CHANTEZ UN CHANT NOUVEAU ! Le chant religieux populaire ...

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HELENE LEMAY CHANTEZ UN CHANT NOUVEAU! Le chant religieux populaire comme expérience de Dieu Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en théologie pratique pour l'obtention du grade de docteur en théologie pratique (DThP) FACULTE DE THEOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2011 ©Hélène LeMay, 2011

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  • HELENE LEMAY

    CHANTEZ UN CHANT NOUVEAU! Le chant religieux populaire comme exprience de Dieu

    Thse prsente la Facult des tudes suprieures de l'Universit Laval

    dans le cadre du programme de doctorat en thologie pratique pour l'obtention du grade de docteur en thologie pratique (DThP)

    FACULTE DE THEOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSIT LAVAL

    QUBEC

    2011

    Hlne LeMay, 2011

  • Jsus est ressuscit. trs douce vrit!

    Chantons tous Allluia! Et puis, Ave Maria!

    Saint Louis-Marie Grignion de Montfort Cantique 84

  • I l

  • Ill

    Rsum

    Le chant religieux est valoris par l'glise catholique; l'abondance de la littrature sur le sujet en fait foi. Cependant, l'importance thologique de l'action personnelle de chanter dans un contexte religieux culturel, dans ou hors du cadre liturgique, n'est pas suffisamment isole et exploite comme ayant un potentiel en lui-mme de lieu et d'occasion d'exprience de Dieu. Cette tude en thologie pratique s'intresse la pratique du chant religieux populaire dans la vie des chrtiens et chrtiennes francophones du Canada. Il s'agit d'une recherche de type qualitatif dans le cadre de la phnomnologie qui entre en contact avec la subjectivit des participants. La prsente recherche a recueilli les tmoignages de quatre auteurs-compositeurs de chants religieux francophones. Cette collecte de donnes a permis la chercheure de faire ressortir les constituants et 1 ' essence du phnomne tudi. Ainsi, il est question d'un seul phnomne, celui de l'exprience de la prire lie des vnements humains, chante Dieu. L'impact du chant religieux du peuple dans toute la vie chrtienne, comprend le culte, l'ducation de la foi et l'expression d'une spiritualit vivante. L'acte de chanter, exprim par la bouche, le cur ou la vie, donne l'exprience de Dieu un aspect de connivence avec Celui qui invite Le chanter et qui rend cet acte si agrable. Le tissage entrepris dans une homologie exprientielle dmontre comment aujourd'hui, tout comme dans les critures et dans la Tradition, l'acte de chanter sert de lieu de relation avec Dieu, et donc d'exprience de Dieu, pour tmoigner d'une prsence soi, d'une prsence aux autres et d'une prsence Dieu. Dieu est prsent, Dieu se donne gratuitement dans cette action, dans cet acte de chanter qu'il accueille et fait sien. Ceux et celles qui ont reu le talent (1 Co 12,4-11) ou la capacit de chanter (par leur voix, par leur cur et par leur vie) portent en eux une marque, un sceau privilgi sur leur cur (Ct 8,6) et ont entendu l'exhortation du Seigneur : chantez Dieu, chantez! (Ps 47,7). Saint Augustin aussi nous y incite : Chante et marche! Chante Allluia! Le chant nouveau, selon Dieu, est celui o son Nom est lou (Ps 40,3) et clbr personnellement depuis l'extrmit de la terre (Es 42,10) jusqu' ma communaut chrtienne locale. Pour chanter un chant nouveau, il faut s'humaniser et s'approcher du Seigneur : Vous serez mon peuple et je serai votre Dieu . (z 26-28)

  • IV

    Abstract

    Religious song is valued by the Church as is demonstrated by the abundance of literature on the subject. However, the theological significance of the personal action of singing in a religious cultural context within or outside of the liturgical framework is not sufficiently isolated and exploited as a potential site and opportunity to experience God. This study in practical theology focuses upon the practice of popular religious song among the French-speaking Christians of Canada. It is a qualitative research in phenomenology that probes the subjectivity of the participants. This research has collected the testimonies of four French-language religious singer-songwriters. This data collection allowed the researcher to highlight the "components" and the "essence" of the investigated phenomenon. Thus what is explored is a single phenomenon, the experience of prayer linked to human events, sung to God. The impact of popular religious singing in the Christian life includes worship, education in the faith and the expression of a living spirituality. The act of singing, expressed by the mouth, the heart or life itself, gives to the experience of God an aspect of co-operation with Him who invites us to address Him in song, making this action very agreeable. Weaving in experiential homology demonstrates how today, just as in biblical times and in tradition, the act of singing serves as a place of relationship with God, and thus as experience of God, to serve as witness of a presence to oneself, a presence to others and a presence to God. God is present, God gives himself freely in this action, in this "act of singing" that he welcomes and makes his own. Those who have received the talent (1 Co 12,4-11) or the ability to sing (with their voice, with their heart and with their life) wear a mark, a privileged seal on their hearts. (Ct 8.6) They have heard the call of the Lord: "Sing to God, sing." (Ps 47,7) Saint Augustine is equally inciting : Sing and walk! Sing Allluia! The New song, according to God Himself, is the one where his name is lauded (Ps 40,3) and celebrated by each and every person "from the end of the Earth" (Is 42,10) to my local Christian community. To sing a new song, one needs to humanize oneself and make oneself close to the Lord: "You will be my people and I will be your God." (Ez 26 - 28)

  • Avant-Propos

    Mes remerciements vont avant tout Gilles Routhier qui a cru en moi plus que moi ds le dbut, Marcel Viau qui a su trouver mes forces anciennes pour les reconnatre aujourd'hui et me permettre d'avancer dans la voie de la thologie pratique, Marie-Hlne Carette qui m'a fait faire mes premiers pas en thologie pratique, et Maxime Allard, avec sa disponibilit et ses exigences fraternelles des premires annes.

    Une mention spciale Elisabeth Lacelle qui fut le mentor de mes jeunes annes de recherche et qui veilla m'introduire dans les milieux de rflexion et d'implication sur la situation contemporaine de notre glise canadienne francophone.

    Je dois une profonde reconnaissance aux membres de ma Congrgation religieuse des Filles de la Sagesse, montfortaines, pour la confiance et le temps qu'elles m'ont accorde, pour leur support et leurs encouragements, sous la gouvernance de deux provinciales, Sr Anizette Blanger et Sr Jocelyne Fallu. En particulier, je remercie Sr Marie-Andre Lafleur et Sr Franoise McNicoll pour leur relecture et leurs commentaires. Je dois souligner la contribution spirituelle de grande importance de la vie chantante de toutes celles avec lesquelles j'ai chemin depuis plus de 50 ans. Comment ne pas nommer celle qui fut, pour moi, une grande inspiratrice, Catherine Brunet, qui, ds 1703, a sollicit et chant les cantiques de saint Louis-Marie Grignion de Montfort.

    Merci aussi au pre Dorio-Marie Huot pour ses relectures, son encouragement et ses sages conseils, ainsi qu' tant de personnes qui ont t providentiellement sur la route de ma recherche phnomnologique sur le chant et son impact sur le cheminement de la foi.

    Mes parents, Rodrigue LeMay et Gilberte Racine, croyaient ardemment dans l'ducation et la formation de leurs enfants, et je leur suis profondment reconnaissante, ainsi qu' ma sur, Bernadette, et mes deux frres, Charles et Franois, et leurs familles, avec qui j'ai appris les valeurs caches dans l'interpellation et le dpassement.

  • VI

    \

  • Vil

    A Denis, Robert, Raymonde et Richard, ci-aprs connus comme P 1, P 2, P 3 et P 4

  • vin

  • Table des matires

    Rsum iii

    Abstract iv

    Avant-Propos v

    Table des matires ix

    Liste des sigles xv

    Liste des tableaux xvi

    INTRODUCTION 1

    Plan de la thse 6

    CHAPITRE 1 DFINITIONS DES CONCEPTS 11

    1. Le chant religieux populaire 11 1.1 La mlodie du chant religieux populaire 13 1.2 La posie du chant religieux populaire 15 1.3 Le populaire du chant religieux populaire 18

    2. L'acte de chanter, une pratique chrtienne cultiver 20 2.1 L'acte de chanter, une prsence en soi et une prsence soi 20 2.2 L'acte de chanter, une prsence aux autres 22 2.3 L'acte de chanter, une prsence Dieu 24

    CHAPITRE 2 REVUE DE LA LITTRATURE 31

    1. La littrature qui introduit le sujet de faon globale 32 1.1 Des thses soutenues l'tranger 32

    1.1.1 Miriam Thrse Winter 32 1.1.2 Monique Brulin 33 1.1.3 Jordi-Agusti Piqu Collado 34

    1.2 Des thses soutenues au Canada 36 1.2.1 Ron MacDonald 36 1.2.2 Paul-Andr Dubois 37 1.2.3 Mario Couru 38

  • 1.3 Des articles sur le chant 39 1.3.1 Jean-Yves Hameline 39 1.3.2 Joseph Gelineau 40

    2. Une pratique historique de l'glise 42 2.1 Le chant dans l'histoire ancienne 42 2.2 Le chant dans l'histoire contemporaine 45 2.3 Le chant au Canada 46

    2.3.1 Des mentors contemporains : Armand Chouinard et Andr Dumont 47 2.3.2 Le rpertoire 51 2.3.3 Des tmoignages 52

    3. Conclusion 55

    CHAPITRE 3 CONTEXTE 57

    1. Survol du chant religieux dans la tradition 57 1.1 Survol du chant dans les critures 58 1.2 Le chant des premiers chrtiens 62 1.3 Le chant religieux au temps des Pres - et des Mres - de l'glise 63 1.4 Le chant religieux dans la traverse des sicles 65 1.5 Le chant religieux populaire au Canada 67

    2. Le sujet chercheur : un lieu et un temps providentiels 68 2.1 Le sujet chercheur : l'mergence d'un enjeu (1940-1965) 69 2.2 Le sujet chercheur : interpellation d'un enjeu (1965-2000) 71 2.3 Le sujet chercheur : tude de l'enjeu (2001-2010) 77

    3. Conclusion 78

    CHAPITRE 4 MTHODOLOGIE 81

    1. La thologie pratique 83 1.1 Une caractristique particulire : l'apport d'autres disciplines 84 1.2 Mon projet : une dmarche de thologie pratique 85 1.3 Une dmarche scientifique 87

    2. La phnomnologie 89 2.1 La phnomnologie comme philosophie 89 2.2 La phnomnologie comme dmarche scientifique 90

    2.2.1 Les concepts de Husserl 91 2.2.2 La phnomnologie - une mthode scientifique 94

  • XI

    2.2.3 La mthode phnomnologique psychologique 94 2.2.4 La mthode phnomnologique hermneutique 95

    3. Le processus phnomnologique 96 3.1 Protocole de recrutement des participants 96

    3.1.1 Modalits de recrutement 97 3.1.2 Le choix des participant-e-s 97 3.1.3 Considrations d'ordre thique 98 3.1.4 Les entrevues 99 3.1.5 La collecte des donnes 101

    3.2 Analyse phnomnologique 102 3.2.1 mergence du sens global de la description 103 3.2.2 Identification en units de signification 103 3.2.3 Regroupement des units de sens en signification thologique 104 3.2.4 Identification des constituants du phnomne 104

    3.3 Analyse descriptive des tmoignages 104 3.3.1 Habiter le chant et tre habit par lui 106 3.3.2 Grandir et subir des influences familiales, sociales et culturelles 106 3.3.3 tre en recherche 107 3.3.4 Vivre un cheminement chrtien 108 3.3.5 Travailler avec des collaborateurs 109 3.3.6 Partager ses talents 110 3.3.7 Chanter la vie (bonheur et souffrance) par des posies musicalises 111 3.3.8 Chanter et faire chanter la Parole de Dieu 112 3.3.9 Dcouvrir les effets du chant 114

