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Université de Mostaganem Annales du Patrimoine Revue académique de l'université de Mostaganem Algérie ISSN 1112 - 5020 N° 17 / 2017

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  • Universit de Mostaganem

    AAnnnnaalleess dduu PPaattrriimmooiinnee Revue acadmique de l'universit de Mostaganem

    Algrie< <

    ISSN 1112 - 5020 N 17 / 2017

  • AAnnnnaalleess dduu PPaattrriimmooiinnee Revue acadmique consacre aux domaines du patrimoine

    Edite par l'universit de Mostaganem

    N 17 / 2017 ISSN 1112 - 5020

  • Annales du patrimoine - Universit de Mostaganem (Algrie)

  • Revue Annales du patrimoine

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    ISSN 1112 - 5020

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    ***

  • Revue Annales du patrimoine - N 17 / 2017

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    Sommaire

    Leffet idologique du roman colonial au Maghreb Dr Abdelhak Bouazza 7

    Particularits des mots emprunts de l'arabe au Sngal Dr Amadou Tidiany Diallo 27

    Initiation philosophique et religieuse d'aprs les scholies Cdric Germain 43

    Performances nergtiques du patrimoine architectural Nora Gueliane 57

    Livresse dans les pomes de Hafiz et Ibn Nubata Dr Rozita Ilani 73

    L'enfant et le patrimoine musical tunisien Dr Rim Jmal 85

    Spiritualisation de lespace temporel Dr Saliou Ndiaye 103

  • Revue Annales du patrimoine

  • Revue Annales du patrimoine - N 17 / 2017

    Universit de Mostaganem, Algrie 2017

    Leffet idologique du roman colonial au Maghreb

    Dr Abdelhak Bouazza Universit de Fs, Maroc

    Rsum : Cet article vise ltude de lidologie de la politique imprialiste qui

    stait insidieusement infiltre dans le roman dit colonial. Suivant pas pas la constitution de ce genre littraire exceptionnel, il savre quil stait bti sur les vestiges du roman de voyage et du roman exotique. Devenu idologis et idologisant, le roman colonial les vince pour se jeter corps perdu dans une bataille, non seulement pour la lgitimation de la colonisation dans les pays conquis, mais pour confirmer galement cette ide de supriorit de la race blanche. Or, il se trouve quau Maghreb, par une sorte de contagion assimilationniste malfique, quelques crivains maghrbins leur talonnaient le pas pour rpter la mme rengaine selon les mmes modles. Cette supriorit de la race blanche trouve, en fait, son origine chez des thoriciens du XIXe sicle qui, influencs par lvolutionnisme de Darwin, avaient fini par animer les dsirs du plus haut sommet de lEtat. Se mobilise alors tout un arsenal dappareils idologiques (Althusser) pour la confirmation de leuropocentrisme ; et la littrature nen tait pas moins efficace.

    Mots-cls : roman, colonialisme, Maghreb, europocentrisme, idologie.

    *** De par sa fonction, la littrature coloniale demeure une

    littrature exceptionnelle dans le concert de la littrature mondiale toute entire. Son mergence et sa fonction ont t tributaires de ces conqutes militaires entreprises pour la premire fois par les grandes puissances occidentales des pays africains, asiatiques voire dAmrique. Suite un phnomne expansionniste, ces puissances coloniales dont, primordialement lAngleterre et la France, ont cr des colonies par la force des armes tout en mobilisant, dans le mme temps, un certain nombre dappareils idologiques dont un personnel efficace et une littrature de propagande : ce fut lavnement du roman colonial.

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    En tant quappareil idologique mis en uvre dans un but purement apologtique, le roman colonial se fait le chantre des politiciens et de leurs uvres. Sa fonction est lexaltation des bienfaits quils apportent dans des pays fraichement conquis comme le progrs, la civilisation, la scurit, lassimilation, lorganisation, le dveloppement etc. De cet effort conjugal entre le politique et le littraire nait une littrature de propagande qui ne se refuse pas, le plus souvent, pouser des ides extrmistes de quelques thoriciens radicaux. Ds le dpart, nous assistons la naissance dune littrature thse qui est cautionne par un dehors, et qui tente de faire preuve de la suprmatie ontologique des europens sur les autres peuples pour lgitimer leur prsence en terres conquises.

    En Afrique du nord, les crivains coloniaux franais louent depuis la fin du XIXe sicle les expansions outre-mer et les idaux de la mtropole, ceux de "la plus grande France". Ils vantent encore les mrites et le bien-fond de la colonisation ainsi que sa politique assimilationniste. Monts de toutes pices, ils craient mme des mythes comme celui de la latinit de lAfrique(1), fabriquaient des mensonges, ou fomentaient mme des schismes au sein de la population indigne en jouant sur les identits et les races, termes fort rcurrents dans leurs critures(2). Influencs par "la grandeur de la France" et sa "mission civilisatrice" que chantaient cette littrature, les crivains maghrbins naissants leur emboitaient malencontreusement le pas, sans aucune prise de conscience vis--vis de la littrature quils produisaient. Ils sessayaient exclusivement au genre romanesque pour produire une littrature de la mme facture. Celle-ci chante la mme rengaine suivant les modles et les rfrences du roman colonial. Ce ntait quaprs coup, que des crivains bien consciencieux tissent une toile contraste pour percer jour une idologie souterraine. Ils dvoilent ces soi-disant principes humanistes que chantent les coloniaux, et prennent le contre-pied dune mission civilisatrice qui leur avait toujours servi dalibi.

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    Le propre de notre article est de rpondre aux questions suivantes : Quest-ce quun roman colonial ? Pourquoi et pour quels objectifs toute cette batterie littraire ce moment prcis de limprialisme occidental en gnral et franais en particulier ? Comment fonctionne lidologie dans les textes littraires coloniaux et quels sont ses autres organes ? Enfin, comment les crivains autochtones furent lobjet dune aussi prjudiciable contagion ? 1 - Le roman colonial acception et origine :

    Les chercheurs saccordent que le roman colonial remonte dj ce mouvement littraire foisonnant qui a vu le jour pour la premire fois, en fin du XIXe sicle, dans lle de la Runion alors contrle par la France. Cest travers la plume des deux Franais, Georges Athnas (1877-1953) et son cousin Aim Merlo (1880-1958), qui crivaient ensemble sous le pseudonyme de Marius-Ary Leblond, que le roman colonial franais a connu ses premiers balbutiements. Selon Pierre Mille, un roman colonial est dfini comme un roman qui doit voir le jour dans la colonie, crit par les colons et dont l'intrigue se droule dans cette mme colonie(3). Cela dit un roman qui nest pas crit par un originaire du monde colonial, mme sil porte sur une colonie, nest pas considr comme tel ; car tout simplement il ne pourrait jamais sassimiler lme du pays. Il sapparente ainsi beaucoup plus un roman de voyage, ou un roman exotique qui ne traduisent aucunement lme du colon.

    En effet, le roman colonial tire son origine de lexotisme, mais il sen carte par la suite parce que leurs objectifs sont diffrents. Comme phnomne culturel de got pour l'tranger (lAutre) et lailleurs, le roman exotique dcoule, son tour, de la littrature de voyage. Celle-ci est la consquence de ces prgrinations effectues hors de lEurope par des voyageurs et des crivains do la naissance de lexotisme. Roland Lebel dit que ces voyageurs taient "les premiers fournir et rpandre dans le public les premiers lments dinformation qui peu peu

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    constituent limage du pays exotique"(4). Et cest lOrient qui a toujours constitu primordialement un ailleurs exotique pour ces crivains, cest- dire pittoresque, fabuleux et mystrieux. Ils ntaient proccups dailleurs que par des paysages insolites quils ont nourris par leur cration, ce qui a fini par la constitution dun imaginaire occidental compltement fantaisiste. Or, ces chasseurs dimages et amateurs de folklores affichaient un dsintressement complet vis--vis dune quelconque idologie. Cest la raison pour laquelle ce genre de littrature stait vite clips pour laisser place, notamment en France, celle qui partage les mmes proccupations que les politiciens.

    En 1926, les Leblond, tout en se rclamant du ralisme de Balzac, publient un livre "Aprs lexotisme de Loti, le roman colonial"(5) pour inscrire, dune part, le roman colonial comme genre dans lhistoire littraire, dautre part pour contrecarrer lexotisme de cet crivain voyageur qualifi de "factice" et "psychologisant". On ne tarda pas jeter de lopprobre sur Pierre Loti, car ses rcits de voyage, rangs sous lappellation de "faux exotisme", de "littrature touristique" ou d"impressionnisme superficiel" selon Roland Lebel, taient condamnables bien des gards(6). Pierre loti qui crivait des romans largement autobiographiques issus de ses multiples voyages effectus en mission na jamais pu connaitre la conscration.

