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HISTOIRE DALGERSOUS LA DOMINATION TURQUE(1515-1830)PAR

H.-D. DE GRAMMONT

ERNEST LEROUX, diteur28, RUE BONAPARTE

PARIS

1887

1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC. [email protected] ou [email protected] Dautres livres peuvent tre consults ou tlchargs sur le site :

Livre numris en mode texte par : Alain Spenatto.

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Il propose des livres anciens, (du 14e au 20e sicle),

INTRODUCTION

Sur la cte Africaine du bassin occidental de la Mditerrane, vers le 37 degr de latitude Nord et le 1er de longitude Est, au fond dune baie charmante, entoure de collines toujours vertes, slve la ville dAlger, sortie des ruines de lancien Icosium et de Djezar des Bni Mezranna. La douceur de son climat et la beaut de ses environs en font aujourdhui un des lieux les plus riants de lunivers. Mais, jadis, et pendant plus de trois sicles, elle a t la terreur et le flau de la Chrtient ; aucun des groupes europens na t pargn par ses hardis marins, et lcho de ses vastes bagnes a rpt le son de presque toutes les langues de la terre. Elle a donn au monde le singulier spectacle dune nation vivant de la Course et ne vivant que par elle, rsistant avec une incroyable vitalit aux attaques incessantes diriges contre elle, soumettant lhumiliation dun tribut annuel les trois quarts de lEurope et jusquaux tats-Unis dAmrique ; le tout, en dpit dun dsordre inimaginable et de rvolutions quotidiennes, qui eussent donn la mort toute autre association, et qui semblaient tre indispensables lexistence de ce peuple trange. Et, quelle existence ! On ne peut la comparer qu celle de certains de nos ports de lOuest, alors que les

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Jean-Bart et les Surcouf les enrichissaient de leurs captures, tandis que leurs quipages y dpensaient en quelques heures le prix de leurs efforts hroques. Mais ce qui ne fut quun accident dans lhistoire de ces villes maritimes, devint la vie mme dAlger. Pendant plus de trois cents ans, elle vit ruisseler sur ses marchs lor du Mexique, largent du Prou, les diamants des Indes, les soies et les brocards du Levant, les marchandises du globe entier. Chaque jour, quelque galre pavoise rentrait dans le port, tranant sa remorque un navire lourdement charg de vivres, desclaves, ou de richesses. Cest ainsi que semplissait le trsor de ltat, et que tous, depuis le plus audacieux des res jusquau plus humble des fellahs, vivaient sans peine dans loisivet si chre lOriental. Les coteaux voisins se couvraient de villas et de jardins dcors des marbres ravis aux palais et aux glises dItalie et de Sicile ; la ville elle-mme, o lor, si rapidement gagn, se dpensait plus vite encore, offrait aux aventuriers lattrait dune fte perptuelle et lappt des plaisirs faciles. Aussi cette mollesse, ce luxe, cette gaiet, tout ce charme enfin, laissait la population indiffrente aux exactions des souverains, la tyrannie des janissaires, aux pestes qui succdaient aux famines, aux massacres et aux pillages qui accompagnaient les sanglantes meutes, et aux bombes vengeresses des chrtiens. En mme temps, par la victorieuse rsistance quelle avait oppose, grce des hasards extraordinaires, aux entreprises diriges contre elle, Alger tait devenue une des gloires de lIslam, et les potes musulmans clbraient ses exploits, que maudissaient la mme heure les historiens Espagnols : Honneur toi, vaillant Alger, qui a ptri ton sol avec le sang des infidles ! Ainsi sexclame lauteur du Zahrat-en-Nara, Et Hado lui rpond : O Alger, repaire de forbans, flau du monde, combien de temps encore les princes chrtiens supporteront-ils ton insolence ?

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Lhistoire de la Rgence dAlger se divise en trois priodes bien distinctes ; le gouvernement des Beglierbeys dAfrique, celui des Pachas et celui des Deys. Nous ngligeons dessein de parler des Aghas, dont le rgne ne dura que douze ans, et ne fut, proprement dire, quune longue meute de la milice. De ces poques, les deux premires ont t, jusquici, toujours confondues entre elles, bien quelles offrent des caractres trs diffrents, quil et t facile de reconnatre, en clairant les rcits des auteurs espagnols par ltude des actes de notre diplomatie dans le Levant. A la vrit, Hado, dans son pitome de los reyes de Argel, le plus complet et le plus exact des documents qui nous soient parvenus sur les soixante-dix premires annes de lOdjeac, qualifie de pachas tous ceux qui ont exerc Alger un commandement, mme phmre ; mais il est ais de voir dans son uvre elle-mme que la plupart de ces personnages ne sont que les lieutenants des grands beglierbeys, et lon ne peut plus conserver aucun doute ce sujet aprs la lecture attentive des lettres des ambassadeurs franais Constantinople. Nous y apprenons avec certitude que Kher-ed-Din, son fils Hassan, Sala-Res et Euldj-Ali furent investis successivement et dune manire continue du commandement suprme de lAfrique du Nord ; que les petits pachas dAlger, de Tunis et de Tripoli taient placs sous leurs ordres, et, le plus souvent, choisis par eux, toute rserve faite de lapprobation souveraine du Sultan. Le Maroc lui-mme devait tre appel faire partie de ce vaste empire, et les grands capitaines que nous venons de nommer ne cessrent pas de dployer tous leurs efforts pour abaisser le pouvoir des souverains de lOuest, et les contraindre lobissance. Ils y parvinrent plus dune fois, et seraient certainement arrivs rduire sous leur unique domination tout le littoral Africain, sils neussent t entravs dans leur lche par lEspagne et par la France ; car ces deux nations

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ennemies se trouvrent, pour des motifs diffrents, concourir dans cette occasion au mme rsultat. LEspagne, qui possdait Oran et Mers-el-Kbir, do elle exera pendant cinquante ans environ une sorte de suzerainet sur le royaume de Tlemcen, protgea, par cette situation mme, le Maroc contre les entreprises algriennes. Il fut, en effet, toujours trs prilleux pour les chefs de lOdjeac, de pousser leurs armes jusqu Fez, en laissant derrire elles ou sur leurs flancs un ennemi tout prt profiter dune dfaite possible ; dans les nombreuses et presque toujours heureuses tentatives quils firent pour assurer leur pouvoir au del de la Mouloua, ils furent le plus souvent ramens en arrire par la peur de voir le Chrtien envahir en leur absence le territoire de la rgence, et cette apprhension perptuelle, en les empchant de tirer parti de leurs victoires, favorisa ltablissement de la puissance indpendante des princes du Gharb. Ceux-ci comprirent trs bien les avantages quils pouvaient attendre du voisinage des Espagnols, et leur complicit, ouverte ou tacite, fut ds lors acquise leurs voisins, et se traduisit souvent par des traits et par des faits. De leur ct, les gouverneurs dOran savaient combien ils eussent eu de peine se maintenir, si les sultans de Fez et de Maroc fussent devenus les vassaux obissants de la Porte, et ils ne sabstinrent jamais de les encourager la rsistance. La France avait vu avec plaisir les Barberousses fonder Alger une puissance qui tait devenue une plaie vive attache au flanc de sa rivale ; mais toutefois elle ne crut pas prudent pour elle-mme de la laisser sagrandir dmesurment, et ses rois recommandrent leurs envoys dexciter la mfiance habituelle du Grand Divan, et dy reprsenter sans cesse quun empire trop tendu ne tarderait pas manifester des vellits dautonomie. La Porte, qui avait dj eu sous les yeux lexemple de lgypte et de la Perse, couta les

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conseils de son allie ; les Grands Vizirs sattachrent ne pas laisser entre les mains des beglierbeys assez de forces pour attaquer en mme temps le Maroc et lEspagne, combinaison qui et t indispensable au succs ; il leur fut interdit de crer des armes permanentes parmi les peuples vaincus, et leurs efforts furent ds lors fatalement condamns la strilit. Cest ainsi quavorta la formation de lempire de lAfrique du Nord, qui fut devenu pour la Chrtient un immense danger et une menace perptuelle. La runion de la Tripolitaine, de la Tunisie, de lAlgrie et du Maroc et mis dans la mme main des millions dhommes ardents au combat, prts toutes les aventures, et toujours arms pour la guerre sainte. Matres de la mer, comme ils le furent pendant longtemps, il ny avait pas alors en Europe une seule puissance capable de sopposer un dbarquement quet facilit la rvolte toujours prpare des Mores dEspagne: et qui peut dire ce que ft devenue la civilisation chrtienne, le jour o le drapeau de lIslam et flott en mme temps sur les Pyrnes et sous les remparts de Vienne ? Cette preuve lui fut pargne par la prudence des Valois, et il serait juste de leur en tenir compte, au lieu de leur reprocher lalliance mahomtane, que lambition des nations rivales leur avait rendue indispensable. Lorsque Franois Ier dans sa lutte contre les tendances de suprmatie de Charles-Quint, se fut vu abandonn par des voisins qui mconnurent le pril ou qui sinclinrent devant la force, il ne lui resta, pour ne pas tre cras lui-mme, dautre parti prendre que de sallier Soliman. Sil et hsit, le bassin occidental de la Mditerrane devenait un lac espagnol, et la France, attaque la fois sur toutes les frontires, succombait dans une lutte ingale. Il ntait mme plus possible de compter sur le pouvoir moral des Papes, qui, malgr de courageuses rsistances, avaient d subir le joug

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du vainqueur, et qui se voyaient durement traits toutes les fois quils semblaient vouloir sy soustraire. En mme temps, les souverains Ottomans, qui redoutaient toujours de nouvelles croisades, virent avec raison une garantie contre cette ventualit dans lamiti dune nation contre laquelle toute lEurope tait en armes. Les flottes turques assurrent la France la libert de la mer, pendant que les armes de lIslam occupaient lOrient les forces de lAutriche. A ce moment, naquit la puissance dAlger, qui, ds les premiers jours, arborant contre lEspagne la bannire du Djehad, ravagea ses ctes, dtruisit sa marine et son commerce, fomenta linsurrection dans ses plus belles provinces, et la tint longtemps sous le coup dune menace dinvasion, pendant quelle lui arrachait pied pied presque tout le terrain conquis sur le rivage africain. Cest ainsi quau dbut mme de son existence, lOdjeac fut un appui prcieux pour nos rois dans les guerres quils eurent soutenir contre leur puissant ennemi. Les relations entre les deux tats devinrent trs cordiales ; Kher-ed-Din fut reu et choy Marseille, o on le combla de prsents ; plus lard, Sala-Res et Euldj-Ali vcurent Constantinople dans lintimit des ambassadeurs de Henri II et de Charles IX ; les flottes franaises navigurent de conserve avec celles des Dragut et des Sinan, pendant que les res dAlger trouvaient sabriter et se ravitailler dans les ports de Provence ou du Languedoc, dont les gouverneurs leur transmettaient les avis ncessaires leur scurit. Cet tat de choses dura jusquen 1587, date de la mort dEuldjAli, qui reprsentait au divan le parti franais. Mais, dater de cette poque, tout changea graduellement, et lorsque lvque de Dax, Franois de Noailles, eut quitt Constantinople, ses successeurs, modifiant peu peu lancienne politique, laissrent souponner au Divan quils taient en partie acquis aux ides catholiques de la Ligue. La diplomatie des