    3.4 Caractristiques individuelles et personnelles 115

    4. Conclusion 116

    CHAPITRE 5 STRUCTURE DU PHNOMNE 119

    1. Une structure thologique 120 1.1 La relationalit 121 1.2 Laspatialit 121 1.3 La temporalit 122 1.4 La corporit 122 1.5 L'anamnse 123 1.6 Une structure holistique 124

    2. Analyse descriptive des structures du phnomne tudi 124 2.1 La relationalit 125 2.2 Laspatialit 128 2.3 La temporalit 131 2.4 La corporit 134

  • xu

    2.5 L'anamnse 135

    3. Conclusion 141

    CHAPITRE 6 INTERPRTATION THOLOGIQUE DE L'EXPRIENCE 145

    1. Chanter : exprience de rencontre de soi, des autres et de Dieu 147 1.1 Chanter : une prsence soi 154 1.2 Chanter : une prsence aux autres 162

    1.2.1 Prsence des participants comme rcepteurs de la Parole chante 162 1.2.2 Prsence des participants comme transmetteurs de la Parole chante 164

    1.3 Chanter : prsence de Dieu - prsence Dieu 171 1.4 Chanter des chants religieux : habiter la Parole et se laisser habiter par elle 174

    2. Chanter un chant nouveau : le chant de l'Esprit 177 2.1 Chanter pour Dieu 178 2.2 Chanter le nom de Dieu 179 2.3 Chanter les uvres de Dieu 180 2.4 Louer Dieu par un allluia de la bouche, du cur et par sa vie 181 2.5 Chanter ses demandes Dieu 182 2.6 Chant d'offrande de sa vie 183 2.7 Chanter l'action de grce 184 2.8 Chanter des hymnes d'aujourd'hui 185

    3. Conclusion 188

    CONCLUSION 191

    1. La mthode utilise 193

    2. Un charisme particulier dans l'glise 197

    3. Chanter un chant nouveau comme exprience de Dieu 200

    4. Prospectives 201

    BIBLIOGRAPHIE 207 Bibliographie gnrale 208 Bibliographie sur la mthodologie et la phnomnologie 210 Bibliographie sur Pecclsiologie, la thologie et la spiritualit 211

    Documents 211 tudes 212

  • Xl l l

    Bibliographie sur la thologie pratique 221 Bibliographie sur l'acte de chanter- sa posie et sa musique 224

    Documents 224 tudes 224

    Livrets de chants 234 Discographie et cahiers d'accompagnement 235

    Annexe 1 : Lettre d'approbation du CRUL 239

    Annexe 2 : Communications avec les participant-e-s 241 Lettre aux participant-e-s 241 Formulaire de consentement des participant-e-s au moment de l'entrevue 244

    Annexe 3 : Verbatim P 1 249

    Annexe 4 : P 1 tapes II, III, IV 261

    Annexe 5 : Verbatim P 2 297

    Annexe 6 : P 2 tapes II, III, IV 309

    Annexe 7 : Verbatim P 3 339

    Annexe 8 : P 3 tapes II, III, IV 357

    Annexe 9 : Verbatim P 4 395

    Annexe 10 : P 4 tapes II, III, IV 407

    Annexe 11 : Prsentation des participant-e-s 427

    Annexe 12 : Chants auxquels les participant-e-s ont rfr 429

  • XIV

  • Liste des sigles

    DV : Constitution dogmatique sur la Rvlation divine, Dei Verbum HS : Bulle Humanae Salutis, 25 dcembre 1961, Jean XXIII LG : Constitution dogmatique sur l'glise, Lumen Gentium MSSL : Instruction sur la Musique Sacre et la Sainte Liturgie, Sacre Congrgation des

    Rites, 1958 MSD : Encyclique Musicae Sacrae Disciplina, Pie XII SC : Constitution de Sacra Liturgia (Sacrosanctum Concilium) TOB : Traduction cumnique de la Bible - Ancien Testament, Paris, Cerf, 1978 TOB : Traduction cumnique de la Bible - Nouveau Testament, Paris, Cerf, 1972 VQA : Lettre apostolique Vicesimus Quintus Annus, Jean-Paul II

    Am Amos Sg Sagesse Ba Baruch IS 1er livre de Samuel Ct Cantique des Cantiques 2S 2e livre de Samuel ICh 1er livre des Chroniques Si Siracide 2Ch 2e livre des Chroniques So Sophonie Dn Daniel Tb Tobit Dt Deutronome IR 1er livre des Rois Es sae Esd Esdras Ex Exode Ez zchiel Gn Gense Ha Habaquq Ac Actes des Aptres Jr Jrmie Ap Apocalypse Jb Job Col pitre aux Colossiens

    lre pitre aux Corinthiens Jon Jonas ICo pitre aux Colossiens lre pitre aux Corinthiens

    Jdt Judith Ep pitre aux phsiens Jg Juges Ga pitre aux Galates Lam Lamentations He pitre aux Hbreux IM 1er livre des Maccabes Jc pitre de Jacques 2M 2e livre des Maccabes Jn vangile de Jean Nb Nombres Jude pitre de Jude Ne Nhmie Lc vangile de Luc Ph pitre aux Philippiens Mc vangile de Marc Ps Psaumes Mt vangile de Matthieu Si Siracide Rm pitre aux Romains

    lere pitre Timothe Ne Nhmie lTm pitre aux Romains lere pitre Timothe

    Qo Qohleth 2Tm 2e pitre Timothe

  • Liste des tableaux

    1. Tableau de rfrence du chant dans les critures 58-60

    2. Clefs pour la lecture des analyses 101-102

    3. D'une homologie structurale une homologie exprientielle 151

  • INTRODUCTION

    Cette thse porte sur une exprience qui est tellement inscrite au cur des pratiques chrtiennes populaires qu'on finit par en oublier l'importance. L'action personnelle de chanter ralise dans un contexte religieux culturel, dans ou hors du cadre liturgique, n'a pas t suffisamment tudie en elle-mme comme ayant un potentiel d'exprience de Dieu. Pourtant, chanter est une faon de prier. N'est-il pas crit qu'il faut prier en tout temps (cf. Lc 21,36)? Pour qu'il y ait prire vritable, elle doit tre personnelle, intelligente et affective, et l'acte de chanter rpond ces trois caractristiques.

    Rares sont les peuples qui n'aiment pas chanter. La culture de presque tous les peuples du monde fait parfois du chant une expression quasi religieuse. Pour les chrtiens de tous ces mmes peuples, le chant est un moyen d'expression religieuse, moyen privilgi pour exprimer personnellement et publiquement leur foi.

    Certaines coles de pense font la promotion d'autres genres de chant, comme les polyphonies ou le grgorien, plus couts que chants, qui sont, plus qu'autrement, chants par d'autres, renvoyant donc un acte d'couter chanter, et qui font appel l'aspect affectif plus qu' l'intelligence. Ces concerts sont bons et ont leur place, mais n'ont pas beaucoup d'impact sur l'intelligence de la foi, n'ayant pas comme objet spcifique de transmettre des textes bien articuls dans une langue vernaculaire pour qu'ils soient bien compris et retenus.

    Pourtant, le chant est valoris par l'glise catholique qui reconnat que chanter et vivre sont dons de Dieu. Comme tout autre talent, celui de chanter n'est pas donn tous de la mme faon. On peut chanter et aimer chanter par sa voix ou dans son cur sans possder un talent vocal particulier. Chanter part de la zone corporelle, traverse la zone affective et la zone mentale, pour

  • atteindre la zone du je o se trouve le cur du sujet1. C'est dans le cur d'une personne croyante que grandissent la faim et la soif de Dieu, faim et soif de le connatre, de l'aimer, de lui tre uni et de le servir de faon concrte. Ainsi, pour de nombreuses personnes, chanter, et surtout chanter Dieu et chanter sa foi, n'est pas un simple exercice vocal : c'est un talent du cur, une manifestation de la vie.

    C'est par le cur que Dieu choisit d'entrer en rapport avec sa crature et le chant peut veiller au contact affectif avec Dieu. Quand le texte d'un chant est porteur de mots qui entretiennent des sentiments ou une spiritualit, il permet d'accompagner un cheminement personnel et communautaire, facilite la prire et ouvre l'exprience de Dieu. L'acte de chanter des chants religieux devient une forme de manifestation d'une vie spirituelle. La vie spirituelle est aussi don de Dieu. Elle n'est pas rserve une lite ou des privilgis puisque ce don est reu au baptme.

    La vie spirituelle se nourrit des sources, dont la liturgie. Jean XXIII disait qu'il faut aller la liturgie comme la fontaine du village2. Cependant, bien que la liturgie soit une source inestimable, la vie spirituelle n'est pas enferme dans la participation la seule liturgie3 . D'autant plus que la liturgie n'est pas limite la seule liturgie eucharistique, bien que la majorit des tudes scientifiques et des rpertoires lui sont consacrs. Comme il existe des glises, il y a aussi des liturgies. Les glises patriarcales, puis celles de la Rforme, ont dvelopp des familles liturgiques, avec leurs particularits locales4 .

    Les sources du chant religieux populaire contemporain sont souvent puises dans l'criture Sainte, et s'inscrivent dans une indubitable vise mtaphysique. Cependant, accueil et soupon ont altern par rapport au rpertoire de chants chrtiens labors dans un contexte culturel de langue et d'expression. Les sources d'alimentation de la vie spirituelle des moines et des anachortes sont pourtant diffrentes de celles des chrtiens de la nef. On a mme tent de rfrer

    1 Voir, ce sujet, un tableau de cette structure propos par Henri Cafarel, Cinq soires sur la prire intrieure, Paris, ditions du Feu nouveau, 1980, p. 76.

    2 Jean-Paul II, Lettre apostolique Vicesimus Quintus Annus, 4 dcembre, 1988, 22. 3 Vatican II, Constitution de Sacra Liturgia (Sacrosanctum Concilium) , dans Vatican //. Les seize documents

    conciliaires. Texte intgral, Montral et Paris, Fides, 1967, 12. 4 Paul De Clerck, Existe-t-il une loi de la liturgie? , Revue thologique de Louvain 38, (2007), p. 199.

  • certaines formes de chants plus accepts dans l'glise comme des pratiques plus releves5. La foi meurt aussi de strilisation, et c'est l'aventure qu'ont subie, sans la comprendre, une masse norme de chrtiens en ces dernires dcennies6 . La chrtient est pourtant ne dans le peuple et pour le peuple. Le chant qualifi de populaire rejoint le peuple dans sa langue et ses mlodies culturelles.

    Dans l'annonce du royaume de Dieu, les mots de Jsus ne passaient jamais au-dessus des ttes de ses interlocuteurs par l'utilisation d'un langage vague, abstrait et thr; au contraire, il conqurait son auditoire en partant prcisment du sol sur lequel leurs pieds taient plants pour les conduire de leur quotidien la rvlation du royaume des cieux .

    L'Assemble du Synode des vques sur la Parole de Dieu dit aussi de saint Paul qu'il a t un o

    artisan exceptionnel d'inculturation du message biblique dans de nouveaux contextes culturels . Depuis le dbut de l'histoire de l'glise, des chants religieux populaires servant la clbration du culte de Dieu et des saints sont reconnus comme une forme d'art chrtien, reprsentant la culture de chaque peuple. Aux artistes, qui travaillent au service de la Parole et faisant suite la Lettre aux artistes9 de Jean-Paul II, le Synode redisait combien la Bible devrait tre connue de tous et tudie sous cet extraordinaire profil de beaut et de fcondit humaine et culturelle, que sont les arts visuel et musical 10.

