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LE ROI À LA ROCHELLE ET LE DIABLE À NIORT : LE PROCÈS DE LA MALADIE PRODIGIEUSE DE PIERRE CREUSÉ (1628) Je suis ici au milieu de l’hiver dans les pluies continuelles, au sortir d’une grande et périlleuse maladie, agissant moi-même en tous les endroits, n’épargnant ni ma personne ni ma santé, et tout cela pour réduire en mon obéissance mes sujets de La Rochelle, et ôter à tout mon royaume la racine et la semence des troubles et émotions qui l’oppriment et l’affligent depuis soixante ans. Au lieu que chacun devroit contribuer du plus secret et plus précieux de ses moyens pour avancer un dessein si louable et si utile à l’Etat, on empêche que je ne sois secouru, on épouvante ceux qui le peuvent faire... Louis XIII à Mathieu Molé, novembre 1627 in Mémoires de Mathieu Molé, tome 1, Paris, 1865, p. 474 Tu remarqueras encores, que les plus particulières questions qu’on fait des sorciers, se peuvent traitter en ceste histoire. Ce seroit esclairer le Soleil, que de vouloir chercher du tesmoignagne pour t’assurer de sa vérité : les actes publics forceroient ta créance, quand elle seroit contraire, et tu n’en douteras plus, lors que ie t’auray dit qu’elle est arrivée dans Niort ville de Poictou, assez cognue en France et ès provinces estrangères à cause de ses foires royalles, et du temps de ce memorable siege de La Rochelle, dont le succez est un miracle, aussi bien que celuy que tu vas voir. Avertissement au lecteur, Histoire admirable de la maladie prodigieuse de Pierre Creusé..., Niort, 1630, p. 4 Le Poitou connut aux XV e et XVI e siècles de nombreuses affaires de sorcellerie et d’envoûtements. L’historien Robert Favreau cite dans

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  • LE ROI LA ROCHELLE ET LE DIABLE NIORT : LE PROCS

    DE LA MALADIE PRODIGIEUSE DE PIERRE CREUS (1628)

    Je suis ici au milieu de lhiver dans les pluies continuelles, au sortir dune grande et prilleuse maladie, agissant moi-mme en tous les endroits, npargnant ni ma personne ni ma sant, et tout cela pour rduire en mon obissance mes sujets de La Rochelle, et ter tout mon royaume la racine et la semence des troubles et motions qui loppriment et laffligent depuis soixante ans. Au lieu que chacun devroit contribuer du plus secret et plus prcieux de ses moyens pour avancer un dessein si louable et si utile lEtat, on empche que je ne sois secouru, on pouvante ceux qui le peuvent faire...

    Louis XIII Mathieu Mol, novembre 1627 in Mmoires de Mathieu Mol, tome 1, Paris, 1865, p. 474

    Tu remarqueras encores, que les plus particulires questions quon fait des sorciers, se peuvent traitter en ceste histoire. Ce seroit esclairer le Soleil, que de vouloir chercher du tesmoignagne pour tassurer de sa vrit : les actes publics forceroient ta crance, quand elle seroit contraire, et tu nen douteras plus, lors que ie tauray dit quelle est arrive dans Niort ville de Poictou, assez cognue en France et s provinces estrangres cause de ses foires royalles, et du temps de ce memorable siege de La Rochelle, dont le succez est un miracle, aussi bien que celuy que tu vas voir.

    Avertissement au lecteur, Histoire admirable de la maladie prodigieuse de Pierre Creus...,

    Niort, 1630, p. 4

    Le Poitou connut aux XVe et XVIe sicles de nombreuses affaires de sorcellerie et denvotements. Lhistorien Robert Favreau cite dans

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    son tude rgionale sur la question1 laveu dun avocat de lvque de Poitiers au Parlement de Paris en 1446 :

    que la matiere de sortilege pulule s contres de par del trop fort, et en ala, que pris que pugnis, plus de cent.2

    Les procs poitevins les plus clbres furent bien entendu ceux de Gilles de Rais Nantes en 1440 et dUrbain Grandier Loudun en 1634, entre les deux celui aussi conserv dAndre Garaude, brle Bressuire en 14753. Durant toute la priode ainsi considre, les chroniques et archives du temps4 auront encore laiss aux historiens de nombreux autres cas de sorciers et sorcires jets dans les cachots de la justice royale, parfois brls ou molests mort par la populace, le plus souvent dans les zones les plus rurales de la gnralit de Poitiers. La fameuse correspondance dAubign avec le mdecin Baillif de la Riviere5 tmoigne aussi de cette prsence diabolique dans les campagnes

    1. Robert Favreau, La Sorcellerie en Poitou la fin du Moyen ge , [in] Bulletin de la Socit des Antiquaires de lOuest, 4e srie, tome XVIII, 2e trimestre 1985, p. 133-154. On peut aussi consulter la plus courte tude dmilien Travers, La sorcellerie en Poitou , [in] Cahiers semestriels du Centre dtude Pr- et Proto-historique, cole pratique des hautes tudes, nouvelle srie, numro double 9-10, dcembre 1970 juin 1971, p. 43-56. 2. R. Favreau, op. cit., p. 150. La sorcellerie en Poitou a mme suscit la rdaction au XVe sicle de deux traits spcialistes comme celui dun thologien de lUniversit de Poitiers, chanoine de la cathdrale de Saintes, Pierre Mamoris, Flagellum maleficorum, 1490 (une dition en 1621 !) ou bien auparavant celui de Jean Vincent, prieur de Moutiers-sur-le Lay (Vende), auteur dun Adversus magicas artes et eos qui dicunt artibus eisdem nullam inesse efficaciam (ms latin BN 3446, fol 12-35). 3. Archives Dpartementales des Deux-Svres (dsormais ADDS) E 1702, fol. 58 62. Publi par Henri Gelin, cf note sq. Et le juriste Ren Filhol, Procs de sorcellerie Bressuire (aot-septembre 1475) , [in] Revue historique du droit franais et tranger, 42me anne, 1964, p. 77-83. 4. Le Journal de Guillaume et Michel Le Riche publi Niort en 1846 par La Fontenelle de Vaudor numre une dizaine daffaires de ce type survenues dans le Saint-Maixentais dans les annes 1580, dont certaines expdies par le pote Nicolas Rapin, alors Lieutenant du Prvt des marchaux de la Vice-Snchausse du Poitou. Cf Gelin, op. cit., p. 310-311. 5. Lettres III VII ses enfants touchant quelques poincts de diverses sciences , [in] uvres dAgrippa dAubign, dir. H. Weber, Paris, Gallimard, 1969, p. 835-851. On y trouve lvocation du Muet de la Chevrelire (un village situ entre Melle et Sauz-Vaussais dans lactuel Deux-Svres), sorte de devin moiti sorcier dont le pote stait fait un temps un familier. Sur la sensibilit magique dAubign, on peut se reporter aussi ma contribution oblique Les Epiphanies structurantes de la mre, du dmon et

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    poitevines et de lextrme proccupation des lites quant lexplication, naturelle ou surnaturelle, des phnomnes et des dsordres qui leur sont attachs, selon que lon tenait opinion du mdecin allemand Jean Wier ou bien de celle du juriste franais Jean Bodin6.

    Dans le courant de lanne 1630, Niort, les amateurs de livres et de nouvelles imprimes pouvaient trouver au banc des libraires un petit in-87 anonyme dont le contenu, par dun titre racoleur, paraissait propre rveiller bien des passions, sans doute des haines recuites, mais surtout briser la relative paix civile et religieuse quon sefforait laborieusement de maintenir depuis neuf ans entre la communaut catholique et la forte minorit rforme de la ville8. On veut croire les archives existantes sont muettes ce sujet quil a d tre saisi ou

    de lhomme de Dieu dans la mise en mmoire de la jeunesse du pote Agrippa dAubign et leur topique poitevine , [in] Triages, Revue littraire et artistique, Tarabuste ditions, 2004, p. 21-35. 6. Jean Wier (De praestigiis daemonum et incantationibus et veneficiis, 1563) va ouvrir la voie aux diagnostics mdicaux des maladies nerveuses, des crises pileptiques et neurasthnies et mlancolies diverses. Lhistorien Robert Mandrou fait une bonne mise au point sur le sujet dans son ouvrage Magistrats et sorciers en France au XVIIe sicle, Plon, 1968. Quant la Dmonomanie des sorciers de Bodin, bible des magistrats exorciseurs du temps, publi en 1580, il fera les beaux jours de nombreux imprimeurs durant plusieurs dcennies, sous le manteau mme de fausses adresses comme celle de Niort publi en 1616 par un certain David du Terroir, imprimeur dguis peut-tre Lyonnais. 7. Limpression a t attribue Jean Bureau, install Niort au plus tt dans le courant de lautomne 1627. Sur Jean Bureau, imprimeur particulier de Duplessis-Mornay, quelques lments biographiques ont t rapports dans notre article paru dans Cahiers dAubign-Albineana 18, Le dsert du bouc et la forest du pape : gographie de la contrainte et topique de la rsistance , p. 497-518. Le 25 fvrier 1631, Jean Bureau passait un march avec le marchand papetier de Ruffigny, Pierre Delavault, pour 60 rames livrer le mois suivant dans sa boutique Niort, voir Arch. Dp. Deux-Svres 3 E 277 Aaron Sabourin. Ruffigny, entre St Maixent et Niort, possdait un moulin papier sur la Svre niortaise. Les Bureau chercheraient plus tard se lapproprier. Jean Bureau ne jouira pas longtemps de son emprise sur le moulin de Ruffigny. Il mourra en effet le 25 mai 1632 (voir Registre protestant 4 E2 202/2). 8. Ce qui parat surprenant, cest que Bureau avait dj t sanctionn par le Lieutenant gnral du Poitou le 28 juin 1627 pour avoir imprim la Fort-sur-Svre, dans le chteau de la famille du Plessis-Mornay, les pices dune controverse tenue du 26 au 30 mars 1627 au chteau voisin de Pugn, entre le pasteur de Vaudor et un prdicateur capucin. Cf Louis Desgraves, Rpertoire des ouvrages de controverse entre Catholiques et Protestants en France 1598-1685, Genve, Droz, 1984-1985, tome 1, p. 408-410, notice 3486.

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    empch dans sa diffusion au moins en les murs . Mme si les impressions niortaises du XVIIe sicle autres que les psaumes partagent la caractristique davoir laiss des vestiges plutt rares, a fortiori cet ouvrage de 123 pages ne pouvait que le devenir davantage. Connut-il un second tirage dans le cours de lanne suivante, ou bien, comme lavance le bibliographe Henri Clouzot9, subit-il, en cours dimpression, des modifications sur le marbre qui lui auraient laiss dcouvrir ladresse de Niort et supprimer le discours gnant dun pasteur, le livre est en effet rarissime. Pour cette raison peut-tre, il a t ignor de tous les spcialistes des affaires de sorcellerie10 et na jamais fait lobjet daucune mention srieuse dans les chroniques et histoires locales du XIXe sicle, pourtant fort gourmandes danecdotes ou de faits singuliers, lexception toutefois dune adaptation trs librement et savoureusement amplifie publie dans le Grand Almanach du cultivateur pour lan 184611. Nous y reviendrons. Voici donc le titre complet de ldition originale :

    HISTOIRE ADMIRABLE // DE LA MALADIE // PRODIGIEUSE DE // PIERRE CREUSE, ARRIVEE // en la Ville de Niort : // Avec un Plaidoy de lAdvocat du Roy // de ladite ville sur le subiet de ladite // maladie, & la sentence interue- // nue sur ledit Plaidoy ; Ensem- // ble les certificats des Me- // decins & Chirurgiens // dudit lieu. [s.l.], M.DC.XXX. [1630].