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Germigny et des Lancosme indisposa la Porte contre la France, et le dernier de ces ambassadeurs alla mme si loin, que son cousin Savary de Brves, envoy par Henri IV pour rparer le mal, se crut forc de le faire emprisonner comme ayant trahi les intrts de son pays au profit de lEspagne. Le contrecoup de cette nouvelle politique stait fait sentir Alger, qui se plaignait de ne plus trouver en France lancienne amiti, et dont les corsaires staient vus autoriss par le sultan Amurat III courir sus aux navires de Marseille, pour punir cette ville davoir embrass le parti de la Ligue contre le roi. En mme temps, le pouvoir des beglierbeys avait pris fin, et les provinces dAfrique taient confies des pachas triennaux, qui ne devaient leur nomination quaux intrigues de srail, et aux riches prsents offerts par eux aux favoris du souverain. De tous ces pachaliks, celui dAlger, passant pour tre le plus riche, se trouvait par Cela mme le plus convoit : le Turc qui lobtenait ny arrivait donc quavec une seule proccupation, celle de rentrer dans ses dbourss et damasser une fortune dans le court espace des trois ans de pouvoir quil avait exercer. Or, le tribut prlev sur les Indignes et sur les pcheries de corail ne suffisait mme pas faire face aux dpenses obligatoires et la paye de la milice ; il fallut donc recourir la Course, qui saccrut, pendant la priode des pachas triennaux, dans dnormes proportions. Cest ce moment quelle cessa dtre une des formes du Djehad pour devenir une vritable piraterie, et elle ne tarda pas tre le seul moyen dexistence de toute la population. Les ctes de lItalie, de la Sicile, de la Corse, de la Sardaigne et de lEspagne, furent ravages annuellement et souvent deux fois par an ; les villes du littoral furent sans cesse menaces de lincendie et du pillage, et la navigation de la Mditerrane devint presque impossible aux navires marchands. La France, protge par lancienne amiti, eut moins

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souffrir de cet tat de choses que toutes les autres nations, et elle put obtenir diverses reprises le chtiment des res indisciplins qui sattaqurent son commerce ou ses ctes. Elle y trouva mme un certain avantage : car le privilge de la scurit relative dont jouissaient ses navires assura aux ports du Midi une grande partie du ngoce du Levant. Les griefs ne manquaient cependant pas, et le chtiment de laffront fait M. de Brves, qui faillit tre massacr en 1604 par la milice et la population dAlger, o il portait les rclamations du roi, ne se ft pas fait attendre, si Henri IV net jug mauvais de saliner les Barbaresques, auxquels il rservait un rle prochain dans lembrasement de la pninsule, quil prparait, de concert avec les Morisques. Au reste, ltude de lhistoire de la rgence donne la certitude que cet tat dut sa longue impunit et son existence mme aux dissensions des puissances chrtiennes. Il ny avait certainement pas besoin dun effort commun pour dtruire une nation qui navait, vrai dire, pas de forces relles : il et suffi, pour lanantir, quelle ne ft pas garantie par lintrt que les uns ou les autres eurent toujours sa conservation. Lorsque la France eut mis fin la longue lutte quelle avait soutenue contre lEspagne, et que, ntant plus force de mnager les corsaires dAfrique, elle se dcida punir leurs dprdations par les croisires permanentes et par les expditions du duc de Beaufort, de Duquesne et du marchal dEstres, lAngleterre et la Hollande cherchrent se substituer elle, et brigurent, lalliance algrienne, esprant ainsi sassurer par la ruine de notre marine marchande le monopole du commerce de lOrient. Tout dabord, ils avaient essay de la force, et staient rapidement aperus que, malgr la valeur de marins tels que les Blake, les Spragg, les Sandwich, les Tromp et les Ruyter, ils navaient pu obtenir, au prix dnormes dpenses, que des traits viols le lendemain

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du jour o ils avaient t signs. Ils changrent alors brusquement de politique, et sefforcrent dacheter prix dor la race essentiellement vnale laquelle ils avaient affaire. L encore, ils chourent ; leurs prsents furent accepts, et il ne leur en fut tenu rellement aucun compte. Il tait, du reste, impossible quil en ft autrement, et la seule solution pratique et t la destruction complte des flottes et du port dAlger ; pour bien comprendre cette vrit, il est ncessaire de jeter un coup dil sur ltat intrieur de cette ville, et sur les diverses formes de gouvernement qui sy succdrent. A lorigine, les Beglierbeys gouvernrent, soit en personne, soit par lintermdiaire de leurs khalifats, au nom de la Porte, de laquelle ils tenaient directement le pouvoir. Ils commandrent en matres absolus, sans prendre conseil de personne, et rprimrent durement les rvoltes de la milice, quils parvinrent maintenir sous le joug, malgr lesprit dindiscipline dont elle faisait preuve en toutes circonstances. Cest bien tort quon a cru jusquici que le divan des janissaires avait toujours t Alger le vritable souverain : cela nest vrai, ni pour la priode des Beglierbeys, ni pour celle des Deys. Hado, qui se trouvait Alger en 1578, et qui nous a dcrit minutieusement, dans sa Topografia, tous les ressorts de lOdjeac, rsume formellement les droits de la milice en ces termes : Les ioldachs sont exclusivement soumis la juridiction de leur agha, et leur divan ne soccupe, en dehors de leurs propres affaires, que de la paix et de la guerre. Mais, lorsque furent arrivs les pachas triennaux, que leur inertie et leur cupidit rendit bientt lobjet du mpris de tous, les janissaires semparrent ouvertement de la puissance suprme ; leur divan dicta des lois et dcida de tout, sans que les pachas, toujours tremblants devant eux, essayassent un seul instant de sy opposer. Ils se contentrent de conserver ce quon voulut bien leur laisser, lapparence de la

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souverainet et quelques droits rgaliens, jusquau jour o les Algriens, brisant les derniers liens dobissance qui les rattachaient la Porte, se dbarrassrent de ces gouverneurs inutiles et coteux, refusrent de recevoir ceux qui leur furent envoys de Constantinople, et les remplacrent par des Aghas lus par eux. Ce fut le commencement de la troisime priode. La rvolution qui amena les Aghas au pouvoir fut luvre de la milice ; en fait, toute lhistoire intrieure dAlger se rsume dans la lutte entre les janissaires et les marins. Les premiers souverains et leurs khalifats furent des res, qui avaient t les compagnons des Barberousse, ou qui avaient servi sous leurs ordres ; pendant tout le temps de leur gouvernement, la marine tint larme lcart, et Mohammed-ben-Sala-Res eut beaucoup de peine lui persuader de laisser monter les ioldachs sur ses galres en qualit de soldats de marine. Lorsque ceux-ci furent devenus les matres, les res se grouprent dans un des quartiers de la ville, occupant avec leurs quipages le port et ses avenues ; leur courage, leurs richesses, et le grand nombre de gens qui leur taient infods les garantissaient contre un coup de main de leurs rivaux. Cette puissante corporation, qui prit le nom de Taffe, devint bientt un troisime pouvoir dans ltat ; lorsquelle croyait avoir des raisons de mcontentement, elle excitait une rvolte plus terrible encore que celles des janissaires, et le pacha restait entirement dsarm devant elle. Car la Taffe, presque entirement compose de rengats, se souciait fort peu de lobissance due au Sultan, auquel elle marchandait ses services, quelle finit mme par refuser compltement. Comme la population tout entire vivait de la Course et ne vivait que par elle, nayant ni industrie ni commerce, comme la milice elle-mme net pas pu tre paye sans la dme prleve sur les prises, les res taient

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virtuellement les matres de la situation et ne tardrent pas le devenir en effet. Il rsulta de cet tat de choses que, lorsquune nation europenne se plaignait des actes de piraterie commis contre elle, le Pacha, ne pouvant pas faire justice, et nosant pas avouer son impuissance, prodiguait de menteuses promesses, ou faisait valoir lui-mme des griefs plus ou moins fonds, pour gagner du temps, esprant arriver par ce moyen au bout de ses trois ans de pouvoir, et partir pour Constantinople avec ses trsors avant lexplosion prvue ; car il lui tait impossible dinterdire la course et de chtier les dlinquants ; il savait quil lui en et cot la tte. Si, dun autre ct, il laissait arriver les choses lextrme, et que les navires europens vinssent canonner ou bombarder Alger, la population, irrite par les pertes subies, sinsurgeait au bout de deux ou trois jours de feu, et se prcipitait tumultueusement sur le palais du pacha. Il acceptait alors immdiatement toutes les conditions du vainqueur, dont les flottes repartaient bientt, emmenant comme trophe quelques malheureux captifs arrachs leurs fers, et les traces des boulets chrtiens ntaient pas encore effaces, que les galres barbaresques couvraient de nouveau la mer, dautant plus ardentes au pillage, que le sentiment de la vengeance venait se joindre lamour du gain. Tel fut le seul fruit que rapportrent pendant plus de deux cents ans les dmonstrations belliqueuses faites tant de reprises contre la rgence. Car le chtiment portait faux, ne frappant que les bourgeois, desquels les Turcs se souciaient fort peu. Ce fut donc une rvolution lgitime que celle qui renversa ces souverains, dont la cupidit attirait tout instant sur Alger les reprsailles de lEurope ; mais les Aghas qui les remplacrent ne valurent pas mieux queux ; ds le dbut, ils cherchrent violer leur profit la nouvelle constitution et sterniser dans un pouvoir qui navait dautre sanction que

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le caprice des ioldachs, et qui ntait reconnu ni par la population ni par les res ; il y eut douze ans dun affreux dsordre ; les quatre Aghas lus tombrent successivement sous les coups de ceux qui les avaient nomms. Le mcontentement arriva son comble, et la Taffe, reprenant possession du gouvernement, le confia un de ses membres, lu sous le nom de Dey. Lavnement des Deys fut donc une revanche de la marine, et le divan des janissaires cessa dtre le conseil suprme. Il fut remplac par les Puissances, sorte de conseil dtat, compos des grands dignitaires, tantt lus, tantt choisis par les Deys, qui ne tardrent pas semparer du pouvoir absolu. Les janissaires continurent jouir de leurs privilges sculaires et de leur juridiction spciale : mais ils durent ne plus se mler de lgifrer, et se contenter de toucher leur paye. En revanche, ils exigeaient quelle leur ft solde avec une rigoureuse exactitude, et le moindre retard donnait lieu une prise darmes, qui se terminait presque toujours par le meurtre du souverain et de ses ministres. Lquilibre du budget fut donc pour les Deys une question de vie ou de mort, et il fallut tout prix remplir le trsor public. Cependant la Course devenait de jour en jour plus difficile et de moins en moins fructueuse. Il ntait plus possible aux pirates de sattaquer utilement aux navires de guerre de la France, de lAngleterre et de lEspagne ; les vaisseaux marchands du haut commerce avaient pris lhabitude de naviguer par caravanes, et de se faire escorter ; il restait donc pour tout butin quelques misrables barques, dont la cargaison ne payait pas les frais de larmement, et lon risquait de tomber chaque instant sous le canon des croisires. Le nombre des corsaires diminua ds lors de jour en jour ; personne ne se prsenta plus pour quiper de nouveaux navires ; les

