut. Mais tous les étudiants suivront un tronc commun avec l’enseignement de l’exégèse coranique, l’Histoire et le hadith.

Une autre tentative a déjà été faite dans ce sens à Strasbourg.

En effet, un projet a été déposé aux temps du président Mitterrand pour une faculté de théologie à la faculté de Strasbourg. Mais le projet n’a pas abouti. Il n’y avait pas une structure représentative des musulmans. C’était un problème. Avec quel interlocuteur l’Etat devait-il dialoguer ? Il y a plusieurs associations et l’Etat ne pouvait pas privilégier une association par rapport aux autres. Aujourd’hui ce problème est résolu : il y a une représentativité. Nous avons une structure à l’échelle nationale mais aussi des délégués à l’échelle régionale. Et cela est très important. Car les problèmes ne seront plus concentrés uniquement sur Paris. Les problèmes de permis de construire des mosquées, les questions de cimetière, les

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aumôneries. Nous nous adaptons à l’environnement. Nous sommes des citoyens comme les autres. Pourquoi ce particularisme ? Pourquoi cette marginalisation ? L’Islam ne doit pas nous amener à être des citoyens à part. Nous sommes des citoyens à part entière tant au niveau des devoirs qu’au niveau des droits.

Question représentativité, il y a peu de femmes qui siègent au CFCM.

Cela est exact. Et il faut espérer que d’ici deux ans, le nouveau conseil sera plus équitable à ce niveau, dans la répartition des responsabilités. Il faut aussi que la femme musulmane se manifeste davantage. Il faut qu’elle se batte sur le terrain. Il ne faut pas qu’elle reste en retrait. Les hommes ne les rejettent pas. Moi j’invite les femmes à venir et à s’instruire dans l’Islam. Qu’elles travaillent et deviennent des islamologues, qu’elles deviennent des exégètes du Coran, qu’elles étudient la Charia et qu’elles viennent se battre au sein de ce Conseil.

La sœur Betoule Fekkar-Lambiotte a démissionné du Conseil en exprimant des reproches à certains membres.

Moi aussi je peux avoir plusieurs raisons de quitter le Conseil. Mais le problème aujourd’hui est de pouvoir, malgré les différences, rester au sein de ce Conseil, se battre à l’intérieur et parvenir à construire quelque chose. Se mettre à l’extérieur ne résout pas les problèmes. Il faut faire confiance, il faut accepter les compromis. Je préfère que toutes les tendances musulmanes soient réunies autour d’une même table. Chacun exprimant ses idées et laissant la communauté juger. Si la communauté veut un Islam intégriste, elle aura un tel Islam. Si elle veut un Islam d’ouverture, elle aura un Islam d’ouverture. Après tout, nous sommes tous des musulmans. Si nous avons des points qui nous séparent, nous avons aussi beaucoup de points qui nous unissent.

Vous pensez donc que le CFCM peut jouer le rôle de creuset où s’expriment les différents courants qui existent au sein de la communauté musulmane ?

Inch Allah, c’est mon souhait. N’oubliez pas que nous instituons une grande première pour l’Islam. Même dans les pays musulmans, vous n’avez pas d’élections démocratiques pour désigner les responsables des musulmans. En France, il n’a pas été demandé aux chrétiens d’élire leurs représentants. C’est la première fois que l’on demande à une religion de désigner ses représentants par les urnes. Les représentants de l’Islam dans n’importe quel autre pays ne sont pas élus. Ils sont désignés ; souvent par l’Etat. Ce que nous vivons est vraiment historique. Je rentre d’Egypte où des savants de l’université Al Azhar suivent très attentivement le déroulement de ces

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élections. Tout le monde attend de voir ce qui va sortir de cette démarche. Pour eux, notre initiative est révolutionnaire.

La presse étrangère est intéressée par ces élections parce qu’elle y retrouve des rivalités régionales entre pays du Maghreb. Et elle insiste sur les affiliations entre les membres du CFCM et des pays étrangers.

C’est indéniable qu’il y a des influences venant des pays d’origine que ce soit l’Algérie, le Maroc, la Turquie, les pays du Golfe, l’Arabie Saoudite. C’est une chose que nul ne saurait nier. Mais ces influences ne concernent que la première génération de membres du CFCM. Qui peut dire qu’il en sera de même de la seconde génération de dirigeants du CFCM ? Qui peut dire qu’il en sera de même de la troisième génération et celles qui suivront ? Nous ne construisons pas que pour aujourd’hui. Nous misons sur le long terme. Ces dirigeants à venir seront des jeunes nés ici, qui auront grandi ici et qui n’auront aucune influence semblable de quiconque. C’est pour ces jeunes qu’il faut travailler, c’est pour eux qu’il faut se battre. Telle est ma conviction.

Quelles sont les priorités que vous voyez pour le CFCM ?

Nous avons énormément de villes qui ont besoin de mosquées. Les permis de construire sont en suspend. Les terrains existent. Le prétexte de certaines autorités est qu’ils n’ont pas d’interlocuteurs valables. Cet argument n’est plus recevable à partir de maintenant. Nous avons des CRCF dans leur région. Ce sont des interlocuteurs valables. Nous devons débloquer ces situations. Il y a le problème de l’Aïd El Ada que l’on appelle ici la « fête du mouton » et qui est pour nous la « fête d’Abraham ». Comment l’organiser pour éviter de faire le sacrifice dans des conditions d’hygiène déplorables ? Nous avons déjà évoqué les aumôneries. La population carcérale doit bénéficier d’enseignement durant la période de détention. Elle a aussi besoin de célébrer les fêtes religieuses. Il y a le dialogue avec la société, le dialogue avec les religions et avec les autres philosophies pour changer l’image de l’Islam. C’est un véritable problème de communication. J’insiste particulièrement sur l’enseignement qui est la plate-forme sur laquelle repose tout l’avenir. Enseigner l’Islam, le faire connaître dans son universalité, son humanisme, sa philosophie... Car l’Islam n’est pas étrangère à l’Europe. Au moyen âge l’Islam était européen par la Sicile, par l’Andalousie, par la Pologne. On oublie souvent que l’Islam est dans le Nord de l’Europe. Il y a une communauté polonaise qui existe depuis des siècles. L’Islam était présent dans les Balkans. Il y a donc une présence européenne de l’Islam depuis très longtemps.

Conversation avec cheikh Khaled Bentounès Mercredi 4 Juin 2003

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Propos recueillis par Amara Bamba

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Jérusalem, son héritage

Rencontre avec Cheikh Bentounès, représentant et guide spirituel de la confrérie soufie Al-

‘Alawiyya, qui compte des milliers d’adeptes dans le monde. Il est l’auteur notamment de

« Le Soufisme, cœur de l’Islam » ainsi que de « L’Homme intérieur à la Lumière du

Coran ». Cheikh Bentounès a bien voulu nous livrer sa vision de Jérusalem et son espoir :

« Ce lieu pur, qu’il faut transcender et voir dans le cœur même de l’être ».

Les Mondes Parallèles : Qu’aimeriez-vous nous faire partager de votre vision de Jérusalem ?

Cheikh Bentounès : Pour le monothéisme en général, pour les juifs, les chrétiens ou les musulmans, cette ville trois fois sainte est le symbole de la Paix. Son nom même l’indique : la cité de la Paix. Autrement dit, il existe un endroit géographique dans le monde où les trois religions monothéistes ont pris racine. C’est là où elles se sont faites, leur rencontre s’est matérialisée à travers ce lieu sacré, symbole de Paix. Malheureusement, comme l’homme est faible, je dirai même inconscient, il a fait de Jérusalem un symbole opposé à la Paix. Aujourd’hui chacun veut se l’approprier, chacun veut en quelque sorte qu’elle lui appartienne, alors que Jérusalem ne peut appartenir à personne. Elle est l’endroit de la rencontre. Et au-delà, il y a un symbole mystique, c’est LA JERUSALEM CELESTE que nous portons en nous. Cette ville sanctifiée par les trois religions, ce lieu pur, il faut le transcender et le voir dans le cœur même de l’être car ce que l’homme a de plus cher, ce qu’il a de meilleur en lui, c’est le cœur purifié de l’ego. Et ce cœur purifié du mal donne à l’homme son sens et donne à l’humanité toute entière un sens. Et nous devons faire le bilan de cette histoire humaine pour voir que, à chaque fois que l’homme a dévié de cette perspective centrale, universelle, transcendantale, de cette rencontre entre la verticalité et l’horizontalité, il l’a payé très cher en tombant dans l’animalité. En se laissant gouverner par l’instinct, il s’engage sur des chemins de traverse où il est plus nuisible à lui-même qu’il n’est utile, à lui-même et à ses semblables. Et s’il y a un vœu à formuler aujourd’hui, c’est de redonner à cet endroit, à ce lieu saint, sa véritable vocation, sa vocation de fraternité : que les hommes s’en rendent compte et fassent de ce lieu la capitale de la fraternité humaine.

LMP : La mosquée du Dôme du Rocher est le temple le plus ancien de la tradition musulmane.

CB : La Mecque représente le sanctuaire que l’on appelle carrément « La Maison de Dieu », et vers laquelle se tournent tous les musulmans, cinq fois par jour, pour faire la prière. Mais c’est à Jérusalem que le Prophète a

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fait son ascension vers l’Absolu. Et c’est à Jérusalem qu’il a rencontré tous ses frères Prophètes. Il y a là un symbole d’unité ; Jérusalem est le lieu de l’unité de ses messagers et de leurs messages. Tout ce dépôt hérité depuis la nuit des temps, que tous les messagers et tous les Prophètes ont véhiculé l’un après l’autre a été canalisé et unifié dans un endroit. Et cet endroit, cette ville, ce temple dans cette ville, nous devons l’accepter en tant qu’héritage. Depuis que l’être humain a reçu sa révélation, cet héritage s’est révélé et concrétisé dans cet endroit d’où la conscience peut s’élever et aller vers le divin, ayant réalisé l’unité des messages.

LMP : Vers le divin ?

CB : La première étape, c’est l’unité, l’unité fraternelle réalisée. Et de cette unité fraternelle réalisée débute l’ascension vers l’Absolu.

LMP : Mohammed est le dernier Prophète. Comment comprendre cela ?

CB : Mohammed est le dernier des Prophètes parce qu’il clôture en quelque sorte cette ère des révélations, ce champ de la révélation. Et depuis quinze siècles maintenant, personne ne s’est proclamé Prophète. Mais si cette ère de prophétie est close, il a ouvert l’ère de l’homme universel. Avec le dernier des messagers, l’humanité d’aujourd’hui a reçu la révélation totale. Cette révélation, nous pouvons la considérer comme une sorte de livre, un symbole de la connaissance et de la réalisation de tous ces messages successifs dont chaque Prophète est venu écrire un chapitre. Avec le Prophète Mohammed, le dernier chapitre est écrit et ouvre l’ère de la sainteté, l’ère de la réalisation de l’homme universel. Que ce soit Adam, Abraham, Moïse, Jésus, Mohammed ou d’autres, chaque Prophète a axé son message sur quelque chose de précis. L’un et l’autre, ils nous ont fait découvrir une partie de cet homme universel. Et l’homme d’aujourd’hui doit retrouver cette perspective dans l’unité afin de pouvoir décoder ce message, ce dépôt, cet héritage reçu depuis Adam jusqu’à nos jours. Mais tant que l’homme divise ces messages et ne les lit qu’avec une optique de division, il n’en a pas la révélation. C’est en réunissant, en lisant dans cette perspective universelle que le message transparaît et nous apparaît. Alors, nous voyons que cette destinée humaine a un sens depuis le début jusqu’à nos jours : elle a un sens. Derrière tout cela, il y a une volonté, une destinée, un vouloir : ce n’est pas un chaos. Tout ceci a un sens.

LMP : Donc tout cela met en valeur une trame divine, universelle et Jérusalem est alors le symbole de ce centre que chaque individu porte en lui.

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CB : Absolument.

LMP : Mohammed reconnaît donc tous les Prophètes. Et celui dont l’histoire se mêle étroitement avec Jérusalem est Jésus. Les musulmans reconnaissent Jésus en tant que Prophète dont le message s’inscrit précisément dans cette continuité. C’est un message extraordinaire pour les temps actuels.

CB : C’est une continuité et je dirai encore plus car le Prophète a dit : « Entre moi et mes frères, nous sommes comme des enfants d’un même père, mais de différentes mères ». Ces différentes mères sont les époques. Marie a reçu le Saint Esprit et a donné naissance à Jésus. Le Prophète Mohammed recevant lui-même le Saint Esprit a donné naissance à quoi ? A un livre que l’on appelle le Coran. Autrement dit, le principe féminin a donné naissance à un enfant appelé Jésus et le principe masculin - donc Mohammed - a donné naissance au Verbe. L’un est un Verbe qui est chair, l’autre est un Verbe devenu la parole divine dont le Tassawouf. Nous ne pouvons pas exclure ou diviser les messages parce que le secret est dans cette continuité qui a nourri ceux qui nous ont devancés et continue à nourrir l’humanité d’aujourd’hui. C’est comme pour un chapelet, il y a l’apparent, les graines dont chacune est unique par rapport à l’autre. Mais ce qui unit toutes ces graines, c’est ce fil, le fil du Saint Esprit qui relie à la fois au Prophète Mohammed, à Jésus, à Moïse, à Salomon, à David, à Abraham, ... jusqu’à cet homme originel qui est le prototype adamique.

LMP : Que représente pour les soufis la mosquée du dôme du rocher construite sur l’esplanade du temple à Jérusalem ?

CB : Pour tout musulman - et à plus forte raison pour le soufi - cette mosquée marque l’endroit de l’ascension du Prophète. Et cet endroit est le symbole de cette soif du divin. Il met en perspective ce rapport entre l’humain et le divin. Ce rocher est « le lieu » de cette élévation de l’être, de cet être humain qui est « aspiré » dans l’Absolu, dans le divin. Là aussi, c’est une question de symbole, il n’y a pas qu’à cet endroit où l’homme peut se réaliser, où l’homme peut communiquer avec le divin. Non. Mais nous avons besoin de symboles porteurs de cette perspective qui se renouvelle à chaque fois dans l’humanité. Le fait qu’il existe géographiquement un endroit nous interpelle. Jérusalem nous appelle à chaque fois à cette nouvelle alliance, à cette alliance entre l’homme et Dieu. Et nulle part ailleurs que dans cette ville cet appel a été fortifié par des siècles et des siècles de prières, de recherches. Même aujourd’hui chacun se rend là-bas - les juifs vont au mur des lamentations, les chrétiens au Saint-Sépulcre et les musulmans vont à la mosquée du rocher -.

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LMP : De quoi ont besoin tous ces pèlerins ? Pourquoi viennent-ils à Jérusalem avec cette ferveur particulière, avec cette force de prière ? Il y a bien d’autres villes saintes de par le monde.

CB : Mais il y a bien à Jérusalem quelque chose qu’on ne trouve nulle part. La Mecque est la ville sainte des musulmans. Pour les hindouistes, il y a Bénarès sur le Gange et pour d’autres courants religieux d’autres villes qui portent cette sainteté, mais aucun endroit où toutes les religions se rencontrent : tous les fidèles de toutes les religions monothéistes. Jérusalem est ce symbole d’unité que nous n’avons pas encore compris. Jérusalem nous interpelle et nous appelle à cette unité. Elle nous dit : « C’est en moi que vous réalisez votre unité et c’est de votre unité que vous pouvez communiquer avec le divin. Tant que vous serez dans la division, vous ne connaîtrez pas, vous ne recevrez pas l’Esprit Saint. Réalisez votre unité et vous transcenderez et vous irez vers le divin ». Nous avons donc reçu un grand héritage, mais au lieu de faire en sorte qu’il soit le mieux vécu par tous, nous nous chamaillons comme des enfants d’une même famille. Chacun dit : « moi, j’ai raison et toi tu as tort. Jérusalem, c’est moi ». C’est notre esprit de contradiction, notre esprit d’intolérance qui nous aveugle. Et l’endroit qui est le plus noble pour nous tous est aussi l’endroit le plus conflictuel.

LMP : Quelle est la solution ?

CB : La solution pourrait être de faire de cette ville une ville universelle, ouverte à tous, que Jérusalem devienne la capitale de la fraternité humaine, la capitale des nations où les gens qui viennent là retrouveraient ce côté aimant, positif, que nous avons tous en tant qu’être humain - comme nous avons le pôle négatif et le pôle positif -. Jusqu’à aujourd’hui, on ne s’est adressés les uns aux autres que par le pôle négatif. Il faudrait inverser car c’est par ce pôle positif que l’on peut dialoguer parce qu’il nous attire les uns vers les autres. Et ce pôle positif, ce potentiel d’amour, de tolérance, de justice, de paix, nous devons le réaliser. Il ne faut pas seulement le penser ou le souhaiter, mais le réaliser. Cette vieille pyramide de la paix doit symboliser l’un des attributs divins parce que ce mot « Paix » est un des attributs divins. Il ne s’agit plus seulement d’une paix à l’échelle humaine.

LMP : La paix en tant qu’état intérieur ?

CB : Un état intérieur auquel chacun a droit.

LMP : Ce message de Jérusalem est très actuel en regard des conflits dont la ville est le témoin. Les enjeux sont essentiellement politiques et le message spirituel profond est constamment bafoué.

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CB : Donc c’est une chute, une chute permanente. Au lieu de l’élever à l’endroit le plus saint de la terre, au lieu de se surpasser et d’aller vers les autres, les hommes se détournent les uns des autres. Tant qu’ils mettront l’intérêt sur le temporel, sur le politique, etc., ils n’arriveront à rien. Mais c’est en cherchant avant toute chose l’agrément divin que le miracle se produira. L’homme aujourd’hui est tout à fait capable de réaliser et de construire cette ville idéale de fraternité. Mais aveuglé par l’ego, voulant se donner raison à lui-même et refusant d’entendre l’autre, il voile un joyau inestimable qu’il possède en lui. Il le voile par le sentiment, par son absurdité, par son égoïsme.

LMP : vous disiez que Jérusalem était le lieu où se retrouvait la famille issue d’un même père et de mères différentes. Et vous avez évoqué Adam qui est le symbole de l’archétype. Peut-on parler à notre époque d’un retour à Adam à travers la Jérusalem ?

CB : Oui, d’un retour à la pureté de cet être originel, à l’être promis que nous portons tous en nous parce que chacun de nous est un Adam avant l’heure. Que l’on remonte à quarante ou cinquante mille générations en arrière, que voit l’Adam ? Il voit toute l’humanité sortir de lui, toute l’humanité est inscrite en lui : les bons, les moins bons, les Prophètes, les voleurs, les dictateurs, je dirai tout le genre humain sans exception. A travers nos gênes, nous les portons. Donc, nous sommes le haut de la pyramide à l’envers, mais chacun de nous est un Adam et nous devons le réaliser. Car il y a l’homme connu, celui que l’on touche et que l’on voit et que l’on entend, mais il y a aussi l’homme inconnu en nous, ce prototype divin, universel qui est dans le cœur de chacun. Cette empreinte qui était au début de la création d’Adam, nous la portons tous : chaque homme, chaque femme l’a en puissance. Mais pour la découvrir, il vaut se purifier, enlever les voiles les plus obscurs de l’ego et, petit à petit, aller vers cette partie spirituelle en nous qui, elle, nous porte. L’humanité se trouve aujourd’hui à une croisée des chemins. Ou l’homme va acquérir cette maturité et aller à l’essentiel de lui-même, et ainsi accepter ce « vouloir divin » qui donne un sens à notre humanité, ou bien l’homme va de plus en plus perdre de l’essentiel, devenir un être grossier, un tube digestif, une forme de consommateur de matériel et d’une jouissance éphémère. Là est le danger, parce qu’un tel être sera prêt à sacrifier l’humanité toute entière pour son propre intérêt. Il est capable ainsi de nuire à lui-même et de nuire à la création toute entière. A nous de faire la part des choses. Nous pouvons choisir le retour vers l’être originel qui dit « Je suis l’héritier de tout et tout est à moi : l’Islam, le Christianisme, le Judaïsme, etc. Tout cet héritage jusqu’à aujourd’hui est à moi. J’en suis le dépositaire ». Et lui va féconder l’humanité et lui donner de nouveaux rapports, une perspective nouvelle dans la justice, dans la fraternité, dans le partage, dans l’amour du prochain. Nous pouvons choisir de poursuivre les affrontements d’intérêts

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et de puissances, de peuples à peuples, de communautés à communautés, de régions à régions, de voisins à voisins. Avec le développement des armes de plus en plus sophistiquées, l’homme dispose de moyens d’une puissance inimaginable et donc du pouvoir de déclencher l’apocalypse. La mondialisation dont on parle est à souhaiter, mais la mondialisation sans universalité sera une catastrophe parce qu’elle sera toujours entre les mains d’un petit groupe qui monopolise déjà la puissance matérielle, financière et militaire. Si nous ne sommes pas replacés dans cette perspective centrale, si nous n’en sommes pas le centre, alors l’argent, l’intérêt et la puissance précipiteront notre déchéance. La mondialisation accompagnée par une universalité intérieure verra l’homme dire « l’autre, c’est moi aussi ; c’est une partie de moi-même », et chaque humain ici aura sa place et son rôle parce qu’il est une lettre dans l’alphabet.

LMP : Vivons-nous une époque de faux prophètes ?

CB : Aujourd’hui le veau d’or est à nouveau vénéré. Espérons que l’humanité ait un sursaut qui soit une prise de conscience et que l’on dise : on arrête ! On a essayé des idéologies, tous les systèmes politiques. Ça nous a apporté une certaine maturité dans le processus qui suit l’humanité, mais il faut que cette maturité débouche sur une conscience universelle. Si l’humanité reste à la conscience individuelle, nous n’avons rien fait, nous en sommes toujours à ce stade premier.

LMP : Y a-t-il une perspective de changement du monde ? Qui peut changer le monde ?

CB : C’est l’homme et l’homme ne peut changer le monde que s’il se change lui-même, que s’il fait l’effort d’aller vers cette partie Lumière en lui-même.

Entretien avec le Cheikh Khaled Bentounès dans : Les Mondes Parallèles, n° 6

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L’alternative du Soufisme

Le Cheikh Bentounès, invité de l’Institut français du Nord pour le mois œcuménique, en

février, nous a accordé un entretien concernant le soufisme. Le Cheikh Bentounès est

l’arrière-petit-fils du Cheikh Ahmed Moustapha El Alawi, de la zawiya de Mostaganem. Il est

le chef spirituel de l’importante école Alawiyya-Derkawiyya-Chadhiliyya et est l’auteur de

‘Le soufisme, cœur de l’Islam’.

Cheikh Bentounès, quel est le sens du soufisme aujourd’hui ?

L’Islam est une religion du Livre, née en Arabie et fait partie des religions révélées. Elle se présente dans la continuité des religions monothéistes dont elle a clos le cycle de la prophétie, tout en ouvrant un nouveau cycle qui est celui de la sainteté : c’est-à-dire amener l’homme à sa réalisation universelle dans la fraternité et libéré de la contrainte d’un intermédiaire entre lui et Dieu. On peut dire, sans rien exagérer, que l’ère de la modernité a été ouverte par l’Islam : l’esprit humain a été libéré et l’homme peut communiquer avec l’Absolu à tout moment. D’autre part, l’Islam a son message axé sur l’unité : l’univers est un, où tant le macrocosme que le microcosme sont le reflet de l’unité divine. Dans chaque être, dans chaque parcelle de la création, nous retrouvons cette unité.

C’est aussi ce que l’on trouve dans les pensées présocratiques ?

Bien sûr, mais l’Islam en tant que religion n’est pas qu’une philosophie, elle propose un mode de vie et un type de relation pour les créatures entre-elles et avec Dieu. Dans l’Islam, l’être n’est pas perdu dans l’univers, mais il est au cœur même de la création. C’est pour cela que l’Islam a encore basé son message sur la fraternité : toute créature est l’égale de l’autre.

En quoi le soufisme est-il une alternative ?

L’Islam ne peut être vécu que sur un plan intérieur en harmonie avec l’extérieur, et c’est cette notion même que nous avons du mal à saisir aujourd’hui. Ainsi, on dit que la porte de l’ijtihâd est fermée, qu’on ne peut relire la révélation, le verbe vivant, et en extraire l’essence par rapport à notre temps. Or, cet ijtihâd est un effort à la fois intellectuel, spirituel et humain. Qui peut avoir le droit et l’autorité d’interdire cet effort, cette réflexion ? Sous les Abbassides, pour des raisons politiques qui voulaient figer cette liberté, on a décidé que cette porte était fermée : la régression a alors commencé sur le plan mystique et spirituel, puis par enchaînement sur le plan politique et social. C’est pour cela que l’Andalousie, par exemple, qui ne dépendait pas de Baghdad, a su développer un Islam

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beaucoup plus tolérant, ouvert, qui a donné naissance à des scientifiques, philosophes et mystiques extraordinaires : il y a eu un défi permanent de pouvoir se mesurer à d’autres pensées, celles de leur propre époque. Aujourd’hui, pour créer une nouvelle dynamique, nous devrions nous accepter tels que nous sommes et tels que notre religion nous ouvre à être, et non pas vivre sur des conceptions de l’Islam arrêtées au Moyen Age, malgré le mérite de ses savants.

C’est toute une conception de l’Islam qui est remise en cause...

Ce que je veux dire, c’est qu’il faut que nous cessions de nous mentir à nous-mêmes. La réalité d’aujourd’hui nous pose des questions auxquelles on ne peut pas échapper. Il faut préparer l’avenir de nos enfants, les préparer à l’avenir de ce monde, aussi complexe soit-il. A l’époque de l’aventure interstellaire, de la cybernétique, d’une nouvelle vision du monde menées par une minorité hégémonique au détriment d’une majorité démunie, nous devons retrouver une autre façon de voir, de gérer, de communiquer. Et surtout, nous devons retrouver le respect, que nous nous devons à nous-mêmes et aux autres : nous devons retrouver le sens de la dignité et de la sacralité de la vie, pour nous-mêmes, pour chaque peuple et pour chaque culture, aussi petites soient-elles.

‘Trouver autre chose’, c’est se placer en porte-à-faux avec le dogmatisme.

Je dis simplement qu’aujourd’hui, il faut ouvrir l’ère de la réflexion dans le monde musulman, réflexion non seulement pour eux-mêmes, mais avec le reste de l’humanité. C’est une manière de trouver pour l’humanité de demain un dénominateur commun, afin de ne pas tomber dans le piège de la division et de la haine, entre le riche et le pauvre, un certain Occident et un certain Orient, le Nord et le Sud...Les musulmans doivent relire l’histoire et réintroduire dans leur présent la notion d’universalité. Et chaque homme doit se sentir l’héritier de toutes les cultures et de toutes les pensées qui l’ont précédé, de tout le passé commun, en comprenant que tout cela fait partie de son patrimoine et que cette multiplicité reflète dans sa diversité le principe fondamental de l’Unité et qu’elle est en fait une miséricorde divine. Nous ne préparons pas nos enfants à être des hommes de dialogue, mais à être des adversaires, ce qui est, aller contre l’évolution harmonieuse de l’humanité. Nous devons inventer une approche nouvelle pour sauvegarder le bien le plus précieux que l’on a, notre identité islamique.

Chose étrange et normale, votre propos sur le soufisme rejoint celui des kabbalistes et des mystiques chrétiens.

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Et il rejoint même des pensées qui sont au-delà des monothéismes. J’ai beaucoup voyagé dans le monde, j’ai rencontré énormément de cultures, et j’ai toujours rencontré des hommes, des êtres humains, avec des différences qui m’ont toujours conduit à me reconnaître et à m’identifier au milieu d’eux. C’est vrai aussi qu’il faut un effort d’éducation et d’éveil de soi pour parvenir à percevoir en toute chose ce reflet du divin. Mais malheureusement, aujourd’hui les religions quelles qu’elles soient, sont prisonnières du champ politique. Le véritable religieux est aujourd’hui celui qui peut s’affranchir du contexte politique pour revenir vers l’absolu, l’universalité, la réelle fraternité et la justice pour tous.

Est-ce à dire qu’il n’y ait d’universel que les mysticismes ?

Certainement pas, puisque ce serait le réduire. L’humanisme est universel, reconnaître en nous les enfants d’un même destin, d’une même réalité, pour donner du sens à l’homme, l’anoblir en tant qu’être exceptionnel, avec une intelligence exceptionnelle, avec des sentiments exceptionnels, c’est ça l’universalité. Mais l’homme est toujours dépassé par lui-même, par sa propre animalité. C’est cela l’ennemi, qui nous menace tous les jours. Nous le portons en nous.

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La Miséricorde ou l’Energie Créatrice

Le Coran insiste sur l’obligation pour l’homme d’être clément envers ses semblables

comme envers le reste de la Création, Dieu y étant Lui-même présenté comme le Tout

Miséricordieux. Dans ce bref exposé, le Cheikh Bentounès, guide spirituel de la confrérie

soufie ‘Alawiyya, présente la miséricorde comme une propédeutique de l’amour. C’est

seulement dans cette attitude de compassion vécue que l’homme peut nouer une relation à

l’Essentiel. La pratique de la miséricorde enseignant en effet que le seul chemin possible

vers Dieu est celui de l’amour. Tel est le message du soufisme, quête de la vérité par

l’expérience, qui nous donne à voir un autre visage de l’islam.

« Bâtir une civilisation de l’amour » apparaît comme l’utopie des utopies, un défi véritable à relever en ce XXIe siècle qui a malheureusement commencé, comme le précédent, par une guerre, un conflit présenté comme un affrontement entre l’Orient et l’Occident alors qu’en réalité ce sont des intérêts bassement matériels qui, comme toujours, amènent des êtres humains à vivre des moments difficiles, des temps de violence, de peur et d’incompréhension. Cela laisse évidemment présager le pire pour l’avenir. Quant à construire un monde plus juste, au cœur plus humain, habité d’une conscience universelle, à l’âme généreuse, animé par cette énergie appelée l’amour, cela relève sans doute du rêve... surtout dans le contexte de la mondialisation où 20 % de la population terrestre accapare 80 % des richesses ! Mais l’idée partagée d’un monde meilleur ne finira-t-elle pas par devenir une réalité ?

C’est ce à quoi nous appelle la tradition musulmane dans ce qu’elle a de plus essentiel ; le Coran lui-même qualifie la révélation faite au Prophète Mohammed de « Miséricorde » : « Nous t’avons envoyé comme une Miséricorde pour les mondes » (Coran, 21-107).Je souhaiterais donc parler de cette étape nécessaire vers l’amour qu’on appelle rahma, Miséricorde. Chaque musulman, même s’il n’est pas particulièrement pieux, fait précéder chacun de ses actes afin de le sacraliser, par la récitation d’une formule qu’on appelle la basmala : « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux... ». D’emblée, l’acte se situe et se sacralise parce qu’il puise sa raison d’être et sa relation dans la miséricorde divine. Selon la tradition musulmane. Dieu s’est manifesté dans Sa création à travers 99 noms ou attributs. Mais celui qui nous est le plus proche, par lequel Il se manifeste à nous, c’est la Miséricorde. Par la matrice divine, rahîm, l’Homme aborde le Divin en bénéficiant de cette qualité de miséricorde qu’il emprunte à Dieu.

Si donc, lors de tout acte et de toute pensée, nous puisons dans cette énergie de l’attribut divin, notre vision de la vie peut changer et nous

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abordons différemment notre relation à la Création, que ce soit à l’égard de l’Homme, notre semblable, ou à l’égard des règnes animal, végétal ou minéral. L’Homme, au lieu d’être un prédateur - quelqu’un qui se contente de profiter des choses qui sont autour de lui dans un but immédiat, égoïste et mesquin -, devient un gestionnaire conscient, capable d’entretenir une relation de miséricorde avec ses semblables et la Création tout entière.

C’est pour cette raison que la Miséricorde est indispensable aux rapports que nous entretenons avec l’environnement, la société et avec nous-mêmes. En prenant conscience de cette énergie, à laquelle il peut se référer et où il peut puiser ce qui est nécessaire à sa réflexion, sa méditation et à son action, l’Homme peut enfin trouver son équilibre entre la pensée et le ressenti, le chaos et l’harmonie. Le monde est, pour nous, appelé à la finitude, puisque nous sommes nés pour mourir, et dans la perspective de cette mort programmée, nous cherchons le bonheur ou l’harmonie. Celle-ci ne peut être atteinte que par la profondeur et la densité de l’expérience intérieure de l’être. Selon l’enseignement du soufisme, cela se traduit par l’anéantissement de l’être dans le divin, le fanâ. Chaque nafs (souffle qui caractérise l’individualité) rejoint le souffle primordial, nafs al kullia. Entre la permanence et l’impermanence, qui fait passer toute chose d’une mort à une naissance et d’une naissance à une mort, nous recherchons le juste équilibre, la voie du milieu, celle qui puise son énergie dans la Miséricorde.

Elle n’est d’ailleurs pas un concept intellectuel ou une abstraction, c’est une réalité qui embrasse et maintient le tout vivant. C’est elle qui permet l’équilibre et donne sens et place à toute créature. La vie que nous menons est souvent agitée, psychologiquement et matériellement, et dans les moments difficiles cette Miséricorde, comme la quille d’un bateau, nous permet de ne pas chavirer, de garder le cap dans un monde de tempête. Grâce à elle, l’Homme peut à la fois trouver une constance et une profondeur intérieure, en nouant une relation avec l’essentiel. C’est elle, en effet, qui nous relie à l’intime de nous-mêmes, à la réalité divine : elle nous incite à la réalisation de l’unicité (tahwîd). Nous sommes un et nous cherchons en permanence à retrouver l’un dans ce que nous voyons, dans ce que nous concevons.

Si la Miséricorde est nécessaire au méditant, elle l’est aussi à celui qui entreprend. Elle est nécessaire, par exemple, à l’économiste pour penser une économie permettant au genre humain de vivre dignement. Pour l’homme politique, cela se traduira par l’adoption de lois qui ne seront ni sectaires ni idéologiques, et qui, en leur essence, seront reliées à cette Miséricorde afin que tout homme en bénéficie. Elle se concrétise chez l’architecte qui conçoit un habitat donnant à la famille qui l’occupera, la

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possibilité de bénéficier autant que possible de cette Miséricorde : de la lumière, de l’espace, de la beauté, etc.

Elle est nécessaire dans la relation personnelle que l’Homme entretient avec ce qui est, pour lui, le sacré ou le divin. Le champ de cette Miséricorde s’étend donc à tout. S’inspirer de la Miséricorde est donc un moyen pour nous de travailler sur nous-mêmes, afin d’extraire cette partie miséricordieuse qui nous relie à l’essence, à ce Matriciel par lequel toute chose est née. Tout acte, toute pensée, toute action doit être accompagné d’une méditation ou d’une réflexion qui nous ramène à la Miséricorde. C’est en cela que l’Homme peut développer son humanité. Nous naissons homme, mais nous n’atteignons la qualité d’être humain qu’en appréhendant le sens de cette Miséricorde. C’est par l’attitude que nous avons à l’égard d’autrui, en tant qu’être miséricordieux, que nous devenons celui qui consomme et produit la Miséricorde.

Une fois que l’on a réalisé cet attribut de la Miséricorde, il nous ouvre enfin à cet autre attribut qu’est l’amour. Tant que nous n’avons pas réussi cette transformation, nous ne pouvons pas comprendre ce qu’est l’état d’amour, qui n’est rien d’autre que l’essence de la Miséricorde.

Celui qui n’est pas passé par cet état de Miséricorde, ne peut réaliser le sens profond de l’amour, parce que la Miséricorde nous impose d’être universellement juste. La Miséricorde nous appelle au respect de l’autre et à cultiver l’altérité. Elle nous amène à prendre conscience que toutes les créatures qui sont dans cette Création sont issues de ce Matriciel, rahîm, qu’elles ne sont pas étrangères les unes aux autres et viennent toutes d’une même source. Et dans sa diversité de langues, de religions, de pensées, de philosophies, de couleurs, l’humanité est issue de ce Miséricordieux, de ce Matriciel. Il n’y a donc pas, de ce point de vue, d’être supérieur ou inférieur.

Plus nous observons cette loi de Miséricorde, plus nous nous rapprochons du centre qui l’émet... Et c’est par rapport à notre rapprochement ou notre éloignement du centre divin, qui, en permanence, active et dynamise cette Miséricorde, que nous nous sentons élus. Il ne s’agit pas, dans ce sens, d’une élection vers le haut exaltant l’ego, mais du retour de l’âme pacifiée vers ce point central et originel d’où émane la présence de cette miséricorde : ce point qui n’a ni temps ni lieu et qui se trouve partout dans l’éternel présent.

Comme le dit le Coran :

« Ô âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, agréante et agréée

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Pénètre dans Mes serviteurs, Et entre dans Mon paradis. » (Sourate 89, versets 27-30)

« Et en vous-même, ne Le voyez-vous pas ? » (Coran 51-21) : « Il n’y a pas d’entretien à trois où Il n’est le quatrième, ni à cinq où il n’est le sixième, qu’Ils soient moins nombreux ou plus nombreux, Il est avec eux là où ils se trouvent ».

La présence divine devient alors manifeste dans la conscience de l’être que nous sommes, mais aussi dans la multitude des visages qui nous entourent. Elle est un témoin permanent, guide de notre conscience. Cette présence devient une réalité « reliante ». Puisque notre conscience s’est élevée, elle peut l’identifier, la reconnaître à travers la création et tout ce qui nous entoure. Quand nous regardons la beauté d’un être humain, de la nature, elle devient pour nous comme un miroir du Divin. Elle réfléchit en quelque sorte la beauté divine présente en chaque chose. Elle nous conduit au respect, à une relation de miséricorde, donc à moins de tension, moins d’affrontement, vers plus de paix, de sérénité. Nous relativisons les événements, nous ne portons plus de jugement hâtifs, nous ne nous précipitons pas pour condamner. Cela fait partie de la maturité, de la sagesse qu’un être peut acquérir parce qu’il voit le monde par la vision du Miséricordieux.

En se rapprochant de cette Présence Divine, peu à peu le voile se lève sur notre vue, notre entendement, nos sens. Ils deviennent les moyens par lesquels nous découvrons que dans chaque chose il y a un message divin, qu’elles n’existent pas par un simple hasard, mais qu’elles sont là comme des indications, pour nous aider au sein de notre propre cheminement, dans notre réalisation de l’Unité Divine.

Une fois que cette Miséricorde est présente en nous, elle demande à être activée, c’est-à-dire qu’elle doit imprégner nos actions, nos pensées, tout ce que nous accomplissons. Cette miséricorde m’apprend que le seul chemin possible pour aller vers Dieu, ou plutôt pour que Dieu vienne à moi, est celui de l’amour. La Miséricorde m’ouvre le chemin, me donne ce qui est son essence, c’est-à-dire l’amour.

Cependant, il est vrai que l’amour divin peut nous foudroyer à chaque instant, mais à ce moment-là, l’amoureux est noyé dans l’ivresse divine. S’il est plongé dans une joie éternelle, il n’en demeure pas moins incompris du monde dans lequel il vit. Car cet état d’amour est un état que nous subissons mais que nous ne comprenons pas.

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Quant à l’amour issu de la Miséricorde, celui-ci nous amène à une double jouissance ; par la beauté et la clarté de la lumière qu’il projette au plus profond de nos consciences et par le don du partage fait à chaque être qui le réclame. En ce sens, la Miséricorde nous permet de rester en phase avec nos semblables et notre environnement.

Si une civilisation de l’amour n’a jamais existé en tant que telle, elle a toujours été un idéal pour l’Homme, face à la servitude d’une civilisation matérialiste et désacralisée. Dans une telle civilisation, l’Homme est toujours atteint de mal être tant son besoin est fort de se relier au divin, source de toute miséricorde.

« Terre du Ciel », n° 69, sept.-oct. 2004

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La multiplicité de l’Unique

« On ne se trempe jamais dans le même fleuve. » Cette maxime antique devrait nous faire

retrouver le sens du temps. Dans cet entretien avec le chef de la confrérie Alawïa, nous

entrons dans une dimension du temps qui est celle de l’éternité. Une vision rafraîchissante.

Le maître soufi nous rappelle ce prodige incroyable, il n’y a pas deux fleurs, deux flocons

de neige, deux humains identiques. Chacun de nous est unique, à l’image de l’Unique.

Pourquoi y aurait-il donc une seule religion pour tous ? La multiplicité des croyances, dit-il,

est voulue par Dieu.

