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EP.S INTERROGE
Un sociologue-économiste
Alain
CAILLE Alain Caillé et ses collègues
du M.A.U.S.S. affirment que
les hommes sont mus par
d'autres ressorts que la seule
maximisation des
profits égoïstes.
Que ce qui est important
dans la vie des hommes c'est
ce qu'ils peuvent donner
aux autres. À l'heure de la
mondialisation, des
délocalisations d'entreprises,
du chacun pour soi, un tel
discours peut paraître naïf,
presque angélique, voire
anachronique. Et pourtant,
Alain Caillé est à la fois
sociologue et économiste.
De façon scientifique, il tente
de tracer une voie : « le tiers
paradigme » , entre une
vision individualiste et une
vision holiste du monde. Deux
visions ayant conduit les
sociologues et les économistes
vers une description de
mondes désenchantés,
parfois même déshumanisés :
le modèle individualiste
parce qu'il entend expliquer
le monde du seul point de
vue de l'individu et le modèle
holiste parce qu'il tente de
faire exactement l'inverse.
En se centrant sur une seule
de ces deux entrées on occulte
la nature relationnelle des
liens qui unissent les hommes,
ce qui rend difficiles les
réponses à nombre des
questions que se posent
enseignants, entraîneurs,
responsables.
Qu'est ce qui pousse un
élève à devenir jeune officiel,
un pratiquant ou un ancien
pratiquant à entraîner des
équipes sportives ? Est-ce un
intérêt économique, un
sentiment de dette envers
son Association Sportive, son
Club, son Sport ?
Pourquoi un adulte poursuit-
il une activité sportive une
fois sorti du système scolaire
obligatoire ?
L'Éducation Physique, le
Sport fonctionnent-ils sur le
seul modèle de l'économie de
marché ou bien aussi sur
celui du Don ?
En interrogeant Alain Caillé,
nous souhaitons jeter les bases
d'un regard plus armé pour
voir les intérêts qui traversent
le Sport et l'Éducation
Physique. Pour nous garder
à la fois d'un imaginaire
fourmillant de « géants de
la route » de « militants
de l'EP » mais aussi d'un
relativisme excessif sur le
mode de « tous dopés »
ou « plus rien ne motive
les jeunes » .
Pierre Imbert
Vous êtes un des fondateurs du M.A.U.S.S. et spécialiste de Marcel Mauss, présentez, s'il vous plaît, à nos lecteurs, le M.A.U.S.S. Le M.A.U.S.S. a été fondé en 1981 et la Revue du même nom apparaît en 1982. M.A.U.S.S. signifie « mouvement antiutilitariste en sciences sociales », cela c'est l'accent critique. C'est aussi, signification positive, l 'hommage à Marcel Mauss, neveu de Durkheim, fondateur de l'école ethnologique française, par ailleurs militant politique appliqué, bras droit de Jaurès, auteur d'un texte qui nous sert de référence principale, « l'Essai sur le don » [1] et d'un ensemble d'articles concernant les techniques du corps, le sacrifice, le symbolisme, etc. Cette revue se crée sur une base critique et réactive par rapport à une évolution, pour nous surprenante à l'époque, dans les sciences sociales qui était aussi
une évolution politique et idéologique. Ce que nous découvrions en substance, en 1981, c'était le retour du libéralisme économique. En fait ce que l'on a mal mesuré alors c'est qu'il ne s'agissait pas d'un simple retour mais bien d'une sorte de révolution dans le domaine des idées, partie de la science économique puis gagnant la sociologie, l'ethnologie, la biologie, la linguistique, l'histoire, etc.
Cette révolution consacre l'hégémonie de la science économique. Pendant deux siècles, les économistes s'étaient dit : « Nous avons un modèle explicatif de ce qui se passe sur le marché des biens et des services. Il correspond à une certaine représentation du sujet humain conçu comme homo « économicus » , individu rationnel, calculateur, maximisateur qui cherche avant tout à améliorer son bien-être, son utilité. Ce modèle, nous le savons bien, n'est pas tout à fait
Revue EP.S n° 315 Septembre-Octobre 2005 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé
juste mais pour étudier ce qui se passe sur le marché des biens, il nous suffit. Nous ne prétendons pas rendre compte de ce qui se passe ailleurs que sur le marché. Ce qui se passe ailleurs, dans d'autres sphères, nous l'abandonnons aux autres disciplines : philosophie, psychologie, histoire, sociologie, voire anthropologie et savons qu'à côté de l 'homo « économicus » il y a place pour un homo « sociologicus » , un homo « ethicus » un homo « politicus » , un homo « sporti-vus » , éventuellement un homo « ludens », etc.
Voilà c'est l'équilibre des forces en quelque sorte, qui a régné pendant deux siècles entre les disciplines des sciences sociales. C'est cet équilibre-là dont nous constations, nous, en 1981 qu'il avait complètement changé. A partir de la fin des années 1960, les économistes ont commencé en effet à se dire : finalement, notre modèle explicatif, notre approche anthropologique, peut nous être utile non seulement pour l'étude du marché des biens et services mais aussi pour expliquer ce qui se passe dans toutes les sphères de la société. Finalement, même là où il n'y a pas d'achat et de vente des biens ou des services, le modèle économique, l'explication par l'intérêt calculé fonctionne. Par exemple on peut considérer des relations amoureuses comme présentes sur un marché des corps et des affects, chacun maximisant ses investissements amoureux. Dans la sphère politique, dans la sphère de l'éthique c'est pareil : notre modèle explicatif fonctionne universellement.
