DOSSIER Le grand passage - Réseau de l'Université … · 2005-02-11 · Peinture sur Tissu. ......

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DOSSIER renons un peuple de nomades vivant en symbiose avec la nature et en toute liberté sur un immense territoire, morcelons ses terres, sédentarisons-le, tentons de l’assimiler en lui arrachant ses enfants, ôtons-lui tout pouvoir, et observons ce qui se passe. Quand un peuple est dépossédé de ses repères identitaires : suicides, toxicomanies, violences et autres dys- fonctionnements deviennent le lot de bien de ses communautés. En deçà de la révolte et des conflits, sourd une souffrance infinie qui distille son poi- son au sein de la communauté. Le tableau est souvent sombre. Pour- tant, les personnes que nous avons inter- viewées affirment que des voies d’ave- nir se dessinent malgré les difficultés. Dans un contexte où l’enjeu majeur est de répondre aux besoins concrets des communautés, l’université s’avère un lieu idéal pour créer des ponts en- tre tradition et modernité et établir un point de rencontre interculturelle. L’importance du pardon Selon Roger Echaquan, guérisseur traditionaliste athikamek et étudiant à la maîtrise en études des prati- ques psychosociales de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), la perte d’identité est, entre autres, le résultat des longs séjours en pensionnat où les enfants étaient placés souvent dès l’âge de cinq ans. « Nous devons re- connaître ce que nous avons vécu pour pouvoir pardonner. » Savoir d’où l’on vient « L’important, c’est de savoir d’où l’on vient », confirme Dolorès Contré Migwans , Métisse ojibway, artiste multidiscipli- naire et étudiante à la même maîtrise. « Pour nous intégrer sans être assimi- lés, dit-t-elle, nous devons bien con- naître nos points d’appui, nos forces. En ce moment, toutes les nations sont en recherche, mais, pour l’instant, on copie encore trop les modèles dominants. » Droits ancestraux et monde contemporain Pour l’historien Camil Girard, profes- seur chercheur associé à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et invité de l’INRS, le défi est de concilier re- connaissance des droits ancestraux liés aux territoires et exigences du monde Le grand passage Entre tradition et modernité, la première génération d’Autochtones universitaires s’invente un futur. PAR FABIENNE CABADO 22 RÉSEAU / HIVER 2005 Fouilles archéologiques dans le secteur de la Péribonka.

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DOSSIER

renons un peuple de nomades vivant en symbiose avec la nature et en toute liberté sur

un immense territoire, morcelons ses terres,

sédentarisons-le, tentons de l’assimiler en lui arrachant ses enfants, ôtons-lui tout pouvoir, et observons ce qui se passe. Quand un peuple est dépossédé de ses repères identitaires : suicides, toxicomanies, violences et autres dys-fonctionnements deviennent le lot de bien de ses communautés. En deçà de la révolte et des conflits, sourd une souffrance infinie qui distille son poi-son au sein de la communauté.

Le tableau est souvent sombre. Pour-tant, les personnes que nous avons inter-viewées affirment que des voies d’ave-

nir se dessinent malgré les difficultés. Dans un contexte où l’enjeu majeur est de répondre aux besoins concrets des communautés, l’université s’avère un lieu idéal pour créer des ponts en-tre tradition et modernité et établir un point de rencontre interculturelle.

L’importance du pardon Selon Roger Echaquan, guérisseur traditionaliste athikamek et étudiant à la maîtrise en études des prati-ques psychosociales de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), la perte d’identité est, entre autres, le résultat des longs séjours en pensionnat où les enfants étaient placés souvent dès l’âge de cinq ans. « Nous devons re-connaître ce que nous avons vécu pour pouvoir pardonner. »

Savoir d’où l’on vient« L’important, c’est de savoir d’où l’on vient », confirme Dolorès Contré Migwans, Métisse ojibway, artiste multidiscipli-naire et étudiante à la même maîtrise. « Pour nous intégrer sans être assimi-lés, dit-t-elle, nous devons bien con-naître nos points d’appui, nos forces. En ce moment, toutes les nations sont en recherche, mais, pour l’instant, on copie encore trop les modèles dominants. »

Droits ancestraux et monde contemporainPour l’historien Camil Girard, profes-seur chercheur associé à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et invité de l’INRS, le défi est de concilier re-connaissance des droits ancestraux liés aux territoires et exigences du monde

Le grand passageEntre tradition et modernité, la première génération

d’Autochtones universitaires s’invente un futur.