Cheikh Bentounès : Les prophètes des religions sont comme les différents grains d’un chapelet et la spiritualité est le fil qui relie l’ensemble des grains. Tous les prophètes sont ainsi reliés les uns aux autres au-delà de leurs différences. Cette image n’enferme pas dans le dogmatisme d’un seul message, mais ouvre sur le message primordial, l’unité qui n’a pas de nom, la religion sans nom, celle de la transcendance. Ainsi le message d’Adam devient aussi vivant que le message de Noé, d’Abraham, de Moïse, de Jésus, de Mohammed : c’est une continuité, il n’y a pas de rupture. En fait, chaque messager vient apporter une révélation afin que l’homme puisse retrouver l’universalisme en lui. Il n’y a pas opposition mais harmonie entre l’homme et tous les messages qui ont été révélés à l’humanité. On ne vit alors plus dans cette antinomie : moi, j’ai la vérité, l’autre est dans l’erreur, ma religion est la meilleure, etc.

Nouvelles Clés : On peut dire que cela pourrait être vrai dans l’absolu : malheureusement, dans la réalité, cela s’avère faux puisque particularismes et sectarismes ne font que croître... C.B. : Mais notre réalité n’est que relative nous ne sommes qu’un instant du temps. Nous ne voyons ni ne considérons la réalité dans son éternité. Le Prophète disait : « Ne médisez pas le temps, car le temps c’est Dieu. » C’est le temps qui enfante, c’est de lui que nous venons et c’est à lui que nous retournerons : cela est vrai pour tous les éléments de notre réalité. La réalité d’aujourd’hui, évidente pour nous, change sans cesse.

N.C. : Comment voyez-vous la spiritualité du siècle à venir ? D’un côté il y a les intégrismes, de l’autre une tendance à l’universalisme. Mais le futur semble glauque...

C.B. : L’homme de demain sera universel ou bien se sera transformé en une sorte de machine pensante. Si on veut garder l’humanité en nous, c’est dans l’universalisme que se trouve l’avenir. Et tous les intégrismes nous rappellent cela : ils viennent des conservatismes qui ne veulent pas être

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dérangés dans l’ordre - philosophique, moral et religieux - qu’ils ont créé et dans la sphère qu’ils contrôlent : tout cela est figé dans le temps. Toutes les écoles exotériques nous donnent des vérités toute faites alors que la vraie spiritualité nous pousse à nous réaliser, à partir en quête. La recherche intérieure pousse l’être à aller vers ses possibilités à lui, celles qu’il ignore - elle ne lui donne pas la vérité toute emballée. D’ailleurs, ramener tout à un seul chemin, revient à diminuer la grandeur de l’absolu, diminuer l’immense possibilité divine, les ramener à une échelle humaine. Chaque être humain, chaque fleur, chaque goutte d’eau, chaque flocon de neige, chaque feuille d’arbre... a sa spécifité. Chaque graine a son identité. Il n’y a pas deux empreintes digitales pareilles au monde ! C’est cela, le mystère de l’immense puissance divine, qui crée à chaque fois une unité à son image, donc unique ! Elle donne existence à une création nouvelle qui ne ressemble pas à une autre et ce parce qu’elle vient de l’Unique, qui ne refait pas les mêmes choses à l’identique mais les fait à chaque fois différentes pour les marquer d’une empreinte unique. L’avenir s’éclaircira quand les hommes auront compris que cette différence entre chacun est une immense miséricorde pour nous tous. Et le fait qu’il y ait plusieurs façons de voir les choses, plusieurs messages, plusieurs philosophies qui abordent les choses de façon nouvelle et différente, fait partie de cette volonté divine. Cette multiplicité dans sa diversité n’est pas humaine, elle est divine, pour me rappeler sans cesse l’unité. Celui qui comprend cela, va vivre dans un environnement à la fois universel et fécond pour lui, parce qu’il va puiser dans la totalité de l’héritage de l’humanité. Si on apprenait à nos enfants dans les écoles que le message d’Adam, de Noé, d’Abraham, de Moïse, de Jésus, de Mohammed, de Bouddha, de Lao-Tseu... sont des messages non contradictoires mais complémentaires ? Et cela pour qu’ils aient la possibilité de puiser dans ces traditions afin de les vivre, de les sentir, de les approcher sans les cloîtrer ni les castrer en des systèmes qui finissent par enfermer les esprits et créer des catastrophes. L’être humain doit comprendre la spiritualité au sens large.

N.C. : Mais n’est-ce pas aussi le désespoir qui mène la danse ? La misère matérielle et affective ne pousse-t-elle pas vers le fanatisme et l’intégrisme ?

C.B. : L’injustice joue bien sûr son rôle. Quand un jeune n’a pas reçu d’éducation ou que celle-ci ne débouche sur rien, quand il n’a pas de travail, que tout est bouché, il perd les repères. Il n’est plus nourri, plus fortifié et se révolte devant son manque d’avenir. Certains se contentent de se révolter par la musique, la drogue, d’autres prennent les armes et se font manipuler par des gens qui essaient de prendre le pouvoir et leur vantent le mérite de devenir « martyrs ». Les soufis résument cela en trois formules, ils disent : l’exotérisme, c’est toi et moi, donc la dualité et l’affrontement ; il y a toi ou il y a moi. L’ésotérisme change de dimension en disant : toi c’est

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moi et moi c’est toi ; ce qui te concerne me concerne, ce qui t’a fait pleurer me fait pleurer, ce qui te donne de la joie me donne de la joie : il y a un échange permanent. Et enfin, les soufis disent : la connaissance ce n’est ni toi, ni moi, c’est Lui, c’est l’absolu. Et là, tout s’estompe : le moi, l’ego disparaît devant le divin, devant la vérité. Car nous sommes éphémères, inscrits dans le temps, alors que Lui, il est dans le temps, dans l’éternité. Ces formules marquent les trois étapes de notre parcours : dans la première, c’est moi qui ai toujours raison, je veux dominer, avoir la puissance sur l’autre. Le monde d’aujourd’hui est devenu si exotérique que l’on n’enseigne que cela : dans les mosquées, les églises, les synagogues, les chapelles philosophiques, on enseigne l’exotérisme. On fortifie toujours le moi, et donc le toi et donc l’affrontement. Et c’est ainsi que les hommes perdent totalement la notion de cette unité transcendantale d’où ils viennent, et qui est en eux, dans leur empreinte. On a détruit des civilisations entières au nom de principes soi-disant nobles, faits pour sauver l’homme, et qui ne visaient en fait qu’à l’asservir et à le faire penser comme nous. Bien sûr, on ne peut nier le moi : il existe, il a une réalité. Mais ce moi, s’il ne se nourrit pas d’un universalisme, s’il n’intègre pas la relation avec ses propres frères, avec la nature, les détruit. Et l’on voit ce que l’être humain est en train de faire : il détruit plusieurs règnes animaux et végétaux, il pollue, il saccage la nature, il s’attaque à ses semblables.

N.C. : Mais ne croyez-vous pas que ce processus risque d’être irréversible ? On a l’impression que la machine s’est emballée et que seul un accident l’arrêtera...

C.B. :C’est comme pour un individu : la plupart du temps, il ne prend conscience que lorsqu’il prend un choc ; un événement dramatique lui ouvre parfois les yeux. À l’échelle de l’humanité c’est pareil. Il lui faudra des chocs violents pour mettre en doute sa conduite. Qui ignore aujourd’hui que le chemin pris conduit à une impasse ? Quels sont les politiques, les philosophes, les responsables qui ne le savent pas ? Tous ces gens qui ont la responsabilité de gérer la société humaine devraient changer de langage. Qui le fait ? Qui dit la vérité ? On continue à vivre dans le mensonge, à nous cacher la réalité tant qu’on peut, on essaye toujours de nous dominer par des principes qui ne mènent nulle part. Nous sommes à un seuil, à un tournant. Quand on voit le Premier ministre rabbin assassiné : cela fait cinquante ans que Palestiniens et Israéliens se font la guerre, s’entretuent. C’est un chemin qui ne mène nulle part. Le seul qui va enfin vouloir la paix, dialoguer avec les autres... est tué par les siens. Pourquoi ? Car il a dérangé les intérêts. Par ailleurs, comment définir la recherche d’un nouvel ordre mondial ? Par le dirigisme : quelques-uns qui vont diriger les autres ! Vous parlez d’une mondialisation ! Il faudrait en fait commencer par s’occuper des plus pauvres, de ceux qui sont les plus nombreux sur terre. Que craignent les puissants ? Si on donne aux plus

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pauvres leur part, les riches s’en porteront encore mieux ! Mais si on se base sur la richesse éphémère, si on produit encore plus de voitures, de gadgets, de machines pour ceux qui en ont déjà et en sont saturés, et bien nous tombons en crise. C’est ce qui est en train de se passer ici. Un pays qui est arrivé à son seuil de richesse ne peut plus absorber cette richesse. La seule façon pour lui de continuer à s’enrichir, c’est de partager. C’est le principe des vases communicants : si vous avez trop ici, laissez-en filer de l’autre côté. Cela dissoudra l’animosité, créera des courants d’échange, de pensées, de commerces. Un homme qui n’a pas faim et pas soif, il recherche la paix pour lui et ses enfants. Mais celui qui manque de tout et voit ses enfants mourir de faim, il va indéniablement aller, tôt ou tard, vers la révolte. Il ne pourra faire autrement pour tenter de sortir de l’humiliation, de l’exploitation et de la misère. En quoi notre monde est-il moderne ? La modernité devrait s’exprimer dans la relation humaine et non dans des gadgets de plus en plus sophistiqués. On est capable d’envoyer des fusées interstellaires mais pas de nourrir les gens. Est-ce par impuissance ou parce qu’on gère les problèmes de façon égoïste ? Comme disait le Prophète : « Ne faites pas ce que vous n’avez pas envie que l’on vous fasse. » Ce devrait être la première prise de conscience. Mais on fait tout le contraire. Si on appliquait ce simple bon sens, 50 % des problèmes sur la terre seraient résolus.

N.C. : Mais tout le travail de rééducation devrait commencer par la jeunesse.

C.B. : Oui, c’est vrai. Enfant, chez les soufis, on apprenait avec des tablettes de bois recouvertes d’argile sur lesquelles on écrivait. Quand la leçon était apprise, parfaitement sue, on effaçait l’écriture et l’argile avec de l’eau et on recommençait. Comment voulez-vous apprendre sans effacer ? Lorsqu’on parle aux gens, aux adultes, on a l’impression qu’ils connaissent tout sur tout : l’information les rend arrogants. Leur tablette est pleine. Ils devraient l’effacer pour apprendre à nouveau. Celui qui cherche à connaître la vérité doit faire le vide sur sa connaissance : alors il pourra trouver de quoi lui enseigner à nouveau.

N.C. : C’est d’ailleurs le principe de base de toute la philosophie : tabula rasa. Mais se pose alors le problème des instructeurs. Comment changer l’éducation et faire bouger tout cela ? C’est un des problèmes de notre époque.

C.B. :L’éducation ne donne plus un enseignement d’éveil. Nous sommes devant un vide grave car il y a peu de gens aujourd’hui qui savent enseigner autant qu’apprendre.

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N.C. : Peut-on pousser la comparaison avec les instructeurs spirituels ? Rares sont les vrais éveilleurs...

C.B. : Vous savez, il y a des escrocs partout, et beaucoup de personnes valables n’ont pas le don d’enseigner. De plus, les gens en quête ne savent pas ce qu’ils cherchent, et souvent cherchent des béquilles. Ils ne veulent pas marcher tout seuls : ils veulent un père, une mère, un maître qui les prend par la main. Ils ne veulent pas se libérer, trouver un enseignement d’éveil pour être responsables de leurs actes, de leurs paroles, de leurs agissements afin d’incarner eux-mêmes un homme universel, non, non, ils veulent rester derrière quelqu’un d’autre. C’est plus accommodant. Alors ils tombent souvent sur des profiteurs. Suivre un enseignement véridique est dérangeant car s’il éveille, il tranche aussi, il élague les défauts et faiblesses. Pour dire : moi c’est toi et toi c’est moi, il faut savoir agir dans la vie de tous les jours, avec ses voisins, sa famille, la société. Donner, ne fût-ce qu’un sourire, est parfois difficile ! Quelle est la solution ? Je n’ai pas de recettes toute faites. Dieu seul sait ! Mais on peut remarquer dans l’histoire qu’il y a toujours un effet de balancier : plus on descend bas, plus on remonte. Je crois qu’on va vivre des moments difficiles, que l’humanité va être ébranlée dans ses fondements, religieux, philosophiques, économiques, politiques... Le communisme s’est effondré, le socialisme le suit, le capitalisme ne va guère mieux - tout annonce une crise majeure. Dieu nous prend à notre propre piège. Mais peut-être préparons-nous ainsi le retour du Messie

N.C. : Ce retour du Messie est-il vraiment annoncé dans la tradition musulmane ?

C.B. : Mais oui, le prophète a annoncé le retour du Messie, le retour de Jésus, en disant qu’il reviendra à la fin des temps, plusieurs hadiths en parlent. Dans l’Islam, je le répète, il y a trois sortes de mondes : celui de la réalité temporelle, de cause à effet, des phénomènes ; puis celui de la réalité spirituelle, subtile, imaginale - pas imaginaire ! - un éternel présent qui fait que le moment de notre rencontre dans cette maison était déjà en puissance dans le Big Bang il y a quinze milliards d’années ; et enfin, celui du Monde supérieur à tout, ni imaginable ni réfléchissable, impénétrable - un monde autre. Dans cette perspective Jésus était, est et sera. Il y a ceux qui l’ont vécu, ceux qui le vivent et ceux qui le vivront. Vous savez, de plus en plus de personnes vont se rendre compte que tous les vieux livres sacrés portent en eux une réalité qui n’a rien de virtuel. Le passé porte en lui les germes d’un savoir qui va rejaillir. Plus noir sera le présent, plus la lumière jaillira. Dans la profession de foi, il faut d’abord nier Dieu il n’y a de Dieu... ; puis vient l’autre stade ... que Dieu. Nous sommes dans la phase de négation. Celle de l’affirmation viendra.

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N.C. : Dans votre livre vous êtes critique envers les techniques d’éveil qui aident pourtant beaucoup de gens. Et je sais pourtant que les soufis emploient beaucoup de moyens pratiques adaptés à chacun.

C.B. : Je dis simplement que réduire la spiritualité à des techniques est une erreur considérable. Les techniques sont des outils, non des buts. Si on s’attache aux pratiques, on tombe dans un nouveau piège qui vous lie. Il ne faut pas confondre les moyens et le but. À quoi sert de savoir boire de l’eau bouillante et de marcher sur des braises si l’on reste aveugle à la vérité ? Aujourd’hui, on propose des techniques soi-disant pour mieux vendre ou mieux parler. Vendre quoi et parler de quoi ? Même si l’on emploie des techniques, il faut savoir rester humble ; l’humilité reste la grande clé. La vie est amour, le reste est de la blague. Celui qui n’aime pas l’humanité n’aime pas Dieu, celui qui n’aime pas les créatures ne peut pas aimer le Créateur.

N.C. : Mais la voie de l’humilité peut-elle répondre au désespoir ? Quel bien peut attendre de l’abandon de l’ego un désespéré ?

C.B. : Il faut s’entendre sur les mots. Je n’abandonne pas le moi pour m’aplatir devant un autre ou devant une instance quelconque. Je ne suis pas humble en échange de. C’est un état d’être. Je ne me soumets pas à qui ce soit, je suis en état d’humilité face à l’absolu et sans contrepartie. J’ai rencontré des jeunes de banlieue, drogués, révoltés, désespérés, et leur ai rappelé que, dans notre tradition, la pauvreté était une voie de réalisation, mais uniquement si elle était volontaire. Alors je leur dis : transformez votre déchéance en pauvreté volontaire. Ainsi, vous ne serez plus des marginaux, des exclus. De toute façon vous n’avez rien à perdre : passez dans une autre dimension.

N.C. : C’est un peu ce que l’abbé Pierre avait fait avec les pèlerins d’Emmaüs : redonner une dignité à la pauvreté. Quelles sont les réactions de vos auditeurs ?

C.B. : Ils sont complètement étonnés (rires). Mais il y a un déclic, une lueur d’espoir. Ces gens, qui sont à la limite extrême, voient poindre une espérance. Et là, il y a quelque chose qui se passe dans leurs yeux. Surtout chez les femmes. Après, évidemment, il faut donner un coup de main pour qu’ils se relèvent et sortent de l’état de vagabonds assistés. Car la société crée des marginaux et les entretient ! Mais le problème n’est pas uniquement là : il faut changer d’état de conscience et nourrir l’homme avec de l’universel.

N.C. : Que diriez-vous du mal, de l’esprit du mal ?

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C.B. : Ecoutez, on ne va pas entrer dans le riche symbolisme de Satan. Chez les soufis, le mal montre ce qu’il ne faut pas faire. Le mal est le grand éducateur, il indique où ne pas aller. Il dit : « Ici, danger. »

N.C. : Comment bien éduquer les enfants ?

C.B. : Très tôt, il faut leur inculquer les grandes valeurs universelles, rappelées par toutes les traditions - l’amour du prochain et le partage : sache que si tu as un morceau de pain et que l’autre n’en a pas, tôt ou tard il se révoltera contre toi. Donc si tu manges tout, tu seras malade et l’autre sera lésé, tandis que si tu partages, tu t’en feras un ami qui saura échanger à son tour. Considérer la guerre comme une maladie, une tare, un fléau. Leur redonner le sens de la noblesse et des belles actions. Et puis faire respecter les temples de Dieu quels qu’il soit comme des endroits où l’on vient ouvrir son cœur et non comme des lieux de haine où l’on apprend l’intégrisme. Leur inculquer la fraternité avec la création : nous sommes une famille parmi les familles qui peuplent cette planète. Respecter l’arbre, l’animal. « Nous sommes tous d’Adam », disait le Prophète, nous sommes tous de Terre. Rendre Noé vivant : par l’arche, il a sauvé l’humanité. Et le prophète a dit aussi : « Si tu as un arbre à la main et que la fin arrive, prend le temps de planter l’arbre. »

Revue Nouvelles Clés N° 11 - automne 1996

Propos recueillis par Marc de Smedt

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La spiritualité d’aujourd’hui

De tout temps l’homme a essayé d’appréhender, de réfléchir à son destin afin de donner

un sens à sa vie, à sa mort inéluctable, et de répondre à l’angoisse provoquée par ses

interrogations sur l’après-mort.

En effet, aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire de l’aventure humaine, nous

trouvons trace de croyances et de rites car l’homme est mû par un besoin inné chez lui de

relier ses réflexions à une dimension sacrée, religieuse ou spirituelle. Cet héritage lointain

de l’humanité n’est-il pas l’expression de la quête permanente chez l’homme à vouloir

connaître l’inconnaissable ? Dans sa vision partielle de la vérité, l’homme a adoré les

éléments de la nature, créé des idoles, divinisé des hommes comme lui, inventé des rites

magiques, des concepts, des théologies... Mais, au fond, cela n’est-il pas l’émanation du

désir constant de réaliser en lui l’état de l’unité transcendantale, lien qui rattache sa vie

par-delà la mort à l’éternité, source de toute manifestation ? « Mais plus vaste encore sont

les propos sur l’homme, car l’homme est un problème pour l’homme » a dit le soufi At-

Tawhidî [1].

Cela est incontestable : l’homme n’a élaboré sa pensée que par rapport à sa vision, son interrogation du monde et de l’univers. Ainsi sont nées les civilisations humaines et avec elles la conscience universelle. L’homme s’est distingué de l’animal par son intelligence, par sa capacité à s’adapter, à concevoir des règles de vie, des lois, des philosophies et des vertus morales. C’est le passage de l’homme biologique à l’être spirituel, porteur de cette conscience universelle qui permît l’épanouissement de la société humaine. Les croyances et les religions furent le foyer-laboratoire où naquirent les différentes cultures avec leurs multiples richesses. La religion, dans ce qu’elle a d’essentiel, de spirituel, n’a de sens que si elle relie l’homme à l’absolu. Elle l’invite par une expérience vivante et intime, réconciliant le corps et l’esprit, à s’éveiller aux réalités subtiles. Elle lui permet d’atteindre l’équilibre et l’épanouissement de son être. Pour se parfaire en l’homme, elle a besoin d’un cheminement balisé, fruit de l’expérience, de la sagesse et de la connaissance de ceux qui l’ont devancée. En effet, c’est par cette transmission fidèle et complète qu’il se rattache aujourd’hui à cet héritage précieux et fécond. C’est le lieu de ressourcement ou se perpétue la transmission de la tradition vivante d’une génération à une autre.

A notre époque la confusion est grande entre spiritualité et religion. Et il s’avère même que certains religieux craignent, voire condamnent le spirituel. Car celui-ci libère l’homme par une réflexion profonde et une méditation attentive du dogmatisme étroit de la dialectique et de la

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casuistique théologique. Cet enseignement permet de retrouver en nous la connaissance qui structure et nourrit la conscience. Cela nous conduit à expérimenter un état d’être en harmonie avec la réalité qui nous entoure.

En ce sens, la tradition soufie prêche la voie du juste milieu entre le temporel et le spirituel, entre la loi (Shari’a) et la vérité (haqîqa). Si la première est un moyen d’adoration, une aide et un garde-fou permettant à l’homme de vaincre ses passions, d’atténuer son égoïsme et d’ouvrir son cœur à la générosité et au respect d’autrui, la seconde lui permet de vivre l’intime expérience de la présence divine. Par ailleurs, la loi (ou Shari’a) en elle-même s’avère impuissante et dénuée de sens si elle se pratique sous la contrainte : « pas de contrainte en religion... », affirme clairement le Coran (Sourate 2, verset 256). Elle n’a de sens que si elle repose sur la foi (iman) qui rattache notre conscience à l’unité transcendantale. Elle est une force, une énergie qui pousse l’homme vers la certitude, la réalisation de son être d’étape en étape, de l’extérieur vers l’intérieur et de l’intérieur vers l’extérieur. Créant ainsi un double mouvement qui relie le relatif à l’absolu, l’individualité de l’être au principe éternel et à l’essence première de toute manifestation (« Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché. Il connaît parfaitement toute chose » (Sourate 57, verset 3). Et c’est cela précisément qui donne à la formule de l’unité (Tawhid), de la profession de foi musulmane (pas de Divinité autre que Dieu et Mohammed est le messager de Dieu), sa véritable dimension. Ce double témoignage, affirmation fondamentale de tout croyant, ne fait qu’attester l’unicité divine en toute chose, en confirmant le lien indéfectible de l’homme en tant que dépositaire et messager de cette vérité (khâlifa). Ainsi, pour le soufisme, l’humanité depuis Adam jusqu’à nos jours n’a de sens que dans la reconnaissance et le renouvellement de ce pacte primordial scellé dans la prééternité entre l’homme et Dieu. Il serait vain de rechercher dans l’expérience de la vie une finalité autre qu’être le témoin sous quelque forme que ce soit de la relation du tout avec l’Un.

Cette affirmation semble exclure tous ceux dont la foi ne repose pas sur le monothéisme et pourtant l’émir Abd El- Kader [2] nous dit dans ses écrits (le Livre des Haltes) : « S’il te vient à l’esprit que Dieu est ce que professent les différentes écoles islamiques, chrétiennes, juives, zoroastriennes ou ce que professent les polythéistes et tous les autres, sache en effet, Il est cela et qu’Il est, en même temps, autre que cela ! ». Car dans la vision spirituelle soufie, toute adoration, consciente ou inconsciente, est vouée à Dieu : la création le manifeste à travers son existence même. Elle est tournée toute entière vers le retour à sa source comme la goutte d’eau qui tombe du ciel est vouée au retour vers l’océan « et vers Dieu est le retour » (Sourate 88, verset 25).

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Malgré la généralisation des connaissances et l’accroissement du savoir, l’homme moderne demeure insatisfait, empli d’interrogations quant à sa condition et incertain quant à son devenir. Saturé d’informations, de connaissances livresques et menant une vie désacralisée dont le sens se perd tous les jours, l’homme vit une déchirure. Elle se perçoit dans la contradiction entre l’attrait du monde matériel, quantitatif, et l’appel vers un idéal aux vertus spirituelles, qualitatives. C’est par ce déséquilibre et par l’absence de réponse à cet appel incessant venant des profondeurs de la conscience, que l’homme et la femme d’aujourd’hui se jettent aveuglément dans la première expérience spirituelle qui se présente à eux. Malheureusement, celle-ci se termine souvent par une désillusion. C’est l’attrait des sectes dont les méthodes brisent leur personnalité, les rendant passifs et malléables, ou celui des voies du new-age faites de syncrétisme et de "melting-pot", cultivant l’ego narcissique, avec ses appétits et ses pulsions les plus basses. Pour d’autres, c’est le refuge dans l’intégrisme pur et dur qui « satanise » l’autre en rejetant sur lui toute la responsabilité des maux qu’ils endurent, allant jusqu’à déclencher l’apocalypse s’ils le pouvaient.

Une grande part de responsabilité incombe aujourd’hui à certains leaders religieux. Par un immobilisme asphyxiant, par une méconnaissance des valeurs profondes contenues dans toute tradition, ou tout simplement par intérêt, ils ont détourné les principes universels des religions. Ils ont transformé l’amour du prochain, la fraternité, la générosité, la recherche du bien commun comme finalité, le combat de l’injustice comme devoir, en un ritualisme dogmatique fermé et contraignant où la lettre a pris le pas sur l’esprit. Comment peut-on prétendre encore aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle, que le salut demeure la propriété exclusive de certaines églises ou religions ? Comment peut-on considérer les autres voies ou traditions comme, au mieux, des sagesses ou des philosophies ? Enfin, comment peut-on affirmer que ces voies n’assurent pas à leurs fidèles le salut éternel ? Une religion quelle qu’elle soit, amputée de sa spiritualité, se fige, se réduit et empêche la conscience d’évoluer vers l’être universel. Ni les sectes, ni les pseudo-voies basées sur des théories douteuses, émotionnelles ou imaginaires qui profitent de la souffrance, de la désorientation, de la misère humaine pour vendre à prix fort des paradis "clef en mains", des nirvanas aux lendemains qui déchantent, ni l’enfermement religieux et sectaire dû à une soi-disant élection divine prédéterminée ne peuvent répondre à ce besoin légitime et profond de spiritualité que recherche la société humaine d’aujourd’hui.

En effet, la méconnaissance profonde des valeurs et des enseignements de la spiritualité contenue dans les traditions font que de plus en plus l’homme s’évade dans l’irrationnel. Quand l’esprit n’est plus présent dans l’homme, alors la conscience s’en va et la raison déraisonne. D’où

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l’importance de nourrir la raison, lumière et guidance de notre être, à la source de cet héritage spirituel. La spiritualité s’inscrit alors dans le prolongement de la philosophie afin que la sagesse alimente sa réflexion et détermine son action, sortant la philosophie des débats spéculatifs stériles. Comme l’écrit le philosophe Sören Kierkegaard [3] « Il s’agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir ». Ainsi la valeur réelle d’une civilisation, fut-elle même la plus avancée techniquement, ne se mesure pas à la puissance des moyens matériels qu’elle met au service de l’homme, mais bien à la hauteur où elle élève l’âme humaine. Cette élévation de l’âme se mesure à son état de conscience : la somme des valeurs ajoutées de sa quête durant toute une vie. Plus notre état de conscience grandit, plus l’être que nous sommes s’affine, sa sensibilité s’accroît ainsi que sa créativité. Œuvrer pour le bien dans la société, au sein de l’humanité, devient une nécessité, un impératif, et non un devoir moral, philosophique ou religieux. C’est alors le salut de l’âme ici-bas, sans attendre de récompense future dans l’au-delà, et enfin le chemin fait d’amour désintéressé qui conduit vers la Paix. Si la démocratie est la loi du nombre, plus il y aura de citoyens à la conscience élevée, porteurs de valeurs nobles et universelles, plus l’arbre de la démocratie nourrira de ses fruits les hommes qui trouveront sens et réalité au sein de la société.

C’est le sens de ce qu’exprime le soufi At-Tawhidî [4] : « Si vous vous étiez appliqués à suivre la voie droite et si vous étiez restés attachés à la raison solide et évidente, si vous vous étiez protégés du mal en suivant la voie spirituelle, vous auriez été comme une seule âme en toute situation périlleuse ou difficile ; ce titre de noblesse que sont l’harmonie et l’union, serait allé d’ami à un autre ami, puis à un troisième ... On l’aurait retrouvé chez les jeunes et chez les vieux, chez celui qui guide comme chez celui qui est guidé, entre les deux voisins, entre les deux quartiers, entre deux pays ».

La spiritualité embrasse tous les domaines qui touchent à l’humain. Elle peut s’exprimer tout à la fois à travers le politique, le social, l’économique, le scientifique, etc. Tout ce qui relève de la conscience concerne la spiritualité. Les bouleversements qu’a connus la société moderne, en particulier sur le plan scientifique, ont remis en question nombre d’idées reçues, de superstitions ancestrales que certains professaient comme des vérités absolues. Le champ de la spiritualité et celui de la politique sont donc deux aspects qui se rejoignent et se complètent dans l’action et l’éducation civique de l’individu. Si la politique est la gestion de la cité des hommes, la spiritualité est la gestion de notre cité intérieure. Elle aide l’individu à aller dans le sens du bien, de l’unité, de la fraternité. Elle n’est donc pas vouée à exclure le politique, mais au contraire, à lui donner du sens, à l’humaniser. Plus notre spiritualité grandit, plus notre champ de

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conscience s’élargit, plus notre aptitude à prendre en compte les différents besoins humains et à combattre l’injustice s’affirme. Une règle de vie s’impose alors à nous, comme le disait le Prophète Mohammed [5] : « Je ne suis satisfait pour autrui que de ce dont je suis satisfait pour moi-même », ou encore « aucun de vous n’est véritablement croyant s’il ne préfère pour son frère ce qu’il préfère pour lui-même ».

Le pouvoir politique a toujours suscité les convoitises et des conflits entre les hommes. Chaque parti, aussi honorable soit-il, ne fait que défendre ses propres intérêts. D’où le risque constant du détournement des principes de la politique quand elle devient l’enjeu de tactiques partisanes ou démagogiques. Par contre, l’action de l’homme spirituel va dans le sens de l’unité, de l’intégrité et de l’intérêt général. Et quand il se replie et désavoue le politique, cela ne signifie pas, à mon avis, qu’il s’enferme et se coupe de l’intérêt qu’il porte au développement et au bien-être de la société. En effet son rôle est de toujours élever le débat au sein de la vie publique en insistant sur les valeurs, les vertus et l’éthique sur lesquelles devraient reposer les fondements de la vie de la cité. Quel que soit le régime de l’Etat, laïc ou confessionnel, la spiritualité peut y être profondément vécue tant que la liberté d’expression y existe et que le choix individuel des croyances et des philosophies y est respecté.

La spiritualité est exigeante, elle n’accepte ni le mensonge, ni la manipulation. Elle nous invite à plus d’authenticité et de clarté en nous-même afin de ne pas commettre tout ce qui peut être préjudiciable à autrui. L’attachement à la spiritualité comme moyen de réalisation est contraire au repli narcissique individuel et au rejet des engagements sociaux. Quand on voit, à travers l’histoire, la vie menée par les grands hommes spirituels qui ont marqué l’humanité, aucun d’eux ne s’est détourné des affaires temporelles de ce monde pour ne s’attacher et n’enseigner que les valeurs spirituelles concernant l’au-delà. Mais tous, sans exception, nous ont invité au bel agir, et à l’amélioration de la condition humaine, par les intentions comme par les actes. A la condition de commencer par s’appliquer à soi-même les valeurs que l’on exige d’autrui. C’est la voie du juste milieu et son éducation d’éveil qui conduit l’homme à l’harmonie du temporel et du spirituel et qui l’élève à la conscience universelle.

Il est incontestable que l’aventure spirituelle de l’humanité demeure un défi majeur pour le XXIe siècle. Ce besoin s’inscrit dans la recherche et l’aspiration de l’être humain à un idéal supérieur. Les prophètes, les sages de l’humanité en sont l’archétype, eux qui ont été à la fois les porteurs, les guides mais aussi les phares des civilisations qui nous ont devancés. Toute la question est de savoir comment nos contemporains renoueront, réaliseront et transmettront cette expérience, à l’instar de tous ces hommes

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et de toutes ces femmes qui ont incarné cet idéal noble et chevaleresque au péril de leur vie ?

Dans tous les livres sacrés de l’humanité (Védas, Tao, Upanishad, Bible, Evangile, Coran, etc..), mais aussi à travers les contes, les légendes et les mythes de tous les peuples, nous retrouvons la trace de cette quête obstinée du moi vers le Soi. La différence, à mon sens, se situe plus dans le moyen ou le mode que dans la quête de la vérité elle-même. Le particularisme de chaque enseignement demeure pour les soufis une bienveillance et une miséricorde de la sagesse divine envers les hommes afin de rendre accessible à chacun la réalisation de cette quête.

[1] Al-Tawhidî, soufi de l’école de Bagdad (922-1023). Voir pour un humanisme vécu : "Abu Hayyan Al-Tawhidî" par Marc Bergé, Editions Maisonneuve, Damas, 1979.

[2] Emir Abd El-Kader (1807-1883), grand mystique du 19e siècle, organisateur du premier état algérien, résistant courageux à l’invasion française de l’Algérie.

[3] Sören Kierkegaard, philosophe et théologien danois (Copenhague 1813 - id.1855).

[4] Al-Tawhidî, voir note 1

[5] Hadîth : dire, parole du Prophète Mohammed dont la somme constitue la Tradition (sunna).

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La musulmane est libre de se voiler,

mais ce n’est pas une obligation religieuse

Cheikh Khaled Bentounès revisite les textes du Coran et des mystiques soufis sur le voile.

Cheikh Khaled Bentounès, né en 1949, est issu d’une vieille famille de Mostaganem

(Algérie) qui compte parmi ses membres nombre de juristes et de théologiens dont le

cheikh al-‘Alawî, son arrière-grand-père, considéré comme un saint. Guide spirituel de la

confrérie soufie ‘alawiyya, le cheikh Bentounès œuvre pour faire partager la dimension

spirituelle de l’islam, telle qu’il l’a exposée dans son ouvrage L’Homme intérieur à la

Lumière du Coran (Albin Michel). Fondateur des Scouts musulmans de France, il appartient

au Conseil français du culte musulman en tant que « personnalité qualifiée ».

Dans l’islam, le voile, autant par sa forme que par la façon dont on le porte, change d’appellation selon les lieux, les pays, les classes sociales,... On peut dire qu’il y a autant de voiles que de régions et, dans certains cas, c’est même l’homme qui se voile et non la femme, comme chez les Touaregs.

La première évocation du voile se trouve dans le Coran où il est écrit : « Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de revêtir leurs mantes (djilbab) : d’échapper à toute offense » (verset 59, sourate 3)( [1]). Certains affirment que ce verset fut révélé à la suite d’un événement qui eut lieu à Médine en l’an V de l’Hégire, lorsqu’une musulmane fut agressée, le coupable l’ayant prise pour une femme aux mœurs légères. Depuis ce jour et la révélation de ce verset, les musulmanes se mirent à porter le djilbab qui les distinguait des autres femmes de Médine. Une autre version attribue le port du voile au calife Omar.

Vêtement et rideau

A notre époque, le mot djilbab (vêtement) est totalement méconnu. Et l’on ignore le plus souvent que le Coran a parlé du djilbab et non du hidjab qui signifie voile, rideau. Le mot hidjab se trouve dans la sourate concernant les femmes du Prophète (sourate 33, verset 53). A l’époque, la maison et la mosquée du prophète Mohamed communiquaient, seulement séparées par un rideau. Le verset spécifie de tirer le hidjab (le rideau) afin de préserver l’intimité des femmes et celle du Prophète, marquant ainsi une nette séparation entre la vie privée et la vie publique. A l’origine le mot hidjab désigne donc un rideau et il a fini par s’appliquer à un vêtement aux couleurs idéologiques que l’on sait. A aucun moment, il n’est mentionné

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dans la Charia (droit musulman) la moindre sanction à l’encontre de celles qui ne portent pas le voile. Il ne fait donc pas partie des obligations de la loi. On cite Soukayna, arrière-petite fille du Prophète, qui faisait scandale car elle refusait de porter le voile ([2]). Sans oublier que lors du pèlerinage à La Mecque, l’un des cinq piliers de l’islam au cours duquel hommes et femmes se côtoient, il est exigé que la femme enlève son voile. Elle ne peut se couvrir ni les mains ni le visage.

Interprétation symbolique

La question du voile a fait l’objet d’un traitement symbolique dans le soufisme, la dimension mystique de l’islam. Le voile de l’ignorance est, selon les soufis, un obstacle sur le chemin de la connaissance. Il empêche l’initié d’atteindre à la connaissance suprême. Dès que le voile se dissipe, la lumière se fait au niveau de la conscience. Cette lumière conduit le chercheur à une nouvelle quête, donc vers une nouvelle lumière. Puis un nouveau dévoilement s’opère, une nouvelle lumière surgit et ainsi de suite... à l’infini. Comme l’exprime un hadith, le contentement en Dieu est une privation ». Ce cheminement consiste donc en un dévoilement, permettant au chercheur d’atteindre la Réalité ultime. A partir du monde matériel, le plus grossier, pour s’élever vers le monde subtil, les étapes successives à franchir vont du monde manifesté (alam al-mulk), vers le monde de la lumière ou de l’esprit (alam al-malakut) pour enfin aboutir à l’absolue Réalité, le monde divin où l’être rejoint avant de s’y immerger l’océan de l’unicité, principe premier et origine de toute création (alam al-jabarut). Par ce dévoilement successif, l’être réalise qu’il n’y a de réalité que la Réalité Ultime et qu’en dehors d’Elle, tout est éphémère. Pourtant, ces voiles sont nécessaires. La création est le livre ouvert de la connaissance qui conduit par degrés à nous révéler le divin contenu en nous et en toutes choses. Sans voile, rien ne subsiste, hormis Dieu. En revanche, c’est par le voile qui se lève que l’homme apprend peu à peu à aller du visible vers l’invisible, du sensible au subtil.

Dans son Livre des Haltes, en citant le hadith « Dieu a soixante-dix mille voiles de lumière », l’émir Abd al-Kader [3]. dit ceci : « Ce n’est pas la précision du nombre qui compte ici, mais uniquement le fait de leur multiplicité. Les voiles de lumière sont les réalités invisibles et les voiles de ténèbres sont les réalités engendrées. Toutes ces réalités ont en commun d’être des voiles, en ce sens qu’elles aveuglent celui qui est voilé, mais non point le Réel, qu’Il soit préservé de cela ! ».

Pour conclure, il me paraîtrait réducteur de voir une provocation dans chaque femme qui porte le voile. Si son désir est sincère, la musulmane est libre de porter le djilbab, mais, en aucun cas, il ne peut être porté comme

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une obligation religieuse. Le véritable habit de l’islam est celui de la décence, tout le reste n’est que mascarade.

Article paru dans Le Monde des Religions, septembre-octobre 2003.

[1] Traduction Jacques Berque (Albin Michel, 2002).

[2] Femmes en Islam, par Wiebke Walther (Sindbad, 1981)

[3] Tome I (Brill, 1996)

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Conférence "Le sens de la prière en Islam"

Par Cheikh Khaled BENTOUNES

A l’invitation des Sœurs Bénédictines de Loppem près de Bruges en Belgique le 23/02/2008, le Cheikh Khaled Bentounès a traduit, devant une salle comble composée de musulmans et chrétiens français et belges, le sens de la prière en Islam, cette clef, qui, selon le Cheikh Adda, "ouvre la porte qui nous conduit à Dieu".

Le cheikh a clairement distingué les trois niveaux de la prière en Islam:

· la prière liturgique ou de la loi (Islam)

· la prière du cœur ou de la foi (Iman)

· la prière de l’Esprit ou de l’Excellence (Ihsan)

1. La prière légale, 2ème

pilier de l’Islam, s’inscrit dans un temps cyclique à deux dimensions : du lever au coucher du soleil, autrement dit, à voix basse à la lumière du jour, à voix haute la nuit, et dans une deuxième dimension, de la période de foi et certitude en la présence divine dans le cœur à la période de doute la nuit.

Le cheikh relie les ablutions à la symbolique de l’eau, symbole de vie que chaque prière renouvelle. Il compare le temps séparant les deux premières prières à la maturité du croyant, appelé à sa responsabilité. La prière du midi donne à l’homme pleine conscience du Divin. La troisième l’appelle à dépasser son ego et la quatrième à chercher ce qu’il y a après la mort et qu’il ne voit pas.

2. Pour faire la prière du cœur, recommandait le Prophète à ses compagnons, "faites la prière de l’Adieu, comme si c’était la dernière".

Pour briser les tabous, quitter la Raison pour l’Intuition, et contenir Dieu dans notre cœur, le Cheikh demande au croyant de sentir la Présence divine inscrite dans les battements du cœur. Et ainsi l’éveil à l’autre, l’ouverture à Dieu, donc à tous, la sensation d’être l’égal de l’autre, même si l’égocentrisme en souffre, nous conduiront à la Religion Primordiale d’Abraham, seule porteuse d’espérance en ce siècle où triomphent matérialisme, guerres et crimes, dépenses d’armement et injustices de toute sorte.