    Aux yeux des crivains coloniaux, la littrature exotique demeure une fausse littrature, car elle est crite par des mtropolitains de passage ; ces nouveaux dbarqus tonnamment nafs. Elle ne vise que le divertissement du public de la Mtropole. Roland Lebel dit qu la diffrence de cette littrature crite par les passants qui ne tenaient compte que "du dcor, du costume, de ce quil y a dtrange dans les murs du pays", la littrature coloniale est celle qui est "crite par les coloniaux eux-mmes, par ceux qui sont ns l-bas ou par les migrs qui ont fait de la colonie leur seconde patrie"(7). Ds lors,

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    son acception se prcise et devient ainsi la servante jure de la conscience coloniale comme laffirme tout crment Jnos Riesz : La littrature qui, depuis la fin du XIXe sicle, fait propagande pour l'ide coloniale, glorifie l'uvre coloniale de la France, ou comme on dit dans les textes coloniaux, "fait connatre et aimer" les colonies la plupart des Franais(8).

    Dans le vaste empire franais, chaque pays colonis, dit Roland Lebel, doit donner "naissance une des uvres particulires, puisque lcrivain cherche exprimer des caractres spcifiquement locaux"(9). Cest le cas de lAlgrianisme(10), dont on a fait la distinction entre la littrature "sur lAlgrie" et la littrature "par lAlgrie"(11). Si la littrature coloniale dsigne donc du point de vue thmatique - comme le souligne Hugh Ridley - "l'ensemble considrable de fictions qui peignirent l'activit coloniale europenne pendant les annes du "Nouvel Imprialisme", environ de 1870 1914"(12), il nen reste pas moins que cette activit, dune perspective idologique, nest autre que la louange et la glorification de luvre "grandiose" des pays imprialistes, et dont les dirigeants staient trop influencs notamment par les thoriciens radicaux de lpoque. Ds lors, des uvres dauteurs de la colonie de peuplement, dont les mdecins, les journalistes, les militaires, les magistrats et les fonctionnaires dadministration (qui ntaient pas ncessairement franais) se faisaient publier massivement sous le nom qui allait tre dfinitivement connu de littrature coloniale. De plus, ils sorganisent en une sorte de cnacles pour bien clarifier leur credo. Runions, congrs, sminaires, rencontres sont alors lordre du jour.

    Dj en 1918, lcrivain et historien Arthur Pellegrin - farouche dfenseur de la langue franaise - fonde en Tunisie "la Socit des crivains de lAfrique du Nord" (SEAN), dont Pierre Hubac a prsent le manifeste au premier congrs de la littrature coloniale en 1931. Une lecture attentive permet de dceler des contradictions des plus flagrantes : La littrature

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    coloniale doit tre la justification du fait colonial, la justification du vrai colonialisme, elle doit tendre cimenter la solidarit des races colonises et colonisatrices et dgageant les enseignements et les bienfaits de notre prsence exprimant notre idal de gnrosit et de sympathie. Il faut quelle finisse par racheter, par excuser la conqute mme, quelle finisse par rconcilier les lments affronts(13).

    Comment se fait-il quune littrature qui se base sur la distinction raciale soit gnreuse et sympathique, alors quelle doit dans le mme temps lgitimer et trouver des excuses pour la conqute qui se fait, on laura compris, dans le sang ? Ce qui est indubitable, cest que la littrature qui tait la bienvenue tait exclusivement celle qui cherchait lgitimer la prsence de la colonisation et laffermir sur le sol nord-africain par tous les moyens. Evoquant essentiellement la supriorit de l'homme blanc sur toutes les autres races, la littrature coloniale tait fortement mdiatise et prise officiellement en charge par les autorits. Dun ct, elles en assurent la mdiatisation et limpression dans les maisons ddition mtropolitaines, de lautre elles en facilitent la cration des associations et des socits dcrivains ainsi que des prix(14). Celle-ci met en valeur, non sans intention idologique, les soi-disant ralisations positives mises au service des populations des pays coloniss. En tmoignent titre dexemples les crits de Charles Courtin (1884-1955), lun des plus vhments des crivains coloniaux qui ne cachait pas son aversion vis--vis des indignes, quitte les "exterminer"(15). Dans son discours prononc en 1924 lors dune confrence devant la Socit des romanciers coloniaux, Louis Bertrand, qui parle en termes de races, affiche la suprmatie ontologique des Europens sur les autres peuples : Reprsentant dune civilisation suprieure, (le romancier colonial) la dfend devant des civiliss infrieurs ou attards, il essaie de les en faire bnficier tout en gardant le sens des hirarchies ncessaires La littrature coloniale est essentiellement une littrature des

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    Maitres, et jajouterai : de bons maitres quand cest possible(16). Ce sont ces genres de discours, croyons-nous, qui allaient

    hypothquer le roman maghrbin de langue franaise qui avait souffert pendant longtemps de lalination. On y revient. Car, un corpus duvres important florissait et chantait exclusivement - quelques exceptions prs(17) - la geste de la supriorit de lEuropen en Afrique du nord(18). A titre dexemple, dans "La vie mystrieuse des harems" (1927), Henriette Clari vante gnreusement les bienfaits de la colonisation ne serait-ce quau niveau de la scurit que les Franais ont instaure au Maroc. Sur la bouche de Sidi Abderrahmane, personnage du roman, elle fait dire tous les mrites de la colonisation franaise, ce qui rime merveille avec la politique coloniale, mais qui fait fausse note avec la ralit : Eh bien, si vous pouviez, dans les souks, aller causer avec les gens et, spcialement avec les petits gens, vous recueilleriez, sur toutes les lvres, le mme aveu : Depuis loccupation franaise, nous avons la scurit. Jadis, nul naurait os sortir de chez soi pass dix heures ; prsent, lon sait navoir rien craindre. Nos femmes, nos filles peuvent vaquer leurs occupations ; elles nont point redouter dtre enleves. (La vie mystrieuse des harems, p. 9).

    Mais la littrature nest quun organe parmi tant dautres qui ont t instrumentaliss dans lobjectif bien prcis de la lgitimation de la colonisation. 2 - Lidologie coloniale et ses organes de propagande :

    Il savre donc que les principales actions conduites par ladministration coloniale dans les pays soumis par les armes, cest la lgitimation de ses uvres auprs des populations autochtones. Pour atteindre cette reconnaissance, elle recourt lancrage de tout un systme de valeurs par la mise en place de son idologie. Celle-ci nest autre, comme le prcise Alain Ruscio, qu"un tronc commun de notions, valeurs, nonces ou sous-jacentes mises par des penseurs professionnels (politiques, journalistes, intellectuels de toutes disciplines, crivains)"(19).

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    Ceci amne dire que lidologie sinstitutionnalise et sofficialise travers des agents pour vhiculer tout un paradigme, autrement dit un modle qui soit cohrent et unifi de voir le monde. Sachant quil ny a pas de pense qui ne soit inhrente la substance de son expression verbale, cest--dire qui ne se dise travers des mots, ladministration coloniale recourt alors ameuter tout un arsenal quelle essaie de mettre en branle, et dont les principaux vecteurs sont le sujet et le langage.

    Dans Texte et idologie, Philippe Hamon a tudi le rapport entre le textuel et lidologique pour mettre laccent sur leffet-idologie que puissent vhiculer les objets smiotiques (textes, uvres, rcits). Il arrive la conclusion que le texte littraire se rapproprie un "dehors" quil na pas lui-mme cr, mais quil doit pourtant "apprivoiser" en lintgrant aux rgles de sa rhtorique :

    Dans un texte, cest certainement le personnage-sujet en tant quactant et patient, en tant que support anthropomorphe dun certain nombre d"effets" smantiques, qui sera le lieu privilgi de laffleurement des idologies et de leurs systmes normatifs : il ne peut y avoir norme que l o un "sujet" est mis en scne. Ces systmes normatifs, qui pourront venir frapper nimporte quel personnage, apparatront sur la scne du texte, notamment travers la manifestation dun lexique et doppositions spcialises : positif-ngatif, bon-mauvais, convenable-inconvenant, correct-incorrect, mchant-gentil, heureux-malheureux, bien-mal, beau-laid, efficace-inefficace, en excs-en dfaut, normal-anormal, lgal-illgal, sain-corrompu, russi-rat, etc.(20). Ceci sapplique parfaitement au discours colonial. Pour russir son entreprise et garder leur mainmise sur les colonies, ladministration coloniale, en la personne du ministre des colonies, a procd par la mise en place dun arsenal bien structur pour lexcution de la politique doccupation. Abstraction des partis politiques qui sactivent

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    dans la Mtropole(21), vient en premier lieu le colon, puis lcole o linstituteur qui jouent un rle prpondrant dans lenseignement de la langue et linfluence de la France(22). Le corps mdical, les pres-rvrends et les surs qui sadonnent au proslytisme, les missionnaires comme ces "Pres blancs" qui sactivaient en Algrie depuis 1868 pour lvanglisation des indignes et enfin la littrature travers leurs romans de propagande constituaient des organes oprants de son idologie.