PAR FABIENNE CABADO

22 RÉSEAU / HIVER 2005

Fouilles archéologiques dans le secteur de la Péribonka.

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ŒUVRES DE DOLORÈS CONTRÉ MIGWANS

AKI (Le monde, la création)

1991, Peinture sur tissu.90 cm de diamètre.

Collection privée Musée des Abénakis à Odanak.

Cette œuvre a permis à des cen-taines d’élèves du primaire et étudiants du secondaire de se familiariser avec la cosmovision des Autochtones à travers le pro-gramme Rencontres Culture-édu-cation parrainé par le ministère de la Culture et des Communications en collaboration avec le ministère de l’Éducation. L’artiste fait réfé-rence au récit fondateur de l’Arbre de Vie pour amener les élèves dans un monde imaginaire où ils créent leur propre roue sacrée.

La-Femme-Du-Ciel

1996. Peinture sur Tissu.

Tiré de la série Les 13 lunes, un corpus de treize œuvres basé sur le calendrier ancestral autochtone, cette « treizième lune », s’inspire du récit fondateur de la Création. Dans sa recherche en maîtrise, l’artiste tente de révéler le savoir découlant de l’intelligence intuiti-ve et créatrice qui se loge dans les pratiques traditionnelles transpo-sées dans un contexte actuel.

contemporain. Malgré la situation très critique des communautés comme celles des Mohawks, et l’amélioration possible des politiques et des actions gouvernementales, il considère que le chemin parcouru au cours des 30 dernières années a créé des conditions favorables pour un retour attendu et nécessaire du développement local. Rappelons que près de 50 % de la population autochtone a moins de 30 ans et que le taux de chômage s’élève à 80 % dans certaines communautés. Pour monsieur Girard, la mise en place d’infrastructures sanitaires et sociales est prioritaire, puisque l’éducation et la formation sont les pierres angulaires d’un développement réussi et autogéré.

Dé-victimiser les communautés « Aujourd’hui, les Autochtones ne sont plus des sujets de recherche,

mais de véritables partenaires et asso-ciés. C’est un chan-gement de donne et de perspective essentiel », affirme Camil Girard. Par

exemple, des Autochtones partici-pent activement au développement récréotouristique du territoire de la Péribonka, tandis que d’autres sont engagés dans les fouilles archéolo-giques du secteur. « Nos découver-

tes démontrent que les Montagnais oc-cupent le territoire depuis au moins deux siècles après Jésus-Christ », explique le directeur du labora-toire d’archéologie

de l’UQAC, Jean-François Moreau. Il s’agit d’une démonstration factuelle de la légitimité des revendications territoriales, laquelle constitue une vic-toire symbolique dans la longue lutte pour la reconnaissance des Autochto-nes dans l’opinion publique.

Le dialogue interculturel La majorité des programmes univer-sitaires développés dans le réseau de l’UQ sur la question des peuples autochtones se nourrissent des atouts et de l’expérience des communautés autochtones. Les programmes comp-tent sur les échanges interculturels

« Aujourd’hui, les Autochtones ne sont plus des sujets de recherche, mais de véritables partenaires et associés.

C’est un changement radical de perspective. »

AMÉRINDIENS

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Dolorès Contré Migwans et Roger Echaquan, lors de la rentrée à l’UQAR.

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DOSSIERpour se développer et sur une vision élargie du savoir et de la transmis-

sion. Pascal Galvani, joue le rôle de con-seiller méthodologi-que dans cette appro-che anthropologique. Selon ce professeur de l’UQAR, « on doit arrêter de vouloir sim-

plement aider, mais plutôt vivre et essayer de comprendre. Et transformer notre vision du monde ne peut se faire sans dialogue interculturel ».