3. Si la première prière est du domaine du monde manifesté, la deuxième du monde de la lumière, la troisième, la prière de l’Esprit, symbolise l’Unicité, le monde absolu, la tradition hanifiya d’Abraham, qui permet de s’exiler de tout ce qui n’est pas Dieu.

Le Cheikh l’illustre par la Sourate de la Lumière et par le hadith " Mourez avant de mourir ". La mort de l’ego, l’intimité du divin, sont des expériences que nous goûtons, et que les mots ne peuvent décrire. Evoquant Rumi, le Cheikh rappelle que celui qui pleure à la lecture du Coran, cherche à acquérir le Paradis et vit la prière au premier degré, tandis que celui qui le lit dans la joie ne voit que la Beauté, la Miséricorde et pratique la prière de l’Esprit dans la louange et l’adoration.

La journée s’est terminée par des réponses aux questions du public, notamment sur le libre arbitre (liberté accordée pour nous agrandir et non nous diminuer), la signification de la prière sur le Prophète (toujours liée au Salut, vécue comme une protection), sur la prière de l’Esprit (qui est insufflée à ceux qui, soumis à la volonté divine, sont prêts à recevoir le Souffle), sur le dhikr (à relier à la prière du cœur). Enfin, le Cheikh rappelle que la prière du cœur est vécue dans l’intimité, en toutes langues, pour tous les croyants.

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La récitation de la Fatiha a conclu cette journée, qui a permis aussi de participer à la prière des Sœurs Bénédictines dans leur chapelle et d’apprécier leur hospitalité émouvante ainsi que l’aide précieuse et le talent de traducteur de Frère Benoît.

L’espérance a empli nos cœurs tout au long de cette journée de partage, que nous souhaitons renouveler, si Dieu veut.

Jean-Daniel D

Résumé de la conférence du cheikh Sidi Khaled BENTOUNES

"La miséricorde Muhamadienne"

Dans un monde engagé dans une course effrénée à la consommation, quitte à remettre en question l’avenir de la planète, le Cheikh Khaled Bentounès invite les hommes et les femmes à devenir au quotidien des producteurs de Miséricorde.

« La Miséricorde, nous la recevons. Nous pouvons également la donner, en faire un don de vie ». Ainsi s’est exprimé le Cheikh Khaled Bentounès, lors de son intervention dédiée à la Miséricorde mohammadienne, le samedi 19 janvier 2008, à la Mosquée de Paris.

Selon lui, la Rahma* est productrice de vie, d’amour, de bien-être et de paix. Il a interpellé le public nombreux et l’a incité à se demander comment chacun des présents se comporte avec sa famille, ses collègues, ses voisins.

Chacun fait-il, à l’instar du Prophète Mohammed, don de cette Miséricorde ? La notion de Rahma est une réalité concrète dans le quotidien : tout ce que nous disons, entreprenons doit en être imprégné. Elle devient une réalité effective, matérialisée dans les comportements et même dans les conflits.

« Le monde est fait de conflits. Mais si nous mettons de la Miséricorde entre nous et l’adversaire, nous pouvons lui donner cette notion de complémentarité. L’adversaire devient alors un partenaire. Du conflit peut sortir un partenariat matériel, spirituel… »

Le Cheikh Bentounès a ensuite rappelé que c’est dans cette Miséricorde que s’inscrit le message mohammadien : Nous ne t’avons envoyé que comme une Miséricorde pour les mondes dit le Coran. La Miséricorde devient Mohammed, l’être lui-même. Mais un être qui, quand il l’a reçoit, est reconnaissant. Il vit dans la louange, entièrement imprégné par la Rahma qui lui donne sa véritable réalité : l’être en est à la fois le récepteur et le diffuseur. « La Rahma mohammadienne est le centre qui permet à la création toute entière d’échanger et de vivre. Il n’y a pas un seul atome qui ne se nourrit de cette Rahma. »

Le plus proche de Dieu est celui qui est le plus miséricordieux envers sa créature, d’après un hadith du Prophète. Selon le Cheikh Bentounès, « chacun de nous est un acteur de ce monde. Chacun doit se poser la question : est-ce que mon rôle est un rôle positif, et donc miséricordieux ? »

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« Abandonnons le système pyramidal ! »

La salle de conférence de la Mosquée de Paris était pour l’occasion pleine. Ce lieu symbolique, en plein cœur de la capitale, avait été inauguré, en autres, en 1926 par le Cheikh Al ‘Alâwi, fondateur de la Voie soufie ‘Alâwiya et arrière-grand-père du guide actuel, le Cheikh Khaled Bentounès. Suite à son intervention, le public a posé nombre de questions.

L’une d’elles était : « y a-t-il une méthode pour donner à voir un Islam autre que celui qu’on voit aujourd’hui dans les médias ? » « Nous devons être honnêtes, la Miséricorde nous l’impose, répond le Cheikh. La Miséricorde est l’axe central de tout vivant, de la Réalité qui nous englobe. Abandonnons le système pyramidal ! La philosophie de la Miséricorde, c’est la philosophie du cercle : nous avons besoin les uns des autres, nous ne pouvons concevoir un avenir l’un contre l’autre. Est-ce que l’homme n’est que le producteur de richesses matérielles, quitte à ce que cela mette sa descendance en danger ? Est-ce notre seule quête ici-bas ? »

Le cheikh Bentounès a donné l’exemple de la Mosquée des Omeyyades à Damas, qui se situe en lieu et place d’un temple dédié à Jupiter et d’une basilique. « Quand les musulmans sont arrivés, les chrétiens ont partagé avec eux ce lieu pendant soixante-dix ans. Ils faisaient la prière au même endroit. Les premiers musulmans n’ont pu véhiculer ce message que parce qu’ils faisaient preuve d’une grande miséricorde envers autrui. Je reviens d’Indonésie. Là-bas, la mosquée, le temple hindouiste et l’église se jouxtent. Ils ont le même jardin, le même parking : c’est le partage d’un même espace de convivialité. On passe de l’un à l’autre simplement. Cela n’est possible que par la Miséricorde : je vois l’autre avant tout comme une créature divine. S’il est là, il doit être là, comme moi : il a le droit à l‘existence. »

« Comment revenir à la Miséricorde ? Il y a eu trop de morts entre nous, les gens ne peuvent oublier ! » « La vie ne s’arrête pas. Combien de morts entre la France et l’Algérie ? Entre la France et l’Allemagne ? Combien y a-t-il eu de morts pendant la seconde guerre mondiale ? Si nous ne retournons pas à la Miséricorde, nous optons pour la mort, pour une société suicidaire. Si vous, jeunes, vous ne portez pas l’espérance en vous, comment pouvez-vous la transmettre à vos enfants ? Aujourd’hui, des enfants de 12-13 ans commencent à être meurtriers : on ne produit plus de sens, mais du consommable. L’homme est porteur de la vie, pas de la mort. »

A la question « Quelle attitude du cœur avoir quand Dieu envoie une épreuve ? », le Cheikh rappelle les circonstances de la révélation de la sourate ADDOHA** : c’était un moment où le Prophète se sentait abandonné par la Miséricorde, source de lumière et de guidance pour lui. C’est alors que le verset est arrivé, que la vie est revenue. « Il ne faut pas céder à l’épreuve car on ne sait pas à quel moment cette Miséricorde nous atteint. »

La conférence terminée, le public s’est empressé autour du Cheikh, prolongeant ainsi encore un peu ce moment empreint de paix, de partage et de miséricorde.

Page 42: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Cheikh Khaled Bentounès, chef de la Tarîqa Alawiya

« Lier un habit à la foi, c’est

dangereux »

Ce sont deux heures de haute spiritualité que nous aurons passées en compagnie de cheikh Khaled Bentounès, que nous avons eu le plaisir de recevoir dimanche dernier à la rédaction d’El Watan. Au-delà des aspects polémiques suscités par l’homme et ses positions sur telle ou telle question relative aux choses de la religion, lui qui s’est imposé comme ligne de conduite de concilier tradition et modernité, mystique et maïeutique envers et contre tout, il nous semble que la parole d’une personnalité comme le chef de la tarîqa Alâwiya est très utile au débat sur la place de la religion dans notre société. Depuis la tenue du colloque de la Alâwiya du 25 au 31 juillet dernier, colloque qui était le « clou » de de la célébration du centenaire de la tarîqa Alâwiya, les réactions s’enchaînent sur les opinions hardies exprimées au cours de cet important rendez-vous spirituel et scientifique. Il nous a paru pertinent de revenir avec plus de détails et, surtout, plus de sérénité, sur ce colloque et de développer avec cette illustre personnalité intellectuelle, quelques-unes des idées-force de la pensée soufie.

L’événement de cet été, pour votre confrérie, a été la célébration du centenaire de la tarîqa Alâwiya et le

colloque qui l’accompagnait. Etes-vous satisfait, cheikh Bentounès, du déroulement des travaux de ce

colloque ? Quel bilan pourriez-vous en esquisser ?

Satisfait, oui, je le suis. C’est un colloque qui a tout de même rassemblé 6500 personnes. C’est un chiffre sûr, on

le sait, parce qu’il y avait des badges et des bracelets qui ont été confectionnés à l’intention des participants. On

le sait également par le nombre de repas qu’on a servis. Donc, c’est quelque chose qui est avéré. On est arrivés

exactement à 6562 participants venus de 38 pays. Ce qu’il y a lieu de retenir, c’est que ce colloque s’est déroulé

dans le calme et la sérénité, dans un climat détendu. Les gens qui sont venus ont vu un Islam d’espérance,

comme on le souhaitait. Le débat était ouvert, les échanges se sont faits à tous les niveaux, du plus subtil au plus

banal. Il y a eu 35 ateliers autour de thèmes dont on ne pouvait même pas imaginer qu’une zaouïa pouvait les

aborder. Des thèmes comme « La thérapie de l’âme », par exemple, qui a attiré énormément de monde, ou

encore le thème « Management, éthique et tradition », c’est-à-dire comment une voie soufie peut mêler

spiritualité et management.

Bien que de haute facture, ce colloque vous a valu quelques attaques malveillantes de la part aussi bien

de certaines figures des milieux confrériques que de partis islamistes (El Islah en particulier), du Haut-

Conseil islamique (HCI) et des ulémas. Ces critiques ont porté principalement sur deux points : vos

Page 43: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

déclarations sur le hidjab et les miniatures illustrant votre dernier ouvrage, Soufisme, l’héritage commun.

Qu’aimeriez-vous répondre à vos détracteurs ?

J’aimerais leur dire d’abord que la moindre des choses aurait été de lire mon livre avant de l’accabler. Comme le

dit l’adage, on ne peut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. C’est aussi l’arbre qui cache la forêt. Ce

qu’on ne souhaite pas divulguer, surtout, c’est autre chose que les miniatures. Il y a des photos du patrimoine

musulman qui font partie de cette mémoire de l’héritage islamique comme le tombeau de Sayida Khadidja, la

mère des croyants, ou la maison du Prophète (Que Le Salut d’Allah soit sur Lui) dans laquelle il a vécu à La

Mecque avec Sayida Khadidja, ou encore le lieu où fut conclu le premier serment des gens de Médine envers le

Prophète, qui s’appelle Bayâte al Aqaba, ainsi que les tombes des martyrs des batailles de Badr et de Ouhoud

qui ont été détruites. Au total, il y a dans cet ouvrage quelque 844 documents.

Par qui ce patrimoine a-t-il été détruit ?

Et pourquoi surtout... Nous assistons à une mainmise sur l’histoire de l’Islam effaçant la mémoire de tout ce qu’il y

avait avant. Ces gens qui s’en sont pris à mon livre, ils l’ont condamné, c’est différent. Entre critiquer et

condamner, il y a une différence. En s’appuyant sur quoi ? Sur des fetwas de quels oulémas ? Ce sont des

oulémas qui préconisent la destruction du tombeau du Prophète lui-même et qui jusqu’à aujourd’hui disent :

n’allez pas à Médine. Et on prend ces fetwas-là alors que nous avons nos propres oulémas, nos propres

traditions. L’Islam maghrébin est un Islam d’ouverture et de dialogue.

Par exemple, sur cette Une d’El Khabar Hebdo, Mohamed Ben Brika de la tarîqa qadiriya vous prend à

partie en disant « Khaled Bentounès a porté atteinte à la personne du Prophète »…

Mais il reconnaît aussi n’avoir pas lu le livre. Au demeurant, il ne représente que lui-même. Les gens sont

beaucoup plus nuancés que cela. Et puis, il y a eu un amalgame qui a été fait par certains entre « miniatures » et

« caricatures »… Le premier article paru présentait les choses comme cela. Mais les caricatures, c’est quelque

chose qui a stigmatisé l’Islam… C’est humoristique, certes, mais c’est aussi une façon de se moquer d’autrui.

Mais les miniatures, il suffit d’aller sur internet et de taper « miniatures musulmanes » pour voir surgir des milliers

d’œuvres. Dans ce cas-là, il faudrait aussi faire un procès au musée de Topkapi d’Istanbul. A Kaboul, on a détruit

des miniatures alors que l’école de Kaboul a été la première école de miniatures dans le monde musulman et que

l’Islam a pénétré l’Asie grâce aux miniatures. Où va-t-on comme cela ? C’est l’Islam de ces gens-là qui est une

caricature. Moi je ne leur réponds rien, je leur dis merci et je vais me préparer au bûcher parce que vous n’avez

encore rien vu…

Vous auriez déclaré que le hidjab n’est pas une obligation religieuse. Pourriez-vous clarifier cette

réflexion ?

Moi je suis contre le hidjab qui est dans la tête, pas sur la tête. Enlevez le hidjab, vous êtes en train de lier un

habit à la foi, c’est dangereux. Parce que d’abord, le hidjab, chez nous, existait déjà. Il était de l’ordre de la culture

locale. En Kabylie, il y avait une façon de le porter ; à Mostaganem, il y avait une autre façon de le mettre ; dans

le Sud, c’est carrément l’homme qui le porte, c’est le taguemoust ou le litham. En Iran, c’est le tchador. A Oman,

c’est le niqab. Et c’est la m’rama en Tunisie, la djellaba au Maroc, le boubou au Sénégal et en Afrique du Sahel,

le sari chez la musulmane indienne. Ces gens-là croient que l’Islam est à leur niveau. Ce qu’ils voient autour

d’eux, c’est ça l’Islam, un modèle unique. Qui, parmi les femmes du Prophète, a porté le hidjab que portent nos

filles aujourd’hui ? Il faut savoir qu’il y a une historicité du hidjab, il y a un contexte de révélation. Avant tout,

éduquez la femme parce que le meilleur des comportements et le meilleur des vêtements, c’est la pudeur, que ce

soit pour l’homme ou pour la femme. Je ne vois pas pourquoi on autorise l’homme à porter ce qu’il veut et pas la

femme. Il y a un conditionnement par la force. Au lieu de nous occuper des questions fondamentales dans un

monde en proie à des crises financière, climatique, alimentaire, à une crise de sens, au lieu de se préparer aux

défis de demain, au lieu d’être des sociétés de proposition, nous sommes constamment dans le déni, retranchés

derrière des arguments étriqués en jetant la pierre à l’Occident. Jusqu’à quand ? Ce langage ne tient pas la route.

Page 44: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Et moi, si je dérange, eh bien, je dérange ! Tant pis ! Mais je continuerai à tenir ce discours, quoique j’aie assez

payé pour cela. Mon père est allé en prison à cause de cela.

Pensez-vous que le wahhabisme va continuer à faire des dégâts au sein de notre société ? Comment les

zaouïas pourraient-elles contribuer à contrer cette mouvance ?

C’est le travail de toute la société, ce n’est pas l’affaire exclusive des zaouïas. Il faut que notre société prenne

conscience de ces enjeux et qu’elle apprenne à être responsable. Les Algériens, moi, je ne les prends pas pour

des débiles, des imbéciles ou des mineurs. L’âme algérienne est une âme rebelle. C’est une âme mystique.

L’Algérien vous donne tout. Je connais mon peuple, oui, il est perfide, mais c’est parce qu’on a toujours joué avec

lui, on n’a jamais été sincère avec lui. Mais quand on est sincère, le peuple vous donne tout ce qu’il possède.

Votre engagement résolu en faveur d’un Islam d’ouverture, conciliant tradition et modernité, vous vaut,

nous le disions, de franches inimitiés de la part des milieux conservateurs. Concrètement, comment

entendez-vous avoir raison de ces « résistances » ?

Nous sommes obligés de faire un constat : si nous maintenons cette situation où chacun baisse les bras, où

chacun se laisse faire, où l’élite intellectuelle, politique, économique de ce pays fait dans le « chacun pour soi »,

on ne s’en sortira pas. Si ce congrès international (de la tarîqa alawiya) a réussi, c’est parce qu’il était mené avec

méthodologie et un travail de fond. C’est parce que nous avions une vision. Accueillir 6500 personnes n’était pas

une mince affaire, mais on l’a fait à travers une organisation judicieuse, inspirée de nos traditions. Le Prophète

lui-même s’était illustré par sa gestion du temps. Qui se préoccupe aujourd’hui de la gestion du temps dans le

monde musulman ? L’islam, c’est la religion de la logique et du bon sens. C’est avant tout une affaire de akhlaq

(morale). « J’ai été envoyé pour anoblir les caractères », disait le Prophète. Cela veut dire que, avant moi, il n’y

avait pas le vide et qu’il s’agit simplement de parfaire les choses. Le Prophète n’a jamais prétendu faire table rase

de la société qoraïchite ni de la société arabe qu’il avait trouvées. Il s’habillait comme les Arabes de son époque,

il mangeait comme les Arabes de son époque, il avait même les coutumes et les mœurs de son époque. Mais de

ces Arabes est sorti un message extraordinaire qui, en 70 ans, est arrivé jusqu’en Europe. Jusqu’à Poitiers, en

France. Et de l’autre côté, jusqu’aux océans Indien et Pacifique. Il n’y avait pas les moyens actuels. Comment

neuf personnes ont-elles répandu l’Islam en Indonésie ? C’était des saints soufis. Aujourd’hui, c’est le plus grand

Etat musulman du monde avec 225 millions d’âmes. Jamais aucun Sahabi (compagnon du Prophète) n’est allé

en Indonésie. Ils sont venus avec la tarîqa qadiriya et, surtout, avec l’amour du prochain. Ils ont simplement

dialogué avec les gens jusqu’à les convaincre. De voir dans la grande mosquée de Djakarta qui est la plus

grande mosquée du monde avec 10 hectares, qui accueille 125 000 priants et priantes, de voir donc l’imam au

milieu, à droite les hommes, à gauche les femmes, sur la même ligne, permettez-moi de vous dire que ça

impressionne. On voit que les Indonésiens et les Asiatiques ont compris et que les pays arabes n’ont toujours pas

compris et qu’ils parlent encore de ceci et de cela… L’islam a donné des multitudes de Rabia Al Adawiya, des

femmes avec une spiritualité extraordinaire. Un jour, on a vu Rabia Al Adawiya courant dans le désert avec un

fagot sous le bras et un sceau sur le dos. On lui a dit : « Mais où est-ce que tu vas avec ça ? » Elle a dit : « Je

vais avec ce fagot de bois brûler le Paradis, et avec ce sceau d’eau éteindre l’enfer, ceci afin que plus personne

n’adore Dieu par crainte ni par désir du Paradis, mais uniquement par amour de Dieu. » Moi je conseille au

ministre des Affaires religieuses de rajouter au passeport un petit calepin de pointage pour consigner qui va à la

mosquée le vendredi, comme ça au moins, on aurait un petit bonus. Je demanderais pareillement à nos frères

saoudiens de consigner combien de fois ils ont fait le hadj et la omra. C’est un investissement, le pèlerinage

coûte cher. Au moins, quand on nous enterre, on nous met ça dans la tombe pour l’âdab el qabr (le supplice du

sépulcre). Quand les anges viendront, on leur montrera le passeport comme quoi j’ai 1200 djoumouâ dans mon

pedigree, j’ai tant de hadj... Je sais que pour ce que je dis là, ils vont me dresser un bûcher comme au temps de

l’Inquisition (rires)…

Qu’est-ce que c’est qu’être soufi aujourd’hui, en définitive, cheikh Bentounès, au XXIe siècle ?

Page 45: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Moi je pense qu’être soufi au XXIe siècle, c’est être véritablement citoyen du monde. C’est ne se référer ni à la

nationalité, ni à la race, ni même à la religion. C’est prêcher cette fraternité adamique. Quand vous prenez un

chapelet, le chapelet est fait de grains. Nous ne faisons jamais attention au fait que ces graines sont reliées entre

elles par un fil et ce fil, on ne le voit pas. Le soufi, aujourd’hui, doit être le fil de notre société qui unit les

différentes gens. Et cela nécessite un travail sur soi. D’abord, mêle-toi de tes affaires au lieu de te mêler des

affaires des autres. Et aussi introduire la sacralité dans notre vie. Et la miséricorde car le chemin mohammadien

est un chemin de miséricorde.

Que diriez-vous du rapport entre soufisme et politique et de la place du soufi dans la cité, des questions

relatives au pouvoir…Le soufi doit-il se mêler de politique ?

La politique fait partie de la société humaine. Le soufi ne doit pas pratiquer la politique politicienne, qui est la

politique du mensonge. Nous avons toujours dit qu’il n’y a pas de lien politique entre nous. Ce sont d’autres liens

qui nous unissent, des liens de fraternité. Que vous soyez de ce parti ou de cet autre parti, cela ne regarde que

vous.

Vous confirmez que la Alâwiya est apolitique...

Elle doit l’être. Les zaouïas doivent se conformer à ce principe. Cela n’empêche pas que les soufis sont des

citoyens ; ils doivent jouer leur rôle en votant, en décidant, mais pas au nom d’une tarîqa. Même moi, je n’ai pas

le droit d’engager la tarîqa. Pourquoi ? Parce que les partis changent. Même le parti communiste qui a occupé la

moitié de la Terre a disparu. L’Union soviétique, où est-ce qu’elle est aujourd’hui ? Mais la voie de Dieu, elle,

reste. Elle restera éternellement. Les zaouïas sont des espaces de dialogue, des espaces qui doivent être là pour

la moussalaha (conciliation). Chacun a le droit d’aller dans une zaouïa, même un athée. C’est chez lui. La zaouïa,

c’est la maison de Dieu pour toutes les créatures de Dieu. On ne peut pas dire à quelqu’un qui vient dans une

zaouïa « tu n’es pas de mon parti » ou bien « tu n’es pas de ma tarîqa » ou « tu n’es pas de ma religion »... C’est

inadmissible !

D’où le titre de votre livre, La Fraternité en héritage…

Eh bien, c’est tout ce que m’a laissé mon père ! Il est mort à 47 ans dans l’humiliation. On l’a mis sous terre dans

un cachot de deux mètres carrés, on a confisqué tous les biens de la zaouïa, on a brûlé des centaines de livres,

mais al hamdou lillah, cela nous a rendus encore plus forts par le fait même que cela nous a rendus plus proches

de ceux qui souffrent. Moi je ne veux régler mes comptes avec personne. Tout ce que je dénonce, c’est la bêtise

d’où qu’elle vienne, des juifs, des chrétiens, des Américains, des Chinois, qu’elle vienne de mes propres frères…

La bêtise humaine, y’en a marre ! Arrêtons de jouer à ce jeu malsain des intérêts en opposant les uns aux autres

par le religieux, par l’affectif, et en surfant sur la sensibilité des gens avec l’émotionnel. Arrêtons cette religiosité

théâtrale. Moi je suis pour une éducation d’éveil et de responsabilité. Que ce soit en Occident ou ailleurs, c’est la

pensée soufie qui triomphe parce qu’elle est avant-gardiste, qu’on le veuille ou pas. Parce qu’elle prêche la

tolérance, parce qu’elle ne porte pas de jugement sur les autres. Elle accepte les gens tels qu’ils sont. La

première chose qu’elle nous apprend, c’est d’accepter l’autre tel qu’il est. Parce qu’elle est une créature de Dieu

et que Dieu a anobli les fils d’Adam : « Wa lakad karamna bani Adam. » (Et nous avons anobli les enfants

d’Adam). Ce n’est pas par la contrainte qu’on convertit les gens, « la ikraha fi dine ». Point de contrainte en

religion. Imposer une religion, c’est complètement débile. Ou alors il faut enlever tous ces versets coraniques. On

nous parle de l’Etat islamique et on nous dit : « Le Coran c’est le doustour. » (Le Coran est la Constitution). Quel

doustour ! La constitution change et évolue par rapport à la société. Comment faire du Coran une Constitution ?

C’est quoi cette fable ? Pour anesthésier les gens avec Le Livre de Dieu ? Le Coran est une lumière. Il ne peut

pas être le doustour de qui que ce soit. Il n’est l’apanage de personne, ni d’un prince, ni d’un roi, ni d’un

président, ni d’un clan, ni d’une école. C’est Le Livre de Dieu.

Que pensez-vous du courant dit « coraniste » qui renie la charia et dont le frère de Hassan El Banna est

l’une des figures de proue en Egypte ?

Page 46: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Nous, Ahl al Sunna wal Jamaâ, nous avons un patrimoine inestimable. Moi, quand je lis la charia, je l’interprète

comme une voie extraordinaire d’ouverture. Hélas, à partir d’une certaine époque, il y a eu un rétrécissement des

esprits dans le monde musulman. Savez-vous qu’il y avait 52 écoles de pensée et de fiqh à Baghdad ? Il n’en

reste plus que quatre et bientôt, même ces quatre, elles vont disparaître et il ne restera plus que la doctrine

wahhabite. On aura ainsi atteint le sommet de l’abrutissement généralisé. Aujourd’hui, ces gens nient la

philosophie alors que la philosophie grecque est passée en Occident grâce aux musulmans. Mais n’oubliez pas

que c’est l’Inquisition qui a amené la Renaissance...

Dates

1949 : Naissance de Khaled Adlen Bentounès à Mostaganem.

1962, le 5 juillet : Le jeune Khaled Bentounès est désigné pour hisser le drapeau national le jour de

l’indépendance dans sa ville natale. Le jeune garçon reçoit d’abord un enseignement traditionnel dans la zaouïa

familiale avant de partir en Europe étudier l’histoire et le droit.

1971 : Son père, El Hadj El Mahdi Bentounès, est assigné à résidence à Jijel après avoir été emprisonné.

1975, le 24 avril : Décès de son père à l’âge de 47 ans. Khaled Bentounès vivait alors en Europe où il était

dans le prêt-à-porter. Il délaisse son affaire et devient le 4e guide de la confrérie alawiya après le cheikh Ahmed

Benalioua, fondateur de la tarîqa (1869-1934), le cheikh Adda Bentounès, son grand-père (1898-1952), et son

père El Mahdi Bentounès (1928-1975).

1989 : Le cheikh Bentounès est reçu au Vatican par le pape Jean-Paul II.

1991 : Il crée l’association des Scouts musulmans de France.

1999 : Il crée l’association Terres d’Europe qui va organiser avec l’Unesco un colloque sur le thème « Pour un

Islam de paix ».

2001 : Khaled Bentounès lance un cycle intitulé « Thérapie de l’âme ».

2003 : Il est membre fondateur du Conseil français du culte musulman. Il crée à Mostaganem la fondation

Janatu El Arif - Centre méditerranéen pour le développement durable. Parmi ses nombreux ouvrages : Soufisme

cœur de l’Islam (La table Ronde, 1996), L’homme intérieur à la lumière du Coran (Albin Michel, 1998). Vient de

paraître : La Fraternité en héritage (Albin Michel, 2009) et Soufisme, l’héritage commun (ed. Zaki Bouzid, 2009).

« Je ne suis pas un franc-maçon ! »

Certains écrits colportés par le Net présentent la confrérie Alâwiya comme une loge maçonnique. Ce qui fait

sourire cheikh Bentounès, qui nous invite à venir à Mostaganem et enquêter par nous-mêmes sur cette

prétendue connivence entre la confrérie chadhiliya-alawiya et la franc-maçonnerie. « Si j’étais maçon, je l’aurais

dit », tranche Khaled Bentounès, avant de marteler : « Je ne suis pas maçon. Je suis invité… Je donne des

conférences, mais je ne suis pas maçon. Je n’ai rien à cacher. Si je l’étais, je le dirais, un point c’est tout ! Je n’ai

pas besoin d’être maçon. Ce que j’ai me suffit. »

Une académie soufie et une grande mosquée à Paris

Parmi ses projets, cheikh Khaled Bentounès a évoqué la création d’un institut islamique d’obédience soufie, en

collaboration avec les grandes universités religieuses du monde musulman, notamment El Azhar (Le Caire), la

Zitouna (Tunis) et El Qaraouiyine (Fès). « Il s’agit de s’ouvrir à la pensée active en dispensant aux jeunes une

formation à la fois littéraire, religieuse, scientifique et philosophique prodiguée par des universitaires et des

professeurs de haut niveau », explique le guide de la tarîqa Alâwiya. Il a souligné que la célèbre université d’El

Azhar sera un partenaire entier du projet en mettant à la disposition de cette académie des maîtres d’obédience

Page 47: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

soufie. « Il y a un puissant courant soufi à El Azhar », souligne cheikh Bentounès. Concernant le financement de

cette académie, cheikh Bentounès a affirmé qu’il en avait parlé au président Bouteflika qui s’est aussitôt engagé à

soutenir le projet. « J’en ai parlé à Monsieur le président de la République en 2007. Je lui ai dit voilà, est-ce qu’on

le fait ici ? Parce qu’il y a des frères qui m’ont dit nous sommes prêts à le faire avec vous. Et vous savez bien

qu’on est capables de le faire dans d’autres pays que l’Algérie. J’ai dit est-ce qu’on le fait ? Il m’a répondu :

"Yendar fi bladou." Il sera implanté ici », confie Khaled Bentounès. Le chef de la confrérie Alâwiya a évoqué par

ailleurs un autre projet d’envergure dont il est l’un des principaux initiateurs. Ce projet consiste en la construction

d’une grande mosquée à Paris, dans le quartier de la Goutte d’Or (18e arrondissement, près de Barbès). « Ce

sera la future mosquée du XXIe siècle », promet le cheikh Bentounès.

Islam et laïcité : l’éternel malentendu

Question récurrente qui revient immanquablement dans le débat sur la place du religieux dans la cité : l’Islam est-

il soluble dans la laïcité ? « Faux débat », rétorque Khaled Bentounès. Mauvaise problématique. Pour cause :

« L’Islam n’a pas d’Eglise », insiste-t-il. « Il n’a pas de papauté, pas de clergé. » « Chaque musulman est

responsable de ses actes devant Dieu. » Et de faire remarquer que « la laïcité à la française est spécifique à la

France. C’est lié à la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Maintenant, qu’il y ait une division entre le religieux et le

politique, moi je crois que l’Islam est pour ». Le chef de la Alâwiya estime que la sphère du religieux, « c’est

l’éducation d’éveil afin que les êtres puissent vivre en harmonie avec le divin et avec leurs semblables », tandis

que l’Etat « s’occupe de la gestion de la société ». Mais, regrette-t-il, « les gens ne comprennent pas : chez nous,

quand on dit "laïki", ça veut dire "kafer" carrément ». Questionné sur le lien organique entre les lois et codes

promulgués et le « gisement biblique » dans lequel elles puisent leur matière, Khaled Bentounès souligne que

toutes les législations du monde ont pour matrice première les textes sacrés. « Prenez le code civil en France. Le

code Napoléon s’inspire de la Bible. Les codes américains s’inspirent également de la bible. Personne ne peut

nier que les lois qui gouvernent les Etats les plus modernes du monde sont d’inspiration religieuse », dit-il, avant

de noter : « Mais la Bible elle-même puise dans des textes anciens comme le code Hammourabi (roi

babylonien). » Et de faire observer : « Mais combien il y a de versets qui traitent de la charia dans le Coran ? Ils

sont au maximum 400 sur 6614. Alors, et le reste, il parle de quoi ? » Cheikh Bentounès indique au passage que

le premier traité de charia n’a vu le jour que deux siècles après la mort du Prophète. Il s’agit de Rissala fi

Oussouli el Fiqh (épître sur les fondements du droit religieux) de l’imam Al Chafiî (767-820).

300 millions de soufis dans le monde

Selon cheikh Khaled Bentounès, dans le monde musulman, les soufis représentent 20% de l’ensemble des

fidèles de culte musulman, estimés à 1,5 milliard. « Ainsi, une simple opération arithmétique révèle qu’il y a

quelque 300 millions de personnes rattachées à des voies soufies dans le monde », déduit cheikh Bentounès. Et

d’ajouter que l’Egypte à elle seule compte quelque 15 millions d’adeptes des confréries religieuses. En Algérie et

dans le Maghreb, ce que d’aucuns appellent « l’Islam confrérique » jouit aujourd’hui encore d’une popularité

appréciable. Et même s’il n’existe pas de statistiques fiables sur les zaouïas, on sait que celles-ci ont un ancrage

social indéniable. Parmi les voies mystiques les plus populaires en Algérie, citons la qadiriya, la tidjaniya, la

Alâwiya, la rahmania ainsi que la tarîqa aïssawiya.

Page 48: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

244 manuscrits soufis détruits par l’armée américaine à Falloudja

Au cours de la longue interview qu’il nous a accordée, le cheikh Khaled Bentounès nous a livré ce témoignage

poignant qui résume à lui seul la barbarie américaine en Irak : « J’ai rencontré des frères irakiens soufis venus de

Baghdad, de Kirkouk et de Falloudja. C’est terrible ce qu’ils ont vécu, surtout ceux de Falloudja. Vous savez

qu’on leur a incorporé une puce dans la pupille et une autre dans la peau, de sorte qu’un satellite puisse les

suivre partout où ils vont. L’un d’eux avait été détenu à Abou Ghraïb, et pendant 11 jours, il était enfermé dans un

cercueil, sans eau, sans nourriture, dans le noir absolu. Et la zaouïa al Alâwiya à Falloudja, un missile l’a détruite

et ils (les Américains, ndlr) ont brûlé 244 manuscrits anciens parmi les plus vieux manuscrits que nous avions

dans la zaouïa. »

Par Mustapha Benfodil, Tayeb Belghiche

Page 49: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Cheikh Khaled Bentounes : Un grand sage

Musulman mercredi 18 juillet 2007 par michel1955

Je sens que cet article va être encore prétexte à polémiques sur Altermonde, car il est tiré, de réflexions faites à partir d’une sourate de l’ISLAM par ce que j’estime être un grand sage de la religion Musulmane,

le Cheikh Khaled Bentounes que nous avons découvert ma compagne et moi lors d’une rencontre Islam-Dharma à Karmaling en Savoie intitulée "agir sur soi pour agir sur la société " (ou dans la société...) C’est une personne d’une très grande sagesse et pour qui le mot Fraternité doit être un maître mot dans nos prises de conscience (reflexions- meditations) et dans nos actions. Voici par exemple une très belle image qui nous a marqués : celle du Cercle (toutes et tous unis malgré nos differences et nos oppositions par la Fraternité , tous regardant vers le centre, (Un idéal, un monde meilleur , Dieu ? ...), mais tous à égale distance de ce centre) doit remplacer le Triangle (un sommet qui dirige, une base qui obeit...) Il est incontestablement pour nous (ma compagne et moi) un grand maître spirituel, (issu du soufisme) qui essaie de relier l’Islam, le Bouddhisme, le Christianisme et d’autres spiritualités

dans ce qu’elles ont de plus beau et de plus profond ... et qui n’a rien à voir avec une secte... comme j’ai pu le lire ca et là. Il s’agit de depasser et d’aller plus loin que nos religions et nos theologies qui sont des etiquettes qui divisent, pour aller vers une Ethique - la Spiritualité, la Sagesse, et plus largement la Fraternitéqui elle unit... Ses idées méritent incontestablement d’etre d’avantage connues et approfondies. voici une de ses reflexions sur laquelle aucun lecteur d’Altermonde ne pourrait trouver à redire.

c‟est une sourate Ô combien d‟actualité que nous commente le Cheikh khaled Bentounes, celle du prophète Noé

Chaque fois que je les ai appelés pour que tu leur pardonnes, ils ont mis leurs doigts dans leurs oreilles ; ils se sont enveloppés dans leurs vêtements ; ils se sont obstinés ; ils se sont montrés orgueilleux. je les ai ensuite appelés à haute voix ; j’ai fait des proclamations et je leur ai parlé en secret.

(Sourate 71, versets 7-9.)

Si Noé s‟adressait à nous aujourd‟hui, il ferait l‟inventaire de tous les dangers qui touchent la terre et

avec elle l‟humanité : la surpopulation, la prolifération chimique et nucléaire, les génocides, le mépris des enfants, la dévastation des forêts, les manipulations génétiques. Il nous appellerait à la raison avant le point de non-retour.

Comme au temps de Noé, les hommes ne veulent pas entendre le message. Les pollueurs savent qu‟ils

ont tort mais font la sourde oreille pour sauvegarder leurs pouvoirs et leurs intérêts. Ils opposent toute sorte d‟arguments pour ne pas entendre le cri d‟alarme alors qu‟ils connaissent parfaitement la gravité du problème. Si un discours n‟est pas vrai, je peux le contester. S‟il l‟est, le lâche et l‟incrédule préfèrent ne pas l‟entendre et se boucher les oreilles. Mais notre époque, contrairement à celle de Noé, est tellement médiatisée qu‟il est impossible de feindre l‟ignorance.

« Ils se sont enveloppés dans leurs vêtements » signifie se réfugier derrière les systèmes économiques, idéologiques ou philosophiques et, pour se déculpabiliser, accuser l‟autre ou une autorité supérieure. « Je leur ai parlé en secret . » S‟il était parmi nous, Noé tenterait de sensibiliser les décideurs à la gravité de la situation et à l‟urgence d‟agir avant qu‟il ne soit trop tard.

Un monde meilleur

J’ai dit : « Implorez le pardon de votre Seigneur ; il est celui qui ne cesse de pardonner ; il

vous enverra, du ciel une pluie abondante ; il accroîtra vos richesses et le nombre de vos enfants ; il mettra à votre disposition des jardins et des ruisseaux.

(Sourate 71, versets 10-12.)

Page 50: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Le Coran révèle ensuite comment Noé essaie de convaincre les dirigeants de changer d‟attitude. Il les

invite à revenir à l‟adoration de Dieu, au respect de la nature et à l‟amour du prochain en leur promettant un monde meilleur. Les versets 13 et 14 confirment cette idée : « Pourquoi n’attendez-vous pas de Dieu un comportement digne de Lui alors qu’il vous a créés par phases successives ? »

L‟homme s‟entête à croire en sa puissance et en sa capacité d‟améliorer le monde par ses nouvelles découvertes scientifiques et technologiques, alors que Dieu lui rappelle qu‟il n‟est qu‟une infime partie d‟un univers créé par étapes successives. C‟est un avertissement à son orgueil pour le ramener à plus de sagesse et à un comportement plus digne de la confiance et de l‟immense générosité de Dieu qui peut donner toujours plus, car Il est le plus Grand et le plus Savant.

Les deux versets suivants introduisent une nouvelle acception de cette guidance :

« N’avez-vous pas vu comment Dieu a créé sept cieux superposés ? Il y a placé la lune comme une lumière ; il y a placé le soleil comme une lampe »

(sourate 71, versets 15-16).

Les jours divins correspondent chacun à un ciel et chaque ciel correspond à une étape. Le soleil est la vie et la vérité. Il symbolise le prophète. La lune, signe de sagesse, représente le sage en éveil. Dans l‟obscurité, c‟est par elle que l‟on se guide pour retrouver son chemin. Ainsi, le ciel est toujours éclairé et l‟homme n‟est jamais laissé sans guidance.

Un maillon de la chaîne

Dieu vous a fait croître de la terre comme les plantes puis il vous y renverra et vous en fera ensuite surgir soudainement. Dieu a établi pour vous la terre comme un tapis afin que vous suiviez des voies spacieuses.

(Sourate 71 , versets 17-20.)

Ce passage évoque l‟origine commune de l‟homme et de la création. Nous avons obéi au même processus car nous ne sommes qu‟un maillon de la chaîne et sans doute le plus faible, étant le dernier

après les minéraux, les végétaux et les animaux. Mais ce maillon est, en même temps, le plus fort car il porte en lui le principe actif de l‟esprit qui le distingue du reste de la création. Même s‟il est un animal pensant, il n‟en demeure pas moins rattaché, par certains aspects, au minéral, au végétal et à l‟animal auquel il n‟est supérieur que par cette présence divine (les attributs divins dont Dieu a paré Adam) qui le vivifie en alimentant sa conscience.

