CANDIDE - pagesperso-orange.fr · 2019. 9. 22. · vilège de l’espèce humaine, comme de...

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1 VOLTAIRE CANDIDE OU L’OPTIMISME TRADUIT DE L’ALLEMAND DE M. LE DOCTEUR RALPH, AVEC LES ADDITIONS QU’ON A TROUVÉES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU’IL MOURUT À MINDEN L’AN DE GRÂCE 1759 (1759)

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    VOLTAIRE

    CANDIDEOU

    L’OPTIMISMETRADUIT DE L’ALLEMAND DE M. LE DOCTEUR RALPH,AVEC LES ADDITIONS QU’ON A TROUVÉES DANS LA

    POCHE DU DOCTEUR, LORSQU’IL MOURUT À MINDENL’AN DE GRÂCE 1759

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    Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d’icelui ….. 005Ce que devint Candide parmi les Bulgares …..009Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, et ce qu’il devint ……….………….....013 Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie, le docteur Pangloss, et ce qui en advint …………………………….... 017Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du docteur Pangloss, de Candide, et de l’anabaptiste Jacques ……... 022Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de terre, et comment Candide fut fessé …………………....026Comment une vieille prit soin de Candide, et comment il retrouva ce qu’il aimait……………..028Histoire de Cunégonde ……………………...….031Ce qui advint de Cunégonde, de Candide, du grand-inquisiteur, et d’un Juif …………………..036Dans quelle détresse Candide, Cunégonde et la vieille, arrivent à Cadix, et leur embarquement …………………………...……...039Histoire de la vieille …………………………….. 042

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    Suite des malheurs de la vieille ………………..047Comment Candide fut obligé de se séparer de la belle Cunégonde et de la vieille …………053Comment Candide et Cacambo furent reçus chez les jésuites du Paraguai ……………….....057Comment Candide tua le frère de sa chère Cunégonde ……………………………………....063Ce qui advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes, et les sauvages nommés Oreillons ……………………………………….....066Arrivée de Candide et de son valet au pays d’Eldorado, et ce qu’ils y virent ………………...072Ce qu’ils virent dans le pays d’Eldorado ….... 078Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit connaissance avec Martin ……….. 087Ce qui arriva sur mer à Candide et à Martin ....095Candide et Martin approchent des côtes de France, et raisonnent …………………………..099Ce qui arriva en France à Candide et à Martin.102Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre ; ce qu’ils y voient …………..….... 117De Paquette, et de frère Giroflée ……………...119Visite chez le seigneur Pococurante, noble vénitien …………...……………………....……... 126D’un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, et qui ils étaient ……………..…..134

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    Voyage de Candide à Constantinople ………...139Ce qui arriva à Candide, à Cunégonde, à Pangloss, à Martin, etc. …………………...... 145Conclusion ……………...………………………..151

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    Comment Candide fut élevé dans un beauchâteau, et comment il fut chassé d’icelui.

    Il y avait en Westphalie, dans le château de mon-sieur le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeunegarçon à qui la nature avait donné les mœurs lesplus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Ilavait le jugement assez droit, avec l’esprit le plussimple ; c’est, je crois, pour cette raison qu’on lenommait Candide. Les anciens domestiques de lamaison soupçonnaient qu’il était fils de la sœur demonsieur le baron et d’un bon et honnête gentil-homme du voisinage, que cette demoiselle ne vou-lut jamais épouser parce qu’il n’avait pu prouver quesoixante et onze quartiers, et que le reste de sonarbre généalogique avait été perdu par l’injure dutemps. Monsieur le baron était un des plus puissants sei-

    gneurs de la Westphalie, car son château avait uneporte et des fenêtres. Sa grande salle même étaitornée d’une tapisserie. Tous les chiens de sesbasses-cours composaient une meute dans le be-soin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vi-caire du village était son grand-aumônier. Ils l’appe-laient tous monseigneur, et ils riaient quand il faisaitdes contes.

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    Madame la baronne, qui pesait environ trois centcinquante livres, s’attirait par là une très grandeconsidération, et faisait les honneurs de la maisonavec une dignité qui la rendait encore plus respec-table. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans,était haute en couleur, fraîche, grasse, appétis-sante. Le fils du baron paraissait en tout digne deson père. Le précepteur Pangloss était l’oracle de lamaison, et le petit Candide écoutait ses leçons avectoute la bonne foi de son âge et de son caractère. Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cos-

    molonigo-logie. Il prouvait admirablement qu’il n’y apoint d’effet sans cause, et que, dans ce meilleurdes mondes possibles, le château de monseigneurle baron était le plus beau des châteaux, et ma-dame la meilleure des baronnes possibles. Il est démontré, disait-il, que les choses ne

    peuvent être autrement ; car tout étant fait pour unefin, tout est nécessairement pour la meilleure fin.Remarquez bien que les nez ont été faits pour por-ter des lunettes ; aussi avons-nous des lunettes.Les jambes sont visiblement instituées pour êtrechaussées, et nous avons des chausses. Lespierres ont été formées pour être taillées et pour enfaire des châteaux ; aussi monseigneur a un trèsbeau château : le plus grand baron de la provincedoit être le mieux logé ; et les cochons étant faitspour être mangés, nous mangeons du porc toute

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    l’année : par conséquent, ceux qui ont avancé quetout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire quetout est au mieux. Candide écoutait attentivement, et croyait inno-

    cemment ; car il trouvait mademoiselle Cunégondeextrêmement belle, quoiqu’il ne prît jamais la har-diesse de le lui dire. Il concluait qu’après le bonheurd’être né baron de Thunder-ten-tronckh, le seconddegré de bonheur était d’être mademoiselle Cuné-gonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et lequatrième, d’entendre maître Pangloss, le plusgrand philosophe de la province, et par conséquentde toute la terre. Un jour Cunégonde, en se promenant auprès du

    château, dans le petit bois qu’on appelait parc, vitentre des broussailles le docteur Pangloss qui don-nait une leçon de physique expérimentale à lafemme de chambre de sa mère, petite brune très jo-lie et très docile. Comme mademoiselle Cunégondeavait beaucoup de disposition pour les sciences,elle observa, sans souffler, les expériences réité-rées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la rai-son suffisante du docteur, les effets et les causes, ets’en retourna tout agitée, toute pensive, toute rem-plie du désir d’être savante, songeant qu’elle pour-rait bien être la raison suffisante du jeune Candide,qui pouvait aussi être la sienne.

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    Elle rencontra Candide en revenant au château, etrougit : Candide rougit aussi. Elle lui dit bonjourd’une voix entrecoupée ; et Candide lui parla sanssavoir ce qu’il disait. Le lendemain, après le dîner,comme on sortait de table, Cunégonde et Candidese trouvèrent derrière un paravent ; Cunégondelaissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa ;elle lui prit innocemment la main ; le jeune hommebaisa innocemment la main de la jeune demoiselleavec une vivacité, une sensibilité, une grâce touteparticulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leursyeux s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent,leurs mains s’égarèrent. Monsieur le baron deThunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, etvoyant cette cause et cet effet, chassa Candide duchâteau à grands coups de pied dans le derrière.Cunégonde s’évanouit : elle fut souffletée par ma-dame la baronne dès qu’elle fut revenue à elle-même ; et tout fut consterné dans le plus beau et leplus agréable des châteaux possibles.

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    Ce que devint Candide parmi les Bulgares.

    Candide, chassé du paradis terrestre, marchalongtemps sans savoir où, pleurant, levant les yeuxau ciel, les tournant souvent vers le plus beau deschâteaux qui renfermait la plus belle des baron-nettes ; il se coucha sans souper au milieu deschamps entre deux sillons ; la neige tombait à grosflocons. Candide, tout transi, se traîna le lendemainvers la ville voisin*e, qui s’appelle Valdberghoff-trarbk-dikdorff, n’ayant point d’argent, mourant defaim et de lassitude. Il s’arrêta tristement à la ported’un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le re-marquèrent : Camarade, dit l’un, voilà un jeunehomme très bien fait, et qui a la taille requise ; ilss’avancèrent vers Candide et le prièrent à dîner trèscivilement.--Messieurs, leur dit Candide avec unemodestie charmante, vous me faites beaucoupd’honneur, mais je n’ai pas de quoi payer monécot.--Ah ! monsieur, lui dit un des bleus, les per-sonnes de votre figure et de votre mérite ne paientjamais rien : n’avez-vous pas cinq pieds cinqpouces de haut ? --Oui, messieurs, c’est ma taille,dit-il en faisant la révérence.--Ah ! monsieur, met-tez-vous à table ; non seulement nous vous dé-frayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu’unhomme comme vous manque d’argent ; les

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    hommes ne sont faits que pour se secourir les unsles autres.--Vous avez raison, dit Candide ; c’est ceque M. Pangloss m’a toujours dit, et je vois bien quetout est au mieux. On le prie d’accepter quelquesécus, il les prend et veut faire son billet ; on n’enveut point, on se met à table. N’aimez-vous pas ten-drement ?….--Oh ! oui, répond-il, j’aime tendrementmademoiselle Cunégonde.--Non, dit l’un de cesmessieurs, nous vous demandons si vous n’aimezpas tendrement le roi des Bulgares ? --Point dutout, dit-il, car je ne l’ai jamais vu.--Comment ! c’estle plus charmant des rois, et il faut boire à sa san-té.--Oh ! très volontiers, messieurs. Et il boit. C’enest assez, lui dit-on, vous voilà l’appui, le soutien, ledéfenseur, le héros des Bulgares ; votre fortune estfaite, et votre gloire est assurée. On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au régi-ment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausserla baguette, remettre la baguette, coucher en joue,tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups debâton ; le lendemain, il fait l’exercice un peu moinsmal, et il ne reçoit que vingt coups ; le surlende-main, on ne lui en donne que dix, et il est regardépar ses camarades comme un prodige. Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore

    trop bien comment il était un héros. Il s’avisa unbeau jour de printemps de s’aller promener, mar-chant tout droit devant lui, croyant que c’était un pri-

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    vilège de l’espèce humaine, comme de l’espèceanimale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Iln’eut pas fait deux lieues que voilà quatre autreshéros de six pieds qui l’atteignent, qui le lient, qui lemènent dans un cachot. On lui demanda juridique-ment ce qu’il aimait le mieux d’être fustigé trente-sixfois par tout le régiment, ou de recevoir à-la-foisdouze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beaudire que les volontés sont libres, et qu’il ne voulait nil’un ni l’autre, il fallut faire un choix ; il se détermina,en vertu du don de Dieu qu’on nomme liberté, àpasser trente-six fois par les baguettes ; il essuyadeux promenades. Le régiment était composé dedeux mille hommes ; cela lui composa quatre millecoups de baguette, qui, depuis la nuque du cou jus-qu’au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs.Comme on allait procéder à la troisième course,Candide, n’en pouvant plus, demanda en grâcequ’on voulût bien avoir la bonté de lui casser latête ; il obtint cette faveur ; on lui bande les yeux ;on le fait mettre à genoux. Le roi des Bulgarespasse dans ce moment, s’informe du crime du pa-tient ; et comme ce roi avait un grand génie, il com-prit, par tout ce qu’il apprit de Candide, que c’étaitun jeune métaphysicien fort ignorant des choses dece monde, et il lui accorda sa grâce avec une clé-mence qui sera louée dans tous les journaux etdans tous les siècles. Un brave chirurgien guéritCandide en trois semaines avec les émollients en-

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    seignés par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peauet pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livrabataille au roi des Abares.