Le fait que les autres disciplines et notamment les sociologies de l'époque aient très largement accepté d'intérioriser ce modèle explicatif en finissant par considérer la sociologie comme une sorte de science économique généralisée est très surprenant. Et cela était vrai aussi bien dans le champ de la sociologie libérale, par exemple avec un R. Boudon, chantre du modèle libéral économique généralisé, que du côté de quelqu'un comme P. Bourdieu qui a eu un impact très important dans ce domaine, évidemment très opposé à ce modèle économique libéral mais opposant somme toute, en face, un modèle économique marxiste, postmarxiste généralisé et reprochant paradoxalement aux économistes non pas de donner une explica-
tion économique du monde mais de ne pas donner une explication économique suffisamment généralisée. Ce que P. Bourdieu appelait « l'économisme » c'était le fait, pour les économistes, de limiter leur domaine alors qu'il disait qu'il fallait le généraliser. C'est tout cela que l'on constate dans les années 1970-80 avec un certain effarement. Partout, sous de multiples noms, de multiples écoles, on assiste à cette généralisation du modèle économique, qui, d'ailleurs, on s'en aperçoit par la suite, aura été une préfiguration de l'évolution du monde réel. Cette généralisation de l'explication par l'intérêt, c'est tout simplement le pendant de la géné
ralisation du marché à toutes les sphères de l'action sociale. Donc, c 'est à cela que le M.A.U.S.S. s'oppose en rassemblant tous ces courants de pensée : individualisme et technologie, théorie du choix rationnel, école du choix public néo-institutionnalisme, 36 000 écoles particulières, en rassemblant tout cela sous l'étiquette « utilitarisme » ; cette vision utilitariste du monde qui est en train de triompher partout dans le champ académique.
Si nous avons fait, dès le début des années 1980, référence à M. Mauss c'est parce que nous savions qu'il y avait chez lui des ressources théoriques fondamentales à chercher, notamment dans « l'Essai sur le don », pour s'opposer à cette anthropologie générale économiciste subreptice. Toutefois, avouons-le, pendant une dizaine d'années nous n' avons pas très bien su exploiter cette référence à M. Mauss. Bien sûr, elle restait très importante dans le milieu de l'ethnologie et
alimentait de nombreuses études ethnographiques mais, après tout, que pouvait-on faire de ces histoires de « sauvages » pour étudier la société contemporaine ? Ce n'est qu'à partir des années 1990 que nous avons commencé à nous dire que, somme toute, ces idées de M. Mauss étaient généralisames mutatis mutandis à la société contemporaine et que même dans notre société apparemment rationalisée, d'utilitarisme fonctionnel, il subsistait d'énormes poches d'action sociale régie, non pas par le modèle de l'intérêt maximisateur-rationnel mais par cette logique du don et du contre-don que M. Mauss avait découvert à l'œuvre dans les sociétés archaïques.
Pouvez-vous expliquer ce que M. Mauss entend par don et contre-don ? Qu'est-ce que M. Mauss a véritablement découvert dans la société que j'appelle, moi, la société première ? Les mots mêmes de 1'« Essai sur le don » sont source de multiples débats philosophiques, métaphysiques et de nombreuses confusions. En nous réclamant de la pensée de M. Mauss, il nous a toujours été objecté : « Si vous vous opposez à l'explication de l'action sociale par l'intérêt calculé, si cette action est non intéressée, c'est donc qu'elle doit être gratuite. Or, vous le savez bien, l'intérêt est partout ». Réfléchissons. Je crois, en effet, que M. Mauss a fait une découverte assez extraordinaire. Il a compris que dans ces sociétés archaïques le rapport social n'est pas fondé sur le marché, le contrat, l'achat, le donnant-don-nant explicite mais sur une règle sociale impérative qu'il appelle la triple obligation de donner, recevoir, rendre. Chaque sujet humain, pour apparaître comme un sujet pleinement humain et social, doit, par obligation, se montrer généreux. On voit bien le paradoxe : obligation d'être généreux, obligation de montrer sa liberté, sa liberté de donner : ce don est intrinsèquement paradoxal, il est à la fois obligatoire et libre. Il est à la fois désintéressé puisque c'est un geste d'ouverture à l'autre, un geste de générosité mais en même temps c'est en faisant ce geste d'ouverture généreuse que le sujet qui donne s'offre la possibilité qu'il y ait un retour et que son intérêt à lui soit satisfait.
Donc, ce don est intrinsèquement obligatoire et libre, intéressé et désintéressé. Il fonctionne en liant des motivations opposées. Il n'a rien à voir au départ avec la charité. Il est initialement un don de rivalité. Chacun rivalise pour être le plus généreux, pour « écraser son rival ». Ce don est fondé sur l'Agôn, la rivalité, le match, le but étant d'écraser son rival en jouant mieux que lui au jeu de la générosité. Là encore, opération paradoxale et fondamentale parce qu'elle permet de sortir du registre de la guerre violente pour aller vers le registre de la guerre euphémisée, la guerre par le don, par la générosité. Cette rivalité par le don peut déboucher sur des choses qui font plaisir, sur des bienfaits, mais elle peut être aussi une rivalité par le don des méfaits, des vengeances, parce que le point fondamental c'est bien de donner et de rendre. Que l'on vous ait donné des bienfaits ou des méfaits. C'est cela, même si je viens de le condenser à l'extrême, qui me semble être le noyau de la découverte de M. Mauss et qui, je crois, permet de bâtir une représentation du sujet humain, une anthropologie qui n'est pas un tout autre de l'anthropologie économiste ou utilitariste mais qui la dément pourtant. Pas un tout autre : voit-on apparaître un homme qui ne se soucierait pas d'utilité, qui ne calculerait pas ? Non, il calcule, il se soucie d'utilité mais sur un autre plan. Le point premier pour cet « homo donator » , c'est de créer du rapport social, et, cor-réaltivement, la grande différence entre « homo donator » et « homo économicus » c'est que « homo donator » veut d'abord asseoir sa propre image. Son souci n'est pas d'amasser mais d'apparaître, de produire une image à donner aux autres dans son geste de générosité.
