DU GRIBOUILLIS AU GRAFFITI
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DU GRIBOUILLIS AU
GRAFFITI
Avant d’aborder une ontogenèse de la représentation du monde
et de l’interaction communicative, essayons de replacer le phénomène
de communication entre deux entités communicantes. Le schéma ci-
après représente notre conception du phénomène dit de
communication. Nous préférons concevoir la communication comme
un processus complexe de traduction. Traduction du monde physique
et traduction du monde des idées et des affects. Qu’il s’agisse de
produire un signal ou de percevoir un signal, il s’agit toujours d’une
traduction du réel, foncièrement indéchiffrable directement, ou
traduction de notre vie intérieure, spécifiquement intransmissible. La
traduction du monde réel comme du monde intérieur, par un système
linguistique ou iconique ou par tout autre système est le seul moyen de
représenter ce à quoi nous ne pouvons avoir accès directement. Le
signal est toute émission que nous pouvons produire au bénéfice de
l’autre et de nous-mêmes ou toute perception de signaux que nous
pouvons appréhender, signaux qui proviennent des deux mondes,
cosmologique et noologique. Le signal n’est qu’un phénomène
physique perceptible en dehors de toute interprétation signifiante.
Devant le tableau de bord d’un avion, nous sommes bombardés de
signaux émis par la machine et qui ne peuvent être interprétés que
grâce à un apprentissage formel ou informel ; pour le commun des
mortels, ces signaux n’ont pas de sens et n’ont aucune fonction
injonctive ou conative. Pour que ces signaux émis ou reçus soient
compris, il est nécessaire que se constitue une interface entre mode
d'émission et capacités réceptrices. Cette interface peut être physique
— c’est le cas de l’écran d’un ordinateur — ou cognitive. Elle est de
toute façon dépendante d’un environnement socioculturel, historique,
affectif, etc. C’est cette interface qui transforme le signal en signe,
signe émis ou reçu. Émission et réception de signes sont dépendantes
de la mémoire et des intentions de deux entités communicantes.
NAISSANCE ET DÉVELOPPEMENT ONTOGÉNÉTIQUE DU
SYSTÈME ICONIQUE
Le stade initial
Tout commence chez le très jeune enfant par la trace aléatoire
d’un mouvement qui retient son attention et celle de l’entourage
familial1. L’instrument et le support de cette introduction au monde de
la communication et de la sémiose varient selon les cultures et les
circonstances personnelles. La répétition de ce signal est provoquée
par le plaisir de la pure répétition et par celui de marquer de son
empreinte indicielle le monde environnant. L’indice ainsi créé amorce
son insertion dans un système multimédia où gestes, babillages et
affects s’interconnectent dans le processus de communication.
L’image générique La prise de conscience que la trace est un substitut d’autre
chose, d’actions, d’objets constitue le deuxième stade où s’inscrit
l’inévitabilité de l’analogie et le développement du système multimédia.
La révélation que cette trace d’une action ressemble à quelque chose
que l’on peut nommer, fait évoluer l’indice vers l’icône en passant par
le symbolique. En effet, les formes que l’enfant génère ne sont, dans le
tout début, reconnues que par convention familiale ou sociale. Le
langage qui se développe en même temps, système symbolique par
excellence, subit les mêmes avatars.
1Cf. Bernard Duras, "Émergence de l'imagerie" in Mscope, n°6, décembre 1996.
L’image spécifique Plus tard, et sous l’influence des grands, les figures géométriques
seront de plus en plus maîtrisées dans leur régularité et seront
nommées par analogie ou par convention iconologique enseignée,
soleil, table, fenêtre, maison, père, mère, Moi. Comme l’enfant passe
du mot à la phrase, il passera de la figure unique à des combinaisons de
figures de plus en plus complexes.
La copie du réel sur le mode naïf et personnel débute alors.
Viennent ensuite les codifications imposées par la culture pour aboutir
à une représentation, identifiable selon des critères esthétiques et
perceptifs, de la réalité telle qu’elle est habituellement traduite dans
une société donnée.