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    Comment Candide se sauva d’entre les Bul-gares, et ce qu’il devint.

    Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien or-donné que les deux armées. Les trompettes, lesfifres, les hautbois, les tambours, les canons ; for-maient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais enenfer. Les canons renversèrent d’abord à peu prèssix mille hommes de chaque côté ; ensuite la mous-queterie ôta du meilleur des mondes environ neuf àdix mille coquins qui en infectaient la surface. Labaïonnette fut aussi la raison suffisante de la mortde quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait biense monter à une trentaine de mille âmes. Candide,qui tremblait comme un philosophe, se cacha dumieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter

    des Te Deum, chacun dans son camp, il prit le partid’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Ilpassa par-dessus des tas de morts et de mourants,et gagna d’abord un village voisin ; il était encendres : c’était un village abare que les Bulgaresavaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici desvieillards criblés de coups regardaient mourir leursfemmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leursmamelles sanglantes ; là des filles éventrées aprèsavoir assouvi les besoins naturels de quelques hé-ros, rendaient les derniers soupirs ; d’autres à demi

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    brûlées criaient qu’on achevât de leur donner lamort. Des cervelles étaient répandues sur la terre àcôté de bras et de jambes coupés. Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village :

    il appartenait à des Bulgares, et les héros abaresl’avaient traité de même. Candide, toujours mar-chant sur des membres palpitants ou à travers desruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre,portant quelques petites provisions dans son bis-sac, et n’oubliant jamais mademoiselle Cunégonde.Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hol-lande ; mais ayant entendu dire que tout le mondeétait riche dans ce pays-là, et qu’on y était chrétien,il ne douta pas qu’on ne le traitât aussi bien qu’ill’avait été dans le château de M. le baron, avantqu’il en eût été chassé pour les beaux yeux de ma-demoiselle Cunégonde. Il demanda l’aumône à plusieurs graves person-

    nages, qui lui répondirent tous que, s’il continuait àfaire ce métier, on l’enfermerait dans une maison decorrection pour lui apprendre à vivre. Il s’adressa ensuite à un homme qui venait de par-

    ler tout seul une heure de suite sur la charité dansune grande assemblée. Cet orateur le regardant detravers lui dit : Que venez-vous faire ici ? y êtes-vous pour la bonne cause ? Il n’y a point d’effetsans cause, répondit modestement Candide ; toutest enchaîné nécessairement et arrangé pour le

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    mieux. Il a fallu que je fusse chassé d’auprès demademoiselle Cunégonde, que j’aie passé par lesbaguettes, et il faut que je demande mon pain, jus-qu’à ce que je puisse en gagner ; tout cela ne pou-vait être autrement. Mon ami, lui dit l’orateur,croyez-vous que le pape soit l’antechrist ? Je nel’avais pas encore entendu dire, répondit Candide :mais qu’il le soit, ou qu’il ne le soit pas, je manquede pain. Tu ne mérites pas d’en manger, dit l’autre :va, coquin, va, misérable, ne m’approche de ta vie.La femme de l’orateur ayant mis la tête à la fenêtre,et avisant un homme qui doutait que le pape fût an-téchrist, lui répandit sur le chef un plein….. O ciel ! àquel excès se porte le zèle de la religion dans lesdames ! Un homme qui n’avait point été baptisé, un bon

    anabaptiste, nommé Jacques, vit la manière cruelleet ignominieuse dont on traitait ainsi un de sesfrères, un être à deux pieds sans plumes, qui avaitune âme ; il l’amena chez lui, le nettoya, lui donnadu pain et de la bière, lui fit présent de deux florins,et voulut même lui apprendre à travailler dans sesmanufactures aux étoffes de Perse qu’on fabriqueen Hollande. Candide se prosternant presque de-vant lui, s’écriait : Maître Pangloss me l’avait biendit que tout est au mieux dans ce monde, car je suisinfiniment plus touché de votre extrême générosité

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    que de la dureté de ce monsieur à manteau noir, etde madame son épouse. Le lendemain, en se promenant, il rencontra un

    gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, lebout du nez rongé, la bouche de travers, les dentsnoires, et parlant de la gorge, tourmenté d’une touxviolente, et crachant une dent à chaque effort.

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    Comment Candide rencontra son ancien maîtrede philosophie, le docteur Pangloss,

    et ce qui en advint.

    Candide, plus ému encore de compassion qued’horreur, donna à cet épouvantable gueux les deuxflorins qu’il avait reçus de son honnête anabaptisteJacques. Le fantôme le regarda fixement, versa deslarmes, et sauta à son cou. Candide effrayé recule.Hélas ! dit le misérable à l’autre misérable, ne re-connaissez-vous plus votre cher Pangloss ? Qu’en-tends-je ? vous, mon cher maître ! vous, dans cetétat horrible ! quel malheur vous est-il donc arrivé ?pourquoi n’êtes-vous plus dans le plus beau deschâteaux ? qu’est devenue mademoiselle Cuné-gonde, la perle des filles, le chef-d’œuvre de la na-ture ? Je n’en peux plus, dit Pangloss. Aussitôt Can-dide le mena dans l’étable de l’anabaptiste, où il luifit manger un peu de pain ; et quand Pangloss futrefait : Eh bien ! lui dit-il, Cunégonde ? Elle estmorte, reprit l’autre. Candide s’évanouit à ce mot :son ami rappela ses sens avec un peu de mauvaisvinaigre qui se trouva par hasard dans l’étable.Candide rouvre les yeux. Cunégonde est morte !Ah ! meilleur des mondes, où êtes-vous ? Mais dequelle maladie est-elle morte ? ne serait-ce point dem’avoir vu chasser du beau château de monsieur

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    son père à grands coups de pied ? Non, dit Pan-gloss, elle a été éventrée par des soldats bulgares,après avoir été violée autant qu’on peut l’être ; ilsont cassé la tête à monsieur le baron qui voulait ladéfendre ; madame la baronne a été coupée enmorceaux ; mon pauvre pupille traité précisémentcomme sa sœur ; et quant au château, il n’est pasresté pierre sur pierre, pas une grange, pas unmouton, pas un canard, pas un arbre ; mais nousavons été bien vengés, car les Abares en ont faitautant dans une baronnie voisine qui appartenait àun seigneur bulgare. A ce discours, Candide s’évanouit encore ; mais

    revenu à soi, et ayant dit tout ce qu’il devait dire, ils’enquit de la cause et de l’effet, et de la raison suf-fisante qui avait mis Pangloss dans un si piteuxétat. Hélas ! dit l’autre, c’est l’amour : l’amour, leconsolateur du genre humain, le conservateur del’univers, l’âme de tous les êtres sensibles, le tendreamour. Hélas ! dit Candide, je l’ai connu cet amour,ce souverain des cœurs, cette âme de notre âme ; ilne m’a jamais valu qu’un baiser et vingt coups depied au cul. Comment cette belle cause a-t-elle puproduire en vous un effet si abominable ? Pangloss répondit en ces termes : O mon cher

    Candide ! vous avez connu Paquette, cette jolie sui-vante de notre auguste baronne : j’ai goûté dansses bras les délices du paradis, qui ont produit ces

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    tourments d’enfer dont vous me voyez dévoré ; elleen était infectée, elle en est peut-être morte. Pa-quette tenait ce présent d’un cordelier très savantqui avait remonté à la source, car il l’avait eu d’unevieille comtesse, qui l’avait reçu d’un capitaine decavalerie, qui le devait à une marquise, qui le tenaitd’un page, qui l’avait reçu d’un jésuite, qui, étant no-vice, l’avait eu en droite ligne d’un des compagnonsde Christophe Colomb. Pour moi, je ne le donneraià personne, car je me meurs. O Pangloss ! s’écria Candide, voilà une étrange

    généalogie ! n’est-ce pas le diable qui en fut lasouche ? Point du tout, répliqua ce grand homme ;c’était une chose indispensable dans le meilleur desmondes, un ingrédient nécessaire ; car si Colombn’avait pas attrapé dans une île de l’Amérique cettemaladie qui empoisonne la source de la génération,qui souvent même empêche la génération, et quiest évidemment l’opposé du grand but de la nature,nous n’aurions ni le chocolat ni la cochenille ; il fautencore observer que jusqu’aujourd’hui, dans notrecontinent, cette maladie nous est particulière,comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, lesPersans, les Chinois, les Siamois, les Japonais, nela connaissent pas encore ; mais il y a une raisonsuffisante pour qu’ils la connaissent à leur tour dansquelques siècles. En attendant elle a fait un mer-veilleux progrès parmi nous, et surtout dans ces

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    grandes armées composées d’honnêtes stipen-diaires bien élevés, qui décident du destin desétats ; on peut assurer que, quand trente millehommes combattent en bataille rangée contre destroupes égales en nombre, il y a environ vingt millevérolés de chaque côté. Voilà qui est admirable, dit Candide ; mais il faut

    vous faire guérir. Et comment le puis-je ? dit Pan-gloss ; je n’ai pas le sou, mon ami, et dans toutel’étendue de ce globe on ne peut ni se faire saigner,ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu’il yait quelqu’un qui paie pour nous. Ce dernier discours détermina Candide ; il alla se

    jeter aux pieds de son charitable anabaptisteJacques, et lui fit une peinture si touchante de l’étatoù son ami était réduit, que le bon-homme n’hésitapas à recueillir le docteur Pangloss ; il le fit guérir àses dépens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu’unœil et une oreille. Il écrivait bien, et savait parfaite-ment l’arithmétique. L’anabaptiste Jacques en fitson teneur de livres. Au bout de deux mois, étantobligé d’aller à Lisbonne pour les affaires de soncommerce, il mena dans son vaisseau ses deuxphilosophes. Pangloss lui expliqua comment toutétait on ne peut mieux. Jacques n’était pas de cetavis. Il faut bien, disait-il, que les hommes aient unpeu corrompu la nature, car ils ne sont point nésloups, et ils sont devenus loups. Dieu ne leur a don-

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    né ni canons de vingt-quatre, ni baïonnettes, et ilsse sont fait des baïonnettes et des canons pour sedétruire. Je pourrais mettre en ligne de compte lesbanqueroutes, et la justice qui s’empare des biensdes banqueroutiers pour en frustrer les créanciers.Tout cela était indispensable, répliquait le docteurborgne, et les malheurs particuliers font le bien gé-néral ; de sorte que plus il y a de malheurs particul-iers, et plus tout est bien. Tandis qu’il raisonnait, l’airs’obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coinsdu monde, et le vaisseau fut assailli de la plus hor-rible tempête, à la vue du port de Lisbonne.