    L'exprience de chanter sa foi puise ses racines dans les critures et en tire sa sve. Pour accueillir le grain du sentiment de la prsence de Dieu, la terre doit tre prte le recevoir, ce qui signifie que le cur doit avoir t prpar, en avoir l'occasion et le sentiment. Il faut aussi qu'il y ait prise de conscience de cette dcouverte et qu'elle soit interprte comme telle11. Il y a des consquences vivre pleinement cette exprience : ce sont les fruits qui feront tat d'une cohrence et qui tmoigneront d'une rencontre avec le Dieu de Jsus Christ qui soit personnelle,

    5 Gustave Thils crit que l'analyse de la notion de religion populaire est trs complexe et que c'est une erreur d'identifier populaire et douteux, cf. Gustave Thils, La Religion populaire . Notion - Apprciation - Avenir, feuilles ronotypes, Louvain-la Neuve, 1977, p. 8.

    6 Ren Laurentin, Les routes de Dieu. Aux sources de la religion populaire, Genve, O.E.I.L., 1983, p. 11. I Message du Synode sur la Parole de Dieu, 11, [http://www.zenit.org/article-19202?l=french], (visit le 10

    novembre, 2009). 8 Ibid., 15. 9 Jean-Paul II, Lettre aux artistes, 1999 : [http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/letters/ documents/hfjp-

    ii_let_23041999_artists_fr.html], (visit le 7 juin 2010). 10 Message du Synode sur la Parole de Dieu, 15. II Louis Roy, Le sentiment de transcendance : exprience de Dieu?, Paris, Cerf, 2000, p. 33.

    http://www.zenit.org/article-19202?l=frenchhttp://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/letters/

  • intgre et interpellante. Si l'exprience est transformante, elle aura des expressions visibles et tangibles dans le reste de la vie, elle aura des gains et des exigences, en commenant par le dploiement d'un second regard12 sur la vie.

    L'universalisation du droit de vote, la dcolonisation, la syndicalisation et la chute de l'empire communiste europen nous ont appris que les structures de la socit ne sont pas immuables. Celles de l'glise sont aussi appeles se transformer de faon significative. Le dplacement des populations tend modifier les rapports entre les personnes.

    l'aube du troisime millnaire de la chrtient, les communauts chrtiennes, lieux contemporains de rassemblements du peuple de Dieu, modifient les rponses qu'elles offrent aux besoins spirituels des personnes qui s'y rencontrent13, et l'expression de leur prire et de leurs chants s'en ressent. Tout comme la prire, on chante dans l'intimit ou en groupe. Les chants sont rarement absents des rassemblements chrtiens, petits ou grands. Cette ralit, profondment insre dans l'histoire de l'glise mais insuffisamment apprcie sa juste valeur, devait tre revalorise par une recherche sur son sens. Est-ce un signe des temps nouveaux de la chrtient que la Parole de Dieu devra se manifester dans des lieux nouveaux?

    Cette tude en thologie pratique s'intresse la pratique du chant religieux populaire dans la vie des chrtiens et chrtiennes francophones du Canada. Il s'agit d'une recherche de type qualitatif dans le cadre de la phnomnologie qui entre en contact avec la subjectivit de participants slectionns de faon pertinente. La prsente recherche a recueilli les tmoignages de quatre auteurs-compositeurs de chants religieux. Cette collecte de donnes a permis la chercheure de faire ressortir les constituants et l' essence du phnomne tudi. Ainsi il est question d'un seul phnomne, celui de l'exprience de la prire lie des vnements humains, chante Dieu.

    L'impact du chant religieux du peuple dans toute la vie chrtienne, comprend le culte, l'ducation de la foi et l'expression d'une spiritualit vivante. L'acte de chanter, exprim par la bouche, le cur ou la vie, donne l'exprience de Dieu un aspect de connivence avec Celui qui invite Le

    12 Louis Roy, La foi en qute de cohrence, Qubec, Bellarmin, 1988, p. 126. 13 Danile Hervieu-Lger, Le plerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999, p. 53-57.

  • chanter et qui rend cet acte si agrable. Le tissage entrepris dans une homologie exprientielle dmontre comment aujourd'hui, tout comme dans les critures et dans la Tradition, l'acte de chanter sert de lieu de relation avec Dieu, et donc d'exprience de Dieu, pour tmoigner d'une prsence soi, d'une prsence aux autres et d'une prsence Dieu. Dieu est prsent, Dieu se donne gratuitement dans cette action, dans cet acte de chanter qu'il accueille et fait sien.

    Ceux et celles qui ont reu le talent (1 Co 12,4-11) ou la capacit de chanter portent en eux une marque, un sceau privilgi sur leur cur (Ct 8,6) et ont entendu l'exhortation du Seigneur chanter. Le chant nouveau, selon Dieu, est celui o son Nom est lou (Ps 40,3) et clbr personnellement depuis l'extrmit de la terre (Es 42,10) jusqu' ma communaut chrtienne locale. Pour chanter un chant nouveau, il faut s'humaniser et s'approcher du Seigneur : Vous serez mon peuple et je serai votre Dieu . (z 26-28) Comment le peuple rpond-il cette invitation tant de fois reprises dans les critures : chantez Dieu, chantez! (Ps 47,7)?

    La question que je porte et qui m'interpelle est celle de l'impact du chant religieux sur la relation personnelle de la personne qui chante avec le Dieu de Jsus-Christ. J'ai demand aux participant-e-s comment ceci pouvait se dire : En quoi Veidos]4 du phnomne vcu de l'acte de chanter des chants religieux peut-il se prsenter un auteur-compositeur comme lieu et occasion d'exprience de Dieu?

    Mon premier objectif tait d'essayer de comprendre si et comment le chant religieux populaire pouvait tre lieu d'exprience de Dieu. Certes, j'avais des hypothses, mais je voulais apprhender, de faon plus objective, les constituants de cette exprience qui n'a jamais t analyse dans le cadre propos, et surtout jamais au Canada franais. Dans les annes passes, j'ai consult de faon extensive des professeurs, des animateurs et animatrices de liturgie, des participants aux clbrations, et publi d'importantes recherches sur le rpertoire de chants religieux. Je me disais qu'il serait intressant d'entendre ce qu'auraient en dire des auteurs-compositeurs de ce mme type de chant, partir de leur propre exprience.

    En consquence, mon second objectif tait d'couter des rcits de vie de personnes qui avaient fait de l'acte de chanter des chants religieux populaire une action significative pour elles-mmes

    14 L'essence ou la structure gnrale du phnomne.

  • et pour d'autres dans leur cheminement chrtien. Cet objectif est li un savoir-tre qui coute avec son cur autant qu'avec ses oreilles, dans une attitude empathique, laquelle s'ajoutent l'intuition, l'imagination, la curiosit. Il s'agissait ds le dbut d'une habilit reproduire en soi les sentiments, les motifs et les penses derrire les actions de ces personnes, avec leur point de vue, et transmettre fidlement et avec sagesse ces propos profondment intrieurs et personnels, ce Lebenswelt, ce monde vcu, des personnes rencontres.

    Mon troisime objectif tait de chercher dans leurs propos des expressions et des exemples qui permettraient d'tablir la diffrence entre proclamer la Parole en la disant ou proclamer la Parole en la chantant? La dire ou la chanter? La chanter peut-elle toucher davantage qu'une simple nonciation le sensus fidelium, le sentiment de la foi? Ou la chanter est-elle davantage un fides quaerens verbum , une foi en qute d'un verbe, une foi qui tente d'ajouter son expression la saveur du chant, une foi qui se proclame publiquement en assemble, une incarnation de la foi [...] au niveau des individus [...] et de la communaut16 ? Et cette faon de vivre et de manifester sa foi peut-elle tre reconnue comme exprience de Dieu?

    Mon quatrime objectif, li un savoir-faire, consistait transmettre ce nouveau savoir trs circonscrit des confidences de quatre personnes pour exposer au grand jour l'impact significatif que peut avoir le chant religieux dans un cheminement chrtien, ne serait-ce que pour ces personnes... et pour moi-mme.

    Plan de la thse

    Une recherche dans le cadre de la thologie pratique doit procder dans un cadre prcis. Cette recherche clarifiera d'abord les termes et situera le contexte qui y a men avant d'entrer dans l'expos mthodologique et son analyse. Ainsi, le premier chapitre aborde le domaine de la recherche par une rflexion et des dfinitions sur les lments qui la prcisent.

    Le second chapitre examine l'tat de la littrature qui prcde notre recherche et qui la distingue d'autres recherches. Il faut d'abord reconnatre que, bien qu'il existe de nombreux travaux et de

    15 Marcel Viau, La nouvelle thologie pratique, Montral, ditions Paulines, 1993, p. 13. 16 Bernard Kaempf, Rception et volution de la Thologie Pratique dans le protestantisme , dans Prcis de

    thologie pratique, sous la direction de Gilles Routhier et Marcel Viau, Montral, Novalis, 2004 p. 18.

  • nombreuses thses sur le chant dans un cadre liturgique, aucune thse d'importance n'a t rdige sur l'acte de chanter des chants religieux, liturgiques ou non, au Canada franais. Le recours des travaux contemporains qui en tablissent un contexte plus large tait alors incontournable. Partant de thses ralises l'tranger, le cercle se rtrcit par aprs pour examiner ce qui s'est crit au Canada. Des articles d'auteurs reconnus ont t retenus. Mais, encore une fois, pour ce qui est de la partie plus spcifique du cadre de la francophonie canadienne, ce qui a le plus de poids, ce sont quelques articles, des tmoignages et le recours au rpertoire chant, pour en reconnatre l'impact.

    Cette recherche, faite dans le troisime ge, est porteuse de toute une histoire. Ainsi, le troisime chapitre prsente le contexte personnel et ecclsial de mon terrain d'intervention. Membre, dans mon lointain pass, de chorales dont le rpertoire contenait des chants de type grgorien et no-grgorien, des polyphonies, du chant classique et des chants religieux de type populaire, c'est avec cette dernire portion du rpertoire, le chant religieux de forme populaire, que je me suis toujours identifie. Responsable de l'animation du chant pour des clbrations liturgiques et paraliturgiques dans de nombreuses communauts chrtiennes, mes choix exclusifs taient des chants religieux, excluant le grgorien, surtout des chants qui facilitaient la participation de l'assemble, avec ou sans la participation d'une chorale. En somme, je me demandais : Comment rendre compte de ma foi aujourd'hui devant moi-mme et devant les autres, sinon partir de l'exprience de Dieu qu'elle me permet de faire17 ? Ma rponse personnelle tait la suivante : en la chantant. Chanter tait, pour moi, un lieu privilgi pour tmoigner de ma foi, et je souhaitais qu'il en soit ainsi pour les personnes que je faisais chanter. Je sentais intuitivement que chanter Dieu de tout mon cur, avec et en prsence des anges (Ps 138,1), supposait une intentionnalit croyante.

    Pour que cette thse soit reconnue comme scientifique, elle doit procder selon des critres prtablis et reconnus. Le quatrime chapitre expose la mthodologie de la thse, une mthode phnomnologique. Cette recherche volue dans le domaine de la thologie pratique et plus prcisment dans son acte fondateur d'difier, tout en tant troitement lie celle de proclamer

    17 Christoph Theobald, Le christianisme comme style. Une manire de faire de la thologie en post-modernit, Cogitatio Fidei 260, Paris, Cerf, 2007, p. 406.