Comment cela se situe-t-il dans le champ des sciences sociales ? On peut montrer que M. Mauss inaugure une pensée du social qui ne s'accorde avec aucun des deux grands choix théoriques qui s'opposent habituellement en science sociale : le choix individualiste méthodologique (expliquer le social par les choix rationnels des individus) et le choix holiste (présenter les actions individuelles comme des effets directs de la structure sociale). Pour ma part j'essaie de trouver une voie du milieu entre ces deux positions
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qui me semblent excessivement l'une comme l'autre unilatérales. Une voie que j'appelle le « tiers paradigme ». Mais j'aimerais insister sur une autre proposition qui recoupe en partie la première. Les deux manières de raisonner en sciences sociales s'appuient sur deux anthropologies, deux visions de l'homme assez différentes. D'une part, une anthropologie que j'appellerai orthodoxe : celle qui voit l'homme comme cherchant à accumuler des possessions. L'idée de possession renvoie à des biens matériels mais il peut s'agir aussi d'une possession de pouvoir, de prestige, considérée comme quelque chose que l'on peut accumuler.
Pour ces représentations-là tout se résume à des questions de fonctionnalité, d'efficacité instrumentale, une vision un peu « phy-sicaliste » du sujet humain, voire des sujets animaux. Et puis, il y a, d'autre part, un autre bloc de doctrines, très minoritaires, qui voient le sujet non plus comme cherchant à accumuler des possessions mais comme un sujet de désir. Là nous ne sommes plus dans le registre de l'avoir mais dans celui de l'être. Ce deuxième type d'anthropologie, hétérodoxe, considère le sujet humain non pas par rapport à des « choses » mais dans sa dimension intersubjective. Le désir naît de l'intersubjectivité.
Ce second groupe de sciences sociales pense le sujet humain dans le domaine de ce qui fait sens. Les grands noms ici sont Hegel et M. Mauss. Dans la lutte par la dilapidation de la richesse analysée par M. Mauss dans le cas du potlatch, la lutte à qui sera le plus généreux, le but c'est d'être reconnu. A la limite on risque de perdre sa vie pour se montrer plus généreux que son rival. On trouve ici la lutte pour la reconnaissance analysée par F Hegel dans sa fameuse dialectique du maître et de l'esclave. Il y a un autre thème, celui de R. Girard, qui développe l'idée selon laquelle on ne désire jamais que ce que désirent les autres sujets. Le désir est mimétique. Pour H. Arendt le désir des hommes est de réaliser leur apparition dans un monde de la pluralité. Il me semble que « l'Essai sur le don » permet d'apporter à toutes les conceptions hétérodoxes un atout empirique absolument fondamental en montrant
effectivement comment toutes ces sociétés premières dites « sauvages » s'organisent dans ce registre là. On s'aperçoit alors que tout un ensemble de notions qui apparaissaient comme écartées, disparates, éloignées, au fond se traduisent les unes dans les autres. Si je dois répondre à l'obligation de donner une première traduction, je choisirai celle qui fonde le domaine du symbolisme. Le don c'est du symbolisme. Le mot symbole à l'origine c'est le mot qui désigne le don au sens de l'objet partagé, signe de reconnaissance. Il y a un lien étroit entre le symbole, le symbolisme et le rituel. On peut concevoir toute la société comme un ensemble de scènes rituelles. Le sport, par exemple, peut être conçu alors comme une scène rituelle. C'est une autre déclinaison de l'univers du symbolisme et du don agonistique. Voici une première série de traductions entre don, rituel et symbolisme. Par ailleurs, j'essaie de montrer que le don n'est compréhensible que dans le registre politique, en référence à M. Mauss c'est-à-dire sans conception morale. Il y a une traduction entre le don et le politique, je ne dis pas « la » politique. Le numéro 22 de la revue du M.A.U.S.S. [ 2 ] . « Qu'est-ce que le religieux ? » essaie de montrer comment le politique et le religieux (et non la religion) sont intrinsèquement mêlés. Voilà tout un ensemble de notions qui constituent autant de facettes d'un même univers complexe.
Quelle serait, pour vous, la place du sport dans cet univers ?
Je pense que le domaine du sport doit être compris par rapport au domaine du jeu car il se situe très largement dans cette sphère-là. Dans la sphère de la mise en scène de soi, dans la relation de rivalité organisée par les règles sociales et c'est là que l 'on touche à un auteur tout à fait fondamental : Huizinga. Pour moi, il est en quelque sorte le père des études portant sur le sport. Il présente sa réflexion sur le jeu comme le prolongement direct de « l'Essai sur le don » avec une thèse très forte.