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    Tempête, naufrage, tremblement de terre,et ce qui advint du docteur Pangloss, de

    Candide, et de l’anabaptiste Jacques.

    La moitié des passagers affaiblis, expirants de cesangoisses inconcevables que le roulis d’un vais-seau porte dans les nerfs et dans toutes les hu-meurs du corps agitées en sens contraires, n’avaitpas même la force de s’inquiéter du danger. L’autremoitié jetait des cris et faisait des prières ; les voilesétaient déchirées, les mâts brisés, le vaisseau en-tr’ouvert. Travaillait qui pouvait, personne ne s’en-tendait, personne ne commandait. L’anabaptiste ai-dait un peu à la manœuvre ; il était sur le tillac ; unmatelot furieux le frappe rudement et l’étend sur lesplanches ; mais du coup qu’il lui donna, il eut lui-même une si violente secousse, qu’il tomba hors duvaisseau, la tête la première. Il restait suspendu etaccroché à une partie de mât rompu. Le bonJacques court à son secours, l’aide à remonter, etde l’effort qu’il fait, il est précipité dans la mer à lavue du matelot, qui le laissa périr sans daignerseulement le regarder. Candide approche, voit sonbienfaiteur qui reparaît un moment, et qui est en-glouti pour jamais. Il veut se jeter après lui dans lamer : le philosophe Pangloss l’en empêche, en luiprouvant que la rade de Lisbonne avait été formée

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    exprès pour que cet anabaptiste s’y noyât. Tandisqu’il le prouvait a priori, le vaisseau s’entr’ouvre,tout périt à la réserve de Pangloss, de Candide, etde ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueuxanabaptiste ; le coquin nagea heureusement jus-qu’au rivage, où Pangloss et Candide furent portéssur une planche. Quand ils furent revenus un peu à eux, ils mar-

    chèrent vers Lisbonne ; il leur restait quelque ar-gent, avec lequel ils espéraient se sauver de la faimaprès avoir échappé à la tempête. A peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant

    la mort de leur bienfaiteur, qu’ils sentent la terretrembler sous leurs pas ; la mer s’élève en bouillon-nant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont àl’ancre. Des tourbillons de flammes et de cendrescouvrent les rues et les places publiques ; les mai-sons s’écroulent, les toits sont renversés sur lesfondements, et les fondements se dispersent ;trente mille habitants de tout âge et de tout sexesont écrasés sous des ruines. Le matelot disait ensifflant et en jurant : il y aura quelque chose à ga-gner ici. Quelle peut être la raison suffisante de cephénomène ? disait Pangloss. Voici le dernier jourdu monde ! s’écriait Candide. Le matelot court in-continent au milieu des débris, affronte la mort pourtrouver de l’argent, en trouve, s’en empare, s’enivre,et ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la pre-

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    mière fille de bonne volonté qu’il rencontre sur lesruines des maisons détruites, et au milieu des mou-rants et des morts. Pangloss le tirait cependant parla manche : Mon ami, lui disait-il, cela n’est pasbien, vous manquez à la raison universelle, vousprenez mal votre temps. Tête et sang, réponditl’autre, je suis matelot et né à Batavia ; j’ai marchéquatre fois sur le crucifix dans quatre voyages auJapon ; tu as bien trouvé ton homme avec ta raisonuniverselle ! Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide ;

    il était étendu dans la rue et couvert de débris. Il di-sait à Pangloss : Hélas ! procure-moi un peu de vinet d’huile ; je me meurs. Ce tremblement de terren’est pas une chose nouvelle, répondit Pangloss ; laville de Lima éprouva les mêmes secousses enAmérique l’année passée ; mêmes causes, mêmeseffets ; il y a certainement une traînée de soufresous terre depuis Lima jusqu’à Lisbonne. Rien n’estplus probable, dit Candide ; mais, pour Dieu, un peud’huile et de vin. Comment probable ? répliqua lephilosophe, je soutiens que la chose est démontrée.Candide perdit connaissance, et Pangloss lui appor-ta un peu d’eau d’une fontaine voisine. Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de

    bouche en se glissant à travers des décombres, ilsréparèrent un peu leurs forces. Ensuite ils tra-vaillèrent comme les autres à soulager les habitants

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    échappés à la mort. Quelques citoyens, secouruspar eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu’on lepouvait dans un tel désastre : il est vrai que le repasétait triste ; les convives arrosaient leur pain deleurs larmes ; mais Pangloss les consola, en les as-surant que les choses ne pouvaient être autrement :Car, dit-il, tout ceci est ce qu’il y a de mieux ; car s’ily a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs ;car il est impossible que les choses ne soient pasoù elles sont, car tout est bien.

    Un petit homme noir, familier de l’inquisition, le-quel était à côté de lui, prit poliment la parole et dit :"Apparemment que monsieur ne croit pas au péchéoriginel ; car si tout est au mieux, il n’y a donc eu nichute ni punition.

    Je demande très humblement pardon à votre ex-cellence, répondit Pangloss encore plus poliment,car la chute de l’homme et la malédiction entraientnécessairement dans le meilleur des mondes pos-sibles. Monsieur ne croit donc pas à la liberté ? ditle familier. Votre excellence m’excusera, dit Pan-gloss ; la liberté peut subsister avec la nécessité ab-solue ; car il était nécessaire que nous fussionslibres ; car enfin la volonté déterminée…" Panglossétait au milieu de sa phrase, quand le familier fit unsigne de tête à son estafier qui lui servait à boire duvin de Porto ou d’Oporto,

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    Comment on fit un bel auto-da-fé pourempêcher les tremblements de terre,

    et comment Candide fut fessé.

    Après le tremblement de terre qui avait détruit lestrois quarts de Lisbonne, les sages du paysn’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pourprévenir une ruine totale que de donner au peupleun bel auto-da-fé ; il était décidé par l’université deCoïmbre que le spectacle de quelques personnesbrûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un se-cret infaillible pour empêcher la terre de trembler.

    On avait en conséquence saisi un Biscayenconvaincu d’avoir épousé sa commère, et deux Por-tugais qui en mangeant un poulet en avaient arra-ché le lard : on vint lier après le dîner le docteurPangloss et son disciple Candide, l’un pour avoirparlé, et l’autre pour l’avoir écouté avec un air d’ap-probation : tous deux furent menés séparémentdans des appartements d’une extrême fraîcheur,dans lesquels on n’était jamais incommodé du so-leil : huit jours après ils furent tous deux revêtusd’un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres depapier : la mitre et le san-benito de Candide étaientpeints de flammes renversées, et de diables quin’avaient ni queues ni griffes ; mais les diables dePangloss portaient griffes et queues, et les flammes

  • 27

    étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsivêtus, et entendirent un sermon très pathétique, sui-vi d’une belle musique en faux-bourdon. Candide futfessé en cadence, pendant qu’on chantait ; le Bis-cayen et les deux hommes qui n’avaient point voulumanger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu,quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour laterre trembla de nouveau avec un fracas épouvan-table.

    Candide épouvanté, interdit, éperdu, tout san-glant, tout p palpitant, se disait à lui-même : Si c’estici le meilleur des mondes possibles, que sont doncles autres ? passe encore si je n’étais que fessé, jel’ai été chez les Bulgares ; mais, ô mon cher Pan-gloss ! le plus grand des philosophes, faut-il vousavoir vu pendre, sans que je sache pourquoi ! ômon cher anabaptiste ! le meilleur des hommes,faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! ô ma-demoiselle Cunégonde ! la perle des filles, faut-ilqu’on vous ait fendu le ventre !

    Il s’en retournait, se soutenant à peine, prêché,fessé, absous, et béni, lorsqu’une vieille l’aborda, etlui dit : Mon fils, prenez courage, suivez-moi.

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    Comment une vieille prit soin de Candide,et comment il retrouva ce qu’il aimait.

    Candide ne prit point courage, mais il suivit lavieille dans une masure : elle lui donna un pot depommade pour se frotter, lui laissa à manger et àboire ; elle lui montra un petit lit assez propre ; il yavait auprès du lit un habit complet. Mangez, buvez,dormez, lui dit-elle, et que Notre-Dame d’Atocha,monseigneur saint Antoine de Padoue, et monsei-gneur saint Jacques de Compostelle prennent soinde vous ! je reviendrai demain. Candide, toujoursétonné de tout ce qu’il avait vu, de tout ce qu’il avaitsouffert, et encore plus de la charité de la vieille,voulut lui baiser la main. Ce n’est pas ma main qu’ilfaut baiser, dit la vieille ; je reviendrai demain. Frot-tez-vous de pommade, mangez et dormez. Candide, malgré tant de malheurs, mangea et dor-

    mit. Le lendemain la vieille lui apporte à déjeuner,visite son dos, le frotte elle-même d’une autre pom-made : elle lui apporte ensuite à dîner : elle revientsur le soir et apporte à souper. Le surlendemain ellefit encore les mêmes cérémonies. Qui êtes-vous ?lui disait toujours Candide ; qui vous a inspiré tantde bonté ? quelles grâces puis-je vous rendre ? Labonne femme ne répondait jamais rien. Elle revintsur le soir, et n’apporta point à souper : Venez avec