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    la Parole et de la clbrer18. difier, proclamer et clbrer puisqu'il s'agit d'tre l'coute du phnomne d'une exprience de Dieu qui se manifeste dans un cheminement chrtien personnel, communautaire et ecclsial. Ne faut-il pas (...) apprendre thologiser au sein de l'glise en marche partir des chrtiens, des pauvres, des communauts et de leurs expriences avec la Parole? L'action de la thologie pratique est d'en dire la possibilit, la mthode, le chemin19 .

    Choisir une mthode scientifique occasionne un dplacement personnel dans le sens d'une justice par rapport au projet. Une recherche de sens m'a conduite vers une mthode qualitative de type phnomnologique. La phnomnologie est une mthode empirique, visant un savoir fond sur l'exprience20, par opposition celui qui dcoule de l'instinct. La recherche du sens du phnomne21 de l'acte de chanter des chants religieux comme exprience de Dieu est au cur de ma recherche. En phnomnologie, il n'y a pas d'instruments de mesure et il n'est pas question d'valuer quoi que ce soit, mais de cueillir des donnes provenant d'une exprience et d'en faire une relecture. Quatre participants ont rpondu une question guide, c'est--dire une question ouverte, dans de courtes entrevues individuelles. Les donnes colliges servent la rflexion de cette thse. L'objectif premier de la phnomnologie n'est pas de donner des explications sur un comportement, mais plutt de dcrire et de comprendre les constituants d'une exprience pour en dgager la structure.

    Dans le cinquime chapitre, grce aux variations imaginatives, nous arrivons dcoder les donnes pour en laisser merger des structures de sens22. La structure fait merger le phnomne. Aux lments constitutifs de l'tre humain que sont la relationalit, la spatialit, la temporalit, et la corporit, nous avons ajout l'anamnse, lment constitutif d'une relation Jsus-Christ. Ces

    18 Marcel Viau, Les actes fondateurs de la thologie pratique , dans Prcis de thologie pratique, sous la direction de Gilles Routhier et Marcel Viau, Montral, Novalis, 2004, surtout p. 246-249.

    19 Marc Donz, Objectifs et tches de la thologie pratique , Revue des sciences religieuses 69 n 3, 1995, p. 302. 20 Le mot exprience pouvant porter plus d'un sens, celui que je privilgie est celui d'un vnement circonscrit

    dans le temps; la personne en a une conscience prcise et elle est capable de la relater. 21 Le Petit Robert dfinit le phnomne comme ce qui arrive et qui a quelque importance . En

    phnomnologie, il faudrait ajouter qu'un vnement porte la connotation d'une situation bien circonscrite qui sur-vient de faon assez inattendue, qui a un pass, un prsent et un a-venir, qui est porte tout au moins de faon latente par la conscience et qui suppose des liens avec le monde.

    2 Le sens n'est pas un contenu mais une exprience , crivait Robert Hurley, La critique biblique et la construction , dans Le discours religieux, son srieux, sa parodie en thologie et en littrature. Actes du colloque international de Metz (juin 1999), publis sous la direction de Pierre-Marie Beaude et Jacques Fantino, Universit de Metz, Cerf, p. 45.

  • cinq caractristiques lucident le rapport soi, aux autres et au monde vivant, chrtien - rapports qui transparaissent dans une rvlation intentionnelle, donc phnomnale.

    Cette analyse aboutit, dans un sixime chapitre, une interprtation thologique des constituants ou eidos du phnomne dcrit par ces personnes. Par la thologie de la corrlation, ou thologie de l'exprience, nous faisons une lecture actualise des critures et de la Tradition qui claire le partage des quatre participants. Nous y lirons un chass-crois entre leur exprience de l'acte de chanter qui traverse leur exprience personnelle de chanter, leur exprience d'auteur-compositeur de chants religieux et leur exprience de faire chanter des chants religieux. Il ne s'agit pas de crer une nouvelle thologie, mais de voir dans leur exprience un nouveau mode d'habiter leur histoire personnelle qui s'insre dans l'aujourd'hui de la grande histoire du peuple de Dieu et clbre le salut en Jsus-Christ.

    La synthse des rsultats obtenus se trouve dans la conclusion. Elle ouvrira la voie d'autres recherches qui pourraient se faire ventuellement sur le mme sujet dans un contexte similaire ou diffrent. tant originale et unique, elle se distingue de tout ce qui pourrait tre dvelopp ailleurs. Il sera intressant d'en constater les implications possibles sur le dveloppement du concept de l'importance du chant de sa foi dans des posies et des mlodies culturellement adaptes au peuple de Dieu.

    En dgageant les constituants de cette exprience, il est possible de percevoir le potentiel de l'impact en intervention pastorale pour les communauts clbrantes contemporaines. En prsentant la signification d'une reprsentation personnelle de l'acte de chanter comme exprience de Dieu travers ses constituants chez les participants, c'est aussi l'occasion d'ouvrir des avenues de recherche et de proposer des perspectives thologiques dans un service pastoral.

    Les annexes, plutt volumineuses, contiennent l'approbation du CERUL, la lettre adresse aux participants, le formulaire sign par les participants, le verbatim (tape I) et le dcoupage des entrevues (tapes II, III et IV), ayant prcd l'analyse des donnes en vue d'en dgager les structures.

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  • CHAPITRE 1

    DEFINITIONS DES CONCEPTS

    Cette recherche est une aventure phnomnologique. Elle place la chercheure dans la position d'un veilleur qui est aux aguets d'une aube chaque jour nouvelle, mais inattendue, bien que paraissant dans la familiarit de son quotidien.

    Mon terrain d'intervention se situe dans un contexte ecclsial o le chant et ses modes ont souvent prt confusion. Quel que soit le lieu o Dieu est chant, il devient lieu de louange et d'adoration du Pre. Ce lieu, en ce qui concerne cette recherche, est celui de l' acte de chanter dans la langue et la culture du peuple. Ce mlange d'esthtisme populaire et de religieux est un terreau propice d'enrichissement rciproque dont chacun des lments fait dcouvrir le sens et donne le got de la vie, don gratuit et lien avec le Dieu vivant.

    1. Le chant religieux populaire

    Certaines ralits ont une porte significative sur la recherche en cours. Il parat appropri de les prsenter. Il s'agit de louer Dieu par le chant. L'acte de chanter, tel qu'il est prsent dans cette recherche, apparat sous diffrentes formes : il est toujours le mme, mais on y dcouvre plusieurs facettes d'un seul acte. Un acte est l'action d'un tre capable d'intention. Un acte est aussi un mouvement dlibr de l'me vers Dieu, comme dans l'acte de foi ou d'esprance. Ce n'est pas une attitude abstraite, mais concrte, existentielle, vitale, qui implique toute la vie. Tel est l'acte de chanter Dieu. Je n'arrive pas sparer l'acte de chanter Dieu de l'acte de faire chanter Dieu ou de l'acte de laisser surgir la posie ou la mlodie d'un chant ddi Dieu , ou de l'acte de prier en chantant .

    L'acte de chanter est en partie musique, une musique produite par le corps. Dans son autre partie, cet acte de chanter comporte des textes, habituellement potiques et toujours lis aux critures ou des lments de la foi catholique. L'acte de chanter est aussi identitaire, en ce qu'il comporte un

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    lment relationnel. Chanter rend prsent en soi et soi. Chanter pour ou avec d'autres rend

    prsent ces personnes. Finalement, chanter Dieu ou chanter pour Dieu rend prsent Dieu.

    Le chant religieux populaire dont nous parlerons dans cette thse n'est pas un plain-chant, ou un chant de mode grgorien, no-grgorien ou autre, en langue trangre, qui servirait principalement dans le cadre de la liturgie catholique. Certains chants latins ont t traduits pour tre chants en franais sur les mmes airs; ils n'entrent pas dans la catgorie de chants religieux populaires dont il est question dans cette recherche, puisqu'ils n'ont pas t composs localement en utilisant des mlodies contemporaines. En ce qui concerne cette thse, n'ont pas t retenues, non plus, les chants de type chansonnier ou gospel.

    Au milieu du XXe sicle, l'Instruction sur la musique sacre dit de la musique sacre qu'elle englobe :

    a) le chant grgorien b) la polyphonie sacre c) la musique sacre moderne d) la musique sacre pour orgue e) le chant religieux populaire, et f) la musique religieuse1 .

    Le chant religieux populaire y est dcrit comme : ce chant qui jaillit spontanment du sentiment religieux dont la crature humaine a t dote par son Crateur et qui, par consquent est universel, c'est--dire qu'il fleurit chez tous les peuples2 . De l l'ouverture pour la recherche en cours qui porte sur des expriences vcues par la personne humaine dans le cadre de l'acte de chanter son Crateur dans une recherche de sens, de type phnomnologique, propre sa culture.

    Le chant qui nous intresse inclue la cantilne3 et le chant qui, dans la France du Moyen-ge, tait connu sous le nom de cantique4. Il s'inspire des textes de la Sainte criture, [...], ou est en

    ' Sacre Congrgation des Rites, Instruction sur la Musique Sacre et la Sainte Liturgie, septembre 1958, 4. 2 Ibid, 9. 3 La cantilne est une chanson d'un genre spcial, plutt une histoire raconte, avec une mlodie trs simple et des

    formules frappes dans le style des proverbes. 4 On dit du Cantique : Le cantique dans son acception la plus tendue est toute espce de posie qui se chante

    et, dans un sens restreint, c'est un pome compos en langue vulgaire sur un sujet de religion ou de morale , dans Joseph Louis d'Ortigue, Dictionnaire liturgique, historique et thorique de plain chant et de musique d'glise, New York, Da Capo, 1971, col. 202.

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    rapport avec Dieu, la Vierge Marie, les Saints ou l'glise5 , habituellement potiss et d'une mlodie ajuste la culture locale contemporaine. L'hymne chrtienne est dfinie de la mme faon, sauf que l'hymne n'a pas de refrain. Saint Augustin est plus spcifique : Dans l'hymne, il y a trois choses : un chant, une louange et la louange de Dieu6 .

    Le concile Vatican II fit l'loge du chant religieux populaire, li depuis longtemps aux clbrations de tout geme, l'vanglisation et la catchisation. Il encouragea son utilisation dans des cadres d' exercices pieux et sacrs, et dans les actions liturgiques elles-mmes7 . Pour assurer cette forme de chant, les musiciens furent encourags composer des mlodies qui prsentent les marques de la vritable musique sacre et qui puissent tre chantes non seulement par les grandes Scholae cantorum, mais qui conviennent aussi aux petites et favorisent la participation active de toute l'assemble des fidles8 .

    Les pres du concile Vatican II ont souhait que l'accs la sainte criture soit largement ouvert aux chrtiens9 . Ils ont redit la place gale de chaque membre dans tout ce qui a trait l'vanglisation. L'Assemble du Synode des vques sur la Parole de Dieu, qui se voulait pastoral plus que doctrinal, raffirme l'importance de faire entrer la Parole de Dieu dans les familles, dans les coles et dans tous les espaces de culture qui leur sont propres10. Le chant qui rejoint le plus les communauts chrtiennes de chez nous est celui o les mlodies et les textes sont dans leur langue, contenant leurs expressions locales, et agrables chanter.

    1.1 La mlodie du chant religieux populaire

    Dans le cadre du chant religieux, le binme chant-musique est prsent comme geste sonore11 . La musique devient alors au service des mots, de la Parole. Cette prire en musique

    5 La Congrgation pour le culte divin, Les concerts dans les glises , L'glise canadienne 21, n 10, (21 janvier 1988), p. 328.