Activation Manifestation Neutralisation
Mais de même que dans le langage coexiste des termes catégoriels,
et des termes spécifiques, produits d’un besoin de généralisation et de
particularisation de la pensée humaine2, issu de schèmes cognitifs sous-
2 Gustave Guillaume, psycholinguiste souvent méconnu, concevait la pensée comme un flux et
un reflux entre généralisation et particularisation que la parole venait interrompre à un moment
jacents, de même dans la représentation iconique ces deux tendances
persisteront.
Elles aboutiront à divers types d’images iconiques, ou
symboliques.
La représentation (photo ou dessin) d’un cheval dans un livre
d’images renvoie à la notion générale de cheval ; l’idéogramme, le
panneau routier, la graphie sont des exemples de cette pulsion
généralisante. La photo de famille, le portrait, la caricature
ressortissent de la valorisation du particulier.
Si ces deux systèmes s’opposent, il existe bien des images qui
neutralisent cette opposition et semblent faire retour à différents stades
de l’imagerie initiale, qu’il s’agisse de représentations dites abstraites, à
base de figures géométriques, ou de graffitis dont la fonction est
d’énoncer : "untel est passé par là, il existe, voici sa marque". Le
langage de tous les jours dirait que l’auteur du graffiti a apposé sa
signature et que l’acte commis est le signe d’un besoin d’expression,
de reconnaissance. Ceci rapproche le graffiti de cette trace laissée par
l’enfant sur le mur de sa chambre ou gravée d’un coup de fourchette
sur le bois d’un fauteuil cabriolet.
Cette volonté de faire signe au bas d’un document ou sur les
murs de la ville devrait mettre en doute la suprématie de l’acte
communicatif sur l’acte expressif, du général sur le particulier.
De même, si l'on regarde la reproduction suivante on s'apercevra
de la permanence, dans un dessin d'adulte préhistorique, du mode
gribouillis à l'intérieur du mode graffiti, le tout étant de facture
généralisante.
Il nous semble que la nomination et/ou représentation des objets,
des affects et de soi-même (Moi, Tarzan !, la main en négatif sur les
parois des cavernes) est la première fonction des langages ; un langage
pour soi avant d’être un langage pour les autres. Ceci revient à se
poser une fois de plus la question de la nature du signe, du signe
multimédia.
donné.
LE SIGNE REVISITÉ Le groupe µ
3 a proposé en son temps un triangle fort intéressant
inspiré de la sémiotique peircienne. Il nous paraît qu’en lui apportant
quelques modifications et en le complétant par une synthèse avec
quelques éléments de la sémiotique de Paris, nous puissions modéliser
de façon plus précise et plus synthétique la nature du signe.
On peut définir comme suit les termes du modèle :
3Cf. Groupe MU, Traité du signe visuel, -;Pour une rhétorique de l'image, Seuil, Paris, 1992.
Référent Le référent est un objet du monde réel que nous percevons grâce
à nos sens. C’est le cas de l’arbre. Il peut aussi appartenir au monde
des idées, des sensations, des désirs… Le référent est le sens que nous
donnons au monde, tel que nos sens nous le traduisent.
Type Le type est la sommation perceptive et stabilisée de l’ensemble
des référents qui comportent suffisamment d’analogies entre eux pour
constituer une catégorie unique (un concept). C’est une image mentale
de référence qui permet de reconnaître qu’un nouveau référent ou
qu’un signal équivalent appartient au type.
Signal Le signal est un pur signifiant qui est en relation de
transformation/traduction plus ou moins évidente avec un référent et
qui se substitue à lui dans un acte de communication.
Ce signal appartient encore au monde réel, et est donc perçu
avant toute interprétation. Il constitue le premier niveau de la
sémiosis : le niveau plastique en sémiotique visuelle, la face signifiante
du futur signe.
Transformation/traduction La transformation est un processus symbolique qui met une
entité à la place d’une autre. Il existe un rapport variable, une analogie
de nature diverse, une iconicité plus ou moins marquée entre le
référent et ce qui en tient lieu. Sons, gestes, images traduisent le
monde et le systématisent pour le rendre intelligible, explicable,
manipulable ou simplement "agréable".
Analogie L’analogie peut être quantitative, relationnelle ou qualitative.