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    moi, dit-elle, et ne dites mot. Elle le prend sous lebras, et marche avec lui dans la campagne environun quart de mille : ils arrivent à une maison isolée,entourée de jardins et de canaux. La vieille frappe àune petite porte. On ouvre ; elle mène Candide, parun escalier dérobé, dans un cabinet doré, le laissesur un canapé de brocart, referme la porte, et s’enva. Candide croyait rêver, et regardait toute sa viecomme un songe funeste, et le moment présentcomme un songe agréable. La vieille reparut bientôt ; elle soutenait avec peine

    une femme tremblante, d’une taille majestueuse,brillante de pierreries, et couverte d’un voile. Ôtezce voile, dit la vieille à Candide. Le jeune hommeapproche ; il lève le voile d’une main timide. Quelmoment ! quelle surprise ! il croit voir mademoiselleCunégonde ; il la voyait en effet, c’était elle-même.La force lui manque, il ne peut proférer une parole,il tombe à ses pieds. Cunégonde tombe sur le cana-pé. La vieille les accable d’eaux spiritueuses, ils re-prennent leurs sens, ils se parlent : ce sont d’aborddes mots entrecoupés, des demandes et des ré-ponses qui se croisent, des soupirs, des larmes,des cris. La vieille leur recommande de faire moinsde bruit, et les laisse en liberté. Quoi ! c’est vous, luidit Candide, vous vivez ! je vous retrouve en Portu-gal ! On ne vous a donc pas violée ? on ne vous apoint fendu le ventre, comme le philosophe Pan-

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    gloss me l’avait assuré ? Si fait, dit la belle Cunég-onde ; mais on ne meurt pas toujours de ces deuxaccidents.--Mais votre père et votre mère ont-ils ététués ? --II n’est que trop vrai, dit Cunégonde enpleurant.--Et votre frère ? --Mon frère a été tué aus-si.--Et pourquoi êtes-vous en Portugal ? et commentavez-vous su que j’y étais ? et par quelle étrangeaventure m’avez-vous fait conduire dans cette mai-son ? --Je vous dirai tout cela, répliqua la dame ;mais il faut auparavant que vous m’appreniez toutce qui vous est arrivé depuis le baiser innocent quevous me donnâtes, et les coups de pied que vousreçûtes. Candide lui obéit avec un profond respect ; et quoi-

    qu’il fût interdit, quoique sa voix fût faible et trem-blante, quoique l’échine lui fît encore un peu mal, illui raconta de la manière la plus naïve tout ce qu’ilavait éprouvé depuis le moment de leur séparation.Cunégonde levait les yeux au ciel : elle donna deslarmes à la mort du bon anabaptiste et de Pan-gloss ; après quoi elle parla en ces termes à Can-dide, qui ne perdait pas une parole, et qui la dévo-rait des yeux.

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    *Histoire de Cunégonde

    J’étais dans mon lit et je dormais profondément,quand il plut au ciel d’envoyer les Bulgares dansnotre beau château de Thunder-ten-tronckh ; ilségorgèrent mon père et mon frère, et coupèrent mamère par morceaux. Un grand Bulgare, haut de sixpieds, voyant qu’à ce spectacle j’avais perduconnaissance, se mit à me violer ; cela me fit reve-nir, je repris mes sens, je criai, je me débattis, jemordis, j’égratignai, je voulais arracher les yeux àce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce quiarrivait dans le château de mon père était unechose d’usage : le brutal me donna un coup de cou-teau dans le flanc gauche dont je porte encore lamarque. Hélas ! j’espère bien la voir, dit le naïf Can-dide. Vous la verrez, dit Cunégonde ; mais conti-nuons. Continuez, dit Candide. Elle reprit ainsi le fil de son histoire : Un capitaine

    bulgare entra, il me vit toute sanglante, et le soldatne se dérangeait pas. Le capitaine se mit en colèredu peu de respect que lui témoignait, ce brutal, et letua sur mon corps. Ensuite il me fit panser, et m’em-mena prisonnière de guerre dans son quartier. Jeblanchissais le peu de chemises qu’il avait, je fai-sais sa cuisine ; il me trouvait fort jolie, il faut

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    l’avouer ; et je ne nierai pas qu’il ne fût très bien fait,et qu’il n’eût la peau blanche et douce ; d’ailleurspeu d’esprit, peu de philosophie : on voyait bienqu’il n’avait pas été élevé par le docteur Pangloss.Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent,et s’étant dégoûté de moi, il me vendit à un Juifnommé don Issachar, qui trafiquait en Hollande eten Portugal, et qui aimait passionnément lesfemmes. Ce Juif s’attacha beaucoup à ma per-sonne, mais il ne pouvait en triompher ; je lui aimieux résisté qu’au soldat bulgare : une personned’honneur peut être violée une fois, mais sa vertus’en affermit. Le Juif, pour m’apprivoiser, me menadans cette maison de campagne que vous voyez.J’avais cru jusque-là qu’il n’y avait rien sur la terrede si beau que le château de Thunder-ten-tronckh ;j’ai été détrompée. Le grand-inquisiteur m’aperçut un jour à la messe ;

    il me lorgna beaucoup, et me fit dire qu’il avait à meparler pour des affaires secrètes. Je fus conduite àson palais ; je lui appris ma naissance ; il me repré-senta combien il était au-dessous de mon rangd’appartenir à un Israélite. On proposa de sa part àdon Issachar de me céder à monseigneur. Don Is-sachar, qui est le banquier de la cour, et homme decrédit, n’en voulut rien faire. L’inquisiteur le menaçad’un auto-da-fé. Enfin mon Juif intimidé conclut unmarché par lequel la maison et moi leur appartien-

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    draient à tous deux en commun ; que le Juif auraitpour lui les lundis, mercredis, et le jour du sabbat, etque l’inquisiteur aurait les autres jours de la se-maine. Il y a six mois que cette convention subsiste.Ce n’a pas été sans querelles ; car souvent il a étéindécis si la nuit du samedi au dimanche apparten-ait à l’ancienne loi ou à la nouvelle. Pour moi, j’ai ré-sisté jusqu’à présent à toutes les deux ; et je croisque c’est pour cette raison que j’ai toujours été ai-mée. Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de

    terre, et pour intimider don Issachar, il plut à mon-seigneur l’inquisiteur de célébrer un auto-da-fé. Ilme fit l’honneur de m’y inviter. Je fus très bien pla-cée ; on servit aux dames des rafraîchissementsentre la messe et l’exécution. Je fus, à la vérité, sai-sie d’horreur en voyant brûler ces deux Juifs et cethonnête Biscayen qui avait épousé sa commère :mais quelle fut ma surprise, mon effroi, mon trouble,quand je vis dans un san-benito, et sous une mitre,une figure qui ressemblait à celle de Pangloss ! Jeme frottai les yeux, je regardai attentivement, je levis pendre ; je tombai en faiblesse. A peine repre-nais-je mes sens, que je vous vis dépouillé tout nu ;ce fut là le comble de l’horreur, de la consternation,de la douleur, du désespoir. Je vous dirai, avec véri-té, que votre peau est encore plus blanche, et d’unincarnat plus parfait que celle de mon capitaine des

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    Bulgares. Cette vue redoubla tous les sentimentsqui m’accablaient, qui me dévoraient. Je m’écriai, jevoulus dire, Arrêtez, barbares ! mais la voix memanqua, et mes cris auraient été inutiles. Quandvous eûtes été bien fessé : Comment se peut-ilfaire, disais-je, que l’aimable Candide et le sagePangloss se trouvent à Lisbonne, l’un pour recevoircent coups de fouet, et l’autre pour être pendu parl’ordre de monseigneur l’inquisiteur, dont je suis labien-aimée ? Pangloss m’a donc bien cruellementtrompée, quand il me disait que tout va le mieux dumonde ! Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tan-

    tôt prête de mourir de faiblesse, j’avais la tête rem-plie du massacre de mon père, de ma mère, demon frère, de l’insolence de mon vilain soldat bul-gare, du coup de couteau qu’il me donna, de maservitude, de mon métier de cuisinière, de mon ca-pitaine bulgare, de mon vilain don Issachar, de monabominable inquisiteur, de la pendaison du docteurPangloss, de ce grand miserere en faux-bourdonpendant lequel on vous fessait, et surtout du baiserque je vous avais donné derrière un paravent, lejour que je vous avais vu pour la dernière fois. Jelouai Dieu, qui vous ramenait à moi par tantd’épreuves. Je recommandai à ma vieille d’avoirsoin de vous, et de vous amener ici dès qu’elle lepourrait. Elle a très bien exécuté ma commission ;

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    j’ai goûté le plaisir inexprimable de vous revoir, devous entendre, de vous parler. Vous devez avoirune faim dévorante ; j’ai grand appétit ; commen-çons par souper. Les voilà qui se mettent tous deux à table ; et,

    après le souper, ils se replacent sur ce beau canapédont on a déjà parlé ; ils y étaient quand le signordon Issachar, l’un des maîtres de la maison, arriva.C’était le jour du sabbat. Il venait jouir de ses droits,et expliquer son tendre amour.

  • 36

    Ce qui advint de Cunégonde, de Candide,du grand-inquisiteur, et d’un Juif.

    Cet Issachar était le plus colérique Hébreu qu’oneût vu dans Israël, depuis la captivité en Babylone.Quoi ! dit-il, chienne de galiléenne, ce n’est pas as-sez de monsieur l’inquisiteur ? il faut que ce coquinpartage aussi avec moi ? En disant cela il tire unlong poignard dont il était toujours pourvu, et, necroyant pas que son adverse partie eût des armes,il se jette sur Candide ; mais notre bon Westphalienavait reçu une belle épée de la vieille avec l’habitcomplet. Il tire son épée, quoiqu’il eût les mœursfort douces, et vous étend l’Israélite roide mort surle carreau, aux pieds de la belle Cunégonde. Sainte Vierge ! s’écria-t-elle, qu’allons-nous deve-

    nir ? un homme tué chez moi ! si la justice vient,nous sommes perdus. Si Pangloss n’avait pas étépendu, dit Candide, il nous donnerait un bon conseildans cette extrémité, car c’était un grand philo-sophe. A son défaut, consultons la vieille. Elle étaitfort prudente, et commençait à dire son avis quandune autre petite porte s’ouvrit. Il était une heureaprès minuit, c’était le commencement du di-manche. Ce jour appartenait à monseigneur l’inqui-siteur. Il entre et voit le fessé Candide, l’épée à lamain, un mort étendu par terre, Cunégonde effarée,et la vieille donnant des conseils.