    6 Saint Augustin, Commentaire sur le psaume CXLVIII, uvres compltes, Paris, Louis Vives, 1878, Vol 15, p.530, 17.

    7 Vatican II, SC, 118. 9 Ibid, 121. 9 Vatican II, Constitution dogmatique sur la Rvlation divine Dei Verbum, 22. 10 Mgr Pierre-Marie Carr, Prface , dans Beaut et richesse de la Parole de Dieu. Synode sur la Parole de Dieu,

    Rome, octobre 2008, Burtin, ditions des Batitudes, 2009, p. 8-9. 11 Gino Stefani, L'acclamation de tout un peuple, Paris, Fleuras, 1967, p. 13.

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    doit mettre en vidence toute l'importance du texte12 . Lucien Deiss n'hsite pas affirmer : La musique est aussi essentielle l'hymne que le texte lui-mme. Sans elle, la posie hymnique n'est qu'un corps sans me. Le texte ne devient hymne que s'il est port par la communaut chantante. C'est ici que s'applique intgralement le principe : un chant n'est un chant que s'il est chant13 .

    Si riche de promesses est la parole humaine devenue musique qu'il nous faut choisir parmi toutes les voies qu'elle nous ouvre vers l'au-del. Mais que nous passions par le cri d'appel ou l'action de grce, par la mditation de la sagesse ou la communion chorale, toujours nous serons comme achemins vers l'unique Vrit de la charit du Christ14.

    On parle de la musique comme langage15 ou, tout au moins, comme communication16, et parfois, mme, philosophiquement, comme communication d'expriences. Parler de musique ou de mlodies, ou crire sur elles, c'est se placer et se dfinir sociologiquement17, c'est se placer dans un temps circonscrit, la musique d'une socit, surtout sa musique religieuse, tant signe de son

    1 R

    temps . Plus on fouille et plus on rflchit, plus il devient vident que les deux ralits 'musique et exprience de Dieu' n'existent qu' l'intrieur de systmes culturels19 . La musique transforme une socit, mais la socit est aussi transforme par elle, dans un exemple d' exprience collective de transformation continuelle20 .

    L'exprience musicale d'un peuple mrite qu'on soit son coute21. Tellement de facettes peuvent en tre extraites et tant de pistes peuvent tre explores. Ce langage trs spcial de la

    12 Martin M. Skinner, Musique et paroles sacres , Communaut chrtienne 24, n 144, (nov-dc 1985), p. 561. 13 Lucien Deiss, Concile et chant nouveau, Paris, Levain, 1968, p. 212. 14 Joseph Gelineau, Chant et musique dans le culte chrtien, Paris, Fleuras, 1962, p. 15-16. 15 ric Dufour, En quel sens la musique est-elle un langage? dans ric Dufour, Qu 'est-ce que la musique?, Paris,

    Vrin, 2005, p. 43-82; voir aussi Andr Boucourechliev, Le langage musical, Paris, Anthme Fayard, 1993; et encore Jacques Chailley, La musique et son langage, Paris, Auguste Zurfluh, 1996.

    16 Deryck Cooke, The Language of Music, London, Oxford University Press, 1964. 17 Rmi Roche, Surcoute. Propositions sur la fabrique de l'oreille musicale, Lyon, Presses universitaires de Lyon,

    1990, p. 9. 18 Voir, entre autres, Ren Aigrin, La musique religieuse, Angers, Bloud et Gay, 1929; voir aussi Solange Corbin,

    L'glise la conqute de sa musique, Paris, Gallimard, 1960; et aussi Amde Gastou, La musique d'glise. tudes historiques, esthtiques et pratiques. Lyon, Janin Frres, 1911.

    19 Mary Collins, Editorial , Concilium 122, (La musique et l'exprience de Dieu), (1989), p. 8. 20 Christoph Theobald, Le christianisme comme style. Une manire de faire de la thologie en post-modernit,

    (Cogitatio Fidei 260), Paris, Cerf, 2007, p. 435. 21 Dominique Pradelle, Qu'est-ce qu'une phnomnologie de l'exprience musicale? , dans Peut-on parler d'art

    avec les outils de la science? sous la direction de Jean-Marc Chouvet et Fabien Lvy, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 327.

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    musique, provenant d'un lieu ou d'un milieu spirituel, porte l'expression silencieuse de sentiments profonds22, ce qui fait du chant, simultanment la plus charnelle et la plus spirituelle des ralits23 . L'invisibilit des sons fait que la musique ne peut tre analyse par le regard ou les autres sens, mais par l'oreille et le ressenti, donc par les motions, car la musique est gnratrice d'motions24. Ce lieu spirituel intrieur, fait d'motions, ce lieu presque sacr, est li un cheminement personnel et individuel.

    1.2 La posie du chant religieux populaire

    La posie est de l'ordre du don, de la gratuit, de la prodigalit de la parole. Dans la posie qui est uvre d'art, les techniques et les rgles parlent autant par la forme que par le contenu. Par ses images, son rythme, sa musique, le pome voque et suggre. Il n'enferme pas, ne se replie pas sur lui-mme; il invite aller au-del des mots pour rejoindre ce que les mots sont impuissants communiquer. C'est avec un certain souffle de libert que le pote se permet de modifier la suite des mots pour leur laisser prendre un sens insouponn de prime abord. Les potes admettent qu'il existe en eux une force cratrice qui ne peut tre arrte ou contrle. Leur posie devient alors un lieu, un espace dans lequel ils disent leurs convictions personnelles les plus profondes.

    La posie, comme partie intgrante du chant religieux, mrite qu'on y prte une attention particulire cause du sens qui s'en dgage. Patrice de la Tour du Pin crit :

    Si l'action potique est celle qui peut le moins se dfinir et s'enseigner, c'est, je crois, parce qu'elle tend foncirement signifier. [...] Dieu est signifiant. Puisque le mode potique dans ses limites et mme dans son dsordre l'est aussi, je m'explique un peu pourquoi il a servi de moyen de transmission de la foi, et je me demande comment il peut servir encore25.

    La posie est aussi de l'ordre de la rvlation de ce qui est port l'intrieur, du vcu, des sentiments, des valeurs. La potique d'un peuple supporte difficilement d'tre transpose dans

    22 Voir ce sujet : Susanne K. Langer, Philosophy in New Key. A Study in the Symbolism of Reason, Rite and Art, 3e d., Cambridge-London: Harvard University Press, 1957, surtout p. 218.

    23 George Steiner, Relles Prsences. Les arts du sens, traduction de Michel R. de Pauw, Paris, Gallimard, 1989, p. 97.

    24 Malcom Budd, Music and the Emotions. The Philosophical Theories, London, Routledge, 1985. 25 Patrice de la Tour du Pin, Lettre des contemplatifs , Prface, dans CFC, La nuit, le jour... Hymnes et tropaires

    par un groupe de moines et de moniales, Paris, Descle - Cerf, 1973, p. 6.

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    une autre langue, par une autre culture26 . Proposer ou accueillir un texte potique fait dcouvrir un lieu o s'offrent une forme, un sens, un dpassement, un enchantement. Les mots sont les mmes, mais ne disent pas la mme chose; ils font que l'attention est porte sur le langage, le monde, l'autre et l'existence de faon diffrente, renouvele27.

    L'criture potique est don. C'est dans l'accueil qu'on lui rserve qu'on dcouvre combien elle est prcieuse et riche. Don et accueil se rencontrent si le pote joue sur les sons et les rythmes (o la part du corps est grande), sur les images, les symboles et les vocations o l'imagination, l'imaginaire et la mmoire se mettent au service d'une spiritualit, au service de cette relation qui unit l'tre humain Dieu, un peuple son Seigneur. Et parce que le pome est offert tous et accueilli, il devient le bien commun du peuple tout entier qui communie l'exprience du pote dans toutes ses dimensions.

    Les psaumes qui chantent l'exprience du peuple de Dieu, ont d'abord t des pomes lyriques, d'inspiration religieuse, destins tre chants avec accompagnement musical. Ils taient composs soit pour les crmonies du culte, soit pour l'usage priv des dvots. La posie des psaumes est une posie de tous les temps qui exprime une vie sous toutes ses facettes et tous ses ges. Ils constituent encore aujourd'hui la prire de base de l'glise. L'importance des posies que sont les psaumes ne rside pas dans la quantit de mots mais dans l'exploitation de leurs possibilits d'exprimer les ralits du quotidien vhicules par une puissance musicale sonore et motive.

    C'est l'instar des psaumes que la posie religieuse chante contemporaine traduit dans la foi des situations personnelles et les vnements de l'histoire. Ceux qui les chantent y trouvent, eux aussi, l'expression de leur joie, de leur misre, de leur recherche de Dieu, de leur louange. Un lien congnital associe posie et thologie ; l' alliance de rythmes et d'images a la tche de dsigner la ralit qui transcende le pouvoir du trait ou du mot28 . La posie est une faon

    26 Maurice Gilbert, Il a parl par les prophtes. Thmes et figures bibliques, Bruxelles, Lessius, 1998, p. 254. 11 Voir, ce sujet, les prsentations du colloque criture potique, formes liturgiques tenu l'Universit de

    Cergy-Pontoise en mai 2005, Posie et Liturgie. XIXe-XXe sicles, sous la direction de Martine Bercot et Catherine Mayaux, Littratures de langue franaise 1, Oxford, Peter Lang, 2006.

    28 Michel Bouttier, De la posie dans le Nouveau Testament , dans Mlanges offerts Joseph Moingt, sous la direction de Joseph Dor et Christoph Theobald, p. 59-70, Paris, Cerf, 1993, p. 59.

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    d' habiter le monde29 . Nous avons besoin, pour le peuple de Dieu, des potes de la foi30 . Les potes de la Parole de Dieu sont des tres hospitaliers qui crent des lieux d'entre dans l'univers de Dieu pour habiter le monde que le Christ nous propose par et dans sa Parole.

    Une posie inspire des textes bibliques devient thoposie31. En ouvrant au symbolisme, la thoposie permet une expression renouvele de la foi. Retrouver les sources vives du symbolisme est une exigence de la foi elle-mme32 . La thoposie est une forme d'hermneutique33 de la Parole de Dieu, un jeu de mots, qui fait du pote un transmetteur de cette Parole dans notre monde chrtien d'aujourd'hui34. L'utilisation d'une hermneutique ne consiste pas seulement recevoir, connatre ou ressentir ce texte, mais l'crire de nouveau, traverser son criture d'une nouvelle inscription, dans un continuum de sa transmission notestamentaire. Le thopote est un maillon de la chane de la Tradition de l'glise, un tmoin interpellant de la foi35.

    Le chant religieux est un vhicule pour un texte qui exprime la foi de faon potique. Quand il s'agit de la Parole de Dieu, il ne suffit pas de l'entendre ou de la savoir, mais de l'accueillir en se laissant travailler, et mme transformer, de l'intrieur. Elle est tout prs de toi, la Parole, elle est dans ta bouche et dans ton cur afin que tu la mettes en pratique. (Dt 30,14) Saint Paulin de Noie affirme : Pour moi l'unique art est la foi, et le Christ est ma posie36 .