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meilleurs des capitaines et des marins passrent au service public, et le port dAlger, jadis si anime devint presque dsert. Les bagnes des grands res, qui avaient contenu des milliers desclaves, se vidrent et tombrent en ruines ; ceux de ltat se dpeuplrent peu peu, et la ville qui avait vu, en une seule anne, exposer au Badestan prs de vingt-cinq mille captifs, nen contenait plus que trois ou quatre cents au moment de la conqute franaise. Le beylik dut songer se crer de nouvelles ressources ; il sen procura quelques-unes en augmentant les impts prlevs sur les Indignes, et en exigeant des Beys de Constantine, de Mascara et de Titteri une grande rgularit dans le recouvrement des revenus de leurs provinces, ce que les Pachas navaient jamais pu obtenir. Les puissances europennes de second ordre consentirent, pour avoir la paix, payer un tribut annuel, moyennant lequel leurs navires reurent des passeports destins mettre le pavillon labri de toute insulte. Mais tout cela ntait pas suffisant, et, pour alimenter le trsor public, il fallut ncessairement entretenir la guerre, tantt avec lun, tantt avec lautre de ces petits tats ; on la dclarait sous les prtextes les plus futiles, et on ne la cessait que moyennant un riche prsent. Les luttes perptuelles auxquelles le continent fut en proie favorisrent rtablissement et la dure de ce systme. Mais, lorsque les traits de 1815 eurent ramen la paix, toutes les nations sentendirent pour secouer un joug qui navait t port que trop longtemps, et, ds ce jour, la chute de la Rgence fut dcide et devint invitable. Au reste, elle seffondrait delle-mme. Les tribus de lintrieur du pays taient en rvolte permanente, et refusaient limpt, toutes les fois que les Beys ne pouvaient pas le leur arracher par la force ; la milice, plus indocile et plus turbulente que jamais, sinsurgeait chaque instant, et mettait au pillage les habitations

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prives, et, de prfrence, celles des juifs, qui migraient en masse ; avec eux, disparaissait le seul commerce de la ville, et, par suite, le revenu des douanes. Les derniers res taient morts dans lArchipel et Navarin ; il ne restait dans le port dAlger que quelques vieux vaisseaux demi pourris : on ne rparait plus le mle ni les fortifications ; car largent manquait de plus en plus, et chaque anne creusait un nouveau vide dans les coffres de la Casbah. La Rgence agonisait, et larrive victorieuse des Franais ne ft que devancer de quelques annes une dissolution invitable. Tel est le rsum succinct de lhistoire que je viens dachever. Elle navait jamais t faite en entier, et, jusquici, il et t impossible de la faire. Les documents ncessaires sont si rares, tellement dissmins, et parfois si contradictoires, que leur recherche a exig de longs et patients efforts. Pour la premire priode (1510-1587), il a fallu consulter, chez les Espagnols, Gomara, Sandoval, Mariana, la Fuente, et surtout Marmol et Hado ; chez les Italiens, Lon lAfricain et Paul Jove ; en France, de Thou et les Ngociations diplomatiques dans le Levant. Pour la seconde (1587-1659), qui est la plus obscure de toutes, les renseignements sont pars dans lHistoire de Barbarie du Pre Dan, et parmi les rcits de quelques captifs, les relations et les lettres des Pres Rdemptoristes, les collections du Mercure Franois et de la Gazette de France, et dans le peu qui subsiste de la correspondance de nos consuls dAlger. La priode des Aghas et des Deys (1659-1830), tant la plus voisine de nous, est naturellement en mme temps la plus facile tudier. A cette poque, les relations avec lEurope se sont multiplies ; lHistoire dAlger de Laugier de Tassy, aux Lettres de Peyssonel et de Desfontaines et aux sources cites prcdemment, viennent sajouter en grand nombre les documents officiels. Mais aucun moment, on ne peut faire fonds sur les chroniques

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indignes. Elles sont dune extrme raret, et lon na gure le regretter, quand on voit combien celles qui ont t conserves sont diffuses et remplies derreurs, dexagrations, et de mensonges souvent voulus. La seule dentre elles quon puisse consulter avec un peu de fruit sur la fondation de la rgence est le Razaouat Aroudj we Khir-ed-Din, et encore, il est prudent de ne pas trop se fier aux allgations qui y sont contenues. Je ne terminerai pas cette introduction sans dire un mot de ceux qui ont tent diverses reprises dapporter un peu de lumire au milieu de ce chaos, et cest un devoir pour moi de citer lHistoire dAlger et de la piraterie des Turcs de M. de Rotalier, les Mmoires historiques et gographiques de M. Pelissier de Reynaud ; lHistoire de la domination turque en Algrie de M. Walsin-Esterhazy ; lHistoire du commerce et de la navigation de lAlgrie de M. de la Primaudaye, les uvres de MM. Berbrugger, Devoulx, et Fraud, et surtout le Prcis analytique de lhistoire dAlger de M. Sander-Rang, qui et laiss peu de choses faire ses successeurs, sil net t enlev par une mort subite, au moment o son travail ntait encore qu ltat dbauche. Tous ceux dont je viens de parler ont apport leur pierre ldifice ; mais il convient de signaler au-dessus de tout le riche recueil de documents africains, runis, par la Socit Historique Algrienne, dans les vingt-neuf volumes de la revue quelle publie annuellement ; immense travail, auquel ont concouru depuis 1856 toutes les illustrations de ladministration et de larme dAfrique ; sans les prcieuses indications que jy ai trouves, il met t impossible dentreprendre ma tche. Je najouterai plus quune phrase ; si jai donn pour titre cet ouvrage ; Histoire dAlger sous la domination Turque, cest que jai voulu crire lhistoire dAlger, et non celle de la Rgence ; cest--dire que le rcit des petites guerres que les tribus indignes se livraient entre elles a t volontairement

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nglig, toutes les fois que ces luttes nintressaient pas directement le gouvernement des Turcs. Elles nont, du reste, aucune importance relle, et la dsesprante monotonie de leurs motifs et de leurs phases se rsume en ce peu de mots : Anarchie perptuelle dans lintrieur du pays.

H.-D. DE Grammont. Mustapha-Suprieur, le 5 juin 1886.

CHAPITRE PREMIER LES ESPAGNOLS EN AFRIQUE

SOMMAIRE : La perscution des Mores, Leur tablissement sur le littoral africain. Leurs pirateries. Prise de Mers-el-Kbir. Droute de Misserghin. Prise dOran, de Bougie et de Tripoli. Soumission de Tlemcen, dAlger, Mostaganem, Tens, Cherchell et Dellys. Organisation et administration. Tentatives infructueuses dAroudj contre Bougie.

La prise de Grenade (2 janvier 1492), qui venait de donner la victoire aux Espagnols aprs une longue alternative de revers et de succs, navait cependant pas cart tous les dangers qui menaaient la fondation de leur nationalit. Les provinces les plus riches et les mieux cultives de la Pninsule taient peuples par les Mores, et le nombre en tait si grand, quun sicle plus tard, et malgr trois guerres dextermination, ldit de proscription de 1609 devait en faire sortir du royaume prs de quinze cent mille. Braves, riches, industrieux, fermement attachs leurs croyances, ils taient loin de considrer leur dfaite comme dfinitive : ils avaient secrtement conserv leurs armes et leurs chefs, dont la plupart navaient feint de se soumettre aux vainqueurs que pour conserver des positions qui devaient les rendre redoutables au moment dsir de la rvolte. Confiants dans la parole du Prophte : La force vient de Dieu et il la donne quand il lui plat, ils se tenaient prts, en attendant le jour dune revendication que tous croyaient prochaine. Ce que cette situation avait de dangereux nchappait pas aux regards des hommes dtat qui gouvernaient alors lEspagne, et il ntait pas un seul deux qui ne ft convaincu

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CHAPITRE PREMIER

de linanit des compromis par lesquels on avait espr mettre fin cette lutte plusieurs fois sculaire. Dailleurs, il leur et t impossible, quand mme ils leussent sincrement voulu, de respecter les traits qui assuraient aux vaincus la jouissance de leurs droits et le libre exercice de leur culte. Les passions religieuses avaient t trop surexcites pendant cette longue croisade pour que des ides de tolrance pussent pntrer dans lesprit des vainqueurs, et chacun des nouveaux seigneurs des terres conquises et sincrement cru commettre un sacrilge en ne contraignant pas ses vassaux se prosterner devant la croix. Telle tait lopinion de la noblesse, du peuple espagnol, et de la reine Isabelle, quencourageait dans cette voie le cardinal Ximenez. Les traits furent donc viols, et, tout dabord, ds le lendemain de la victoire, les manifestations extrieures du culte musulman furent interdites. Les Mores se plaignirent au Roi et invoqurent les articles del capitulation de Grenade ; cette rclamation naboutit qu faire expulser du royaume ceux qui staient mis la tte du mouvement. Le mcontentement augmenta, et il ne fut rpondu de nouvelles plaintes que par un dit qui ordonnait aux musulmans de se faire baptiser dans un dlai de trois mois, ou de sortir du royaume, aprs avoir vu confisquer leurs biens. Des missions catholiques furent organises de tous cts, et la perscution commena ; ce fut une poque terrible. On peut lire dans les vieux historiens espagnols les dtails quils donnent sur lenttement de ces Mores, qui jetaient leurs enfants dans les prcipices et dans les citernes plutt que de les laisser baptiser, et qui poussaient lhorreur de la croix jusqu se donner la mort eux-mmes. La grande migration commena. Aucun de ceux qui purent se procurer les moyens de traverser la mer ne se soumit supporter plus longtemps le contact et la domination des chrtiens. Les ctes Mditerranennes de lAfrique se peuplrent de bannis ; danciennes cits, dtruites depuis longtemps par les guerres intestines, se relevrent de leurs ruines ; dautres virent leur population

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se doubler en moinsdune anne. Cest ainsi que ressuscitrent Hne, Mazagran, Mostaganem, Bresk, Cherchell et Kollo ; que sagrandirent Oran, Alger, Dellys, Bougie et Bne. En enrichissant ces villes de leur industrie et des paves de leur fortune, les nouveaux venus y apportrent en mme temps lhorreur du nom chrtien ; ils racontaient les guerres, les oppressions, les perfidies, les pillages et les profanations des mosques et des spultures. Leffet de ces excitations ne se fit pas attendre ; et, dans toutes ces villes, o , depuis plus de trois cents ans, les commerants Italiens et Franais dressaient librement leurs comptoirs et leurs chapelles, les scnes de violence se multiplirent, et la scurit fut jamais perdue. Les rfugis implorrent le secours de leurs coreligionnaires en faveur de ceux de leurs frres que la pauvret avait empch de trouver des moyens de passage : leur appel fut bientt entendu, et des miniers de malheureux furent arrachs la barbarie de leurs convertisseurs. Parmi ceux qui se dvourent le plus cette entreprise, on remarqua deux frres, quun avenir prochain devait rendre clbres ; Aroudj et Kher-ed-din, si connus plus tard tous les deux sous le nom de Barberousse ; ils firent traverser la mer, disent les auteurs Orientaux, plus de dix mille Mores, et il est probable que la popularit quils acquirent en cette occasion ne nuisit pas plus tard la fondation de leur empire. Dans le mme temps, les princes musulmans dEspagne, qui avaient demand lhospitalit aux souverains du Maroc, de Tlemcen et de Tunis, les suppliaient chaque jour de prter leur appui ceux qui souffraient pour la foi. Tout leur en faisait un devoir ; la communaut dorigine, la religion, danciennes alliances de famille, lintrt politique luimme, et lon pouvait facilement prvoir que le moment tait proche o les Princes Africains demanderaient lEspagne la revanche de lIslam. En attendant le moment des grandes luttes, la population des villes maritimes faisait loppresseur une guerre de dtail qui dtruisait sa marine, ruinait son commerce et ravageait ses ctes. La Mditerrane navait certainement jamais manqu de pirates,