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    Voici dans ce moment ce qui se passa dans l’âmede Candide, et comment il raisonna : Si ce sainthomme appelle du secours, il me fera infailliblementbrûler, il pourra en faire autant de Cunégonde ; ilm’a fait fouetter impitoyablement ; il est mon rival ;je suis en train de tuer ; il n’y a pas à balancer. Ceraisonnement fut net et rapide ; et, sans donner letemps à l’inquisiteur de revenir de sa surprise, il leperce d’outre en outre, et le jette à côté du Juif. Envoici bien d’une autre, dit Cunégonde ; il n’y a plusde rémission ; nous sommes excommuniés, notredernière heure est venue ! Comment avez-vous fait,vous qui êtes né si doux, pour tuer en deux minutesun Juif et un prélat ? Ma belle demoiselle, réponditCandide, quand on est amoureux, jaloux, et fouettépar l’inquisition, on ne se connaît plus. La vieille prit alors la parole, et dit : Il y a trois che-

    vaux andalous dans l’écurie, avec leurs selles etleurs brides, que le brave Candide les prépare ; ma-dame a des moyadors et des diamants, montonsvite à cheval, quoique je ne puisse me tenir que surune fesse, et allons à Cadix ; il fait le plus beautemps du monde, et c’est un grand plaisir de voya-ger pendant la fraîcheur de la nuit. Aussitôt Candide selle les trois chevaux ; Cuné-

    gonde, la vieille, et lui, font trente milles d’une traite.Pendant qu’ils s’éloignaient, la sainte hermandad

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    arrive dans la maison, on enterre monseigneur dansune belle église, on jette Issachar à la voirie. Candide, Cunégonde, et la vieille, étaient déjà

    dans la petite ville d’Avacéna, au milieu des mon-tagnes de la Sierra-Morena ; et ils parlaient ainsidans un cabaret.

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    Dans quelle détresse Candide, Cunégonde et lavieille, arrivent à Cadix, et leur embarquement.

    Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes dia-mants ? disait en pleurant Cunégonde ; de quoi vi-vrons-nous ? comment ferons-nous ? où trouverdes inquisiteurs et des Juifs qui m’en donnentd’autres ? Hélas ! dit la vieille, je soupçonne fort unrévérend père cordelier, qui coucha hier dans lamême auberge que nous à Badajos ; Dieu megarde de faire un jugement téméraire ! mais il entradeux fois dans notre chambre, et il partit long-tempsavant nous. Hélas ! dit Candide, le bon Panglossm’avait souvent prouvé que les biens de la terresont communs à tous les hommes, que chacun y aun droit égal. Ce cordelier devait bien, suivant cesprincipes, nous laisser de quoi achever notrevoyage. Il ne vous reste donc rien du tout, ma belleCunégonde ? Pas un maravédis, dit-elle. Quel partiprendre ? dit Candide. Vendons un des chevaux, ditla vieille ; je monterai en croupe derrière mademoi-selle, quoique je ne puisse me tenir que sur unefesse, et nous arriverons à Cadix. Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bé-

    nédictins ; il acheta le cheval bon marché. Candide,Cunégonde, et la vieille, passèrent par Lucena, par

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    Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent enfin à Cadix. Ony équipait une flotte, et on y assemblait des troupespour mettre à la raison les révérends pères jésuitesdu Paraguai, qu’on accusait d’avoir fait révolter unede leurs hordes contre les rois d’Espagne et de Por-tugal, auprès de la ville du Saint-Sacrement. Can-dide, ayant servi chez les Bulgares, fit l’exercicebulgarien devant le général de la petite armée avectant de grâce, de célérité, d’adresse, de fierté, d’agi-lité, qu’on lui donna une compagnie d’infanterie àcommander. Le voilà capitaine ; il s’embarque avecmademoiselle Cunégonde, la vieille, deux valets, etles deux chevaux andalous qui avaient appartenu àM. le grand-inquisiteur de Portugal. Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beau-

    coup sur la philosophie du pauvre Pangloss. Nousallons dans un autre univers, disait Candide ; c’estdans celui-là, sans doute, que tout est bien : car ilfaut avouer qu’on pourrait gémir un peu de ce quise passe dans le nôtre en physique et en morale.Je vous aime de tout mon cœur, disait Cunégonde ;mais j’ai encore l’âme tout effarouchée de ce quej’ai vu, de ce que j’ai éprouvé. Tout ira bien, répli-quait Candide ; la mer de ce nouveau monde vautdéjà mieux que les mers de notre Europe ; elle estplus calme, les vents plus constants. C’est certaine-ment le Nouveau-Monde qui est le meilleur des uni-vers possibles. Dieu le veuille ! disait Cunégonde :

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    mais j’ai été si horriblement malheureuse dans lemien, que mon cœur est presque fermé à l’espé-rance. Vous vous plaignez, leur dit la vieille ; hélas !vous n’avez pas éprouvé des infortunes telles queles miennes. Cunégonde se mit presque à rire, ettrouva cette bonne femme fort plaisante de pré-tendre être plus malheureuse qu’elle. Hélas ! lui dit-elle, ma bonne, à moins que vous n’ayez été violéepar deux Bulgares, que vous n’ayez reçu deuxcoups de couteau dans le ventre, qu’on n’ait démolideux de vos châteaux, qu’on n’ait égorgé à vosyeux deux mères et deux pères, et que vous n’ayezvu deux de vos amants fouettés dans un auto-da-fé,je ne vois pas que vous puissiez l’emporter surmoi ; ajoutez que je suis née baronne avec soixanteet douze quartiers, et que j’ai été cuisinière. Made-moiselle, répondit la vieille, vous ne savez pasquelle est ma naissance ; et si je vous montraismon derrière, vous ne parleriez pas comme vousfaites, et vous suspendriez votre jugement. Ce dis-cours fit naître une extrême curiosité dans l’espritde Cunégonde et de Candide. La vieille leur parlaen ces termes.

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    Histoire de la vieille.

    Je n’ai pas eu toujours les yeux éraillés et bordésd’écarlate ; mon nez n’a pas toujours touché à monmenton, et je n’ai pas toujours été servante. Je suisla fille du pape Urbain X et de la princesse de Pa-lestrine. On m’éleva jusqu’à quatorze ans dans unpalais auquel tous les châteaux de vos barons alle-mands n’auraient pas servi d’écurie ; et une de mesrobes valait mieux que toutes les magnificences dela Westphalie. Je croissais en beauté, en grâces, entalents, au milieu des plaisirs, des respects, et desespérances : j’inspirais déjà de l’amour ; ma gorgese formait ; et quelle gorge ! blanche, ferme, tailléecomme celle de la Vénus de Médicis ; et quelsyeux ! quelles paupières ! quels sourcils noirs !quelles flammes brillaient dans mes deux prunelles,et effaçaient la scintillation des étoiles ! comme medisaient les poètes du quartier. Les femmes quim’habillaient et qui me déshabillaient tombaient enextase en me regardant par-devant et par-derrière ;et tous les hommes auraient voulu être à leur place.Je fus fiancée à un prince souverain de Massa-

    Carrara : quel prince ! aussi beau que moi, pétri dedouceur et d’agréments, brillant d’esprit et brûlantd’amour ; je l’aimais comme on aime pour la pre-

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    mière fois, avec idolâtrie, avec emportement. Lesnoces furent préparées : c’était une pompe, unemagnificence inouïe ; c’étaient des fêtes, des car-rousels, des opéra-buffa continuels ; et toute l’Italiefit pour moi des sonnets dont il n’y eut pas un seulde passable. Je touchais au moment de mon bon-heur, quand une vieille marquise, qui avait été maî-tresse de mon prince, l’invita à prendre du chocolatchez elle ; il mourut en moins de deux heures avecdes convulsions épouvantables ; mais ce n’estqu’une bagatelle. Ma mère au désespoir, et bienmoins affligée que moi, voulut s’arracher pourquelque temps à un séjour si funeste. Elle avait unetrès belle terre auprès de Gaïète : nous nous em-barquâmes sur une galère du pays, dorée commel’autel de Saint-Pierre de Rome. Voilà qu’un cor-saire de Salé fond sur nous et nous aborde : nossoldats se défendirent comme des soldats du pape ;ils se mirent tous à genoux en jetant leurs armes, eten demandant au corsaire une absolution in articulomortis. Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes,

    et ma mère aussi, nos filles d’honneur aussi, et moiaussi. C’est une chose admirable que la diligenceavec laquelle ces messieurs déshabillent le monde ;mais ce qui me surprit davantage, c’est qu’ils nousmirent à tous le doigt dans un endroit où nousautres femmes nous ne nous laissons mettre d’ordi-

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    naire que des canules. Cette cérémonie me parais-sait bien étrange : voilà comme on juge de toutquand on n’est pas sorti de son pays. J’appris bien-tôt que c’était pour voir si nous n’avions pas cachélà quelques diamants ; c’est un usage établi detemps immémorial parmi les nations policées quicourent sur mer. J’ai su que messieurs les religieuxchevaliers de Malte n’y manquent jamais quand ilsprennent des Turcs et des Turques ; c’est une loi dudroit des gens à laquelle on n’a jamais dérogé. Je ne vous dirai point combien il est dur pour une

    jeune princesse d’être menée esclave à Maroc avecsa mère : vous concevez assez tout ce que nouseûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Mamère était encore très belle : nos filles d’honneur,nos simples femmes de chambre avaient plus decharmes qu’on n’en peut trouver dans toutel’Afrique : pour moi, j’étais ravissante, j’étais labeauté, la grâce même, et j’étais pucelle : je ne lefus pas long-temps ; cette fleur, qui avait été réser-vée pour le beau prince de Massa-Carrara, me futravie par le capitaine corsaire ; c’était un nègre abo-minable, qui croyait encore me faire beaucoupd’honneur. Certes il fallait que madame la princessede Palestrine et moi fussions bien fortes pour résis-ter à tout ce que nous éprouvâmes jusqu’à notre ar-rivée à Maroc ! Mais passons ; ce sont des choses

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    si communes, qu’elles ne valent pas la peine qu’onen parle. Maroc nageait dans le sang quand nous arri-

    vâmes. Cinquante fils de l’empereur Muley Ismaelavaient chacun leur parti ; ce qui produisait en effetcinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, denoirs contre basanés, de basanés contre basanés,de mulâtres contre mulâtres : c’était un carnagecontinuel dans toute l’étendue de l’empire. A peine fûmes-nous débarquées, que des noirs

    d’une faction ennemie de celle de mon corsaire seprésentèrent pour lui enlever son butin. Nousétions, après les diamants et l’or, ce qu’il avait deplus précieux. Je fus témoin d’un combat tel quevous n’en voyez jamais dans vos climats d’Europe.Les peuples septentrionaux n’ont pas le sang assezardent ; ils n’ont pas la rage des femmes au pointoù elle est commune en Afrique. Il semble que vosEuropéens aient du lait dans les veines ; c’est du vi-triol, c’est du feu qui coule dans celles des habitantsdu mont Atlas et des pays voisins. On combattitavec la fureur des lions, des tigres, et des serpentsde la contrée, pour savoir qui nous aurait. Un Mauresaisit ma mère par le bras droit, le lieutenant demon capitaine la retint par le bras gauche ; un sol-dat maure la prit par une jambe, un de nos piratesla tenait par l’autre. Nos filles se trouvèrent presquetoutes en un moment tirées ainsi à quatre soldats.