    C'est sous une forme potique que se dploie trs souvent la mystique la plus haute37. La thoposie, c'est le service de Dieu par la posie, la parole d'un homme l'coute de l'autre

    30

    Parole pour dire Dieu aux hommes de son temps, ses confidents . Toute posie vraie

    29 Terme utilis par Maurice Merleau-Ponty, L'il et l'esprit, Paris, Gallimard 1995, p. 31. 30 Jean Vinatier, Les chemins d'Emmaus. De la religion populaire la foi du peuple de Dieu. 30 ans de recherches

    pastorales, Paris, Centurion, 1977, p. 197. 31 Patrice de la Tour du Pin crit : ... thopotique. J'ai forg le mot en associant deux de vos dsaffections ,

    dans Une lutte pour la vie, Paris, Gallimard, 1970, p. 71. 32 Raymond Court, Style esthtique et lieu thologique , Revue des Sciences Religieuses 85/4 (1997), p. 556. 33 Isabelle-Marie Brault, De la Parole au pome. Commentaire spirituel des hymnes de la liturgie des heures, Paris,

    Descle, 2001; voir aussi CJA Vos, Theopoetry of the Psalms, London, Continuum, 2005. 34 Christian Trottmann, La voix enchante, Dijon, ditions universitaires de Dijon, 1998, p. 12. 35 Jean-Pierre Jossua, La posie, le savoir, le religieux , RSR, 85/3, 1997, p. 377. 36 Saint Paulin de Noie, ChantXX, 32, cit par le pape Benot XVI l'audience gnrale du 12 dcembre 2007. 37 Marie-Josette Le Han, Patrice de la Tour du Pin. La qute d'une thoposie, Paris, Honor Champion, 1996,

    p. 243. 38 Jacques Gauthier, La thoposie de Patrice de la Tour du Pin, p. 15.

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    comporte une dimension mystique et toute mystique vraie comporte une dimension potique .

    La posie est ncessairement proche de la contemplation40 , et rapproche le pote du mystique.

    1.3 Le populaire du chant religieux populaire

    Le rpertoire de chants considr comme populaire le diffrencie du chant grgorien, no-grgorien, choral ou polyphonique. Les chants religieux sont issus d'un milieu et d'une poque. Ils ne sont adopts que s'ils rpondent aux gots des personnes qui les chantent. Ces choix sont faits partir de critres cultivs ou populaires, ce qui cre une dichotomie entre le chant religieux chant par des moines41 et celui chant par le peuple42, puisque ce chant est une prire inspire par la vie et que ces milieux de vie sont si diffrents. Pourtant, les chants religieux populaires taient, et sont encore, composs et chants autant par des clercs que par le peuple. La notion de populaire43 a t, et continue d'tre dbattue44, ds lors que ce terme est associ la religion, comme au catholicisme, et quelque expression de la foi45.

    On commet un plonasme, semble-t-il, quand on parle de christianisme populaire. Que l'on songe, en effet, la clientle historique du christianisme; que l'on considre la nature mme de cette religion; que l'on se rappelle enfin le rle que le peuple a jou dans la sauvegarde de la foi, christianisme et populaire sont troitement souds. C'est d'hommes modestes, de pcheurs de Galile, que le Christ fait ses premiers disciples (Mt 4,18-22)46.

    Mme si nous avons l'impression que notre socit n'est plus chantante comme autrefois, les interprtes contemporains de chansons populaires non religieuses savent pourtant faire participer des foules immenses qui ont en mmoire les textes souvent trs longs de leurs chants. Le chant

    39 Dom Pierre Miquel, Mystique et discernement, Paris, Beauchesne, 1997, p. 38. 4(1 Ibid, p. 34. 41 I.-M. Brault, De la Parole au pome, p. 20. 42 Herman Sabbe, Musiques savantes, musiques populaires (De Zappa Zimmermann) , International Review of

    the Aesthetics and Sociology of Music 34, (2003/2), p. 161-172. 43 Dfinir le terme populaire n'est pas ais. Raymonde Courtas et Franois-A. Isambert crivent : Un usage

    scientifique du mot populaire ne pourrait s'effectuer qu' la condition de choisir un sens parmi les divers sens possibles, de dfinir exactement le terme que l'on emploie, et de l'employer sans variation et sans addition smantique en cours de recherche , dans Ethnologues et sociologues aux prises avec la notion de 'populaire' , La Maison-Dieu 122, (1975), p. 41.

    44 Helmut Hucke, Le problme de la musique religieuse , La Maison-Dieu 108, (1971), p. 7. 45 Voir, ce sujet Henri Bourgeois, Le christianisme populaire un problme d'anthropologie thologique, La

    Maison-Dieu 122, (1975), surtout p. 118-119. 46 Gilles Langevin, Christianisme populaire et puret de la foi , dans Foi populaire Foi savante. Actes du

    VeColloque du Centre d'tudes d'histoire des religions populaires tenu au Collge dominicain de thologie (Ottawa), sous la direction de J.-M. Roger Tillard et col., Paris, Cerf, 1976, p. 151-152.

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    a toujours t important dans l'glise47 . Benot XVI dit que le fait de chanter (...) est comme un envol, une lvation vers Dieu, une faon d'anticiper de quelque faon l'ternit48 .

    La musique, dans le chant, autant que la thologie, emploie parfois le langage de la transcendance, pierre de touche du sacr49 . Puisqu'il fait bon s'y retrouver, la musique devient parfois une nouvelle religion, un lieu sacr50. Introduire la notion de sacr, dans le cadre de cette thse, c'est ouvrir un espace, une priode (un temps et un lieu51) d'enchantement (awe, en anglais), d'merveillement5 , de ravissement par une joie extrmement vive.

    Un monde dsenchant53 a besoin de redcouvrir quelque chose qui le dpasse, qui est au-del de son atteinte pour tre r-enchant54 . L'acte de chant lui en offre un moyen, parce que ce n'est pas la musique qui est sacre mais la vive voix des baptiss chantant dans et avec le Christ55 . Car le sacrifice des lvres , le son de la louange ne sont pas seulement comprendre, comme hommage et comme pit, mais comme mystre, c'est--dire rvlation pour la foi et s'attestant dans la foi du destin pascal des humains que Dieu, qui est le Saint, appelle la louange de sa gloire, pour reprendre les expressions pauliniennes56.

    4 Gilles Routhier, Les pouvoirs dans l'glise. tude du gouvernement d'une glise locale : l'glise de Qubec, Brches thoiogiques, Montral, Mdiaspaul, 1993, p. 221.

    48 Benot XVI adressait ces mots aux petits chanteurs de la cathdrale de Ratisbonne le samedi 22 octobre 2005, message repris sur l'internet dans Zenit du 25 octobre 2005.

    49 Jacques Grand'maison, Le sacr dans la conscration du monde, Montral, Universit de Montral, 1965, p. 83. 50 Gabor Csepregi, La musique comme prsence , dans Margarethe Drewsen et Mario Fischer, dir., Die

    Gegenwart des Gegenwrtigen.Festschrift fur P. Gerd Haeffner sj zum 65. Geburtstag, Munchen, Verlag Karl Alber Freiburg, 2006, p. 138-147.

    51 Voir ce sujet : Julien Ries, Les chemins du sacr dans l'histoire, Paris, Aubier, 1981. 52 Ramn Martinez de Pisn Libanas, Du regard la contemplation. Itinraire de la vie dans I Esprit, Montral,

    Mdiaspaul, 2002, p. 114-116. 53 Marcel Gauchet, Le dsenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Bibliothque des sciences

    humaines, Paris, Galimard, 1985. Ce livre de Gauchet fut l'objet d'un dbat et d'une publication subsquente : Un monde dsenchant?, sous la direction de Pierre Colin et Olivier Mongin Paris, Cerf, 1988, qui runit les participants suivants : Dominique Bourg, Stanislas Breton, Pierre Colin, Guy Coq, Grard Defois, Antoine Delzant, Jean-Claude Eslin, Hubert Faes, Claude Geffr, Jean Greisch, Jean Joncheray, Georges Kowalski, Franois Monconduit, Olivier Mongin, Philippe Raynaud, Jean-Paul Resweber, Jeacques Sedat, Henri-Jacques Sticker, Paul Valadier et Pierre Vallin.

    54 Jacques Grand'maison, Renchanter la vie. Essai sur le discernement spirituel, Tome 1, Montral, Fides, 2002. 55 Claude Duchesneau et Michel Veuthey, Musique et Liturgie. Universa Laus, Rites et symboles, Paris, Cerf,

    1988, n 2.7. Universa Laus est un groupe international d'tude pour le chant et la musique dans la Liturgie, fond en Suisse en 1966.

    56 Jean-Yves Hameline, Une potique du rituel, Paris, Cerf, 1997, p. 149.

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    2. L'acte de chanter, une pratique chrtienne cultiver

    L'exprience de Dieu est ncessairement intgrante. Elle s'enracine dans une vie et cre une identification chrtienne. Elle doit assimiler ses composantes intellectuelle, volontaire, affective, active et communautaire. Cette exprience est mdiatise; elle doit tre lue travers des signes et doit nourrir l'esprance57. Comment rendre compte de ma foi aujourd'hui devant moi-mme et devant les autres, sinon partir de T'exprience' de Dieu qu'elle me permet de faire58 ? C'est que l'acte de chanter est prsence. Il est prsence soi et en soi, prsence aux autres et, lorsqu'il s'agit de chants religieux, il est prsence Dieu. Ces lments relationnels dfinissent une identit chrtienne donnant lieu une exprience du Dieu de Jsus-Christ.

    2.1 L'acte de chanter, une prsence en soi et une prsence soi

    Ce que l'acte de chanter a de particulier c'est que l'instrument qui le produit est gnr par le corps, le seul instrument musical qui n'a pas t invent59. En 1758, un rudit d'Erfurt, Jakob Adlung, fit remarquer dans son Introduction l'enseignement musical que c'est, non les instruments, mais le chant qui a invent la musique60 . Le chant, par sa mlodie et sa posie, peut apprivoiser et faciliter la pntration, par le corps, dans un monde invisible peru par l'esthtisme de la sensibilit, qui se manifeste comme un tonnement des sens61. Athanase d'Alexandrie crivait : De mme que nous exprimons et faisons connatre les penses de l'me travers les mots que nous utilisons, de mme le Seigneur a voulu que la mlodie des mots soit un signe de l'harmonie spirituelle de l'me, et a ordonn que les cantiques soient chants sur une mlodie62 .

    Le corps, ce lieu spirituel de production du chant est fait d'motions, mais, bien plus, de

    57 Jean Mouroux, L'exprience chrtienne. Introduction une thologie, Paris, Montaigne, 1952, surtout p. 25-36. 58 C. Theobald, Le christianisme comme style, Tome 1, p. 406. 59 Gabor Csepregi, Le corps sonore : pour une phnomnologie du chant , dans Corps et Science, sous la direction

    de Lo-Paul Bordeleau et Sbastien Charles, Montral, Liber, 1999, p. 105-115. 60 Frans C. Lemaire, Le destin juif et la musique. Trois mille ans d'histoire, Les chemins de la musique, France,

    Fayard, 2001, p. 22. 61 Marcel Dupr, Philosophie de la musique, Tournai, Collegium musicum, 1984. 62 Saint Athanase, vque d'Alexandrie, Lettre Marcellin 28, cit par James McKinnon, Musique, chant et

    psalmodie. Les textes de l'Antiquit chrtienne, Traduction de l'anglais par Catherine Siegel, Bruxelles, Brepols, 2006, p. 85.

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    prsence, prsence en soi et prsence soi. Je ne m'entends pas comme j'entends les autres63 . Le chant est fait pour l'habiter et tre habit par lui. Cette prsence en soi d'une posie et d'une mlodie a une capacit nergisante ou dynamognique64, perue comme lie la vie affective. En se faisant, elle exalte toutes ses activits, augmentant en quelque sorte sa capacit vitale, ressentie comme un plaisir pour l'me65. Elle est intrigante, parce qu'aussi porteuse de douleur. La prsence en soi d'une musique aime a une proprit altrante; la personne est change grce elle66. Le bonheur de chanter est tel qu'il peut appartenir l'essence mme d'une personne, puisqu'une personne qui chante peut ressentir que chanter c'est tre67 . Cette exprience, dans sa ponctualit, peut tre une exprience de l'indicible, se vivant l'espace d'un moment68 .