    9. Henri Clouzot, Notes pour servir lhistoire de limprimerie Niort et dans les Deux-Svres, ...voir infra note 12. La mention contenue dans lexemplaire interfoli de Clouzot conserv dans le fonds poitevin de la Mdiathque de Niort a t publie dans la rdition de 1994. 10. Une trs brve mention de 12 lignes toutefois dans ltude dHenri Gelin, Un procs en sorcellerie : Andre Garaude, de Noirlieu, prs Bressuire brle vive le 21 septembre 1475 , [in] Procs-verbaux, mmoires, notes et documents de la Socit Historique et Scientifique des Deux-Svres, 5e anne, Niort, 1909, p. 309-325. Lun des premiers albinens de Niort diagnostique chez Creus lhystro-dmonopathie (p. 311-312), ainsi nomme en 1863 par un certain docteur A. Constans. 11. dits par lavocat-laboureur Jacques Bujault (1771-1842), ces almanachs taient imprims Niort chez Morisset et vendus par la librairie Clouzot. Leur vise ducative tait soutenue par des opinions franchement rpublicaines et plutt rationalistes. Leur diffusion plus de 500 000 exemplaires connut une vogue extraordinaire durant plusieurs dcennies dans les campagnes du Centre-Ouest. Cf. Jacques Renault et Jeanne Philippe-Levatois, Jacques Bujault avocat-laboureur, Niort, librairie Comte, 1943.

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    Deux exemplaires sont seuls connus et appartiennent deux collections publiques, lun la Mdiathque de Niort12, lautre la Bibliothque Sainte-Genevive13 Paris. Ils ont t tous deux signals pour la premire fois en 1891 dans louvrage rudit dHenri Clouzot sur les imprimeurs et libraires de Niort et des Deux-Svres14 ; dix ans auparavant, le savant diteur niortais Lopold Favre avait jug intressant den publier une version adapte et copie curieusement sur le modle de lexemplaire parisien15. Dans son introduction, Favre dcouvre ses lecteurs un point de vue moderne et inform de ces phnomnes pathologiques comme la folie, lpilepsie, la rage, la catalepsie, lhystrie qui semblaient avoir une cause surnaturelle attribue un esprit malfaisant qui stait introduit dans le corps du malade. De l le nom de possd... . Il ramasse toutes les observations que son contemporain Charcot et son quipe de la Salptrire avaient commenc de publier :

    Aujourdhui que nous connaissons le caractre naturel et lorigine physique des maladies, nous savons que les affections nerveuses sont produites par une imagination mal quilibre ou par une motion violente. Une haine sourde, une aversion concentre contre une personne, dterminent, parfois, une aberration qui amne lobsession de personnages imaginaires, avec lesquels le malade tablit des dialogues o dominent la crainte et lirritation. Les tmoins de ces accs en sont dautant plus effrays que les intonations de la voix du maniaque sont aussi varies que les sensations qui dominent son esprit. De l ces cris, ces sons bizarres ; puis, comme la mmoire est fortement ravive, elle

    12. Mdiathque Niort Rs. P 65 E. 13. B. Ste Genevive Z 8 1087, inv. 3228/8 Rs. Cet exemplaire, qui ne comprend pas le tmoignage du pasteur Jacques de Coignac, est bien le deuxime tirage : sa date est corrige avec un I compost la droite du troisime X. Il comprend aussi un certain nombre de corrections. Cest apparemment le seul exemplaire qui ait t consult par Louis Desgraves, [in] Rpertoire bibliographique des livres imprims en France au XVIIe sicle, tome VI, Koerner, 1982, p. 155, notice 72. 14. Cf. Henri Clouzot, Notes pour servir lhistoire de limprimerie Niort et dans les Deux-Svres, nouvelle dition revue et augmente par Erick Surget, ... Niort, Socit Historique et Scientifique des Deux-Svres, 1994. Notice 136, p. 122. 15. Histoire admirable de la maladie prodigieuse de Pierre Creus arrive en la ville de Niort en 1628, avec une introduction de L. Favre, Niort, Typographe de L. Favre, 1881, 84 p.

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    reproduit des mots en langues trangres, cho dun lointain souvenir...

    Et de citer lexemple des Ursulines de Loudun survenu seulement deux ans plus tard. La lecture scientiste du phnomne nempche pas lditeur catholique et monarchiste Lopold Favre16 de conclure paradoxalement par un article de foi :

    Dieu nous a entours de phnomnes inexplicables, comme pour nous prouver que notre superbe et prsomptueuse raison, dont nous sommes si fiers, a de bien faibles limites.

    certains gards, ce prudentiel et saint avis stait retrouv 250 ans auparavant sous la plume des autorits juridiques, mdicales, et religieuses commises lapprciation des symptmes spectaculaires (le mot nest pas trop fort) dont avait t afflig le fils adolescent dun riche marchand protestant de Niort entre le 28 janvier et le 9 avril 1628. Ils produisent en effet un discours nous le verrons plutt prudent, distance du trs net parti pris de lauteur de lHistoire. Quant lautorit judiciaire, elle statue fermement sur un doute qui ne doit pas profiter des accuss, ces derniers ayant eu le front den appeler la justice du Roi.

    La maladie de Pierre Creus survient en effet dans une ville dont les habitants vivent depuis prs de dix ans en tat larv de guerre civile.

    Contextes de lHistoire admirable de la maladie prodigieuse les phnomnes hystriques ou pithiatiques doivent avoir pour proprit de dpendre essentiellement dans leur apparition, leur dure, leur forme, leur disparition, du milieu psychique o vivent les sujets suggestionnables dont la prdisposition maladive est susceptible dtre mise en jeu par tel ou tel spectacle, tel ou tel propos.17

    Le livre au cur dun conflit confessionnel et dun mal contagieux

    Anonyme et sans adresse, sans autorisation ni privilge, le livre ressemble par certains aspects lun de ces canards de la priode

    16. Lopold Favre imprimait entre autres la Revue de lOuest, quotidien rgional anti-rpublicain. 17. Jean Babinsky, [in] le Progrs mdical, 1909, cit par Gisle Harrus-Rvidi, LHystrie, ... voir plus loin.

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    dcrits par Annie Parent-Charon18 daprs les travaux fondateurs de Jean-Pierre Seguin19. Il en a pris le format le plus courant (in-octavo), le titre accrocheur de l Histoire admirable et prodigieuse... , lun des thmes de prdilection (lensorcellement et la diablerie constituent, avec en moyenne 12% des cas, le quatrime type dvnements rapports par ces occasionnels)20 ; il en a mme emprunt le procd dattestation de vracit ainsi que le rappelle Annie Parent-Charon :

    Les auteurs, pour la plupart anonymes, sont donc particulirement soucieux de prouver lauthenticit des faits rapports. Arrts et sentences des cours de justice, annonces ds le titre (et cest bien le cas ici), sont, [...] longuement cits (sic) dans le cours du rcit ; il en est de mme des dclarations de tmoins qui, par leur rang et leur tat, sont toutes personnes dignes de crance . On nhsite pas aussi accumuler les dtails, dates, noms propres...

    Dans ce registre, lauteur de lHistoire admirable de la maladie prodigieuse... a paru vouloir se contenter dun simple certificat de notabilit confr dans son Avertissement aux foires royales de la ville, car donner une abondance de tmoignages laffaire raconte

    18. Annie Parent-Charon, Canards du sud-ouest , [in] Le livre entre Loire et Garonne : 1560-1630, un outil de guerre, de paix et doubli , Actes du colloque de Niort-Maillezais, 27-28 mai 1994, Cahiers dAubign-Albineana 9, Niort, 1998, p. 95-109. La plupart des canards contiennent entre 13 et 16 pages, un nombre infime denviron 5% double peine ce volume. Limpression niortaise compte 15 cahiers et 2 feuilles in-8. 19. Jean-Pierre Seguin, Linformation en France avant le priodique : 517 canards imprims entre 1529 et 1631, Paris, 1964. 20. Aprs les crimes et excutions capitales, les apparitions clestes et les catastrophes naturelles. Robert Mandrou, op. cit., p. 24 sq. cite plusieurs canards sur la priode qui nous intresse et dont le titre offre ces mmes adjectifs vendeurs . Nous soulignons : Apparition admirable et prodigieuse du diable advenue en la personne de Jean Helias laquais du sieur dAndigner, le 1er jour de lan 1623, au faubourg St Germain... Paris, 1623, 8 p. ; Discours admirable du diable, lequel pensant avoir tromp un notable marchand de Tholose, se trouva lui-mme deceu par providence divine, Paris, 1625, 16 p. ; Histoire prodigieuse nouvellement arrive Paris dune jeune fille agite dun esprit fantastique et invisible... Paris, 1625, 16 p. ; Histoire vritable et prodigieuse sur la vie, la mort et punition dun homme qui a t condamn par arrt tre pendu et trangl et puis brl []) et qui le diable a tordu le cou tant sur lchelle, Paris, 1627, 16 p. ; Rcit vritable des choses tranges et prodigieuses arrives en lexcution de trois sorciers et magiciens dffaits en la ville de Limoges... Bordeaux, [1630], 16 p., etc.

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    et valu pour lui , dit-il comme esclairer le soleil ! Par ailleurs, il est plutt assez bien imprim, dans une langue matrise21 par un auteur certainement instruit.

    Et la question se pose donc demble de la destination de cette Histoire admirable. Isabelle Sagot, dans sa passionnante thse sur les honorables hommes de Niort au XVIIe sicle22, avait exhum du tabellionnage de la ville non seulement les traces de linlassable activit du pre de ladolescent mis en scne par le livre, mais aussi celles de la plupart des protagonistes dont un certain nombre de notables, mdecins, notaires, avocats, pasteurs, tous tmoins et parfois acteurs du drame. Ayant mme consacr quelques pages cet trange fait divers23, elle a t ainsi la premire inscrire le livre dans lun des champs indits de lhistoire sociale niortaise et poitevine. Pourtant, la famille Creus, essentiellement enracine Chtellerault et Niort, et dont les dernires branches calvinistes ont migr en Angleterre ds la fin du XVIIe sicle, tait depuis longtemps bien connue des gnalogistes24 ainsi que des historiens du protestantisme. Limpression de lHistoire admirable.., deux ans peine aprs les faits, alors que tous ses acteurs vivaient encore sur place, lexception du jeune malade dfinitivement rfugi, semble-t-il, chez un oncle chtelleraudais, parat donc relever dune intention beaucoup plus nuisible qudificatrice. Par ailleurs, seule la consultation des registres de catholicit rvle laspect confessionnel

    21. Quelques passages sont entachs cependant de coquilles (Le Goust pour Fraigneau, p. 5 ; doigts pour dents, p. 91) et dune plage dincorrections grammaticales, p. 115 o la concordance des temps nest pas respecte. Une main du XIXe sicle a rpar lencre ces fautes dans lexemplaire de Niort. 22. Isabelle Sagot, Les Honorables hommes Niort au XVIIe sicle : contribution ltude des groupes intermdiaires dans la socit urbaine dancien rgime, thse de lUniversit de Bordeaux, sous la direction du professeur Paul Butel, Universit Michel de Montaigne Bordeaux III, dcembre 1999. Sur Anthoine Creus, honorable homme , consulter les p. 464-476. 23. Isabelle Sagot, Les Honorables hommes Niort..., ibid. p. 471-474. 24. En 1991, nous avions apport une aide aux recherches de M. Jean-Jacques David, gnalogiste de lEure, qui avait entrepris une recherche exhaustive sur le berceau niortais de cette importante famille aux nombreuses ramifications pour le compte dun lointain descendant australien. Les Creus, dj mentionns par Henri Beauchet Filleau dans son Dictionnaire des familles du Poitou, avaient aussi fait lobjet dune tude publie en Angleterre par Herbert H. Sturmer, Some poitevin protestants in London : notes about the families Ogier from Sigournais and Creus (sic) of Chatellerault and Niort, London, 1896.