Le jeu, pris au sens de l'Agôn, est selon lui à l'origine du monde de la culture. Tout le monde de la culture, l'esprit philosophique, le champ des idées est intrinsèquement régi par cette logique de la
rivalité que l'on trouve au cœur de « l'Essai sur le don ». Tout à l'heure je faisais allusion à des travaux en référence à H. Arendt et un éthologue me disait encore récemment que ce qui dominait dans le champ des études sur les animaux c'était le modèle « animal économicus » qui maximise ses capacités de reproduction, de bien-être, ses capacités de survie, etc., exactement selon le modèle économique, libéral post-marxiste. Mais, à son avis, tout cela est en train de basculer. L'opposition anti-utilitariste dans le domaine de la vie animale, pourrait prendre le dessus dans les cinq,
dix ans à venir avec un épuisement du modèle mécaniciste physico-chimiste de la vie animale et là encore se dessinent deux visions du monde différentes. Les travaux d'H. Arendt et du grand spécialiste de la vie animale, A. Portmann, voyaient l'animal lui-même régi au premier chef par ce besoin de se manifester. Ce désir d'apparaître, la jubilation de l'apparaître au monde, cette magnificence des couleurs du plumage, la beauté du ramage, tout cela ne s'explique pas par la seule volonté de reproduction, ce n'est pas utile, ce n'est pas la peine d'en faire autant, il y a autre chose. Cette autre chose, c'est cette jubilation de l'apparaître. Et quand on s'occupe du sport on ne peut pas ignorer ce genre d'analyse, cette joie première d'apparaître, de s'apparaître splendide dans l'effort et la victoire. Cette jubilation du geste. Au moment où il y a un triomphe de l'organisation économique du sport absolument évident, on peut se demander pourquoi le modèle de référence est de moins en moins agonistique. Je développerai une hypothèse : ce que l'on voit à la télévision est encore très largement du don agonistique, mais tellement professionnalisé que personne ne peut vraiment rivaliser avec le personnage qui nous est donné à voir. On est frappé d'inanité face à un Zidane ou un autre champion.
Les sportifs sont-ils des « donateurs » ?
Ce qui me paraît évident c'est que les sportifs de haut niveau, sont, d'une certaine façon, des « donateurs » de haut niveau, car je ne vois pas comment on peut accéder à un haut niveau de compétition sans avoir une passion. Là, nous touchons à une question qui peut se situer au cœur même de nos discussions : l'articulation entre deux formes d'intérêt. Il y a quelque chose de très ambigu dans le mot même d'intérêt. Sous ce terme on comprend deux choses bien différentes l'intérêt « à » , l'intérêt « pour ». On peut avoir de l'intérêt pour une personne, pour la musique, c'est ce que j'appelle l'intérêt passionnel, il se suffit en soi. Et puis, dans l'autre forme, nous avons intérêt à faire quelque chose, non pas par intérêt pour la chose elle-même, mais, parce qu'en faisant cette chose-là, on poursuit un autre but. Quand on devient professionnel
Professeur de sociologie à Paris-X-Nanterre, où il dirige le laboratoire GEODE (Groupe d'étude et d'observation de la démocratie) Alain Caillé est le directeur de la revue du M.A.U.S.S. (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales). Auteur de nombreux livres et articles, il a publié notamment : Critique de la raison utilitaire (1989 et 2002, La Découverte), Anthropologie du don. Le tiers paradigme (Desclée de Brouwer, 2000) ; Le Bonheur et l'utile. Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique (sous la direction de A. Caillé, Ch. Lazzeri et M. Senellart ; La Découverte, 2001) ; Paix et démocratie (préface de B. Boutros-Ghali, Unesco, 2004). « Dépenser l'économique. Contre le fatalisme » (Découverte, 2005) et « Don, intérêt et désintéressement » (Découverte, nouvelle édition 2005). Voir également « Donner, recevoir et rendre : l'autre paradigme. La revue du Mauss n° 11 (1991,1e r trimestre). Site Web de la revue du Mauss : http//www.revuedumauss.com
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dans un domaine, on a au départ un intérêt passionnel, qui pour la musique qui pour le sport. On est tellement passionné qu'on devient très bon, on devient tellement bon qu'on peut devenir un professionnel. A ce moment intervient un autre type d'intérêt ; l'intérêt « à », l'intérêt proprement professionnel et lucratif.
La difficulté qu'on rencontre là, c'est la confusion entre les deux registres. Le Bourdieu des grandes années, celui de « La distinction », entre autres, c'est le Bourdieu « démystificateur » qui dit : attention, ne soyons pas crédules, sous l'amour de l'art, l'amour du sport, on sait bien que se cache autre chose, c'est l'intérêt « à ». L'intérêt à accumuler du capital social, économique, etc. On pourrait dire que les « mauvais côtés » de la sociologie de P. Bourdieu consistent à réduire l'intérêt « pour » à l'intérêt « à », l'intérêt passionnel au profit de l'intérêt instrumental posé comme seule réalité. Or, il faut faire place à la dualité. La complémentarité de ces deux registres de l'intérêt existe dans l'activité sportive comme ailleurs et c'est là que l'on touche au paradoxe du don. Le paradoxe du don que P. Bourdieu a très bien vu à sa manière : plus on est généreux, plus cela rapporte et plus c'est susceptible de rapporter. Cela ne marche pas évidemment à tous les coups, ce serait trop facile. Mais en tout cas, d'une certaine façon, le pouvoir, la richesse appartiennent à celui qui donne. Alors les utilitaristes néomarxistes en profitent pour dire : « si cela rapporte, ce n'est plus de la générosité, donc ce n'est pas du domaine du don ». Il ne s'agit pas de l'intérêt « pour » mais de l'intérêt « à ». C'est là qu'ils se trompent complètement. Les deux sont présents, en complète interaction. On pourrait dire ainsi qu'au sein d'un club les joueurs les mieux payés sont ceux, d'une certaine façon, qui ont été les plus passionnés. Ils avaient un don pour telle ou telle chose et ils s'y sont adonnés, ils ont été généreux. Ils ont tellement été dans l'intérêt « pour », passionnel, que l'intérêt « à », instrumental, en est magnifié.