    En effet, dans son livre "Principes de colonisation et de lgislation coloniale", qui a servi efficacement dans la formation des cadres coloniaux, Arthur Girault classe un certain nombre dorganes selon leur importance et leur nature. Pour lui, la cheville ouvrire de la colonisation est le colon qui doit tre minutieusement slectionn : Ce ne sont pas des vaincus de la vie qui doivent aller aux colonies - ils auraient encore plus de peine russir quen Europe, parce que la lutte y est plus rude - mais ceux qui sont dcids vaincre. Il faut aux colons des qualits srieuses et varies et le colon idal est en un certain sens, un homme dlite(23).

    Ces organes servent en fait, selon lexpression de Louis Althusser, dappareils idologiques de lEtat (AIE). Procdant une tude systmatique des instances de toutes natures que ce soit, il les a catgorises en appareils privs et publics tout en prcisant que leur objectif reste le mme, cest dassurer la prennit de lidologie de la classe dominante au sein dune socit : Sous toutes les rserves qu'implique cette exigence, nous pouvons, pour le moment, considrer comme "AIE" les institutions religieuses, scolaires, juridiques, politiques, syndicales, de l'information, culturelles, sportives, etc.(24).

    Signalons dabord que ces AIE - contrairement lappareil dEtat qui fonctionne par la rpression - ceux-ci fonctionnent par lidologie. Lapport des AIE religieux est inestimable, car cest par lvanglisation quon peut civiliser ces "brutes" comme le dclare le rvrend pre Gorju : Chez ces peuples, les murs

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    atteignent les derniers degrs de la corruption : ils ne considrent la vie que comme un moyen d'assouvir leurs apptits, leurs instincts les plus grossiers. Et le missionnaire aura pour tche de faire jaillir une tincelle de cette fange et de faire comprendre ces natures retombes au niveau de la brute sans raison les beauts tout immatrielles de la puret et des autres vertus chrtiennes(25).

    Mais lAIE scolaire (lcole) et lAIE culturel (les Lettres, en loccurrence le roman) restent les deux organes principales de lidologie coloniale. Tout dabord, parce que lun est le corollaire de lautre, ensuite ce sont le terrain o la dmagogie peut sinculquer subrepticement et loin de toute mesure coercitive apparente. Lcole et les Lettres sont efficaces pour ancrer lidologie du dominant pour le contrle des populations. Mais, au lieu que linstruction publique implante dans les colonies soit le moyen dmancipation et de libration des scolariss, le colonialisme la change en instrument dendoctrinement et de "conqute morale". Elles reproduisent un ordre social bien dfini travers lacculturation puis lassimilation. Et ce nest pas gratuit si, dj, par dcret imprial en 1865, il y eut la cration en Algrie dune cole de formation des instituteurs Bouzareah(26). Celle-ci a t durant prs dun sicle la ppinire qui allait fournir la majorit des enseignants europens et indignes (dont plusieurs sont naturaliss franais) non seulement en Algrie mais dans toute lAfrique du nord. Dautres coles ont vu le jour comme lcole Normale de Constantine fonde en 1878, puis celle d'Oran en 1933. La premire universit en Algrie remonte en 1909 dont les tudes stendent jusquau doctorat, mais laccs des indignes y tait trs limit.

    En effet, Georges Hardy, Directeur de lenseignement du Protectorat au Maroc, prconise ouvertement la conqute morale travers lenseignement : Pour transformer les peuples primitifs de nos colonies, pour les rendre le plus possible dvous notre

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    cause et utiles notre entreprise, nous navons notre disposition quun nombre trs limit de moyens, et le moyen le plus sr, cest de prendre lindigne ds lenfance, dobtenir de lui quil nous frquente assidment et quil subisse nos habitudes intellectuelles et morales pendant plusieurs annes de suite ; en un mot, de lui ouvrir des coles o son esprit se forme nos intentions(27).

    La conqute morale dont parle Georges Hardy nest dailleurs possible qu travers, dune part, lenseignant, transmetteur et praticien dun savoir taill sur mesure, lui aussi chang en dmagogue ; dautre part travers les manuels scolaires dhistoire, de gographie et des livres de lectures conus dessein purement doctrinal. Chang en appareil idologique, lenseignant exemplaire est celui qui modle cette enfance en tant que pte encore modelable selon les vux des autorits, et non dans lobjectif noble de la sortir de lignorance. Cest pour cette raison que le recrutement de lenseignant colonial ntait pas une mince affaire ; celui-ci doit jouir des qualits bien prcises, car il est considr avant en tant que colon comme le montre ce discours du Gouverneur Gnral, Martial Merlin, loccasion de l'ouverture de sance du CSEP le 27 Juin 1921 : La question du personnel est en effet primordiale, elle est la cheville ouvrire de notre enseignement. Il importe avant tout que ce personnel soit dispers en nombre sur toute l'tendue du territoire. Mais aussi est-il indispensable qu'il runisse les qualits maitresses qui font de l'instituteur colonial un aptre, un missionnaire laque. Sant physique et endurance, culture solide, courage toute preuve, dvouement et honntet professionnelle, tel est le bagage intellectuel et moral de tout colonial, mais surtout de tout ducateur colonial(28).

    Mais do vient justement toute cette idologie coloniale marque par la supriorit de lhomme blanc ? Jules Harmand, Arthur Girault, Georges Hardy, Joseph Folliet et Albert Sarraut sont, entre autres, les thoriciens de la colonisation

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    franaise quils interprtent comme un phnomne spcifique aux peuples civiliss(29). En effet, influencs par les biologistes du XIXe sicle, notamment par la thorie de lvolutionnisme et du darwinisme social, ces crivains thoriciens voient dans la colonisation un besoin dexpansion qui relve dun phnomne naturel linstar de ce qui se passe chez le rgne animal qui occupe et conserve son territoire. Arthur Girault, dont les ides positivistes traduisent une confiance dmesure dans le progrs de la science, sinspire directement de lvolutionnisme social de Darwin et Spencer pour justifier ainsi le fait colonial : Cest une loi gnrale non seulement lespce humaine, mais tous les tres vivants, que les individus les moins bien dous disparaissent devant les mieux dous. Lextinction progressive des races infrieures devant les races civilises ou, si lon ne veut pas de ces mots, cet crasement des faibles par les forts est la condition mme du progrs(30).

    Peaufinant leur rflexion, ils allguent par la suite que la colonisation relve dun acte "consciencieux" et "raisonn" propre aux seuls peuples civiliss. Mais ces "civiliss" qui louent et justifient les "bienfaits" de la politique expansionniste ne sabstiennent pas pour autant, de formuler des jugements et des critiques des plus mordants manant dun regard de supriorit vis--vis de lAutre, le colonis, le barbare, le "sous-homme". Cette conception europocentriste ne se gne pas daffirmer que loccupation dautres peuples nest aucunement condamnable dun point de vue thique ; elle relve plutt dun fardeau assumer auprs des non-civiliss comme le chantait Rudyard Kipling(31). La colonisation nest pas une occupation gratuite de lespace, dit Kipling dans son pome, elle nest pas non plus un choix, mais il sagit dun devoir qui consiste civiliser ces indignes qui nont pas de civilisation. Le pome ne cache pas pour autant le racisme et la dimension christique de lauteur : O Blanc, reprends ton lourd fardeau : Envoie au loin ta plus forte race,

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    Jette tes fils dans l'exil Pour servir les besoins de tes captifs ; Pour - lourdement quip - veiller Sur les races sauvages et agites, Sur vos peuples rcemment conquis, Mi-diables, mi-enfants.

    Il faut dire cependant quil ne manquait pas de dilemmes moraux pendant la conqute de ces pays. Or les souffrances, dit Arthur Girault, "sont passagres et le progrs est dfinitif"(32). Les autorits coloniales russissent leur pari travers lenseignant en gagnant lme de lindigne, mais aussi travers les programmes auxquels elles octroyaient la plus grande importance pour sortir "un sous-produit de la colonisation". Leurs efforts en matire de lducation navaient pas tourn en eau de boudin, dautant plus quon trouve des crivains indignes rpter, de la mme veine, la mme rengaine partout en Afrique du nord dans des discours louangeurs vis-vis de la politique coloniale. 3 - Du mimtisme inconscient :

    A en croire Jean Djeux(33), les premiers textes crits par les arabo-musulmans maghrbins voient le jour au tout dbut du XXe sicle ; ils sont imputer aux autochtones algriens. Cette conqute se faisait sous les idaux rpublicains dune colonisation humaniste et civilisatrice que prnait Jules Ferry, alors ministre de linstruction publique sous la troisime Rpublique. Bnficiant de sa fameuse loi du 28 mars 1882 - relative lobligation de lenseignement -, une infime partie de la population autochtone accde pour la premire fois lcole franaise pour finir par apprendre la langue et les dogmes de la Rpublique : ce fut le dbut de la francisation.