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    du conflit qui oppose le jeune Pierre Creus lune de ses principales tourmenteuses : la famille Morin25, que le convulsionnaire livre lopprobre publique, appartenait lglise romaine ! Plus curieusement, dans le fil du rcit, il apparat mme que les femme et filles Morin sont dlibrment isoles et prises comme cible exclusive alors quune autre jeune fille participe au dlire sorcier du garon. Dsigne seulement par son prnom (Jeanne) et la premire lettre de son patronyme (P.), cette jeune fille dont la mre est dclare indigente et protge par un certain Millate (?) est certainement bien connue par la famille. Or, dit lanonyme,

    pour quelque particullire considration on se retient desclaircir qui estoit celuy ou celle dont lenfant parloit .26

    Attitude bien troublante qui laisse en tout cas les Morin catholiques en premire ligne et qui vient clairer, comme on verra, ladmonestation du reprsentant de la justice royale sur les mfaits de la rumeur. Fama vicem accusatoris obtinet , laisse-t-il tomber lintention des Morin, rputs sorciers. Autrement dit, lopinion de laccusateur se consolide chaque occasion.

    Il convient aussi dinsister sur le contexte pidmique dans lequel sinscrit cette sulfureuse publication. La ville de Niort a fait partie des premires villes secondaires avoir t touche par la peste que les incessants mouvements de troupes autour de La Rochelle depuis 1628 avaient promene un peu partout dans la province. Les pics de mortalit sont atteints au cours des mois dt (juillet-septembre) des annes 1630-163127, cependant prpars par des priodes plus ou moins longues de croissance de lpidmie au printemps et de sa rmission durant les fins dautomne et les mois dhiver. La rsurgence de cette

    25. Registre de dcs de la paroisse Notre-Dame de Niort (ADDS 1 MI EC 40 R72). Le matre ptissier Jacques Morin sera enseveli le 3 septembre 1650. Sa femme Marie Chabot (la bonne femme Morin) lavait prcd dans la tombe le 5 janvier 1648. La fille ane Franoise, ne le 28 juillet 1602, serait peut-tre dcde lge de 30 ans aux premiers jours de septembre 1632. Elle aurait t donc plus ge (de 4 ans !) que ce quen dit lauteur de lHistoire admirable... De lavis de tous les spcialistes, les sorcires poitevines taient donc plutt bien coquettes ! 26. Voir lHistoire admirable de la maladie prodigieuse..., Niort, 1630, p. 37. 27. On peut consulter de nouveau Isabelle Sagot, Enqute sur le mal contagieux qui svit Niort en 1630-1631 , [in] Bulletin de la Socit Historique et Scientifique des Deux-Svres, troisime srie, tome V, 1e semestre 1997, p. 5-32.

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    affaire densorcellement non aboutie, en pleine peste, nest peut-tre pas un hasard. Lhistorien Michel de Certeau, dans son matre-livre sur les possds de Loudun, voque le rle possible jou par la possession diabolique dans lexplication dune pidmie mortifre dont on ne savait toujours pas les causes naturelles, trois sicles aprs sa rapparition massive en Europe. Dun ct, on tente damliorer lhygine et les mesures prophylactiques (les sanitats, les interdictions de foires et de toutes assembles), dun autre on commande des exorcismes religieux. Pour lhistorien,

    Loudun a t frappe dun mal thologique auquel la possession donnera demain un rpondant somme toute mieux dlimit et une explication puisque le mal sera attribu une cause distingue de la nature humaine.28

    Bien quil nen ait fait aucune mention dans tout louvrage, il ne parat pas illgitime de se demander si le mal contagieux qui frappe les Niortais en 1630 na pas paru son ou ses auteurs une occasion propice de rappeler aux autorits quil tait peut-tre temps enfin de purger la ville de ses sorciers et de ses sorcires29. Cependant, le livre, mme en ses pages liminaires, garde, encore une fois, un silence total sur le contexte pesteux de lHistoire...

    La maladie de Creus, syndrome hystrique dune double contention, religieuse et familiale ?

    Autre silence. Alors qu aucun moment du texte, il nest fait mention du conflit religieux en cours, ni de ses possibles rpercussions intra-muros, le lecteur averti est videmment tent de donner, parmi les causes possibles ou probables des troubles psychiques endurs par le jeune rform, lextrme tension que sa communaut connat, surtout depuis lt 1627 une tension qui devait se vivre jusque dans lintimit familiale. Les Protestants taient en effet troitement surveills et pas seulement par les autorits. Les correspondances officielles gardent trace par exemple des admonestations royales transmises par les chevinages aux familles rformes des villes de lOuest qui pouvaient

    28. Michel de Certeau, La Possession de Loudun, Gallimard, 1980, p. 22-23 (coll. Archives Julliard). 29. Je croy que tout le monde de Niort est sorcier, au moins la plus grand part , scrie Pierre Creus au cours de lune de ses visions. Voir lHistoire admirable..., p. 62.

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    avoir des fils ou des parents engags dans les combats des rebelles Soubise et Rohan sur les ctes de Bas-Poitou et de Saintonge. Du reste, lauteur de lHistoire admirable ose bien le rapprochement ds les premires lignes de son rcit entre le prodige racont et le miracle du grand sige qui vient de voir le roi triompher de la ville rebelle de La Rochelle, au prix rappelons ce que savait lopinion de lpoque de la mort par inanition de milliers de coreligionnaires protestants. Manire aussi, bien sr, on nest jamais assez prudent de redire en passant sa fidlit au souverain. De plus, Niort a fait partie des villes circumvoisines30 qui ont d, pour la deuxime fois en moins de dix ans, contribuer lapprovisionnement des troupes royales en vivres, en armes et en matriaux divers utiliss pour la confection notamment des estacades de lingnieur italien Pompo Targone. Les Protestants niortais, dont au moins la majorit des notables taient loyalistes et particulirement soucieux den donner des gages, ont pour certains, et peut-tre mme beaucoup, mal vcu le passage et les stations partir de juillet 1627 de plusieurs milliers de fantassins et de cavaliers de larme de sige, les rquisitions et lorganisation au profit des troupes royales31 des convois de ravitaillement, par terre ou par fleuve. Quelques jours avant la premire crise de convulsions de Pierre Creus, un parti de rforms niortais, men par Pierre Clmenson, honorable homme, pair et bourgeois de la ville, avait trouv le moyen dempcher par la force le dpart dun convoi de onze charrettes destines aux garnisons royales32. On doit noter par ailleurs que lessentiel des crises de Pierre Creus se droule durant la priode

    30. On consultera sur ce sujet Jean Glnisson et Emmanuelle Loizeau, Le grand sige de La Rochelle et leffort de guerre des provinces de lOuest , [in] Actes du colloque La Rochelle assige, La Rochelle 21-24 octobre 2004, Socit des Archives Historiques de la Saintonge et de lAunis, 2008, p. 67-82 ; plus particulirement sur Niort, Isabelle Sagot, Contributions et rsistances niortaises linvestissement de La Rochelle (1627-1628) travers la correspondance de Richelieu et le minutier de Niort , [in] Bulletin de la Socit Historique et Scientifique des Deux-Svres, Troisime srie, tome VIII, 2000, p. 61-87. 31. Pierre Creus voit passer deux compagnies de gens darmes masquez commandes par deux diables pourvus de cornes dune hauteur pouvantable dans lune de ses visions du dbut de mars 1628. 32. Plainte des voituriers Philippe Britay et Pierre Meschien au Commissaire royal Nicolas Mass le 12 janvier 1628, voir ADDS 3E 6836 Zacharie Violette. Les charrettes furent voles.

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    dinvestissement proprement dite : la fin de mars 1628, La Rochelle est totalement coupe du monde extrieur, sur mer par la fameuse digue, sur terre par les fortifications et les tranches de larme de sige. La veille du dpart de Pierre Creus, qui signe la fin de la maladie , le 8 avril, lartillerie royale bombarde massivement pour la premire fois la ville assige.

    Il ny a cependant pas de traces explicites du nud confessionnel de la crise et le possd de Niort ne rclame pas la ruine par exemple des Catholiques contrairement ces possds papistes dAgen qui avaient annonc en 1619 la collusion des Protestants avec Satan et leur ruine prochaine33. Une seule vocation, courte et rapide, pourrait laisser penser quil a chapp au jeune hystrique ou bien lauteur de lHistoire admirable un indice de controverse religieuse. Lorsquon lui demande de dcrire la petite Morine , ge de six ans, pour voir si ctait bien elle qui apparaissait dans ses visions, Pierre Creus la dcrit avec le corps bleu et le bonnet blanc. Vrification faite, on lui trouva effectivement le corps bleu . Quil sagt de la peau de cette petite fille qui aurait eu une couleur particulirement trange (un teint bistre ?), ou bien de son habit accoutum, on ne peut sempcher, la rflexion, de se dire que les couleurs donnes cette soi-disant petite sorcire correspondent aux couleurs de la Vierge Marie34, dont le culte est pratiqu exclusivement par les Catholiques au scandale des rforms. Il nest pas exclu que ces couleurs mariales soient donc venues spontanment lesprit du jeune Pierre pour lui reprsenter le mal. moins, autre piste peut-tre plus convaincante, que cette couleur bleue fasse lobjet dun rapport invers avec la mme couleur attribue au ruban35 offert par Anthoine Creus son fils et fix son chapeau (corps bleu et bonnet blanc pour la sorcire / corps blanc et ruban bleu pour la victime, ce qui serait lindice de la mise en uvre dun charme). On sait que le

    33. Rappel par Robert Muchembled dans Histoire du Diable, XIIe- XXe sicle, Seuil, 2000, p. 196-197, daprs les travaux de Grgory Hanlon et Geoffrey Snow, Exorcisme et cosmolgie tridentine : trois cas agenais en 1619 , [in] Revue de la Bibliothque nationale, 1988, n28, p. 12-27. 34. Cf. Georges Romey, Dictionnaire de la symbolique : le vocabulaire fondamental des rves, Albin Michel, 1995, p. 71-72. 35. Cestoit une aune de ruben bleud (sic) que son pere luy avoit donn trois jours auparavant , Histoire admirable..., p. 59.

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    bleu tait cette poque la seule couleur un peu vive que les Protestants acceptaient dans la parure dhabit36.