Dans le domaine de l'éducation, de l'enseignement, comment peut-on appréhender ces notions ? C'est de plus en plus compliqué, de plus en plus difficile à expliquer. 2004, a été l'année de l'éducation
par le sport. Qu'il existe une éducation par le sport, cela me semble tout à fait évident. Je crois que chez les sportifs qui pratiquent la compétition il y a une espèce de moralité intrinsèque. Cela renvoie aux analyses de M. Mauss, le don, cette obligation de donner et de rendre c'est le noyau fondamental de toute éducation.
Dans le domaine sportif comme dans la vie en général ce qui est en cause c'est l'apprentissage du fait qu'on donne et on reçoit. Il y a cet apprentissage des mécanismes élémentaires, de coopéra
tion, de réciprocité, d'antagonisme qu'il faut assumer mais qu'il faut aussi surmonter. C'est l'apprentissage de tout un ensemble de choses, entre autres celui du renversement possible de la défaite en victoire, de la victoire en défaite. Il y a, pour ces raisons-là, une moralité intrinsèque du jeu et du sport, et l'idée d'une éducation par le sport me paraît donc tout à fait pertinente. Le grand sociologue américain Ch. Cooley considère que, et je crois qu'il a raison, la base de tous les sentiments de justice et de coopération se trouvent dans le cadre de ce qu'il appelle la socia-lité primaire et notamment dans les équipes sportives. Ce sera ma première observation. Deuxième observation : concernant le champ de l'EPS il me semble qu'il y a quelques années il était traversé par un discours, affirmant qu'il ne fallait pas entretenir la rivalité. Or, il ne convient pas de dénier cette rivalité, tout en civilisant, s'entend, la compétition.
Pour l'enseignement, plus généralement, deux aspects me paraissent importants à souligner. Le
premier c'est qu'il faut créer une dialectique entre l'intérêt « pour », la dimension non utilitaire du savoir, et l'intérêt « à », sa dimension fonctionnelle et utilitaire. Il ne s'agit pas de prôner le culte du non utilitaire, mais il faut comprendre qu'un enseignement ne peut être utile, ne fait acquérir des compétences professionnelles que s'il laisse toute sa place à la dimension anti-utilitaire du plaisir. Cela fait plaisir d'acquérir du savoir, de faire du sport, de jouer et non d'avoir une éducation physique rationalisée à outrance. Il convient de retrouver cette dimension de plaisir expulsée partout. Mais en disant cela il ne faut pas tomber dans un second écueil pédagogique très fréquent qui se tourne vers une non directivité et qui consiste à surtout ne pas enseigner les règles : « pas question de faire apprendre, par exemple, la grammaire, il faudrait que les élèves la redécouvrent, seuls ! » . Ce n'est pas du tout ce que je défendrai. En revanche, ce qu'il faut faire découvrir aux élèves, ce sont toutes les dimensions du plaisir d'apprendre et aussi que ce plaisir n'est procuré que dans l'affrontement à une règle. Il n'y a pas d'activité plaisante qui ne soit organisée par une règle.
Pour aller plus loin, ne peut-on aussi décliner cette théorie du don dans la relation qu'entretiennent formateur-formé et enseignant-enseigne ? Si on se réfère à tout ce qui organise la pensée de M. Mauss, il faut conclure que trop de don tue le don. Voire tue tout court. Le don écrase celui qui reçoit lorsqu'il ne peut rendre. Les enseignants se pensent trop souvent comme donateurs. Ils pensent qu'ils donnent tout à leurs élèves. J'ai l'impression qu'il y a deux choses qui coexistent et qui me semblent être deux pathologies potentielles du don. D'un côté l'enseignant s'affiche comme trop donateur n'ayant rien à recevoir des élèves, il « sait » ce qui doit être ingurgité par les élèves, c'est l'Etat qui donne. Ceux qui reçoivent n'ont qu'à dire merci. Les enseignants répercutent le précieux savoir qui leur a été inculqué. La pathologie inverse consiste à poser que ce sont les élèves qui ont à décider de ce qu'ils doivent recevoir. Qu'ils sont les juges de leurs acquisitions et, qu'à leur commande, les enseignants devraient
être pourvoyeurs de don. Je crois qu'on peut étudier l'enseignement à travers ces deux attitudes. Dans les deux cas ce qui est mal géré c'est cet équilibre nécessaire qui permet de placer celui qui reçoit en position de donateur alternatif et pas seulement de récepteur. A qui donner à son tour ? Est-ce qu'il donne à celui dont il a reçu ou est-ce qu'il doit donner à quelqu'un d'autre ? Voilà un des problèmes de la transmission.