Philosophie autochtone « Dans notre quête d’autonomie, nous refusons de ne voir que les problèmes, explique Gale Cyr, sang-mêlé anishinabe et professeure en travail social à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). La mise en valeur de la philosophie et des pratiques autochtones est fondamentale dans nos approches. Par exemple, on y intègre la roue de médecine, les cérémonials et les ri-

tuels dont Erickson et Piaget se sont d’ailleurs inspirés. »

De la langue orale à la langue écrite

On retrouve cette dé-marche interculturelle à l’Unité d’enseigne-ment et de recherche en sciences de l’édu-cation à l’UQAT, que dirige la professeure Gisèle Maheux. La

Cosmologie autochtone« Au Département des sciences religieuses de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), on enseigne l’histoire des religions, pas seulement la théologie. Un des cours de 1er cycle s’intitule Religions amérindiennes de l’Amérique du Nord. » Louis Rousseau est professeur à l’UQAM depuis sa fondation, il y a 35 ans.

« Nous interprétons et analysons les valeurs, croyances et pratiques des trois grandes traditions autochtones présentes au Québec. Nous regardons ces tra-ditions telles que les Autochtones les respectaient avant que la christianisation et la sédentarisation viennent les perturber. Celles des chasseurs-cueilleurs (Algonquiens), des agriculteurs (Iroquoiens) et des Inuits. Nous exposons les étudiants à trois visions du monde complètement différentes de celles des non-Autochtones. Séjourner chez les Indiens est une autre voie requise pour parfaire cet apprentissage. Les étudiants rencontrent ces personnes pour en-trer en relation avec le mouvement autochtone actuel. Ils découvrent ainsi une constante de l’histoire de ces peuples : le lien entre leur vision du monde – la cosmologie – et leur mode de vie. On leur enseigne, par exemple, que pour être un bon chasseur, il faut rêver au maître des caribous. Avoir de la spiritualité permet d’être efficace. C’est pourquoi, aujourd’hui, alors que les Autochtones vivent à peu près comme nous, des questions nouvelles se po-sent pour eux : retourner à la chasse ou travailler sur l’héritage symbolique pour le détacher du substrat économique? »

HUGUETTE LUCAS

SCIENCES RELIGIEUSES

« Il faut passer par plusieurs idiomes

pour qu’un concept soit intégré et puisse

être adapté aux réalités autochtones. »

communication avec les Autochtones n’est pas toujours facile. « Souvent, il n’y a pas de véritable langue de com-préhension et il faut passer par plu-sieurs idiomes pour qu’un concept soit intégré et puisse être adapté aux réali-tés autochtones. Notre défi est de faire passer la langue orale à celle de langue écrite de formation », déclare-t-elle.

Sur le terrain, dans les réserves La dynamique de coopération inter-culturelle a des effets très positifs, voire exceptionnels, sur le taux de réussite aux études! En moyenne 20 % des étudiants obtiennent des postes-clés dans leurs communautés, alors qu’ils ne sont qu’à mi-chemin dans leur parcours universitaire. Un accès au pouvoir qui a un gros impact sur la vie locale, notamment en ce qui a trait à la protection de la jeunesse. Cependant, note Gisèle Maheux, les postes qui exigent des qualifications poussées et ceux des services publics sont encore trop souvent comblés par des gens de l’extérieur. Elle parle de l’isolement économique et géogra-phique, de même que du sous-déve-loppement pour expliquer le manque

Rigoberta Menchu (Nobel 1992) lors du colloque organisé par le Conseil latin-amé-ricain pour la recherche sur la Paix (CLAIP) sur la résolution non violente des conflits dans les Sociétés indigènes des Amériques latines. Yautepec, Mexique 2004.

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Le défi est de concilier reconnaissance

des droits ancestraux liés aux territoires

et exigences du monde contemporain.

Un pôle Nord imaginairewww.imaginairedunord.uqam.ca

Daniel Chartier, professeur au Département d’études littéraires, est le direc-teur-fondateur du Laboratoire international d’étude multidisciplinaire compa-rée des représentations du Nord. Ce laboratoire, qui regroupe une quinzaine de chercheurs d’une dizaine d’universités dans le monde, étudie l’imaginaire nordique du Québec, de la Scandinavie, de la Finlande et du monde inuit à partir des représentations issues des œuvres littéraires, cinématographiques et visuelles.

