Cours 13 - La peinture en Provence au XVe siècle · 2016. 3. 21. · A la découverte de...

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A la découverte de l’Histoire Cours d’Histoire 2012/2013. G. Durand 1 COURS 13 – LA PEINTURE EN PROVENCE AU XVe SIECLE Quand, à la fin de son règne, René s’installe définitivement en Provence après 40 ans de faits d’armes, ce roi qui avait fait rêver les grands princes italiens de la Renaissance, est un monarque malheureux, ayant perdu ses couronnes de Hongrie, de Jérusalem, d’Aragon et de Naples. Il est inquiet des visées impatientes de son neveu Louis XI sur ses derniers fiefs, le duché de Bar, les comtés d’Anjou et de Provence. Usé par les épreuves, René entreprend, par un triste jour d’octobre 1471, la descente du Rhône vers ses terres de lumière, en quête de paix, pour rejoindre sa seconde épouse, la jeune Jeanne de Laval, restée à Aix. Il se réfugie dans une Provence qu’il avait négligée et qui se relève mal des épidémies de peste, des passages meurtriers des Grandes Compagnies et des atrocités commises par un triste personnage dévoyé des armées de la guerre de 100 ans, Raymond de Turenne, en qui les Provençaux avaient vécu voir un Attila des temps modernes. Aix, capitale officielle de la Provence, n’a jamais eu l’opulence commerciale de sa voisine Marseille ni le passé culturel prestigieux d’Avignon au temps des Papes. La ville est bien différente des cours princières que le monarque avait connues en Italie. Elle n’est qu’un gros bourg empuanti par les tanneries qui prolifèrent entre le quartier des Augustins et celui des Cardeurs. Le palais qui accueille René est austère et vieillot, son parc n’est plus qu’un jardin potager où on cultive les choux, les fèves, les épinards, la bourrache, le persil, les oignons, les aulx, les poireaux et quelques plans de safran, et où se dressent, bien visibles, les potences des condamnés à mort. C’est pourtant dans ce bourbier médiéval, maintenant tant bien que mal par un cercle restreint de consuls bourgeois, que le prince humaniste mécène va, prenant exemple sur les modèles rêvés des Este de Ferrare, des Gonzague à Mantoue, des Montefeltre à Urbino, faire naître une Cour où le rayonnement de l’art et de la culture atteindre une dimension qui nous semble aujourd’hui extraordinaire. Dès le début de cette aventure, la ville renaissante, encore médiévale, se devait d’offrir aux courtisans, artistes et artisans, un cadre digne de sa nouvelle vocation. Au renouveau architectural par la rénovation du palais comtal, entraîna tout naturellement un engouement semblable pour la décoration intérieure jusqu’alors négligée. On couvrit de tapisseries les murs des hôtels et des châteaux provençaux. Ce luxe toucha également le vêtement, le roi portant de riches journades venues d’Italie, de somptueuses capes portugaises et des pelissons espagnols d’une élégance rate, ainsi que l’orfèvrerie qui contribua au faste princier. Mais le renouveau princier tel que l’imaginaient les temps modernes de la Renaissance, et que René s’enorgueillissait d’être, ne devait pas se contenter d’une noble apparence et d’un environnement éblouissant, il se devait aussi de faire preuve d’aptitudes pour la culture et les arts. Tous les intellectuels de sa Cour s’accordaient à reconnaître à René d’Anjou un don de poète. La renommée d’esthète et d’amateur d’art de René fut si forte et si prégnante que les critiques contemporains et ceux qui les suivirent au cours des siècles ont pu en toute bonne foi accréditer la légende selon laquelle le roi lui-même aurait été un artiste de génie. Pietro de Summonte le présentait déjà, le 3 mars 1524 comme le maître de Colantonio à qui il aurait fait découvrir, à Naples, les vertus de la peinture à l’huile inventée dans les Flandres. Bien plus tard, le romantique Bérenger, dans ses Soirées provençales publiées en 1819, rappelle que le monarque « étant occupé à peindre une perdrix quand on lui annonça la perte de son royaume de Naples » ne lâcha même pas ses pinceaux et poursuivit imperturbablement son travail. On