Dieu a confié à l‟homme la pleine jouissance de la terre qu‟Il a déroulée sous ses pieds comme un tapis rouge sous les pas du roi. Il lui a tracé une voie royale et spacieuse faite de tolérance, de fraternité et de partage. Mais l‟homme, pensant mieux faire, se perd dans les voies étroites et tortueuses. Se détournant de la voie universelle du partage, il s‟enlise dans des systèmes politiques, économiques et idéologiques artificiels, souvent inopérants, voire catastrophiques.

Les nouvelles idoles

Noé dit : « Mon Seigneur ! Ils mont désobéi ; ils ont suivi celui dont les richesses et les enfants n’ont fait qu’accroître la perte. » Ils ont tramé une immense ruse et ils ont dit : « N’abandonnez jamais vos divinités : n’abandonnez ni Wadd, ni Souwa ; ni Yaghout, ni Ya ôuq, ni Nasr ! »

(Sourate 71, versets 21-23.)

L‟homme attiré par les biens matériels immédiats et éphémères est sourd et récalcitrant à ce message. Il dédaigne les richesses nobles et spirituelles qui sont son capital le plus précieux et qui font de lui l‟être d‟exception, et s‟en éloigne. Là réside toute sa faiblesse ! Comme hier, il s‟obstine à adorer les mêmes idoles : pouvoir, honneur, argent, prestige, sexe.

Depuis Noé, l’homme a peu changé. Il est capable de prouesses technologiques mais, en esprit, il n‟a guère évolué. Il est aveugle et dupe d‟un système où l‟argent facile et la frénésie de consommation

Page 51: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

règnent en maîtres. Conditionné par ce miroir aux alouettes, il veut toujours davantage, et tout de suite.

Il est prêt à léser l‟autre pour arriver à ses fins et assouvir ses passions. S‟il ne prend pas conscience de ce mirage, de ces fausses valeurs, tôt ou tard, il en paiera le prix. A moins que, dans un sursaut de sagesse, il ne décide de se mettre à l‟écoute du message de tolérance, de patience et des vraies valeurs que ne cesse de lui adresser Noé à travers la Révélation.

Si rien ne semble avoir changé dans la société humaine, et qu‟à chaque naissance le scénario adamique se répète et se perpétue, la création et l‟homme sont cependant en constante évolution. Toutefois le sort du monde se joue dans ce duel permanent entre ceux qui, porteurs d‟espérance, vivent le message de Noé à travers l‟épanouissement et l‟apaisement de leur intériorité, et ceux qui sont portés par leurs désirs et leur soif inextinguible de jouissance matérielle.

Face à cette profonde contradiction, le discours de Noé continue de s‟adresser à tous et à chacun. L‟homme social est libre de mener ou non son combat intérieur (son grand jihad) pour refuser un système qu‟il juge néfaste et choisir la voie de la sérénité, de la paix, de la tolérance et de la fraternité, dans l‟harmonie entre la nature et la satisfaction de ses besoins. Il peut y parvenir par un développement maîtrisé, une technologie mise au service du bien-être de tous et une science non conditionnée par le profit mais fondée sur l‟éthique.

Plus que jamais, le Veau d’or est objet d‟adoration à travers ses divers symboles et représentations : Palme d‟or pour le cinéma, Disque d‟or pour la musique. Quant à l‟art, il a rompu avec le sacré en devenant objet de spéculation. Le stade aussi a ses idoles qui valent des millions. Cela dit, je ne nie pas la valeur du sport ni son utilité dans l‟épanouissement de l‟homme.

Mais hélas, je crains qu‟il ne soit perverti pour devenir l‟alibi du pouvoir et de l‟argent. Il suffit de voir les milliards consacrés aux jeux olympiques qui symbolisent soit-disant la fraternité entre les peuples alors que les deux tiers de la population mondiale vivent dans la famine. Ces milliards dépensés pour quelques instants de festivité et de spectacle ne seraient-ils pas mieux utilisés s‟ils permettaient d‟irriguer, de soigner, de planter, d‟instruire ? Il ne s‟agit pas de révolutionner le monde mais de tenter de revenir à une vision plus juste, à une attitude plus humaine et plus solidaire.

La véritable révolution est d‟abord intérieure et silencieuse. C‟est à ce prix qu‟elle produira ses fruits pour l‟ensemble de l‟humanité. L‟homme a des besoins et tant mieux si le progrès lui apporte une vie meilleure. Mais il lui faut agir pour éradiquer le danger de l‟asservissement à la seule consommation qui génère, malheureusement, un malaise profond lié à l‟oubli des véritables valeurs comme l‟intégrité, la morale, la fraternité, l‟entraide et le partage. Seules ces valeurs d‟essence divine peuvent nous amener à nous interroger lucidement sur nos actes : « Suis-je en harmonie avec la création ? » Elle est le

témoignage vivant de Sa présence et nous interpelle à chaque instant. Si, dans chaque acte ou projet que nous élaborons, nous prenions en considération le Divin, nous nous placerions dans une perspective universelle où personne ne serait lésé. Car Dieu est omniprésent, Il anime aussi bien l‟homme que l‟animal, la lune, le soleil et toutes les galaxies dans ce merveilleux et harmonieux mouvement qu‟est la vie.

Le cri d’alarme

La sourate de Noé se termine ainsi :

Ceux-ci ont pourtant égaré un grand nombre d’hommes. Tu ne fais qu’accroître l’égarement des injustes. Ils furent engloutis et introduits dans un Feu, à cause de leurs fautes. Ils ne trouvèrent aucun protecteur en dehors de Dieu. Noé dit : « Mon Seigneur ! Ne laisse sur la terre aucun habitant qui soit au nombre des incrédules. Si tu les épargnais, ils égareraient tes serviteurs et ils n’engendreraient que des pervers absolument incrédules. Mon Seigneur !

Pardonne moi ainsi qu’à mes parents ; à celui qui entre dans ma maison en tant que croyant ; aux croyants et aux croyantes. Augmente seulement la perdition des injustes ! »

(Sourate 71, versets 24-28.)

Les propos de Noé sont hélas accablants ! Mais la corruption se développa à un degré tel qu‟il fallut le sacrifice d‟une grande partie de l‟humanité pour sauver celle qui pourrait repeupler la terre et vivre une nouvelle aventure humaine plus juste, plus universelle, plus conviviale. Ce fut le déluge.

Page 52: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Aujourd‟hui, il suffit qu‟un irresponsable appuie sur un bouton pour déclencher le cataclysme nucléaire.

Soyons à l‟écoute de ce verset, méditons-le car cette prière finale de Noé est d‟une actualité brûlante et un cri d‟alarme pour l‟humanité et la planète.

Cheikh Bentounès, « L‟homme intérieur à la lumière du Coran »

Page 53: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Entretien avec Cheikh Khaled BENTOUNES

Le soufisme? C'est quoi? Mystiques de l'Islam, les soufis cherchent l'union avec Dieu. souvent

poètes ou musiciens, ils privilégient l'expérience directe, personnelle, du divin à l'observance de la loi.

Etymologie

L'origine du mot "soufi", tassawouf en arabe, demeure mystérieuse, aussi mystérieuse que le soufisme lui-même. Mais on admet le plus souvent qu'il vient de suf qui, en arabe, désigne la laine. On aurait appelé ainsi, au départ, un groupe d'ascètes portant des manteaux de laine et l'appellation se serait étendue ensuite à tous les mystiques de l'Islam... La laine évoque le détachement, mais aussi la plus haute réalisation spirituelle : le Coran précise que, lorsque Dieu s'adressa à Moïse, ce dernier était entièrement revêtu de laine.

Par ailleurs, la racine çad-waw-fa' , dont le sens de base est "pureté", possède aussi, selon la science des lettres, une identité secrète. Avec les mêmes consonnes, on peut en effet obtenir un mot qui signifie " il a été choisi comme ami intime ". Autant de termes qui conviennent bien aux mystiques. Cependant, les soufis préfèrent généralement s'appeler eux mêmes " les pauvres ", en arabe " al fukara" , pluriel de fakir , en persan "darvish" , qui ont donné en français respectivement "fakir" et " derviche".

Le soufisme est la voie ésotérique de l'islam. Il a pour but de connaître le divin. Mieux encore: de

le percevoir, de le goûter. La voie qui mène à cette connaissance a peu à voir avec la théologie ou la philosophie. Elle est d'abord affaire de travail sur soi, d'éducation et d'éveil à la présence divine.

Le vrai rôle de la religion n'est pas, dans cette perspective, d'affirmer une doctrine ni de présenter une voie toute tracée de salut pour l'au-delà. Mais d'offrir des méthodes permettant de vaincre son individualité, pour s'ouvrir à la réalité divine.

Selon l'enseignement du tassawuf ( soufisme, en arabe ), l'ennemi à combattre n'est ainsi pas tant "l'infidèle" à l'extérieur de nous, que l'infidèle qui est en nous : l'ego, ou le moi centré sur lui-même et se percevant comme séparé. Celui-ci n'est en fait qu'une illusion, que l'on peut, que l'on doit même dissiper ( fana

1). Selon l'un des hadith

2 , il existerait 90 000 voiles entre nous et la réalité supérieure...

S'éveiller, c'est lever un à un ces voiles qui nous empêchent de voir la lumière divine...

Et découvrir alors que moi, l'autre, toutes les créatures qui peuplent le ciel et la terre font partie de

cette réalité ultime et une, qui est la première et la dernière, l'apparent et le caché en toutes choses.

Concrètement, le soufi doit posséder trois qualités primordiales : l'humilité, la fraternité et la sincérité. Son objectif est d'abord de ne plus vivre dans le paraître, mais dans l'être. Grâce à la meilleure conscience qu'il acquiert de lui-même, ses sentiments s'apaisent, se transforment. Ses relations avec le monde et avec autrui changent. Il devient plus libre d'agir et de penser. Cela lui ouvre toutes les voies; on pourrait dire à la limite, qu'il existe autant de voies qu'il y a d'êtres humains.

Il est cependant difficile de ne pas s'égarer dans le désert si l'on ne dispose pas de points de repères. Le rôle du maître, le cheikh

3 , qui demeure fondamental dans le soufisme, est de nous offrir

ces points de repère, afin de nous guider jusqu'à l'oasis. Ibn 'Arabi4 , a illustré de façon saisissante le

danger qu'il y aurait à vouloir cheminer seul, sans compagnon : " Celui qui n'a pas de maître , affirmait-il, a pour maître Satan". - Satan, c'est-à-dire, en langage moderne, l'ego.

Les points de repère laissés par les maîtres sont autant de méthodes, qui sont toujours enseignées dans les tariqa

5 , les confréries. Ce sont principalement la prière, la méditation, la retraite, le voyage

ou la pérégrination, la musique et la danse. Chaque maître, chaque tariqa, mettra l'accent sur l'une d'entre elles. Par exemple, dans ma confrérie, la confrérie Alawiya, on utilise surtout la méditation autour des noms divins. Le maître recommande ou désigne à son élève l'un de ces noms : le Savant, le Miséricordieux, le Sage, la Paix, la Vérité, la Lumière, le Voyant...Ces noms sont des qualités divines, ils nous révèlent en même temps ce que nous sommes profondément, dans notre essence.

Page 54: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Quelqu'un qui n'est pas en paix avec lui-même méditera sur le nom de la Paix. Cette paix divine va pénétrer en lui, il y aura une transformation, son rapport avec lui-même va changer automatiquement.

Les dhikr6 , les récitations des noms divins, se font parfois en silence, parfois à haute voix. Les noms

suscitent une vibration à l'intérieur et autour de nous et changent la réalité de l'instant. Ce sont des noms saints, des noms sacrés. Mais il n'est pas recommandé de les méditer sans préparation, ni autorisation. Certains en les répétant, pourraient se trouver mal, ou perdre la raison.

Le voyage nous entraîne loin de chez nous. Il nous permet de laisser ce qui est parfois devenu trop lourd, qui nous enferme comme une chape de plomb et nous empêche d'évoluer. Il nous emmène vers nos frères, qui sont autant de miroirs de notre propre réalité. Toutes les choses, même les plus contraires, les plus éloignés, se rejoignent en un point, ce point qui est le centre en nous-mêmes. Voyager, c'est partir avec la perception que tout est divin. Si cette présence divine est en moi, alors j'entrerai en contact avec l'arbre, avec la pierre, avec les hommes. Le monde entier est un miroir...Les différences sont une miséricorde. D'où l'immense tolérance qui caractérise les soufis: ils ne voient pas l'autre comme un infidèle, mais comme une créature de Dieu, envoyée par Lui pour être leur miroir. A la mort de Rumi

7 tout le monde pleurait: les juifs et les chrétiens comme les musulmans. Il en était de

même à la mort de mon grand-père (Cheikh Adda BENTOUNES). Il voyait dans chaque être une créature divine qui avait sa propre réalité, son propre parfum, sa propre raison d'être.

La musique, accompagnée ou non de chants, joue un très grand rôle dans le soufisme. A toute heure du jour, à tout moment de la vie, à toute émotion, correspond un sama

8 . Les soufis disent que,

lorsque Dieu a créé l'être "adamique" avec de l'argile, l'âme n'a pas voulu habiter ce corps, qu'elle a considéré comme une prison. Alors Dieu a envoyé deux anges jouer de la musique, pour la charmer. C'est pour cela que la musique apporte à l'âme une sorte d'ivresse, de transcendance, qui invite l'homme à quitter ses manières d'être habituelle..

Les danses sont une façon de réciter les noms divins avec le corps tout entier. Les maîtres enseignent toujours après une séance de dhikr ou après une séance de danse. A ce moment-là, le coeur

9 est mieux préparé, la conscience est plus ouverte. Elle ne va pas s'arrêter aux mots, elle va

saisir l'essentiel, l'absorber. Pour les soufis, le divin n'est pas quelque chose qui se pense, mais vraiment quelque chose qui se goûte. C'est quelque chose de très réel, de tangible, du domaine des sens.

Par ailleurs les soufis pratiquent ce que pratiquent tous les musulmans : le jeûne, le pèlerinage à la Mecque, les cinq prières quotidiennes...Mais dans le Tassawuf, nous admettons aussi ce que nous appelons " les gens du blâme". Ceux-là ont un comportement qui bouscule les idées reçues et choque les autres musulmans. On leur jette la pierre, on les repousse. Ils agissent ainsi pour que les autres ne s'enferment pas dans leur suffisance, qu'ils se remettent en question.

Toutes ces pratiques constituent une sorte de polissage du cœur, symbole du centre qui est en nous, de notre intériorité. On polit, polit, polit le cœur, inlassablement par ces pratiques, mais aussi par la vie toute entière. Il y a certes des moments où il est nécessaire de se retirer du monde. Mais les soufis, pour la plupart, ne sont pas des moines. Ils exercent des responsabilités, ont une famille, travaillent. Même dans ses aspects les plus ténébreux, le monde demeure lumière. Le métier, la vie de famille sont des formes de prière. Simplement, le monde, dans son aspect matériel, est une illusion. Ce n'est pas seulement le moi qui est une illusion, c'est aussi l'ensemble des phénomènes. On ne peut pas fonder sa vie sur une illusion ! Les soufis disent que ce monde est comme un pont. Un pont, on n'y demeure pas, il est fait pour être traversé. Donc on ne demeure pas dans le monde, on le traverse et on va de l'autre côté, vers le divin, l'essentiel, le spirituel.

Les soufis ne se proclament eux-mêmes jamais soufis, ce sont les autres qui les désignent ainsi; car l'éducation d'éveil n'est pas propre au soufisme. On la retrouve chez tous les chercheurs de vérité. Le soufisme n'est ni une école, ni une doctrine : c'est un état d'être. Il est cependant ancré- c'est ce qui fait sa spécificité par rapport aux autres voies ésotériques- dans la tradition islamique. Je dirais même qu'il est le cœur de l'Islam. De manière générale, le soufisme recommande d'être ancré dans une tradition exotérique : c'est-à-dire qui fait l'objet d'un enseignement public. C'est une question de sécurité. Quand on voyage sur un océan, on a besoin d'une boussole et de points de repères. Le maître, le guide, a lui-même besoin d'être rattaché à quelque chose, il est d'abord un disciple. Il n'y a

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pas de maître autoproclamé dans le soufisme, c'est inconcevable. Le maître n'est pas Dieu. Il reste un homme.

Si j'emploie le mot "ésotérique" pour désigner le soufisme, cela ne signifie pas que les soufis s'intéressent aux choses occultes, magiques, ni qu'ils cherchent à obtenir des pouvoirs spéciaux. Certes, lorsque l'âme est ancré dans le divin, elle peut se voir dotée de dons de vision ou de guérison. Mais ce n'est pas l'essentiel. Si on s'attache à ces dons, ils deviennent un voile supplémentaire. Certaines voies ont dévié à cause de cela et ont perdu de leur authenticité. Non : lorsqu'on parle d'ésotérisme, on évoque d'abord l'esprit, la spiritualité, la recherche intérieure. L'Islam, comme toute religion, a un aspect extérieur, fait de lois, de doctrines, de préceptes, etc. Mais les soufis ne se suffisent pas de cela. Ils veulent aller vers l'esprit qui anime la lettre. Pour le soufi, le divin ne peut être qu'amour, l'Islam ne peut être que religion d'amour. Voir la religion comme une contrainte est aberrant. Le soufisme date de quatorze siècles, il est né pratiquement avec l'Islam. Mais pour certains , il existait avant, puisqu'il est universel. Les soufis ne se réfèrent pas seulement à la révélation coranique, ils se réfèrent aussi aux grands prophètes bibliques, Abraham, Moïse, Jésus. Ils ne voient pas ceux-ci comme des messagers d'une religion, mais comme des initiateurs de l'humanité. Entre le message de tous ces prophètes, parmi lesquels d'autres, comme le Bouddha, peuvent trouver leur place, il y a une continuité, ils sont reliés spirituellement les uns aux autres comme les grains d'un chapelet sont reliés par un fil. Chaque prophète est venu initier l'humanité à l'un des aspects du divin. Par cet aspect initiatique, ils n'appartiennent pas au passé, mais au présent.

Dans toute les confréries, l'initiation donnée par le maître au disciple, est le garant de l'enseignement qui est donné. Celui qui initie aujourd'hui ne fait que transmettre ce qu'il a reçu de son propre guide; et ainsi de suite, jusqu'au prophète Mohamed.. C'est une sorte de chaîne, de transmission continue, sans rupture. Du point de vue exotérique, la fidélité du message est ainsi assurée. Du point de vue ésotérique, le dernier maillon fiat bouger toute la chaîne. Instantanément, l'initié entre en contact direct avec la source. Grâce à cette transmission, le soufisme demeure, depuis son origine, une voie de réalisation opérative.

Aujourd'hui, les religions sont devenues des prisons pour l'esprit. L'aspect extérieur a pris tellement d'importance que l'homme ne peut s'y épanouir. Les soufis se sentent proches de toutes les créatures au-delà de toutes les religions. Chaque être a reçu le divin en dépôt. Tout le monde aspire au bonheur. Certains le recherchent dans l'argent, dans le pouvoir ou dans le salut d'une religion. Ce sont des moyens illusoires. Une seule chose peut réellement apaiser et apporter le bonheur, c'est de vivre dans l'union et non dans la séparation, dans la perpétuelle contemplation du divin. C'est, au fond, notre véritable nature. Ainsi pour les soufis, le paradis ne se situe pas après la mort mais ici-bas.

Je suis persuadé que l'homme de demain sera rattaché à une tradition, mais se sentira l'héritier de toutes. La modernité, si nous savons la gérer, peut déboucher sur l'universalité. Il est dit qu'à la fin des temps un enfant aura la même sagesse qu'un homme qui aurait prié et médité toute sa vie. Il est dit aussi :" L'agneau jouera avec le lion, le serpent avec l'enfant" ... Mais c'est d'abord à l'intérieur de nous que cela se joue.

Entretien réalisé par Monsieur Georges-Emmanuel Hourant

In : Actualité des religions N° 9 octobre 1999

Pour en savoir plus sur le soufisme:

Le soufisme cœur de l'Islam: de Cheikh Khaled BENTOUNES , entretiens réalisés par Bruneau et Romana SOLT; édition La Table Ronde, 1996.

Qu'est-ce que le soufisme? , de Martin LINGS- Points Sagesses- Le Seuil.

L'Homme intérieur à la lumière du Coran , de Cheikh Khaled BENTOUNES- Albin Michel.

Islam, l'autre visage , d'Eva de Vitra-Meyerovitch; Espace Libre; Albin Michel.

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Le soufisme , d'Alain Chevalier- Que sais-je?- PUF.

La vois soufie , de Faouzi Skali- Albin Michel.

Le coeur des prophètes , de Cheikh Khaled BENTOUNES - Albin Michel.

Notes:

1.fana: extinction de tout désir humain, ou mort de l'ego. C'est le but du combat que livre le soufi contre lui-même.

2.Hadith: Paroles du Prophète, transmise en dehors du Coran par une chaîne connue d'intermédiaires.

3.Cheikh: Le Cheikh, le maître spirituel se rattache nécessairement à une chaîne initiatique (Silsila ) remontant au fondateur de sa communauté, voire au Prophète.

4.Ibn Arabi: (1165-1240), "le plus grand maître" L'Andalou Ibn Arabi parcourt le monde à la recherche d'un maître, avant de s'établir à Damas. Mystique n'écoutant que " L'Ange de l'inspiration ", ascète exemplaire, visionnaire mais aussi grand savant, il écrit une oeuvre immense dans laquelle il aborde tous les aspects de la vie spirituelle. Sa doctrine qui repose sur l'unicité de la réalité, suscite encore de nombreuses réserves de la part des docteurs de la loi.

5.Tariqa: ou confrérie (pluriel Tourouq) se comptent par centaines et se sont répandues dans tout le monde musulman et même à partir du XIX° siècle en Europe et aux Etats-Unis.

6.Dhikr: Prière collective consistant à répéter le nom de Dieu. Le mot Dhikr, qui signifie littéralement "mention", contient à la fois la notion de remémoration et celle d'évocation. Le secret spirituel, le "Sirr", est transmis lors de l'initiation. Son principal véhicule en est le Dhikr.

7.Rûmi: (1207-1273), " notre maître le Byzantin"; poète incomparable, Rûmi chante sans cesse la douleur de la séparation et la joie de l'union. "Oui, dit-il, les assoiffés cherchent l'eau. Mais l'eau cherche aussi les assoiffés ". A ces yeux, toute la nature est le miroir de Dieu. Né à Samarkand, il fonde à Konya (Anatolie) l'ordre des derviches tourneurs, leur danse symbolise la ronde des planètes.

8.Sama:Le Sama désignait à l'origine la science du ciel, l'astronomie. Chez les soufis, il est devenu le concert spirituel, unissant chant, musique et danse, symbolisant la ronde des astres. Par cette ronde, le mystique entre en communion avec le divin, jusqu'à l'extase.

9.Cœur: Le cœur est le centre de l'âme. Il symbolise la faculté de percevoir le transcendant. Cette faculté est voilée chez les hommes ordinaires: "Ce ne sont pas leurs yeux qui sont aveugles" dit le Coran en parlant de ceux-ci, " mais leur cœur ". A l'inverse les soufis sont souvent nommés " Ceux qui ont du cœur ".

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La place des femmes

Les soufis enseignent en accord avec le Coran, que tous les êtres humains se doivent estime et respects mutuels, quel que soit leur sexe ou leur rang social. Plus fondamentalement, ils considèrent que, bien que dans ce monde de dualité nous puissions exister sous différentes formes, il n'y a ultimement ni masculin ni féminin, seulement l'Être. On ne s'étonnera donc pas de trouver parmi les maîtres du tassawouf (soufisme) de nombreuses femmes.

La première d'entre elles est Fatimah, la fille du Prophète, a qui fut dévoilé, selon la tradition, le sens mystique le plus profond de l'Islam. Les soufis vénèrent aussi Marie, la mère de Jésus, symbole de la capacité de l'âme à se faire réceptacle du Divin.

Dans l'histoire du soufisme, Rabi'a (721-801) tient une place importante. Ancienne courtisane, elle a été la première à chanter l'amour divin: " Je T'aime selon deux amours, s'écriait-elle, amour de mon propre bonheur et Amour dont Tu es digne ! L'amour de ton bonheur, c'est que je m'occupe à ne penser qu'à Toi, seul , à l'exclusion de tout autre. L'amour dont Tu es digne, c'est que Tes voiles tombent et que je Te voie! Nulle gloire pour moi, en l'un ou l'autre. Ah non! Mais louange à Toi, pour celui-ci, comme pour celui-là."

Il faut encore citer Yasminah de Marchéna et Fatimah de Cordoue, qui furent les guides d'Ibn Arabi, et Nizam, qui lui inspira des poèmes enflammés; Fatimah Nishapuri dont Bistami disait qu'elle avait atteint toutes les "stations" sur la voie; l'iranienne Sha'wana, qui "pleurait des larmes de la pénitence, mais était illuminée de la gloire du bien-aimé"; Fakhr-an-nissa, l'une des nombreuses femmes disciples de Rûmi, dont le corps raconte-t-on, exhumé sept siècle après sa mort, était intact et exhalait une odeur de rose; ou, plus récemment, Ferina Ana ou Zeneb Hatun, inspiratrices du soufisme turc...

Beaucoup de ces femmes ont été mariées et mères de familles, tout en étant intégrées dans les confréries. D'autres comme Rabi'a ont mené des vies ascétiques. Rûmi disait d'elles: " La femme est un rayon de Dieu. Elle n'est pas seulement la bien-aimée sur terre; elle est créative, non créée."

In : Actualité des religions n°9, Octobre 1999

يم رح رحمن ال سم هللا ال ب

" Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux"

La Paix.

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Elle est la fleur au parfum enivrant du jardin de la quiétude.

Elle est le mouvement d'amour qui submerge et unit les coeurs de pardon et de mansuétude.

Elle est la monture du héros qui combat l'intolérance.

Elle est la méditation suprême du sage noyé dans l'éternelle présence.

Elle est la plume du savant qui éveille et transmet la connaissance.

Elle est l'encre de l'alphabet céleste, mystère de l'essence.

Elle est la fondation de la demeure de la justice et la dignité.

Elle est la force salvatrice des hommes contre la monstruosité.

Elle est le remède du coeur face à l'angoisse des âmes agitées.

Elle est l'hymne des chérubins qui portent le trône Divin.

Elle est le nom béni de Dieu invoqué par toute la création.

Elle est enfin, Salam, à laquelle j'invite et consacre toute ma dévotion.

Cheikh Khaled Bentounès ; pour le Livre International de la Paix.

LA TRANSMISSION INITIATIQUE.

Cheikh Khaled BENTOUNES.

Introduction:

La première lecture ou la lecture par les sens.

la seconde lecture ou l'acquisition du savoir.

Lis au nom de ton Seigneur ou la troisième lecture.

Notes

Introduction:

Vouloir parler de la transmission, c'est en somme passer en revue l'histoire de l'homme à travers ses différentes évolutions. Les civilisations, les cultures, les usages, les coutumes sont le fruit de transmissions successives qui se sont effectuées dans et à travers le temps. Peut-on dire que la création dans sa diversité, dans ses transformations visibles ou invisibles est le résultat d'un phénomène de transmission...voulue et élaborée dans quel but?

Pour répondre à ces questions il faut apprendre à lire, savoir décoder, en allant de l'explication la plus

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simple, qui est à la portée du commun, en passant par celle du savant basée sur le savoir et l'observation, à la lecture la plus subtile qui elle, relève du spirituel.

Ce sont là les différents niveaux de cette lecture inscrits dans les premiers versets du Coran révélés au Prophète Mohammed (SSLP) pour lui annoncer le Message et Sa mission de transmetteur de l'initiation spirituelle. Cette initiation s'est transmise de génération en génération. Comment s'est effectuée cette expérience par le vécu du fondateur de cette chaîne initiatique? C'est par le désir intense de connaître la vérité dans l'isolement, le recueillement et la méditation que Mohammed a reçu ce premier message, d'où découle tout l'enseignement sur lequel repose la voie soufie.

" LIS ! "

Cet enseignement débute par l'impératif: " Lis !":

Lis, au Nom (ou par le Nom) de ton seigneur qui a créé

Il a créé l'homme d'un caillot de sang

Lis !

Car ton Seigneur est très Généreux

Qui a instruit l'homme au moyen du Calame1

(Coran, sourate 96, verset 1 à 4)

L'homme Mohammed étant "illettré" répond " Je ne sais pas lire" à l'Esprit Saint qui lui fit cette injonction.

Une seconde fois celle-ci est répétée avec plus d'insistance et d'autorité. Ce n'est qu'à la troisième, "Lis au nom (ou par le Nom )

2 de ton seigneur qui a créé" que lecture se fait.

Pourquoi cet ordre est-il réitéré trois fois?

L'Ange Gabriel s'adresse à Mohammed qui va devenir le Messager et lui ordonne de lire. Il répond naturellement: "Je ne sais pas lire". Il s'adresse en fait à un analphabète ou à un esprit vièrge

3 qui

affirme son incapacité à lire par lui même et encore moins à saisir la réalité complexe de la création dans son unité. L'Esprit Saint l'invite une seconde fois, il répond encore: " Je ne sais pas lire". Ce n'est donc qu'à la troisième injonction que le message va lui être transmis : "lis par ton seigneur". La lecture va se faire non point par l'effet de l'apprentissage ou du savoir mais par un mode de lecture totalement inspiré par le Divin.

"Il a enseigné à l'homme ce qu'il ignorait" (Coran, sourate 96,verset 5).

Si la lecture lui est impossible à la première demande, c'est parce que l'héritage culturelle ne permet pas d'appréhender les réalités subtiles. Ce conditionnement mental façonné depuis la première enfance a limité notre relation à la réalité contingente. C'est en fait une invitation à l'effort pour dépasser ce niveau primaire, ou le premier degré de la lecture de l'univers, de la nature, de notre environnement et de nos propres sentiments.

L'homme à ce niveau est encore dans l'ignorance de cette connaissance qui lui permet de décoder ce qui est derrière la réalité ambiante. En un mot, il n'a pas encore la maturité spirituelle pour accéder à la lecture par le Divin, du Divin inné en lui.

En fait il s'agit de transcender l'acquis pour aller à la redécouverte de l'inné. C'est là qu'intervient la troisième lecture, ou le troisième niveau de la lecture grâce au rôle du maître spirituel, qui par sa pédagogie

4 , permet à l'être de renaître. C'est dans ce sens que l'expression soufie: " Le disciple est

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entre les mains de son maître dans l'état d'un cadavre face à celui qui lui fait sa toilette" trouve toute sa signification et sa résonance.

Pour accéder donc à ce troisième niveau de la lecture, le disciple accepte une mort-résurrection: le Prophète a dit: "Mourez avant de mourir"

5 . En d'autres termes, il s'agit de faire abstraction de l'acquis

pour accéder à l'inné, de transcender ou de dépasser les apparences pour connaître les réalités subtiles. On passe du domaine du savoir à celui de la Connaissance. C'est ce qu'explique ce hadith: "Les êtres dorment, une fois morts ils s'éveillent"

6 .

Comment s'opère cette transmutation?

La première lecture ou la lecture par les sens:

Tout être humain possède cette lecture: " tout nouveau-né vient au monde dans une nature

originelle". " C'est le milieu qui le façonne en lui donnant sa première vision de la vie". Par cette paraphrase d'un hadith du Prophète, situons son champ d'application.

Le premier centre d'apprentissage de la culture est la famille, c'est là que l'enfant découvre la vie, apprends à distinguer les êtres et les choses. C'est le premier lieu de découverte mais il ne s'explique pas encore la logique qui relie ces êtres et ces choses. Cette phrase est primordiale, essentielle pour le développement futur de la personnalité. Entouré d'affection et d'amour l'enfant acquiert de l'assurance, s'épanouit, va à la rencontre de la vie et la société. Il apprend à s'intégrer à un environnement riche et varié. A ce stade l'acquisition est-elle dépourvue d'aspect subtil? Certes non, puisque déjà nourrisson, il saisit les couleurs, les odeurs, les bruits et les sons. Il est sensible à la musique. Il est rassuré par la seule odeur de sa mère. Cette forme d'éducation se fait naturellement. Quant aux premiers rudiments de l'initiation, ils s'effectuent par l'acquisition d'un certain nombre de valeurs, de notions ou tout simplement de réflexes. L'éducation civique et l'initiation spirituelle se font au fur et à mesure que l'enfant grandit, évolue. Dans le milieu traditionnel musulman, à la naissance, on transmet au nouveau-né la formule de l'Unité en susurrant à son oreille la profession de foi. Dernière formule qu'il prononcera ou que l'on prononcera pour lui dans ses derniers moments. Cette formule prononcée dans l'oreille du nouveau-né consiste donc à semer la graine de l'Unité dans la conscience de l'individu

7 . En transmettant à l'être dès son premier contact avec la vie la formule de

l'unité, on rappelle celle-ci à ses sens, en leur qualité de premières clés de contact avec le monde et l'environnement. Cette mise en éveil du nouveau-né à l'unité l'accompagne à travers son éducation qui, dans son aspect doctrinal, s'appuie sur le premier pilier de la religion: l'Islam

8 .

Cet éveil à l'unité commence par celui des sens qui selon la tradition islamique ne sont pas cinq mais sept. Aux cinq sens classiques connus s'ajoutent l'estomac et le sexe. Ce que l'oeil voit, l'oreille entend, la main saisit ou touche, la langue dit ou goûte, le nez sent, visent par delà la perception et l'interprétation du monde sensible, à structurer l'être pour qu'il puisse s'éveiller à l'unité. Ainsi la petite ablution

9 tend à les purifier et à les pacifier à travers sa symbolique et son rituel. On prend l'eau dans

la main, on rince la bouche, on l'aspire par le nez, on nettoie les yeux en lavant le visage, on nettoie les oreilles. L'interdit de manger ou de boire tel aliment ou telle boisson vise à purifier l'estomac et à sacraliser la nourriture. Le sexe en sa qualité d'organe de reproduction de l'espèce ou de transmission de la vie doit lui aussi être purifié par la grande ablution

10 lui ôtant ainsi son caractère agressif et

bestial et donnant à la vie sa dimension sacrée11

. Il s'avère donc que l'éducation religieuse, musulmane ne réprime pas les sens, elle les valorise, les humanise, les pacifie. Au lieu de vivre par les pulsions de l'instinct, l'éducation spirituelle fait des sens, des instruments à conscientiser dans le cheminement vers le Divin. N'est-ce pas par les organes que nous sommes informés sur l'état de notre environnement? L'œil ou organe de la vue, saisit les images qu'il transmet au cerveau, qui, lui discerne les formes, les couleurs, le beau, le laid. A travers cette diversité l'être est invité à ne voir que la manifestation de Dieu. Ainsi, lorsque l'assoiffé dans le désert croit voir de l'eau dans un mirage, il s'y dirige pour étancher sa soif: " Mais quand il l'atteint, il n'y trouve rien sinon, Dieu"( Coran, sourate 24, verset 39). Cette métaphore et le verset qui l'explique donnent la signification de la fonction des sens dans l'éducation spirituelle. Dans le même ordre d'idées et à ce niveau de lecture, on développe certains réflexes, comme entrer avec le pied droit dans une demeure ou un lieu, en partant du principe que le côté droit représente la droiture, la rectitude, le côté positif. Réciter au début de chaque acte de la vie la Bismalah (Au nom de Dieu le Clément le Tout Miséricordieux) tend à maintenir la vigilance.

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Être vigilant c'est être présent à soi-même. C'est être en éveil.

A ce stade, cet enseignement structure la personnalité, en sachant que l'être demeure encore dans la dualité. Le premier niveau de cette lecture à travers la lettre procède de la loi avec ses notions de récompense, de punition, de paradis, d'enfer... Elle est commune à toutes les religions et enseignée par les juristes et les théologiens. Cette conception génère une lecture "bipolaire" des textes sacrés et de la vie. Elle peut développer, quand elle est sectaire, une culture de conflits, d'antagonismes, de rejets. Cette situation engendre des drames tant au niveau de l'individu que de la société. Elle se caractérise chez certains, malheureusement, par un intégrisme et un fanatisme suicidaires. Réfractaires aux évolutions de leur époque, ils ne peuvent ou, ils ne veulent accomplir les mutations nécessaires à leur épanouissement spirituel.

La seconde lecture ou l'acquisition du savoir:

La seconde lecture invite à la réflexion en s'adressant à l'intelligence comme le souligne le Coran (sourate 3, verset 190-191) "Certes, dans la création des cieux et de la terre et dans l'alternance de la nuit et du jour, il y a des signes pour les doués d'intelligence qui debout, assis, couchés sur les flancs se re-souviennent de Dieu et méditent sur la création des cieux et de la terre, Seigneur Tu n'as pas créé cela en vain. Louange à Toi, préserve-nous du châtiment du feu" et le hadith du Messager "Recherchez le savoir du berceau au tombeau". Au sens de ce hadith, la vie dans sa durée et ses différentes étapes doit être une école, un lieu d'études et d'accumulation de connaissances. Celles-ci consistent à enrichir nos acquis de la première lecture; à les améliorer pour donner la possibilité à notre intelligence d'expliquer, de répondre aux interrogations qu'inspirent la nature, nos sensations, nos relations avec les êtres et les choses. Ainsi, après l'éveil des sens, la connaissance spéculative est toujours sollicitée pour progresser dans le savoir et la maîtrise des phénomènes sensibles par l'enrichissement des connaissances intellectuelles et l'élargissement du champ des découvertes, et des réalisations de la science et des techniques. Il s'agit donc de faire reculer l'ignorance et libérer l'homme de son état de dépendance par rapport aux éléments et aux forces de la nature quand il ne les comprend pas ou ne saisit pas leur cause.

Faut-il rappeler que cette accumulation, cet enrichissement de l'acquis s'inscrivent dans le sens de la deuxième injonction de l'impératif: "Lis "; en d'autres termes: passer de l'éveil des sens, à la mise en oeuvre de la pensée spéculative; en un mot de la raison, capable de mener autant vers la vérité que vers l'erreur.

En sa qualité de siège de l'intelligence, de la mémoire, de la réflexion et de rationalisation du savoir, elle conduit à faire évoluer les richesses de l'acquis...vers la redécouverte de l'inné si elle n'oublie pas son origine ou à l'inverse à l'occultation de celui-ci si elle s'arrête à la simple observation des apparences. En clair atteindre un niveau de réflexion qui conduit à l'affirmation ou à la négation du Divin. Ainsi, pour ceux qui l'affirment, la création devient le miroir, le support de la raison pour concevoir le Divin.

" Regarde! Ma beauté se manifeste en tout être.

Telle la sève pénétrant branches et racines.

Irriguées d'une seule eau mais aux fleurs diverses"

dit un poète soufi.

De progression en progression la raison devient l'aliment qui nourrit la conscience, en se rendant à cette grande évidence que tout savoir conduit au concept de l'Unicité. Cette prise de conscience de l'Un implique que tout savoir conduit à Dieu même si certains refusent de l'admettre.

Cette deuxième lecture repose sur la foi, second pilier de la religion (Iman) qui rattache la conscience à l'unité transcendantale. Elle est une force, une énergie qui pousse l'homme vers la certitude, la réalisation de son être d'étape en étape, de l'extérieur vers l'intérieur et de l'intérieur vers l'extérieur. Créant ainsi un double mouvement qui relie le relatif à l'Absolu, l'individualité de l'être au Principe

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Éternel et Essence Première de toute manifestation "Il est le Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché, Il connaît parfaitement toute chose"

12 (sourate 57, verset3)

Et c'est cela précisément qui donne à la formule de l'unité (Tawhid) la profession de foi musulmane "Pas de divinité autre que Dieu et Mohammed est le messager de Dieu" sa véritable dimension.

A-t-on pour autant dépassé l'état de dualité? A-t-on accédé à la non dualité comme étape vers l'Unité? A-t-on atteint la certitude: "lorsqu'on voit on n'a plus besoin de croire!" C'est-à-dire l'état de" vision directe qui dépasse la croyance, qui s'élève au dessus de la foi pour accéder à la réalisation de l'Unicité dans l'Unité, là, où à la fois tout subsiste et se fond dans le Tout. La réponse à ces questions procède du troisième niveau de lecture ou de la troisième lecture.

Lis au nom de ton Seigneur ou la troisième lecture:

C'est là qu'intervient, comme nous l'avons déjà indiqué, le rôle d'initiateur du Maître spirituel qui conduit le cheminant dans cette voie; aller du savoir par la raison à la connaissance par le Divin: "Lis par le nom de ton Seigneur!"

Est-ce à dire que le Maître était absent lors des première et deuxième lectures? Certes non! Il était et est toujours là, l'éducateur, l'éveilleur, le compagnon caché qui se manifeste sous les multiples visages rencontrés dans notre vie.