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CHAPITRE PREMIER

et nous savons, par lhistorien arabe Ibn-Khaldoun, que, ds 1364, les habitants de Bougie avaient acquis en ce genre une rputation mrite. On peut encore voir dans les rcits du vieux chroniqueur espagnol Suarez Montanez que, depuis de longues annes, les riverains des deux continents avaient pratiqu ce mode de guerre, qui y tait devenu, en quelque sorte, endmique. Toutefois, lexpulsion des Mores vint donner la Course un accroissement formidable. Dans tous les petits ports que lmigration venait de peupler, sarmrent des barques lgres, qui, tantt isoles, tantt runies en flottilles, enlevaient les btiments marchands, pntraient dans les ports en y portant le fer et le feu, faisaient des descentes de nuit sur les ctes, devenues inhabitables. Ce fut en vain que les rivages se hrissrent de tours de guet (atalayas) destines signaler lapproche de lennemi : ceux des Mores que la force venait de convertir, avaient gard des intelligences avec leurs frres dAfrique, et tout un ensemble de signaux, habilement conus, avertissait les assaillants, et leur dsignait coup sr les points que lon pouvait attaquer avec profit et sans danger. Un tel tat de choses devenait intolrable, et dj les populations des provinces maritimes dclaraient au Roi, par la voix des tats, quelles se trouvaient dans limpossibilit de payer limpt, nayant plus de commerce avec ltranger et nosant plus mme cultiver leurs terres. Fervente catholique, la reine Isabelle navait pas hsit un instant. Sappuyant sur les conseils et sur lautorit morale du cardinal Ximenez, elle luttait avec avantage contre lindcision et la parcimonie du roi Ferdinand. Ds le lendemain de la prise de Grenade, elle avait donn Lorenzo de Padilla, gouverneur dAlcala et jurat dAntequera, une mission secrte, que celui-ci remplit avec autant dhabilet que de bonheur. Dguis en marchand indigne, il passa plus dun an dans le royaume de Tlemcen, et en rapporta tous les renseignements ncessaires aux entreprises qui se prparaient. En mme temps, le cardinal mandait auprs de lui le Vnitien Gronimo Vianelli ; cet homme, aux aptitudes diverses, avait t successivement marin, ingnieur, et avait servi avec

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distinction en Italie sous les ordres de Gonzalve de Cordoue : il avait une parfaite connaissance de la cte barbaresque, sur laquelle il avait longtemps navigu et commerc. Daprs les renseignements obtenus et les indications donnes, la Reine avait dcid que les oprations commenceraient par lenvahissement du royaume de Tlemcen : elle faisait rassembler une arme de 12,000 hommes, dont le commandement tait rserv au Comte de Tendilla, ancien gouverneur de Grenade, et dont la solde devait tre prleve sur sa fortune personnelle. La mort dIsabelle, qui survint en 1504, vint arrter ces prparatifs et retarder une entreprise qui avait t le rve de sa vie. Quand son testament fut ouvert, on y trouva cette clause formelle : quil ne faudrait ni interrompre la conqute de lAfrique, ni cesser de combattre pour la foi contre les infidles ; laudace croissante des corsaires allait hter la ralisation de ce vu : Au printemps de lanne 1505, dit Suarez Montanez, les corsaires mores de Mers-el-Kbir avaient douze brigantins et frgates, btiments lgers et bien arms, faits neuf par leurs captifs portugais. Cette petite flottille, guide par des Mores Tagarins, partit en Course au mois de mai et vint ravager la cte de Valence : profitant dune nuit noire, elle saccagea les faubourgs dElche et dAlicante, et sen retourna charge de butin et de captifs. Quelques jours aprs, ayant appris que la petite ville de Zezil avait t pille par des vaisseaux de Malaga, les corsaires eurent laudace de pntrer pendant la nuit dans le port de cette ville, et y incendirent les btiments de commerce qui sy trouvaient ; les pertes furent normes, lmotion gnrale, et le roi Ferdinand fut contraint de se dcider dtruire ce nid de pirates. Il choisit pour Capitaine Gnral don Diego Fernandez de Cordova, alcade des pages, et mit sous son commandement une arme de plus de dix mille hommes. La flotte, place sous les ordres de Don Ramon de Cardona, se composait de sept galres et de cent quarante btiments de toute espce, caravelles ou transports. Larmada se runit prs de Malaga, au lieu dit Cantal de Vezmliana, dans les derniers jours du mois daot 1505. Les vents

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contraires retardrent son dpart : la flotte se rallia dans le port dAlmria du 3 au 7 septembre, et ce fut seulement le 9 au soir que le temps permit dappareiller. Toutefois, ce retard parat avoir t utile plutt que nuisible ; car les Mores de lintrieur, qui avaient t prvenus et staient masss sur le rivage pour sopposer au dbarquement, se lassrent dattendre, crurent ou firent semblant de croire quon avait renonc lexpdition, et reprirent le chemin de leurs douars, en ne laissant sur la cte que des forces insuffisantes. Le Gnral Espagnol profita, au contraire, de ce dlai pour complter ses prparatifs : les vaisseaux destins canonner la plage furent blinds avec de gros sacs de laine et de varech : les officiers reurent des instructions prcises, et chacun deux connut davance le rle quil aurait jouer et la place quil devait occuper lors de lattaque. La flotte vint mouiller le 10 au matin, labri du cap Falcon, une lieue de Mers-el-Kbir : un fort vent douest, qui rgnait en ce moment, lempchait de tenter lentre du port. Quelques heures plus tard, le vent stant calm, Tordre dattaque fut donn et la canonnade commena. Pendant que les vaisseaux qui avaient t dsigns cet effet changeaient avec la place un feu plus bruyant que meurtrier, les navires de transport dbarquaient les troupes dans lordre prescrit : les Mores, qui taient accourus sur le rivage, opposrent une rsistance aussi courageuse quinutile : le feu des galres les fora dabandonner la plage et de gagner la montagne, o les assaillants les poursuivirent lpe dans les reins. Pendant ce temps, un corps espagnol avait tourn la forteresse, qui se trouva alors investie, et don Diego, ayant dbarqu, commandait une rserve qui pouvait porter secours du ct de la place ou de celui de la montagne, selon que les besoins lexigeraient. En ce moment clatait un orage terrible, accompagn dune pluie torrentielle ; le combat nen continuait pas moins, et il tait prs de minuit lorsque lon fut assez solidement assis sur les hauteurs pour prendre position. Le gnral y envoya trois ribaudequins et quelques fauconneaux ; la lutte se prolongea toute la nuit et toute la journe du

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lendemain : le surlendemain, vendredi, elle acquit une nouvelle intensit ; car, les contingents de lintrieur, qui avaient enfin t prvenus, arrivaient en grand nombre, et se prcipitaient avec furie sur les Espagnols. Ceux-ci firent bonne contenance et se maintinrent dans leurs positions. Cependant, les navires staient rapprochs de la forteresse, malgr les canonnades des Mores, qui ont, entre autres pices, dit Don Pedro de Madrid, une bombarde qui tire des boulets de pierre de quarante livres. Ds le premier jour de lattaque, le Cad qui commandait dans Mers-elKbir avait t tu dun coup de canon. Le dtachement qui avait investi la place installa deux pices en face de chacune des deux portes, celle de la mer et celle de la montagne, et, ds le jeudi soir, commena les battre vigoureusement. Lassaut fut command pour laprs-midi du vendredi ; mais il y eut un peu de retard, et le soleil tait dj presque couch quand les colonnes sbranlrent. Lobscurit vint mettre un terme au combat, tant devant le fort que sur la montagne, et on se prpara continuer la lutte le lendemain ; mais, pendant la nuit, la garnison de Mers-el-Kbir tint conseil. Elle tait fort dcourage, ayant beaucoup souffert du feu de lennemi, perdu son chef tout au commencement de lattaque, et ne conservant plus despoir que les Espagnols se laisseraient dbusquer de leurs lignes par les assaillants du dehors ; en outre, les assigs manquaient deau. Ils rsolurent donc de se rendre, et, le samedi matin, arborrent le drapeau blanc. Don Diego leur accorda la vie sauve et le droit demporter leurs biens meubles et leurs armes, sauf lartillerie et la poudre. Lvacuation commena neuf heures du matin et fut termine midi. La garnison ntait que de quatre cents hommes en tat de combattre. Toutes les conditions de la capitulation furent remplies avec la plus grande loyaut ; une ancienne tradition, conserve par Suarez Montanez, rapporte, quau moment de leur entre dans le fort, les vainqueurs y trouvrent une vieille femme qui ne pouvait se tenir debout, et qui, probablement sans famille, avait t abandonne. Pour montrer aux musulmans, dit le chroniqueur, combien sa parole tait sacre, le Marquis la fit conduire en barque

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auprs dOran, lendroit quon appelle la Pointe du Singe (Punta de la Mona), do les Mores la portrent dans leur ville, en faisant des loges de la loyaut du gnral espagnol. Aussitt que Don Diego fut matre de la forteresse, il fit consacrer la mosque au culte catholique sous linvocation de Notre-Dame-de-la-Conception : il donna ordre de commencer excuter les rparations ncessaires aux fortifications, et envoya au dehors des dtachements chargs de sapprovisionner de viande frache et deau potable. Les rapports officiels nous apprennent quon nen avait pas trouv dans lenceinte et quil fallut combattre pour sen procurer : car, le lendemain mme de la victoire, larme du roi de Tlemcen tait arrive, forte de vingtdeux mille fantassins et de deux mille cavaliers, et occupait toutes les avenues de la place. Un combat sanglant eut lieu devant laiguade dans la journe du 17, entre la compagnie de Borja et llite de la cavalerie arabe. Les trois cents cavaliers qui venaient avec le cad Bendali (dit Gonzales de Ajora, tmoin de laffaire) sont la chose la plus merveilleuse que jaie jamais vu, en fait darmes, de riches harnachements, de cordons, de panaches la franaise, de beaux chevaux. La nouvelle de la prise de Mers-el-Kbir excita en Espagne une allgresse gnrale ; on y ordonna huit jours de prires dactions de grces, de ftes et de rjouissances publiques. Le Roi manda Don Diego en Espagne pour le fliciter publiquement et linvestir du gouvernement des terres conquises ; le commandement des troupes fut laiss par intrim Don Ruy de Roxas, capitaine habile et expriment. Les musulmans supportrent difficilement cette dfaite, laquelle ils taient loin de sattendre ; et, le jour mme de la capitulation, la population massacra les marchands trangers et pilla leurs magasins : la fureur du peuple sexera particulirement sur les juifs, quon accusait de complicit. LArmada rentra en Espagne, laissant Mers-el-Kbir une garnison de sept huit cents hommes, qui sempressa de fortifier la place et seffora dlargir ses communications au dehors. Don Ruy Diaz sempara des sources situes sur le chemin dOran ; il