    Chanter exige une participation de tout l'tre : le corps se campe en fonction de l'acte de chanter, le rythme respiratoire est contrl de faon caractristique; mais le corps se met alors au service d'un art o l'intelligence et plus encore l'intriorit s'expriment aussi bien dans les modulations proprement musicales que dans les mots prononcs d'une manire si diffrente quand on les chante69.

    Le chant apporte une conscience70 de son intrieur. Et personne ne peut chanter pour un autre ou dans un tat d'inconscience, comme en tmoigne saint Augustin :

    Je suis sur le point de chanter un air que je connais. Avant de commencer, je me tends par anticipation vers l'ensemble du chant. Je commence. Ce que je chante se dtache progressivement de mon anticipation pour rejoindre le pass. Ma mmoire se tend. Rsultat : mes forces vives sont tendues entre la mmoire de ce que je viens de dire et l'attente de ce que je vais dire. Mais reste mon attention, trajectoire du futur vers le pass. Plus cela avance, avance, plus l'attente s'abrge et plus le souvenir s'allonge jusqu' l'puisement complet de l'attente. L'action de chanter est termine. Ce n'est plus qu'un souvenir71.

    Par la conscience de son intrieur, la personne humaine saisit sa transcendance sur le reste de la

    63 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 194. 64 Les termes dynamogne et dynamognique se trouvent surtout dans les dictionnaires mdicaux et sont lis

    l'accroissement de l'nergie ou la stimulation de fonctions organiques. Ces termes sont employs dans le sens d'une cration ou d'une acquisition de force dans Lucien Bourgus et Alexandre Denraz, La musique et la vie intrieure. Essai d'une histoire psychologique de l'art musical, Paris, Flix Arcand, 1921, p. 7.

    65 L. Bourgus et A. Denraz, La musique et la vie intrieure, p. 9. 66 Bernard Sve, L'altration musicale (ou ce que la musique apprend au philosophe), Paris, Seuil, 2002. 67 Philippe Jaccottet, Carnets 1995-1998. La Semaison III, Paris, Gallimard, 2001, p. 122. 68 Pierre Talec, L 'espace d'un moment, Paris, Le Centurion, 1972, p. 54. 69 M. Gilbert, Il a parl par les prophtes, p. 253. 70 Voir ce sujet l'article de Anthony J. Palmer, Consciousness and Varying Musical Systems , dans

    Consciousness, Literature and the Arts, Archive, Vol 5, (Avril 2004), [http://blackboard.lincoln.ac.uk/ bbcswebdav/users/dmeyerdinkgrafe/archive/palmer.html], (visit le 22 fvrier 2010).

    71 Saint Augustin, Les aveux, Nouvelle traduction des Confessions, par Frdric Boyer, Paris, P.O.L., 2008, p. 332.

    http://blackboard.lincoln.ac.uk/

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    cration. Pour chanter, il faut tre conscient, il faut agir, sentir ou penser et savoir qu'on agit, qu'on sent et qu'on pense. Le mystre72 de la musique coute, mais encore plus, produite par le corps73 par le chant, peut ouvrir une perception esthtique de Dieu.

    2.2 L'acte de chanter, une prsence aux autres

    Le chant fait sortir de soi. De par sa nature, parce qu'il est expression, l'acte de chant, tout en exprimant le moi profond, fait chapper aux limites du moi, pour l'unir la communaut, dans un encadrement socioculturel. Le chant fait du je individuel un nous communautaire, qui est le moi ecclsial, de toute communaut qui clbre au nom et la suite de Jsus. Le je individuel devient un je collectif, un accomplissement en un moi avec les autres dans l'Autre et apporte la communaut un lment indispensable son panouissement en corps vivant et chantant. Selon la belle image de saint Ignace d'Antioche, la communaut devient une cithare dont les membres sont les cordes soigneusement ajustes74. Le chant fait l'assemble. Cette sortie de soi est le miracle propre du chant.

    La mlodie du chant contribue au fondement de l'identit sociale d'un groupe75. L'acte de chanter est participation, donc action76. Par le chant, de faon privilgie, la communaut peut participer, sentir qu'elle est partie prenante de l'vnement et non simple spectatrice. Instruisez-vous en toute sagesse, exhortez-vous les uns les autres, chantez Dieu de tout votre cur. (Col 3,16) Le chant d'une communaut clbrante devient chemin de communion77 .

    La prsence aux autres cre l'ouverture pour comprendre l'importance de la dimension culturelle d'une communaut chantante. Lucien Deiss avoue que c'est cause d'elle, et presque par hasard, qu'il est devenu compositeur. Il raconte : Dans une petite communaut paroissiale, j'ai voulu

    72 lisabeth-Paule Labat, Essai sur le mystre de la musique, Paris, Fleuras, 1963, p. 137. 73 Marc Richir, Le corps. Essai sur l'intriorit, Paris, Hatier, 1993, p. 10. 74 Saint Ignace d'Antioche, Lettre aux Philadelphiens : [http://www.cleras.org/bibliaclerasonline/fr/fss.htm], (visit

    le 27 juin 2009). 5 Notons aussi de Michel Poizat : D'une seule voix... La musique comme lien social , Le journal des

    psychologues, (juillet-aot 2003), p. 37-40. 76 Cf. Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Agora 24, Paris, Calmann-Lvy, 1988, chapitre sur

    L'action , p. 231-314. Voir aussi Robert Mager, Chant et musique en liturgie au service de l'expression de la foi , dans L glise canadienne, mars 1985, p. 429-430.

    7 Terme dont se sert Olivier Quenardel dans une lettre tenant lieu de prface pour dcrire le livre de Christian Trottmann, La voix enchante, p. 10.

    http://www.cleras.org/bibliaclerasonline/fr/fss.htm

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    faire chanter du grgorien... et a n'a pas march. Cet chec a t pour moi une grce78 . Il avait saisit l'importance culturelle d'un texte compris79 et d'une mlodie habite, et que le chant de la Parole de Dieu d'une assemble lui permet de se l'approprier. C'est en consquence de cet chec qu'il se met composer, dans les annes 1950, des chants autour de la Parole de Dieu, utilisant des mlodies que les gens de sa paroisse pouvaient apprendre facilement.

    L'importance pastorale de ces hymnes autour de l'vangile peut tre trs lourde. Ces chants populaires forment la pit des fidles et la marquent de leur empreinte. De quoi se nourrit en effet leur mmoire? De nos homlies? Pas ncessairement... Ni, non plus, des 'vrits' apprises jadis dans le message du catchisme, ni des discours officiels, ni de nos discussions thologiques. Mais les textes qui leur montent au cur quand ils rencontrent Dieu sur le chemin de leur vie, ce sont souvent ces cantiques populaires et ces hymnes dans lesquelles ils expriment leur foi80.

    Alors qu'il tait au Cameroun, Lucien Deiss raconte qu'un chantre, avec qui il avait eu une conversation, pouvait excuter magnifiquement le propre de la messe en latin sur musique grgorienne. Cependant, ne comprenant pas le latin, il ignorait la Parole de Dieu , ce qui faisait dire au pre Deiss : Voit-on quel est l'enjeu de la rforme propose par Vatican II et l'urgence du travail raliser81?. Dans son service pastoral, Lucien Deiss tait profondment interpell par la ncessit de contribuer par le chant de style populaire l'ducation de la foi de ses paroissiens dans des prires chantes, belles et signifiantes. Il insistait que les meilleures clbrations ne sont pas celles o l'on a bien chant mais celles o le cur a t touch.

    Non seulement l'motion, mais le concept mme de musique, n'est pas transculturel. Bien qu'on la trouve dans tous les milieux sociaux82, la musique, coute ou produite par le chant, vhicule l'infinit des motions humaines de bien-tre, comme la joie, le plaisir, le rire, l'excitation et l'enthousiasme, tout autant que celles qui expriment le mal-tre comme la colre, la frustration, le ressentiment, la haine, la peur et l'inquitude. Cependant, la musique d'une culture peut faire surgir des sentiments diffrents dans une autre.

    78 Le P. Lucien Deiss, missionnaire de la beaut, est mort , La Croix, 11 octobre 2007. 79 Voir, ce sujet, Marie-Thrse Nadeau, Comprendre ce que je crois, Montral, Mdiaspaul, 1999, p. 19. 80 Lucien Deiss, Concile et chant nouveau, p. 222. 81 Lucien Deiss, Ibid., p. 57. 82 Voir, ce sujet, Jacques Cheyronnaud, La parole en chantant. Musique et cultures politiques , Prote 30,

    (2002/1), p. 79-94.

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    Les mmes mlodies peuvent engendrer attirance ou conflit, marques par des circonstances volutives de temps et de lieux, par les forces de tradition et les forces de transformation. Dans certaines socits, il ne s'agit pas d'un art, mais d'une pratique ayant une fonction prcise, pratique tout fait insre dans la vie quotidienne, dans les activits vitales, ludiques et religieuses83 . Ce qui est pris dans une socit ne peut tre introduit sans heurt dans une autre. Ce qui est nouveau, ou diffrent, drange; il faut du temps pour modifier des gots et des habitudes, et l'on n'y parvient pas toujours.

    L'esthtique musicale contemporaine fait partie des signes incontournables de son temps. Le discours sur la musique place et dfinit sociologiquement, dans un temps circonscrit. La musique transforme une socit, mais la socit est aussi transforme par elle, dans une exprience collective de transformation continuelle84 . L'exprience musicale, positive ou ngative, d'une personne ou d'un groupe ncessite du temps et de l'espace et se dveloppe la suite de circonstances vcues dans un milieu donn. Cette exprience n'est pas facilement transfrable aux gnrations subsquentes ou aux cultures diffrentes, d'o l'importance de la musique contemporaine.

    Le chant ne peut chapper aux transformations culturelles qui sont les consquences d'un monde habit. L'intelligence de la foi ne saurait viter les voies que l'intelligence d'une poque emprunte pour se comprendre85 . Nous traversons, surtout depuis l'aprs-Concile, une priode qui se dit en crise86. Les chants des petites communauts font d'elles des petites glises vivantes, qui font partie de la religion en mouvement87. La prsence nos communauts chrtiennes exige une adaptation continuelle.

    2.3 L'acte de chanter, une prsence Dieu

    Nous avons parl plus haut d'habiter le chant dans sa musique et sa posie. Il faut aussi habiter sa

    83 Madeleine Gagnard, La voix dans la musique contemporaine et extra-europenne, Paris, Van de Velde, 1987, p. 76.

    84 Christoph Theobald, Le christianisme comme style, p. 435. 15 Pierre Lucier, Rflexions sur la mthode en thologie , dans La praxologie pastorale. Orientations et

    parcours, tome II, sous la direction de J.-G. Nadeau, Montral, Fides, 1987, p. 69. 86 Cf. ce sujet : Hannah Arendt, La crise de la culture, traduit de l'anglais sous la direction de Patrick Lvy, Paris,

    Gallimard, 1972. 87 Danile Hervieu-Lger, Le plerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999, p. 88.

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    culture et habiter sa foi pour vivre incarn et rencontrer son Dieu88, qu'il s'agisse de vivre cette foi dans un milieu de tradition monastique ou dans un milieu laque. Une clbration locale est une thologie qui prend corps89 . Il faut stimuler dans l'glise l'attention constamment veille aux signes des temps, et l'ouverture indfiniment jeune qui sache vrifier toute chose et retenir ce qui est bon (1 Tm 5,21), en tout temps et en toute circonstance, ... car la personne humaine est, au sens le plus fort du mot, sujet de la grce, capax Dei, non seulement dans sa personne, mais dans sa sociabilit90 .