Ces questions englobent mais dépassent la seule fonction enseignante Bien sûr, les êtres humains ont besoin de donner, ils ont besoin également d'une personne qui symbolise le don dans sa généralité, d'un condensateur du don, et en fonction des sociétés et cultures, il peut prendre des aspects différents. Certains sujets, le roi par exemple, le guerrier sauvage, en viennent à monopoliser le don. Dans les civilisations premières, la réponse au problème était trouvée, on s'en débarrassait. Dans « Le Déclin de l'institution », F Dubet [3] se penche sur tous ceux qui travaillent au « service », les infirmiers, les enseignants et ce qui produit du lien social. Il explique admirablement comment toutes ces professions ont été structurées depuis des siècles jusqu'à ces dernières vingt-cinq années par ce qu'il appelle le modèle institutionnel, qui est un modèle de don. Une entité transcendante : la République, l'État, que l'on sert, intronise ses serviteurs, leur reconnaît une certaine utilité. Une fois que ces serviteurs sont intronisés, ils sont liés par le modèle institutionnel qui les a faits, à ceux qui leur ont délivré leurs diplômes et statuts mais ils sont également libres. Ils manient obligation et liberté et peuvent alors transmettre ce mélange obligation-liberté à leurs élèves en faisant descendre en cascade ce modèle institutionnel. Dans ce cadre-là, parce que le donateur est reconnu comme tel, parce que chacun sait qui donne, qui reçoit, il peut y avoir un dévouement « éducatif » fantastique. A partir du moment où ce modèle change pour des raisons complexes dues au déclin des formes étatiques, l'explosion des frontières, etc., tout le système s'écroule et on est condamné à donner au coup par coup. On voit se substituer de plus en plus à cette organisation institutionnelle
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trop lourde, inadaptée, une gestion de bricolage consensuelle. Tout est bâti dans l'éphémère, on ne peut plus savoir qui donne et qui reçoit, c'est ce que J.-P. Le Goff appelle « la barbarie douce » [4]. Donc, soit, on essaie de se réfugier dans l'ancien mode institutionnel en écrasant celui qui reçoit, soit au contraire, mais de manière complémentaire, on fait semblant de répondre à une demande.
Encourons-nous des dangers à fonctionner sur le modèle du don ? Le modèle du don est à la fois vital et précieux mais aussi infiniment dangereux. M. Mauss a écrit un petit texte célèbre tout à fait essentiel sur le double sens du mot don, « gift ». Le même mot désigne à la fois le don et le poison dans la langue germanique. Donc, le don c'est l'ambivalence : on ne sait jamais très bien qui donne véritablement et qui reçoit et si ce qui est donné au bout du compte est bénéfique ou maléfique. C'est extraordinairement indécidable. Le modèle utilitaire fonctionnel a le mérite de mettre les choses au clair, les bons comptes font les bons amis. Mais ne sommes-nous pas en fait toujours en dette les uns par rapport aux autres ?
Un autre héritage de M. Mauss sur lequel s'appuient volontiers les formateurs EPS, ce sont ses propos relatifs aux techniques du corps
Si je comprends bien, ce texte est important dans vos contenus de formation car il permet sans doute aux formateurs d'afficher une certaine filiation entre les réflexions d'un ethnologue et leurs propres réflexions sur la technique corporelle et sportive.
Oui et est-ce que, selon vous, derrière la notion de technique dont parle M. Mauss, ne se cache pas l'idée de technologie ?
Dans mon souvenir, M. Mauss insiste sur la multiplicité des gestes possibles socialement organisés pour réaliser une même chose, la gestuelle est construite culturellement c'est le message propre du texte. Il y a dans le numéro 24 de la Revue du M.A.U.S.S. [5] (« De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi, un grand article sur ce que M. Mauss écrit sur la technique en 1947 juste avant sa mort, qui représente une certaine apologie de la technique en général.
Il y a chez M. Mauss, en effet, de la fascination pour la technique. Mais si nous revenons au texte sur les techniques du corps, en quoi l'EPS est-elle directement concernée au-delà de l'idée un peu convenue de la variabilité culturelle de gestes à l'usage du corps ? Si l'on pose le problème de l'éducation, cela ne renvoie-t-il pas simplement à se demander dans quelle mesure il existe une voie unique pour faire les choses ou au contraire différents habitus corporels qu'il faut respecter ? En fait le discours s'installe autour d'une opposition. D'une part, la technique peut être considérée comme universelle, il y a des invariants pour réaliser une performance. Par exemple en saut en hauteur, il faut suivre une certaine procédure gestuelle déterminée. Alors qu'à l'inverse en suivant M. Mauss on comprend qu'il peut y avoir une pluralité des réponses techniques. Il y a plusieurs manières de faire efficacement une même chose. Si nous poursuivons la discussion nous dirons, soit : il y a une seule manière de courir, sauter, marcher, c'est la seule et on ne pourra accepter aucune déviation, tout le monde sera coulé dans le même moule ; soit : en tenant un discours hyper-relativiste, on dira que plusieurs techniques du corps sont possibles, qu'elles se valent toutes, le risque étant évidemment de conduire vers le n'importe quoi. Est-ce que la réponse correcte dans l'abstrait n'est pas celle qui consisterait à dire, il n'y a pas une pluralité infinie dans la manière possible de faire les choses, il n'y en a peut-être que trois, quatre, cinq. Ici, comme ailleurs, il faut apprendre à marier l'apprentissage de la règle et une certaine liberté individuelle. Faire droit aux contraintes comme au plaisir.