Historiquement cette initiation s'est produite dans la caverne du mont Hîra (colline dominant la Mecque), où Mohammed avait l'habitude d'effectuer des retraites.

La notion de caverne prend ici une dimension autre que celle qu'elle a habituellement. Il s'agit du centre où se transmet l'initiation. La caverne est au coeur de la montagne comme l'Inné est au coeur de l'Être. Elle est le lieu où traditionnellement le cheminant s'extrait et s'isole du monde pour revenir à lui-même, transcendant ainsi l'espace et le temps, occupé uniquement par la quête du Divin. A ce moment, la grotte devient la tombe de l'ego et la matrice de la renaissance de l'être. " Comment pouvez-vous êtres ingrats envers Dieu alors qu'Il vous a donné la vie, à vous qui étiez morts? Puis Il vous donne la mort; puis Il vous donne la vie; puis vous serez ramenés vers Lui". (Coran: Sourate 2, verset 28).

C'est dans cette intimité, dans cette obscurité que jaillit la lumière fulgurante et foudroyante de l'Esprit, inondant l'être et embrasant l'espace. Elle est à la fois, manifestation (Duhur) et intériorité (Butun) non manifestée. Son Duhur est dans son Butun, son commencement est dans sa fin. Il n'y a pas d'affirmation ni de négation, Il est. Il est "Lumière sur Lumière"

13 (sourate 24, verset 35). Ainsi de la

mort de l'ego de Mohammed naît l'Etre Mohammadien, l'Homme Universel ou l'Homme Parfait (El Insan el-Kamil). Cet état confirme ces hadiths: "Celui qui me voit, voit la vérité (le Vrai)", et :" J'étais alors qu'Adam était entre eau et glaise".

C'est dans cet esprit, à travers ces vers sublimes que le Cheikh Al-'Alawî14

, dans son traité "le Prototype Unique" décrit cette alchimie.

En vérité, les lettres sont des symboles de l'encre,

puisqu'il n'y a pas de lettres en dehors de l'encre même.

Leur non-manifestation est dans le mystère de l'encre,

ainsi que leur manifestation n'est,

qu'en tant qu'elles sont déterminées par l'encre.

Elles sont ses déterminations et ses états d'actualité,

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et il n'y a là rien d'autre que l'encre,-comprends ce symbole!

Et pourtant les lettres sont autres que l'encre, ne dis pas

qu'elles sont identiques à l'encre,

sous peine d'erreur, ni que l'encre est identique aux lettres, ce qui serait absurde

car l'encre était avant que ne fussent les lettres,

et elle sera encore quand aucune lettre ne sera plus.

Toute lettre est périssante15

,

résorbée dans les déterminations essentielles,

sauf le visage de l'encre qui signifie la Quiddité.

Les lettres se révèlent donc et sont pourtant cachées,

et c'est en cela que consiste la révélation même de l'Encre Sublime.

La lettre n'ajoute rien à l'encre

et n'en retranche rien, mais elle manifeste l'intégral en mode distinctif.

L'encre ne s'altère pas du fait que la lettre existe.

Est-ce que les lettres sont indispensables pour que l'encre soit?

Réalise donc qu'il n'y a pas d'existence,

en dehors de l'existence de l'encre, pour celui qui connaît.

Partout où il y a une lettre, son encre n'en est pas séparée,

comprends ces paraboles!

Le Cheikh Al-Alawi continue sa démonstration en indiquant que la manifestation de la multiplicité des lettres a pour origine l'unité du point.

Il dit:

"... Or, si tu comprends ce que nous t'avons dit de l'extinction de la totalité des lettres dans l'identité du Point, tu comprendras nécessairement ce que nous dirons de l'intégration de la totalité des Livres dans l'identité de la phrase, de l'intégration de la phrase dans l'identité du mot et de l'intégration de celui-ci dans l'identité de la lettre. En ce sens, l'existence du mot est entièrement dépendante de celle de la lettre, celle de la phrase de l'existence du mot et l'existence du livre de celle de la phrase...".

En d'autres termes, c'est de l'Essence Primordiale, (l'Encre) que jaillit la Substance (le point) et de la Substance, l'Être (les lettres).

Dans ce contexte, la pensée rationnelle et spéculative s'avère inopérante. Nous sommes dans le domaine du Subtil, du Caché, de l'Inconnu. Un monde auquel ne peut accéder la raison raisonnante

Page 64: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

car son champ d'intervention est circonscrit au sensible, au matériel.

Pour ouvrir la porte du Subtil il faut utiliser la clé adéquate. En la matière, on fait appel à l'éveil de l'intuition par l'enseignement du Maître. Il s'agit donc de l'intuition spirituelle dans son acception la plus stricte, la plus totale. Car si la raison sait, c'est l'intuition éveillée et guidée et qui connaît. Le Maître conduit le disciple d'étape en étape, de dévoilement en dévoilement, de découverte en découverte l'amenant ainsi à revivre ce premier contact de l'Esprit Saint avec l'homme Mohammed. Il ne s'agit plus d'acquisition, c'est l'inné qui se révèle à lui. Une fois les voiles du savoir dissipés, on quitte donc le domaine de la formation par le sensible pour entrer dans celui de l'initiation par le Subtil.

En conséquence, cette initiation relève du seul pouvoir du Divin. Si elle procédait du pouvoir de l'homme, la raison la réaliserait et la quête de la Vérité s'accomplirait d'une manière rationnelle. Ainsi pour l'homme Mohammed, tant qu'il restait dans les limitations du domaine rationnel, il ne pouvait pas lire, sa raison était incapable de saisir cette lecture. La communication ne pouvait s'opérer. Mohammed était encore dans le contingent alors que l'Ange Gabriel se trouvait dans l'absolu. Ce sont deux plans différents. Dès lors par l'injonction "Lis par ton Seigneur", l'homme limité disparaît, le Prophète initié apparaît, la lecture se fait. Le Verbe s'imprime dans l'être du Messager. C'est le Vivant qui transmet au vivant! En effet, dès lors que Mohammed accepte de lire par son Seigneur, il s'éteint pour renaître en Lui. Désormais vivant dans la plénitude, le Message se révèle. C'est la communion des consciences. C'est l'Esprit qui transmet à l'esprit. L'être égotique s'efface et l'être spirituel s'impose. C'est un nouveau monde qui s'ouvre. Le temps et l'espace conventionnels mutent. Une nouvelle dimension "espace-temps" surgit. On pourrait la représenter par le présent dans le temps et le centre dans l'espace symbole de l'unité retrouvée.

Comment s'opère cette alchimie? Quelle est sa dynamique?

Tant que l'homme est encore prisonnier de la norme, il ne peut atteindre ce stade. Pour ce faire, il lui faut une soif inextinguible de Vérité, un désir ardent de Le connaître, un véritable choc émotionnel ( contact de Mohammed avec l'Esprit). C'est là, la voie traditionnelle de la sagesse où cette initiation se transmet et se perpétue à travers une chaîne ininterrompue qui débouche indubitablement sur la Réalité.

Celui qui vit une telle expérience avec ses bouleversements et ses métamorphoses, revient-il vers le monde sensible ou est-il brûlé d'Amour à l'image du phalène qui danse autour de la lumière au point d'être calciné? calciné! Comme Rûmi

16 après sa rencontre avec Shams de Tabriz

17. Il y a ceux qui y

restent, ravi à jamais par Dieu, dans une ivresse sans fin. Il y a ceux qui retournent dans le monde sensible comme les prophètes, les saints et les sages. Ceux qui reviennent pour témoigner, initier, assurer ainsi la jonction entre le Sensible et le Subtil. Assumer la Transmission.

Ce qu'atteste cette citation du Cheikh Al-Alawî18

:

"...Lorsqu'ils ont contemplé le monde de la Pureté, ils n'éprouvent pas le besoin de rejeter l'existence de la contingence, puisque celle-ci est constamment changeante alors que le Principe est pureté dénudé de toute tare".

Ibn Al-Farid19

a dit:

"C'est une limpidité et ce n'est pas de l'eau,

C'est une fluidité et ce n'est pas de l'air,

C'est une lumière sans feu et un esprit sans corps".

Ce niveau de lecture qui est en fait une non lecture procède de "el-Ihsan" (excellence ou perfection).

"Si, la loi (première lecture) est le cadre extérieur dans lequel se situe le message mohammédien, la foi (la seconde lecture) une lumière qui vient nous éclairer intérieurement sur les signes qui témoignent de cette réalité divine dans la création, alors l'excellence ou perfection est ce qui nous

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invite à vivre, et à réaliser la plénitude du message. C'est l'expérience intime, profonde et réelle qui fait de nous des témoins vivants et privilégiés. Cette réalisation devient effective en nous, par la vision, la contemplation et la certitude où nul doute n'est permis. Cette expérience transforme radicalement l'être dans sa façon de voir, d'entendre, de parler, de penser, et d'agir. Elle le rattache à l'essentiel du message, au tawhid, principe de l'unité divine, le point de départ de toute expérience, la continuité de son évolution et sa finalité. L'homme découvre la vérité subtile inscrite dans la création par une approche positive d'éveil à travers ses propres sens. Un hadith le définit comme suit: "Adore Dieu comme si tu Le voyais, car sache que si tu ne Le vois pas, Lui te voit." Tout regard vers le beau me révèle la beauté du divin. Et derrière chaque apparence se cache une subtilité. Tout ce qui m'entoure m'invite à vivre et à approfondir cet état "Il est le Premier et le Dernier, Celui qui est l'apparent et Celui qui est le caché. Il connaît parfaitement toute chose" (Coran, sourate 57, verset 3). De ce fait l'expérience au quotidien devient une relation permanente imprégnée de la présence du divin

20."

A ce stade il n'y a plus de questionnement, plus de mots. Dans cet état d'extrême limite, l'être est parvenu à l'épanouissement total, au-delà de l'idée même du bonheur, par-delà la non dualité, immergé dans la parfaite harmonie, comme le décrit ces magnifiques versets du Coran:

"Par l'étoile quand elle décline

Votre compagnon ne s'égare ni n'est un fol

Ni ne tient un langage inspiré par la passion.

Ceci n'est que Révélation à lui révélée

Dont l'instruit un pouvoir puissant. Atteignant la rectitude,

Il est à l'horizon suprême

Puis s'approche et se suspend.

Alors, il se tient à une distance de deux tensions d'arc,

Peut-être moins

Il révèle à son serviteur ce qu'il lui révèle."

Sourate 53, versets (1-10).

C'est dans cet état de proximité que l'union s'accomplit et qu'enfin l'âme apaisée est accueillie.

" O âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, agréante et agréée pénètre dans Mes serviteurs,

Et entre dans Mon paradis"(Coran, sourate 89, verset 27-30).

Elle retrouve ainsi son Origine et renoue avec le pacte primordial par lequel toutes les âmes de la future humanité ont reconnu leur Seigneur:

"Ne suis-Je pas votre Seigneur?

Oui, nous en témoignons" (Coran, sourate 7: verset 172).

Et c'est par la confirmation de ce pacte (mithaq), lien indéfectible entre Dieu et l'homme, que celui-ci devient le dépositaire et le messager de cette vérité. Ainsi pour le soufisme, l'humanité depuis Adam jusqu'à nos jours n'a de sens que dans la reconnaissance et le renouvellement de ce pacte scellé dans la pré-éternité entre l'homme et Dieu. Il serait vain de rechercher dans l'expérience de la vie ici-

Page 66: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

bas une finalité autre que celle de redécouvrir ce trésor caché en nous.

Mais cela implique cette extinction à soi, pour revivre en Dieu et ainsi réaliser qu'il n'y a rien d'autre que Lui.

Cet état est décrit par le Cheikh Al-Alawî en ces termes21

:

"...L'extinction (al-fana) est aussi un de tes attributs. Avant de t'anéantir et de disparaître, mon frère, tu es déjà éteint, anéanti et effacé. Tu es illusion dans une illusion, néant dans un néant. Depuis quand donc existes-tu pour pouvoir t'éteindre? Tu n'es semblable qu'à un "mirage dans une plaine désertique que l'assoiffé prend pour de l'eau, de sorte que lorsqu'il y arrive il n'y trouve rien mais trouve Dieu". Si tu fouillais ton âme, tu n'y trouverais rien si ce n'est Dieu. Autrement dit, au lieu de trouver ton âme, tu Le trouve, Lui. Ainsi il ne reste de toi qu'un nom sans forme, car l'existence appartient à Dieu non à toi.

Si tu arrives donc à réaliser cela et à reconnaître ce qui est à Dieu, c'est-à-dire à dépouiller ton âme de ce qui n'est pas elle, tu remarqueras qu'elle est semblable à un oignon fait entièrement de pelures. Voulant peler complètement cet oignon, tu commenceras par ôter la première peau puis la seconde puis la troisième et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ne reste rien de cet oignon. Tel est le serviteur par rapport à Dieu".

Pour conclure, l'Imam Al-Chafi'i22

nous met en garde quand il dit:

"...Les ignorants ont une immense excuse

S'ils voyaient la Réalisation, ils ne pourraient la reconnaître".

haut

Notes:

1.Roseau taillé utilisé pour écrire.

2.Nous préférons la traduction "par le Nom de ton Seigneur", aussi juste que "au Nom de ton

Seigneur" qui, elle, fait allusion à la mission du Messager. La première introduit déjà la notion de l'esprit de la transmission initiatique.

3.Nous nous trouvons exactement dans la même situation vécue par la vierge Marie lorsqu'elle reçut

l'Esprit Saint qui lui annonça qu'elle allait porter "Jésus" le messager et le "Verbe de Dieu ". Elle aussi répondit: "Comment vais-je enfanter alors qu'aucun humain ne m'a touché...". Coran, sourate 19, Verset 20.

4.Cette pédagogie qui permet à l'être de se redécouvrir à lui-même a été utilisée depuis fort

longtemps par tous les maîtres et tous les sages pour faire progresser les mentalités. Socrate l'appela la maïeutique ou l'art de faire accoucher les esprits.

Le philosophe danois Kierkegaard a défini de façon très nette la manière dont procèdera le maître habile: " Être maître", dit-il, " ce n'est pas trancher à coups d'affirmations, ni donner des leçons à apprendre, etc..., être maître, c'est vraiment être disciple! L'enseignement commence quand toi, le

Page 67: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

maître, tu apprends à ton disciple, quand tu t'installes dans ce qu'il a compris, dans la manière dont il l'a compris; quand tu feins de te prêter à l'examen, laissant ton interlocuteur se convaincre que tu sais ta leçon: telle est l'introduction, et l'on peut alors aborder un autre sujet" (Point de vue explicatif de mon oeuvre, trad. Tisseau, p 27).

Un passage du célèbre Mathnawî de Djalal-ud-Din Rûmî décrit avec précision cette méthode, ou maïeutique socratique (tad-jâjul-ul-'ârif) qui vise à faire définir au disciple, par un jeu habile de questions et de réponses des réalités qu'il croyait lui-même ignorer: "Moïse ayant demandé à Dieu comment il se fait qu'après avoir créé la forme il la détruit", Dieu répond: "Je sais que ta question ne provient pas de l'ignorance...".

5.Hadith: dires ou paroles du Prophète.

6.Cf: note 5

7.Formule de l'Unité (Tawhid), la profession de foi musulmane (pas de Divinité autre que Dieu et

Mohammed est le messager de Dieu).

8.Selon le Prophète, l'Islam, le premier pilier de la religion, est "la soumission à Dieu dans ce qu'Il a

ordonné, interdit et voulu ". Le second pilier (Iman) la foi, consiste à la reconnaissance de l'unité par le coeur et à son attestation par la langue. Le troisième et dernier, l'Ihsan " excellence ou la perfection" c'est " adore Dieu comme si tu le voyais car si tu ne Le vois pas, sache que Lui te voit".

9.Petite ablution: Lorsqu'on veut célébrer un office de prière, on doit d'abord purifier son corps. On

distingue trois types d'ablutions selon le cas: la grande (ghusl) et la petite (wudu) qui sont pratiquées avec de l'eau, et l'ablution sèche (tayammum) qui est pratiqué avec une pierre.

10.Grande ablution: voir note 9.

11.Hadith: "Quand le serviteur de Dieu regarde son épouse et qu'elle le regarde, Allah pose sur eux

un regard de miséricorde. Quand l'époux prend la main de l'épouse et qu'elle lui prend la main, leurs péchés s'en vont par l'interstice de leurs doigts. Quand il cohabite avec elle, les anges les entourent de la Terre au Zénith. La volupté et le désir ont la beauté des montagnes. Quand l'épouse est enceinte, sa rétribution est celle du jeûne, de la prière, de la guerre sainte, mais quand elle enfante, l'Âme ne peut concevoir quelle fraîcheur des yeux (quelle joie) leur sera dérobée." in "le livre des bons usages en matière de mariage" de Abû Hamîd Muhammed al-Ghazâlî (1058-1111).

12.Cf Cheikh Bentounès, Albin Michel-1998 "l'homme intérieur à la Lumière du Coran" p 40 et 42 à

44.

13.Cf: Cheikh Bentounès, Albin Michel-1998 "l'homme intérieur a la Lumière du Coran" (pp 15-17)

14.Cheikh Al 'Alawî (1869-1934) : Le grand maître soufi de Mostaganem (Algérie). Fondateur de la

tariqua Alawiya. Auteur de nombreux ouvrages de qualité (traité de métaphysique, poèmes, etc...) il

est considéré comme l'un des grands saint du XXe siècle.

15.Cela fait allusion au verset coranique "toute chose est périssable, seul perdure la Face de ton

Seigneur, remplie de majesté et de munificence" Coran, sourate 55, verset 26 et 27.

16.Rûmî: Djalâl-ud-Dîn Rûmî (1207-1273), maître spirituel, poète et conteur, il est l'auteur d'un

imposant et célèbre ouvrage, "le mathnawî", et le fondateur à Konya (Turquie) de la confrérie soufie Malawiyya (derviches tourneurs).

17.Shams de Tabriz: maître spirituel de Djalâl-ud-Dîn Rûmî.

Page 68: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

18.Citation tirée du livre du Cheikh Al-'Alawî :"Les très Saintes Inspirations ou l'Éveil de la

Conscience (al-Minah al-Quddûsiyya".

19.Umar Ibn al-Fârid (1181-1285): Soufi égyptien, grand poète, surnommé "le sultan des Amoureux).

20.Cf: Cheikh Bentounès, Albin Michel "question de" -2001, "pour un islam de paix".

21.Citation tirée du livre du Cheikh al-'Alawî: " Les très Saintes Inspirations ou l'Éveil de la

Conscience (al-Minah al-Quddûsiyya".

22.Imam al-Chafi'i : Abou Abdallah Mohammed Ibn Idriss al-Chafi'i, (767-820), fondateur d'une des

quatres écoles juridiques "ou rites" Musulmane sunnite. Répandu en Égypte, en Syrie mais surtout en Indonésie, en Malaisie, en Thaïlande, en Philippine et au Vietnam.

haut Documents

Khaled Bentounès, "pauvre en Dieu" du soufisme

LE MONDE | 03.08.01 | 10h35

Le "cheikh" règne sur la confrérie alawie. Née à Mostaganem, elle a des disciples dans tout le monde musulman. Loin de la vulgate

islamiste, le soufisme est une école d'humilité, de tolérance, de solidarité.

L'odeur est entêtante. Une forte odeur d'encens, mêlée à celle des

gâteaux de miel, des thés à la menthe, des plateaux de dattes et des cruches de lait qui circulent dans les rangs. Entêtantes, aussi, les

mélopées et les prières, comme ce dhikr qui invoque sans fin le nom de Dieu et qui, depuis plus d'un millénaire, relie le fidèle soufi à la chaîne de

ses maîtres mystiques. Cent fois, l'assistance répète la même shahada (Dieu est Dieu, Mahomet est son Prophète), cent fois la

même prière de repentir, cent fois la même sourate de l'Evénement, cent

fois la même louange : "Je rends grâce à Dieu de m'avoir mis sur la Voie..." A chaque centaine, le muqaddam lève le chapelet, qui permet la

sainte numérotation, et fait un signe pour changer de verset. Parfois, il imbibe d'une eau légère ses lèvres fatiguées.

Face à lui, des dizaines de foqara, dans leur tunique blanche -

l'abaya algérienne -, sont figés en prières, les enfants aux premiers rangs,

Page 69: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

les plus vieux collés au mur, les femmes cachées derrière

leur moucharabieh. Regards extatiques, mains nouées qui se croisent devant le visage ou sur la poitrine, corps qui se prosternent, s'agenouillent

et s'inclinent, comme dans un ballet mécanique. Les foqara sont

littéralement des "pauvres en Dieu". "Si vous reconnaissez votre pauvreté, Dieu vous comblera de sa grâce", disait le Prophète. Guidés par un

chantre, ils reprennent leur litanie : "Dieu, agrée-moi (...). Dieu, protège-moi contre moi-même (...). Quiconque aime Dieu mais n'aime pas son

Prophète, comment pourrait-il Le connaître ?" Puis le muqqadam donne le signal du dernier chant, referme le grand livre du Coran aux enluminures

dorées. La djemaa - assemblée de prières et de chants mystiques - est terminée. On se lève et on s'embrasse, avant de quitter la mosquée.

Chaque vendredi, à la zaouïa de Mostaganem - dans l'Ouest algérien -, le

cérémonial est le même. La zaouïa est le sanctuaire de toute confrérie

soufie. Le mot signifie "refuge", lieu de prière et de méditation ouvert à qui veut trouver un couvert ou un peu de silence, faire la paix avec lui-

même ou régler un différend. Zaouïa désigne aussi l'"angle" où se croisent les domaines du spirituel et du temporel, consubstantiels dans l'islam.

Hérissée par le minaret de couleurs sable et bleue, c'est dans la zaouïa de Mostaganem, au cœur de Tidjdit, le quartier populaire de la ville, qu'est

né, en novembre 1949, Khaled Bentounès, aîné d'une famille de quatorze enfants. Il est aujourd'hui le quarante-sixième maître spirituel -

le cheikh - de l'une des principales confréries soufies à travers le monde musulman. Elle compte des dizaines de milliers de disciples, en Algérie, au

Maroc, au Proche-Orient ou en France.

Nouveau-né, ses parents l'ont porté à bout de bras - comme le veut la

tradition dans le massif du Dhara et jusqu'à Mascara - dans la direction de Mostaganem, la ville sainte aux "riches parfums", comme l'indiquent ses

deux racines, muscet ghanaïm ("butin"). C'est dans la petite école de la zaouïa que Khaled reçoit l'éducation traditionnelle - le Coran, la poésie

et la grammaire arabes, un zeste de théologie -, qu'il grandit, suit de loin les épisodes de la guerre d'indépendance, se révolte contre le sort

des douars rasés par l'armée et transformés en bidonvilles. "On s'amusait à jeter des pierres. C'était notre Intifada", se souvient-il. En juillet 1962, il

est le premier à hisser le drapeau algérien sur le fort de la ville.

Mostaganem est en fête, mais, à l'ombre des petits chalutiers qui quittent

le port, l'adolescent voit partir, le cœur gros, les Européens, leurs meubles, leurs tableaux, leurs livres. Il croit au discours de l'Algérie

nouvelle, aux lendemains qui chantent, mais ses professeurs, algériens ou coopérants, lui mettent entre les mains Le Capital de Marx, Le Diable et le

Bon Dieu de Sartre. Béance culturelle. "C'est de l'athéisme !", proteste son oncle. Réplique du cheikh Mahdi, père du jeune Khaled : "Ne t'inquiète

pas. Ils sont en train de le vacciner."Les choses tournent mal, pourtant, après le coup d'Etat de Houari Boumedienne, en 1965. Mahdi Bentounès,

qui est à l'époque "le cheikh", le maître de la tariqa (confrérie) alawie - du

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nom de son fondateur, Ahmed al-Alawi (1869-1934) -, est arrêté en

février 1970 à Mostaganem, mis au secret, placé en résidence surveillée à l'autre bout du pays.

Pour son fils Khaled, c'est le baptême du feu. Son père est l'un des plus farouches adversaires de l'idéologie socialiste du nouveau régime : "A une

époque où toute l'Algérie se taisait, il osait parler et prêchait fort dans les mosquées." Son "crime" est d'avoir voulu créer une organisation de

jeunesse soufie. Les terres, les écoles de la zaouïa de Mostaganem sont nationalisées. Les "réformateurs" de l'Algérie nouvelle s'attaquent à un

islam soufi, alors considéré comme le bastion du conservatisme musulman. Quelle erreur au regard de l'histoire, soupire le jeune

Bentounès, pour qui l'islamisme sanglant des années 1990 est l'héritier de cette époque qui a voulu imposer la laïcisation à toute la société et a, de

fait, déraciné toute une jeunesse, la privant d'un enseignement religieux

tolérant et modéré, de tout ce patrimoine sacré de la tradition et de l'éducation soufie, de ces symboles et saints dont témoigne encore

l'abondance des mausolées qui ceinturent Mostaganem.

Son père meurt brutalement, à quarante-sept ans, en avril 1975. Le jeune Khaled avait fait "une croix sur son pays" et dirigeait une affaire de

confection à Paris. Pour l'inhumation, il débarque en coup de vent en Algérie, les cheveux longs, en jean et en blouson de cuir, mais le ciel va

lui tomber sur la tête. Dès la fin de la cérémonie, le conseil des Sages de la confrérie l'appelle dans le mausolée, puis, avec solennité, chacun

d'entre eux remet son chapelet au jeune orphelin et lui tend la main,

comme pour renouveler l'"attachement" qu'ils avaient pris auprès de son père défunt. Autrement dit, sans le consulter, ils venaient de faire de

Khaled Bentounès, vingt-cinq ans, leur nouveau cheikh. Celui-ci se révolte, invoque son incompétence, lutte contre les pleurs et les

insomnies. Mais, au bout de trois mois, il se résigne et accepte de succéder aux célèbres cheikhs Alawi, Adda et Mahdi, dont la confrérie

égrène, chaque jour encore, les légendes et les mérites.

A quelques kilomètres du centre de Mostaganem, la Vallée des jardins regorge d'orangers, de grenadiers et déploie ses champs de genêts

blancs. Des fontaines se disputent la cour intérieure d'une résidence de

style mauresque, aux mosaïques bleu-vert taillées à la main, que cheikh Khaled a fait construire comme lieu de retraite pour ses amis et tous

les "chercheurs de Dieu". Salah, médecin d'un hôpital d'Alger, y fait le récit de sa conversion. Fils d'un vieux compagnon de la confrérie, il a

mené grande vie : "Je voulais montrer qu'un poisson pouvait vivre hors de l'eau, raconte-t-il. Mais quand la grâce divine vous touche, impossible de

vous dérober." Salah reprend ses livres, les écrits de son père, ses études sur la Voie soufie. Un jour, il rencontre le jeune cheikh Khaled : "En une

fraction de seconde, poursuit-il, ma vie a basculé. Il m'a fait comprendre que Dieu était le Vivant et que je devais renoncer, comme il l'avait fait lui-

même, à tout ce qui, en moi, était déjà mort."

Page 71: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

On ne peut comprendre la mystique soufie sans saisir la clé de ce rapport

unique, presque un envoûtement, qui relie le cheikh à chacun de ses disciples. La plupart ont hérité de leurs parents l'initiation dans la Voie.

D'autres y viennent après une profonde crise intérieure. Mais tous

les foqara parlent de leur cheikh comme s'il faisait partie de leur famille, de leur travail, de chaque instant de leur vie. "Quand je l'ai vu pour la

première fois, c'est comme si j'avais vu le Prophète en personne", raconte Rabah, lyrique. "Il m'a communiqué quelque chose

d'extraterrestre", s'extasie Mouni. Même au téléphone, ils le "voient" comme s'il était en face d'eux. Au-delà de sa personne, le cheikh est

omniprésent. Il ne meurt jamais. Il est l'incarnation d'un enseignement transmis de génération en génération depuis le Prophète, son gendre et

cousin Ali. "Adore Dieu comme s'il te voyait. Même si tu ne le vois pas, sache que Lui te voit !", dit un haddith.

Khaled Bentounès sourit placidement devant une telle dévotion. Il vit en homme ordinaire, sans ascèse particulière. Il est habillé à l'européenne,

est toujours entre deux avions, entre deux siyâha (visites, parfois lointaines, aux fidèles), entre deux khalwa à prêcher (retraites

spirituelles), entre deux affaires à régler. Un jour à Paris, il donne une conférence à des magistrats, le lendemain, dialogue sur une tribune avec

un directeur du CNRS : "La technologie sans spiritualité anéantira l'humanité", menace-t-il. Il rencontre des scouts musulmans, participe à la

fête des enfants, celle du Mouloud, que le précédent régime avait voulu interdire. A tous, il tient le même discours, cette "éducation à l'éveil"

chère aux soufis, destinée à orienter les "potentialités" et les "énergies" du disciple, jeune ou adulte, vers un surplus de conscience

universelle.

Les esprits bougent, y compris dans la tumultueuse Algérie, où les

confréries connaissent un nouvel essor. Le cheikh est convaincu de la modernité de cette tradition qui attire de plus en plus de monde à

la zaouïa de Mostaganem : des étudiants, des professeurs, des scientifiques, des intellectuels, des responsables politiques. Une tradition

qui passe pour utopique, mais qui a pour "pilier" la sacralité de la vie. "Celui qui verse une goutte de sang, c'est comme s'il tuait l'humanité

entière", s'emporte le cheikh. On peut sacraliser des murs et des pierres, à Jérusalem ou ailleurs, mais pas au prix du sang !

SI toute créature est sacrée, chacune doit être respectée. On est loin du dogmatisme islamiste. "La vérité n'est la propriété de personne, affirme

Khaled. Nous refusons tout partage grossier entre celui qui a raison et celui qui a tort, entre le fidèle et l'infidèle. En chaque homme, il y a

une fitra (nature primordiale) originelle. C'est son éducation qui le fait devenir ce qu'il est. Nous ne le jugeons pas a priori, ni le condamnons."Le

soufisme est école de tolérance et d'humilité : "Toutes les religions sont un collier de perles relié par le même fil divin." Mais le bon musulman a-t-

il le droit de parler au diable ? N'a-t-il pas un devoir de djihad ? demande-

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t-on au cheikh, dans un débat public, pour le piéger. Il réplique que le

mot djihad, avant d'être traduit par "guerre sainte", veut dire combat intérieur. Et ajoute pieusement : "La tente d'Abraham était toujours

ouverte à l'étranger."

S'il n'est pas un moine retiré du monde, chaque moment de la vie du

disciple est "illuminé"par la présence du Miséricordieux, cet autre nom de Dieu. Sur les murs de l'école de la zaouïa de Mostaganem, où, sans

distinction, tout enfant peut être librement initié, une calligraphie reproduit un haddith du Prophète : "Sois miséricordieux avec ceux qui

sont sur terre. Le Miséricordieux le sera pour toi." Soit une autre manière de dire que l'amour du divin passe par celui du prochain. Le cheikh Alawi,

fondateur de la confrérie, avait l'habitude de dire : "Si vous ne trouvez pas Dieu parmi les humains, vous ne le trouverez nulle part." Et le cheikh

Adda, son gendre et successeur, grand poète et grammairien, faisait sortir

les délinquants de la prison de Mostaganem pour leur apprendre les métiers de la boulangerie ou de la mécanique.

"Nous ne prétendons pas changer le monde, tout au plus améliorer notre

monde intérieur", assure, dans un sourire désarmant, l'actuel cheikh de la confrérie alawie. Mais, autant que ses prédécesseurs, il est convaincu que

cet esprit de touiza (solidarité sociale) est le meilleur de l'islam. Il ne dit pas autre chose aux jeunes beurs de banlieue quand, un samedi soir, à

Gonesse, en région parisienne, il les dissuade de toute tentation de révolte et de violence, au nom d'un islam qu'ils connaissent

mal. "Regardez vos sœurs, regardez vos frères qui se battent et se

droguent, les provoque-t-il. Votre Palestine, votre Afghanistan, c'est là qu'ils se trouvent."

Du cheikh Khaled Bentounès, on lira : Le soufisme au cœur de

l'islam (1996), préfacé par le père Christian Delorme, La Table ronde ; L'Homme intérieur à la lumière du Coran, Albin Michel, coll.

Spiritualités vivantes (1998).

Henri Tincq

Page 73: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Le livre de Khaled Bentounès qui fait scandale L'Expression | Posté le : Vendredi 17 juillet à 23:29 | 0 Comments

Une iconographie du Prophète Mohamed (Qsssl) et une photo de l’Emir Abdelkader

enchâssée dans l’étoile de David: voilà deux images qui risquent de mettre le feu aux poudres.

Ce livre portant le titre: Soufisme et l’héritage commun édité par le guide spirituel de la Tariqa Al Alaouya, Khaled

Bentounès, ne passera pas inapercu surtout que, pas moins de 2500 exemplaires sont sur le point d’être distribués à

Mostaganem à l’occasion du centenaire de la Tariqa Al Alaouiya.

Ni le ministère des Affaires religieuses ni celui de la Culture n’ont réagi sur cette édition aux relents de scandale.

Un livre qui risque de provoquer la polémique entre les différentes tariqas qui existent en Algérie.

N’est-ce pas le but recherché à travers cette provocation qui touche aux symboles de l’Islam et aux personnalités de notre

Histoire ?

C’est pourquoi, des représentants du bureau d’Oran de l’Association des uléma algériens demandent la saisie de cet ouvrage.

L’association considère qu’il y a un consensus et même un interdit contre ce genre de comportements.

L’auteur réplique en disant que cette iconographie n’est pas de sa propre création et qu’elle existe depuis des siècles sans

avoir soulevé de polémique.

Certains vont même jusqu’à dire que ce desin rappelle les caricatures danoises diffusées dans un journal et représentant le

Prophète sous les traits d’un individu belliqueux.

Loin d’avoir un écho mondial, l’Association pourrait très bien fédérer un certain nombre de voix contre ce genre de

«littératures» qui cadrent mal avec l’opinion qui n’est pas du tout prête à des compromis lorsqu’il s’agit d’aborder des thèmes

sacrés ou supposés comme tels.

Cette levée de boucliers pourrait aussi être expliquée par le fait que l’auteur du livre appartient à une confrérie, la Tariqa Al

Alouiya, alors que ce genre d’organisations ont toujours été combattues par l’Associations des Uléma.

Ces derniers pensent que l’audience accordée à ces organisations est disproportionnée et qu’elle vise à détourner les croyants

de leur religion.

Les membres de l’Association ne sont pas non plus d’accord avec l’auteur qui illustre son livre avec des images représentant

des anges sous forme féminine sous prétexte que le Coran a été muet sur le sexe des anges.

Une photo de l’Emir Abdelkader soulève, elle aussi, l’ire de ces religieux qui veulent censurer le livre.

Selon eux, cette photo n’a pas à être insérée dans l’étoile de David qui, faut-il le rappeler, est le symbole de l’Etat d’Israël.

Une rencontre sur la Tariqa Al Alaouiya se tiendra à Mostaganem et cette polémique risque encore de durer.

Le bureau d’Oran de l’Association compte même faire appel au bureau national de l’Association pour montrer la voie à

suivre et le comportement à adopter vis-à-vis de ce livre dont 2500 exemplaires sont actuellement mis en vente et personne

ne sait encore si les appels à sa saisie seront entendus.

En tout cas, il faudrait plus qu’un édit religieux pour ce faire.

C’est à la justice qu’il revient de trancher dans ce genre d’affaires.

Il y a bien longtemps que les livres ne sont pas interdits en Algérie. Depuis 1990, plus exactement.

Page 74: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Polémique autour du livre soufiste : Cheikh Hadj Adda Bentounes dénonce la

presse Liberté | Posté le : Jeudi 30 juillet à 1:12 | 0 Comments

À propos de la « tempête » médiatique qui a été soulevée cette semaine au sujet de l’ouvrage de Khaled Bentounes, le guide

de la tariqa Alawiya, de ses « dessous occultes », de ses retombées, ou de l’ouverture grande et béate de la zaouïa sur un

public « multiconfessionnel », Liberté a ouvert ses colonnes à Cheikh Hadj Adda Bentounes, le président de l’Association

Cheikh El-Alawi pour l’éducation et la culture soufies, organisatrice de la manifestation commémorative du 1er centenaire de

la tariqa Alawiya.

Liberté : Le secret de la tenue de la manifestation commémorative du centenaire en dehors de la zaouïa, et au niveau

de l’université précisément ?

Cheikh Hadj Adda Bentounes : Effectivement, nous disposions de tous les moyens nécessaires, et des espaces largement

suffisants, pour fêter « en huis clos », en notre cercle restreint, un tel événement.

Seulement de la sorte, nous en aurions privé un large public, non seulement local, mais à l’échelle planétaire.

Nous l’aurions exclu du débat de haut niveau intellectuel, scientifique et religieux, qui y a été engagé.

Nous devions partager la fête. L’esprit même de zaouïa, ou angle littéralement, tend vers l’ouverture sur son environnement.

Une ouverture qui s’impose davantage en cette heure de grande crise. De même, nous concevons qu’il ne peut y avoir

meilleur symbole du savoir et de la connaissance que l’université.

Dans la manifestation nous avons harmonieusement intégré et associé le débat et le dialogue scientifique, à travers les

conférences et les ateliers, la prière et la récitation du Coran, l’invocation divine et l’accomplissement des rituels spirituels,

chaque soir dans l’enceinte de la zaouïa, en sus des activités culturelles menées en parallèle.

C’est là la triptyque savoir, spiritualité et culture, de base à même d’émettre un message percutant. 37 pays, ainsi que les

grandes religions sont représentés.

Les conférenciers venus du Japon et de la Réunion ont été convertis à l’Islam grâce à Cheikh Khaled Bentounes.

À travers la Caravane de l’espoir, en périple depuis le 29 janvier passé, l’invitation était ouverte à tout le public.

Toutes les torok ont été conviées au grand rassemblement, prévu pour mercredi et jeudi (aujourd’hui), pour la lecture du

Coran et l’accomplissement des rituels religieux au sein de la zaouïa.

L’Association des Ulémas a été invitée, mais elle ne s’est pas encore manifestée à ce jour.

À en croire certaines sources, ses membres responsables affirment ne pas avoir reçu d’invitation, alors que nous sommes sûrs

que cette dernière est parvenue à bon port.

Le doyen de l’université Émir-Abdelkader de Constantine est parmi nous. Il nous a remis le message de remerciements de la

famille et de la Fondation Abdelhamid-Ibn Badis, avec lesquelles nous entretenons d’excellents rapports.

Un message du président de la République ?

Je ne peux répondre à ce sujet. Lors du congrès que nous avons tenu en 2005, il n’a pas transmis de message.

Aussi considérons-nous que ce n’est point un motif de préoccupation.

La polémique ?

L’ouvrage du guide de la tariqa qui a suscité la vive réaction des « détracteurs », a été introduit le plus légalement du monde

en Algérie.

Il a été soumis à tous les cercles et les autorités religieuses, non seulement du pays, mais même ceux établis en dehors.

Nous n’avons été rendus destinataires d’aucune remise en cause du contenu de l’ouvrage, émanant d’une quelconque autorité

religieuse officielle.

Nous en avons trop parlé. Les images en question, ne sont qu’une reproduction, plutôt une réédition de photos anciennes.

Malheureusement, on semble confondre entre caricatures et miniatures.

Il s’agit de miniatures qui existent depuis plus de huit siècles. Elles sont disponibles dans les musées, en Afghanistan, en

Turquie…

Il y a à peine un siècle, certaines images, à l’instar de celle du tombeau de Lalla Khadidja, ou de certains compagnons du

Prophète, étaient bel et bien disponibles.

Mais où sont-elles passées ? Un riche patrimoine a été dilapidé. Pourquoi ne s’est-on pas inquiété de cette disparition ?

Ces journalistes et autres prétendus Ulémas auraient dû remercier le guide Khaled Bentounes pour avoir exhumé le riche

patrimoine perdu.

Pourquoi cette attaque ? Peut-on conclure qu’on est soumis à la règle de deux poids, deux mesures ?

Page 75: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

D’un côté l’Islam de la « petite » zaouïa Alawiya, et de l’autre l’Islam des pétrodollars ? Honteux ?, n’est-ce pas ?

La tariqa Alawiya qui, depuis fort longtemps, parmi tant d’autres torok, jouit du grand honneur de fêter et vénérer chaque

anniversaire d’El-Mawlid, peut-elle se permettre l’atteinte à l’image du Prophète ?

Ces mêmes « détracteurs » qui ont osé décréter « haram » une telle commémoration annuelle.

Les dessous d’une telle polémique ? C’est clair ! Elle a été fomentée par une certaine presse qui était en mal de lectorat et

d’audience.

C’est l’été, les scoops et les sujets d’actualité attractifs manquent grandement, alors ce fut l’occasion ô combien opportune de

se mettre en évidence. Ainsi a-t-on pensé tirer profit de l’aubaine !