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fit btir un poste fortifi qui dut tre occup dune faon permanente et qui conserva depuis son nom ; il soccupa de nouer des intelligences avec les Mores de la montagne ; et, comprenant combien la question des approvisionnements tait importante, il leur ouvrit un march libre une petite distance du fort. Ceux des indignes qui se trouvaient dans le voisinage immdiat, et, pour ainsi dire, sous le feu des Espagnols, ne purent gure se refuser entrer en relations avec eux : cette conduite parut tre une sorte de trahison aux tribus plus loignes, qui les chtirent par de frquentes razzias. Don Diego, qui vint en 1506 reprendre le commandement, essaya plusieurs fois de mettre un terme ces agressions ; mais la garnison rduite cinq cents hommes, tait faible, et il eut t imprudent de saventurer trop loin ; en sorte que lon peut rsumer lhistoire des Espagnols de Mers-el-Kbir jusqu la prise dOran, en disant, qu peu dexceptions prs, ils furent forcs de se renfermer dans les limites de la porte de leur canon. Une semblable situation, qui ntait ni glorieuse, ni agrable, ne pouvait se prolonger plus longtemps ; le gouverneur ne cessait de demander quon lui donnt des forces suffisantes pour attaquer Oran : en 1507, il retourna en Espagne et parvint convaincre la reine Juana, qui lui envoya une petite arme de cinq mille hommes, bien munie de tout le ncessaire. Aprs que ces nouvelles troupes eurent t installes tant bien que mal dans ltroite enceinte de la place, Don Diego, qui avait lintention de semparer dOran par surprise et par escalade, rsolut de commencer aguerrir ses hommes par des expditions de moindre importance. Sur ces entrefaites, au commencement du mois de juin 1507, il fut inform par ses espions de la prsence dun grand douar ennemi prs de Misserghin, environ trois lieues de lui, de lautre ct de la montagne. Dsireux dhabituer ses jeunes recrues aux cris et la manire de combattre des Mores, voyant de plus dans cette razzia une bonne occasion de sapprovisionner de btail qui manquait la garnison, il se rsolut tenter lentreprise. Il peut paratre extraordinaire quun Capitaine

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aussi expriment, et qui avait pendant si longtemps fait la guerre aux Mores dEspagne, se soit conduit avec autant dimprudence, en hasardant dun seul coup la totalit de ses forces, dans un terrain inconnu, excessivement difficile, au milieu dune population entirement hostile ; exposant tous ces dangers une troupe compose dhommes qui, pour la plupart, navaient jamais vu le feu, sans mme laisser une forte rserve mi-distance du lieu de laction, ce qui tait la coutume invariable dans les expditions de ce genre. Il ne devait pas tarder se repentir de ce mpris des rgles habituelles de la guerre. Le 6 juin 1507, neuf heures du soir, il se mit en marche avec presque tout son monde, ne laissant dans le fort que quelques hommes, sous le commandement de Ruy Diaz de Roxas, alors malade de la fivre ; Martin de Argote, son parent, lui servait de Chef dtat-major. Pour aller de Mers-el-Kbir Misserghin, il nexiste que deux chemins : lun, qui suit le bord de la mer et va passer sous le canon dOran : lautre est un sentier qui traverse la montagne : cest par celui-ci quil fallait ncessairement passer, sous peine dtre dcouvert et arrt au commencement de lopration. Les Espagnols se mirent donc en route par ce chemin de chvres, marchant un un et dans le plus profond silence : une heure avant laube, le douar des Gharabas tait cern et, la premire lueur du jour, lattaque commena. Les indignes, une fois revenus de leur premire surprise, se battirent bravement ; mais le nombre ne tarda pas lemporter : tout ce qui se dfendait fut tu : tout le reste fut fait prisonnier, et on soccupa aussitt de runir les troupeaux. Don Diego avait dfendu, sous peine de mort, de sembarrasser daucune autre espce de butin. La premire partie de lexpdition avait russi ; mais le gnral espagnol allait apprendre ses dpens, que, dans des sorties semblables, la retraite est bien plus difficile effectuer que lattaque. Aprs avoir pris un court repos, lavant-garde, commande par Don Martin de Argote, reprit le chemin de Mers-el-Kbir, poussant devant elle le btail conquis et emmenant les captifs

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lis par couples. Le goum des Arabes soumis de la montagne de Guiza guidait la petite arme et semployait la conduite du troupeau ; le gnral stait rserv le commandement de larrire-garde. Le mouvement tait peine commenc, que les Arabes de tous les douars du voisinage, prvenus par les fuyards, accoururent en foule, et se mirent harceler la colonne en marche ; se glissant travers les rochers et les broussailles, ils attaquaient cette longue file sur mille points la fois : un pais brouillard empchait les Espagnols de se servir utilement de leurs arquebuses, et les jeunes soldats, peu accoutums ce genre de guerre, ne connaissant pas le pays, ntant plus soutenus par la vue ni par la voix de leurs chefs, se laissaient effrayer par les cris et laspect sauvage des assaillants. On dut appuyer droite pour gagner un terrain un peu plus dcouvert, sur lequel on esprait pouvoir se rallier : mais la garnison dOran, avertie par le bruit du combat, venait de sortir de la ville, et de se jeter sur lavant-garde, laquelle les captifs et le convoi furent repris on quelques instants. Les cris de triomphe qui clbrrent ce succs achevrent de semer lpouvante parmi les soldats, qui se dbandrent et noffrirent plus ds lors aux vainqueurs quune proie facile. Il en fut fait un grand massacre ; pas un deux net chapp, dit le chroniqueur, si les Mores Mudjares ne staient cris au plus fort de la bataille : Prenez donc les chrtiens, mais ne les tuez pas : vous gagnerez plus les ranonner qu rougir le fer de vos lances dans des corps qui sont dj rendus. Les Mores de Grenade faisaient des prisonniers dans leurs guerres contre les chrtiens, et ils trouvaient plus de bnfices dans les rachats qu rpandre le sang des infidles. Pendant ce temps, le Gnral maintenait larrire-garde, et faisait une rsistance dsespre. Il y avait t rejoint par Martin de Argote, qui lui avait appris le dsastre de la colonne ; il ne restait plus qu tcher de souvrir par la force le chemin de Mers-el-Kbir, et les quelques braves gens qui se tenaient autour de lui y faisaient tous leurs efforts. Lui-mme, oubliant son ge, combattait avec lardeur et limptuosit dun jeune homme : son cheval ne tarda pas tre tu sous lui, et il et t

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infailliblement massacr ou fait prisonnier, si son page de lance, Luys de Cardenas, net pas mis pied terre en le suppliant daccepter sa monture. Le chevaleresque Don Diego hsitait profiter de ce dvouement ; Martin de Argote et Nunez lui dirent : Seigneur, il est temps ; donnez des perons pendant que nous maintiendrons les Mores ; il vaut mieux que nous prissions ici que Votre Seigneurie ; et ils firent une charge furieuse dans laquelle Nunez fut tu et Martin de Argote bless et pris, ainsi que Luys de Cardenas, qui faillit mourir de sa blessure. Stant chapp, avec cinq hommes seulement, la faveur du brouillard, le Gnral dut passer le reste de la journe dans un ravin fourr de buissons trs pais ; car, dit le rcit, chacun se cacha pour son compte, La montagne tait couverte de Mores qui cherchaient du butin et des prisonniers, en sorte quil fallut passer tout le jour dans les abris quon avait pu trouver. La nuit venue, les vaincus cherchrent leur chemin, et arrivrent au fort, deux heures avant laube. Leurs souffrances ntaient pas encore termines ; car Ruy Diaz de Roxas et Fernando Holguin, alcade de la place, firent inflexiblement observer la consigne, qui dfendait, sous aucun prtexte, douvrir les portes du fort avant le lever du soleil. Ils connaissaient pourtant le dsastre, que les indignes leur avaient appris ds la veille, en les invitant inutilement se rendre. Quelques jours aprs, les Oranais firent une sortie et se prsentrent devant la place, bannires dployes et en poussant de grands cris. Ils comptaient sans doute sur le dcouragement de la petite garnison pour enlever la position sans coup frir ; une vigoureuse canonnade, qui leur fit perdre beaucoup de monde, les dtrompa et les obligea regagner leurs murailles. A la suite de ces vnements. Don Diego rentra en Espagne pour y rendre compte de ce qui stait pass ; Ruy Diaz le remplaa provisoirement. Depuis ce moment jusquen 1509, il ne se passa rien de remarquable Mers-el-Kbir. Le cardinal Ximenes y avait envoy, aprs la droute de Misserghin, cinq cents hommes de vieilles troupes, ce qui tait suffisant pour assurer la dfense.

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Pendant ce temps, il compltait les prparatifs de lentreprise contre Oran, quil se rservait de conduire lui-mme, ayant t nomm Capitaine Gnral de lArmada le 20 aot 1508, par le roi Ferdinand, qui avait enfin consenti lui accorder lautorisation quil demandait depuis si longtemps. Il partit de Carthagne le 16 mai 1509, avec trente-trois vaisseaux et cinquante et un petits btiments portant vingt-quatre mille hommes ; la flotte arriva Mers-el-Kbir le 18. Le dbarquement eut lieu dans la journe du 19 ; les Mores taient sortis de la place pour sy opposer. Le combat dura quatre heures et se termina par la victoire des Espagnols, qui poursuivirent lennemi avec une telle vigueur, que plusieurs dentre eux entrrent dans la ville, ple-mle avec les fuyards ; sur dautres points, on se servit des piques en guise dchelles. Le pillage et le carnage commencrent avant que le Cardinal net eu le temps de donner des ordres. On raconte quil ne put retenir ses larmes en voyant les rues jonches de cadavres ; quatre mille hommes avaient t massacrs en quelques heures ; les assaillants navaient perdu que trente soldats. Le butin fut norme : on lvalua plus de vingt-quatre millions, qui furent partags entre les vainqueurs. Lorsque Ximenez partit, le 23 mai, aprs avoir fait chanter un Te Deum solennel, et converti les mosques en glises, il nemporta, comme souvenir de sa victoire, que les drapeaux des vaincus, des armes de prix, des manuscrits rares, et la lampe de la grande mosque. Ces glorieux trophes, quon a pu voir longtemps Alcala de Henars, se trouvent maintenant la bibliothque de lUniversit de Madrid. Le commandement de larme et de la place fut laiss Don Pedro Navarro de Oliveto, qui fut remplac dans ce poste la fin de novembre par Ruy Diaz, en attendant le retour de Don Diego, nomm capitaine gnral de la ville dOran, de la place de Mers-el-Kbir et du royaume de Tlemcen. On voit, par ce dernier titre, que la conqute de la province tait dcide en principe. Le systme de loccupation tendue prvalait donc en ce moment ; ctait le seul qui ft logique, qui et permis lEspagne de sasseoir fortement dans le pays, et dy vivre commodment ; malheureusement pour elle, les conseillers du Roi hsitrent