Elle permet d’imposer un ordre au chaos du monde réel en instaurant
des regroupements selon des modes plus ou moins fiables. Ces
regroupements catégoriels diminuent la complexité du réel et créent
des types d’expérience qui ont tendance à se stabiliser, voire à se
fossiliser.
Stabilisation La stabilisation est le processus qui permet la création de types
d’expérience. À partir d’une diversité perçue, elle constitue sur la base
de traits communs des catégories qui associent des caractéristiques
visuelles, auditives, et autres, qui jettent les bases d’images mentales
déterminées et relativement constantes. Les modèles neuronaux
démontrent ce point.
Reconnaissance La reconnaissance est l’opération par laquelle un stimulus
nouveau est associé à un type préétabli.
C’est un jugement d’équivalence, de conformité basé sur un
apprentissage préalable. Le stimulus (ou signal) est reconnu comme
appartenant à un type déjà répertorié. Ce jugement peut s’appuyer sur
le contexte, un détail, ou un ensemble de traits.
Conformité La conformité est un attribut du signal qui permet de considérer
celui-ci comme entité signifiante pouvant être dotée d’une
signification, dans la mesure où elle fait appel à un type connu qui
associe une forme visuelle et/ou sonore à un référent du monde
extrasémiotique. C’est la condition nécessaire et suffisante pour la
constitution d’un signe.
Signifiant Le signifiant appartient au monde naturel, il est de nature
physique : signal visuel, auditif ou autre.
Signifié Le signifié appartient au monde du sens, sens donné par l’homme
au monde.
Signe
Le préalable à tout signe est la perception d’un signal. Ce signal
peut ou non devenir signe si un certain nombre de conditions sont
remplies. Un type de schéma mental doit avoir été construit avant
qu’un signal , signifiant virtuel et potentiel, puisse être lié à un signifié.
Un signifié étant la relation qui unit un référent à une image mentale
type. L’interactivité entre la perception de référents et la construction
d’une type stable passe par la classification par analogie , de référents
divers en une entité unique, un concept. Le signal perçu - qui n’est
qu’un substitut de référent -, s’il apparaît conforme à un type préétabli,
est reconnu comme faisant partie du type et peut alors devenir un signe
, une entité à double face (signifiante/signifiée) qui relie un référent
transformé en signal optique ou auditif à un type construit, stabilisé,
réalisant ainsi un procès de signification , une sémiose.
Il est triadique dans son mode d’existence.
Il est la résultante de l’interactivité entre :
- la perception du signal ;
- la reconnaissance de ce signal ;
- sa conformité au type.
Il est accepté comme substitut d’une entité du monde réel et sert
d’étiquette au type auquel il appartient.. Il renvoie au référent par
l’intermédiaire du type constitué.
Il est important de remarquer que le signe est à la croisée des
coupures sémiotiques et perceptives, du monde signifiant et du monde
signifié, du noologique et du cosmologique. Il est l’interface complexe
entre le monde et l’esprit humain. Il est le résultat d’une compilation
généralisée, fruit d’une multitude de traductions qui s’effectuent sur les
deux axes de la perception et de la sémiose. Il donne à voir, à
entendre, à ressentir les mondes noologique et cosmologique qui nous
constituent. Il n’existe cependant pas dans la nature, il est artifice
humain symbolique d’adaptation à l’environnement. Mais une fois sa
nature cernée, et dans la mesure où il appartient au monde signifiant, il
fait partie de l’environnement humain et devient lui-même objet de
perception, de traduction et donne lieu à des méta signes.
UN TYPE DE RETOUR AUX SOURCES
Il est une forme spécifique de graffiti qui s’étale sur nos murs,
nos journaux et nos écrans et donc est partie intégrante de notre
milieu. Je veux parler de la publicité qui affiche la volonté d’un produit
de se faire connaître, de se valoriser et donc d’envahir notre espace
vital. Cette pollution par le graffiti légal, cette agression visuelle légale
est méta signée et implique un retour à l’imagerie initiale où se
refondent particulier et général dans une obsession d'expression
forcenée et irrévérencieuse (qui rappelle le jeune barbouilleur de murs).