    Et prcisment quel pouvait tre ce mal, aux yeux dun trs jeune homme de la RPR, fils dun des marchands les plus en vue sur la place de Niort, en 1628, au moment du sige de La Rochelle ? La tentation est grande dattribuer dvidence au trouble de Pierre Creus un trs fort attrait sexuel pour la fille ane du ptissier Morin. La passion amoureuse, contrarie par la religion des parents, et par la rputation densorceleuse de la bien-aime, avait pu poser au jeune rform un inextricable problme de conscience, vis--vis de son Dieu et donc de son pre. La violence de cette probable passion interdite, la terreur dtre vou lenfer37, limpossibilit totale de pouvoir sen ouvrir qui que ce soit, et le climat dextrme violence dans lequel il vit au milieu de sa communaut assige et surveille, durent constituer ensemble, avec videmment les fragilits de ladolescence, les agents propices lapparition et au dclenchement de ses troubles dissociatifs. Ces derniers pouvaient ouvrir une voie inconsciente de rsolution de conflits, en faisant spectaculairement intervenir la diablerie selon un schma dcrit par Robert Muchembled :

    La figure dmoniaque induisait lattente dun consensus social reposant sur ladquation complte entre lhomme public et lhomme priv. Aucune part de ltre ne pouvait chapper au regard des autres, toute zone dombre portait soupon de dviance,

    36. Voir Michel Pastoureau, Dictionnaire des couleurs de notre temps : symbolique et socit, Bonneton, 1999, p. 37. 37. Robert Muchembled rappelle aussi que dans la peur du Diable, il pouvait y avoir la peur de soi qui se traduisit notamment au XVIe sicle par un mcanisme de personnalisation et dintriorisation du pch, bien comment par le sociologue Max Weber dans son Ethique protestante et lesprit du capitalisme. Ce quil [Weber] disait de la tension interne du sujet protestant, cherchant les preuves concrtes, dans son existence, de la prdestination divine, pourrait tre transpos lensemble des combattants de la foi dune Europe dintolrance. A partir du milieu du XVIe sicle souvre un temps de trs grande inquitude dans un monde considr comme calamiteux, sous lil svre de Dieu. Catholiques aussi bien que Protestants croient voir le gouffre infernal souvrir sous leurs pas et le dmon guetter chaque occasion denvahir leur tre. Le mcanisme de culpabilisation de la personne ainsi enclench conduira une recherche perdue de preuves que le Crateur na pas abandonn les hommes. Hrosme chrtien, missions extrieures, vanglisation dautres peuples, destructions des ennemis intrieurs reprsents par les sorciers appartiennent ce mme univers. , R. Muchembled, Une Histoire du diable XIIe- XXe sicles, Seuil, p. 151.

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    cest--dire de complicit avec le Prince des Tnbres. Ce dernier ouvrait donc la voie dune obissance absolue lEtat, lEglise, aux institutions humaines reprsentatives.38

    En loccurrence ici, par la dnonciation hypnotique des envotements et de leurs responsables, le jeune Creus trouvait inconsciemment le moyen de confesser son mal, le risque encouru du pch mortel, et de mettre en scne la vigueur de sa foi huguenote, un peu limitation de tous ces jeunes gens qui taient rgulirement convoqus au temple pour confesser publiquement leurs fautes et clamer leur repentir39.

    De fait, cette scne plusieurs fois raconte donc fondatrice ou dclencheuse de la crise du coup port sur la tte du jeune homme par la femme Morin, mre de la tentatrice, un jour quil a d lui apporter un pt faire rchauffer, entre totalement dans le registre du charme sorcier. Rappelons dabord en passant que les ptissires40, dont on craignait toujours les facults de dissimuler dans les ptes confectionnes des herbes magiques ou des reliefs humains susceptibles de causer des envotements (cheveux, ongles etc.), taient souvent lobjet de crainte ou de surveillance particulire. Du reste, dans lune de ses visions, Pierre Creus, qui dfie la grande Morine de faire apparatre son vrai corps, lempche de vouloir lui prendre lun de ses cheveux ou lun de ses bouts dongles.

    Le conflit avec un pre crasant et autoritaire, on le devine patent. Selon ce schma, limpossible communication entre le pre et le fils aurait condamn Pierre la parole dtourne dune victime de sortilge. Il est mme constater que le jeu fictionnel produit par le jeune malade en crise ne se rvle pas suffisant : la plume prend le relais, avant que le truchement, ici un Ange, sen mle de nouveau. On pourrait mme penser que le diabolique atelier dcriture mis en place par Pierre Creus aura constitu la longue dans cette affaire le mode le plus efficace de thrapie. Il atteste aussi dans la mise en scne lexcellente ducation qui a t donne ce fils, de ce qu 13 ans, il sait parfaitement

    38. Robert Muchembled, ibid., p. 205. 39. En tmoignent les nombreux appels lancs par les pasteurs et les anciens dans le journal du Consistoire de Niort pour les annes 1629-1631, conserv la Mdiathque dagglomration de Niort (Rs F ms 167 fds La Fontenelle de Vaudor). 40. La ptisserie tait lart de faire les pts et non les gteaux, sous lAncien rgime. Il nest peut-tre pas vain de le rappeler.

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    crire les yeux ferms peut-on dire mme jusqu ne jamais oublier de mettre les point sur les i. Honneur donc au pre de famille qui a su appointer de bons matres crivains ou quelques grammairiens solde ! Dynamique tmoignage aussi de la matrise de lcriture et de la lecture chez les jeunes gens appartenant aux familles protestantes aises. Cest que lhonorable marchand Anthoine Creus41, dont le tabellionnage poitevin atteste lactivit multiforme, est une figure majeure de la marchandise niortaise de lpoque. peine install Niort entre 1616 et 1620, il a acquis entre autres domaines la terre noble de Fleurelle et la maison de la Bourgeoisie dans les environs immdiats du village de Souch, moins dune lieue de Niort. la lumire des archives, il se prsente comme pre gestionnaire de ses droits seigneuriaux : en tmoignent plusieurs passations de baux avec ses nombreux meuniers qui se succdent, au gr de la conjoncture en moins de dix ans42. La maison de la Bourgeoisie sera encore dans les mains de la famille en 1701. Il est bien connu assez rapidement de nombreuses familles notables de la ville avec lesquelles il tait dj en affaire lorsquil tait encore Chtellerault, o son pre tait maire et capitaine de la ville et o vit et prospre encore en 1628 son frre Luc43.

    Il se trouve dailleurs au centre des relations commerciales entre les deux villes poitevines, agit Niort comme procurateur de plusieurs jeunes apprentis, fils de ses confrres chtelleraudais. Dans lHistoire admirable, dont il est le probable commanditaire, il est omniprsent. Sa femme a un rle plus queffac : peine apparat-elle lors de la sance du 18 fvrier, pour jeter de la cendre par terre o son fils est en train de tracer des lettres. La crainte du pre apparat dans toute son ampleur lorsque son fils juge ncessaire on la dj soulign de faire

    41. Anthoine Creus, poux de Marie Fraigneau, dcdera Niort le 10 dcembre 1656. 42. partir de 1627 et jusquen 1635, le moulin de la Bourgeoisie est afferm pas moins de six fois. Cf. ADDS 3E6831, 6833, 6849 Zacharie Violette. Ce notaire protestant donnera plus tard sa fille Marthe Franois Creus, fils cadet dAnthoine Creus. Il semble quil soit dcd dans la gne, si lon en croit les contestations que sa disparition entrane entre les filles et les gendres dans la liquidation de sa succession. Les dots de ses filles, dix ans aprs les contrats de mariage, navaient toujours pas t ralises, voir ADDS 3 E 6855. 43. Luc Creus, matre orfvre Chtellerault. Leur sur Marguerite stait marie avec un marchand de Niort, Pierre Bion. Leur jeune fils Nicolas est prsent Niort lors dune crise de Pierre Creus (crise du 3 avril, Histoire admirable..., p. 73-74).

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    intercder la mdiation dun Ange qui la fois le protge des agissements des sorcires et du diable, mais qui aussi fait le truchement auprs du pre pour rclamer en particulier le dpart de Niort, respectueusement dabord, douloureusement ensuite, jusquaux menaces pour finir. Une insistance, dramaturgiquement exploite pour rvler le degr de lautorit paternelle dAnthoine Creus qui ne sincline que devant la volont divine. On peut supposer que le dpart de son fils an44 fut un crve-cur pour le pre et quil nourrira dautant plus de rancune lgard de la famille Morin demeure impunie. En tout cas, lloignement de la maison paternelle et de la ville provoquent toujours une rmission quasi totale des troubles chez Pierre Creus.

    44. Peut-tre dun premier lit. Pierre et son frre Franois napparaissent pas dans les registres de naissance de Niort. Ils sont peut-tre ns Chtellerault en 1615 pour Pierre.

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    Le journal de la maladie lire, dans le texte, la description trs prcise des symptmes

    du mal qui frappe Pierre Creus, leur nature, leur frquence ou leur rptition, on est videmment frapp de lexacte concordance avec ceux de lhystrie, dj bien connus dans le deuxime tiers du XIXe sicle grce aux travaux pionnier des docteurs Charcot et Janet. On en reconnat toutes les phases successivement : le trouble ou la douleur annonciatrice de la crise ici le mal de tte ou laltration auditive, la phase pileptique avec mouvements suivies de ttanisation musculaire, phase de relchement puis de sommeil interrompues par des secousses, priode dite clownesque (la plus spectaculaire) avec des contorsions ou des attitudes illogiques (flexions contre nature, opisthotonos, phnomnes de catatonie), puis des crises hypnotiques durant lesquelles sont produits de grands mouvements rpts mimant des sentiments, des passions, ou des actions ordinaires ou extraordinaires, accompagns ou non par des hallucinations oculaires ou auditives, des apparitions de stigmates sur le corps, et des phnomnes de rsolutions de troubles (notamment les analgsies, les paralysies), la fin de la crise tant marque souvent par des sanglots ou des rires inconsidrs45.

    Nous avons pris le parti de respecter la chronologie en proposant au jour le jour une synthse des vnements tels que le texte les rapporte avec beaucoup de prcisions.

    28 janvier 1628 La Crise

    Pierre Creus, 13 ans et 10 mois, tombe inanim sur la Place des Halles, est ramen chez lui et visit par le Dr Fraigneau et le chirurgien Pierre Ferr. Ils le trouvent sans fivre, inconscient, le corps afflig dune raideur ttanique, mais bientt anim de mouvements contre nature :

    45. Cest peu prs la nosologie de Charcot. Nous recommandons pour les nophytes lexcellente synthse historique de Gisle Harrus-Rvidi, LHystrie, PUF, 1997 (coll. Que sais-je ? , 3238). Depuis sa rception scientifique distincte dans le dernier tiers du XIXe sicle, les modles de lhystrie ont considrablement volu jusqu la rcusation rcente du terme mme. Les mdecins psychiatres prfrent aujourdhui parler de troubles personnalits multiples . Voir Jacques-Antoine Malarewicz, La Femme possde : sorcires, hystriques et personnalits multiples, postface dEdgard Morin, Paris, R. Laffont, 2005, p. 221- 290.

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    flexion inverse des coudes, mouvements divers et rapides de la tte, haussements de sourcils malgr des paupires immobiles et fermes, renversement des lvres, production dun rire canin , rotation et tirements rapides de la langue, puis haussements et abaissements excessifs et sporadiques de la partie antrieure du corps, successivement : gorge, thorax, abdomen avec tremblement des pieds. Dans la relation anonyme, il est ajout que lenfant ne parat rien voir ni rien entendre autour de lui au cours de sa crise, Ses yeux cependant ouverts sont touchs du doigt sans entraner de raction et leur globe est dur. Insensibilit gnrale du corps. La crise dure quatre heures avant que le malade ne sendorme. Le rveil est pnible, le jeune malade se plaint davoir endur beaucoup de douleurs, invoque Dieu et prie ses pre et mre de rester auprs de lui.