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devant les premiers frais indispensables, et parvinrent sans peine persuader Ferdinand, trop enclin par nature lconomie, de se contenter de loccupation restreinte. Ce mode daction, qui consiste sinstaller dans les ports les plus importants, sans occuper le reste du pays, devait fatalement amener les vainqueurs jouer le rle dassigs perptuels, et leur coter beaucoup plus de sang et dargent quil net t ncessaire den dpenser pour conqurir jamais lAlgrie tout entire. La France en renouvela, trois sicles plus tard, la triste exprience, au dbut de sa conqute. Les premiers plans de Ximenez avaient t grandioses ; on devait laisser Oran une garnison de deux mille fantassins et de trois cents lances, y installer une colonie de six cents familles, astreintes au service militaire, et fournissant deux cents lances pour le dehors ; en change, elles recevaient des biens exempts de redevance. Trois Ordres militaires, organiss comme celui des Chevaliers de Saint-Jean de Jrusalem, devaient tre installs sur les ctes barbaresques ; Saint-Jacques, Oran ; Alcantara, Bougie ; et Calatrava, Tripoli. Presque tout cela allait rester ltat de projet. Cependant, Don Pedro Navarro(1), obissant aux ordres reus,_________________________ 1. Dans son Histoire de Bougie, publie en 1869 (t. XIII du Recueil de la Socit Archologique de Constantine), M. Fraud oppose aux allgations des historiens espagnols celles dun manuscrit indigne, auquel il semble donner la prfrence ; nous ne pouvons partager cette opinion. Daprs ce dernier document, le roi de Bougie se serait appel Abd-el-Azis, et aurait oppos aux envahisseurs une srieuse rsistance, qui aurait dur jusquau 25 mai 1510. Toutes ces assertions sont fausses ; nous savons dune faon certaine, par les lettres de Ferdinand le Catholique adresses don Pedro Navarro (mai 1510) et don Antonio de Ravaneda (23 octobre 1511) que les deux rois comptiteurs sappelaient Abdallah et Abd-er-Rahman ; il est galement prouv que la ville a t emporte demble, et presque sans coup frir ; sil en et t autrement, les vainqueurs eussent prfr se vanter dune lutte dont lissue avait t glorieuse pour eux, que de la dissimuler. Et, dailleurs, il sufft de comparer les dates pour tre assur de la vrit. Don Pedro Navarro part dOran le 1er janvier 1509 (il ne faut pas oublier que lanne commenait Pques), et deux inscriptions, encore existantes, nous apprennent, lune que la conqute date de 1509, et lautre, quelle eut lieu le jour de lEpiphanie (6 janvier). Or, Ferreras et Mariana nous disent que lArmada avait du subir des vents dfavorables et une tempte ; les quatre jours dintervalle entre le dpart et la prise de la ville suffisent donc peine la traverse, et il ne reste pas de place pour un sige, si court quil soit. En prsence de semblables preuves, appuyes par le tmoignage de contemporains, tels que

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tait parti dOran pour attaquer Bougie, avec quatorze mille hommes embarqus sur quinze vaisseaux, et stait empar de cette ville le 6 janvier 1509, presque sans coup frir, sil faut en croire les historiens espagnols ; selon une chronique indigne, la rsistance aurait, au contraire, t longue et sanglante ; il est difficile dy ajouter foi. Les habitants senfuirent dans la montagne, et la ville se trouva dserte ; il fallut avoir recours la diplomatie pour la repeupler. Le roi que les Espagnols venaient de dpossder se nommait Abd-er-Rahman ; il avait usurp le pouvoir sur MuleyAbdallah. Ces deux comptiteurs offrirent leur alliance Pedro Navarro, qui, aprs quelques hsitations, donna la prfrence Abdallah, dont les partisans rentrrent Bougie. Au mois de juin, la flotte royale se dirigea vers Tripoli, dont elle sempara aprs un combat sanglant. Ces victoires avaient produit un trs grand effet sur les populations africaines. Toutes les petites villes de la cte, qui craignaient le chtiment d leurs pirateries, demandrent traiter. Alger, Mostaganem, Cherchel, Dellys envoyrent en Espagne des prsents et des dputs chargs doffrir leur soumission ; Tens avait dj implor son pardon avant la prise dOran. Les conditions auxquelles ces places furent reues merci leur imposrent un tribut annuel, la reddition des captifs chrtiens, labandon des forteresses, lobligation dapprovisionner les garnisons selon un tarif convenu, et celle de fermer leurs ports aux navires hostiles lEspagne. Pour assurer lexcution de cette dernire convention, Alger dut livrer Don Pedro llot rocheux qui se trouvait situ une centaine de mtres en face de la ville ; celui-ci y fit construire une forteresse, le Peon dArgel, et y mit une garnison de deux cents hommes. Pendant ce temps, Don Diego tait revenu Oran pour y exercer sa charge ; il ny resta que quelques mois, et laissa le com_________________________ Lon lAfricain et dautres, nous estimons que le document prcit ne mrite aucune crance, et quil a t probablement forg de toutes pices pour flatter Torgueil des sultans de Labez et leur tablir des droits fictifs, lpoque (1555-1559), o lun deux, du nom dAbdel-Azis, voulut constituer en Kabylie un royaume indpendant, avec Bougie pour capitale.

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mandement Ruy Diaz ; celui-ci eut pour successeur Martin de Argote, qui resta en fonctions jusquen 1516, poque du retour de Don Diego, que le roi avait fait marquis de Comares en 1512. Ces premires annes se passrent en tentatives dorganisation et dextension dans la banlieue dOran ; il ny eut rien de trs remarquable ; peine peut-on signaler quelques razzias faites dans lintrieur pour se procurer des vivres, ou pour soutenir des tribus amies. Car, ds lorigine, les Beni-Amer et quelques autres groupes de tribus staient dclars en faveur des Espagnols, mcontents quils taient du joug des Sultans Zianites. Ceux-ci avaient, la vrit, envoy des prsents en 1512, et avaient promis dapprovisionner les troupes dOran et de Mers-el-Kbir ; mais ils se drobaient le plus possible leurs engagements, tant revenus de leur premire frayeur, en voyant que les chrtiens ne profitaient pas de leurs succs. Cette inaction fut dautant plus regrettable que, nulle part, les Espagnols ne montrrent plus dardeur et plus de bravoure ; les rcits de Marmol, de Balthazar de Morales et de Suarez, tmoins oculaires des faits quils racontent, nous reportent au temps des romans de chevalerie, et nulle lecture nest plus sduisante. Tantt cest Martinez de Angulo, qui, trahi par les auxiliaires arabes, pouvant encore battre en retraite, rpond : Les gens de ma maison ne tournent pas le dos, et combat un contre cent ; tantt cest Don Martin Alonzo de Cordova, qui se bat seul contre vingt ennemis, sen dbarrasse, et cependant, dit lhistorien, il fut blm de quelques-uns, parce que, dans la premire surprise, il avait tourn la tte en arrire, pour voir si lon ne venait pas son aide. Une autre fois, cest le capitaine Nuez de Balboa qui se conduit au Chabet-el-Lhm comme Lonidas aux Thermopyles ; enfin, toujours et partout, cest le courage port au del de toute expression. Et la fidlit de ces narrations saffirme par lexacte description de scnes semblables celles dont nous avons pu tre spectateurs pendant nos longues guerres dans les mmes contres. Avec quelle vrit ces vieux chroniqueurs nous dcrivent-ils les brillantes runions des goums, les promesses emphatiques et souvent trompeuses de fidlit, les ovations faites au vainqueur !

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La parcimonie du conseil royal, et les difficults qui rsultrent de la mauvaise organisation du dbut rendirent inutiles ces brillants efforts. Le Capitaine Gnral, qui avait le commandement suprme de larme et des fortifications, tait doubl dun Corrgidor Royal, sorte dintendant gnral et de gouverneur civil, qui tait charg dassurer la solde, les approvisionnements, et de rendre la justice aux colons installs Oran. Cela constitua deux pouvoirs rivaux, qui ne cessrent dtre en guerre jusquen 1535, moment o le Roi se rsolut supprimer les corrgidors(1). Ceux-ci se plaignaient des violences commises par les soldats sur les habitants, de linexactitude des tats de situation de larme ; ils affirmaient que les dpenses taient exagres, accusaient de concussion les gouverneurs et les commandants de place. Ces derniers remontraient quon les laissait sans vivres, sans artillerie, sans munitions, sans argent ; les plaintes sont journalires et viennent la fois de tous cts. Il est certain que ladministration montrait une incurie incomprhensible ; toutes les lettres, officielles ou prives, lattestent hautement. A Oran, on meurt de faim, et le marquis de Comares ne veut plus se mler de rien(2) ; Bne, les soldats nont plus de quoi acheter seulement une sardine y et, cependant, elles abondent(3) ; Bougie, on na pas manger, pas de poudre ; les canons sont plus dangereux pour les artilleurs que pour lennemi ; on doit dix-huit mois de solde aux troupes, qui dsertent pour aller aux Indes(4) ; Bne, les vivres dlivrs taient si mauvais que toute larme est malade(5) ; au Penon, on tait en train de mourir de faim, quand un vaisseau charg de bl est venu_________________________ 1. Voir les Documents indits sur loccupation espagnole, traduits par Elie de la Primaudaye dans la Revue africaine. Mmoire du corrgidor dOran (an. 1875, p. 153) ; lettre de lempereur (an. 1875, p. 284). 2. Loc. cit. Lettre dIsabelle de Fonseca (an. 1875, p. 161 ; lettre du docteur Lebrija limpratrice (an. 1875, p. 174). 3. Loc. cit. Lettre de Don Alvar de Bazan(an. 1875, p. 187) ; lettre de Pacheco lempereur (an. 1875, p. 275). 4. Loc. cit. Lettre de Ribera lempereur (an. 1875, p. 353) (an. 1877, p. 86) ; lettre de Juan Molina (an. 1877, p. 224). 5. Loc. cit. Lettre du marquis de Mondejar (an. 1876, p. 235) ; lettres dAlvar Gomez de Horrosco (El Zagal) (an. 1876, p. 243, et an. 1877, p. 220, 223).

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CHAPITRE PREMIER

schouer devant le fort. Tout va bien maintenant, crit le commandant, mais il ne faudrait pas continuer tenter Dieu(1). Et les mmes lettres ajoutent que les fortifications tombent en ruines, demandent pour les rparer de largent et des hommes, qui narrivent jamais ; sil en vient, ce sont des gens de rebut, qui dgotent les bons du service ; il nest pas jusquaux prtres quon envoie qui ne soient ignorants et de mauvaise conduite(2), dit le Capitaine Gnral, en en demandant dautres. Telle fut ladministration, depuis le commencement jusqu la fin : ce fut elle qui rendit invitable la perte de possessions si glorieusement acquises. La plus prouve dentre elles, et celle qui devait tomber la premire, fut Bougie ; nulle part, la garnison espagnole ne fut plus abandonne, plus dnue du ncessaire, soumise de plus frquentes attaques. Ds les premiers jours de loccupation, les Kabyles avaient entour la ville, qui subit un investissement permanent, peine interrompu par quelques sorties, auxquelles il fallut renoncer ; car elles cotaient trop cher, et lon avait trs peu de monde. Abd-erRahman(3) qui avait cherch un asile dans la Kabylie, y avait nou des intelligences avec les principaux chefs ; en mme temps, il implorait laide dun corsaire dj clbre par ses exploits, et qui devait tre le fondateur de la Rgence. Ctait Aroudj, qui stait install depuis quelques annes aux les Gelves, avec une flottille de douze galiotes, et une troupe dun millier de Turcs, qui taient venus volontairement se mettre sous les ordres de cet heureux aventurier. Il attendait avec impatience loccasion dintervenir dans les affaires des petits souverains de la cte, desquels il esprait obtenir, de gr ou de force, un bon port de refuge et un lambeau de territoire ; aussi ne se fit-il pas prier longtemps. Il arriva devant Bougie au mois daot 1512 avec tout son monde, dbarqua son canon, et se mit battre les fortifications espagnoles ;_________________________ 1. Voir lAppendice de la Cronica de los Barbarojas, de Gomara. (pices I, X, XI, XIII, XIV). 2. Loc. cit. Lettre de D. Pedro de Godoy (an. 1875, p. 183) ; lettres du comte dAlcaudete (an. 1877, p 27, 89, 93, 205). 3. Voir page 14, au sujet de la valeur du manuscrit arabe suivi par M. Feraud dans son Histoire de Bougie.