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COURS 13 – LA PEINTURE EN PROVENCE AU XVe SIECLE

Quand, à la fin de son règne, René s’installe définitivement en Provence après 40 ans de faits d’armes, ce roi qui avait fait rêver les grands princes italiens de la Renaissance, est un monarque malheureux, ayant perdu ses couronnes de Hongrie, de Jérusalem, d’Aragon et de Naples. Il est inquiet des visées impatientes de son neveu Louis XI sur ses derniers fiefs, le duché de Bar, les comtés d’Anjou et de Provence. Usé par les épreuves, René entreprend, par un triste jour d’octobre 1471, la descente du Rhône vers ses terres de lumière, en quête de paix, pour rejoindre sa seconde épouse, la jeune Jeanne de Laval, restée à Aix. Il se réfugie dans une Provence qu’il avait négligée et qui se relève mal des épidémies de peste, des passages meurtriers des Grandes Compagnies et des atrocités commises par un triste personnage dévoyé des armées de la guerre de 100 ans, Raymond de Turenne, en qui les Provençaux avaient vécu voir un Attila des temps modernes. Aix, capitale officielle de la Provence, n’a jamais eu l’opulence commerciale de sa voisine Marseille ni le passé culturel prestigieux d’Avignon au temps des Papes. La ville est bien différente des cours princières que le monarque avait connues en Italie. Elle n’est qu’un gros bourg empuanti par les tanneries qui prolifèrent entre le quartier des Augustins et celui des Cardeurs. Le palais qui accueille René est austère et vieillot, son parc n’est plus qu’un jardin potager où on cultive les choux, les fèves, les épinards, la bourrache, le persil, les oignons, les aulx, les poireaux et quelques plans de safran, et où se dressent, bien visibles, les potences des condamnés à mort. C’est pourtant dans ce bourbier médiéval, maintenant tant bien que mal par un cercle restreint de consuls bourgeois, que le prince humaniste mécène va, prenant exemple sur les modèles rêvés des Este de Ferrare, des Gonzague à Mantoue, des Montefeltre à Urbino, faire naître une Cour où le rayonnement de l’art et de la culture atteindre une dimension qui nous semble aujourd’hui extraordinaire. Dès le début de cette aventure, la ville renaissante, encore médiévale, se devait d’offrir aux courtisans, artistes et artisans, un cadre digne de sa nouvelle vocation. Au renouveau architectural par la rénovation du palais comtal, entraîna tout naturellement un engouement semblable pour la décoration intérieure jusqu’alors négligée. On couvrit de tapisseries les murs des hôtels et des châteaux provençaux. Ce luxe toucha également le vêtement, le roi portant de riches journades venues d’Italie, de somptueuses capes portugaises et des pelissons espagnols d’une élégance rate, ainsi que l’orfèvrerie qui contribua au faste princier. Mais le renouveau princier tel que l’imaginaient les temps modernes de la Renaissance, et que René s’enorgueillissait d’être, ne devait pas se contenter d’une noble apparence et d’un environnement éblouissant, il se devait aussi de faire preuve d’aptitudes pour la culture et les arts. Tous les intellectuels de sa Cour s’accordaient à reconnaître à René d’Anjou un don de poète. La renommée d’esthète et d’amateur d’art de René fut si forte et si prégnante que les critiques contemporains et ceux qui les suivirent au cours des siècles ont pu en toute bonne foi accréditer la légende selon laquelle le roi lui-même aurait été un artiste de génie. Pietro de Summonte le présentait déjà, le 3 mars 1524 comme le maître de Colantonio à qui il aurait fait découvrir, à Naples, les vertus de la peinture à l’huile inventée dans les Flandres. Bien plus tard, le romantique Bérenger, dans ses Soirées provençales publiées en 1819, rappelle que le monarque « étant occupé à peindre une perdrix quand on lui annonça la perte de son royaume de Naples » ne lâcha même pas ses pinceaux et poursuivit imperturbablement son travail. On