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    Mon capitaine me tenait cachée derrière lui ; il avaitle cimeterre au poing, et tuait tout ce qui s’opposaità sa rage. Enfin je vis toutes nos Italiennes et mamère déchirées, coupées, massacrées par lesmonstres qui se les disputaient. Les captifs, mescompagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, ma-telots, noirs, basanés, blancs, mulâtres, et enfinmon capitaine, tout fut tué, et je demeurai mourantesur un tas de morts. Des scènes pareilles se pas-saient, comme on sait, dans l’étendue de plus detrois cents lieues, sans qu’on manquât aux cinqprières par jour ordonnées par Mahomet. Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la

    foule de tant de cadavres sanglants entassés, et jeme traînai sous un grand oranger au bord d’un ruis-seau voisin ; j’y tombai d’effroi, de lassitude, d’hor-reur, de désespoir, et de faim. Bientôt après messens accablés se livrèrent à un sommeil qui tenaitplus de l’évanouissement que du repos. J’étaisdans cet état de faiblesse et d’insensibilité, entre lamort et la vie, quand je me sentis pressée dequelque chose qui s’agitait sur mon corps ; j’ouvrisles yeux, je vis un homme blanc et de bonne minequi soupirait, et qui disait entre ses dents : O chesciagura d’essere senza coglioni !

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    Suite des malheurs de la vieille

    Étonnée et ravie d’entendre la langue de ma pa-trie, et non moins surprise des paroles que proféraitcet homme, je lui répondis qu’il y avait de plusgrands malheurs que celui dont il se plaignait ; jel’instruisis en peu de mots des horreurs que j’avaisessuyées, et je retombai en faiblesse. Il m’emportadans une maison voisine, me fit mettre au lit, me fitdonner à manger, me servit, me consola, me flatta,me dit qu’il n’avait rien vu de si beau que moi, etque jamais il n’avait tant regretté ce que personnene pouvait lui rendre. Je suis né à Naples, me dit-il ;on y chaponne deux ou trois mille enfants tous lesans ; les uns en meurent, les autres acquièrent unevoix plus belle que celle des femmes, les autresvont gouverner des états. On me fit cette opérationavec un très grand succès, et j’ai été musicien de lachapelle de madame la princesse de Palestrine. Dema mère ! m’écriai-je. De votre mère ! s’écria-t-il enpleurant : quoi ! vous seriez cette jeune princesseque j’ai élevée jusqu’à l’âge de six ans, et qui pro-mettait déjà d’être aussi belle que vous êtes ? --C’est moi-même ; ma mère est à quatre cents pasd’ici coupée en quartiers sous un tas de morts….. Je lui contai tout ce qui m’était arrivé ; il me conta

    aussi ses aventures, et m’apprit comment il avait

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    été envoyé chez le roi de Maroc par une puissancechrétienne, pour conclure avec ce monarque untraité par lequel on lui fournirait de la poudre, descanons, et des vaisseaux, pour l’aider à exterminerle commerce des autres chrétiens. Ma mission estfaite, dit cet honnête eunuque ; je vais m’embarquerà Ceuta, et je vous ramènerai en Italie. Ma che scia-gura d’essere senza coglioni ! Je le remerciai avec des larmes d’attendrisse-

    ment ; et au lieu de me mener en Italie, il meconduisit à Alger, et me vendit au dey de cette pro-vince. A peine fus-je vendue, que cette peste qui afait le tour de l’Afrique, de l’Asie, de l’Europe, se dé-clara dans Alger avec fureur. Vous avez vu destremblements de terre ; mais, mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste ? Jamais, répondit la ba-ronne. Si vous l’aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez

    qu’elle est bien au-dessus d’un tremblement deterre. Elle est fort commune en Afrique ; j’en fus at-taquée. Figurez-vous quelle situation pour la filled’un pape, âgée de quinze ans, qui en trois mois detemps avait éprouvé la pauvreté, l’esclavage, avaitété violée presque tous les jours, avait vu couper samère en quatre, avait essuyé la faim et la guerre, etmourait pestiférée dans Alger ! Je n’en mouruspourtant pas ; mais mon eunuque et le dey, etpresque tout le sérail d’Alger périrent.

  • 49

    Quand les premiers ravages de cette épouvan-table peste furent passés, on vendit les esclaves dudey. Un marchand m’acheta, et me mena à Tunis ; ilme vendit à un autre marchand qui me revendit àTripoli ; de Tripoli je fus revendue à Alexandrie,d’Alexandrie revendue à Smyrne ; de Smyrne àConstantinople. J’appartins enfin à un aga des ja-nissaires, qui fut bientôt commandé pour aller dé-fendre Azof contre les Russes qui l’assiégeaient. L’aga, qui était un très galant homme, mena avec

    lui tout son sérail, et nous logea dans un petit fortsur les Palus-Méotides, gardé par deux eunuquesnoirs et vingt soldats. On tua prodigieusement deRusses, mais ils nous le rendirent bien : Azof fut misà feu et à sang, et on ne pardonna ni au sexe, ni àl’âge ; il ne resta que notre petit fort ; les ennemisvoulurent nous prendre par famine. Les vingt janis-saires avaient juré de ne se jamais rendre. Les ex-trémités de la faim où ils furent réduits les contrai-gnirent à manger nos deux eunuques, de peur devioler leur serment. Au bout de quelques jours ils ré-solurent de manger les femmes. Nous avions un imam très pieux et très compatis-

    sant, qui leur fit un beau sermon par lequel il leurpersuada de ne nous pas tuer tout-à-fait. Coupez,dit-il, seulement une fesse à chacune de cesdames, vous ferez très bonne chère ; s’il faut y re-venir, vous en aurez encore autant dans quelques

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    jours ; le ciel vous saura gré d’une action si chari-table, et vous serez secourus. Il avait beaucoup d’éloquence ; il les persuada : on

    nous fit cette horrible opération ; l’imam nous appli-qua le même baume qu’on met aux enfants qu’onvient de circoncire : nous étions toutes à la mort. A peine les janissaires eurent-ils fait le repas que

    nous leur avions fourni, que les Russes arrivent surdes bateaux plats ; pas un janissaire ne réchappa.Les Russes ne firent aucune attention à l’état oùnous étions. Il y a partout des chirurgiens français :un d’eux qui était fort adroit prit soin de nous, il nousguérit ; et je me souviendrai toute ma vie, quequand mes plaies furent bien fermées, il me fit despropositions. Au reste, il nous dit à toutes de nousconsoler ; il nous assura que dans plusieurs siègespareille chose était arrivée, et que c’était la loi de laguerre. Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit

    aller à Moscou ; j’échus en partage à un boyard quime fit sa jardinière, et qui me donnait vingt coups defouet par jour ; mais ce seigneur ayant été roué aubout de deux ans avec une trentaine de boyardspour quelque tracasserie de cour, je profitai de cetteaventure ; je m’enfuis ; je traversai toute la Russie ;je fus long-temps servante de cabaret à Riga, puis àRostock, à Vismar, à Leipsick, à Cassel, à Utrecht,à Leyde, à la Haye, à Rotterdam : j’ai vieilli dans la

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    misère et dans l’opprobre, n’ayant que la moitiéd’un derrière, me souvenant toujours que j’étais filled’un pape ; je voulus cent fois me tuer, mais j’aimaisencore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-êtreun de nos penchants les plus funestes ; car y a-t-ilrien de plus sot que de vouloir porter continuelle-ment un fardeau qu’on veut toujours jeter par terre ;d’avoir son être en horreur, et de tenir à son être ;enfin de caresser le serpent qui nous dévore, jus-qu’à ce qu’il nous ait mangé le cœur ? J’ai vu dans les pays que le sort m’a fait parcourir,

    et dans les cabarets où j’ai servi, un nombre prodi-gieux de personnes qui avaient leur existence enexécration ; mais je n’en ai vu que douze qui aientmis volontairement fin à leur misère, trois nègres,quatre Anglais, quatre Genevois, et un professeurallemand nommé Robeck. J’ai fini par être servantechez le Juif don Issachar ; il me mit auprès de vous,ma belle demoiselle ; je me suis attachée à votredestinée, et j’ai été plus occupée de vos aventuresque des miennes. Je ne vous aurais même jamaisparlé de mes malheurs, si vous ne m’aviez pas unpeu piquée, et s’il n’était d’usage, dans un vaisseau,de conter des histoires pour se désennuyer. Enfin,mademoiselle, j’ai de l’expérience, je connais lemonde ; donnez-vous un plaisir, engagez chaquepassager à vous conter son histoire, et s’il s’entrouve un seul qui n’ait souvent maudit sa vie, qui

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    ne se soit souvent dit à lui-même qu’il était le plusmalheureux des hommes, jetez-moi dans la mer latête la première.

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    Comment Candide fut obligé de se séparer de labelle Cunégonde et de la vieille.

    La belle Cunégonde, ayant entendu l’histoire de lavieille, lui fit toutes les politesses qu’on devait à unepersonne de son rang et de son mérite. Elle accep-ta la proposition ; elle engagea tous les passagers,l’un après l’autre, à lui conter leurs aventures. Can-dide et elle avouèrent que la vieille avait raison.C’est bien dommage, disait Candide, que le sagePangloss ait été pendu contre la coutume dans unauto-da-fé ; il nous dirait des choses admirables surle mal physique et sur le mal moral qui couvrent laterre et la mer, et je me sentirais assez de forcepour oser lui faire respectueusement quelques ob-jections. A mesure que chacun racontait son histoire, le

    vaisseau avançait. On aborda dans Buenos-Ayres.Cunégonde, le capitaine Candide, et la vieille, al-lèrent chez le gouverneur don Fernando d’Ibaraa, yFigueora, y Mascarenes,y Lam-pourdos, y Souza.Ce seigneur avait une fierté convenable à unhomme qui portait tant de noms. Il parlait auxhommes avec le dédain le plus noble, portant le nezsi haut, élevant si impitoyablement la voix, prenantun ton si imposant, affectant une démarche si al-