    En effet, lcole franaise quils frquentaient les a faonns par la lecture et la connaissance des grands romanciers romantiques et ralistes franais du XIXe sicle. Il faut dire ce propos que cest pour la premire fois - par linfluence et la contagion - que les indignes maghrbins allaient connaitre le

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    roman comme forme littraire dans sa codification comme telle. Cest un genre purement import lOccident (en loccurrence la France et lAngleterre) lequel a t le produit dune socit capitaliste marque par lindustrialisation et lmergence dune socit bourgeoise du XIXe sicle dont il porte lempreinte et lidologie(34). Les premiers textes maghrbins de langue franaise, copie conforme quant au modle romanesque europen, vhiculaient donc un discours idologique la plupart du temps dans linconscience de leurs auteurs(35). Ctait dans un genre romanesque considr comme le dit Charles Bonn tel "un sous-genre" par rapport au genre dominant : Ces auteurs semblent navoir acquis leur statut dcrivains et dintellectuels quau prix dune "trahison" et peuvent tre exhibs comme justification de la politique dassimilation(36).

    Ces romanciers ne font que vhiculer le mme discours idologique en reprenant les mmes mythes, strotypes et topo que les crivains coloniaux. Bien quils fassent tat de leur difficile ascension dans une socit o les discours coloniaux dgalit ntaient que promesse de Gascon(37), ils ne cachent pas pour autant leur fascination devant la culture occidentale en gnral et luvre civilisatrice franaise en particulier. Leur marge de manuvre est trs rduite pour crire autrement : Dans une telle situation illocutoire, la prise de parole romanesque par les indignes adopte ncessairement une stratgie de compromis(sion). Le romancier souscrit aux rgles du jeu fixes par la culture dominante, affiche son acculturation comme preuve de son humanit et s'enferre dans un plaidoyer qui lui sera, plus tard reproch comme manifestation patente de sa sujtion. Mais sa parole - si contrainte et ambigu soit-elle - opre malgr tout un frmissement dans les rapports de domination et dstabilise quelque peu la nature, par essence fragile des justifications idologiques de la colonisation. L'crivain colonis, l'instar de l'esclave qui ne sait d'abord que rpter la parole de son matre, semble premire lecture, se

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    perdre dans le mirage du mimtisme(38). Quils soient conscients ou non de lampleur de

    lacculturation, les crivains indignes rptent la mme thmatique. Cest le cas de la supriorit de la civilisation occidentale en jouant sur la dichotomie tradition/modernit, culture arabo-musulmane/culture franaise, lmancipation travers la frquentation de lcole coloniale, la scurit retrouve, la construction dune infrastructure du pays (routes hpitaux, coles) etc. Mais il parait que ce qui importait chez ces crivains, cest quils voulaient surtout - abstraction de limage ngative quils rflchissent - montrer quils taient capables dcrire dans une langue correcte sur un pied dgalit avec les crivains franais. Ctait en fait la priode de lacculturation et du mimtisme esthtique que reprsentaient - aux yeux dune critique idologique farouche - des crivains comme Sefrioui, Mammeri ainsi que Dib travers sa trilogie. Ahmed Sefrioui qui ne faisait pas la moindre mention de la prsence franaise dans son roman "La Bote merveilles", tait pourtant tax de son dsengagement vis-vis de la cause nationale. Il tait considr comme llve docile des Franais pour avoir respect la lettre et le ralisme et le style acadmique de la langue mtropolitaine(39). De plus, on avait qualifi son roman dethnographique, car il fournit au lecteur occidental le code et le dpaysement quil attend de la part dun indigne(40).

    Pour conclure, lcrivain maghrbin naurait pu connaitre la pratique du roman comme genre littraire, si ce ntait la colonisation franaise. Genre occidental qui en porte lempreinte et lidologie, le roman colonial stait compltement infod ds le dpart sous lautorit coloniale pour se faire lorgane de propagande et de lgitimation de son uvre. La supriorit de lhomme blanc tait au cur de ses proccupations en jouant le plus souvent sur cette dichotomie civilis/barbare, dans un viol patent de la devise rpublicaine. Son objectif, l encore, cest de faire croire aux indignes le bien-fond de la mission civilisatrice.

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    Les premiers crivains maghrbins les imitaient alors dans labsence de tout esprit critique, car la tentation tait irrsistible face un Etat qui mobilise toutes ses capacits dendoctrinement. Nous assistons loccidentalisation du maghrbin qui dnigre sa propre culture millnaire. Mais la prise de conscience nallait pas tarder, car aux lendemains des indpendances, des consciences vives ouvrent dans le sens de percer jour le nocolonialisme et recouvrer ainsi une identit longtemps occulte.

    Notes: 1 - Cest le cas par exemple de Louis Bertrand (1886-1941) le chantre et le thoricien de la supriorit de la civilisation latine dans "Le sang des races" (1899). 2 - Cest le cas de Maurice Le Glay (1868-1936) qui prconisait "le dahir berbre". 3 - En France, lappellation "roman colonial" ou "littrature coloniale" est porter au crdit de lcrivain et journaliste Pierre Mille. Il tait un fervent dfenseur de la cause coloniale et de linstitutionnalisation de la littrature qui en dcoulait. Voir, En passant : Littrature coloniale, Le Temps, 19 aot 1909, et Barnavaux aux colonies suivi dcrits sur la littrature coloniale, LHarmattan, Paris 2002, pp. 171 - 173. 4 - Roland Lebel : Les voyageurs franais du Maroc. Lexotisme marocain dans la littrature de voyage, Larose, Paris 1936, p. 7. 5 - Marius et Ary Leblond : Aprs l'exotisme de Loti, le roman colonial, Vald-Rasmussen, Paris 1926. 6 - Roland Lebel : Histoire de la littrature coloniale en France, Larose, Paris 1931, p. 79. 7 - Ibid. 8 - Jean-Marc Moura : Littrature coloniale et exotisme, Examen d'une opposition de la thorie littraire coloniale, Jean-Franois Durand Ed, Dcouvertes, Tome I, LHarmattan, Paris 2000, pp. 21-39. 9 - Roland Lebel : Histoire de la littrature coloniale en France, op. cit., p. 76. 10 - Il est noter quon entendait par "algriens", et ce pendant toute la priode de colonisation, non pas les Algriens autochtones arabo-musulmans, mais les Europens dAlgrie do lAlgrianisme, mouvement littraire paru suite la fondation en 1921 de lAssociation des crivains algriens, ainsi que la revue littraire Afrique par Robert Randau et Jean Pomier. Cf. Paul Siblot :

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    Pres spirituels et mythes fondateurs de lAlgrianisme, Le roman colonial, Volume 7, Itinraires et contact des cultures, Publications du Centre dtudes francophones de luniversit de Paris XIII, LHarmattan, 1987, pp. 29-60. 11 - Paul Siblot : LAlgrianisme : fonctions et dysfonctions dune littrature coloniale, op. cit., p. 90. 12 - Jean-Marc Moura : op. cit., p. 22. 13 - Paul Siblot : op. cit., pp. 81-92. 14 - Pour les Leblond par exemple, en 1906, lAcadmie franaise leur dcernait le premier prix pour "La Grande Ile de Madagascar" ; lAcadmie Goncourt couronnait leur roman "En France" en 1909. 15 - Pour une ide claire sur les romans de Charles Courtin, Cf. larticle de Jean-Louis Planche : Charles Courtin, romancier de laffrontement colonial, in Revue de lOccident musulman et de la mditerrane, Volume 37, N 37, Edisud, Aix-en-Provence 1984, pp. 37-46. 16 - Paul Siblot : op. cit., p. 90. 17 - Henry de Montherlant faisait les rares figures dexception au sein des crivains coloniaux avec son roman "La Rose de sable". Voir, Abdejlil Lahjomri : La Rose de sable le roman marocain oubli de Henry de Montherlant, LObservateur du Maroc, N 213, du 7 mai 2013. 18 - Ce fut le cas titre dexemples des frres Tharaud avec "La fte arabe" (1912), "Rabat ou les heures marocaines" (1918), "Marrakech ou les seigneurs de lAtlas" (1920), Charles Courtin avec "La brousse qui mangea lhomme" (1929) et "Caf maure" (1939). 19 - Aain Ruscio : Le credo de lhomme blanc, Ed. Complexe, Paris 1995, p. 14. 20 - Philippe Hamon : Texte et idologie, Ed. PUF, coll. Ecriture, Paris 1984, pp. 104-105. 21 - A titre dexemple, Le Parti colonial franais, fond en fin du XIXe sicle, a pu influencer dans le cadre du Nouvel ordre colonial tous les milieux politiques et ceux des affaires pour imposer la prsence de la France dans le monde. Voir, Marc Lagana : Le Parti colonial franais, Presses de lUniversit du Qubec 1990, p. 90. 22 - Dans les annes 20, Maurice Le Glay, Paul Marty et Georges Hardy avaient cr lcole berbre qui donnera naissance au collge berbre dAzrou en 1927. Cf. Abdeljlil Lahjomri : Le Maroc des Heures franaises, Marsam, Rabat 1999, pp. 345-375. 23 - Arthur Girault : Principes de colonisation et de lgislation coloniale, Tome II, Larose, 1re dition, Paris 1895, p. 2. 24 - Louis Althusser : Idologie et appareils idologiques dEtat, La Pense, N 151, juin 1970.