    29 janvier 1628 vacuation des humeurs

    Seconde visite de Fraigneau et de Ferr chez Anthoine Creus en compagnie de deux autres docteurs, Philippe le Goust et M. Marsac. vacuation dhumeurs ftides et puantes du malade aprs administration dun remde purgatif. Mmes symptmes durant plusieurs jours avec peu de trve entre chaque crise, puis 10 11 jours dinterruption remarqus par les mdecins. Dans la relation anonyme, la crise du 29 est dite plus svre que la prcdente en raison du fait que le malade jette des cris effroyables et produit des sons inarticuls tout en tant afflig des mmes symptmes.

    30 janvier2 fvrier 1628 Les crises se succdent avec des interruptions dune heure, parfois

    beaucoup moins entre chacune. Fin du premier pisode.

    12 fvrier 1628 Premires accusations de tourmenteurs

    Nouvelle crise de Pierre Creus, toujours la mme heure entre 16 et 17 heures, aprs bourdonnements doreille, douleurs de tte et

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    grincements de dents. Mmes symptmes que les prcdents durant trois heures. la fin, le malade demande le secours de Dieu et semble accuser de mchantes gens .

    13 fvrier 1628 Il vient de trs loin

    Quatre crises dans la journe, chacune de trois heures et demie, avant les crises nocturnes ponctues de nouveaux symptmes devant plusieurs tmoins non nomms. Le jeune malade saute de son lit nud en chemise et marche continment dans sa chambre bien quil garde les yeux clos et soit priv de tous ses sens. Il frappe coups de pied ou de poing les personnes quil rencontre sur son passage. Cinq crises nocturnes se succdent. Pierre Creus, qui on laisse ses habits et donne deux domestiques pour sa garde, rvle la fin de chaque crise quil vient de trs loin o des personnes quil ne connat pas le tourmentent cruellement.

    14 fvrier 1628 O lon joue de lpinette avec les pieds

    Fraigneau et Ferr trouvent Pierre Creus assis sur son lit, qui dcouvre ses pieds et fait des mouvements de doigts contre nature, semblant jouer de lpinette . Dans la relation anonyme, il saute de son lit vers 20 h et se promne dans sa chambre les bras raides pendant une heure et demie jusqu puisement et chute au sol. Remis dans son lit, il y demeure immobile pendant sept heures, jetant par intervalle des cris effroyables et inarticuls.

    15 fvrier 1628 Les visites des balladines .

    Vers 5 heures du matin, il saute de nouveau de son lit, fait une longue et lente promenade dans sa chambre en frappant de coups de poing des personnes imaginaires. La crise sinterrompt vers 11 heures. Le temps de djeuner et la crise reprend plus forte que la prcdente. Il se dplace dans sa chambre en paraissant en lutte contre des personnes hostiles qui cherchent le molester, il prend des objets quil jette dans

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    leur direction avant de se ramasser en peloton, la tte entre les chevilles, et se met marcher dans cette position. Aprs une courte interruption, survient le premier pisode chorgraphique : invitations danser (des gaillardes), bonnet la main, faites sept personnes diffrentes : Ce qui fut trouv admirable : car premirement cet enfant avoit les yeux clos, & priv de tous ses sens il marchoit seurement : Secondement il navoit jamais appris danser, & ne savoit pas seulement faire la moindre desmarche, toutesfois ne dansant jamais une mesme danse deux fois de suite, il danoit avec les sauts mesures & cadences comme le meilleur maistre du monde 46. La fin de cet pisode est marque par une nouvelle dambulation, frappe cette fois dun caractre de gravit et suivie pendant une demi-heure dune srie de ferventes incantations Dieu, faites les mains jointes. Ce pieux intermde laisse alors la place une courte squence o ladolescent parat plonger dans lobscurit et rechercher une issue : on lempche de se jeter dans le feu de ltre qui brle dans sa chambre. Puis il se retourne pour saluer de nouveau une compagnie compose de sept personnes.

    Cest le deuxime pisode chorgraphique : mais, passe la premire invitation suivie dune volte , les autres invitations sont refuses. Pierre Creus fait alors chaque fois le geste dun souffletage. Au sixime refus, il se met en garde contre les personnes quil parat avoir souffletes et cherche senfuir. Il se jette en oraison, se frappe la poitrine puis tombe au sol comme mort, avant de prendre une de ses jambes avec son bras droit et de se rouler par terre. Ce mouvement est suivi dun tat dimmobilit et de rigidit absolue dans lequel on le remet dans son lit. Revenant lui, il clame sa souffrance, jette des cris pouvantables, se tord les bras et les jambes, demande Dieu de le secourir contre des meschantes gens . Il serait environ 21 heures. Aux questions qui lui sont poses, il rpond quil vient dun lieu noir et tnbreux qui ne lui permet pas de reconnatre le visage des sept femmes sorcires qui dansent autour de lui, dont deux lui tordent bras et jambes. Un homme lardant un lapin a fait interrompre la torture en rappelant lui lune des femmes. On lui donne manger, son repas est interrompu par un mal de tte. Il cherche prier, semble

    46. Histoire admirable..., p. 16-17.

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    lutter pour garder les mains jointes puis retombe comme mort. Il revient lui pour raconter ce quil vient dendurer avec dautres dtails : quil revient dun lieu noir, vilain et affreux , plein de poisons, quil y a t battu, presque assomm, que les deux femmes qui le battent semblent, au toucher de leurs doigts, tre la mre et la fille. Il dclare que ces femmes cherchent drober leur visage et que leur couvre-chef blanc napparat mme pas dans lobscurit. Il reprend son repas quil mange de bon apptit avant dtre repris du mal de tte et de recommencer des mouvements dambulatoires contre nature. Les sept femmes se reprsentent devant lui, il leur donne chacune un baiser, leur tire une rvrence, puis les fait chacune danser, chaque fois aprs avoir sembl couter une personne dsigner la cavalire prendre.

    Cest le troisime pisode chorgraphique , qui se termine par un nouveau simulacre de lutte et de dambulations contre nature (marcher sur la tte en saidant du pouce et de lindex de chaque main, ramper la tte en avant...).

    16 fvrier 1628 Morin avec un point sur le i

    Premire visite47 de Jacques de Coignac, pasteur de Niort, chez Anthoine Creus, pre du jeune possd . Plusieurs autres visites du Ministre par la suite. Cependant, cette visite nest pas note dans la relation anonyme au contraire de celle du notaire Zacharie Violette, qui sefforce sans succs de contrarier les mouvements contre nature du malade avec laide de son pre Anthoine Creus. Les sances balladines se droulent dans la violence et la confusion selon les gestes interprts par les tmoins, les cris de douleurs lancs par le malade. Aprs la premire crise de la journe, il se met imiter le cri de 53 sortes danimaux sans refaire deux fois le mme cri la suite. Cette action dure une heure et demie, la teste en bas, le corps ploy en rond . Enfin, aprs tre rest immobile et rigide durant une heure devant la chemine, il trace du doigt index de la main gauche, ouverte et estendue les lettres M, O, R, I, N. Revenu lui, il reconnat que lhomme qui lardait un lapin tait bien Morin. Dans un dernier accs,

    47. Une coquille dans ldition originale qui propose la date du 28 fvrier.

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    il parvient crire le nom de Morin sur une basque de son ongreline 48, deux fois en petits caractres, la troisime en lettres capitales et en noubliant jamais de mettre le point sur le I. Comme chaque fois, Pierre Creus, revenu lui, raconte dans le dtail ce quil a endur.

    17 fvrier 1628 Le concert et le festin

    Les crises continuent de la mme faon, mais sy intercalent deux pisodes nouveaux : le concert o le malade contrefait en professionnel la pratique successive dun violon, dune basse de viole, dune cornemuse, dun hautbois et dun tambour ( on jugea quil jouoit du tambour sonnant la garde, la diane, lalarme, la retraite... ) ; puis la cuisine dun ptissier o il accomplit tous les gestes pratiques de la confection de divers pts pour les besoins dun grand festin. Ce festin est pour les sept balladines , quil accueille et refait danser, mais selon des figures inconnues de lassistance. la fin, il fait mine de tirer le lait dune chvre (?) pour faire boire ses invits avant de porter lcuelle sa propre bouche. Souhaitant de nouveau boire, son pre lui met en la main une vraie cuelle remplie deau quil avale avant de tomber comme mort. Rveill, il dit se souvenir de la danse mais non du festin, davoir bu aussi dabord de leau molle & guere bonne , ensuite de la bonne eau frache . Celle donne par le pre.

    18 et 19 fvrier 1628 Un malade crivant

    Les rvlations de Pierre Creus entre chaque crise se font dsormais par crit. Le 18, prs de la chemine, dans la cendre que sa mre a tendue sur le plancher, en prsence du Matre chirurgien Pierre Ferr, il crit du doigt le nom de JEANNE, la fille dune vieille femme qui habite chez un certain Millatte et dont il prcise plus tard sur le papier tendu par matre Ferr linitiale du nom P. Mais son entourage curieusement ne cherche pas en savoir plus sur ce personnage ( pour quelque particullire considration on se retient desclaircir qui estoit celuy ou celle dont lenfant parloit 49) et oriente le malade

    48. Sorte de casaque. 49. Histoire admirable..., p. 37.

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    sur les Morin. Il crit plusieurs reprises la petite Morine corps bleu et bonnet ( de fait comme on alla voir cette fille on trouva quelle avoit un corps bleu et un bonnet 50). Laccusation se prcise : la femme du ptissier (qui laurait ensorcel en lui ayant donn un coup sur la tte, un jour o il lui avait prsent un pt faire rchauffer) et ses deux filles, la premire de 24 ans et la seconde ge de 6 ans. Mais la fille dune autre femme, dnomme P. et habitant chez un certain Millatte serait aussi lune des deux principales tourmenteuses. Dornavant, Pierre Creus tmoigne de ses visions exclusivement par crit et devant tmoins, ce qui leur donne davantage de force car lcrit est produit dans un tat second, entre deux crises, parfois au milieu dune crise : ce que lenfant ecrivoit cestoit pendant son accez, estant roide comme un mort, estendu en terre, & nayant point de mouvement qu la main droicte dont il escrivit . Le samedi 19 fvrier, la maison reoit la visite des officiers du roi. Le malade, calme dabord, se met soudain faire des mouvements contre nature. Les officiers font alors venir le chirurgien Commineau qui exerce sur le corps de Pierre Creus divers attouchements sensibles (pincements...), notamment sur les parties honteuses , qui nentranent aucune raction de la part du patient. Celui-ci reprend alors par crit devant les officiers royaux ses admonestations et ses accusations de la sorcire ou de la meschante Morine qui devra tre brle . Un ami de la famille fait une exprience. Sans rien dire personne, il va glisser sous la porte des Morin un chapelet dherbes. Il entend une voix de derrire la porte dire le voicy . Dans le mme temps, Pierre Creus est plong dans lune de ses crises, parle du chapelet dherbes comme si la sorcire voulait lui en faire manger et lui annonce la visite de son Ange protecteur.