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    tière, que tous ceux qui le saluaient étaient tentésde le battre. Il aimait les femmes à la fureur. Cuné-gonde lui parut ce qu’il avait jamais vu de plusbeau. La première chose qu’il fit fut de demander sielle n’était point la femme du capitaine. L’air dont ilfit cette question alarma Candide : il n’osa pas direqu’elle était sa femme, parcequ’en effet elle nel’était point ; il n’osait pas dire que c’était sa sœur,parce qu’elle ne l’était pas non plus ; et quoique cemensonge officieux eût été autrefois très a la modechez les anciens, et qu’il pût être utile aux mo-dernes, son âme était trop pure pour trahir la vérité.Mademoiselle Cunégonde, dit-il, doit me faire l’hon-neur de m’épouser, et nous supplions votre excel-lence de daigner faire notre noce. Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes,

    y Lam-pourdos, y Souza, relevant sa moustache,sourit amère-ment, et ordonna au capitaine Candided’aller faire la revue de sa compagnie. Candideobéit ; le gouverneur demeura avec mademoiselleCunégonde. Il lui déclara sa passion, lui protestaque le lendemain il l’épouserait à la face de l’Église,ou autrement, ainsi qu’il plairait à ses charmes. Cu-négonde lui demanda un quart d’heure pour se re-cueillir, pour consulter la vieille, et pour se détermi-ner. La vieille dit à Cunégonde : Mademoiselle, vous

    avez soixante et douze quartiers et pas une obole ;

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    il ne tient qu’à vous d’être la femme du plus grandseigneur de l’Amérique méridionale,qui a une trèsbelle moustache ; est-ce à vous de vous piquerd’une fidélité à toute épreuve ? Vous avez été violéepar les Bulgares ; un Juif et un inquisiteur ont euvos bonnes grâces : les malheurs donnent desdroits. J’avoue que si j’étais à votre place, je ne fe-rais aucun scrupule d’épouser monsieur le gouver-neur, et de faire la fortune de monsieur le capitaineCandide. Tandis que la vieille parlait avec toute laprudence que l’âge et l’expérience donnent, on vitentrer dans le port un petit vaisseau ; il portait un al-cade et des alguazils, et voici ce qui était arrivé. La vieille avait très bien deviné que ce fut un cor-

    delier à la grande manche qui vola l’argent et les bi-joux de Cunégonde dans la ville de Badajos, lors-qu’elle fuyait en hâte avec Candide. Ce moine vou-lut vendre quelques unes des pierre-ries à unjoaillier. Le marchand les reconnut pour celles dugrand-inquisiteur. Le cordelier, avant d’être pendu,avoua qu’il les avait volées : il indiqua les per-sonnes, et la route qu’elles prenaient. La fuite deCunégonde et de Candide était déjà connue. On lessuivit à Cadix : on envoya, sans perdre de temps,un vaisseau à leur poursuite. Le vaisseau était déjàdans le port de Buénos-Ayres. Le bruit se répanditqu’un alcade allait débarquer, et qu’on poursuivaitles meurtriers de monseigneur le grand-inquisiteur.

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    La prudente vieille vit dans l’instant tout ce qui étaità faire. Vous ne pouvez fuir, dit-elle à Cunégonde,et vous n’avez rien à craindre ; ce n’est pas vousqui avez tué monseigneur, et d’ailleurs le gouver-neur, qui vous aime, ne souffrira pas qu’on vousmaltraite ; demeurez. Elle court sur-le-champ àCandide : Fuyez, dit-elle, ou dans une heure vousallez être brûlé. Il n’y avait pas un moment àperdre ; mais comment se séparer de Cunégonde,et où se réfugier ?

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    Comment Candide et Cacambo furent reçuschez les jésuites du Paraguai.

    Candide avait amené de Cadix un valet tel qu’onen trouve beaucoup sur les côtes d’Espagne etdans les colonies. C’était un quart d’Espagnol, néd’un métis dans le Tucuman ; il avait été enfant dechœur, sacristain, matelot, moine, facteur, soldat,laquais. Il s’appelait Cacambo, et aimait fort sonmaître, parce que son maître était un fort bonhomme. Il sella au plus vite les deux chevaux anda-lous. Allons, mon maître, suivons le conseil de lavieille, partons, et courons sans regarder derrièrenous. Candide versa des larmes : O ma chère Cu-négonde ! faut-il vous abandonner dans le tempsque monsieur le gouverneur va faire nos noces !Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous ? Elle deviendra ce qu’elle pourra, dit Cacam-bo ; les femmes ne sont jamais embarrasséesd’elles ; Dieu y pourvoit ; courons. Où me mènes-tu ? où allons -nous ? que ferons-nous sans Cuné-gonde ? disait Candide. Par saint Jacques de Com-postelle, dit Cacambo, vous alliez faire la guerreaux jésuites, allons la faire pour eux ; je sais assezles chemins, je vous mènerai dans leur royaume, ilsseront charmés d’avoir un capitaine qui fasse l’exer-

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    cice à la bulgare ; vous ferez une fortune pro-digieuse ; quand on n’a pas son compte dans unmonde, on le trouve dans un autre. C’est un trèsgrand plaisir de voir et de faire des choses nou-velles. Tu as donc été déjà dans le Paraguai ? dit Can-

    dide. Eh vraiment oui ! dit Cacambo ; j’ai été cuistredans le collège de l’Assomption, et je connais legouvernement de los padres comme je connais lesrues de Cadix. C’est une chose admirable que cegouvernement. Le royaume a déjà plus de troiscents lieues de diamètre ; il est divisé en trente pro-vinces. Los padres y ont tout, et les peuples rien ;c’est le chef-d’œuvre de la raison et de la justice.Pour moi, je ne vois rien de si divin que los padres,qui font ici la guerre au roi d’Espagne et au roi dePortugal, et qui en Europe confessent ces rois ; quituent ici des Espagnols, et qui à Madrid les envoientau ciel ; cela me ravit ; avançons : vous allez être leplus heureux de tous les hommes. Quel plaisir au-ront los padres, quand ils sauront qu’il leur vient uncapitaine qui sait l’exercice bulgare ! Dès qu’ils furent arrivés à la première barrière, Ca-

    cambo dit à la garde avancée qu’un capitaine de-mandait à parler à monseigneur le commandant. Onalla avertir la grande garde. Un officier paraguaincourut aux pieds du commandant lui donner part dela nouvelle. Candide et Cacambo furent d’abord

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    désarmés ; on se saisit de leurs deux chevaux an-dalous. Les deux étrangers sont introduits au milieude deux files de soldats ; le commandant était aubout, le bonnet à trois cornes en tête, la robe re-troussée, l’épée au côté, l’esponton à la main. Il fitun signe ; aussitôt vingt-quatre soldats entourent lesdeux nouveaux venus. Un sergent leur dit qu’il fautattendre, que le commandant ne peut leur parler,que le révérend père provincial ne permet pasqu’aucun Espagnol ouvre la bouche qu’en sa pré-sence, et demeure plus de trois heures dans lepays. Et où est le révérend père provincial ? dit Ca-cambo. Il est à la parade après avoir dit sa messe,répondit le sergent, et vous ne pourrez baiser seséperons que dans trois heures. Mais, dit Cacambo,monsieur le capitaine, qui meurt de faim commemoi, n’est point Espagnol, il est Allemand ; ne pour-rions-nous point déjeuner en attendant sa révé-rence ? Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce

    discours au commandant. Dieu soit béni ! dit ce sei-gneur, puisqu’il est Allemand, je peux lui parler ;qu’on le mène dans ma feuillée. Aussitôt on conduitCandide dans un cabinet de verdure, orné d’unetrès jolie colonnade de marbre vert et or, et detreillages qui renfermaient des perroquets, des coli-bris, des oiseaux-mouches, des pintades, et tousles oiseaux les plus rares. Un excellent déjeuner

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    était préparé dans des vases d’or ; et tandis que lesParaguains mangèrent du maïs dans des écuellesde bois, en plein champ, à l’ardeur du soleil, le révé-rend père commandant entra dans la feuillée. C’était un très beau jeune homme, le visage plein,

    assez blanc, haut en couleur, le sourcil relevé, l’œilvif, l’oreille rouge, les lèvres vermeilles, l’air fier,mais d’une fierté qui n’était ni celle d’un Espagnol nicelle d’un jésuite. On rendit à Candide et à Cacam-bo leurs armes, qu’on leur avait saisies, ainsi queles deux chevaux andalous ; Cacambo leur fit man-ger l’avoine auprès de la feuillée, ayant toujoursl’œil sur eux, crainte de surprise. Candide baisa d’abord le bas de la robe du com-

    mandant, ensuite ils se mirent à table. Vous êtesdonc Allemand ? lui dit le jésuite en cette langue.Oui, mon révérend père, dit Candide. L’un et l’autre,en prononçant ces paroles, se regardaient avec uneextrême surprise, et une émotion dont ils n’étaientpas les maîtres. Et de quel pays d’Allemagne êtes-vous ? dit le jésuite. De la sale province de West-phalie, dit Candide : je suis né dans le château de,Thunder-ten-tronckh. O ciel ! est-il possible ! s’écriale commandant. Quel miracle ! s’écria Candide. Se-rait-ce vous ? dit le commandant. Cela n’est paspossible, dit Candide. Ils se laissent tomber tousdeux à la renverse, ils s’embrassent, ils versent desruisseaux de larmes. Quoi ! serait-ce vous, mon ré-

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    vérend père ? vous, le frère de la belle Cunégonde !vous qui fûtes tué par les Bulgares ! vous le fils demonsieur le baron ! vous jésuite au Paraguai ! Il fautavouer que ce monde est une étrange chose. OPangloss ! Pangloss ! que vous sériez aise si vousn’aviez pas été pendu ! Le commandant fit retirer les esclaves nègres et

    les Paraguains qui servaient à boire dans des gobe-lets de cristal de roche. Il remercia Dieu et saintIgnace mille fois ; il serrait Candide entre ses bras,leurs visages étaient baignés de pleurs. Vous seriezbien plus étonné, plus attendri, plus hors de vous-même, dit Candide, si je vous disais que mademoi-selle Cunégonde, votre sœur, que vous avez crueéventrée, est pleine de santé.--Où ? --Dans votrevoisinage, chez M. le gouverneur de Buénos-Ayres ; et je venais pour vous faire la guerre.Chaque mot qu’ils prononcèrent dans cette longueconversation accumulait prodige sur prodige. Leurâme tout entière volait sur leur langue, était atten-tive dans leurs oreilles, et étincelante dans leursyeux. Comme ils étaient Allemands, ils tinrent tablelong-temps, en attendant le révérend père provin-cial ; et le commandant parla ainsi à son cher Can-dide. dans leurs oreilles, et étincelante dans leursyeux. Comme ils étaient Allemands, ils tinrent tablelong-temps, en attendant le révérend père provin-

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    cial ; et le commandant parla ainsi à son cherCandide.

  • 63

    Comment Candide tua le frèrede sa chère Cunégonde.