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    25 - Alain Brezault : Les crivains et la colonie, les mensonges de lHistoire, africultures, 2005, revue consultable sur, http://africultures.com 26 - Voir, Ali Kouadria : Manuels scolaires et reprsentation de lAlgrien, consultable sur, http://www.univ-skikda.dz 27 - Antoine Lon : Colonisation, enseignement et ducation, coll. Bibliothque de lducation, LHarmattan, Paris 1991, p. 21. 28 - Carine Eizlini : Le Bulletin de l'Enseignement de l'AOF, une fentre sur le personnel d'enseignement public, expatri en Afrique Occidentale franaise (1913-1930), Thse de doctorat, Universit Paris Descartes, p. 158. 29 - Voir Dino Constantini : Mission civilisatrice, le rle de lhistoire coloniale dans la construction de lidentit politique franaise, Editions La Dcouverte, Paris 2008. 30 - Albert Girault : Principes de colonisation et de lgislation coloniale, Larose, Paris 1895, p. 31. 31 - N en Inde Britannique en 1865, cet crivain (Prix Nobel en 1907) est le premier avoir parl du "fardeau de lhomme blanc", "The White Mans Burden" dans un pome ainsi intitul, o il soutient la colonisation dune manire gnrale, et plus particulirement celle des les philippines par les Etats-Unis dAmrique. 32 - Arthur Girault : op. cit., p. 3. 33 - Jean Djeux : Littrature maghrbine dexpression franaise, Editions Naaman, Qubec 1980. 34 - Cest Roland Barthes (ainsi que dautres aprs lui comme Edouard Said dans Culture et imprialisme) qui ont montr que lexpression littraire, le roman du XIXe sicle en loccurrence, masquait une idologie que la bourgeoisie voulait perptuer pour assurer la continuit de ses intrts. Pour djouer et perturber les assignations fixes par ce code romanesque bourgeois, Barthes propose la possibilit dune "criture neutre", "une criture blanche" travers "un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrte de lauteur". Cf. Le Degr zro de lcriture, Editions du Seuil, Paris 1953, p. 19. 35 - Pour nen citer que les plus illustres des crivains indignes, cest le cas de M'hamed Ben Rahal (1858-1928), le premier bachelier algrien avoir crit en 1891 une nouvelle intitule "La vengeance du Cheikh". Cest le cas galement de lassimilationniste Rabah Znati (1877-1952), de Mohammed Ben Cherif qui a fait ses tudes au Lyce dAlger, puis lcole militaire de Saint-Cyr do il sort sous-officier en 1899, de Jean Amrouche (1906-1962), de Faci Sad (naturalis franais en 1906) qui a crit "Mmoire dun instituteur algrien dorigine indigne" (1931). Djamila Debche a crit "Lela, jeune fille dAlgrie" (1947). Cest le cas du tunisien Tahar Safi et Guy Derwil avec "Les

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    toits dmeraude" (1924), des marocains Abdelkader Chatt avec "Mosaques " (1932), Ahmed Sefrioui avec "Le chapelet dambre" (1949) et "La bote merveilles" (1954). En 1954, Driss Chrabi a crit "Le Pass simple" qui a cr un toll au Maroc. 36 - Charles Bonn et autres : Littrature maghrbine de la langue franaise, Paris 1996, p. 2. 37 - Dans "Mmoire dun instituteur algrien dorigine indigne", lauteur fait tat de nombreux obstacles qui se dressent face un indigne qui demande la naturalisation. Cf. Jean Djeux : Dictionnaire des auteurs maghrbins de langue franaise. 38 - Naget Khadda : Naissance du roman algrien dans l'Algrie coloniale, Jean-Franois Durand Ed, Regards sur les littratures coloniales. Afrique francophone, Dcouvertes, LHarmattan, Paris 1999, p. 121. 39 - Lahcen Mouzouni : Rception critique dAhmed Sefrioui, Publisud, Paris 1987. 40 - Khatibi qui a procd une typologisation du roman maghrbin qualifie le roman ethnographique comme tant celui "qui consiste dans la description minutieuse de la vie quotidienne surtout sur le plan des murs et coutumes". Cf. Le roman maghrbin, Maspero, Paris 1968.

  • Revue Annales du patrimoine

  • Revue Annales du patrimoine - N 17 / 2017

    Universit de Mostaganem, Algrie 2017

    Particularits des mots emprunts de l'arabe au Sngal

    Dr Amadou Tidiany Diallo Universit Cheikh Anta Diop Dakar, Sngal

    Rsum : Le phnomne de lemprunt est aussi ancien que la langue elle-mme.

    Ce phnomne suppose simplement que la langue de dpart, dite "langue donneuse" et la langue darrive dite "langue rceptrice", soient en contact, lcrit comme loral, sans que ce contact implique ncessairement un bilinguisme de la part des locuteurs. Aussi, serait-il trs difficile de parler demprunts arabes dans les langues nationales en Afrique sub-saharienne, sans voquer la pntration de lIslam dans cette rgion appele jadis "le Soudan" par les explorateurs europens et les crivains arabes. Le contact entre la langue arabe, en tant que langue de grande communication, et les langues nationales africaines, a laiss, par le biais de la religion, du commerce et des changes conomiques, un certain nombre demprunts dans les domaines de lenseignement, de lducation, du pouvoir, de la justice, des noms propres et de la toponymie, etc. Cette complmentarit tait telle que les langues nationales constituaient un trait dunion entre lArabe et les populations africaines.

    Mots cl : patrimoine sngalais, langue arabe, emprunt, religion, histoire.

    *** Pour centrer notre sujet, nous dirons que larabe est une

    langue trs prsente en Afrique Noire, bien quelle soit aussi trs marque par lIslam. En effet, Il serait risqu de faire des statistiques ou de donner des chiffres sur ltendue de cette langue en Afrique sub-saharienne. Daprs Pierre Alexandre : "Il est tout fait probable que langlais (ou langue de Shakespeare), compare dautres langues de grande communication en Afrique, occupe le premier rang tant par le nombre de ses locuteurs africains que par limportance de son champ dextension et de communication extra-africaine. Le franais et larabe ont presque la mme importance en Afrique. Cependant, si le franais a lavantage dtre pratiqu dans des

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    infrastructures formelles et dtre utilis dans des milieux politico-conomiques plus importants en Afrique, larabe, en revanche, est commun une large partie des africains dits "anglophones, francophones, hispanophones et lusophones"(1).

    Mme si larabe reste moins uniformment reparti dans lensemble du continent africain, il possde un atout majeur du fait de son champ dextension en Afrique. Lemplacement sociolinguistique de larabe en Afrique est, peu prs, li celui de lIslam, dont elle est la langue vhiculaire. Elle est, bien des gards, tributaire de lIslam dans son existence. Cela constitue un avantage majeur, car il signifie que lapprentissage de larabe et son extension ne seraient pas tributaires des dcisions politiques ou des bouleversements sociaux ou conomiques pouvant survenir du jour au lendemain. Cela explique alors la solidit de lenracinement de cette langue dans les pays les plus islamises de lAfrique(2).

    Cest pourquoi larabe nest pas vue seulement comme une langue humaine, mais aussi comme une langue thologique implante en Afrique. Cest pour cette raison aussi que la plupart des termes et mots dorigine arabe employs dans les langues africaines sont considrs comme tant des faits lexicaux exprimant des particularits. Cest--dire des faits qui expriment uniquement des notions thologiques. 1 - Nature de la recherche :

    Dans ces chantillons tudis, comme dans tous les mots franais dorigine arabe en Afrique, le travail se donne pour objet dtudier les particularits lexicales du franais parl ou crit en Afrique Noire, c'est--dire le nologisme smantique donn aux mots dorigine arabe passs dans le franais. Cependant, ces particularits sont apprhendes dans une perspective synchronique et descriptive, cest--dire non normative. En dautres termes, ces particularits ne sont pas slectionnes selon la conformit au bon usage ou en fonction du principe

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    dintercomprhension au niveau de la francophonie internationale, mais elles le sont en ce sens quelles manifestent des carts par rapport au franais standard, considr approximativement et empiriquement comme norme de rfrence dans les principaux dictionnaires de la langue franaise. 2 - Typologie des particularits :

    Le travail recense, par rapport cet usage normalis, une certaine nomenclature de faits lexicaux dorigine arabe, en ce sens quils constituent des carts dans le franais en Afrique Noire. Ces particularits font ainsi lobjet dune analyse comme dans les dictionnaires rgionaux.