    20 fvrier 1628 Sance dominicale publique

    Ce dimanche, une foule vient visiter le malade qui continue dcrire entre deux squences d horribles tourments , accusant la mchante Morine de sorcellerie, et conjurant le diable tentateur de ses prires et protestations de confiance en Dieu. Certaines rfrences dans ses discours sont tires de lAncien testament (Suzanne). Dautres semblent puises

    50. Ibid.

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    dans les contes difiants : Ha Sathan, tu me montre [sic] chasteaux, & argent, & or, celle fin que je me donne toi .

    21 fvrier 1628 O lon demande le bcher

    Le lundi suivant, ce sont les mmes crises jusqu ce que, jetant la plume, il scrie pour la premire fois Sus, sus, enfans de Dieux levez-vous et chantez ses louanges , puis quelques instants plus tard Craignez Dieu, aimez Dieu et il sera avec vous . Il reprend plus tard la plume pour crire que grce Dieu il ne reviendra plus dans le lieu de ses tourments. Le Lieutenant gnral de Niort revient chez Anthoine Creus avec plusieurs femmes, dont la femme du ptissier et ses deux filles. Ces dernires sont reconnues par Pierre Creus qui prcise ses accusations. Les accuses protestent et nient. Lorsquelle veut sen aller, la femme du ptissier est retenue par sa robe par le malade qui crie Las ! Donnez- moi du bois que je la brle car cest une sorcire .

    22 fvrier-2 mars 1628 Seconde priode de rpit

    3-8 mars 1628 LAnge de Dieu contre les anges du diable

    Retour de la crise le vendredi 3 mars sur midi aprs une douleur la tte. Il voit les femmes autour de lui, lutte avec elles, sefforce dcouter un autre personnage quil dit tre un Ange de Dieu la face admirable, & dsirable, dune blancheur extrme qui lui recommande davoir confiance en Dieu, et de se tenir loign du lieu tnbreux. Dans ses accs ou relches , outre les mouvements et dplacements contre nature quil fait, il continue dcrire sur des papiers quon lui met en main les confidences de lAnge, les scnes auxquelles il assiste, les paroles quil prononce et celles qui lui sont adresses. Les accusations, protestations, admonestations visent les sorcires ou le diable cornu ( Hola, dictes mechantes sorcires, & sorciers, enchanteurs, & enchanteresses, & devineresses, parlez moy, & dites moy, meschans

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    si pouvez deviner qui est avec moy 51). Dans une lutte contre le diable qui veut le mener au sabbat ou bien ses noces, il oppose son ange protecteur aux anges du dmon ( ils ont des ailes de chauvesouris, & des cornes, le nez crochu, & des pieds de boeuf 52). la livre que le diable veut lui offrir, il oppose laulne de ruban bleu quil met son chapeau neuf que son pre lui avait donn trois jours auparavant 53. Dautres visions dcrites ou racontes : un grand chaudron dans lequel se trouve jet un enfant qui appelle son secours le petit Creus , et que la Morine empche de donner son nom, un cortge de damns dans lequel il reconnat un homme dcd depuis six mois, puis un grand peuple de gens masqus. Il joint alors les mains et dit Mon Dieu que de meschantes gens : je croy que tout le monde de Niort est sorcier, au moins la plus grand part. Ils ne sont pas tous dicy, Dieu mercy 54. Plus loin, il voit passer deux compagnies de gens darmes masqus commandes par deux diables pourvus de cornes dune hauteur espouvantable , puis des gens bonnets carrz avec des plumes de chapons sur chacune cornire de leur bonnet , derrire eux des animaux puis des porteurs de tables et de verres en vue dun grand festin, au milieu duquel Morin le ptissier accuse le malade davoir empch le mariage de sa fille. Il revient lui, raconte ce quil a vu, satisfait la nature , puis retombe dans son mal, adjure Morine de le lui ter. Nouvelle interruption, ladolescent raconte ce quil a vu tout en protestant navoir jamais parl ni crit quoi que ce soit. Il fait nuit, on le fait manger et reposer pendant deux heures. Durant la nuit, nouvelle crise dont il communique les dtails par crit, toujours dans un tat dinconscience. Cette fois, on cherche lempoisonner, puis ltouffer. LAnge qui lui demande darrter dcrire le ramne la vie. Mais une autre crise survient trs vite. Il voit la sorcire qui lui demande un cheveu de sa tte puis des ongles, ce quil refuse en conjurant le Diable. Une autre fois, devant plusieurs personnes de qualit venues le visiter, il dit qu cause delles, il ne peut plus parler et que son Ange le quitte. Il fait les dmonstrations habituelles, dcrit les sept sorcires et le diable barbe grise qui sonne du violon , un

    51. Histoire admirable..., p. 55. 52. Histoire admirable..., p. 58. 53. Histoire admirable..., p. 59. 54. Histoire admirable..., p. 62.

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    diable qui ressemble A.P. (?) avec sa barbe de Judas . Au cours de ces crises, souvent il aperoit la Morine dont il rclame le corps, sachant quil nen voit que lesprit.

    9 mars 1628 Le grand tintamarre des sorciers

    Cet vnement survient au moment o le malade connat depuis la veille son premier rpit. Cependant la nuit, entre 1 heure et 2 heures du matin, tout le quartier entend un trs grand bruit (un tremblement) dans la maison qui, dit lauteur anonyme, estoit la maison de son pre . Des voisines, qui avaient dispos dans la chambre des chapelets dherbes, assurent que les sorciers attirs par ces chapelets ont trouv aussi de la lumire dans la chambre, lumire de laquelle le diable est mortel ennemy , do le tintamarre.

    8 - 14 mars 1628 Seconde priode de rpit.

    15 mars 1628 Quitter Niort

    Anthoine Creus se prpare raccompagner cheval son frre Luc et sa sur sur la route de Chtellerault. Pierre se plaint soudain de la tte, admoneste la sorcire quil a en vision, et demande quitter Niort, disant que cest le conseil de lAnge.

    16 mars 2 avril 1628 Les premiers procs-verbaux

    Son pre emmne le jeune malade quatre lieues de Niort. Mis part une certaine pesanteur de tte, Pierre Creus ne subit aucune attaque durant le temps de cet loignement. Durant ce temps, se pratiquent les premiers procs-verbaux et tmoignages rclams par lautorit. 23-28 mars 1628 : Assignation par le Lieutenant gnral de Niort du Dr Jacques Fraigneau et du Matre Chirurgien Pierre Ferr tmoigner de ce quils ont vu des effets de la maladie de Pierre Creus.

    3 avril 4 avril 1628 Le secours du petit cousin Bion

    Si je nestois point icy je serois guris crit le malade deux reprises.

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    Les crises reprennent, toujours aprs une violente douleur la tte. Anecdote de la promesse dun jeune cousin Nicolas Bion55 de venir le rejoindre dans le lieu obscur o se rend Pierre dans ses visions. Lors dun accs, Pierre appelle Nicolas qui senfuit, ce que lui reproche le malade au sortir de la crise. Il cherche prier en joignant les mains que des personnes semblent vouloir lui disjoindre constamment quand lAnge nest plus l pour le protger.

    6 avril 1628 Deuxime demande faite au pre de quitter Niort

    Reprise du mal avec les dplacements contre nature et les tourments infligs par les sorcires. Il adjure son pre par crit de lloigner de Niort.

    7 avril 1628 Troisime demande faite au pre de quitter Niort sur la vie Lors de deux crises, il confie que lAnge conseille son pre de

    lemmener hors la ville avant trois jours, que sil ne le fait, cest quil veut que jendure ; & sil ne moste dicy, je desireray tous les jours ma mort.

    9 avril 1628 Dernire demande sous peine de dsobissance Dieu

    Ce dimanche, accompagnant son pre lglise, il rencontre la fille ane du ptissier, ce qui lui provoque aussitt le violent mal de tte56 qui prcde toujours immdiatement les visions et les mouvements illogiques. Ramen au logis, il est de nouveau tourment, tout en prenant

    55. Le jeune fils de Madeleine Creus, sur dAnthoine et tante de Pierre Creus. Voir note 41. 56. Le mal de tte constitue le signal rcurrent du commencement de la crise. On le retrouve ailleurs comme dans lexemple dune patiente du Dr. Azam (1822-1899), spcialiste du ddoublement de personnalit : Flida est assise, un ouvrage quelconque de couture sur les genoux ; tout dun coup, sans que rien puisse le laisser prvoir, et aprs une douleur aux tempes plus violente qu lhabitude, sa tte tombe sur la poitrine, ses mains demeurent inactives et descendent inertes le long du corps, elle dort ou parat dormir, mais dun sommeil spcial... , Dr Azam, Hypnotisme et double conscience, Paris, 1893, p. 43.

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    avis de son Ange qui menace cette fois son pre : Cest que si mon mre ne menmeine, il ne fait point le commandement de Dieu . midi, Anthoine Creus emmne son fils dans la maison dun ami une lieue et demie de Niort o il reste plusieurs jours dans la tranquillit.

    13 avril 1628 Le refuge familial de Chtellerault

    Un marchand, sur la recommandation du pre, conduit le jeune Pierre Creus chez son oncle Luc Creus Chtellerault.

    30 mai 1628 Le tmoignage du pasteur de Niort

    Tmoignage crit et sign du Ministre Jacques de Coignac de ce quil a vu chez Anthoine Creus.

    5-20 juillet 1628 Le procs Morin / Creus

    Le 5, rdaction de lexploit de Ayraut, sergent royal de Niort, contenant la plainte de Jacques Morin et de Marie Chabot porte par Jean Texier et Pierre Coupris, avocat et procureur.

    Le 20, dfense par Philippe Chalmot et Franois Texier, avocat et procureur, puis plaidoyer de lavocat du roi Jean Audouart et sentence de Pierre Rousseau, Lieutenant gnral au sige de Niort, sign par le greffier Vaslet.

    Deux pisodes non dats ou sans tmoin extrieur composent la relation : lun la fin du rcit proprement dit, lautre not en pilogue du plaidoyer de lavocat du Roi. Ils sont manifestement destins persuader le lecteur de lintervention diabolique et de la ralit de lensorcellement. une date si indtermine quil ne se trouvera videmment aucun tmoin pour sen souvenir, un estranger, se disant italien, bien couvert, avec un manteau dcarlate, & lepee au cost 57 serait venu de trs loin (200 lieues) pour visiter ce malade prodigieux. Il questionne le malade sur lidentit du vieillard barbe

    57. Histoire admirable..., p. 80-81.

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    grise qui apparat dans ses visions et la suite laisse comprendre que cet Italien , la face fort rude et grandement noir de visage , qui persuade la famille quil sagit bien dun ensorcellement et qui se fait fort de faire comparatre la sorcire, est sans doute le Diable lui-mme venu jouer sa partie dune autre manire. Des Italiens vtus dcarlate58, bien des Niortais avaient d en voir passer dans leur ville dans les fourgons de larme du sige. Ajoutons quaux yeux des rforms, les Italiens catholiques romains pouvaient bien apparatre comme des reprsentants de lAntchrist, et que le rouge (la pourpre cardinalice ?) tait une couleur trop vive pour tre honnte.