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lui attribua les plus grands chefs d’œuvre de la peinture primitive provençale, tels que L’Annonciation de Barthélémy d’Eyck, le Couronnement de la Vierge d’Enguerrand Quarton et le Buisson Ardent de Nicolas Froment. Si aujourd’hui on lui refuse à juste titre la paternité de ces retables majeurs, il n’en reste pas moins que René, s’il n’en fut pas un maître parmi les maîtres dont il sut s’entourer, fut tout de même un excellent concepteur et un ordonnateur des arts averti. Dans sa prison-atelier, René reçut les plus grands peintres flamands travaillant alors pour la Cour de Bourgogne et, parmi eux, le jeune enlumineur Barthélémy d’Eyck, heureuse rencontre qui fera de celui-ci le premier maillon fort de l’école de peinture que le roi saura créer plus tard dans son propre palais comtal aixois. Les deux hommes se lièrent d’amitié à tel point que, le monarque libéré, le peintre l’accompagna sans ses chevauchées italiennes ; il faisait partie de sa suite le 19 mai 1438 quand le roi entra triomphalement sous un dais d’or fleurdelisé dans la ville de Naples, le joyau de son royaume italien reconquis. Après avoir rencontré le peintre napolitain Colantonio, Barthélémy d’Eyck, rentré en France avant le roi en 1440, préféra, après avoir découvert à Angers, la ville natale de son prince, s’installer à Aix où il réalisa en 1444, bien avant les grandes années du mécénat du roi René, son premier chef d’œuvre, l’Annonciation. Barthélémy d’Eyck, quand il réalise son chef d’œuvre en Provence, se situe à la charnière du monde gothique international et du monde de la renaissance. S’il porte encore la marque d’une forte allégeance au courant maniériste courtois propre aux maîtres imagiers du monde médiéval dont il est issu, il est surtout influencé par les frères van Eyck, dont il est l’élève voir le parent. Ses teintes rares et précieuses puisées dans les enluminures, aux rendus chromatiques complexes et raffinés, s’allient avec grâce aux glacis flamands révolutionnaires rendus possibles par les médiums aux subtils effets transparents. Au XXe siècle, Erwin Panofsky, spécialiste de l’art flamand et de son influence dans le Midi de la France, décelait dans l’art de Barthélémy d’Eyck une « flamme pour un sentiment cubiste, une passion pour la puissance du modelé, la schématisation stéréométrique, la perspective brusquée, un style de draperie un peu roide et des ombres portées dures et triangulaires ».

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L’Annonciation de Barthélémy d’Eyck, 1444, Eglise du Saint-Esprit, Aix

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A Aix, Barthélémy fut l’initiateur d’un style au confluent de plusieurs cultures où se conjuguent l’esthétique traditionnelle de la France médiévale, les nouvelles solutions chromatiques flamandes et une conception originale de l’espace expressif qui fait appel non seulement aux solutions génoises ou florentines, mais aussi à celles de Bâle et de Naples, avec un fondamental commun, véritable fil conducteur, l’introduction dans un espace nouvellement conquis de la transparence due au nouveau chromatisme flamand et à sa lumière fine. Au milieu du XVe siècle, avec Aix, nouveau centre de rayonnement culturel grâce au mécénat du roi René, la Provence devient à son tour une terre d’inspiration au pouvoir d’attraction indéniable et l’un des premiers lieux de la cristallisation de l’ars nova en France. C’est sur cette terre d’élection des arts que Barthélémy d’Eyck, avec son Annonciation, ouvre avec éclat en 1444 la parenthèse de la grande école de peinture primitive aixoise. Quand il succède à Barthélémy d’Eyck en tant que premier peintre du roi, Nicolas Froment est libéré des principes conventionnels réducteurs et désormais démodés de l’enluminure. Il reste encore totalement soumis à l’esthétique flamande primitive dans la mise en page forcée, mais surtout naïve de son premier tableau, La Résurrection de Lazare, réalisé en 1461 et conservé aux Offices à Florence. Mais bien vite, poursuivant sa carrière, reconnu comme le meilleur par René qui lui donne le titre honorifique de peintre du roi de Sicile, Nicolas Froment va affiner son art et suivre une nouvelle voie stylistique d’abord plus consensuelle, puis plus ronde, plus subtile, plus intimiste, enfin très poétique, insufflée par les maîtres de la