Les retombées ?

ll Nous avons été bénéficiaires à un seul égard, celui de susciter chez le citoyen algérien, musulman ou pas, l’esprit de

l’ouverture sur autrui et de l’analyse critique, de ce qu’on lui présente comme arguments de persuasion.

Ceci est halal ! Cela est haram ! Abstiens-toi de cela ! Tiens-toi à ceci !

On nous a trop et « bêtement » étreints dans notre bouée de réflexion et d’action.

Nous ne prétendons pas détenir la vérité absolue, seulement nous affirmons qu’il faut ouvrir la voie au dialogue.

Et en ce sens, Cheikh Khaled Bentounes demeure fort connu pour cette qualité.

Ce n’est donc pas par hasard qu’il a pu colporter le message de l’Islam jusqu’aux fins fonds de l’Amérique.

Polémique autour du livre soufiste : Les Oulémas continue leur lutte L'Expression | Posté le : Dimanche 2 août à 22:51 | 0 Comments

L’Association des Ouléma musulmans algériens (Aoma) revient à la charge et réagit à propos du refus de Cheikh Khaled

Bentounès de la Tariqa Alawiya de retirer les images publiées dans son livre «Soufisme, l’héritage commun», édité à

l’occasion du centenaire de la Tariqa.

Cet ouvrage qui illustre le Prophète Mohamed (Qsssl), et des messagers de Dieu, voire Adam et les anges, a suscité une vive

polémique et fait toujours l’objet de critiques.

Khaled Bentounès a affirmé qu’aucune institution religieuse n’interdit la publication de miniatures du Prophète (Qsssl).

Cependant, l’Aoma apporte des précisions à l’auteur. Dans un communiqué rendu public, l’Aoma cite plusieurs fetwas sur le

sujet.

«Lors de sa huitième session, l’Institution des fetwas de la Mecque réunie entre le 27 Rabie Thani et le 8 Djoumada El-Oula

de l’année hégirienne 1405 a émis une fetwa à ce sujet. Elle énonce l’illicité de représenter le Prophète (Qsssl), sa famille et

ses compagnons dans une image, un film, une pièce, un dessin animé, dans les chaînes de télévision ou tout autre support

médiatique. Il en est de même pour les autres prophètes, qu’ils soient tous loués.

Leur illustration portant atteinte à la sacralité du Prophète Mohammed (Qsssl) est strictement interdite par la religion. Les

autorités publiques, les ministères et les responsables de supports médiatiques doivent se conformer à ces recommandations»,

écrivent les rédacteurs du communiqué.

L’Association des ouléma musulmans rappelle aussi les autres fetwas émises dans ce sens par El-Azhar en 1968, par

Modjmaâ Al Bouhouth Al Islamia d’Egypte en 1972, et par Dar Al Ifta égyptienne en 1980.

Dans un entretien accordé à L’Expression, Bradai Mbarak, président du bureau des ouléma d’Oran, a fortement critiqué

l’ouvrage de Bentounès.

«Cet acte nuit à l’Islam. Nous demandons l’intervention des autorités contre tout ce qui nuit à l’Islam. Les autorités doivent

interdire le livre et le retirer. Il est interdit de porter atteinte au Prophète (Qsssl) dans un pays musulman. Le peuple algérien

s’est élevé contre les caricatures danoises et là nous assistons à une nouvelle dérive. Des Danois algériens portent atteinte au

Prophète (Qsssl) dans un pays musulman. On n’appelle pas seulement à l’interdiction du livre, il faut user de toutes les voies

judiciaires rigoureuses», s’était-il ainsi révolté.

Le livre de M.Bentounès a fait également réagir le Haut Conseil islamique (HCI).

Cette instance lui a exigé d’«ôter les images qui ont suscité la controverse ou, à défaut, les masquer par quelque autre procédé

pour apaiser la situation et régler ce problème monté de toutes pièces».

Le communiqué du HCI a indiqué que ces images anciennes sous forme de miniatures et d’images populaires «sont loin

d’être fiables. Certaines images sont osées. Les savants de l’Islam dans la majorité du monde musulman ont désapprouvé ce

fait».

Page 76: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Le communiqué a aussi relevé le fait que le livre renferme «des textes qui laissent entendre une unification de toutes les

religions et c’est là une thèse étrange qui n’a aucun lien avec l’Islam et qui ne peut être appliquée au vu des différends qui

caractérisent les relations entre ces religions».

L'info. au quotidien Edition du 31 juillet 2009

Cheikh Khaled Bentounès (Guide spirituel de la zaouia

alawiya)

« On me fait un procès

d’inquisition comme on l’a fait

pour Copernic »

« Pourquoi en sommes-nous arrivés à cette situation ? Pourquoi ce glissement vers un rigorisme, vers un Islam d’étroitesse d’esprit, alors que l’Islam est la religion des penseurs » Le destin a rattrapé le jeune Bentounès à 25 ans pour succéder à son père comme guide de la zaouia alawiya qui fête cette année son centenaire. Retour sur un parcours hors du commun en compagnie d’un homme qui a toujours combattu les intégrismes.

Mostaganem : De notre correspondant

On reconnaît la tarîqa alawya à son ancrage dans la modernité, d’où vient cet héritage ?

Incontestablement du cheikh El Alaoui en personne. Mon grand-père, mon père et moi-même n’en sommes que

les continuateurs. Souvenons-nous, au début des années 1920, cheikh El Alaoui s’affirmait déjà comme un

homme des médias. C’est unique dans l’histoire des zaouias qu’un cheikh prenne conscience de la nécessité de

communiquer. Il avait créé deux journaux, et lorsque l’administration coloniale avait ordonné à l’imprimeur de ne

pas tirer El Balagh, le cheikh a acheté une rotative. Cette dernière est encore là, c’était pour ne plus dépendre de

personne et avoir son autonomie. Ma grand-mère me racontait que très jeune, son père l’attachait avec une

corde afin qu’elle puisse se baigner sans risque dans une piscine qu’il avait aménagée en bord de mer. Nous

sommes en 1920 ! Cheikh El Alaoui n’avait aucun complexe vis-à-vis de l’Occident. Dès le début, il avait acquis la

conviction qu’il fallait être au cœur de la modernité et de la civilisation occidentale, de s’interroger et comprendre

que les enjeux futurs dépendent de l’harmonie entre l’Orient et l’Occident. Il cherchait un équilibre entre une

matérialité humanisée et une spiritualité affranchie des traditions empiriques et rétrogrades.

Comment cette ambiance vous a baigné ?

J’ai vécu dans cette ambiance, au milieu d’oulémas (savants de la foi) qui m’apprenaient le Coran, la charia, Sidi

Khlil… On apprenait par cœur des livres entiers, ce qui nous embêtait un peu en tant qu’enfants, mais il fallait les

apprendre ! A côté de ça, nous avions des sages qui remettaient tout en question, voire en dérision ! Ce qui

cultivait notre esprit critique, une éducation de l’ouverture, où il n’y avait aucune vérité acquise. Il n’y avait aucun

tabou et tout était pétri dans la sincérité, c’est important la sincérité.

Ce qui explique cette caractéristique chez la tarîqa, l’absence de tabous, alors que Mostaganem était

connue pour son rigorisme ; filles et garçons, dès le jeune âge, apprennent à se côtoyer et activer en

mixité…

C’est vrai que filles et femmes sont présentes dans nos activités, mais c’est ce qui caractérise une école de la

vie. Nous sommes totalement ancrés dans la tradition, mais nous sommes également dans la modernité. C’est un

Page 77: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

mixage d’une tradition millénaire et d’une modernité assumée. Nous sommes conscients que si on refuse à nos

jeunes de vivre dans leur temps, ils vivront cachés. C’est pourquoi nous voulons qu’ils s’assument pleinement,

dans une ouverture d’esprit et en toute responsabilité.

Il y a également cette absence totale du voile…

Il est préférable de vivre pleinement, dans la société, sans se cacher derrière un habit imposé. Il est préférable

pour la femme de s’habiller comme elle le souhaite, avec ou sans voile. Nous voulons lui enlever le voile intérieur,

celui qui est dans les esprits, c’est ça l’ouverture que nous enseignons.

Comment expliquer qu’à la zaouia ça marche alors que le voile est imposé par la société ?

Parce qu’à la zaouia, nous enseignons la liberté. Nous cherchons à rendre à l’homme sa liberté, Dieu dit « La

Ikraha fi Din », « pas de contraintes en religion », Dieu n’impose rien à personne. Comment un homme peut-il

s’arroger ce droit ? Pourquoi notre société s’est figée ? Tout le monde sait que partout tout le monde boit de

l’alcool, prend de la drogue, et la société fait semblant de ne pas savoir, alors que les maux sociaux sont une

réalité !

A la disparition de votre père, vous aviez 25 ans, étiez-vous préparé à ce lourd héritage ?

Préparé ? Je n’en sais rien. J’avais quitté le pays pour ne jamais y revenir. J’avais construit ma vie ailleurs.

En faisant quoi ?

J’étais en France et j’avais mes salons de prêt-à-porter. J’avais mes mannequins et je produisais en Turquie et

vendais en Afghanistan, en Inde, au Pakistan, en Grèce, au Mexique, au Maroc. J’avais obtenu la représentation

de marques françaises et j’envisageais d’ouvrir des boutiques dans le Golfe. En 1973, les prix du pétrole ayant

flambé, j’aurais pu finir « bêtement » comme un richissime homme d’affaires, j’aurais gagné beaucoup d’argent et

gâché ma vie.

Ça devait être très dur, à 25 ans, de laisser tomber autant de projets…

Au début, ce fut très dur ! D’abord, j’ai refusé de succéder à mon père, mais la décision avait été prise par les

sages, à mon insu, bien avant que je n’arrive de l’étranger. Puis, une fois l’enterrement effectué, on est obligés de

désigner un successeur par la remise par les grands sages de leurs chapelets. A ce moment, je fus stupéfait, je

leur disais : « Vous vous trompez de personne », et je le criais haut et fort ! J’avais alors des cheveux longs, je

portais un jean et un blouson en cuir comme les jeunes de l’époque, et je leur disais que je n’en voulais pas !

J’étais convaincu que je n’avais plus rien à faire avec eux, dans ce pays… Puis voilà, je me retrouve avec cet

héritage sur les bras. Je ne savais pas par où commencer, puis il y avait ces sages qui m’entouraient de leur

bénédiction et de leur affection. Ce sont eux qui vont m’aider à comprendre ma nouvelle mission. J’allais vivre

une année avec un feu dans ma poitrine. La nuit, je hurlais de douleur, ma femme en est témoin, je vomissais

tout ce que j’avalais, j’ai consulté plusieurs médecins, sans que personne ne trouve de remède. Puis

progressivement, je rentrais dans mon nouveau destin, ce fut une sorte de renaissance ou de réincarnation. Un

être s’éteignait et l’autre renaissait dans un même corps. J’acceptais ce rôle malgré moi, car je ne suis pas un

savant ni un intellectuel, je ne suis que ce que l’on m’a appris, un serviteur ! C’est ma place, je la connais, Dieu

merci.

Dans l’histoire, y a-t-il un antécédent où un si jeune disciple succède au maître ?

Oui, mon propre père, El Hadj El Mehdi ! Il a été cheikh à 24 ans et c’était le premier cheikh sans barbe ! Il est

mort à 47 ans.

C’est très jeune pour mourir…

En effet, après avoir vécu toute la guerre d’Algérie, puis l’indépendance et la construction du nouvel Etat algérien,

il y eut les brimades et l’humiliation, la prison et l’exil forcé à Jijel. Après tant d’injustices, on cherchait à le

« casser » et on y est parvenu. Il est mort dans la solitude et le dénuement, sans jamais céder. Il a toujours gardé

le cap dans l’espoir que ce pays retrouve son héritage et sa dignité et osera revenir à lui-même.

Vous voulez dire vers la vérité ?

Page 78: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Oui ! Notre peuple doit impérativement faire le constat des longues années d’échec qui l’ont amené à cette

terrible situation où l’Algérien tue l’Algérien, où les enfants innocents sont égorgés, où les filles, les femmes

innocentes, les vieillards périssent par une sorte d’absurdité généralisée, une folie collective. Détruire son pays,

détruire les siens, au nom de principes qui n’ont aucun sens.

C’est au nom de ces mêmes principes qu’un groupe fait pression pour faire retirer votre livre ?

Faudrait-il qu’ils le lisent ! C’est trop facile de jeter l’opprobre sur une œuvre sans l’avoir vu ni consulté.

On est loin de la modernité, ces gens-là sont-ils porteurs de modernité ?

Si je donne un sens à la modernité en disant qu’elle est d’abord responsabilité, je dirai qu’ils sont irresponsables.

On ne peut pas juger ou mal juger quelque chose parce l’on n’aime pas quelqu’un.

En l’occurrence ces miniatures persanes, c’est un patrimoine du monde musulman, où est le

problème ?

Tout à fait. J’ajouterai qu’elles sont exposées dans les plus grands musées du monde, comme Topkapi (en

Turquie), et ce, depuis leur création.

Alors que vous vous reproche-t-on ?

Ce ne sont pas ces miniatures qui sont visées, elles ne sont qu’un prétexte. Ce qu’on me reproche, ce sont ces

photos du XIXe siècle, prises pour perpétuer les instants les plus précieux de notre patrimoine commun. Ce sont

les photos des mausolées qu’on a détruits, et moi je demande seulement ce que sont devenus les mausolées

des martyrs d’Ouhoud ? Où est le mausolée des martyrs de Badr ? Où sont les mausolées de Sayyda Khadidja

et de Sayyada Aïcha, la première musulmane et la mère des croyants ? Où est la maison du Prophète Sidna

Mohammed ? C’est ça qui dérange en réalité ! Cette histoire que l’on nous cache, dont on ne veut pas parler.

C’est notre histoire, et nos enfants sont en droit de la connaître pour mieux se préparer à un monde qui ne

pardonne pas aux faibles. Sous prétexte d’une religion qu’ils ont transformée en une idéologie manipulable. Au

service de qui ? De quels intérêts ? Qui est derrière ces actions ? Je le dis avec sérénité, regardez d’où vient le

salafisme et vous comprendrez tout. Prenons nos responsabilités et lisons l’histoire. Cheikh Khaled n’a rien

inventé, il a tout simplement retrouvé des documents qu’il met à l’appréciation des musulmans. Je les mets

également entre les mains des chercheurs, afin qu’ils s’en emparent et qu’ils disent ce qui s’est réellement passé.

Pourquoi en sommes-nous arrivés à cette situation ? Pourquoi ce glissement vers un rigorisme, vers un Islam

d’étroitesse d’esprit, alors que l’Islam est la religion des penseurs, des philosophes, des lumières. Avec cette

cabale, nous sommes revenus au Moyen-Âge chrétien, avec ses procès en inquisition. On me fait un procès

d’inquisition comme on l’a fait pour Copernic. Mais tout ça est fini ! C’est fini ! Je ne pense pas que l’Algérie

d’aujourd’hui puisse accepter ça. Les Algériens ont envie de retrouver l’Islam de leur terroir, celui des leurs aïeux,

tolérant, ouvert, qui prépare l’homme par une éducation responsable, ouverte sur la modernité sans rien renier de

son patrimoine.

Qu’enseignez-vous à vos disciples pour les éloigner du salafisme ?

Que la vie est sacrée. La vie de la sœur, du frère, du voisin, celle d’un Noir, d’un Japonais, d’un Russe, elle est

sacrée. Ensuite, il faut qu’il apprenne la raison critique, que ça vienne de lui-même, de son for intérieur. Enfin

l’altérité, l’autre c’est notre miroir, il peut nous guérir de nos propres maux. Puis il y a la préservation de la nature,

Dieu nous a confié un paradis, nous devons le préserver. A travers ce centenaire du Cheikh El Alaoui, nous

avons invité de nombreux universitaires, afin qu’ils nous parlent des dangers que nous faisons courir à notre

environnement.

Justement, pourquoi avoir organisé ce colloque à l’université, alors que la zaouïa dispose de

suffisamment d’espace ?

Parce que l’université est la maison du savoir. Contrairement à d’autres, nous voulons aller au-delà des limites et

des tabous et nous ouvrir sur l’universel. Nous aimons les provocations positives, celles de mettre face-à-face

nos universitaires et ceux venus de trente-quatre pays amis nous faire partager leur expérience et leur optimisme.

Je veux une Algérie vivante, une Algérie libre, je souhaite que mes concitoyens vivent dans un pays libre, sans

Page 79: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

aucune contrainte. « Pas de contrainte en religion » : c’est le Coran, ce n’est pas cheikh Khaled qui le dit ! Je

veux que mon pays ne vive plus dans l’hypocrisie. J’ajouterai enfin que l’Islam n’est la propriété de personne,

chaque musulmane, chaque musulman est responsable. Je le souligne avec force : sans la femme, aucun avenir

pour l’Islam !

Bio express : Président d’honneur de « Terres d’Europe », fondateur des Scouts musulmans de

France et membre de la consultation de l’Islam de France, président honoraire de l’Association

internationale des amis de l’Islam, cheikh Khaled Bentounès est sur tous les fronts du dialogue

interreligieux. Il est également auteur de L’homme intérieur à la lumière du Coran et Le soufisme,

cœur de l’Islam.

Page 80: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Cheikh Khaled Bentounès: la vie et l'œuvre du cheikh Ahmad al-‘Alawi

Les Amis du Cheikh Ahmed al-Alawi - Content .

Un nouveau regard sur la vie et l'œuvre

Du cheikh Ahmad al-‘Alâwî

Au début du siècle dernier, la tarîqa Shâdhiliyya-Darqâwiyya prit le nom de Shâdhiliyya-

Darqâwiyya-„Alâwiyya, ce dernier ajout faisant référence au cheikh al-„Alâwî, le fondateur

éponyme de cette nouvelle branche.

Le docteur Probst-Biraben précise : « Comme il est permis aux Chadeliya et aux

Darkaoua de créer des branches à peu près indépendantes, il [le cheikh al-„Alâwî] fonda

non pas comme on le croit généralement un nouvel ordre, celui des Alaouîa, mais le

rameau moderne des Chadelya-Derkououa, peu avant la grande guerre [1] ».

Cet événement eut lieu à Mostaganem, ville du nord-ouest algérien où est né le cheikh

al-„Alâwî en 1869 et où il décéda le 14 juillet 1934.

Nous essayerons brièvement de retracer sa vie : les origines du cheikh al-„Alâwî, son

éducation et son initiation spirituelle, son investiture à la fonction de cheikh, ses

multiples voyages et ses écrits, mais aussi son combat pour une revivification de la Voie,

dans une Algérie profondément blessée par le colonialisme et en pleine mutation.

Précisons que l‟influence du cheikh demeure présente partout. Dans son pays, l‟Algérie,

bien sûr, mais aussi à travers le Maghreb et le Machreq, le Sud asiatique, ainsi que

l‟Europe et le continent américain ; il est incontestable que le cheikh al-„Alâwî fut le

vivificateur de la voie soufie au xxe siècle. En ce sens, une prise de conscience se fait

jour auprès d‟intellectuels, notamment algériens, et une revalorisation de l'œuvre du

cheikh s‟opère à travers une recherche critique de sa pensée. Plusieurs colloques et

rencontres internationales ont eu lieu en Algérie et ailleurs afin d‟approfondir la richesse

de ce patrimoine

Les jeunes années

C'est un aïeul du cheikh al-„Alâwî, venu d‟Alger, qui s‟installa à Mostaganem pour y

exercer la fonction de magistrat. Cette vocation s‟inscrit dans le cadre familial puisque, à

l‟époque ottomane, trente-deux membres de la famille « Ben „Alioua » ont exercé la

profession de magistrat, comme le précise Muhammad al-Fâsî [2]. Le cheikh ne reçut

dans son enfance et son adolescence quasiment aucun enseignement, comme il en

témoigne lui-même : « Quant à l‟art d‟écrire, je ne l‟ai point pratiqué et je n‟ai pas

fréquenté l‟école, pas même un seul jour, sauf ce que j‟ai appris de mon père lorsqu‟il me

donnait des cours de Coran chez nous. Ainsi, j‟en suis arrivé à apprendre par cœur le

Livre de Dieu jusqu‟à la sourate al-Rahmân, le Tout Miséricordieux. Je m‟en tins là en

Page 81: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

raison des diverses occupations auxquelles la nécessité m‟avait contraint, car ma famille

était pauvre [...] J‟hésitais entre plusieurs métiers et finalement je choisis celui de

savetier ; j‟y devins tout à fait habile et la situation s‟en trouva améliorée. Je restai

savetier quelques années puis j‟entrai dans le commerce [3] ».

Le cheikh al-„Alâwî, qui a laissé une œuvre immense, dans les domaines de la poésie, de

la théologie, de la philosophie, de la métaphysique et du journalisme, est donc un parfait

autodidacte.

C‟est durant son adolescence qu‟eut lieu la rencontre avec sa première voie initiatique :

la tarîqa „Îsâwiyya. Le cheikh Ibn „Îsâ, qui s‟installa à Meknès et avait des disciples dans

tout le Maghreb, possédait de remarquables pouvoirs de guérison et un grand charisme.

En marge des litanies et des prières traditionnelles, la tarîqa „Îsâwiyya enseignait de

nombreuses pratiques qui visaient à démontrer la primauté de l‟esprit sur la matière,

comme charmer les serpents, guérir des morsures, avaler le feu, etc. Cependant le

cheikh al-„Alâwî comprit très tôt que ce qu‟il pensait être un acquis et un savoir qui le

rapprochait de Dieu, n‟était en fait qu‟une exaltation de l‟ego. Il cessa donc rapidement

ces pratiques et se limita uniquement à la récitation des litanies, des oraisons et autres

rites de la „Îsâwiyya.

La rencontre et l’initiation

Un événement capital va réorienter sa vie spirituelle : sa rencontre avec le cheikh

Muhammad (Hamû) al-Bûzîdî [4]. Voici comment le cheikh al-„Alâwî parle de cette

entrevue décisive : « Quant à ma rencontre avec lui [...], de quelque façon que je la

considère, elle me semble avoir été une pure grâce divine [...] Ce fut lui qui me rendit

visite dans notre boutique contre toute attente, alors que je m‟entretenais avec mon

associé dans le commerce, le regretté frère [en Dieu] al-Hâjj Ben„ûda Benslîmân, au

sujet des hommes pieux et des états des gnostiques (al-„ârifîn).[…] En ce qui me

concerne, je ne savais rien de lui si ce n‟était qu‟étant enfant, j‟avais entendu prononcer

son nom un jour que j‟étais malade. On m‟avait apporté une amulette en me disant

qu‟elle provenait de “Sîdî Hamû l-shîkh l-Bûzîdî”. Je l‟avais utilisée et avais été

guéri [5] ».

Le cheikh al-Bûzîdî le rattacha à l‟ordre Darqâwî, lui donna les éléments de la pratique du

Nom suprême (al-ism al-a„zam) et l‟incita fermement à abandonner les études

théologiques auxquelles le cheikh al-„Alâwî était attaché : « Il me demanda un jour :

- À quoi se rapporte cet enseignement auquel je te vois t‟adonner ?

- C‟est un enseignement sur la science de l‟Unicité (al-tawhîd), lui répondis-je, et j‟en

suis maintenant au chapitre sur les preuves de l‟existence de Dieu.

- Sîdî Untel appelait cette science « la science de l‟embourbement » („ilm al-tahwîl),

rétorqua-t-il. Tu ferais mieux maintenant de t‟occuper de purifier ton intérieur jusqu‟à ce

que les lumières de ton Seigneur irradient, et là tu connaîtras la signification de l‟Unicité.

Quant à la théologie dogmatique („ilm al-kalâm), tu n‟en retireras que doutes, et illusions

sur illusions. Tu ferais mieux de laisser ces enseignements de côté jusqu‟à ce que tu en

aies terminé avec ton devoir actuel, car il faut toujours donner la préséance au plus

important.

Une semaine s‟était à peine écoulée qu‟il me convoqua et commença à m‟entretenir du

Nom Suprême et de la méthode pour invoquer Dieu. Puis il m‟ordonna de me consacrer à

l‟invocation (dhikr), selon la manière requise à cette époque-là ».

Par ses prédispositions, la pratique de l‟invocation et de la retraite (khalwa), le cheikh al-

„Alâwî parvint rapidement à la réalisation spirituelle. À l‟issue de cette période, son maître

lui dit :

- Il faut maintenant parler et guider les hommes vers cette voie.

- Croyez-vous qu‟ils vont m‟écouter ?, lui demanda le cheikh al-„Alâwî.

Page 82: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Al-Bûzîdî le regarda un moment silencieusement et lui dit :

- Tu seras comme un lion : là où tu mettras la main, tu seras le maître [6].

Du vivant de son maître, le cheikh al-„Alâwî joua donc un rôle essentiel dans le

développement de la tarîqa. Après son retour du Maroc, où il avait reçu l‟initiation, le

cheikh al-Bûzîdî voulut parler librement de la voie initiatique, mais il se heurta aux

notables des confréries existant à l‟époque à Mostaganem. Il vit alors en rêve le prophète

Muhammad qui lui demanda de garder le silence. Et ce n‟est que peu avant sa rencontre

avec le cheikh al-„Alâwî qu‟il reçut, lors d‟une autre vision, la permission d‟initier. Ainsi il

permit à son disciple de propager l‟enseignement de la voie, et dès lors de nombreux

adeptes rejoignirent la tarîqa. Le cheikh al-„Alâwî resta près de quinze ans au service de

son maître : « Je m‟occupais tellement des affaires de la confrérie que notre boutique

ressemblait plus à une zâwiya [7] qu‟à tout autre chose, tant à cause de l‟enseignement

dispensé le soir que par la pratique de l‟invocation le jour ».

Peu de temps avant la mort de son maître, il éprouva le désir de quitter l‟Algérie et de

partir vers l‟Orient. Le cheikh souhaitait quitter son pays qu‟il trouvait souillé par le

colonialisme. Il faut se rappeler qu‟à cette époque beaucoup de pays musulmans étaient

encore sous l‟autorité de l‟Empire ottoman et, de plus, une partie de sa famille avait déjà

émigré vers la Libye. Il allait donc vendre ses biens et préparer son départ, quand la

santé du cheikh al-Bûzîdî se dégrada. Celui-ci tomba gravement malade et devint

paralysé. Le cheikh al-„Alâwî décida donc de retarder son voyage afin de s‟occuper de son

maître et de sa famille. Il resta auprès de lui jusqu‟à son décès : « Je choisis de rester

auprès de lui jusqu‟à son dernier souffle, puis de partir après avoir passé quinze années à

ses côtés, ne l‟ayant jamais contrarié sur la moindre chose. À peine quelques jours

s‟étaient écoulés qu‟il fut remis à la miséricorde de Dieu. [...] Je lui fis un dernier adieu ;

quelques amis le préparèrent en vue de la sépulture puis l‟inhumèrent dans sa zâwiya

après m‟avoir demandé de diriger la prière des funérailles ».

L'investiture

Le cheikh maintenait sa volonté de partir tandis que les fuqarâ‟ se réunissaient pour

décider de la succession du cheikh al-Bûzîdî, qui n‟avait nommé personne directement. «

À mon départ, avait dit celui-ci, je remettrai les clefs au Propriétaire [Dieu] et c‟est Lui

qui les remettra à qui Il veut ».

Le cheikh al-„Alâwî commenta ainsi cette décision importante qu‟est la succession : «

M‟étant décidé à quitter ce pays, je dis aux fuqarâ‟ : “C‟est à vous de désigner qui vous

voulez pour assumer la fonction de guide, et je vous soutiendrai”. Je savais en effet qu'il

y avait dans le groupe quelqu‟un qui était prédisposé à cette mission. Lors de leur

première réunion, les fuqarâ‟ n‟arrivèrent pas à se mettre d‟accord. Le muqaddam, le

saint de Dieu, sîdî al-Hâjj Ben„ûda Benslîmân proposa alors : “Et si nous nous réunissions

la semaine prochaine, et celui qui aura une vision nous en fera part”. Tous approuvèrent

cette suggestion et, à peine le délai arriva-t-il à terme que de nombreuses visions eurent

lieu ; elles furent toutes notées. Elles indiquaient clairement que cette fonction m‟était

dévolue. Aussi les disciples m‟enjoignirent-ils de rester parmi eux et d‟occuper cette

fonction. Comme ils savaient bien que je ne pouvais renoncer à partir, ils m‟obligèrent à

m‟occuper d‟eux, au moins en attendant l‟autorisation d‟émigrer. Leur intention profonde

était en fait de m‟empêcher, par tous les moyens possibles, de voyager [8] ».

Les visions qu'évoque le cheikh al-„Alâwî sont très instructives car elles apportent un

éclairage sur la personnalité intérieure du cheikh. En voici quelques récits :

« Durant mon sommeil, je vis cheikh Sidi Muhammad al-Bûzîdî et, n'ayant pas oublié

qu'il était mort, je l'interrogeai sur son état. “Je suis dans la miséricorde de Dieu”, me

dit-il. “Sidi, à qui as-tu laissé les fuqarâ‟ ?” II me répondit : “C'est moi qui ai planté le

rameau, mais c'est Sidi Ahmad Ben „Alîwa qui en prendra soin et, si Dieu veut, le fruit

Page 83: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

parviendra entre ses mains à toute sa maturité” » („Abd al-Qâdir Ibn „Abd al-Rahmân de

Mostaganem).

« Durant mon sommeil, je me vis aller faire une visite au cheikh Sidi Muhammad al-

Bûzîdî, et cheikh Sidi Ahmad Ben „Alîwa était assis à côté de la tombe qui était ouverte.

Je vis le corps du mort s'élever jusqu'à ce qu'il fût au niveau de la surface de la terre.

Alors cheikh Sidi Ahmad alla retirer le linceul de son visage et le cheikh était là, d'une

parfaite beauté. Il demanda au cheikh Sidi Ahmad de lui apporter de l'eau et, quand il

eut bu, il me donna ce qui restait ; alors je commençai à dire aux fuqarâ‟ : “Dans ce

reste d'eau laissé par le cheikh, il y a un remède pour toute maladie.” Puis il se mit à

parler avec cheikh Sidi Ahmad : “Je serai avec toi partout où tu seras, lui dit-il, n'aie

donc pas de crainte et je te donne l'assurance que tu es parvenu au meilleur de ce

monde et de l'autre. Sois bien sûr que, où que tu sois, j'y serai aussi.” Alors cheikh Sidi

Ahmad se tourna vers nous et dit : “Le cheikh n'est pas mort. Il est tel que vous le voyez

maintenant et la mort dont nous avons été témoins était seulement un rite qu'il devait

accomplir” » (Al-Munawwar Ben Tûnis de Mostaganem).

« Je vis l'imam „Alî [9], qui me dit : “Sache que je suis „Alî, et que votre tarîqa est

„Alâwîyya” (Al-Hâjj Sâlih ibn Murâd de Tlemcen) ». « Après la mort de cheikh Sidi

Muhammad j'eus une vision : j'étais au bord de la mer et tout près de là il y avait un

énorme bateau au centre duquel se trouvait un minaret ; là, sur la tourelle la plus

élevée, était cheikh Sidi Ahmad Ben „Alîwa. Alors un crieur appela : “Ô gens, venez à

bord du bateau.” De toutes parts, ils vinrent à bord jusqu'à ce qu'il fût plein, et chacun

d'eux savait bien que c'était le bateau de cheikh Sidi Ahmad ; quand il fourmilla de

passagers, j'allai vers le cheikh et lui dis : “Le bateau est plein. Es-tu capable d'en

prendre la charge ?” Il répondit : “Oui, j'en prendrai la charge avec la permission de

Dieu” » (Al-Kîlânî Ibn al-„Arabî).

Le cheikh „Adda Bentounès [10] cite aussi la vision suivante que lui rapporta le cheikh al-

„Alâwî. « Pendant mon sommeil, peu de jours avant la mort de notre maître, Sidi

Muhammad al-Bûzîdî, je vis quelqu'un entrer dans le lieu où j'étais assis et je me levai

par respect pour lui, saisi de crainte en sa présence. Puis, quand je l'eus prié de s'asseoir

et que je me fus assis en face de lui, il m'apparut clairement que c'était le Prophète. Je

me faisais des reproches pour ne l'avoir pas honoré comme j'aurais dû le faire, parce

qu'il ne m'était pas venu à l'esprit que c'était lui, et je restai là, assis, ramassé sur moi-

même, la tête baissée, jusqu'à ce qu'il me parlât :

- Ne sais-tu pas pourquoi je suis venu vers toi ?

- Je ne vois pas, ô Envoyé de Dieu, répondis-je.

- Le sultan de l‟Orient est mort, et toi, si Dieu veut, tu seras sultan à sa place. Qu‟en dis-

tu ?

- Si j‟étais investi de cette haute dignité, qui m‟aiderait et qui me suivrait ?

- Je serai avec toi et c‟est moi qui t‟aiderai.

Puis il resta silencieux et, après un moment, il me quitta ; je m‟éveillai sur les traces de

son départ et, tandis qu‟il s‟en allait, j‟en gardais une image très vivante ».

La pérégrination permanente (siyâha)

Malgré cela, le cheikh al-„Alâwî décida de quitter l‟Algérie. Il passa d‟abord par Alger, où il

remit son premier manuscrit [11] à un éditeur et poursuivit sa route vers la Tunisie. Là,

tout en voyageant très discrètement, le cheikh rencontra un groupe de personnes qui

souhaitaient le voir afin de s‟entretenir avec lui. Il les initia et ils devinrent ses premiers

fuqarâ‟ de Tunisie. Il leur laissa un exemplaire des Minah Quddûsiyya, et continua en

direction de la Libye. À Tripoli, il rejoignit sa famille. Pour la première fois il se trouvait

sur un territoire musulman non colonisé, celui de l‟Empire ottoman, dont il mesura

rapidement l‟état de dégradation. Cependant, il rencontra à Tripoli un homme,

Page 84: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

responsable de la douane, avec lequel il eut de longues conversations. Cet homme, lui-

même initié à la voie soufie, donna envie au cheikh d‟aller jusqu'à Istanbul, qui était à

l‟époque la capitale du califat.

Le cheikh arriva en Turquie, fatigué, malade. Il découvrit un monde en profonde

mutation. C'était le crépuscule du califat : l‟engagement de la Turquie auprès de

l‟Allemagne durant la Première Guerre mondiale, l‟occupation anglo-française, lors de la

guerre des Dardanelles, et la défaite l'avaient considérablement fragilisé. En Turquie

même, un mouvement progressiste s‟activait : « les jeunes loups », dirigés par Mustapha

Kemal. Ces militaires souhaitaient une modernisation de la Turquie et une laïcisation de

son État par l‟abolition du califat. Ils préparaient le coup d‟état du 2 novembre 1922. Le

cheikh al-„Alâwî pressentit ce traumatisme et préféra quitter la Turquie pour repartir vers

l‟Algérie.

Ayant retrouvant sa patrie, le cheikh remercia Dieu. Il vit que l‟avenir de la voie qu‟il

devait diffuser ne pouvait être dans un pays musulman autre que le sien. À partir de cet

instant, il prit conscience qu‟il fallait revivifier, adapter la voie soufie à l‟évolution des

idées, aux mutations du monde. Non seulement il prônait une relation non conflictuelle

avec l‟Occident, mais il prit en compte ce que celui-ci apportait comme progrès

technique. Il sut donc adapter tradition et modernité.

Son enseignement et sa pédagogie spirituelle commencèrent à porter leurs fruits. En

quelques années naquit la Shâdiliyya-Darqâwiyya-„Alâwiyya, voie qui apporta un

formidable renouveau. « C‟est une confrérie nouvelle seulement du point de vue

administratif, écrit le Dr Probst-Biraben ; c‟est plutôt un rajeunissement, nullement

dissident, de la grande école chadélite, dont firent partie, en Occident, Sidi „Abd al-Salâm

Ibn Mashîsh, le saint de Tétouan, sidi Bou Median, enseveli à Tlemcen, Ibn „Abbâd Rondi,

etc. On a prétendu que le cheikh voulut supplanter toutes les autres confréries. Son

succès ne fut point dû à des intrigues, mais à sa réelle séduction personnelle, à la

spiritualité qu‟il apportait, à son dynamisme tranquille qui contrastait avec le médiévisme

un peu figé, les méthodes mécaniques et surannées des autres confréries. Jamais il

n‟exploita ses fuqarâ‟, jamais il ne s‟enrichit à leurs dépens, conduite qui s‟apprécie plus

qu‟on ne croit dans les humbles milieux musulmans.»[12]

Le cheikh entreprit une série de voyages à l‟intérieur du pays. Il alla en Kabylie, dans

l‟impénétrable forteresse berbère. Il dut, pour cela, voyager pendant des mois, de village

en village, entouré de ses disciples, enseignant, éveillant, et éduquant dans un monde

qui s‟était replié sur lui-même. Quand on sait qu‟il ne parlait pas le berbère, on peut

apprécier comment, très vite, il a su rallier à la fois l‟élite des ulémas et le peuple, et ce

dans une contrée où existaient déjà des confréries soufies avec leurs maîtres et leurs

zâwiya. Il alla également dans les Aurès. Des statistiques coloniales indiquent que,

pendant l‟un de ces voyages effectués dans l‟Est algérien, plus de 14 000 personnes

prirent l‟attachement en quelques semaines. La tarîqa essaima dans l‟Oranais mais aussi

à travers toute l‟Algérie, notamment dans les milieux confrériques. Il toucha une élite qui

commençait à s‟occidentaliser tout en cherchant ses racines.

Nous avons vu qu'il avait créé en Tunisie un premier groupe de disciples, lequel continua

à s‟agrandir. À Fès, au Maroc, il fut reçu par les plus hautes dignités religieuses du pays,

mais aussi par des représentants de la famille royale ainsi que par des écrivains et des

intellectuels. Cette rencontre donna une dimension internationale à son message et à sa

personnalité. Cette pérégrination, cette siyâha permanente, atteignit son apogée lors du

pèlerinage à La Mecque et de sa visite en Palestine et en Syrie. Là aussi, son message

rencontra un écho considérable. Il fonda plusieurs zâwiya, notamment à Jérusalem,

Gazza, Damas et dans le Sinaï. Celles-ci engendrèrent à leur tour d‟autres zâwiya, en

particulier au Yémen.

Page 85: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Au retour du pèlerinage, le cheikh s‟arrêta en Europe où il avait déjà effectué un premier

voyage. C‟était une première pour un cheikh que de voyager en Europe et d‟avoir des

disciples européens. Ce contact permit la transmission de la pensée soufie en Occident.

L‟immigration joua un grand rôle dans cette diffusion : de nombreux immigrés algériens

partirent en France pour travailler, mais aussi des marins yéménites en transit pour

l‟Angleterre, qui allaient créer les premières zâwiya. Le cheikh fit deux voyages en

Europe (trois, selon certains) : l‟un à l‟inauguration de la Mosquée de Paris en 1926,

l‟autre à son retour du pèlerinage en 1928.

Il y rencontra des personnalités et surtout il découvrit la civilisation européenne dans

tout ce qu‟elle représentait à l‟époque : une civilisation qui se voulait le centre universel

de l‟art, de la culture, du progrès scientifique et industriel. Il était donc au cœur du

monde matérialiste, arrogant et dominateur. Sa pensée allait se nourrir de cette

rencontre avec l‟Occident. Le cheikh n‟eut pas une attitude de rejet, bien au contraire !

Comme l‟émir Abd el-Kader avant lui, il réalisa que dans cet Occident livré aux hydres du

consumérisme se trouvait un terrain favorable à l‟émergence d‟une spiritualité

universelle.

Les hommes viennent à lui

De retour en Algérie, le cheikh tomba malade. Il rencontra un médecin français qui avait

fait le voyage en sens inverse. Saturé de cette Europe imbue d‟elle même, cet homme de

médecine vint en Algérie pour soigner les pauvres. Il s‟installa à Tigditt, dans le quartier

arabe de la ville de Mostaganem, près de la zâwiya du cheikh al-„Alâwî. C‟était le docteur

Marcel Carret qui laissa un témoignage exceptionnel à propos de la personnalité du

cheikh.

Cet homme, qui se disait athée, fut profondément marqué dès sa première rencontre par

la personnalité du maître : « Ce qui me frappa tout de suite ce fut sa ressemblance avec

le Christ. Ses vêtements, si voisins, sinon identiques, de ceux que devait porter Jésus, le

voile de très fin tissu blanc qui encadrait ses traits, son attitude enfin, tout concourait

pour renforcer cette ressemblance. L‟idée me vint à l‟esprit que tel devait être le Christ

recevant ses disciples, lorsqu‟il habitait chez Marthe et Marie ». Il fut impressionné par la

dimension intellectuelle et spirituelle du cheikh : « Nous en vînmes incidemment à parler

de la prière, que je considérais comme une contradiction chez ceux qui croient en la

Souveraine Sagesse.