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Abd-er-Rahman lavait rejoint avec trois ou quatre mille montagnards. Au bout de huit jours, la brche tait ouverte, et lassaut allait avoir lieu, lorsquAroudj eut le bras gauche emport par un boulet. Le dcouragement se mit parmi les troupes, et le sige fut lev. Il recommena au mois daot 1514 ; les Turcs, bien approvisionns de munitions, ouvrirent un feu terrible et dmantelrent rapidement la place ; mais la valeur de la garnison supplait linsuffisance des murailles, et les assauts furent repousss avec des pertes sanglantes. Sur ces entrefaites, Martin de Renteria arriva au secours de Bougie avec cinq navires ; en outre, la fin de septembre avait amen les premires pluies, et les Kabyles quittaient larme assigeante pour aller faire leurs semailles. Il fallut quAroudj se retirt une seconde fois ; il se rfugia dans le petit port de Djigelli, o il se fortifia, pour y attendre une meilleure occasion de fortune. En 1515, lEspagne se trouvait donc matresse du rivage africain, depuis Melilla jusqu Bougie ; elle occupait Tripoli, qui allait bientt tre confi la garde des Chevaliers de Saint-Jean de Jrusalem, et Tunis se trouvait ainsi rduite lobissance ; dans lintrieur du pays, elle poussait ses colonnes victorieuses jusquau Djebel Amour, et recevait la soumission des BeniAmer, des Hamyan, des Ouled-Hali, Ouled-Khlifa, et dautres groupes importants. Il ne sagissait que de continuer, et, si une sage politique et su recueillir et conserver les fruits de la valeur castillane, il est hors de doute quelle et pu accomplir sans peine la conqute que ralisrent les Barberousse et leurs successeurs avec une poigne de soldats. Mais, absorb par dautres proccupations, le gouvernement de la Pninsule ne poursuivit pas le cours de ses succs, dont le rsultat imprvu fut ltablissement de la puissance turque sur le littoral africain de la Mditerrane.

CHAPITRE DEUXIMELES BARBEROUSSE ET LA FONDATION DE LODJEAC

SOMMAIRE : Origine des Barberousse. Leurs dbuts. tablissement en Kabylie. Les Algriens appellent Aroudj leur aide. Meutre de Selim et Teumi. Mcontentement des Algriens. Attaque de Don Diego de Vera. Lutte contre les Res indpendants et les petits souverains indignes. Aroudj est appel Tlemcen. Bataille dArbal et conqute du royaume de Tlemcen. Les Espagnols prennent parti pour Bou-Hammou. Prise de Kalaa et mort dIsaac. Sige de Tlemcen. Mort dAroudj.

Dans les premires annes du XVIe sicle, les populations des ctes de la Mditerrane parlaient avec terreur de quatre corsaires, que leurs exploits avaient rendus clbres, et autour du nom desquels stait dj forme une lgende. On les appelait les Barberousse ; leur origine tait discute, et, tandis que les uns en faisaient les fils dun capitaine turc, les autres des gentilshommes rengats de Saintonge, les mieux informs assuraient quils taient natifs de Mtelin, o leur pre exerait lhumble profession de potier. Ils se nommaient Aroudj, Kher-ed-Din, Elias et Isaac. Le premier, quoiquil ne ft pas lan, commandait aux trois autres ; il avait t, disait-on, fait captif par les Chevaliers de Saint-Jean de Jrusalem, dans un combat qui avait cot la vie Elias, et stait dlivr par un coup de merveilleuse audace(1)._________________________ 1. Nous navons pas cru devoir rapporter ici les lgendes fabuleuses dont limagination orientale sest plu embellir les premires annes dAroudj ; ces vasions miraculeuses, ces captures de vaisseaux quil aborde seul et la nage, ce don dubiquit, qui lui permet de vaincre sur plusieurs points la fois, tous ces contes enfin, ont t invents bien aprs lui. Il en est de mme des dcrets qui furent plus tard promulgus sous

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Depuis ce temps, les trois frres survivants faisaient aux Chrtiens une guerre cruelle. Leur renomme, et le bonheur qui accompagnait leurs entreprises, navaient pas tard attirer auprs deux dautres corsaires, qui taient venus se mettre sous leur commandement. En 1512, Aroudj disposait dj dune petite flotte de douze galres ou galiotes, et avait obtenu du Sultan de Tunis, dabord lentre de ses ports, et plus tard le gouvernement des les Gelves. Cest l qutaient venus le trouver les envoys dAbd-erRahman, pour le prier daider ce prince reconqurir Bougie. Nous avons vu quaprs le double insuccs de ses attaques, il stait retir Djigelli, dont les habitants, presque tous corsaires, lavaient accueilli avec joie. A peine install, il seffora dagrandir son pouvoir, en simmisant dans les affaires du pays. La Kabylie, qui navait jamais t que nominativement soumise aux souverains de Tunis, se trouvait, comme elle la toujours t, partage entre deux influences rivales, reprsentes par les groupes de tribus que spare lOued-Sahel. Les deux chefs indignes que les Espagnols nommaient les sultans de Labez (BeniAbbs) et de Kouko, taient presque perptuellement en guerre entre eux. Les dominateurs qui se succdrent en Algrie profitrent tous de cette rivalit, en salliant tantt avec lun, tantt avec lautre ; ils empchrent ainsi la cration dune confdration qui ft rapidement devenue plus forte queux. Aroudj prit dabord parti pour le sultan de Labez, et, en 1515, envahit le territoire de Kouko. Le combat eut lieu chez les Beni-Khiar ; il fut long et sanglant ; les armes feu des Turcs dcidrent la victoire de leur ct ; le sultan de Kouko prit, dit Hado, dans la bataille. Cependant, les Algriens supportaient avec peine le joug des Espagnols. La forteresse que Pedro Navarro avait btie devant_________________________ lautorit de son nom, une poque o la population ne savait plus que le fondateur de lOdjeac navait jamais eu le temps de lgifrer Alger, o il navait sjourn que quelques jours, au milieu des rbellions et des attaques du dehors ; en fait, la seule loi quappliqua jamais Aroudj, fut lautorit absolue dun chef de guerre.

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CHAPITRE DEUXIME

la ville les empchait de faire la Course et de recevoir les navires musulmans ; ctait la ruine pour eux. Le chef qui les commandait alors, Selim-et-Teumi, tait dun caractre faible et incertain ; quand il avait vu leffroi de ses sujets, il navait pas hsit se soumettre lEspagne ; quand il les vit mcontents, il sempressa de demander du secours Aroudj, et de le prier de venir dlivrer Alger de loppression des Chrtiens. Celui-ci, qui attendait depuis longtemps une semblable occasion, fit aux envoys de Selim un accueil favorable, et runit toutes les forces dont il pouvait disposer. Il envoya par mer seize btiments, sur lesquels il embarqua environ la moiti de ses Turcs, avec son artillerie et son matriel, et se mit en route en suivant la cte, la tte du reste de ses Ioldachs, au nombre de huit cents, et dun contingent denviron cinq mille auxiliaires Kabyles. Au lieu de sarrter Alger, il prit directement la route de Cherchel, o un de ses Res venait de fonder une sorte de petite souverainet. Il sempara de la ville sans aucune rsistance et fit immdiatement mettre mort son ancien compagnon, devenu pour lui un comptiteur dangereux. De l, il marcha sur Alger, o il fut reu par le prince et par les habitants comme un librateur. Aprs avoir plac quelques pices en batterie devant le Peon, il fit sommer le commandant de se rendre, en lui offrant une capitulation honorable. Ces propositions ayant t hautainement repousses par le brave officier qui commandait la garnison, Aroudj ouvrit le feu devant le fort ; mais la faiblesse de son artillerie ne lui permit pas dobtenir de rsultats srieux. Cet chec indisposa les Algriens, qui commencrent revenir de la haute ide quils staient faite de la valeur des janissaires ; leur mcontentement fut encore augment par la conduite des Turcs, qui se considraient comme en pays conquis, et traitaient les citadins avec leur arrogance et leur brutalit accoutume. Un commencement de rbellion ne tarda pas apparatre, et, pour y couper court, Aroudj se dcida supprimer celui qui devait en tre le chef naturel. Il fit trangler ou gorger Selim-et-Teumi dans son bain, et sempara du pouvoir de vive force. Les Turcs se rpandirent dans la ville, proclamrent leur chef Sultan, et terrifirent les habitants par

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de sanglantes excutions. En mme temps, ils envahissaient les campagnes voisines, quils soumettaient par la violence. Le mcontentement tait son comble ; le souverain de Tens avait insurg tout le pays, et le fils du prince assassin tait parti pour lEspagne, afin dimplorer le secours des chrtiens contre lusurpateur ; celui-ci continuait canonner le Peon, qui, priv deau et de vivres, tait forc de sapprovisionner de tout aux Balares(1). A lautomne de 1516, le cardinal Ximens fit dcider lenvoi dune armada de trente-cinq btiments, monts par plus de trois mille hommes, sous le commandement de Diego de Vera ; la flotte vint jeter lancre dans la baie dAlger, le 30 septembre 1516, un peu lest de lendroit o sleva plus tard le fort BabAzoun. Le dbarquement seffectua le lendemain, sur la plage voisine de lOued-Mracel(2). Malgr les conseils du gouverneur du Peon, Nicolas de Quint, le gnral engagea imprudemment tout son monde, sans assurer sa retraite, et occupa une ligne beaucoup trop tendue, depuis le rivage, jusqu lendroit o sleva plus tard la Casbah. Ses troupes, composes de recrues leves la hte et mal exerces, offraient peu de solidit. Aprs quelques escarmouches inutiles, le temps tant devenu trs mauvais, et les navires se trouvant en danger, Diego de Vera ordonna le rembarquement. Mais, peine avait-il donn le signal de la retraite, quAroudj sortit de la ville avec tout son monde, chargea vigoureusement les Espagnols en dsordre, les accula au rivage et massacra tout ce qui ne fut pas fait prisonnier ; sans le secours que fournit le gouverneur du Peon, pas un homme ne se ft chapp. Le dsastre fut, dit-on, augment par la tempte, qui fit prir la plus grande partie des btiments. En somme, celte expdition semble avoir t mal prpare et mal conduite ; toutefois, linsuccs de Don Diego navait pas t d uniquement son imprudence(3)._________________________ 1. Voir dans lAppendice de Gomara (d. c), les lettres de Nicolas de Quint, gouverneur du Peon (pices I. X XIII. XIV.) 2. Voir dans lAppendice de Gomara (d. c.) ; les instructions de Diego de Vera, et la lettre de Nicolas de Quint (pices XIX et XXI ) 3. Diego de Vera lut cruellement raill de sa dlaite son retour en Espagne,