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seconde école flamande formés pour la plupart dans l’atelier de Rogier van der Weyden, Dieric Bouts, Hugo van der Goes et Hans Memlinc.

La Résurrection de Lazare, de Nicolas Froment, 1461, Offices de Florence

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Le Christ et Sainte Marthe

Panneau gauche de La Résurrection de Lazare Comme Barthélémy d’Eyck qui, pour une meilleure expressivité visuelle dans la représentation d’un Mystère, avait sciemment trahi les principes des dogmes albertiens, Nicolas Froment va, mais d’une autre manière, plus naturaliste et sensible, prendre lui aussi à contre-pied le dogmatisme humaniste qui triomphe en Europe au cours du 2e quart du XVe siècle avec les œuvres de Paolo Uccello, de Piero della Francesca et d’Andrea Mantegna. Tourné vers les Flamands, ceux-là mêmes qui influencent les Bellini à Venise, il opte lui aussi pour une perspective atmosphérique intuitive, plus précisément pour une peinture tonale où les couleurs changent de ton en fonction de l’exposition. La représentation de l’espace dans le Buisson ardent démontre une complète maîtrise de l’observation du visible et de son rendu, donnant de la profondeur aux ombres et plus d’éclat aux lumières.

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Le triptyque du Buisson Ardent, Nicolas Froment, 1476, Saint-Sauveur, Aix

Le premier peintre du roi réussit magistralement, dans Le Buisson Ardent, à exprimer le « subtil accord mental entre le Nord et le Sud » remarqué par Roberto Longhi. Il parvient à une unité picturale, une synthèse entre forme et couleur-lumière, dans un monde harmonieux réconcilié où l’homme devient un élément de l’univers dans une cohabitation originale entre le monde terrestre et le monde céleste. Sans rompre totalement avec les principes néo-platoniciens qui occupent les savants, les géographes et les philosophes invités à la Cour du roi René, Nicolas Froment prend ses distances avec les obsessionnelles règles mathématiques albertiennes. L’art de Nicolas Froment, qui a évité la forfaiture du trompe l’œil d’une perspective tridimensionnelle, abolit toute historicité rigoureuse humaniste, il est éminemment naturaliste et contemplatif. Enfin le retable de La légende de saint Mitre allait témoigner de l’extraordinaire activité culturelle qu’aura connue la Cour du roi René à Aix. Le maître de Saint Mitre, aujourd’hui attribué à Nicolas Froment lui-même, dénote un style naïf qui a au moins le mérite d’avoir su synthétiser les solutions trouvées par Barthélémy d’Eyck. Il se singularise surtout par la thématique narrative choisie, avec un goût du « fait social ». Une curiosité du monde contemporain qui va se manifester, comme dans les Mystères représentés devant les cathédrales, d’une façon très directe et spontanée, l’artiste ne dédaignant pas d’animer le récit de son martyre d’anecdotes et d’accents populaires. Loin d’aspirer à représenter les faits et les personnages « sub specie aeternitatis », le maître de saint Mitre saisit sur le vif la société au temps du roi René en précipitant sur la place où se déroule le sacrifice une foule bariolée.