- Pourquoi prier ? avais-je demandé.

- Je devine votre pensée, dit-il. En principe, vous avez raison. La prière est inutile quand

on est en communication directe avec Dieu. Car alors, on sait. Mais elle est utile pour

ceux qui aspirent à cette communication, et n‟y sont pas encore parvenus. Cependant,

même dans ce cas, elle n‟est pas indispensable. Il y a d‟autres moyens d‟arriver à Dieu.

- Lesquels ?

- L‟étude de la doctrine. La méditation ou la contemplation intellectuelle sont parmi les

meilleurs et les plus efficaces. Mais ils ne sont pas à la portée de tous [13].

La désacralisation de l‟Occident incita nombre de ses intellectuels et de ses penseurs à

interroger leur civilisation, et leur propre religion. Les réponses insatisfaisantes qu‟ils

obtenaient les amenaient à s‟orienter vers de nouveaux horizons. Ainsi, de plus en plus

d‟Européens en quête de spiritualité allaient vers le cheikh. Vers cette zâwiya qui « devint

un lieu de rayonnement spirituel et de rencontres entre des personnes en quête d‟un

renouveau, d‟un humanisme qui pouvait répondre aux besoins de l‟époque [14] ».

Nous sommes dans les années 1920-1930. La Première Guerre mondiale venait de

s‟achever, guerre atroce qui décima des millions d‟hommes. Ce traumatisme allait créer

une intense interrogation quant à l‟avenir. Vers quel devenir l‟humanité se dirigeait-elle ?

Les couches les plus aisées de la population essayaient d‟oublier la douleur dans le

Page 86: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

divertissement des années folles. Cependant les nationalismes s‟exacerbaient. Le monde

était en sursis d‟un nouvel affrontement, des armements nouveaux se développaient, de

nouvelles guerres se dessinaient à l‟horizon. C‟est dans ce contexte que des intellectuels,

des artistes se tournèrent vers la sagesse de l‟Orient, en venant interroger le cheikh al-

„Alâwî.

Voici Gustave-Henry Jossot [15], un peintre de Montmartre en quête de spiritualité. Il se

rendit à Mostaganem où il devint disciple du cheikh al-„Alâwî. Ou encore Tapis, le plus

grand éditeur d‟Oran, également libraire, qui devint „Abd al-Rahman Tapis. Il était un

lien, un trait d‟union entre les penseurs de l‟époque.

« Comment la renommée du cheikh était-elle parvenue à s‟étendre ainsi au loin ? Car il

n‟y eut jamais aucune propagande organisée. Les disciples ne cherchaient nullement à

faire du prosélytisme. Et cependant l‟influence se propage, des candidats à l‟initiation se

présentent. Il en vient de tous les milieux.

J‟en exprimai un jour mon étonnement au cheikh. Il me dit :

- Viennent ici tous ceux qui se sentent troublés par la pensée d‟Allah. Et il ajouta ces

mots, dignes de l‟Évangile :

- Ils viennent chercher la Paix intérieure [16] »

Le métaphysicien René Guénon, qui joua un rôle majeur dans la diffusion de la doctrine

initiatique en Occident, se mit lui aussi à l‟écoute de cette voix qui s‟élevait de

Mostaganem. L‟histoire retient qu‟il n‟a jamais rencontré le cheikh al-„Alâwî. Cependant, il

se pourrait qu‟il y ait eu une entrevue à Paris en juillet 1926, durant le séjour du cheikh

dans la capitale. Nous n‟en avons pas la confirmation, mais nous trouverons peut-être un

jour trace de cela dans les archives de René Guénon. Par ses écrits inspirés, Guénon est

reconnu comme un homme de haute spiritualité. Par ses engagements ou ses recherches

il a parcouru les voies initiatiques de son époque et produit en marge de ses écrits

métaphysiques une analyse rigoureuse de l‟état de la société occidentale.

René Guénon suscita beaucoup de questions chez les Occidentaux et un grand nombre

de personnes sont venues vers lui, lui demandant vers quelle voie se diriger. Il envoya

vers le cheikh al-„Alâwî des chercheurs comme „Isâ Nûr al-Dîn, Frithjof Schuon, qui vint à

Mostaganem. Je précise cela pour l‟histoire et non pour polémiquer : quand il arriva à

Mostaganem, le cheikh al-„Alâwî était malade, fiévreux. Le cheikh Hajj „Adda, qui était à

l‟époque le moqaddem à Mostaganem, introduisit Schuon auprès du cheikh. Schuon ne fit

que lui embrasser la main, car le cheikh ne pouvait plus parler. Il eut cette très brève

rencontre, puis il repartit.

Eugène Taillarde [17], interprète judiciaire à Tunis, qui entretint une relation épistolaire

avec René Guénon, était lui aussi proche du cheikh. Nous voyons donc que le milieu

européen, en Occident et dans les pays colonisés (Tunisie, Algérie, Maroc) entra en

relation avec le cheikh al-„Alâwî afin de chercher une nouvelle voie : l‟espérance que les

hommes pourraient partager dans l‟avenir une réelle fraternité. Ils venaient aussi pour

rencontrer une spiritualité vivante. Une spiritualité qui se construit et s‟épanouit dans les

différents rapports qu‟elle tisse avec la multiplicité de la création, tout en étant ancrée

dans l‟unicité. Cette unicité qui nous relie tous à l‟Un, principe premier de chaque

tradition.

L’enseignement

De nombreuses personnalités, écrivains et orientalistes, soulignèrent à la fois le

rayonnement christique du cheikh al-„Alâwî et sa modernité : « Le cheikh Ben Aliwa était

d‟apparence chétive. Mais il émanait de lui un rayonnement extraordinaire, un irrésistible

magnétisme personnel. Son regard agile, lucide, d‟une singulière attirance décelait

l‟habileté du manieur d‟homme ». Ainsi le décrivait Augustin Berque [18]dans son article

: « Un Mystique moderniste, le cheikh Ben Aliwa ».

Page 87: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Le cheikh, en effet, harmonisa le soufisme avec la modernité. Ainsi, il restructura et

donna une nouvelle ampleur à l‟organisation des congrès annuels : au lieu de continuer à

pratiquer la wahada, réunion autour d‟un mausolée d‟un saint, à la campagne, il choisit

comme emplacement Alger, la capitale. Au cours de ces rencontres, il réunit l‟élite des

penseurs algériens, tous ceux qui aspiraient à un renouveau et qui, comme lui, se

battaient pour que ce pays ne perde pas ses racines et son âme.

Il innova en étant le premier cheikh dans l‟histoire à créer plusieurs journaux. La

première revue, Lisân al-Dîn, ayant été interdite par les autorités coloniales, il en créa

une seconde en 1926 sous le titre de Al-Balâgh al-Jazâ‟irî. Celle-ci eut un écho

extraordinaire à travers le monde arabe. Participèrent à son élaboration des écrivains,

des penseurs, des théologiens, des poètes de tous pays. Ce journal reflétait la vision du

cheikh qui relisait lui-même chaque article. C‟est un document historique d‟une richesse

considérable, qui montre l‟évolution de la pensée de l‟époque, de cette renaissance

(nahda) musulmane qui se cherchait.

La vision du cheikh était critique, adressée au monde et en particulier à la société

musulmane. En ce sens, il combattit l‟évangélisation menée en Algérie et ailleurs,

notamment par des églises protestantes. Il n‟admettait pas non plus le système d‟une

citoyenneté à double vitesse instaurée par les autorités coloniales : le code de l‟indigène

d‟un côté, et celui du statut de colon français de l‟autre. Par ailleurs, il dénonçait avec

tout autant de vigueur le procédé de naturalisation suivant lequel, pour devenir citoyen,

il fallait abandonner son nom. Le cheikh y voyait une invitation à se renier. Il avait, sur

ce sujet, une profonde divergence avec les réformistes qui, dans leur lutte contre les

confréries soufies, préconisaient l‟assimilation par la naturalisation. Il faut ici rappeler

que le cheikh al-„Alâwî fut l‟un des promoteurs de Jam„iyyat al-„ulamâ‟, la première

association des ulémas d'Algérie, qui donna naissance plus tard au mouvement

réformiste. Figuraient, dans cette association, des réformistes salafis comme Ibn Bâdîs,

mais peu importait : il fallait que chacun participe au débat d‟idées, ait un minbar, un lieu

d‟expression libre. D‟ailleurs, Ibn Bâdîs fit une visite au cheikh al-„Alâwî à Mostaganem,

témoignant ainsi du respect qu‟il lui portait. Le cheikh joua, autant que les circonstances

le lui permettaient, un rôle de conciliateur, et rendit possible le dialogue.

Il souhaitait un échange d‟idées, mais sans pour autant verser dans la polémique stérile.

Il avait compris l‟importance que pouvait avoir, dans le monde musulman, la libre

circulation des idées. L‟aridité, voire l‟absence, de véritables débats a été et est toujours

un handicap majeur pour l‟évolution du monde musulman. Durant toute sa vie, le cheikh

favorisa tout ce qui pouvait aider à une prise de conscience. Il alla jusqu‟à utiliser le

théâtre ou élever des singes à cet effet : ses disciples se promenaient d‟un village à

l‟autre, en montrant ces animaux singer les gestes de la prière ! Le cheikh voulait à

travers cette mise en scène interroger les musulmans sur le sens de leur pratique. Il

réfutait d'évidence le maraboutisme syncrétiste proche du charlatanisme.

Pour le cheikh, le soufisme était une voie d‟éveil, tant pour la femme que pour l‟homme.

J‟ai recueilli le témoignage de ma grand-mère, sa nièce qu‟il avait adoptée alors qu‟elle

avait perdu ses deux parents. C‟est donc le cheikh al-„Alâwî qui l‟a recueillie et élevée. Ce

témoignage est révélateur de l'ouverture du cheikh. Elle nous racontait comment, alors

qu'elle avait sept ou huit ans, il l‟emmenait avec lui durant ses pérégrinations à cheval ;

comment il lui construisit une piscine où, tout en l‟accrochant à une corde, il lui apprenait

à nager. Quand il écrivait des poèmes mystiques, elle était la première à en bénéficier ; il

les lui apprenait et les lui faisait chanter. À travers elle, c'était à toute une jeunesse qu‟il

enseignait. Et notamment à celui qui sera son successeur, le cheikh Sidi Hajj „Adda, qui

bénéficia de l‟enseignement du cheikh al-„Alâwî dès l‟âge de huit ans.

Le cheikh a toujours marqué un intérêt particulier pour la jeunesse, qu‟il éduqua

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attentivement sur les plans exotérique et ésotérique, la conduisant, pas à pas, vers la

plus haute spiritualité. Il transmit aux disciples les plus avancés l‟enseignement qu‟il

avait reçu du cheikh al-Bûzîdî et dont voici un aperçu synthétique :

« L‟infini ou le monde de l‟Absolu que nous concevons comme extérieur à nous, est au

contraire universel et existe aussi bien en nous-mêmes qu‟au dehors. Il n‟y a qu‟un

monde : celui-là. Ce que nous considérons comme le monde sensible, le monde du fini ou

du temporel, n‟est qu‟un ensemble de voiles cachant le monde réel. Ces voiles sont nos

propres sens qui ne nous donnent pas la vision exacte des choses, mais qui, au contraire,

en empêchent et limitent la perception : nos yeux sont les voiles de la vraie vue, nos

oreilles le voile de l‟ouïe véritable et ainsi des autres sens. Pour se rendre compte de

l‟existence du monde réel, il faut faire tomber ces voiles que sont les sens ; il faut en

supprimer tout fonctionnement, fermer les yeux, se boucher les oreilles, s‟abstraire du

goût, de l‟odorat, du toucher. Que reste-t-il alors de l‟homme ? Il reste une légère lueur

qui apparaît comme la lucidité de la conscience. Cette lueur est très faible à cause des

voiles qui l‟entourent ; mais il y a continuité parfaite entre elle et la grande lumière du

monde infini. C‟est dans cette lueur que se concentre la perception du cœur, de l‟âme, de

l‟esprit, de la pensée. L‟invocation, le dhikr du Nom divin, du Nom de l‟Infini « Allâh » est

comme le va-et-vient qui affirme la communication de plus en plus complète jusqu‟à

parvenir à l‟identité entre les lueurs de la conscience et les éblouissantes fulgurations de

l‟Infini [19] ».

Nous devons ici apporter quelques précisions sur la notion de retraite spirituelle, la

khalwa, qui, avant lui, était réservée le plus souvent à une élite et faite dans des

conditions « anarchiques », notamment par « les gens du blâme », c‟est-à-dire ceux qui

s‟exilaient dans les montagnes, erraient à travers le pays, sans domicile, et revêtaient

des habits sales et déchirés (derbala). Le cheikh al-„Alâwî structura ces retraites : il créa

des lieux particuliers à cet effet et en codifia la pratique. L'initiation fut alors donnée à la

fois par lui et par ceux qui, ayant atteint la réalisation, étaient devenus des « directeurs

spirituels ».

La retraite donna à la dimension ésotérique de l‟enseignement du cheikh une énergie

considérable. Elle délivre l‟homme du conditionnement de sa culture, des limites de son

individualité afin de l‟ouvrir à l‟universel et d‟établir une relation intime avec le Divin. Le

cheikh al-„Alâwî en donna la définition suivante à „Abd al-Karîm Jossot : « C‟est une

cellule dans laquelle je place le récipiendaire après qu‟il m‟ait juré ne de pas en sortir, s‟il

le faut avant quarante jours. Dans son oratoire, son unique occupation est de répéter,

sans arrêt, jour et nuit, le Nom divin, en prolongeant chaque fois la syllabe jusqu‟à

épuisement du souffle. Auparavant, il doit réciter soixante quinze mille fois la formule de

la shahâda. Durant la journée, il observe un jeûne rigoureux qu‟il rompt seulement le

soir [20] ».

Mais la spiritualité intense du cheikh ne doit pas nous faire oublier que parallèlement il

fut un maître soufi qui utilisa l‟électricité, le téléphone et l‟imprimerie, lorsqu‟il publia ses

propres œuvres. Il voyagea et acheta l'une des premières voitures qui se trouvaient en

Algérie. Nous voyons que le cheikh, loin de s‟isoler dans une attitude hiératique et

lointaine, avait une ouverture d‟esprit considérable. Par exemple, il interdisait à ses

disciples vivant en Occident, de porter des vêtements religieux traditionnels dans la rue.

Et nous sommes dans les années 1920-1930 !

Le cheikh poussait l‟homme à évoluer, à vivre dans son temps sans jamais se départir de

cette relation étroite et essentielle avec le spirituel. Il acceptait et admettait tout ce qui

pouvait apporter à l‟homme le confort matériel, mais toujours en étroite relation avec la

dimension intérieure, dans un équilibre permanent entre le profane et le sacré.

« Apprendre à conduire une automobile, s‟assimiler aux merveilleux travaux de la

Page 89: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

mécanique, apprendre à réfléchir, à méditer sur tout ce qui peut procurer du bien-être à

l‟homme, cela n‟est pas incompatible avec la religion.[…] Non ! La religion n‟empêche pas

l‟homme d‟atteindre les plus hautes cimes de la science, la religion n‟est qu‟un

guide [21] ».

La pensée profonde du cheikh est que tout est sacré, même ce qui, à nos yeux, paraît

profane. C‟est la Miséricorde divine qui se déverse sur les êtres en leur procurant un

bien-être, tout en les appelant sans cesse à ce retour vers soi, à cet éveil à la conscience

suprême. « Il n‟y a pas un atome dans l‟univers qui ne porte en lui l'un des Noms de

l‟Adoré » dit-il dans l'une de ses Sagesses.

L'œuvre écrite du cheikh

Rappelons que le cheikh était autodidacte. Comme nous l‟avons dit plus haut, on ne lui

connaît aucun professeur, aucun éducateur, si ce n'est son père. Il alla de temps en

temps assister à des cours de théologie avec le mufti de Mostaganem, mais ce fut

épisodique et ponctuel. Ce qu‟il a écrit révèle son génie, comme en témoigne A. Berque :

« Agile et légère, sa dialectique effleurait les problèmes. Elle les renouvelait, les avivait

au passage d‟un brillant trait de pourpre. Il platonisait avec une grâce élégante,

s‟installait d‟un coup d‟œil dans les systèmes les plus abrupts. Et son amitié des idées

était si passionnée, qu‟il les apaisait, les réconciliait, les fondait dans une large synthèse

d‟amour ». Concernant les textes sacrés, il faisait preuve d‟une pénétration incisive : «

Son herméneutique était aussi souple qu‟agile. Il confessait en petit comité la pluralité

anagogique du Coran […] et trouvait aux Livres sacrés toute une hiérarchie de

sens [22] ». Il entreprit un commentaire singulier du Coran, analysant chaque verset

selon sept différents degrés de compréhension. La maladie, malheureusement, ne lui

permit pas de l‟achever. Il rédigea de nombreux ouvrages sur le tasawwuf, dont une

réfutation précise des arguments des adversaires du soufisme. Al-Minah al-Quddûsiyya,

les « très saintes inspirations », occupent une place particulière dans son œuvre. C‟est

une interprétation ésotérique des rites fondamentaux de l‟islam qui, tout en délivrant un

enseignement métaphysique de premier plan, s‟avère être une aide précieuse au «

cheminant » dans son rapport avec lui-même, son maître et le divin.

Il a écrit par ailleurs, en termes simples, des ouvrages sur la Sharî„a, afin que tout

musulman, tout disciple, puisse acquérir les bases essentielles de l‟islam. Il a dégagé les

principes de cette religion de la gangue dans laquelle les débats théologiques les avaient

enfermés. Il fut amené à dire cette phrase toujours d‟actualité : « L‟islam se plaint à Dieu

: il est trahi par les siens ». C‟est pourquoi le cheikh al-„Alâwî ne transmettait pas

uniquement l‟initiation spirituelle, mais enseignait également la voie exotérique. Il

témoignait de cette façon de sa fidélité au verset coranique : « Et c‟est ainsi que nous

avons fait de vous une communauté du juste milieu » (2 : 143).

Il a débattu dans d‟autres écrits de problèmes philosophiques essentiels : l‟origine de

l‟homme et ses rapports avec la société, les mystères de la création, la cosmologie, etc.

Il a aussi rédigé des poèmes pénétrants, avec des mots simples aux allusions subtiles qui

vous transportent vers le monde de l‟ivresse et de l‟amour divins. (cf. : Khangui

Mohamed Moncef, Le soufisme à travers les Poèmes du Cheikh Al Alawi, Université Michel

de Montaigne, Bordeaux, 2004)

Au cœur de son enseignement, de sa réflexion, de ses écrits métaphysiques et de sa

poésie, siège la figure centrale du prophète Muhammad. La « Lumière muhammadienne

» (al-nûr al-muhammadî) que le cheikh nous invite à contempler dans ses fulgurantes et

apaisantes irradiations n‟est pas figée dans l‟histoire ou dans l‟encre des commentaires.

Le cheikh nous invite à rencontrer un Prophète vivant, actuel, source de culture,

d‟émancipation et d‟élévation, mais aussi à écouter la voix du Messager du retour à soi et

du bel agir.

Page 90: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Conclusion

Comment donc cet homme, doté de si peu de bagage intellectuel, a-t-il pu convaincre,

écrire, fonder une tarîqa ? Il a restructuré la pratique spirituelle traditionnelle tout en

développant des idées novatrices qui pouvaient aller jusqu‟à choquer certains. Il a ainsi

participé à l‟élan de la Nahda, à cette revivification de la pensée musulmane qui,

malheureusement, fut brisée par le déferlement de l‟idéologie wahhabite, mais aussi par

un réformisme nationaliste à dimension limitée. Le panarabisme ne prônait qu‟un

chimérique retour à un passé, certes glorieux, mais suranné. D‟autres pensaient l‟avenir

uniquement en termes de progrès matériel, en oubliant voire en niant cet héritage

spirituel. Le débat est resté ainsi figé jusqu‟à nos jours. Le fondamentalisme actuel n‟est

que la version éculée de l'idéologie d‟un retour vers l‟âge d‟or, comme si l‟histoire pouvait

revenir sur elle-même.

Face à cette stagnation de la culture islamique, la pensée du cheikh, j‟en témoigne,

suscite actuellement, dans différents endroits du monde musulman, un intérêt certain. Il

nous invite, en effet, à ne pas rejeter la rationalité au détriment de la spiritualité, à ne

pas nous enfermer dans une religiosité frileuse. Par sa vie et son enseignement, le cheikh

nous montre comment mieux servir l‟humanité ; comment tenter d‟harmoniser et

d‟embellir le monde. Selon l‟admirable formule du docteur Probst-Biraben, le cheikh

enseignait « la fraternité aimante des hommes [23] ». Cet auteur nous livre aussi des

précisions concernant l‟impact de la pensée du cheikh sur la société, et en particulier sur

le rôle des confréries soufies : « L‟alawisme est donc une branche moderne de l‟école

shadilite et darqawi, qu‟on ne saurait confondre avec les confréries à procédés

mécaniques provoquant une sorte d‟assoupissement psychique. Il a tenté le retour aux

exercices spirituels individuels des grandes époques de la mystique musulmane. Il n‟a

procuré à ses chefs ni richesse, ni grands honneurs officiels ; on n‟a aucune impression

de faste dans ses maisons. Ceux qui y travaillent, pour contribuer à l‟entretien des

immeubles et des pauvres, instruire les enfants, le font volontairement et ne sont

nullement des sortes de serfs. On voit qu‟ils œuvrent avec joie pour Dieu et pour les

frères. La moralisation d‟hommes criminels ou vicieux n‟est pas un des moindres

résultats obtenus. Il est probable que la partie pratique, l‟action morale, à laquelle Sidi

Ben Aliwa a donné une impulsion, continuera [24] ».

Effectivement, cet héritage se perpétua à travers l‟œuvre de son successeur, le cheikh

Hajj „Adda Bentounès, comme le relate un article de presse paru en 1952 : « Depuis

1934, la confrérie a connu un essor nouveau grâce au dévouement de cheikh Sidi Hajj

„Adda Bentounès, qui se dépense sans compter pour enseigner à ses disciples, leur

donner des conseils quant à leurs obligations religieuses, ainsi qu‟à celles s‟attachant à la

vie, à la fraternité humaine et à la haute spiritualité. Ici, en Algérie, tous ceux qui ont

connu le cheikh ou ses adeptes sont unanimes à reconnaître ses qualités et sa noblesse.

Il est à noter que le cheikh jouit auprès des milieux chrétiens d‟une chaude sympathie,

d‟une vénération et d‟une estime sans égales. Il reçoit ses visiteurs non musulmans avec

courtoisie, respecte les convictions et leur démontre durant tout l‟entretien que la

synthèse des religions est la meilleure base d‟une fraternité durable. D‟ailleurs sa

renommée dépasse l‟Afrique et l‟Orient. D‟Europe et d‟Amérique, des dizaines d‟illustres

personnalités, ayant pris contact avec lui, embrassèrent le foi islamique [25] ».

On ne peut, dans un espace si court, qu‟effleurer les différentes facettes de cet homme

universel que fut le cheikh al-„Alâwî, qui demeure pour beaucoup le revivificateur de la

Voie soufie (mujaddid al-tasawwuf), comme en témoignent de multiples lettres et

attestations conservées jusqu‟à aujourd‟hui dans les archives de la zâwiya mère de

Mostaganem.

Elles émanent de nombreuses personnalités, représentant différentes confréries soufies.

Page 91: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Parmi elles, citons le petit-fils du cheikh Moulay al-„Arabî al-Darqâwî, Sidi Muhammad

Ben Tayyeb Darqâwî, demandant son rattachement au cheikh et l‟informant de

l‟acquisition d‟un terrain au Maroc auquel il a donné le nom de Mostaganem et sur lequel

il envisage de construire une zâwiya (1922) ; le petit-fils du cheikh Bouamama, de la

tarîqa Taybiyya, qui renouvelle son attachement au cheikh et lui demande l‟autorisation

de faire le Pèlerinage (1926) ; le représentant de la tarîqa Tijâniyya au Maroc, Ahmad

Sukayraj, qui fait l‟éloge du cheikh al-„Alawî et de son œuvre (1933) ; le cheikh de la

tarîqa Kattâniyya qui manifeste son soutien au cheikh (1919).

D‟autres témoignages sont venus de l‟Orient, tel ce courrier de la tarîqa Naqshbandiyya

du Yémen dans lequel le cheikh Salâh al-Tayyâr désigne le cheikh al-„Alâwî comme

l‟héritier de l‟enseignement ésotérique muhammadien, mais aussi celui du cadi et mufti

des lieux saints de l‟islam, Muhammad al-Makkî, dans lequel ce dernier lui demande de

bien vouloir l‟accepter comme disciple.

Des personnalités de Palestine, réunies en congrès en 1934, témoignent également par

écrit de l‟ampleur du message du cheikh, « qui a embrassé tous les domaines et plus

particulièrement ceux de la paix et de l‟amour, dans un enseignement qu‟il n‟a cessé de

dispenser jusqu‟à son dernier souffle ». Des islamologues contemporains ont également

attesté de l‟envergure du cheikh : « Il était hautement estimé et salué par de nombreux

mujaddid — rénovateurs — islamiques de son époque, identifié par eux à celui annoncé

en ces termes par un hadith : « Chaque siècle, Dieu enverra un rénovateur à la

communauté. » (Cyril Glassé, Dictionnaire encyclopédique de l'Islam, Bordas, Paris,

1991, page 22

Bibliographie

„Alawî Ahmad (al-), 1329/1911, Al-Minah al-Quddûsiyya, Mostaganem.

Bentounès „Adda, 1936, Al-Rawda al-saniyya fî l-ma'âthir al-„alâwiyya, Mostaganem.

Bentounès Khaled, 2003, La fraternité des Cœurs, Gordes, Le Relié.

Cartigny Johan, 1984, Cheikh Al Alawi - Documents et Témoignages, Paris, Éditions les

Amis de l‟Islam.

De Giorgio Guido, 1987, l‟Instant et l‟Eternité, Archè Milano.

Lings Martin, 1990, Un saint soufi du xxe : le Cheikh Ahmad Al-„Alawî, Paris, Le Seuil.

Probst-Biraben Dr, 1949, En Terre d‟Islam, n° 31, Alger.

---------------------------------------------------------------------

[1] Dr Probst-Biraben, 1949.

[2] Cf. les Minah Quddûsiyya, p. 4.

[3] Ces éléments biographiques sont extraits du livre que le cheikh Hajj „Adda Bentounès

a consacré à son maître, le cheikh al-„Alâwî, et qui est intitulé : Al-Rawda al-saniyya fî l-

ma'âthir al-„alâwiyya, « les sublimes florilèges du cheikh al-„Alâwî », Mostaganem, 1936.

[4] Originaire de Mostaganem, ce cheikh de la confrérie Darqâwiya y décéda en 1909.

[5] Al-Rawda al-saniyya, op. cit., p. 5.

[6] Ibid., p. 8.

[7] zâwiya : littéralement « angle d‟un édifice » ; symboliquement, lieu de la rencontre

du temporel et du spirituel. Apparu vers le xiiie siècle, ce lieu désignait les bâtiments où

vivaient les cheikhs et leurs disciples ; aujourd‟hui il englobe de manière plus large des

activités religieuses et spirituelles.

[8] Al-Rawda al-saniyya, op. cit., p. 12.

[9] Cousin et gendre du Prophète, quatrième calife. Dans la plupart des chaînes

initiatiques, il est le chaînon qui relie au Prophète.

[10] Cheikh Hajj „Adda Bentounès (m. 1952), successeur et gendre du cheikh al-„Alâwî.

Grammairien et poète, il créa en 1944, la revue al-Murshid (le Guide). Le livre La

Fraternité des Cœurs lui est consacré (2003).

Page 92: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

[11] Il s‟agit des Minah Quddûsiyya, « Les très Saintes Inspirations », qui furent éditées

pour la première fois en 1329/1911.

[12] Dr Probst-Biraben, 1949, p. 2.

[13] M. Carret, Le cheikh Al Alawi (souvenirs), in Johan Cartigny, 1984, p. 24.

[14] G.-H. Jossot, le Sentier d‟Allah, 1927, Tunis, in Johan Cartigny, cheikh Al Alawi

Documents et Témoignages, p. 64.

[15] Le peintre Gustave-Henri Jossot fut l‟un des caricaturistes les plus connus du début

du xxe siècle. Il témoigna de son engagement dans le soufisme dans un ouvrage

aujourd‟hui introuvable, Le sentier d‟Allah. Il relate dans cet ouvrage sa rencontre et les

entretiens qu‟il eut avec le cheikh al-„Alâwî.

[16] M. Carret, op. cit., p. 19.

[17] En relation avec R. Guénon, Eugène Taillarde servit d‟intermédiaire pour faire entrer

en contact des Occidentaux avec le cheikh al-„Alâwî : Cf. G. De Giorgio, 1987.

[18] A. Berque, orientaliste, fut administrateur et trésorier de la Société historique

algérienne. Écrivain, homme de culture, il rencontra de nombreuses fois le cheikh al-

„Alâwî. Il est le père de Jacques Berque, l'orientaliste bien connu (m. 1995), p. 31.

[19] G.-Henri Jossot, op. cit., p. 75.

[20] Ibid, p. 76.

[21] A. Berque, op. cit., p. 53.

[22] Ibid., p. 33.

[23] Dr Prost-Biraben, 1949, p. 4.

[24] Ibid., p. 6.

[25] Le phare de Tunis, 26 décembre 1952, in K. Bentounès, 2003, p. 64.

Article écrit par Cheikh Khaled Bentounès, tiré du livre de Eric Geoffroy " Une voie soufie

dans le monde: la Shâdhiliyya"

Publié par Maisonneuve & Larose, 2005.

Page 93: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

La Zaouïa Alâwiya refuse d’ôter les images du prophète Mohammed du livre de Khaled Bentounès

La polémique déclenchée autour du livre de Khaled Bentounès, le cheikh de la zaouïa Alâwiya de

Mostaganem, Soufisme, l’héritage commun, qui vient de s’amplifier par un communiqué du Haut-Conseil

islamique, aura provoqué une plus grande affluence autour du stand où l’ouvrage est exposé à la vente

publique. Première conséquence, alors que l’ouvrage, en raison de sa cherté, s’écoulait

parcimonieusement, on observe une augmentation substantielle des ventes. Seconde conséquence,

alors que jusque-là, le cheikh et ses fidèles s’en tenaient à une certaine réserve, ils sont de plus en plus

nombreux à intervenir dans le débat. A l’instar de l’universitaire Nasreddine Mouhoub, porte-parole du

colloque et parlant au nom de la zaouïa, qui rappelle que les miniatures reproduites dans le livre sont

connues et exposées depuis des siècles sans que cela ne choque ni les oulémas ni personne.

Il tient à préciser qu’il ne s’agit pas de photographies mais de simples miniatures et qu’elles sont exposées dans

des musées en Iran, en Turquie et en Afghanistan. Il souligne également que durant les années 1970, des

reproductions de ces miniatures se vendaient dans nos marchés et ornaient toutes les maisons sans que cela ne

dérange quiconque à l’époque. De ce fait, en les reproduisant dans son ouvrage, le cheik Bentounès n’a rien

apporté de personnel, il s’agit d’un patrimoine islamique et universel.

M. Mouhoub ajoute que le livre n’est pas un ouvrage classique mais une simple énumération des étapes de la

propagation de l’Islam avec des emprunts repris à titre d’illustration de cette épopée. « D’abord, dit-il, avant de le

condamner, il eut été plus judicieux d’en prendre connaissance au préalable, ce que ses détracteurs ne veulent

pas faire ; ors ce que nous demandons au HCI c’est d’en prendre connaissance et de venir en parler avec nous.

Nous sommes ouverts au dialogue et dans le cas où nos contradicteurs apportent la moindre preuve d’une

dérive, nous serions prêts à la corriger. » Y compris en retirant les miniatures, lui demandons-nous. Notre

interlocuteur se fait alors catégorique, soutenant être « dans le droit chemin et que de ce fait, ni le livre ni les

miniatures ne seront retirés ». Se référant à Sirate Ibnou Hichem, notre interlocuteur soutient que ce dernier a fait

« une description minutieuse du Prophète, de ses yeux, de ses cheveux et d’autres détails de son anatomie à tel

point que n’importe quel portraitiste pourrait s’en inspirer et produire une œuvre réaliste ». Pourtant, dans ce cas,

personne n’aurait trouvé à redire. « Pour nous, cette campagne ne sert ni l’islam ni les musulmans, par contre

elle tend à entretenir la fitna. Nous sommes prêts à poser le problème au niveau de toutes les instances de droit

musulman comme l’université d’El Azhar ou celle des Qaraouiyne », ajoute-t-il.

Ce livre est « un bout de lumière »

Page 94: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

« Nous sommes prêts à consulter toutes les instances islamiques internationales, mais nous ne reculerons pas !

On oublie que ce livre pose de vrais problèmes dont on ne veut pas parler. » Comme ces photos du XIXe siècle,

représentant les tombeaux des proches compagnons du Prophète, de ses épouses Khadidja et Aïcha, des gens

de Badr et de Ouhoud, de la colline où eut lieu l’allégeance au Prophète de la part de 70 personnalités, alors

qu’actuellement ces sites ont complètement disparu sans que personne n’ait songé à les protéger, à les

restaurer. Pourtant, c’est un patrimoine islamique qu’il aurait fallu protéger. « Savez-vous que le lieu de naissance

du Prophète Mohammed, à La Mecque, a été transformé en une obscure librairie complètement désaffectée ? Et

ça ne choque personne. On veut nous faire croire qu’au moment où l’homme conquiert l’espace, les musulmans

seraient capables de se prosterner devant des tombes ! » Cet islam salafiste « veut nous imposer son point de

vue et sa vision de l’Islam. Nous, à la tarîqa alawiya, nous sommes conscients que l’islam exige de nous

l’ouverture sur nous-mêmes et sur les autres religions. Tous ceux qui prônent un renfermement sur nous-mêmes,

qui refusent toute évolution et toute ouverture vers les autres civilisations, sur la vie, constituent un danger pour

l’Islam ».

Pour Sid Ahmed Ghozali, ces attaques contre le livre sont choquantes : « Pour une fois que nous avons

quelqu’un qui sait de quoi il parle, il n’est pas normal, martèle-t-il, qu’au moment où l’on dit n’importe quoi sur

l’islam et les musulmans, y compris dans des médias arabes, on lui tape dessus sans discernement. Ce livre est

un bout de lumière qui vient nous éclairer. Pour moi, le rôle d’un gouvernement ou d’un pouvoir politique n’est pas

d’essayer de violer sa conscience ou de limiter sa liberté d’expression ! Je suis choqué qu’un responsable fasse

le procès d’une œuvre lumineuse. Personnellement je me réjouis que dans un monde délétère, où l’Islam est

vilipendé à longueur de journée, quelqu’un comme Khaled Bentounès, qui sait parfaitement de quoi il parle, sorte

un livre pareil. A contrario, je suis scandalisé qu’un bureaucrate ait l’idée d’empêcher la vente de ce livre. Je le dis

avec solennité : ce livre est une œuvre d’utilité publique. L’Islam n’est pas une somme d’interdits, c’est une

somme de valeurs universelles dont malheureusement nous ne profitons pas. » Source: elwatan

Page 95: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Principes de la médecine hospitalière mohammadienne et son

influence en Europe

« Cherchez la science du berceau au tombeau et jusqu’en Chine s’il le faut ».

Ce hadith du Prophète impulsa une dynamique extraordinaire au déploiement

scientifique de la civilisation musulmane qui initiera l’essor scientifique et

technique de l’Occident avec, notamment, l’essor d’une médecine hospitalière

qui servira de référence en Europe.

Par Cheikh Khaled Bentounès

Extrait d’un article paru dans la revue Nouvelles Clés 2003

Obligation du croyant d’apporter soin à toute personne,

idépendamment de son origine, sa croyance, ou son rang social

En ce qui concerne la création et le développement des hôpitaux, les musulmans

furent des précurseurs ainsi que pour l’autopsie du corps humain.

Un des premiers hôpitaux fut construit par le khalife Khalid I, de 705 à 710. A

partir du IXème siècle, ces institutions se structurent et se multiplient rapidement.

L’hôpital ’Adûdî de Bagdad, inauguré en 982, avait à son service quatre-vingts

médecins de différentes spécialités (ophtalmologistes, chirurgiens,

traumatologues...) qui remplissaient de plus une tâche d’enseignement. Trente-

quatre ouvertures d’hôpitaux sont recensées en terre d’Islam après le IXème siècle.

Cette dynamique s’étendra du Maghreb à l’Andalousie et par delà à l’Europe.

Même si en Europe, les centres de soins et d’hébergement étaient séparés, il fallut

attendre l’an 1500 et la nomination à l’hôpital de Strasbourg d’un médecin attitré

pour que prît fin cette situation ; ce fut ensuite le cas de Leipzig en 1517, puis de

l’Hôtel-Dieu de Paris en 1536. Et cela plusieurs siècles après la construction des

premiers hôpitaux musulmans, dont certains possédaient même un service

psychiatrique où l’on utilisait la musique comme thérapie des maladies mentales.

D’une manière générale, les médecins suivaient un planning hebdomadaire, avec

gardes de jour et de nuit, des cours pour les étudiants et des conférences pour les

chefs de services.

Ils possédaient également une pharmacie dirigée par un pharmacien en chef. Les

malades, sur une ordonnance délivrée par l’hôpital, pouvaient se procurer

gratuitement des médicaments. Cette gratuité des soins et des médicaments, pris en

charge par la collectivité, s’appuie sur un principe fondamental de la conception de

la médecine musulmane : l’égalité devant les soins. Le développement important de

la santé publique est dû à cette obligation du croyant d’apporter soin à toute

personne quelle que soit sa place dans la société, son origine raciale ou sa croyance.

Page 96: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Premières chartes hospitalières en monde musulman

Voici le texte régissant l’hôpital construit par Mansour Qalâwûn en 1282 : « Il se

charge de soigner les malades pauvres, hommes et femmes, jusqu’à leur guérison.

Il est au service du puissant et du faible, du riche et du pauvre, du sujet et du prince,

du citoyen et du brigand, sans exigence d’une quelconque compensation, mais pour

la seule recherche des bienfaits de Dieu, le Généreux ».

Le témoignage d’un contemporain de la création de l’hôpital de Marrakech en 1190

nous montre à quel degré fut élevé le soin apporté aux malades : « Abû Yûsuf a

construit dans la ville de Marrakech un hôpital dont je ne pense pas qu’il en existe

de semblable au monde. Pour cela, il a choisi une large étendue de terre dans la

zone la plus nivelée de la ville et il a ordonné aux bâtisseurs de la réaliser à la

perfection (...). Il ordonna aussi d’y planter toutes sortes d’arbres, de plantes

odorantes ou comestibles. Il y fit couler une eau abondante qui circulait dans toutes

les pièces, en plus de quatre bassins avec du marbre blanc dans l’un d’eux. Puis, il

ordonna qu’il soit doté de couvertures raffinées en laine, en coton, en soie, en peau.

Il lui consacra trente dinars par jour pour la nourriture et les dépenses particulières,

sans parler des médicaments. Il y recruta des pharmaciens pour la fabrication des

boissons, des huiles, des collyres. Il y mit à la disposition des malades, des habits

de nuit et de jour (...). Lorsque le malade devait le quitter, s’il était pauvre, il

ordonnait de lui donner une somme pour vivre, jusqu’à ce qu’il fut indépendant.

S’il était riche, on lui remettait son argent et ses effets ».

Le plus grand médecin du Moyen-âge, Ar-Razi ou Rhases

En plus de l’étude directe des ouvrages de médecins arabes, les étudiants

disposaient de manuels écrits par les traducteurs. Ainsi, dès le IXème siècle, ils

disposaient de centaines d’ouvrages de références. Ils pouvaient consulter aussi les

dossiers médicaux des grands hôpitaux. Dans ceux-ci on dressait soigneusement le

procès verbal des examens médicaux, du diagnostic, des prescriptions et de leurs

effets, de l’évolution générale : un véritable tableau synoptique rigoureux de

chaque cas. De l’ensemble de ces observations naquit un colossal ouvrage médical

qui servit durant des siècles au corps médical européen. Cet ouvrage de compilation

composé pour son usage personnel et pour ses étudiants fut écrit par celui qui fut

considéré par ses pairs comme le plus grand médecin du Moyen-âge Ar-Razi

(m.935), (Rhases pour l’occident).

Il y a 600 ans, cet ouvrage fut l’un des rares que possédait la faculté de médecine de

Paris ; livre si précieux que le roi Louis IX, lui-même, dût déposer une caution de

douze livres d’argent et cent écus d’or pour que lui fût confié ce trésor, afin que ses

médecins personnels puissent le consulter.