    Le deuxime pisode est celui du tintamarre diabolique survenu dans la maison de Matre Philippe Chalmot, sieur de la Briaudire, avocat au sige royal agissant pour le compte dAnthoine Creus. Il est dit que ce tintamarre dura huit jours, tant que lavocat dtint chez lui les pices du procs en cours. Cet pisode fantasmatique, qui vient point contrebattre le doute exprim par lAvocat du Roi, et le niveau de complicit quil suggre, donne sans doute une clef dans la recherche de lauteur vritable de lHistoire admirable. Le style et la composition du livre dmontrant une indniable culture juridique et un certain talent de plume qui, bien que htive dans louvrage, dnonce de probables humanits.

    Le procs des Creus

    Les partis en prsence

    La partie Morin : Reprsente par Jean Texier et Pierre Coupris59, avocat et procureur

    Jacques Morin et sa femme Marie Chabot ont donc port plainte pour calomnie et diffamation ( paroles injurieuses et atroces ) contre Anthoine Creus, estimant que la publicit faite autour de la maladie de Pierre Creus et ses accusations ont port un grave prjudice au

    58. Couleur scandaleuse pour nos Protestants, voir Michel Pastoureau, op. cit. 59. Pierre Couprie, Sr. des Aires, ancien procureur substitut du Procureur du Roi, est fait procureur hrditaire en 1630. Il accdera aux charges de pair et bourgeois de la ville partir de 1638. Voir Henri Beauchet-Filleau et Charles de Cherg, Dictionnaire historique et gnalogique des familles du Poitou, Poitiers, Oudin, 1895, tome II, p. 670.

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    commerce du matre ptissier et auraient mme empch le mariage de sa fille ane Franoise ge de 24 ans. Surtout, il leur reproche de les avoir contraints de venir chez Creus pour assister une sance de crises et profiter de leur prsence pour dresser procs-verbal des dits et faits du jeune Creus

    et par le dit procs verbal qui est sign, & attest de plusieurs personnes qui estoient lors prsentes, sont rfres lesdites paroles injurieuses, & encore plusieurs autres escrits, & libelles infames que le dit Creus fils escrivoit, pendant les dites extravagances, & lesquels ont semez en publicq par ledit Creus, & sa femme, qui pendant lespace de huict jours donnoient entre publicque tous ceux qui desiroient entrer en leur maison pour par ce moyen ternir la bonne fame et renomme desdits Morin & Chabot.60

    Les poux Morin rclament la suppression de ce procs-verbal, la publication du jugement de rparation du prjudice dans tous les lieux publics de la ville, le versement de 1 000 livres et les dpens de linstance aux frais de la famille Creus.

    La partie Creus : Reprsente par Philippe Chalmot61 et Franois Texier, avocat et procureur

    Les Creus se dfendent en niant avoir convoqu les Morin et des officiers pour dresser procs-verbal de la maladie de leur fils, mais

    60. Histoire admirable..., p. 85-86. 61. Philippe Chalmot, sieur de la Briaudire, est une personnalit de premier plan au sein de la communaut rforme de la ville. Il appartient une famille dchevins, et possde une des plus grosses fortunes du pays. En 1617, il a fait partie des cosignataires dfrant au Parlement de Paris contre le jugement du Lieutenant gnral en dfaveur du Collge protestant de Niort, que les Catholiques ne voulaient pas voir dans leurs murs. Sur cette affaire, on se reportera mon article publi dans Cahiers dAubign-Albineana 16, De quelques bourdes vrayes dans les histoires poitevines dAgrippa dAubign , Niort, 2005, p. 181-198. Cf. aussi ADDS 3 E 252 Aaron Sabourin, 16 novembre 1617. En 1620, il a accd son tour aux charges de lchevinage. Deux ans plus tard, on le retrouve capitaine dune des compagnies protestantes du Royal Niort, milice charge dassurer la scurit du pays niortais. Le 12 mai 1630, il est install dans le collge des anciens du consistoire de Niort (voir le Papier pour le Consistoire de lEglise rforme de Niort, 1629-1630, op. cit., note 37. En 1631, il dotera sa fille Suzanne, marie un pasteur de Civray, dune somme consquente de 6 000 livres, ce qui excde en passant les revenus fiscaux annuels de la ville de Niort cette poque.

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    seulement les mdecins, chirurgiens et apothicaires. Ils protestent navoir jamais injuri les Morin ayant tellement est affligez de la maladie de leur fils . Ils ont simplement ouvert leur porte leurs amis et voisins. Ils demandent bien sr que les Morin soient dbouts de leurs plaintes et condamns aux frais de linstance.

    Pices verses au dossier par la partie Creus Si ceste Histoire admirable pour estre creu, eust eue besoin de tesmoins, le seul receuil des noms de ceux qui en pouvoient deposer, seroyent suffisans pour faire plusieurs gros volumes : mais la verit cognue de tous ne pouvant estre contestee, et paroissant par plusieurs actres publics, il suffira pour oster tout le soupon quon en pourroit avoir, dadjouter icy les plaidoyers qui ont est faits...62

    Deux tmoignages soussigns accompagnent le plaidoyer de lavocat du Roi63. Ils reprsentent les deux points de vue quil importait videmment de confronter : celui de la science et celui de la thologie. Ltonnant est quils sont produits par des amis ou des allis coreligionnaires de la famille le Dr Jacques Fraigneau est mme le beau-frre dAnthoine Creus, le matre chirurgien Pierre Ferr est un voisin, et Jacques de Coignac est lun des deux ministres avec Jean Chaussepied de la communaut rforme de la ville, et labsence de toute proccupation dobjectivit qui aurait par exemple exig que lon prenne en compte le tmoignage de Philippe Le Goust, mdecin catholique, voisin des Creus sa demeure se situe quelques dizaines de mtres au-dessus de la boutique et maison dAnthoine Creus dans la grand rue St Jean et qui a bien t le tmoin de plusieurs crises (au moins sa visite est-elle note ds le 29 janvier ; son nom est mme cit, tort sans doute, parmi ceux des mdecins appels ds la veille, le soir de la premire crise, au chevet de Pierre Creus). Philippe Le Goust, dorigine confolentaise, est un intellectuel de haute vole, alors rcemment install Niort. En 1650, il engagera une controverse mdicale avec son confrre

    62. Histoire admirable..., p. 82. 63. Ils occupent respectivement les pages 107 117 (Certificat des Medecins et Chirurgiens) et 119 123 (Certificat de I. de Coignac, Ministre de la Parole de Dieu en lEglise de Niort). Le premier est imprim en caractres italiques, le second en petits romains (!).

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    protestant Charles Lussaud au sujet de la vie ftale et de la circulation du sang64.

    Des mdecins amis de la famille et commis doffice Le certificat est dit contraint par voie de justice, des sergents

    royaux stant ports au domicile des tmoins le 23 et le 28 mars, sur ordre de M. le Lieutenant gnral, pour obliger les deux tmoins rapporter et dcrire minutieusement ce quils ont vu au domicile dAnthoine Creus. De fait, ce qui est dcrit correspond aux sances inaugurales des 28 et 29 janvier, puis celles du 14 et 15 fvrier (les sances que nous avons qualifies de balladines ), enfin celle du 19, commande par le Lieutenant gnral lui-mme, au cours de laquelle le chirurgien Commineau a press sans rsultat les parties honteuses du malade, sans doute afflig de linhibition sensitivo-motrice classique dcrite pour la premire fois dans les cas dhystrie par le Dr. Janet. Si les hallucinations et les mouvements illogiques figurent en bonne place dans ce long certificat mdical , qui use sans abuser des termes savants propres la profession, en revanche MM. Fraigneau et Ferr nont pas souhait donner le dtail des crits hypnotiques de Pierre Creus, allguant que la cognoissance desquelles peut estre apprise par le procez verbal que en fut lors fait . Une prcaution sans doute destine prvenir le reproche de calomnie, qui naura donc pas t suffisante compte tenu de la procdure qui sera engage par les Morin. Le plus curieux pour nos esprits modernes est lpilogue du discours qui mle les registres scientifique et thologique sous lautorit convoque dHippocrate. En conclusion, pour dire lavis de nos mdicastres, les actions du jeune malade sont rapportables deux esprits, lun bon qui lui faisait rdiger ses prires par crit, lautre mauvais par lequel il estoit priv de jugement, de sens, & de paroles, ayant mouvement. Dans ce tmoignage, les mdecins nvoquent donc aucune cause surnaturelle ni ne donnent corps quelque soupon de sortilge. Sans doute, lessentiel ce sujet rsidait-il dans le procs verbal du 19 fvrier, demeur entre les mains de la justice.

    64. Son ouvrage De officialibus cordis / F tus functionibus sera confi la presse de Philippe Bureau. Voir H. Clouzot / Surget, Histoire de limprimerie Niort..., 1994, op. cit., p. 128, notice 152.

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    Un pasteur circonspect

    Le tmoignage prcis de Jacques de Coignac65, Ministre de lglise rforme de Niort, sur lequel se referme le livre, est celui dun homme trs impressionn. La sance chorgraphique du 16 fvrier laquelle il a assist fut aussi celle de la premire rvlation du nom de la sorcire Morin. Jacques de Coignac ne conteste pas la scne :

    Il forma sa main droicte, & agena ses doigts comme pour escrire, & estendit sa main gauche comme pour luy servir de papier : Je mapprochay lors pour recognoistre sil formeroit quelques lettres qui se peussent lire, & remarquay quil escrivit par deux ou trois fort distinctement le nom de Morin.

    Il atteste de la forte pit du malade qui faisait des prires Dieu conceus toujours en fort bons termes, exprimant une passion merveilleuse rechercher son ayde et son secours en luy . Pour autant, le pasteur tient observer une trs grande rserve sur lorigine non naturelle des manifestations et affirme de toute faon la toute-puissance de Dieu sur les mystres de la nature, tel point que pour lui il ny a point denchantement contre Jacob, ny de devinement contre Israel . Est-ce cette rserve qui vaudra au tmoignage de lhomme dglise de ne plus figurer dans le second tirage de 1631, ainsi que la pens Henri Clouzot ? Ou bien fallait-il faire disparatre un indice de ressentiment religieux ?

    La conclusion et le jugement du roi Reprsente par Jean Audouart66 Avocat du Roi, parlant au

    nom du Procureur royal Pour lofficier royal, si les Morin ont raison de vouloir tre lavs

    du soupon du crime de sortilge, ils sont bien malaviss de porter

    65. En 1634, Jacques de Coignac versera 3 600 livres comptant en pistoles, cus dor et pices de seize Anthoine Creus contre le versement dune rente annuelle de 225 livres prendre sur les rapports de la maison noble de la Bourgeoisie appartenant au riche marchand (ADDS 3E 6848 Zacharie Violette 4 janvier 1634) 66. Jean Audouart, cuyer, sr. de la Bigotterie (ancien fief de la famille de lcrivain Jacques Yver !), de la Grange et du Pin, conseiller avocat du Roi, membre de lchevinage, sera lu Maire de Niort en 1633. Voir Alfred Bonneau, Armorial des maires de Niort, Niort, Lon Clouzot, 1866, p. 46.

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    plainte, compte tenu dabord de ce qui vritablement sest pass dans la maison Creus. Sur le caractre illgal et abusif de la publication des faits et des accusations, de la rdaction de procs-verbaux denqute, Jean Audouart se range du ct des arguments de la dfense produits par les avocats Chalmot et Texier qui justifient leurs initiatives : ce sont les mdecins qui, ayant prsum, de par leurs observations, une origine surnaturelle du mal, leur ont demand conseil et avis sur le bien-fond des accusations du jeune malade. Ces derniers ont donc assist plusieurs reprises ses accs. Ils ont pris en considration trois aspects de la maladie : les illusions, les mouvements extraordinaires accomplis par la victime qui leur ont paru procder dun esprit malin ; quant aux dclarations du jeune homme, faites notamment en dehors de ses crises, sagissant de lextrme gravit du crime dnonc, elles ne devaient pas tre rejetes sans enqute.