La boucle se boucle quand le afficheurs mettent sur nos murs une main
négative comme symbole de la liberté d'expression, main que les
peintures pariétales nous ont appris à reconnaître.
Particulière parce qu’elle signifie une marque et un produit bien
spécifique, générale parce qu’elle est destinée à montrer qu’elle est au
service de tous et qu'elle doit toucher tout un chacun.
Chaque type publicitaire est basé sur un schème rhétorique
particulier comme le démontre l’article de Marc Bonhomme4 ; nous
voudrions montrer en nous inspirant des travaux de J.-M. Floch5 que la
publicité très particulière de Benetton propose des images types,
emblématiques d’une problèmatique sociale.
Le montage photographique d’éléments épars représente une
scène, souvent obscène, qui a valeur d’énoncé général sur une situation
sociale. L’obscénité, le côté choquant est un contre-texte, une mise à
nu de l’inter-dit du texte courant. C’est le discours malséant, discours
caché, osé, qui se montre sans fard et perturbe la communication
lénifiante des médias. L’image bien connue de la femme noire allaitant
un enfant blanc servira à notre démonstration mais toute autre publicité
Benetton ferait aussi bien l’affaire.
Il est bien connu qu’il existe deux attitudes face à un produit
offert au public. Soit le consommateur est sensible à la valeur d’usage
du produit, soit il est charmé par sa valeur symbolique — usage
particulier vs symbole générique.
Le sémioticien construira inévitablement un carré à partir de
cette opposition binaire :
valorisation technique valorisation utopique
valorisation pratique valorisation mythique
valeurs d’usage valeurs symboliques
4 Cf. supra .....
5Jean-Marie Floch, Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes les stratégies, PUF,
Paris, 1990.
valeurs matérielles valeurs d’engouement valorisation réfléchie valorisation fantaisiste
valorisation pondérée valorisation antithétique
Pour une voiture, la valorisation technique peut concerner la
maniabilité, l’espace, la sécurité.
La valorisation mythique porte sur les notions d’aventure, de
puissance, d’amour.
La valorisation réfléchie a trait au rapport qualité/prix ou au
rapport investissement/amortissement.
La valorisation fantaisiste s’appuie sur la mode, les couleurs, le
raffinement, le luxe, le tape-à-l’œil, les gadgets.
L’image comme le langage possède deux fonctions contraires ;
elle peut représenter plus ou moins fidèlement ou elle peut évoquer
sans dire ou sans montrer. À une fonction de représentation s’oppose
une fonction d’évocation (métaphorique, métonymique, symbolique).
On aura donc à partir de cette opposition de base, que nous
avons repérée dans l’image, quatre types de publicités :
Publicité référentielle Publicité mythique
f (représentation) f (évocation)
f (rationalisation) f (mystification)
Pub argumentative Pub amphibologique
La publicité référentielle ne présente que les faits rien que les
faits.
La publicité mythique joue sur le rêve, l’envolée, les lieux et
objets de désir.
La publicité argumentative fait appel à la raison, la sagesse, le
non-sens.
La publicité amphibologique utilise le jeu de mots et d’images, le
trompe-l’œil, l’illusion d’optique.
Qu’en est-il alors de la publicité Benetton ?
C’est une publicité mythique et mystificatrice qui conjoint des
valeurs utopiques et des valeurs d’engouement.
La femme noire au bébé blanc renvoie aux vierges noires, aux
tableaux de la vierge à l’enfant, mais c’est aussi soit un discours
antiraciste, soit le discours anti-néocolonialiste dont la thèse est que les
pays occidentaux vivent de l’exploitation des ressources du continent
noir. Cette image très ambivalente dans ses signifiés potentiels
réactualise une iconographie religieuse pour choquer le plus possible et
le public et les publicistes dont le credo est de ne pas mélanger
publicité, sociologie active et politique. Le produit prétexte à ce
contre-texte n’est que très faiblement représenté par un encart vert où
l’on peut lire "United Coloras of Benetton" comme une simple
signature au bas d’un texte engagé. Il s’agit donc bien d’un graffiti
revendicatif d’une autre manière de s’exprimer et de prendre place
dans la société en imposant sa marque dans l’esprit du consommateur.