Du reste, une statue fut élevée à la mémoire d’Ar-Razi dans l’auditorium maximum

de l’école de médecine de Paris, si bien qu’aujourd’hui-même, chaque fois qu’ils se

Page 97: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

réunissent dans le grand amphithéâtre du boulevard Saint germain, les étudiants en

médecine peuvent contempler le célèbre médecin Arabe.

Influence de la médecine musulmane en Europe, à la fin du Moyen-âge

Les traducteurs d’Al-Andalus jouèrent un rôle prépondérant dans la diffusion du

savoir. On peut citer à titre d’exemple, le fameux Canon (AL-QANÛN)

d’Avicenne qui marquera durablement la théorie et la pratique de la médecine en

Occident tout comme la grande encyclopédie médicale, le Tasrîf de l’éminent

chirurgien Andalou Abû-l-Qâsim al-Zahrawî, mort en 1013 (célèbre dans

l’Occident médiéval sous le nom d’Alboulcassis). Traduit en latin au XIIème

siècle, il fut étudié en Europe pendant plusieurs siècles et laissa à la postérité non

seulement une expérience de praticien hors pair (cautérisation des plaies,

destruction des calculs biliaires, pratiques gynécologiques, diverses formes de

sutures...) mais aussi de nombreux instruments de chirurgie.

L’Italie et la Sicile, en particulier l’école de Salerne à qui l’on doit la renaissance de

la médecine occidentale, furent sous l’influence du savoir de la médecine

musulmane ; tout comme l’université de Montpellier en France, une des toutes

premières en Europe qui recueillit d’ailleurs un certain nombre de médecins juifs

formés aux écoles musulmanes d’Al-Andalus et qui furent chassés d’Espagne par la

Reconquista chrétienne.

Du reste, si dans l’Europe de la fin du Moyen-âge, on veut mesurer l’influence de

la médecine musulmane comparée à celle des grecs et des latins, il suffit de savoir à

titre d’exemple que de 1473 à 1500, fut imprimé seize fois le Canon d’Avicenne

alors que dans le même temps, on ne trouve qu’une seule édition de Galien en deux

volumes. Et encore qu’au début du XVIIIème siècle à Tübingen et Francfort,

Avicenne et Rhases constituaient la base du programme d’études.

Cheikh Khaled Bentounès

« Mourez avant de mourir ! »

Dans le soufisme, la maladie et la mort prennent le sens d’un retour vers l’Un

et, comme l’explique le cheikh Khaled Bentounès, la mort est créatrice. Si nous

savons vivre la mort, elle donne naissance à l’être que nous sommes vraiment.

Le paradoxe n’est ici qu’apparent, il illustre notre méconnaissance

fondamentale dans l’illusion que nous sommes sur la réalité de la vie et de

l’être.

Par Cheikh Khaled Bentounès

La maladie, un retour vers l’essentiel

Page 98: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Dans l’approche spirituelle qui se dégage à travers l’enseignement légué par le

Prophète, la maladie elle-même trouve son sens. Elle nous aide dans notre propre

recherche, dans notre interrogation sur ce que nous sommes, sur notre

comportement, sur notre maturité. Elle devient parfois, par la souffrance qu’elle

génère, le moyen du retour vers l’essentiel, le lien qui nous unit à Dieu. « Le

gémissement du malade, disait le Prophète Mohammed, est une invocation qui le

rapproche de Dieu ».

La maladie du corps - dont chacun de nous a fait l’expérience - n’est-elle pas un

rappel de nos propres limites, de l’être éphémère que nous sommes, de notre

faiblesse, de notre handicap de n’être que des être faits de chair qui naissent un jour

pour mourir demain ? Et le Prophète Mohammed nous rappelle cette vérité

essentielle : « Mourez avant de mourir », car c’est de la mort de l’égo, dont il est ici

question, que renaît l’être spirituel.

Cette thérapie de l’âme préconisée par le Prophète nous invite à méditer sur la

source de toute vie. La matrice d’où est né le vivant, propagé à travers l’univers,

n’est autre que la projection de la manifestation de l’Unicité Divine et le miroir qui

réfléchit Sa Présence. L’harmonie et l’équilibre, comme le chaos et la

dégénérescence, procèdent d’une volonté, d’une dimension qui peut, par la

Connaissance, se dévoiler à nous et nous livrer ses secrets. Le Prophète disait : « Il

y a dans chaque individu une force d’âme, une énergie qui, si elle était mise en

mouvement, attirerait à elle tout l’univers ».

« Si tu es, Il n’est pas. Si Il est, tu n’es pas. »

C’est vers cette voie que l’enseignement ésotérique Mohammadien dirige la quête

spirituelle. Elle puise sa lumière et sa guidance dans la méditation des quatre-ving-

dix-neufs attributs divins, symboles des Noms d’Essence, de qualités et d’actes

inscrits dans chacun de nous.

En effet, la tradition nous révèle que dans le tracé des lignes de nos mains est

inscrit un chiffre. Dans la main droite, en chiffre arabe, le nombre 18. Dans la

gauche, le nombre 81, totalisant ainsi les quatre-vingt-dix-neuf Noms divins, dont

le centième est l’être dans sa totalité, symboliquement représenté par le point ou le

zéro.

Ces Noms sont agencés en parallèle avec les neufs dimensions qui constituent

l’être : le mental, l’émotionnel, le structurel (le squelette), le système cardio-

vasculaire, l’énergie vitale, le système nerveux héréditaire, le système musculaire,

le système endocrinien et enfin le système immunitaire. Ce symbole est connu

populairement sous la dénomination de la main de Fatma que l’on peint sur l’entrée

des maisons ou que l’on porte aujourd’hui comme médaillon pour conjurer le

mauvais sort et éloigner les influences négatives.

Page 99: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Bien que peu connaissent la signification réelle de ce symbole, il reste inscrit dans

la mémoire collective. Les dix doigts représentent les neuf dimensions citées qui

forment l’être et dont le dixième est la structure physique qui unit le tout : « Il est

moi en apparence, Il est Lui dans la réalité. »

C’est pour cela que les soufis disent : « Si tu es, Il n’est pas. Si Il est, tu n’es pas ».

Paru dans la revue "Dharma - Compassion et médecine"

Ref D.G. Diffusion : 11194

Auteur : Collectif

Editeur/Label : Prajna

EAN :9782905188601

Cheikh Khaled Bentounès

Page 100: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

Cheik Khaled BENTOUNES

Soufisme, Coeur de L'Islam

"En quoi consiste le Soufisme?"

Abu Saïd Ibn Abi'l Khair répondit: "Ce que tu as en tête, abandonne-le; Ce que tu as en main, donne-le; Ce qui t'advient, ne l'esquive pas." L'islam est une révélation divinei,

par essence éternelle et sans parti pris, qui incite l'homme à découvrir ses potentialités et toute la richesse qui l'anime. Bien souvent l'homme se limite à son environnement extérieur immédiat et ne désire pas entrer en relation avec sa force intérieure. Il ne veut pas voir qu'il ne vit que pour témoigner et transcender ce miracle perpétuel de la vie. Par conséquent, nous pouvons dire que ce message est lumineux, qu'il apaise l'homme, le rend meilleur avec lui-même et ses semblables et le pousse agir dans la voie du salut, de la bonté et de la charité.(.) Dès que l'homme est devenu conscient de sa relation avec l'Absolu, il cherché la Vérité.

.Le Soufisme est la voie ésotérique de l'Islam

Cette école, cette voie n'existent que dans l'optique de cette seconde naissance où l'homme se dissout alors dans le Divin. Afin que cette expérience soit complète, elle doit s'accomplir ici, dans ce monde, avec une enveloppe charnelle comprenant ses contradictions, ses plaisirs, ses désirs, ses responsabilités.

Discipline Spirituelle

Son but: permettre de pacifier l'ego et redécouvrir l'étincelle d'Esprit qui est d'essence divine. Par un ensemble d'expériences purificatrices et purifiantes, il parviendra à dépoussiérer et polir ce miroir intérieur qui brillera de plus en plus et réfléchira cette lumière divine déjà présente en lui. Dès qu'un homme peut révéler cette lumière, elle devient utile aux autres. Le Soufisme conduit l'homme vers l'Unité

Dieu est à la fois le Tout, l'Autre et l'Inconnaissable

C'est l'homme qui crée la dualité en faisant de lui une entité séparée de Dieu. En réalité, il n'a jamais été séparé de nous. C'est notre ignorance et notre orgueil qui masquent sa présence. (.) En définitive, Dieu a toujours été présent au cœur de l'homme. Non seulement il a toujours été là, mais il n'y a que Lui et rien d'autre que Lui. C'est là que se situent la causalité et la finalité. Le Tout.

La voie ésotérique nous aide à vivre l'instant en Dieu

Le monde est un reflet de nos états intérieurs. C'est pourquoi lorsque nous vivons des moments de joie, notre environnement nous paraît beau, harmonieux et les difficultés s'estompent. Et lorsque le monde intérieur est perturbé, la vie nous semble violente incohérente et contradictoire. En vérité, c'est notre vécu intérieur qui colore le monde extérieur. En transformant notre monde intérieur, nous modifions le monde qui nous entoure. Car la prise de conscience que nous vivons produit un rayonnement autour de nous. Si nous agissons avec clémence, douceur, compassion et joie, nous répandons autour de nous une énergie de bien-être.

Le Cheik rappelle souvent que l'Islam a eu de nombreux prophètes et que l'on cite souvent le nom du prophète Mohamed qui est le dernier connu mais sont également reconnus parmi les prophètes principaux: Abraham, Moïse et Jésus. Nous fûmes amenés à nous revoir avec plaisir à de nombreuses reprises. J'ai d'abord était fasciné par l'homme. Il a une quarantaine d'années, toujours souriant, aimable mais aussi très érudit et d'une grande clarté dans sa transmission d'enseignements souvent complexes, tout en étant très humble. Sacré cocktail !

A propos de Jihâd

Un jour, je demandais à Khaled, de m'expliquer ce que voulait dire dans sa tradition , la Jihâd et il me répondit que c'était la grande guerre sainte.

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Je sursautais et m'apprêtais à , il continua calmement, la grande guerre sainte : le grand combat, le combat contre le moi, contre l'ego.

Jihâd, la grande guerre sainte: le combat du moi. Un jour, le Prophète (s.s.p.) qui revenait du combat a dit: "Nous sommes revenu du petit combat et nous allons vers le grand combat. " - Mais quel est ce grand combat? Et il a répondu: "C'est le combat du moi." La grande guerre sainte n'est pas destinée à répandre la foi islamique . (.).ce grand combat n'est rien d'autre que le combat de l'homme contre lui-même. Il s'agit de lutter contre l'ego distordu qui est toujours en lutte avec la réalité phénoménale et génère des pensées et des réactions regrettables. Il ne s'agit pas de le tuer mais de le pacifier, de l'apaiser, c'est très différent!

De l'homme et de la femme

Un autre jour, je demandais à Khaled, de m'expliquer quelle différence la tradition soufie, cœur de l'Islam, et le Coran faisaient entre l'homme et la femme. "La révélation coranique s'est adressée à l'Etre qu'il soit homme ou femme. Devant cette révélation, les êtres sont égaux car nous sommes les créatures de Dieu. La révélation coranique ne possède aucune arrière-pensée qui puisse laisser croire que la femme est inférieure ou que son âme est diminuée. Pour l'Islam, la femme est l'égale de l'homme aussi bien sur le plan de la création que sur celui de l'Etre. (.) Il vaut mieux prendre conscience que nous sommes Un, et que tous les êtres humains doivent évoluer ensemble, vers une meilleure compréhension d'eux-mêmes, vers la liberté et un monde plus harmonieux pour tous.

Des coutumes en général et du voile en particulier La plupart du temps, tout ce qui est décidé et accompli dans les pays de confession musulmane l'est davantage en fonction de la coutume (autochtone, ancestrale) que par rapport aux directives de l'Islam proprement dit. La question du voile est très révélatrice de cette dérive. Etre musulman ne tient pas à la façon de s'habiller! Comme l'a si bien résumé le Prophète (s.s.p.): "Dieu ne regarde pas votre apparence, ni vos actions, mais Il regarde vos cœurs [l'intention]." L'Islam est toujours fondé sur l'intention et la paix du.

Education et dépendance

Enfin, je demandais à Khaled de m'expliquer comment se fait-il que le monde islamiste actuel est soumis à de telles turbulences ? Comment se fait-il que les soufis ne sont pas écoutés . Il me répondit que le soufisme n'est pas une religion mais est un mouvement constitué d'écoles. Que la sienne bien que lui-même et ses prédécesseurs étaient descendants directs du Prophète Mohammed, ils étaient pourchassés...

Nombreux extraits de: Le Soufisme, Cœur de L'Islam par Cheikh Khaled Bentounès avec Bruno et Romana Solt, Ed. La Table Ronde

Histoire d'une rencontre

Le Samedi suivant, arriva un homme assez jeune et très souriant, d'une grande courtoisie qui prit place dans l'assistance. La rencontre avait pour objet l'Evangile selon Thomas. Il l'écouta avec attention, puis je ne pus m'empêcher de le présenter au public et à lui poser quelques questions sur le point de vue soufi. D'autant plus sacré que le Cheikh Khaled Bentounès est le descendant d'une lignée de maîtres-soufis qui remonte au Prophète Mohammed. Il a été élevé dans la tradition de l'Islam, en Algérie à Mostaganem, dans la zaouia, lieu où la communauté vit, travaille et prie sous la direction d'un maître, le cheick. Il y as uivi une formation comprenant un enseignement traditionnel et une initiation. Bien que son maître spirituelle fût son père, le Cheikh Sidi Hajj Madhî Bentounès, quatre autres maîtres l'ont précédé. Parallèlement, à l'école public où l'enseignement scolaire était donné par des coopérants français, dès l'age de quatre ans, il apprenait les versets du Coran sous la direction d'un maître coranique puis commençait vers 15 ans à les commenter. Il avait également un maître pour l'apprentissage de la loi islamique, le droit, le rituel, le code moral, la philosophie et la grammaire. Et, enfin, deux autres maîtres l'un

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pour la poésie et le chant comme moyens d'élévation de l'âme, et l'autres pour lui enseigner l'aspect subtil et ésotérique de la vie. De l'enseignement à l'école

"Dans ses commentaires, le maître nous donnait la demi-vérité. L'autre moitié nous devions la découvrir à partir de notre qualité de réflexion et de notre vécu intérieur. Il ne disait jamais 2+2= 4 mais 2+2 ?. A toi de faire l'addition. La vérité est à l'image du beurre. Le maître nous donnait le lait et, par nos efforts, nos méditations. nous étions aptes ou non à produire du beurre. Bien sûr, chacun évoluait en fonction de la qualité du travail accompli.(.) L'enseignement soufi n'est jamais figé, fixé et fermé. De là découle une grande liberté de pensée et la nécessité d'une quête quotidienne."

Biographie sommaire du Cheik Khaled Bentounès

Vers 18-20 ans, l'enseignement se termine par une pérégrination. Certains parcouraient le monde toujours tenus par cette quête de savoir et de réalisation. "La main de Dieu" poussa Khaled à aller en Europe, d'abord à Oxford et Cambridge puis à Paris, où il ouvrit commerce, désireux de subvenir à ses besoins et il s'installa à la zaouia d'Ivry. Vie spirituelle et vie matérielle "Aujourd'hui, je sais que je possède un trésor incomparable sur lequel je dois veiller. Il donne un sens à la vie, loin du pouvoir, de l'argent et des honneurs., ces artifices du bonheur si chers au genre humain. Si l'homme, face aux difficultés de l'existence, a les moyens de revenir à son centre, il s'apaise et perçoit l'éphémère de toute chose, heureuse ou malheureuse. Cette prise de conscience, cette relation au centre de son être, amène la détente et le lâcher-prise. Pourquoi souffrir si l'on perd une chose qui ne dure qu'un instant, alors que l'éternité vous anime? Mais quelqu'un qui n'a jamais été éprouvé, qui n'a pas connu le besoin ou qui n'a jamais été confronté à un environnement hostile ne peut pas aller chercher cette force, car il est resté blotti dans son cocon. Si j'étais resté à Mostaganem, c'est probablement ce que j'aurai vécu. J'aurais assimiler l'enseignement sans le mettre en application sur le terrain même de la vie d'aujourd'hui. Tout mon séjour en Occident a consisté à le mettre en pratique et à acquérir la force qui en découlait. La force [spirituelle], c'est comme une boussole. L'aiguille bouge mais elle ne perd jamais le nord. (.) Cet enseignement donne une direction bien précise: l'Unicité. On se s'égare pas dans des chemins de traverse ou, si cela se produit, c'est pour mierux apprendre et progresser."

Quelques années plus tard, une autre épreuve allait profondément le transformé: la mort de son père. écrire succession et transformation p,40 et 41

Ce qui est fascinant, c'est que chaque rencontre avec Khaled, est une rencontre avec cet être transformé, éveillé et qui sous des allures si simples vous rappelle à chaque instant CE QUI EST.

Au décès de son père, il est désigné chef de la grande confrérie Alawiya, par le conseil des sages. Il a d'abord refusé puis dû admettre qu'il ne pouvait lutter. Alors, commença un long processus de transformation intérieure.

Au-delà de la personnalité attachante de Khaled, je fus saisi par chaque découverte de l'enseignement soufi. Bien que nouveau dans sa forme, quelque chose résonnait en moi. Plus tard je lus que "le prince Dara Shikoh, fils de l'empereur indien, Shah Jahan, et mystique lui-même avait affirmé au XVIIème siècle que le Soufisme et le Vedanta de l'Advaita étaient essentiellemnt une seule et même chose, avec quelques différences superficielles de terminologie." (Cité par Rahmatoullah, Intuitions n°37)

Ceci pouvait peut-être expliqué pourquoi cet enseignement bien qu'apparemment nouveau pour moi, m'était déjà tellement familier.

Frédéric Mantel

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Le soufisme, un islam anti-islamiste

Nation Arabe :: Dimanche, 27 septembre 2009 :: ::

La ville algérienne de Mostaganem a accueilli, la dernière semaine de juillet, plus de six mille personnes venue célébrer le centenaire de la tariqa soufie alâwiyya. Ce fut le point final d’une série d’évènements qui avaient débuté le 29 janvier, au Palais de la culture d’Alger, par un rassemblement de dix mille adeptes de cette voie mystique.

Trente-huit pays étaient représentés à cette convention où l’on croisait des délégations du Maghreb bien sûr, d’Europe naturellement, mais également du Brésil, du Japon, de Taïwan, d’Indonésie, de Malaisie, etc. La France pour sa part avait envoyé un contingent non négligeable de participants parmi lesquels on remarquait, entre autre, Tarek Oubrou, le recteur de la grande mosquée de Bordeaux. Elle avait aussi fourni plusieurs intervenants réputés dont … Alain Gresh, directeur adjoint du Monde diplomatique et Alain Le Gouguec, rédacteur en chef à France Inter. Au vu de cela, on pouvait qualifier ce congrès d’international ainsi que l’ont fait de nombreux médias. Factuellement c’était exact, mais dans la réalité il s’agissait avant tout d’un événement algéro-algérien, d’un épisode d’une lutte particulièrement sensible dans ce pays, entre deux conceptions de l’islam.

Pour la bonne compréhension de ceci, il faut savoir que le soufisme est un courant spiritualiste et mystique de l’islam, organisé en confréries (les tariqa), se rattachant chacune à un maître spirituel originel différent, dirigées de manière autocratiques par des cheikhs Ŕ ou « guides » Ŕ rattachés au fondateurs par des liens familiaux ou par une filiation spirituelle assez semblable à la succession apostolique des chrétiens. Ainsi, la tariqa alâwiyya est-elle actuellement dirigée par Khaled Bentounes qui n’est autre que le petit fils de son fondateur, le cheikh Ahmad al-Alâwi.

Mysticisme, dévotion au fondateur et aux cheikhs, organisation supra-nationale de type quasi-féodale, voici beaucoup de caractéristiques qui déplaisent tant aux fondamentalistes salafistes qu’aux tenants d’un État laïc et socialiste.

C’est ainsi que la tariqa alâwiyya connut bien des déboires après l’indépendance de l’Algérie du fait du FLN, et qu’elle fut persécutées sous Houari Boumediène, au motif qu’elles représentaient un islam obscurantiste et anti-socialiste. La répression fut telle que le père de Khaled Bentounes mourut, à l’âge de 47 ans, des conséquences d’un emprisonnement particulièrement rigoureux.

C’est ainsi aussi que la tenue du congrès de Mostaganem a été précédent d’une importante campagne salafiste visant à obtenir son interdiction. Menée par les partis islamistes et relayées par le Haut-Conseil islamique d’Algérie et l’Association des oulémas algériens, elle dénonçait Bentounes et ses partisans comme des semi-hérétiques. Leur crime étant d’avoir repris dans une livre sur l’histoire de la tariqa, publié pour l’occasion, des

Page 104: (Etudes Traditionnelles - Islam FR) - Cheikh Khaled BENTOUNÈS

reproductions de miniatures anciennes turques et persanes, dont quelques unes représentaient des personnages prophétiques parmi lesquels Mahomet !

Seule une intervention, discrète mais ferme, d’Abdelaziz Bouteflika permit que convention se tienne sans encombre et que les critiques cessent. Cette sollicitude serait due, dit-on, au fait que le président algérien est personnellement membre d’une tariqa. Mais il n’y a pas que cela, si Bouteflika a entrepris, ces dernières années, de réhabiliter les confréries soufies c’est qu’il sait que ces structures, pourtant ultra-traditionalistes, peuvent être d’une grande aide dans la lutte de l’État algériens contre l’islamisme, qu’il soit djihadiste ou politique.

Dans cette optique Khaled Bentounes n’a pas été avare de déclarations allant dans le « bon sens ». Qu’il dénonce l’influence des oulémas d’Arabie saoudite par fatwas interposées « alors que nous avons nos propres oulémas, nos propres traditions. », qu’il insiste sur le fait que « L’Islam maghrébin est un Islam d’ouverture et de dialogue. » ou qu’il déclare que le port du voile par les femmes n’est pas une obligation religieuse. Last but not least, le cheikh a annoncé la création prochaine en Algérie, grâce au soutien d’Abdelaziz Bouteflika, d’un institut islamique d’obédience soufie qui agirait en collaboration avec les grandes universités religieuses du monde musulman, notamment El Azhar (Le Caire), la Zitouna (Tunis) et El Qaraouiyine (Fès). L’avantage serait alors que ses docteurs auraient la capacité de formuler des fatwas et donc d’influer, dans un sens libéral et modéré, sur la pratique de l’islam algérien.

Des rebelles soufis inquiètent les Américains dans le nord de l’Irak

Selon le quotidien libanais L’Orient-Le Jour ce sont les insurgés soufis qui sont devenus un des principaux sujets d’inquiétude des forces américaines et irakiennes dans le nord de l’Irak. Ce groupe dénommé Jaish Rijal al-Tariqa Nakshabandia (Armée des membre de la fraternité nakshabandia), comptant dans ses rangs des Arabes, des Kurdes et des Turcomans, est en train de prendre l’ascendant sur les organisations islamistes en dénonçant les exactions commises par les tenants d’un islam wahhabite.

La JRTN a été formellement constituée fin 2006, elle a choisi son nom en référence à un ordre soufi, la Tariqa Nakshabandia, originaire du sous-continent indien et implanté, depuis deux siècles, dans le nord de l’Irak où beaucoup d’habitants suivent cette voie mystique.

La Jaish Rijal al-Tariqa Nakshabandia qui serait constituée de nostalgiques du parti Baas et d’anciens officiers, affirme publiquement être contre les attentats-suicide et affiche, dans ses communiqués, son opposition aux attaques contre les civils et les policiers, réservant ses frappes aux soldats américains et à leurs auxiliaires irakiens. En somme, une manière soufie de pratiquer le terrorisme…

Soufisme, combien de bataillons ?

Selon Khaled Bentounès les soufis représentent 20% de l’ensemble des fidèles du culte musulman, estimés à 1,5 milliard. « Ainsi, une simple opération arithmétique révèle qu’il y a quelque 300 millions de personnes rattachées à des voies soufies dans le monde », déduit-il, et d’ajouter que l’Egypte à elle seule compte quelque 15 millions d’adeptes des confréries religieuses.

Bientôt une mosquée soufie à Paris

Lors de la convention de Mostaganem, Khaled Bentounès a évoqué un projet d’envergure dont il est l’un des principaux initiateurs. Il s’agit de la construction d’une nouvelle grande mosquée à Paris, dans le quartier de la Goutte d’Or.

« Ce sera la future mosquée du XXIème siècle », promet Ŕil.

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Le cheikh Bentounès incarne le renouveau du

soufisme et prône un islam de paix lundi 29 juin 2009

Khaled Bentounès, dans sa propriété de Bar-sur-Loup, un ancien mas au parfum de lavande et de kiwi, situé à

quelques kilomètres de Grasse.

Ouest-France

Khaled Bentounes, 60 ans, incarne le renouveau du soufisme, une branche spirituelle et humaniste de

l'islam. En juillet, à Mostaganem, en Algérie, il fêtera les cent ans d'un lieu ouvert au dialogue religieux,

fondé par son arrière-grand-père.

«Le coin est très isolé, le taxi ne trouvera pas ! » Chaaban Salhi, un disciple du cheikh, sourit en prenant les

hauteurs de la vallée du Loup qui slalome entre les montagnes de l'arrière-pays niçois. On accède à la propriété

du maître - « cela ne s'invente pas ! » - par le chemin... du Paradis.

Un « cheikh » est un maître. Le cheikh d'une confrérie soufie est celui qui a reçu un enseignement pour guider les

autres vers une renaissance spirituelle, la rencontre de Dieu, à travers des rites d'initiation. Le soufisme est un

courant mystique, « l'islam du milieu, une sagesse millénaire, une thérapie de l'âme », selon Khaled

Bentounès.

Lui est devenu cheikh en 1975, à la mort de son père. Il avait 26 ans. « Je ne m'y attendais pas, j'avais choisi

une autre voie... Je portais les cheveux longs, un blouson de cuir noir. » Les années étaient hippies et ce

fils de cheikh travaillait à Paris, dans l'import de vêtements. Il était amoureux de sa femme, Évelyne, une

Normande, langeait la petite Sophie qui venait de naître. Il aimait les discussions avec ses amis étudiants,

d'Oxford et de Cambridge. « C'était la mondialisation avant l'heure. Tous les jeunes voulaient aller en Inde,

chanter ensemble, coucher ensemble... »

Mais l'héritier se fait attraper au collet par le conseil des Sages de sa confrérie. On mise sur lui, sur la modernité,

pour écrire une nouvelle page d'une saga familiale et soufie, que l'histoire de l'Algérie n'a pas épargnée...

Elle commence en 1869, par la naissance d'Ahmed al-’Alâwî, l'arrière-grand-père paternel de Khaled Bentounes,

un pauvre cordonnier de Mostaganem. Sa personnalité, ses écrits ont marqué ceux qui l'ont rencontré. Marcel

Carret, médecin français, athée, appelé à son chevet en 1920, l'a trouvé. « d'une beauté christique ».En 1909, il

a fondé une nouvelle confrérie, « ouverte aux autres religions. » Dans sa zâwiya, un ensemble de maisons et

jardins, on croisait l'écrivain René Guénon, le peintre Gustave-Henri Jossot, le géographe Augustin Berque...

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L'administration coloniale française a fini par se méfier de cet homme charismatique. Elle a muselé son journal où

il appelait « le peuple algérien à prendre conscience de son identité et de sa culture ». À sa mort, en 1934,

le grand-père, puis le père de Khaled Bentounès, assument à leur tour le rôle de chef spirituel de la confrérie

Alâwiya. C'est dans « ce refuge » qu'il naît, en 1949. Une enfance heureuse, rebelle - il sèche souvent ses cours

de Coran - et protégée.

'Ils se sont éloignés du prophète'

Mais déjà, la guerre d'indépendance est là. « Mon père a transformé la zâwiya en antenne de la Croix Rouge

». Le FLN et les Français accusent tour à tour les soufis de ne pas choisir de camp. Les socialistes algériens en

place, les affaires du cheikh ne vont pas s'arranger. Ils sanctionnent cette communauté qui ouvre ses portes aux

étrangers, éduque la jeunesse. « Mon père a été jeté en prison. Il en sortira le corps brisé mais la foi

intacte... »

L'islam traditionnel, les mollahs chiites et les oulémas sunnites, ont toujours considéré les soufis avec méfiance.

De son côté, Khaled Bentounès les juge souvent trop attachés aux interprétations juridiques du Coran : « À

force de durcir, d'épurer, ils se sont éloignés du prophète. » Face à la montée de l'extrémisme religieux,

aujourd'hui, certains pouvoirs laissent le soufisme renaître. Au Maroc, par exemple, où l'enseignement du maître

Sidi Hamza, est très prisé, notamment par le chanteur français Ab al-Malik. En Algérie, où le président Bouteflika

accueillera en juillet, le centenaire de la confrérie Alâwiya qui compte quelques milliers de membres, en Algérie et

dans le monde. « Je l'ai rencontré, il est ravi que cela se déroule à Mostaganem. »

Depuis 1975, Khaled Bentounès a travaillé avec patience à ce renouveau du soufisme. « Je suis devenu un

nomade », dit-il, un pied en France (il a créé les scouts musulmans de France) et l'autre dans le monde « pour

encourager les initiatives de paix. » Homme du dialogue interreligieux, il se revoit, à la veille de la guerre de

Gaza, à la conférence internationale des imams et rabbins : « Nous assistions impuissants, au

déclenchement de ce terrible événement. »

À 60 ans, Khaled Bentounès est devenu un sage. Il a en main les clés du mystère divin, « l'amour de l'autre »,

et en mémoire les derniers mots de son père : « Patiente et fais patienter. Ce qui te paraît amer maintenant

sera peut-être doux demain. »

Association internationale soufie Alawiya

Le soufisme du maître marocain Sidi Hamza

La revue du Soufisme en Orient et en Occident

Christelle GUIBERT.

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Le soufisme et l'islamisme politique .

Le soufisme et l'islamisme politique

par Ghania Oukazi http://www.lequotidien-oran.com/files/spacer.gif Le parrainage de la célébration du centenaire de la voie soufie Alâwiyya par le président de la République semble constituer le premier acte politique pour l'amorce d'un débat sur les valeurs et les principes d'un islam qu'il veut «authentique» et non «importé». «Nous ne ferons que respecter ce que nous recommande Dieu de faire. L'islam n'est pas importé d'un pays ou d'un autre, c'est l'islam de Okba Ibnou Nafâa, nous l'avons hérité de nos khoulafa», avait martelé Bouteflika tout au long du périple qui l'avait conduit à travers le pays durant la campagne électorale pour la présidentielle d'avril dernier. «Nous sommes tous des salafistes mais pas selon la perception qui est répandue en Algérie ou ailleurs», avait-il encore affirmé. Il a estimé que «le dialogue entre nous doit être basé sur l'islam, nous sommes issus du berceau de l'islam, celui du cheikh Larbi

Tbessi». Bouteflika avait assuré aux populations que «nous ferons renaître l'islam, l'authenticité et la civilisation arabe». En parrainant le colloque international sur la voie soufie Alâwiyya qui a coïncidé avec la célébration du 24 au 31 juillet dernier du centenaire de la zaouïa à Mostaganem, le président de la République semble avoir fait ses calculs, ceux de provoquer un débat sur les principes et les valeurs de l'islam loin des influences de tendances «importées» comme le wahhabisme ou le salafisme qui ont provoqué de profondes déchirures au sein de la société algérienne. Il recourt pour cela au verbe et à «l'Ijtihad» de cheikh Khaled Bentounès, le président de la zaouïa Alâwiyya de Mostaganem, pour enseigner les fondements d'un islam qu'il qualifie «d'authentique». Les liens forts et anciens que Bouteflika entretient avec cette doctrine mystique islamique et avec les voies soufies du pays en général le laissent marteler à

chaque fois que l'occasion lui est donnée que «l'Etat algérien a été fondé sur les principes de l'islam». Il est important de rappeler que le chef de l'Etat a pris durant sa campagne électorale l'engagement d'organiser un référendum pour faire voter son projet d'une amnistie générale. Il compte ainsi amnistier tous ceux qui ont plongé le pays dans le drame durant les années 90 qu'ils soient politiques ou membres d'organisations armées. Il n'a eu de cesse de répéter, en effet, en mars dernier qu'«une amnistie générale se fera par référendum, parce que c'est le peuple qui doit pardonner, elle se fera sur sa décision». Mais avant, il demande aux politiques de l'ex-FIS de «reconnaître devant le peuple ce qu'ils ont fait, il faut qu'ils se rendent compte qu'ils ont fait du mal et l'avouent publiquement à partir des capitales étrangères ou d'Alger», allusion faite à Abassi Madani et Ali Belhadj.

Les éléments de réponse de cheikh Bentounès «Hlektouna, Rabi yahlekoum ! (Vous nous avez fait du mal que Dieu vous fasse du mal !)», a lancé Bouteflika de l'intérieur du pays à l'adresse des politiques de l'ex-FIS. Il a demandé à ce que «l'on s'interroge sur les causes de la crise qui a ébranlé le pays pour qu'on ne retombe pas dans les mêmes erreurs». Le Maître de la voie soufie Alâwiyya lui donne d'ores et déjà des éléments de réponse. «Il nous faut pour

cela revenir à l'esprit d'unité, à la symbiose entre l'esprit et la raison et passer de la culture du Je, culture de l'individualisme et de l'égoïsme, à une culture du Nous qui unit et rassemble tous les êtres». Cheikh Khaled Bentounès partage ainsi avec le président de la République, mais à sa manière, la notion de réconciliation nationale. «Chacun, chacune de nous, doit désormais prendre conscience de son pouvoir d'action, de ses engagements profonds et de ses responsabilités», réclame le cheikh de la tarîqa. Parce qu'il estime que «c'est en réaffirmant ces valeurs, qui nous ont permis de construire notre passé, que nous appréhendons notre avenir dans la volonté déterminée de construire la paix entre les peuples, entre les êtres et en nous-mêmes». C'est en tout cas l'introduction que cheikh Khaled Bentounès a choisie pour parler du soufisme «l'héritage commun», son livre qui n'a laissé personne indifférent. Il faut reconnaître cependant que la polémique qu'il avait suscitée durant le colloque de Mostaganem n'a pas duré longtemps. Le président de la République a ordonné à ce qu'il lui soit mis fin de suite en faisant

dire aux responsables du Haut Commissariat islamique (HCI) qui s'en été révoltés que c'étaient juste «des remarques amicales». Il a donc fallu une décision politique pour que le religieux se calme et ne s'engouffre pas dans la fitna. Cheikh Khaled Bentounès semble avoir été ainsi chargé «d'initier» aux Algériens le chemin du Jihad Al-Akbar qui, écrit-il dans son livre, «nous enseigne la patience, la responsabilité et le sacrifice pour faire naître et grandir en nous le sens du service au prochain, puisé

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dans le Rahman (le Miséricordieux), pour donner au rahîm (le prochain)».

La Alâwiyya au temps où Salah Vespa était commissaire Le Maître ne se privera pas de rappeler le dur passé durant lequel le soufisme a été «incompris, stigmatisé, parfois altéré par ceux-là mêmes qui se réclament de lui». Il racontera, entre autres, la guerre d'Algérie et la résistance de ses proches comme pour corriger l'image de la collaboration avec le colonialisme que beaucoup d'Algériens gardent collée à la zaouïa. «Le cheikh El-Mehdî, nourri par la fois religieuse et le sentiment national, est un fervent militant de la lutte de libération de l'Algérie», a-t-il

entre autres mentionné dans son livre à propos du combat de son père. «Mon père passe une première nuit au commissariat central où il est interrogé par le commissaire Salah Vespa et sa brigade spéciale. Ne trouvant rien à lui reprocher, il demande qu'on le débarrasse de cet homme. Le cheikh est mis au secret, la zawiya perquisitionnée en violation du droit le plus élémentaire. Le pouvoir l'a assigné en résidence surveillée à Djidjilli, une station balnéaire à mille km de Mostaganem», écrit Khaled Bentounès à propos de l'arrestation de cheikh El-Mehdî le 18 février 1970 à Tijdit, vieux quartier de Mostaganem où se trouve la zaouïa. Mais il rassurera que «le soufisme demeure pourtant étonnamment vivant, par des liens fraternels qu'il tisse entre les hommes, impose sa raison d'être aujourd'hui». Ainsi, «à travers le tumulte, les changements et les vicissitudes du temps qui altèrent toute chose», le cheikh promet-il que son livre nous fera découvrir «ce qui est resté immuable et constant de la tradition prophétique». Le Jihad Al

Akbar chez les mystiques comme le Maître de la Alâwiyya est «le combat de toute une vie pour retrouver ce bonheur perdu (Adam et Eve au paradis, ndlr) auquel aspire chacun de nous». Il écrit «Adam et Eve vont changer d'état de conscience. De l'état paradisiaque idéal, ils vont chuter vers le monde des réalités contingentes soumis aux contraintes des lois morales et physiques leur imposant une quête permanente pour satisfaire leurs besoins essentiels». L'on est ainsi loin des fetawa sur le Jihad prononcés par des va-t-en-guerre sans scrupules. Il parlera longuement de la tradition du prophète (QLSSSL). Au-delà des références coraniques et religieuses par lesquelles il a conforté ses propos, cheikh Bentounès s'appuiera sur les écrits d'Alphonse de Lamartine dans «la vie de Mahomet» ou sur Victor Hugo dans «L'islam (L'an neuf de l'Hégire ; Mahomet)» écrit le 15 janvier 1858. Ibn Arabi sera l'inévitable référence que le cheikh prendra à témoin pour expliquer les profondeurs du soufisme, porteur, dit-il, du «message universel». Il écrit «le prophète est l'héritier d'un message spirituel légué par Dieu à Adam et ravivé sans cesse par

une lignée ininterrompue de prophètes parmi lesquels Abraham, Moïse et Jésus. «Penser un nouveau projet humain» C'est un message à la fois spirituel et temporel, celui du juste milieu, loin des extrêmes. Il fait l'éloge de l'homme parfait, l'homme équilibré, dans la verticalité et l'horizontalité, dans la prière comme dans l'action.» Il pense que «ce n'est que par la redécouverte de sa véritable nature spirituelle que l'homme pourra contribuer harmonieusement au bien-être de l'humanité et vivre dans un monde plus juste et plus

libre. Il ne s'agit pas ici d'une liberté au détriment d'autrui... mais d'une liberté de l'être, la vraie liberté, celle qui est en communion avec la vie, c'est-à-dire non seulement avec ses semblables mais avec l'univers tout entier.» Les nombreux disciples de la Alâwiyya, venus de divers pays, ont animé durant toute une semaine des ateliers pour débattre de questions d'actualité. Leurs enfants se sont eux aussi organisés en groupes de travail pour réfléchir tout autant que les 5.000 invités au colloque de la Alâwiyya sur «comment remonter à ses sources les plus lointaines et donner les points de repères dans l'histoire de ce que fut son passé, de ce qu'est son présent et de ce que sera son avenir». Hébergés à la nouvelle cité universitaire de Chemouma à Mostaganem, beaucoup d'entre eux n'avaient même où et avec quoi se doucher à cause du manque d'eau. Mal construits et manquant de commodités les plus élémentaires comme des lavabos dans les chambres ou des douches à chaque palier, les lieux étaient sales en raison d'un rationnement de

l'eau digne des années de plomb. Mais ceci est une autre question de gestion par les collectivités locales. Cheikh Bentounès écrit en introduction de son livre à propos des traités par le colloque: «Dans un monde en pleine mutation où les crises (énergétique, écologique, financière, alimentaire, morale...) créent angoisse et désarroi, entre un présent tumultueux et un avenir incertain, quelle voie choisir et par quels moyens agir ? C'est l'interrogation que nous invitons chacun de nous à partager à l'occasion du

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centenaire de la voie soufie Alâwiyya-Darqâwiyya-Shâdhiliyya, qui sera célébrée tout au long de l'année

2009.» Il exprimera sa reconnaissance et ses remerciements au président Bouteflika «pour m'avoir soutenu et encouragé dans cette entreprise». Son travail, il le veut «en hommage à nos maîtres, à l'Algérie éternelle, terre d'espoir et d'avenir, aux générations futures». Il recommande à tous de «penser un nouveau projet humain caractérisé par une vraie solidarité. (...). Mais notre défi n'est pas tant d'agir maintenant que de pérenniser des actes qui seront décisifs demain.» La Alâwiyya se devrait de faire du message véhiculé par le colloque de Mostaganem le premier de ces actes décisifs. Le Quotidien d'Oran

Allahou Akbar