    Pour analyser ces mots dorigine arabe passs dans le franais, on peut emprunter la grille typologique utilise par lquipe de recherche dnomme "I.F.A"(3) dans ltude faite par lA.U.P.E.L-U.R.E.F dans "inventaire des particularits lexicales du Franais en Afrique noire". Cette rubrique est formule en quatre axes : - Particularits lexmatiques (formation nouvelle ou emprunt). - Axe de particularits smantiques (transfert ou restriction smantique ou encore extension de sens ou mme mtaphorisation). - Axe de particularits grammaticales (changement de catgorie grammaticale ou de genre ou mme de schme), etc. - Axe de particularits qui tiennent des diffrences de niveau dune langue soutenue par rapport une langue non soutenue ou une langue de composition hybride(4).

    Or, il est vident que dans une tude de cette nature, ces axes se recoupent parfois. Cest pourquoi pour dlimiter le champs de nos recherches dans ce vaste ensemble, nous nous en sommes tenus aux principes dj poss par lquipe de lIFA de Dakar en ce qui concerne lapparition dans la varit sngalaise dun nouveau phnomne, savoir un fait lexmatique ou demprunt aux langues locales, ainsi qu larabe et mme aux nologismes qui en sont drivs.

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    Avant de dtailler la structure de notre travail, nous comptons examiner quelques points pralables concernant la notion des mots franais dorigine arabe au Sngal, cest--dire ltude des particularits lexicales et les matriaux utiliss. En effet, malgr lenvergure de plus en plus grande que prennent les langues locales dans la communication linguistique, larabe et le franais restent fortement des langues prsentes dans de nombreuses occasions publiques, au niveau conomique, politique et social, tout comme du point de vue cultuel. Force est de noter, dans un nombre grandissant de familles toutes catgories confondues, une concurrence linguistique notoire. En effet, les parents saventurent transmettre eux-mmes le franais ou larabe leurs enfants par le biais dun bilinguisme : langue locale et langue arabe ou bien langue locale et langue franaise.

    Cest la preuve que les langues trangres, notamment le franais en tant que "langue de travail", et larabe en tant que "langue de travail et de culte", font lobjet dune vritable appropriation. Les varits sngalaises de ces deux langues portent la marque de lhistoire nationale du Sngal avec, par exemple, le legs lexical de la colonisation et de la prsence de lIslam en terre africaine ou mme des fluctuations politico-idologiques. A travers des emprunts et calques, les langues nationales africaines sont dans une sorte de chass-crois li, du fait que ces langues, elles-mmes, ont une lourde dette lexicale vis--vis du franais et de larabe.

    Effectivement, une partie des mots emprunts vient videmment avec la chose ou lide quil dsigne et le phnomne est aussi ancien que la langue sadapte et volue. Lintroduction des marchandises par le canal du commerce transsaharien, de la technique, de la mode et de lidologie a considrablement contribu accrotre le vocabulaire linguistique des peuples africains.

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    3 - Particularits lexmatiques formation nouvelle : Si on revient au premier axe parmi les quatre axes dj

    poss comme hypothse de travail pour analyser cette "materi prima" des particularits lexicales des mots franais dorigine arabe, on se rend compte quil sagit, en effet, de laxe portant sur les "particularits lexmatiques : formation nouvelle ou emprunt". On se rend compte galement de la difficult de prendre en considration ces particularits dans un dictionnaire bilingue ou mme multilingue par rapport au franais standard en tant que norme de rfrence.

    A cet effet, si on examine de trs prs ces vocables, on doit les considrer comme relevant de nologismes ou nouveaux lexmes. Autrement dit, ils sont sous ltiquette du lexique : "formation nouvelle ou emprunts". Termes voquant le processus par lequel un mot ou une suite de "mots" se figent et constituent un lment du lexique ou du code de la langue.

    La notion de lemprunt dsigne une forme linguistique passe dune langue lautre sans grande modification formelle et dans un temps relativement bref. Et par ailleurs, la procdure de lemprunt suppose que la langue de dpart et la langue rceptrice soit en contact crit ou en contact oral. Ce qui nimplique pas forcment le bilinguisme des locuteurs.

    Au demeurant, lemprunt, tymologiquement parlant, renferme lide selon laquelle celui qui emprunte doit avoir lintention de rendre la "chose" emprunte ou au moins sa valeur(5). Et dans le cas prcis, cela nen est rien en ce qui concerne lemprunt linguistique. En effet, il ny a ici, aucune intention de rendre le mot emprunt une langue donne. Selon Henriette Walter : "Pour dsigner tous ces mots que les langues du monde apportent lune dentre elles, les linguistes ont un euphmisme qui plat. Aussi, parlent-ils pudiquement "demprunts" chaque fois quune langue prend des mots sa voisine, tout en nayant pas la moindre intention de les restituer.

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    Et, chose curieuse, au lieu de voir les usagers de la langue emprunteuse se rjouir de ladoption dun mot tranger qui lui faisait dfaut, et ceux de la langue donneuse marris du larcin dont elle a t victime, cest exactement linverse qui se produit"(6). Cest ainsi que, pour des raisons historiques claires et souvent sans intermdiaire, des emprunts ont t oprs dans des domaines dactivits tels que le vocabulaire du commerce, de lenseignement, de lducation, de lidologie et mme de la religion.

    Il faut remarquer que des nologismes sont parfois crs dans certaines situations ou par certaines personnalits et qui ne cessent de prendre des proportions plus ou moins inquitantes. Notons, par exemple, lusage du mot "ibaadu"(7) - pluriel du mot "abdu" (esclave, captif, serviteur)(8). Aujourdhui, ce mot est dfini dans lun des inventaires des particularits lexicales du franais utiliss en Afrique comme tant un "membre dun groupe musulman pratiquant un islam strictement exposant". Autrement dit, un fondamentaliste ayant un comportement social et vestimentaire particulier et pratiquant un islam orthodoxe.

    Tous ces mots devraient tre considrs comme de vritables emprunts, parce quil nexiste, pour les ralits quils dsignent, aucune dnomination proprement dite en franais, selon la vision des locuteurs. Cependant, si on examine minutieusement ces emprunts, au point de vue mta lexicographique, on se rend compte que le sens ou ltymon de la langue darrive devient, tymologiquement, opaque par rapport au sens de ltymon de la langue de dpart.

    De fait, lemprunt est toujours modifi phontiquement et souvent smantiquement. Et les traits particuliers la prononciation de la langue de dpart, timbre et articulation par exemple, sont effacs et remplacs par ceux de la langue darrive. De surcrot, le mot "ibadu", en tant quemprunt ici change de catgorie grammaticale, puisquil est utilis dans

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    lemprunt au singulier, alors quil est au pluriel en arabe. Ce qui augmente lopacit entre ltymon de la langue de dpart et celui de la langue darrive, la fois, pour le locuteur natif et pour le locuteur francophone.

    On peut aussi citer ici la variation lexmatique du mot "zakt". En effet, la notion de zakt est dnomme par deux nologismes, savoir "zakt"(9), et "asaka"(10), et parfois mme "asakal"(11). Le fait de considrer "zakt" et "asaka" comme deux tymons en concurrence renvoie, sans aucun doute, au fait quil sagit de lemploi par des sujets ignorants de la langue source, ainsi que lintgration graphique, phonique et morphologique, du mot. Ici, il sagit simplement dun mme mot prononc plus ou moins dune manire incorrecte, une fois avec larticle dfini et une fois sans larticle. Cest ce qui explique que le mot ait deux entres diffrentes dans le lexique une premire fois dans la lettre "a" ; et une seconde fois dans lettre "Z". Il a trois orthographes diffrentes (assaka), (asaka) et (zakt) dans le mme lexique. 4 - Particularits smantiques :

    Sous langle des particularits smantiques, on peut prendre lexemple du mot "talib". Et nous nous rendons que dans certains cas, ladaptation ancienne ne laisse pas souponner lorigine trangre du mot. Cest un cas demprunt non ressenti comme tel, linstar de ces deux vocables : "talib" et "marabout". Cest le type demprunt discret ou cach dans lequel le mot source est conforme, peu ou prou, la morphologie de la langue darrive. En effet, les termes "talib" et "marabout" viennent de larabe "murbit" et "tlib". Dailleurs, le mot "tlib" est dfini dans les deux inventaires de lquipe IFA-Sngal comme tant un mot dorigine wolof.

    Or, si on revient ltymologie, telle quelle est dveloppe depuis le dbut du XXe sicle, on voit quelle est la discipline qui cherche tablir lorigine formelle et smantique dune unit

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    lexicale, le plus souvent un mot, mais aussi et retracer lhistoire dans les rapports quil entretient avec les mots de la mme famille, avec les mots de forme et de sens voisins en rapport avec la chose quil dsigne. Cette nouvelle conception qui englobe ltymologie-origine et ltymologie-histoire, trouve ses fondements dans les acquis de la grammaire historiques et compars. Elle a bien volu, grce la smantique, la dialectologie et la gographie linguistique(12).