    J’aurai toute ma vie présent à la mémoire le jourhorrible où je vis tuer mon père et ma mère, et vio-ler ma sœur. Quand les Bulgares furent retirés, onne trouva point cette sœur adorable, et on mit dansune charrette ma mère, mon père, et moi, deux ser-vantes et trois petits garçons égorgés, pour nous al-ler enterrer dans une chapelle de jésuites, à deuxlieues du château de mes pères. Un jésuite nousjeta de l’eau bénite ; elle était horriblement salée ; ilen entra quelques gouttes dans mes yeux : le pères’aperçut que ma paupière faisait un petit mouve-ment : il mit la main sur mon cœur, et le sentit palpi-ter ; je fus secouru, et au bout de trois semaines iln’y paraissait pas. Vous savez, mon cher Candide,que j’étais fort joli ; je le devins encore davantage ;aussi le révérend père Croust, supérieur de la mai-son, prit pour moi la plus tendre amitié : il me donnal’habit de novice : quelque temps après je fus en-voyé à Rome. Le père général avait besoin d’unerecrue de jeunes jésuites allemands. Les souve-rains du Paraguai reçoivent le moins qu’ils peuventde jésuites espagnols ; ils aiment mieux les étran-gers, dont ils se croient plus maîtres. Je fus jugépropre par le révérend père général pour aller tra-

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    vailler dans cette vigne. Nous partîmes, un Polo-nais, un Tyrolien, et moi. Je fus honoré, en arrivant,du sous-diaconat et d’une lieutenance : je suis au-jourd’hui colonel et prêtre. Nous recevrons vigou-reusement les troupes du roi d’Espagne ; je vousréponds qu’elles seront excommuniées et battues.La Providence vous envoie ici pour nous seconder.Mais est-il bien vrai que ma chère sœur Cunégondesoit dans le voisinage, chez le gouverneur de Bué-nos-Ayres ? Candide l’assura par serment que rienn’était plus vrai. Leurs larmes recommencèrent àcouler. Le baron ne pouvait se lasser d’embrasser Can-

    dide ; il l’appelait son frère, son sauveur. Ah ! peut-être, lui dit-il, nous pourrons ensemble, mon cherCandide, entrer en vainqueurs dans la ville, et re-prendre ma sœur Cunégonde. C’est tout ce que jesouhaite, dit Candide ; car je comptais l’épouser, etje l’espère encore. Vous, insolent ! répondit le ba-ron, vous auriez l’impudence d’épouser ma sœurqui a soixante et douze quartiers ! Je vous trouvebien effronté d’oser me parler d’un dessein si témé-raire ! Candide, pétrifié d’un tel discours, lui répon-dit : Mon révérend père, tous les quartiers dumonde n’y font rien ; j’ai tiré votre sœur des brasd’un Juif et d’un inquisiteur ; elle m’a assez d’obliga-tions, elle veut m’épouser. Maître Pangloss m’a tou-jours dit que les hommes sont égaux ; et assuré-

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    ment je l’épouserai. C’est ce que nous verrons, co-quin ! dit le jésuite baron de Thunder-ten-tronckh ;et en même temps il lui donna un grand coup duplat de son épée sur le visage. Candide dans l’ins-tant tire la sienne, et l’enfonce jusqu’à la garde dansle ventre du baron jésuite ; mais en la retirant toutefumante, il se mit à pleurer : Hélas ! mon Dieu ! dit-il, j’ai tué mon ancien maître, mon ami, mon beau-frère ; je suis le meilleur homme du monde, et voilàdéjà trois hommes que je tue ; et dans ces trois il ya deux prêtres. Cacambo, qui faisait sentinelle à la porte de la

    feuillée, accourut. Il ne nous reste qu’à vendre chernotre vie, lui dit son maître ; on va, sans doute, en-trer dans la feuillée ; il faut mourir les armes à lamain. Cacambo, qui en avait bien vu d’autres, neperdit point la tête ; il prit la robe de jésuite que por-tait le baron, la mit sur le corps de Candide, lui don-na le bonnet carré du mort, et le fit monter à cheval.Tout cela se fit en un clin d’œil. Galopons, monmaître ; tout le monde vous prendra pour un jésuitequi va donner des ordres ; et nous aurons passé lesfrontières avant qu’on puisse courir après nous. Ilvolait déjà en prononçant ces paroles, et en crianten espagnol : Place, place pour le révérend pèrecolonel !

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    Ce qui advint aux deux voyageurs avec deuxfilles, deux singes, et les sauvages

    nommés Oreillons.

    Candide et son valet furent au-delà des barrières,et personne ne savait encore dans le camp la mortdu jésuite allemand. Le vigilant Cacambo avait eusoin de remplir sa valise de pain, de chocolat, dejambon, de fruits, et de quelques mesures de vin. Ilss’enfoncèrent avec leurs chevaux andalous dans unpays inconnu où ils ne découvrirent aucune route.Enfin une belle prairie entrecoupée de ruisseaux seprésenta devant eux. Nos deux voyageurs font re-paître leurs montures. Cacambo propose à sonmaître de manger, et lui en donne l’exemple. Com-ment veux-tu, disait Candide, que je mange du jam-bon, quand j’ai tué le fils de monsieur le baron, etque je me vois condamné à ne revoir la belle Cuné-gonde de ma vie ? à quoi me servira de prolongermes misérables jours, puisque je dois les traînerloin d’elle dans les remords et dans le désespoir ?et que dira le Journal de Trévoux ? En parlant ainsi, il ne laissa pas de manger. Le so-

    leil se couchait. Les deux égarés entendirentquelques petits cris qui paraissaient poussés pardes femmes. Ils ne savaient si ces cris étaient de

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    douleur ou de joie ; mais ils se levèrent précipitam-ment avec cette inquiétude et cette alarme que toutinspire dans un pays inconnu. Ces clameurs par-taient de deux filles toutes nues qui couraient légè-rement au bord de la prairie, tandis que deux singesles suivaient en leur mordant les fesses. Candidefut touché de pitié ; il avait appris à tirer chez lesBulgares, et il aurait abattu une noisette dans unbuisson sans toucher aux feuilles. Il prend son fusilespagnol à deux coups, tire, et tue les deux singes.Dieu soit loué, mon cher Cacambo ! j’ai délivré d’ungrand péril ces deux pauvres créatures : si j’ai com-mis un péché en tuant un inquisiteur et un jésuite, jel’ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles. Cesont peut-être deux demoiselles de condition, etcette aventure nous peut procurer de très grandsavantages dans le pays. Il allait continuer, mais sa langue devint percluse

    quand il vit ces deux filles embrasser tendrementles deux singes, fondre en larmes sur leurs corps,et remplir l’air des cris les plus douloureux. Je nem’attendais pas à tant de bonté d’âme, dit-il enfin àCacambo ; lequel lui répliqua : Vous avez fait là unbeau chef d’œuvre, mon maître ; vous avez tué lesdeux amants de ces demoiselles. Leurs amants !serait-il possible ? vous vous moquez de moi, Ca-cambo ; le moyen de vous croire ? Mon cher maître,repartit Cacambo, vous êtes toujours étonné de

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    tout ; pourquoi trouvez-vous si étrange que dansquelques pays il y ait des singes qui obtiennent lesbonnes grâces des dames ? ils sont des quartsd’homme, comme je suis un quart d’Espagnol. Hé-las ! reprit Candide, je me souviens d’avoir entendudire à maître Pangloss qu’autrefois pareils acci-dents étaient arrivés, et que ces mélanges avaientproduit des égypans, des faunes, des satyres ; queplusieurs grands personnages de l’antiquité enavaient vu ; mais je prenais cela pour des fables.Vous devez être convaincu à présent, dit Cacambo,que c’est une vérité, et vous voyez comment enusent les personnes qui n’ont pas reçu une certaineéducation ; tout ce que je crains, c’est que cesdames ne nous fassent quelque méchante affaire. Ces réflexions solides engagèrent Candide à quit-

    ter la prairie, et à s’enfoncer dans un bois. Il y sou-pa avec Cacambo ; et tous deux, après avoir mauditl’inquisiteur de Portugal, le gouverneur de Buénos-Ayres, et le baron, s’endormirent sur de la mousse.A leur réveil, ils sentirent qu’ils ne pouvaient re-muer ; la raison en était que pendant la nuit lesOreillons, habitants du pays, à qui les deux damesles avaient dénoncés, les avaient garrottés avecdes cordes d’écorces d’arbre. Ils étaient entourésd’une cinquantaine d’Oreillons tout nus, armés deflèches, de massues, et de haches de caillou : lesuns faisaient bouillir une grande chaudière ; les

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    autres préparaient des broches, et tous criaient :C’est un jésuite, c’est un jésuite ! nous serons ven-gés, et nous ferons bonne chère ; mangeons du jé-suite, mangeons du jésuite ! Je vous l’avais bien dit, mon cher maître, s’écria

    tristement Cacambo, que ces deux filles nous joue-raient d’un mauvais tour. Candide apercevant lachaudière et les broches s’écria : Nous allons cer-tainement être rôtis ou bouillis. Ah ! que dirait maîtrePangloss, s’il voyait comme la pure nature estfaite ? Tout est bien ; soit, mais j’avoue qu’il est biencruel, d’avoir perdu mademoiselle Cunégonde, etd’être mis à la broche par des Oreillons. Cacambone perdait jamais la tête. Ne désespérez de rien,dit-il au désolé Candide ; j’entends un peu le jargonde ces peuples, je vais leur parler. Ne manquezpas, dit Candide, de leur représenter quelle est l’in-humanité affreuse de faire cuire des hommes, etcombien cela est peu chrétien. Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc man-

    ger aujourd’hui un jésuite ? c’est très bien fait ; rienn’est plus juste que de traiter ainsi ses ennemis. Eneffet le droit naturel nous enseigne à tuer notre pro-chain, et c’est ainsi qu’on en agit dans toute la terre.Si nous n’usons pas du droit de le manger, c’estque nous avons d’ailleurs de quoi faire bonnechère ; mais vous n’avez pas les mêmes res-sources que nous : certainement il vaut mieux man-

  • 70

    ger ses ennemis que d’abandonner aux corbeaux etaux corneilles le fruit de sa victoire. Mais, mes-sieurs, vous ne voudriez pas manger vos amis.Vous croyez aller mettre un jésuite en broche, etc’est votre défenseur, c’est l’ennemi de vos ennemisque vous allez rôtir. Pour moi, je suis né dans votrepays ; monsieur que vous voyez est mon maître, etbien loin d’être jésuite, il vient de tuer un jésuite, ilen porte les dépouilles ; voilà le sujet de votre mé-prise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sarobe, portez-la à la première barrière du royaumede los pa