Forts de cette approche, revenons sur le terrain. Que doit faire l'enseignant ? Enseigner la technique qu'il connaît ou être à l'affût de la proposition différente émanant de son élève ? C'est vrai en sport et en éducation physique mais on peut aisément le transposer dans d'autres matières ? On ne peut pas attendre que les élèves proposent leur propre technique mais en même temps je pense qu'il est nécessaire qu'il y ait une certaine ouverture pour les faire progresser dans leur propre logique et leur montrer les
contraintes inhérentes à leur propre progression. Mais il faut se méfier des dogmatismes inversés. Si cela débouche en éducation physique et sport sur des débats réels, il est intéressant de noter qu'on les retrouve, fortement analogues, dans un tout autre domaine. Dans le domaine de la gestion des entreprises et de l'économie, Ph. d'Iribarne, sociologue économiste, auteur du livre « La logique de l'honneur » compare la ges
tion des entreprises françaises, hollandaise, américaine [6]. Il y montre comment les mêmes objectifs sont poursuivis, avec la même efficacité, la même productivité, mais avec trois systèmes d'autorité complètement différents.
Trois manières différentes de dire qui doit quoi et qui doit donner à qui ? Mais les trois marchent. Chaque société est une héritière des discours et des comportements qui les entourent. Il est normal que les enseignants privilégient certaines pratiques plutôt que d'autres mais il faut qu'ils soient attentifs au fait qu'il n'y a pas qu'un seul modèle, une one best way.
Quelle est votre opinion sur le fait qu'on pourrait séparer quelque chose qui serait de l'ordre du technique d'une façon épurée de tout le reste qui serait de l'ordre des valeurs de l'éthique, par exemple, les enseignants d'EPS font référence au sport et le sport c'est certes le geste efficace, mais n'est ce pas aussi le dopage, les paillettes, la tricherie, etc. ? Cela renvoie à ce dont nous parlions précédemment en nous interrogeant sur les leçons qu'il
est possible de tirer de M. Mauss et de ses analyses sur le don. Une des premières leçons nous interdit de séparer la dimension supposée fonctionnelle de la dimension plus générale de sens et de plaisir. Cela me semble un contresens total de concevoir l'éducation physique comme une éducation techniciste au geste efficace. Cela n'a de sens que si c'est réinséré dans un rapport plus général au plaisir du jeu, de l'apparaître
et de la compétition. Il me semble que la grande vertu du sport consiste à reconnaître le fait humain premier à savoir prendre en compte : les humains veulent tous apparaître splendides les uns aux autres, et il ne faut pas gommer cette notion-là au nom d'une société où la rivalité disparaîtrait, mais l'apprivoiser et la civiliser.
Cela renvoie à un système d'évaluation. En éducation physique l 'évaluation nous a conduits à noter nos élèves sur l'assiduité, la participation, pas seulement la performance
Ce que vous dites renvoie à une autre notion du don. Celui justement d'avoir un don. Nous nous avançons là sur un terrain miné mais je crois qu'il faut s'y engager quand même. Je signalais tout à l'heure le double sens du mot don, son ambivalence, mais il y a une troisième grande signification qui est tout à fait importante c'est le don au sens de ce que l'on a reçu de manière innée. Il y a au sujet du don un très beau livre « The gift » de Lewis Hyde [7] , qui reprend toute cette littérature sur le don et qui se livre à une réflexion sur la création artistique dans ses rapports au marché. Il montre que « l'artiste est celui qui se comporte par rapport au
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don qu'il a reçu comme le « sauvage » de M. Mauss. Il doit considérer que ce qu'il a reçu n'est pas de lui. Il ne lui appartient pas, il doit donc le faire circuler. Le rôle de l'artiste est en quelque sorte de faire circuler un don et le mettre à la disposition des autres. S'il se considère comme propriétaire de son travail, là il y a une perversion dans l'économie de la création. Je pense qu'on peut transposer cette réflexion au domaine de l'éducation. Il me semble qu'il ne faut pas tomber dans la dénégation du fait qu'il y ait des gens plus ou moins doués pour telle ou telle activité, mais il faut à la fois cultiver et domestiquer ce don. Il me semble impossible de tenir le langage qui consiste à affirmer que tout le monde peut obtenir un résultat identique dans tous les domaines. Pourquoi faudrait-il gommer les différences ?
La théorie du don n'est pas présente dans le champ de l 'éducation alors q u ' o n la retrouve en anthropologie, économie, etc. ? Pourquoi ?
Il est vrai q u ' e n éduca t ion il n'existe à ce sujet quasiment rien. Je dirai que c'est sans doute que les sciences de l'éducation constituent une discipline assez particulière qui ne peut se légitimer que par un discours techni-ciste. C'est une discipline assez curieuse, elle n'a pas de contenu propre. Ceux qui doivent enseigner les sciences de l'éducation sont obl igés de s'inventer une technicité propre qui leur donne une légitimité, mais si c'est une technicité cela veut dire qu ' i ls doivent envisager l'acte éducatif comme un acte techniciste. Or il semble au contraire que toute la théorie du don qui serait dévelop
pée dans le domaine éducatif mettrait davantage l'accent sur les postures humaines, proprement humaines, relatives à l'engagement du sujet dans l'acte éducatif, plus que sur la possession d'un savoir-faire technique. On ne peut pas se contenter d'affirmer que le cours se déroulerait très bien si le professeur avait bien appris son cours de pédagogie. Je ne dis pas qu'il ne faut pas apprendre à enseigner mais je doute beaucoup que cela se résume à un ensemble de recettes techniques. Je n'ai trouvé nulle part d'exposés de recettes pédagogiques relativement convaincantes susceptibles d'être transmises sur le mode techniciste.