    En regardant de trs prs ltymologie-origine et ltymologie-histoire, on trouve que le mot "talib" est un emprunt dorigine arabe, driv de la racine "t.l.b", qui signifie : "demander, chercher, solliciter". Mais de faon prcise, il sagit ici pour le mot "tlib" dtre en qute permanente du savoir(13). Cest la raison pour laquelle, "tlib" est dfini dans ses particularits africaines comme tant "un jeune disciple inscrit dans une cole coranique". Le mot "tlib" dans son axe de transfert, restriction, extension de sens, et mtaphorisation, a donn dautres drivs comme "tlibisme", cest--dire "le fait quun marabout soit charg dassurer lducation religieuse des enfants, ou le fait quil soit reconnu, par des musulmans, comme un matre spirituel". Puis, nous avons le mot "tlibit", autrement dit, un "ensemble dattributs qui font un tlib", ou encore un "tlib-mendiant".

    Autre mot et autre particularit smantique, cest le mot "zwiya". Mis part son sens gomtrique signifiant "angle ou coin", le lexicographe Daniel Reg le dfinit dans son sens islamique comme un quivalant du mot "confrrie". Pour sa part, lquipe de lIFA le dfinit comme tant : "une mosque cre par une autorit religieuse tidiane", excluant ipso facto les mosques des autres confrries religieuses.

    Cest galement le mme cas pour le mot "qasda" avec comme pluriel "qasid" et qui signifie "pome". Il a deux entres dans le lexique : une premire fois avec la lettre (q) et une

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    seconde fois avec la lettre (kh)(14). Il existe ici, non seulement cette confusion morphologique, mais il y a aussi une confusion smantique lie la diffrence de connotation. Le mot "qasid", prononc "khasid", qui signifie thologiquement (des pomes), dsigne au Sngal "pomes dinspirations religieuses, en arabe, du fondateur de la confrrie mouride, que psalmodient frquemment ses disciples". 5 - Particularits grammaticales :

    On trouve, dans les inventaires linguistiques publies au Sngal(15), une grande varit de mots franais dorigine arabe avec des particularits syntaxiques portant sur le changement de la catgorie grammaticale ou de genre ou de schme. En effet, lemploi par des sujets ignorants de la langue source, lintgration graphique, phonique et morphologique, la productivit en matire de drivation, de compositions et de formation des locutions, linexistence dun quivalent courant proprement franais, la transition de lemprunt par une langue locale, et enfin le poids culturel, tous ces lments runis ou isols peuvent aboutir une modification phonique ou graphique qui risque, son tour, daboutir un changement morphologique de lunit lexicale. Ce qui laisse une porte ouverte dautres ventuels changements.

    En guise dillustration, nous prenons comme exemple des termes tels que : "nfila", "mutawwaf" et "mawld". - Le terme "nfila" est dfini comme tant : "une prire surrogatoire effectue pendant le mois de ramadan". Ici, non seulement le mot a chang de catgorie puisquil devient masculin en langue franaise. Cependant, ce qui est essentiellement retenu cest la prire surrogatoire accomplie pendant le mois de ramadan. En un mot, cest la notion du culte qui est retenue. Et cela exclue toute autre prire surrogatoire. La dfinition ne fait aucunement allusion au sens tymologique qui signifie : "ce qui est superflu ou supplmentaire par rapport

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    ce qui est essentiel". - Le terme "Mutawwaf" dsigne un "guide qui se charge des plerins durant toute la priode du plerinage". Au plan tymologique, ltymon de ce mot signifie "circuler" ou "faire un circuit"(16). Au sens conventionnel, il signifie : "faire le tour autour de la Kaaba afin daccomplir un rite prcis durant le plerinage". - Le mot "mawld" fait allusion la "fte musulmane clbrant lanniversaire de la naissance du prophte Muhammad".

    Lcart est tellement visible au niveau smantique comme au niveau syntaxique dans les deux termes "mutawwif" et "mutawwaf". En effet, le mot change de catgorie grammaticale en passant du statut du "participe prsent actif" au statut du "patient conjugu au pass". Ainsi, au lieu demployer le mot "mutawwif" pour dsigner "celui qui prend en charge les plerins durant le plerinage la Mecque", on emploie plutt le mot "mutawwaf" pour faire allusion "celui qui est pris en charge durant ce plerinage".

    Et cest dans la mme logique que lon trouve dans la langue darrive le vocable "mawld", patient de ltymon "w.l.d". De ce fait, si lon considre la racine "w.l.d", nous pouvons avoir le sens de "enfanter, engendrer, mettre au monde"(17). Et si lon considre le ct nominal de cette racine, elle peut alors signifier "nouveau-ne, enfant". Analys sous cet angle, le vocable de la langue de dpart nest rien dautre que "mawlid", en tant quadverbe faisant allusion un "lieu", un "endroit" ou au "moment de naissance".

    Lcart entre la langue darrive et la langue de dpart est parfois grand, de telle sorte que le mot change de construction, voire mme de racine, comme cest le cas pour le terme "nim" (celui qui dort), avec un "m" comme lettre finale. Et force est de noter que la plupart des locuteurs emploie le terme "nim" pour dsigner "ladjoint de limam pour officier la prire" ; alors quil dsigne plutt le "dormant". Evidemment, notons que le vocable

  • Particularits des mots emprunts de l'arabe au Sngal

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    de la langue de dpart est "nib" (adjoint de limam dans une mosque) avec un "b" comme lettre finale. Cela sexplique par le fait que les langues de la famille ouest atlantique dont fait partie "le wolof" et "le pulaar", transforme, parfois, la consonne sonore "b", lorsquil est prcd dune consonne gutturale occlusive "a" ou "i", en un phonme bilabial "m".

    Un autre type du nologisme li aux particularits grammaticales, cest la cration de nouveaux adjectifs franais partir des vocables arabes comme cest le cas dans des adjectifs "immal", qui vient de limm, "maraboutal", de marabout, et enfin "zaktaire", qui vient de "zakt". 6 - Particularits au niveau du registre de la langue :

    Il est trs intressant de voir, dans ces emprunts, les exemples de composition hybride associant deux vocables venant incontestablement de langues diffrentes, linstar des expressions comme : "robe - abaye" du franais "robe" et de larabe "abaye". Il dsigne gnralement "un vtement fminin qui est une plerine en grosse laine" et qui est dfini dans linventaire lexicographique comme une "robe longue et vague manches longues montes, sans boutonnage, avec des motifs bourds lencolure et sur les manches".

    Nous avons galement lexpression "le grand mukhaddam"(18), du franais "grand" et du patient de la deuxime forme de la racine "qaddama", signifiant tymologiquement "celui quon a avanc", "celui que lon a mis devant". Or, il faut noter que cette expression dsigne "un dignitaire locale appartenant la confrrie tijjne". Dans la mme optique, lexpression "le premier imm" est compose du terme franais "grand" et du terme arabe "imm". Et dans ce cas, elle est synonyme de "grand imm" ou "imm rtib". 7 - Emprunts sans ncessit conceptuelle :

    A ct des emprunts rationnels (sciences et techniques), il y a aussi des emprunts affectifs plus souvent valoriss, valorisants

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    quironiques ou mprisants qui font partie denrichissement du lexique mme sils sont critiqus et critiquables. Et ce sont ces emprunts qui correspondent aux besoins irrationnels aussi puissants que les besoins objectifs de la socit, et dont certains concernent le rapport au langage lui-mme.

    Dans le processus demprunts, il faut en distinguer fortement les emprunts sans ncessit conceptuelle ou technique qui proviennent des besoins sociaux ou naturels : souci de nouveaut, doriginalit, rfrence lactualit ou allusion une source culturelle valorise. Mais tant donn que lemprunt est un phnomne universel qui dpasse le lexique et qui peut fonctionner loral ou lcrit, mme si la nature du mot est essentiellement lexicale. Mais cela nempche pas le passage insensible loral qui produit avec les mots dune langue (un vocable arabe ici par exemple), qui passe une langue africaine, et qui finit par passer au franais).

    Cette tude constitue un travail qui offre limage vivante dune varit de mots franais dorigine arabe et qui sont employs en Afrique un travail qui illustre, par sa crativit et dmontre que, sil en tait besoin, que toute langue peut tre modele et adapte par ses usagers et locuteurs de manire exprimer leur univers, leur vision du monde et leurs ralits quotidiennes. Mais, force est de constater que le processus dintgration des mots trangers sont complexes et trs diffrents selon les moments considrs. Certaines units sont introduites telles quelles, au moins phontiquement et/ou graphiquement. Sous un autre angle, la formation du vocabulaire des mots franais dorigine arabe sappuie sur le contact et sur linfluence de la pense arabo-islamique en Afrique sub-saharienne. Les rapports et les contacts entre les deux rives dAfrique, le dveloppement dune certaine idologie et la ncessit taxinomique ont fait puiser dans le fond de larabe beaucoup de mots dont certains sont passs dans la langue

  • Particularits des mots emprunts de l'arabe au Sngal

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    commune. Ces facteurs, on la vu, alimentaient aussi les terminologies en langue africaine, do les termes crs sont disponibles dans dautres langues, comme le franais. De mme, il est important de montrer que le franais a aussi emprunt des termes aux langues africaines.