    Jean Audouart dveloppe alors son analyse, dabord en la dcontextualisant. Pour lui, les illusions proviennent bien de la maladie qui est cause de limagination chimrique du jeune Creus. Pour exemple, les transports du malade dans des lieux tnbreux ne sont pas rels, car le corps a t vu continuellement, et que dautre part seul Dieu, et non un malfice, peut disjoindre lme et le corps67 : il nappartient qu Dieu de remettre & restituer une nature ja dtruite ; ces transports ne procdent pas non plus de lextase divine qui, certes, selon Saint Thomas cit par le juriste, eslance nostre ame la cognoissance des choses surnaturelles par la substraction des sens , mais qui, procdant de Dieu, ne peut procurer ni tortures ni souffrances comme celles quendure le malade. Lide dillusions causes naturellement par la maladie est donc retenue par lavocat du Roi, qui ne rejette pas pour autant lintervention de lesprit malin, ce dernier napprciant rien tant que les imaginations en tat de faiblesse, donc faciles tromper. De mme pour les mouvements extraordinaires, un dmon sans sortilge peut bien en tre la cause car ainsi soit que dans le monde les dmons se plaisent dans les orages et dans les horreurs des tenebres : ainsi dans lhomme, qui est le petit monde, ils se glissent quelquesfois dans les passions turbulentes qui causent les maladies dans latrabile, &

    67. Audouart cite Tertullien : Omnia magis conjectare opportet, quam hanc licentiam animae sine morte fugitivae , soit on peut tout admettre hormis le dpart de lme sans la mort .

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    dans lhumeur noire de la melancholie . Matre Audouart cite l-dessus Aristote, les Gnotistes, Orebase... pour ajouter que, selon ces autorits, chacune de ces maladies pouvaient attirer un dmon ce qui fait que dans les maladies, des gens idiots parlent des langues inconnues, ont des actions outre le cours de la nature . Ainsi de limitation de la voix des animaux par Pierre Creus.

    Pour ce qui est des dclarations du jeune malade, matre Audouart considre les circonstances. Pour celles faites dans le cours des crises, la maladie les invalide de fait et la victime ne peut avoir droit qu de la commisration ; si lon admet lintervention sans sortilge dun esprit malin du fait de ltat de faiblesse du malade, on ne peut non plus y attacher dimportance, le dmon calomniateur ne tasche qu dtruire les innocents, & non ceux qui sont des siens . Quant aux dclarations faites en dehors des crises, on pourrait effectivement allguer que le jeune mineur na pas en droit puissance de tmoignage encore moins daccusation. Cependant, il faut que Matre Audouart justifie ce point de sa plaidoirie la conclusion quil compte donner au procs les autorits (les Docteurs ) concdent volontiers que dans le simple soupon ou les seules apparences dun crime de sorcellerie ( leze majest Divine ), les enfants peuvent tre entendus au mme titre que les femmes et les gens de rien car

    le crime de sortilge est si grand, si norme, & offence tellement la Majest Divine, quon peut dire que cest le solstice de tous les maux, puis que le plus grand de tous est de har Dieu, & que ceux qui saydent de sortillege non seulement le hayssent mais le blasphement continuellement et pactissent (sic) avec son ennemy.68

    68. Histoire admirable..., p. 101-102. Chez les juristes du temps, ce classement du sortilge dans lchelle du crime tait un produit dvidence rapport dans la plupart des traits juridiques, comme par exemple Le Procs civil et criminel de Claude Le Brun de la Rochette, Lyon, 1609, cit par Roger Muchembled, op. cit., p. 191. Par ailleurs, lensemble de la casuistique dveloppe par le magistrat niortais est parfaitement reprsentatif dune opinion claire du temps, selon laquelle la sorcellerie existe bel et bien, mais la circonspection demeure nanmoins souvent de mise dans les enqutes ou les procs, compte tenu de la prvention de nombreux mdecins vis--vis des personnes fragiles ou simplement malades. Voir aussi Colette Arnould, Histoire de la sorcellerie, Jules Taillandier, 2009.

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    Lavocat du Roi rappelle alors que ce qui est jug ici dans linstance nest pas un crime de sorcellerie mais le bien-fond de la plainte dpose par les Morin, qui ne peuvent donc tre que dbouts : elle nest, en effet, ses yeux, pas recevable en raison de la nature du crime extraordinaire dont ils sont souponns et qui justifie toutes les enqutes faites ce sujet, quand bien mme leur rputation en aurait-elle souffert. Matre Audouart va plus loin et introduit dans sa plaidoirie le coup de thtre qui doit probablement faire blmir les plaignants : Marie Chabot, femme Morin, a dj eu dans ce Sige, divers procez pour avoir est appellee sorciere . La procdure engage par les Morin est donc tonnante ( remarquable , fait-on dire lavocat du Roi), car elle risque de faire davantage augmenter les soupons. Toutefois le reprsentant de la justice royale revient strictement son affaire : lenqute en cours est justifie les preuves du crime ne sont pas clairement tablies et la divulgation du procs-verbal jusqualors rest labri de la curiosit du public nest le fait que des demandeurs et non celui des dfendeurs.

    Les Morin, dbouts, sont donc condamns aux frais de linstance.

    Conclusion : sous lallchant aspect du canard, un factum hors de saison ?

    Pierre Creus protg du diable par son ange gardien. Bois grav de Guillaumot. Grand Almanach du cultivateur... pour lan 1846.

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    Une fois mises en main, il se dgage de toutes les pices de ce dossier une impression un peu trange. En labsence dautres archives concernant laffaire et ses protagonistes, cest peut-tre le contexte historique, assez connu, qui peut seul nous permettre dclairer le mystre, non pas celui de la maladie de Pierre Creus, largement comprhensible par les lumires de la science, mais celui du livre et celui de sa conclusion.

    Limpression de Jean Bureau, qui est un vritable factum, peut bien apparatre comme la protestation dune dcision, deux ans aprs laffaire, de ne pas poursuivre plus loin les investigations de la justice, en dpit peut-tre dune plainte en retour dpose par Anthoine Creus dont on ne sait videmment rien. Ce dernier a gagn le procs en diffamation que son adversaire Morin avait intent contre lui, mais il a perdu la prsence ses cts de son probable fils an et surtout, il na pu faire envoyer la catholique Morine au bcher, malgr lappui de Matre Philippe Chalmot et dune partie des notables rforms de Niort. Nous irions mme plus loin, tant la procdure engage par les Morin apparat vritablement remarquable ce sont les mots de lAvocat du Roi , compte tenu de la rputation sulfureuse de Marie Chabot, expressment voque par le magistrat. Les autorits catholiques de la ville, qui avaient dsormais la main sur le pouvoir dans la commune, et les notables protestants dsireux de conserver ce qui leur restait navaient-ils pas intrt viter absolument quun procs en sorcellerie, mettant aux prises deux familles de confession oppose, soit instruit durant cette priode de guerre, deux pas de la capitale huguenote assige et des chemins parcourus par le Roi et son principal Ministre ? Serait-il trop hasardeux dmettre lhypothse mme dune machination ourdie par M. le Lieutenant gnral Pierre Rousseau69 qui aurait consist pousser les Morin dfrer sur un motif secondaire (stratgie oblique) eu gard au crime de sorcellerie pour quils soient davance condamns une peine au moins pcuniaire. Lespoir et t bien videmment de contenter et de satisfaire Anthoine Creus et les siens sans encourir de risques possibles, voire probables, de troubles civils et religieux dune tout autre importance. La plaidoirie de Matre Audouart apparat dans

    69. Pierre Rousseau, Sr. de La Place et des Mortiers, conseiller du Roi, Lieutenant gnral civil et criminel de Niort, chevin. Il avait t lu Maire de Niort en 1627. Il deviendra trsorier gnral de France et Intendant des finances Poitiers en 1640. Voir Alfred Bonneau, op. cit., p. 46.

  • ALBINEANA 21 198

    ses conclusions un peu comme une mise en garde des deux parties : le soupon mme de sorcellerie, toujours difficile dmontrer, pouvant avoir des consquences tragiques et funestes pour la communaut, que les Morin se tiennent donc tranquilles, et que les Creus considrent ce quils pourraient perdre dans une procdure engage alors que leur fils est en voie de gurison.

    Une autre hypothse, de notre point de vue plus discutable, serait que le factum Chalmot / Creus ait pu tre considr implicitement comme un effet logique de la sentence rendue en dfaveur des Morin. Et de ce fait, tolr par les autorits. Cependant, limpression commence la fin de lautomne 1630 moment du reflux de la peste aurait t arrte en raison de la prsence dans louvrage de la pice pastorale qui risquait de lui donner trop nettement laspect dun libelle anti-catholique. La commande des 60 rames la fin de fvrier70 par Bureau pourrait correspondre limpression denviron 490 exemplaires pour ldition du deuxime tirage avec les corrections exiges. La peste reprend ses droits peu peu dans le courant de mai pour atteindre son pic durant les deux derniers mois de lt. Avouons tout de mme que nous sortons l un peu de la conjecture historique pour entrer dans le roman. En matire de diablerie et de sorcires, le conte et la nouvelle ne sont jamais loin...

    Prcisment, Agrippa dAubign venait sans doute de rendre le dernier souffle dans son chteau du Crest prs de Genve lorsque le factum de Bureau tait publi Niort. Quen aurait-il fait de son vivant ? Quen aurait-il crit alors quil se passionnait pour la question des sorciers la grande affaire de son poque et quil nourrissait son uvre danecdotes puises dans son entourage familier ?

    Eh bien, curieusement, et savoureusement, Aubign tient une petite place dans lHistoire admirable de la maladie prodigieuse de Pierre Creus ! Celle indirecte que lui a faite sous le rgne de Louis-Philippe Ier lun des premiers conservateurs de la Bibliothque municipale de Niort. Dans le grand Almanach du cultivateur de lanne 1846, que nous avons cit plus haut, un certain Docteur X a publi une version libre et trs amplifie du martyre surnaturel du jeune rform niortais. Lauteur se dmasque dans les premires pages en se comptant au nombre

    70. Voir note 6.

  • LE ROI LA ROCHELLE ET LE DIABLE NIORT 199

    des mdecins venus visiter le malade71. Dans les pisodes invents par le Dr. Jean-Louis Marie Guillemeau, il y a cette amusante relation faite par Pierre Creus de lune de ses visites dans les enfers o il rencontre une bonne partie de la population notable de la ville, notamment un certain pre Enselme, gardien des Capucins de Niort. Devant son tonnement de trouver dans un pareil lieu un si saint homme, celui-ci lui rpond :

    Hlas ! Mon cher enfant [...] il est vrai que, lorsque jai pass de lautre vie dans celle-ci, je ne my attendais gures. Mais javais oubli de me confesser, avant de mourir, quun jour de Vendredi-Saint tant en qute avec le frre Jrme, et nous trouvant Mursay, chez le seigneur de Villette, il nous invita djener avec lui, et que, par ignorance ou par gourmandise,