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La légende de Saint-Mitre, Nicolas Froment, vers 1480, cathédrale Saint-Sauveur, Aix

A la même époque qu’œuvraient un Barthélémy d’Eyck et Nicolas Froment, un troisième personnage gravitait dans cette cour de peintres attachés au roi René : Enguerrand Quarton. Nous ne possédons que quelques informations éparses sur sa vie. Il est né dans le diocèse de Laon, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Reims. Son nom était initialement Charreton, mais sa vie de peintre s'étant essentiellement déroulée dans le sud de la France où dominait la langue d'oc, la prononciation locale a induit une adaptation. Ce peintre est donc connu sous le patronyme de Quarton ou Carton. Sa formation reste hypothétique ; il est probable que la proximité des Flandres lui a permis de connaître les œuvres de Robert Campin (le maître de Flémalle), de Jan Van Eyck et Rogier Van der Weyden. Sans cet acquis des primitifs flamands, il est impensable qu'il ait pu peindre ses propres retables. En 1444, il s'installe dans le sud de la France, peut-être pour fuir les troubles que la fin de la guerre de cent ans occasionnait dans le nord. Il séjourne d'abord à Aix, puis à Arles et enfin à Avignon où il passera le reste de sa vie. Des documents attestent de son activité de peintre ou d'enlumineur pour la bourgeoisie, la noblesse ou le clergé local : sept contrats sont connus de 1446 à 1466. Certains auteurs pensent qu'il a voyagé en Italie aux environs de 1450. Les documents historiques concernant Quarton étant tous relatifs à son activité de peintre, on ignore tout de sa vie privée. S'est-il marié ? A-t-il eu des enfants ? Nul ne le sait à ce jour. Il

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meurt probablement en 1466, année du dernier document contractuel le concernant. Une épidémie de peste frappe la Provence cette année-là et il est possible qu'il en ait été victime. L'originalité d'Enguerrand Quarton provient de la singularité de son style et de la puissance expressive de ses compositions religieuses. Des trois grandes tendances qui dominent le siècle (gothique, flamande, italienne), c'est l'influence italienne qui est la moins présente chez Quarton. Son style reste largement imprégné de gothique comme en témoigne sa Vierge à l'enfant avec deux donateurs ; ces derniers, de plus petite taille, respectent la norme du Moyen Âge qui dissociait ainsi le divin de l'humain. Ce respect de l'ancienne tradition est encore présent dans La Vierge de miséricorde. La perspective, si chère aux florentins de la même époque, n'est pas totalement absente mais semble secondaire pour l'artiste français. Quarton doit aux flamands le réalisme des visages et des corps qu'illustre particulièrement sa Pietà de Villeneuve. L'influence italienne se résume aux éléments de perspective linéaire que l'on peut discerner, par exemple dans le trône de la Vierge à l'enfant. La puissance expressive d'Enguerrand Quarton se révèle dans la Pietà de Villeneuve, inspirée de Rogier Van der Weyden par l'accent porté sur la psychologie des personnages.

La Piéta de Villeneuve-lèz-Avignon, Enguerrand Quarton, vers 1455, Louvres.

Comme Van der Weyden, Quarton est un peintre de l'intériorité. On pourra comparer sa Pietà et la Descente de croix de Van der Weyden, qui procèdent toutes deux d'une volonté de restituer la puissance du sentiment religieux par l'expression humaine du tragique. Mais la stylisation de l'œuvre de Quarton a une ascendance italienne et on a évoqué à son propos Fra Angelico, le plus gothique des peintres de la Renaissance italienne. Comparer à cet égard Le couronnement de la Vierge de Quarton et Le couronnement de la Vierge de Fra Angelico.

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Le couronnement de la Vierge, Enguerrand Quarton, Villeneuve-lèz-Avignon, 1454

A la mort du roi René, la vie culturelle aixoise s’éteignit avec les guerres de religion qui déposèrent un voile de désolation sur toute la Provence au XVIe siècle. Il faudra attendre l’avènement du roi Soleil pour assister à Aix à une nouvelle renaissance avec la grande explosion de la peinture baroque, poussée à son paroxysme par un parlementarisme provençal triomphant.