    Si l'exprience est la conscience la plus immdiate de la ralit, l'exprience de Dieu est la conscience d'une ralit spirituelle accueillie dans la foi. La personne qui chante des chants de sa foi tmoigne d'une spiritualit chrtienne dans laquelle sa vie est immerge. Il s'agit d' une rencontre de l'esprit humain avec l'Esprit divin, (...) un choix dcisif, fondamental et unifiant, capable de sonner un sens dfinitif l'existence91 . Ce qui est chant devient une exploration dans une multitude de faons de traduire les expriences vcues dans une intentionnalit exprime publiquement.

    Nombreuses et varies sont les dfinitions de l'exprience de Dieu. L'exprience religieuse est la rencontre avec Taltrit surprenante92", le face--face avec cet "autre qui tonne93" . On a beaucoup parl et crit sur les formes que peut revtir l'exprience religieuse aujourd'hui, dans des approches anthropologique, psychologique94, sociologique et thologique95.

    L'expression d"exprience spirituelle' est souvent rserve aujourd'hui des phnomnes extraordinaires, rduisant la vie mystique une sorte de psychologie exprimentale. Les anciens avaient de l'exprience spirituelle une conception beaucoup plus large. [...] Grgoire Palamas... accorde l'exprience une large part

    88 Michel Scouarnec, Un itinraire musical , La Maison-Dieu 131 (1977), p. 49. 89 Mary E. McGann, Exploring music as worship and theology. Research in Liturgical Practice, American Essays in

    Liturgy, Collegville, Minnesota, The Liturgical Press, 2002, p. 17. 90 Marie-Dominique Chenu, Les signes des temps , NRT11, (1965), p. 29-39. 91 Stephano De Fiores, Spiritualit contemporaine , dans Dictionnaire de la vie spirituelle, sous la direction de

    Stephano De Fiores et T. Goffi, Paris, Cerf, 1983, p. 1067. 92 Gerard Van der Leeuw, La Religion dans son essence et ses manifestations, Paris, Payot, 2e d. 1970, p. 9. 93 Michel Meslin, L'exprience humaine du divin: Fondements d'une anthropologie religieuse, Paris, Cerf, 1988,

    p. 104. 94 William James, Les formes multiples de l'exprience religieuse. Essai de psychologie descriptive, traduit de

    l'amricain par Frank Abauzit, Chambry, Exergue, 2001. 95 Entre autres : Thrse Nadeau-Lacour, Le temps de l'exprience chrtienne. Perspectives spirituelles et thiques,

    Montral, Mdiaspaul, 2002.

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    dans la vie spirituelle, mais toute la vie du chrtien est envisage par lui comme une exprience de Dieu96.

    C'est que, de tout temps, l'tre humain, homme et femme, a dclar faire non seulement l'exprience du spirituel, mais aussi des expriences de la prsence et de l'absence de Dieu. Il s'agit surtout d'expriences qualitatives, relates par des croyants de religions diverses. Une exprience de Dieu n'est pas ncessairement de type piphanique comme celle qu'a vcue Paul de Tarse (Ac 9,4). Cependant, il reste que l'exprience est vcue par une personne humaine comme un phnomne qui peut tre rapport et dcrit comme un rendez-vous o deux personnes sont prsentes l'une l'autre. Dieu est mon chant97 . Ainsi, on pourrait dire que le chant permet de grer l'absence de Dieu en le rendant perceptible98.

    L'exprience humaine de Dieu n'est pas la consquence d'un choix personnel. Elle est gratuite. L'exprience de Jsus des vangiles est souvent surprenante et inattendue99, moment privilgi, laissant un sentiment de libert, de joie et de paix, d'amour et de bienveillance, dcrits comme tant les fruits de l'Esprit (Gai 5,22).

    De nombreuses personnes affirment avoir fait l'exprience de Dieu partir de la nature, d'autres partir de l'art et d'une recherche de la beaut. Ainsi, la musique est considre comme un lieu d'exprience de la beaut et de la joie de Dieu. La musique tant dfinie comme langage conduisant percevoir un peu du mystre de Dieu, et mme comme lieu thologique, que dire de l'acte physique de la musique du chant produite par le corps humain?

    L'acte de chanter, exprim par la bouche, le cur ou la vie, donne l'exprience de Dieu un aspect de connivence avec Celui qui invite Le chanter et qui rend cet acte si agrable. Le chant est, pour la tradition chrtienne, une activit spirituelle des plus importantes. C'est une manation naturelle de l'motion et le souffle, modul par les tats de l'me, devient ainsi

    96 Dom Pierre Miquel, Le vocabulaire de l'exprience spirituelle. Dans la tradition patristique grecque du IVe au XIVe sicle, Thologie historique 86, Paris, Beauchesne, 1989, p. 171.

    97 Maurice Cocagnac, L'nergie de la Parole biblique, Paris, Cerf, 1996, p. 125. 98 Denis Laborde, Des passions de l'me au discours de la musique , Terrain 22, p. 79-92. Les motions, (mars

    1994), [http://terrain.revues.org/document3087.html], (visit le 23 novembre 2006). 99 Voir, ce sujet, Bruno Maggioni, Exprience spirituelle dans la Bible , Dictionnaire de la vie spirituelle, Paris,

    Cerf, 1983, p. 372-411.

    http://terrain.revues.org/document3087.html

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    l'expression profonde d'un individu et le point de convergence de toute une assemble100 .

    C'est dans le corps que se produit une rencontre avec Dieu, le corps compris comme une personne complte - sociale, corporelle, spirituelle et cosmologique101. La notion de personne s'inscrit toujours dans un rseau complexe d'influences et de rfrences philosophiques, religieuses, idologiques et culturelles102 . On ne peut donc se rendre prsent Dieu que par et dans son corps. Comment cela peut-il se faire? Pourquoi faire appel l'exprience pour reprer un lien avec Dieu? C'est que le Ressuscit nous prcde sur les routes de Galile ; il s'agit, pour les chrtiens, de le dcouvrir, de le percevoir103.

    La perception de la ralit de Dieu comme venant nous, actif en nous et par nous, nous attirant soi dans une communion, une amiti, c'est--dire un tre l'un pour l'autre. [...] L'exprience dcrite par les grands mystiques est un degr singulier, voire exceptionnel, de cette perception d'une prsence de Dieu donn, pour qu'on en 'jouisse', comme objet vivant de connaissance et d'amour104.

    C'est une combinaison des lments intrieurs et extrieurs, de l'histoire d'une personne, de son environnement, de son besoin d'infini et de son exprience qui fait qu' un moment donn, elle prend conscience d'un vnement qui la met dans une situation de rencontre et de transformation. La partie invisible de notre tre porte en elle un dynamisme inn qui la fait tendre vers le divin avec lequel elle partage des lments de similitude105. Le cheminement chrtien n'est pas linaire. La personnalit du sujet influence son dveloppement religieux106. Les vnements de la vie, les personnes rencontres, les dcisions prises chaque carrefour contribuent aux modulations du vcu.

    Chanter est le produit d'une force dans un mdium de pauvret et de vulnrabilit. Dans le cur d'un chrtien, cette pauvret relle et avoue cre un espace d'accueil. Chanter peut tre l'instrument qui cre cette ouverture. Le dtachement force Dieu venir moi107 . La terre du

    100 Ibid, p. 125. 101 Catherine Bell, Ritual Theory, Ritual Practice, New York, Oxford University Press, 1992, p. 94-117. 102 Michel Meslin, La personne, dans Les grandes inventions du christianisme, sous la direction de Ren

    Rmond, Paris, Bayard, 2000, p. 67. ' Cf. C. Theobald, Le christianisme comme style, Tome 1, p. 445. 103 (

    KU

    105 W. Norris Clarke, The natural roots of religious experience Religious Studies 17,1981, p. 512. 06 Fritz Oser, Paul Gmiinder et Louis Ridez, L'homme, son dveloppement religieux, Paris, Cerf, 1991.

    Yves Congar, Je crois en l'Esprit Saint : 1. L'exprience de l'Esprit, Paris, Cerf, 1979,p. 15-16. i i

    ' I 107 Jean-Franois Malherbe, L exprience de Dieu avec Matre Eckhart, Paris, Fides, 1999, p. 15.

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    cur et de l'me est donc prte pour la rencontre, pour la constatation d'une prsence. Jean-Yves Hameline suggre que l' inutilit du chant, sa non-ncessit [...] annonce le salut comme excs, tendresse et libralit108 . Sa description de la personne chantante est celle d'une exprience qui se ralise d'abord avec elle-mme comme croyante engage dans une relation lyrique un Dieu chantable109 .

    Pour tre prsent Dieu dans son cur, il faut le silence110. Mais pour le clbrer, pour s'en merveiller, en-dehors du silence, il n'y a que le chant. Tu es cette voix qui gmit, [...] le nom du Pre; mais en retour, tu es aussi la voix apportant sa rponse...111 Le chant religieux invite tre une offrande du Souffle , s'accorder la prsence du Souffle parce que toute qualit prend source et sens dans la ralit consciente du Souffle, c'est--dire dans notre attention ce qui nous nourrit, ce qui nous transforme, ce qui se donne travers nous. Toute qualit : respiratoire, vibratoire, sonore, humaine, spirituelle112. L'acte de chanter du corps humain a besoin de souffle.

    Le souffle est insparable du phnomne de la parole et du chant. Si donc l'tude d'une exprience de Dieu dans l'acte de chanter doit parler de chant, ne faut-il donc pas introduire aussi l'exprience de l'Esprit-Saint. S'il y a exprience de Dieu, il y a forcment prsence de l'Esprit-Saint : . . . il nous semble possible de dire que l'Esprit est toujours donn comme la prsence intrieure, mystrieuse et souvent insensible qui accompagne et rend possible l'uvre de Dieu113. Si nous parlons d'incarnation, nous parlons de terre habite o l'Esprit-Saint est prsent114 . Chanter un chant religieux, un chant porteur de la Parole de Dieu, servant louer Dieu, Pre, est ncessairement trinitaire. Il serait difficile de sparer Incarnation, voix, souffle

    108 Jean-Yves Hameline, Une potique du rituel, p. 139-156. m Ibid,p. 145. 110 Ramn Martinez de Pison Libanas, The Religion of Life. The Spirituality of Maurice Zundel, Sherbrooke,

    Mdiaspaul, 1997, p. 131. ' ' Patrice de la Tour du Pin, cit dans Jacques Gauthier, Prier 15 jours avec Patrice de la Tour du Pin, p. 97.

    112 Didier-Lo Verne, Lve-toi et chante ! Vers une pdagogie de la rsonance, Paris, Dervy, 2003, p. 19-21. 113 Jean-Marie Roger Tillard, L Esprit-Saint dans la sainte glise. Notes manuscrites et indites de cours, Ottawa,

    Collge universitaire dominicain, 1997. 114 J.-M. Roger Tillard, Leons sur le mystre de l'Eucharistie, notes de cours indites, Ottawa, Collge Universitaire

    Dominicain, 1989, p. 6.

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    et Esprit-Saint115.

    Chanter la Parole de Dieu fait de la personne, homme ou femme, qui chante, un couteur , un transmetteur , ou, si l'on veut, un passeur116 de la Parole. Le Carrefour franais du Synode des vques sur la Parole de Dieu rappelait que la mise en musique de certains textes peut servir de source vivante de la catchse117 . Une autre proposition de ce groupe est celle de traduire la Bible dans la grande varit des langues de notre plante118 , puisque la Parole de Dieu n'est pas enchane (2 Tm 2,9) une culture.

    Le Nouveau Testament donne de nombreux tmoignages de l'acte de chanter. Pour Paul, il est important de tmoigner de sa foi par le chant et par la prire