« Les représentations et les œuvres des Inuits prennent une importance grandissante. Les récentes œuvres de fiction inuits (le film Atanarjuat, 2001, le roman Sanaaq, 2002) s’ajoutent aux récits des différents peuples qui ont construit pendant des siècles l’espace mythique du Nord. Les représentations nordiques reprises tant par les arts et la littérature (Borduas, Riopelle, Hémon, Thériault) que par la culture populaire (légende du Père Noël, film La guerre des tuques, ruée vers l’or en Alaska), nous présentent le Nord comme la terre imaginaire par excellence, parce que lointaine, inaccessible, symbole de pureté, de désolation, de défi physique et spirituel.

Depuis longtemps, le peuple inuit est vu comme un peuple mythique, le pôle Nord n’ayant été découvert par les Occidentaux qu’en 1910. Aujourd’hui menacé de toutes parts, ce monde lointain – où se trouvent les Inuits, le pôle Nord, la baie James, la baie d’Ungava, la Côte-Nord – demeure un terrain fertile pour les artistes et les écrivains, et représente pour les hommes une fascination toujours vive. »

HUGUETTE LUCAS

ÉTUDES LITTÉRAIRESd’éducation des jeunes. Selon Camil Girard, ce qui freine l’obtention du diplôme chez les jeunes est le man-que d’emplois à leur mesure dans les communautés.

Autochtones universitaires Janet Mark, sang-mêlé crie, adjointe administrative et agente de liaison

auprès des Premières Nations, accueille les étudiants sur le cam-pus de Val-d’Or. « De plus en plus d’Autoch-tones étudient et tra-vaillent à l’université. Ça crée un effet do-

mino et on devient des modèles posi-tifs pour les autres. Je n’aurais jamais pensé travailler moi-même un jour à l’université. »

Les étudiants autochtones qui fré-quentent le réseau de l’Université du Québec ont entre 25 et 40 ans, par-fois plus, et viennent généralement parfaire une formation en lien avec le poste qu’ils occupent déjà. Ce sont pour la plupart des femmes, souvent des mères de famille. Les cours offerts en réponse à leurs besoins portent principalement sur l’enseignement, l’administration, la comptabilité, le travail social et les pratiques psycho-sociales. Les programmes évoluent à mesure que la clientèle se déve-loppe. De nombreuses formations continuent à se donner directement dans les réserves, mais la tendance est à l’ouverture des campus aux étudiants des Premières Nations. Le cas de l’UQAT est particulièrement exemplaire : en plus des quelque 80 étudiants à temps partiel dans les communautés autochtones et des 80 personnes qui étudiaient déjà à

temps complet à l’université, environ 70 nouveaux étudiants autochtones ont débarqué sur le campus de Val-d’Or, l’automne dernier.

Troisième solitude ?Finalement nous avons demandé à nos interviewés de réagir à l’expression Troisième solitude appliquée à la cultu-re autochtone en contexte canadien.

DOLORÈS CONTRÉ MIGWANS : « Je n’aime pas cette expression de Troisième solitude, car elle nous po-sitionne encore comme des victimes. On est peut-être isolés, mais on a le sentiment de faire partie du monde. Par exemple, lors des événements du 11 septembre, les Mohawks qui avaient construit les tours se sont demandé s’ils n’avaient pas fait une

erreur, et les peuples des Premières Nations ont prié pendant trois jours à travers tout le Canada. »

GALE CYR : « Plus que de solitude, je parlerais de racisme. Par exemple, ma mère, une Anishinabe, a vécu ce que j’appelle le génocide numérique : elle a perdu son identité autochtone en épousant un Blanc. C’est un pro-blème majeur qui n’a pas encore été reconnu. »

ROGER ECHAQUAN : « Dans la forêt, on n’est jamais seul. Pour nous, les ancêtres se sont transformés en arbres et ils nous accompagnent toujours. »

JANET MARK : « J’ai été élevée à Senneterre parmi les Québécois. Je me suis sentie plus seule à mon arrivée à Val-d’Or que dans la réserve où je venais de passer sept ans. »

AMÉRINDIENS

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