Apprendre à enseigner n'est pas apprendre une série de recettes techniques ? Ce qui se joue dans cet acte pédagogique c'est apprendre à faire un exposé à peu près clair. Ce n'est toutefois pas pareil de faire une communication savante et de faire un exposé à des élèves de 5e
et 6e. Il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui dise « écoutez, ce que vous dites, vos trucs ne sont pas compréhensibles », cela va sans dire, mais je ne suis pas sûr que ce soit cela qui soit enseigné dans les IUFM. Il me semble plutôt que l'idéologie qui émerge c'est qu'il y aurait un ensemble de savoirs pédagogiques éprouvés aux confins de la psychologie et des sciences de l'éducation. Il y aurait des spécialistes pour cela qui pourraient les transmettre alors qu'il me semble que le problème principal dans l'acte éducatif c'est l'image respective du professeur et des enseignés. C'est un problème de statut. Le statut de l'enseignant par rapport aux enseignés. Qu'est-ce qu'il est
supposé donner ? Quels titres a-t-il à donner ? C'est là quelque chose d'assez complexe qui se joue. Quand des enseignants chevronnés accueillent en stage de futurs professeurs, dire « voilà ça ça marche, ça ça ne marche pas », implique-t-il en amont toute une série de cours, de psychologie, de sciences de l'éducation avec apparemment une très forte dimension normative ? Il y a une espèce d'acharnement pédagogique sur les professeurs et les futurs professeurs et ensuite sur les élèves.
Mais est-ce que toute éducation ne participe pas d'une certaine norme ? Oui, bien sûr, on doit apprendre à dire merci, bonjour, etc. Mais si nous parlons des apprentissages dans une discipline il me semble que l'enseignant qui « sort du lot », on le dira comme cela, et qui est apprécié de ses élèves, c'est celui qui communique un élan de passion, d'intérêt à, d'intérêt pour.
Et y a-t-il une bonne recette qui conduirait à déclarer qu'il y a une seule manière de bien faire les choses ?
Comment souhaitez-vous conclure cet entretien ? En guise de conclusion, j'aimerais dire, qu'à mon sens, il convient de repenser le message que nous a laissé M. Mauss. Il y a sans doute un travail d'exhumation à faire. Il a été universellement reconnu mais également enfoui sous les éloges en même temps que célébré et notamment par son héritier principal à savoir Cl. Lévi-Strauss qui se présente à la fois comme un successeur de M. Mauss mais qui en même temps « l'enterre » et ce même enterrement va se
répéter avec Lacan qui s'inspire de Cl. Lévi-Strauss. Tous les deux se servent des faits universels dégagés par M. Mauss mais ils retraduisent et reformulent dans un autre langage qui les obscurcit autant qu'il les éclaire. Là où M. Mauss voit trois choses distinctes, l'obligation de donner, l'obligation de recevoir, l'obligation de rendre, il n'y en a qu'une selon Cl. Lévi-Strauss : l'obligation d'échanger... qui fonde la loi dans chaque société. Il faut céder à la loi de l'obligation d'échanger. Le problème c'est qu'en substituant le mot échange au mot don on perd le contenu et la charge du don. On oscille d'abord entre les deux, entre le don et l'échange, posés comme indissociables, mais petit à petit la postérité ne reprendra plus que la dimension d'échange elle-même réduite peu à peu à l'échange marchand.
Dans cette mise en équation structuraliste, dans la substitution de l'échange au don ; on perd le sens, et il ne reste plus que la structure formelle. Ce qu'il nous faut redécouvrir au contraire c'est la chair du don et donc de ce que le philosophe Cl. Lefort appelait à juste titre la lutte des hommes, la lutte pour donner et être reconnu comme donateur. •
[1] Mauss M. , « Essai sur le don ! Forme de
raison de l 'échange dans les sociétés
archaïque ». finalement publié dans l'Année
Sociologique, seconde série. 1923-1924.
[2] « Qu'est-ce que le clipeux ». Revue du
Mauss n° 22 , 2e semestre 2002.
[3] Dubet F., Le Déclin de l'institution,
Paris : Seuil, 2002.
[ 4 | Le Goff J.-P, La barbarie douce et
l'école. Éd. La découverte. 1999.
\5] « De la reconnaissance. Don, identité et
estimation de soi ». Revue du Mauss n° 24.
2 e semestre 2004.
[6] d'Iribarne Ph.. La logique de l'honneur.
Gestions des entreprises et traditions
nationales. Paris : Seuil. 1989.
[7] Hyde L.. The gift : imagination and the
Erotic Life of Propeitx, New York : Vituage
Ran dorn. 1983.
Nous remercions vivement Alain Caillé d'avoir bien voulu répondre aux questions rédigées, pour la Revue EP.S, par Marc Durand, Professeur, Faculté de Psychologie et Sciences de l'éducation, Université de Genève, Pierre Imbert, IUFM de Grenoble. Réalisation : Claudine Leray.
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