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CHAPITRE DEUXIME

Il comptait sur le concours du souverain de Tens, Muley-bouAbdallah, qui tait entr en relations depuis quelque temps dj avec le marquis de Comares, gouverneur dOran, et lui avait promis une aide efficace. Bien que ce prince eut manqu de parole aux Chrtiens, Aroudj rsolut de faire un exemple sur celui qui, tant le plus puissant des petits chefs indignes, pouvait fomenter la rvolte des Mehals contre les nouveaux venus. Laissant son frre Kher-ed-Din gouverner Alger pendant son absence, il se porta la rencontre de lennemi avec quinze cents janissaires ou Mores dEspagne, arms, de mousquets, et un nombreux contingent kabyle, et sempara tout dabord de Mda et de Miliana. La grande bataille eut lieu sur lOued Djer, cinq lieues environ de Blida ; la supriorit de larmement des loldachs dcida la victoire en leur faveur, et lennemi fut poursuivi lpe dans les reins jusqu Tens, o les vainqueurs entrrent sans rsistance. Aroudj ne sy trouvait que depuis peu de jours, lorsquil reut la visite de quelques habitants notables de Tlemcen, qui venaient le prier de les aider chasser lusurpateur Bou-Hammou, contre lequel un parti nombreux stait form, depuis quil avait fait sa soumission lEspagne. Son neveu, Bou-Zian, stant mis la tte des mcontents, avait t battu et emprisonn dans le Mechouar, do il appelait les Turcs son aide. Barberousse, comprenant bien vite les avantages quil pourrait tirer de cette intrigue, et toujours dsireux daccrotre sa puissance, se mit immdiatement en marche, et, tout le long de la route, accrut son arme de nombreux volontaires, que lui valurent la haine quinspirait Bou-Hammou, et peut-tre aussi lespoir du pillage de la riche ville de Tlemcen. Sur son passage, il sempara de la Kalaa des Beni-Rachid, et, pour assurer, au besoin, sa retraite vers Alger, il y laissa son frre Isaac avec une garnison denviron trois cents mousquetaires. Arriv dans la plaine dArbal, il y rencontra larme ennemie, forte de six mille cavaliers et de trois mille fantassins, la mit en_________________________ et une chanson satirique lui reproche de stre laiss battre par un manchot.

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complte droute et la poursuivit jusqu Tlemcen, dont les habitants lui ouvrirent les portes ; le vaincu se sauva Fez, et se rendit ensuite Oran, o il demanda du secours lEspagne. Aroudj sinstalla dans le Mechouar, occupa fortement la ville, et fit peser sur les Tlemcniens un joug qui ne tarda pas leur faire regretter leurs anciens matres ; la tradition veut que, dans le mme jour, soixante-dix princes zianites aient t noys par ses ordres dans un vaste rservoir qui existe encore aujourdhui. En mme temps quil consolidait son pouvoir par ces sanglantes excutions, il envoyait des dtachements occuper les points principaux du voisinage. Cest ainsi quil mit garnison dans les villes dOuchda, Tibda, et quil rduisit lobissance les Beni-Amer et les Beni-Snassen, auxquels il imposa des tributs en nature, qui lui servirent approvisionner sa nouvelle conqute, dans laquelle il sattendait dj tre assig ; car il avait tout de suite appris que Bou-Hammou stait rendu auprs du marquis de Comares et quil avait implor son secours, en faisant acte de vassalit envers le roi dEspagne. Pour sassurer un appui contre lattaque quil craignait, il contracta alliance avec le sultan de Fez(1) ; en mme temps il faisait rparer toutes les fortifications de la ville. Cependant le gouverneur dOran venait de recevoir dEspagne une arme de dix mille hommes, destins reconqurir la province. Ce ntait pas sans peine quil avait obtenu ces forces du Conseil Royal ; il avait fallu quil reprsentt nergiquement le danger que faisait courir aux nouvelles possessions ltablissement de la domination turque, et la ncessit dans laquelle on se_________________________ 1. A en croire les historiens espagnols, ce trait aurait exist ; et quelques-uns ajoutent mme, quau moment o Aroudj fut tu, le sultan de Fez arrivait avec son arme par la route de Melilla ; ces assertions me laissent fort douteux, et je ne me rends pas compte de la conduite de ce prtendu alli, qui laisse assaillir les Turcs dans Tlemcen pendant six mois, quelques pas de lui, sans leur porterie moindre secours, alors quune simple dmonstration et suffi pour faire abandonner la partie aux Espagnols, dont les forces ntaient pas assez considrables pour affronter une attaque semblable celle que les Marocains eussent pu diriger contre eux. Jusqu preuve contraire, il est permis de croire quil ny eut quun projet dalliance auquel le prince de Fez ne donna aucune suite ; on ne voit pas, du reste, quel intrt il aurait eu favoriser ltablissement de ces nouveaux voisins, qui taient aussi redoutables pour lui que pour les Chrtiens.

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CHAPITRE DEUXIME

trouvait dtre les matres dans lintrieur, si on voulait assurer lautorit sur les ctes. Il fit dabord partir son lieutenant, Don Martin dArgote, avec une troupe de trois cents hommes choisis ; ce vaillant capitaine tait accompagn par Bou-Hammou, auquel vinrent se joindre ds les premiers jours Une partie des tribus de lintrieur, que la tyrannie et linsolence des Turcs avait exaspres. Argote se dirigea sur la Kalaa des Beni-Rachid, quil investit et dont il poussa activement le sige : Isaac se dfendit avec vigueur et obtint dabord quelques succs ; enfin, ayant perdu plus des deux tiers de son monde, il demanda capituler, et obtint la permission de se rendre Tlemcen avec armes et bagages ; mais, peine tait-il sorti du fort, que les Arabes de Bou-Hammou se prcipitrent sur les Turcs, et les gorgrent, au mpris du trait conclu. Ces faits se passaient la fin du mois de janvier 1518. Trs peu de temps aprs, le marquis de Comares dbarquait ses troupes Rachegoun et marchait de l sur Tlemcen, dont il entreprenait immdiatement le sige. Ce fut une longue et sanglante expdition ; Aroudj se dfendit pied pied pendant plus de six mois ; lorsque les remparts furent tombs aux mains des Espagnols, il se barricada dans les rues ; forc dans cette nouvelle dfense, il senferma dans le Mechouar, et continua y braver lennemi, esprant toujours voir arriver le sultan de Fez et son arme. Les Tlemcniens, dj mcontents des exactions de ceux quils avaient imprudemment appels chez eux, voyant leurs maisons scrouler chaque jour sous le feu des canons du marquis, privs de vivres, attendaient avec impatience la dfaite des Turcs, et ne cherchaient quune occasion de les trahir. Ceux-ci taient rests abandonns au nombre denviron cinq cents ; car, ds que les vnements avaient pris mauvaise tournure, les goums arabes et les Kabyles avaient dsert chacun de leur ct. On tait arriv au jour de la fte dEs-Srir ; loccasion de cette solennit, les habitants demandrent quil leur fut permis de venir faire leurs dvotions dans la mosque du Mechouar, dont lentre leur fut accorde. Aussitt quils eurent franchi lenceinte, tirant des armes caches sous leurs burnous, ils se prcipitrent sur les Turcs sans dfiance, et

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en firent un terrible massacre. Ceux-ci, revenus de la premire surprise, ripostrent nergiquement, et les chassrent de la citadelle, en les chtiant durement de leur rbellion ; mais leurs pertes avaient t trs grandes. Le soir, Aroudj, voyant quil ne lui restait que quelques hommes valides, et que la position tait insoutenable, se dcida la retraite. Son objectif tait de traverser par surprise larme ennemie et de gagner marches forces le bord de la mer, o il eut pu attendre les vaisseaux que son frre Kher-ed-Din net pas manqu denvoyer son secours. Il sortit donc au milieu de la nuit par une poterne, emportant avec lui les riches trsors des rois zianites, traversa sans encombre les lignes espagnoles, et prit rsolument la route dAin-Temouchent. Le marquis, inform de sa fuite quelques heures aprs, lana sa poursuite un dtachement de cavaliers ; quelque hte que ft cette petite troupe, elle natteignit les loldachs que le lendemain au soir, entre le marabout de Sidi-Moussaet le gu du Rio-Salado(1). Les Beni-Amer, runis dans le voisinage, attendaient lissue du combat, prts fondre sur celui qui serait vaincu. Aroudj, se voyant serr daussi prs, nayant plus avec lui quune poigne de loldachs, essaya de ralentir la poursuite de lennemi en faisant semer sur le chemin les trsors quil avait emports ; cet expdient ne lui servit rien ; lalferez Garcia de Tineo, la tte de quarante-cinq hommes, le chargea bravement, et le contraignit de senfermer dans les ruines dune vieille forteresse, o il se retrancha, et tint ferme. Aprs un combat meurtrier, tous les Turcs furent successivement tus et dcapits. Aroudj, quoique manchot, combattit comme un lion, et fut tu par lalferez lui-mme, qui lui coupa la tte, et la rapporta triomphalement Oran ; le vtement de brocart dor que portait le clbre corsaire fut converti en une chape dglise, et fit longtemps partie du trsor du monastre Saint-Jrme de Cordoue. Cest ainsi que prit_________________________ 1. Le lieu exact de la mort dAroudj est encore contest ; pendant longtemps, sur la foi dHado et du Dr, Schaw, on la plac au Rio-Salado ; une thorie moderne a transport le thtre de ce tragique vnement au pied des montagnes des Beni-Snassen, sur la route de Fez ; les deux thses ont t soutenues dans la Revue africaine (an. 1860, p. 18 et an. 1878, p. 388.)

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CHAPITRE DEUXIME

le fondateur de la Rgence ; il tait g de quarante-quatre ans environ, et ne laissait pas de postrit. Presque tous les historiens, se copiant les uns les autres, nont considr en lui quun chef de bandits ; il existe peu de jugements aussi faux que celuil. Le premier des Barberousse fut un hardi soldat de lIslam, qui fit sur mer une guerre impitoyable aux ennemis de son souverain et de sa foi ; il la fit sans scarter des procds alors en usage, et ne se montra ni plus, ni moins cruel que ceux quil eut combattre. Lorsque ses premiers exploits lui eurent permis de runir sous son commandement des forces suffisantes pour tenter quelque chose de grand, il profita habilement de lanarchie qui rgnait dans le nord de lAfrique pour y fonder un empire. Le seul moyen den assurer la dure tant lexpulsion des Chrtiens, il les attaqua dans la personne de leurs allis et de leurs vassaux, afin de les rduire ne plus tirer de vivres et de secours que de lEspagne. Ses dbuts avaient t heureux, et la conqute des provinces de lOuest allait lui permettre dacculer la mer lenvahisseur tranger, lorsquil succomba sous la dfection de ses allis, amre