    Quand un pays donn ou une rgion donne jouit dun grand prestige, grce au rayonnement de sa culture, de son conomie, de sa religion ou de sa position dominante ou privilgie, son lexique sera certainement sollicit. Seulement, nous ne prtendons nullement dire que les particularits des mots franais dorigine arabe ainsi repres au Sngal sont exclusivement sngalaises.

    Ce type demprunts est d un besoin de dsignation portant sur des objets nouveaux ou bien sur des concepts et de procds techniques emprunts sur des concepts religieux et moraux, par exemple. Cest pour cette raison quil faut les considrer comme de vrais emprunts. En effet, les auteurs du deuxime inventaire des particularits du franais en Afrique dmontrent que : "La plupart des emprunts larabe appartiennent au domaine de lIslam. Ils dsignent des ralits propres cette religion qui nont pas de dsignation franaise couramment usite au Sngal. Les usagers nont gure dautres recours que demprunter le mot arabe en ladaptant la phonologie du franais. Parfois, lemprunt fait un dtour par les langues locales Il peut mme arriver que deux emprunts provenant dun mme tymon soient en concurrence en franais comme cest le cas pour "zakt" et "asaka", dme destine aux pauvres selon lIslam. Cest en raison de limportance de ces notions islamiques dans la socit sngalaise et de la frquente apparition de leurs dsignations dans les discours oraux et crits que nous avons considr ces lexies comme de vrais emprunts et non comme de simples citations"(19).

    Pour terminer, nous pensons que ces particularits

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    constituent dnormes difficults lexicographies dans un dictionnaire bilingue ou multilingue. Ce sont des particularits qui doivent tre traits. De mme, les Africains ne pensent pas que le mot cadi "juge" renvoie la notion de "justice". Mais, ils pensent que ce mot renvoie la charia Et il ny a pas dquivalents ni dans la civilisation africaine, encore moins dans la civilisation occidentale.

    Notes : 1 - Voir, Pierre Alexandre : Langue arabe et langues africaines, in Socits africaines, monde arabe et culture islamique, Universit de la Sorbonne Nouvelle, Paris III, Institut National de Langues et Civilisations Orientales, Mmoires du CERMAA, No 1, 1979, Fas. 20 28, pp. 20 21. 2 - Ibid. 3 - Ce sigle signifie "inventaire du Franais en Afrique". Voir, Genevive Ndiaye-Corrard et autres : Les mots du patrimoine, le Sngal, Agence Universitaire de la Francophonie, 2006, p. 9. 4 - Inventaire des particularits lexicales du franais en Afrique noire, Groupe U.R.E.F, Equipe I.F.A, EDICEF/AUPELF, 1998, pp XXVII-XXVIII. 5 - Cf. Les Emprunts, in Collection plurilinguisme, Centre dEtude et de Recherche en Planification Linguistique, No 09 et 10, juin - dcembre, Paris 1995. 6 - Henriette Walter : Laventure des mots Franais venus dailleurs, Editions Robert Laffont, Paris 1997, p. 10. 7 - Ce terme fait rfrence lexpression ( ) qui signifie "serviteurs du Tout Misricordieux dans le verset coranique de la sourate "Al-Furqn", verset n 63. 8 - Ibn Manzr : Lisn al arab, "dictionnaire tymologique de larabe", 1re dition, Dr Sadir, Beyrouth 1990, tome 12, racine "q.d.m", pp. 468-469. 9 - Cest le mot arabe. 10 - La prononciation du mot dans la socit wolof. 11 - La prononciation du mot dans la socit pulaar. 12 - Alain Rey : Le Robert, Dictionnaire historique de la langue franaise, Editions Robert, Paris 1995, tome II, p. 746. 13 - Ibn Fris : Dictionnaire analogique de la langue arabe, Edition Abdou Salam Haroun, Dar al Jil, Beyrouth 1999, tome 3, racine "t.l.b", pp. 417-418. 14 - En effet, le mot est ralis en arabe par la prononciation africanis au Sngal par "khasaid" () et non pas " qasid" (). 15 - Voir, Genevive Ndiaye - Correard : Les mots du patrimoine, le Sngal,

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    Actualits linguistiques francophone, quipe IFA-Sngal, Agence universitaire de la Francophonie, 2006 ; et Inventaire des particularits lexicales du franais en Afrique noire, Groupe U.R.E.F, Equipe I.F.A, EDICEF/AUPELF, 1998. 16 - Mohammad Fayruzabad : Al Qams al Muh, 1re d., Edition Yahya Mourad, al Moukhtar, Le Caire 2008, racine "t.w.f", p. 783. 17 - Ibid., racine "w.l.d", pp. 291-292. 18 - La transcription phontique correcte est "le grand muqaddam", mais lexpression est prononce "le grand mukhadam", ce qui ramne le vocable une autre racine en langue arabe, savoir la lettre "" qui est remplace par la lettre "". 19 - Genevive Ndiaye - Correard : op. cit., p. 13.

  • Revue Annales du patrimoine

  • Revue Annales du patrimoine - N 17 / 2017

    Universit de Mostaganem, Algrie 2017

    Initiation philosophique et religieuse d'aprs les scholies des Nues

    Cdric Germain Universit de Poitiers, France

    Rsum : De nombreux passages des Nues, comdie dAristophane reprsente

    en (-423), parodient des rites initiatiques, pour se moquer de linitiation pratique dans certaines coles philosophiques, telle celle de Pythagore. Les scholiastes relvent ainsi ces parodies et nous livrent des prcisions sur un hros, un lieu et un culte peu connus : loracle de Trophonios Lbade. Il sagit donc de traduire et de commenter dans cet article quelques scholies, traces des commentaires anciens perdus sur cette pice et notes places dans les marges des manuscrits, commentant ces parodies, tout en les replaant dans une perspective plus gnrale faisant de Socrate, la caricature dun physiologue ou dun philosophe de la nature sapparentant finalement un charlatan et un voleur.

    Mots-cls : Scholies, Socrate, leusis, Lbade, Aristophane.

    *** Les Nues sont aujourdhui, sans doute, cause de la

    caricature faite de Socrate, la pice la plus clbre dAristophane : elles ont t reprsentes en (-423) et connurent alors un chec ; arriv dernier au concours, le Comique retravailla son texte en vue dune seconde reprsentation qui ne vit vraisemblablement jamais le jour. Notre texte actuel comporte, en effet, des traces videntes de ce remaniement qui mle les deux versions de faon parfois incohrente. Socrate y apparat comme un mlange de physiologue et de sophiste, un intellectuel sans scrupules, dfiant la religion traditionnelle, un charlatan que vient trouver le vieux paysan Strepsiade, dans lespoir dapprendre le raisonnement injuste, afin de ne pas rembourser ses cranciers. Le philosophe a, ce qui ntait pas son cas Athnes, une cole quun nologisme nomme () "le Pensoir"(1), lieu sacr o seuls les initis, les

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    disciples du Matre peuvent rentrer. La philosophie est assimile un rite initiatique et le Comique multiplie les allusions drles ce qui se passait avant linitiation aux Mystres dleusis, ou lors de la consultation de loracle de Trophonios Lbade, lieu et culte beaucoup moins connus. Nous nous proposons ici dexaminer dabord ce que nous apprennent les scholies sur ces parodies, et de montrer galement comment ces dernires sinscrivent dans une logique globale avant tout comique, afin de discrditer ces matres en charlatanisme que seraient les philosophes.

    Rappelons brivement que les scholies sont des traces des commentaires faits par les rudits alexandrins, romains (ce sont les scholia vetera), puis byzantins (scholia recentiora)(2). Elles sont le plus souvent assez courtes et ressemblent des notes qui rsument dans les marges des manuscrits lessentiel de ces commentaires aujourdhui perdus. Elles nous clairent sur des faits de langue, de civilisation, nous livrent nombre de fragments comiques ou tragiques ; elles commettent aussi des erreurs, le plus frquemment dans leurs efforts de datation des pices ou dans les faits biographiques rapports.

    Lallusion la plus claire aux Mystres dleusis est aussi celle qui donne lieu la scholie la plus longue ce propos : au vers 304 de la pice, alors que le chur des Nues a fait son entre dans lorchestre, et quil clbre lattique et vante ses "crmonies trs saintes" ; une scholie dclare : "Dans des crmonies trs saintes : dans les Mystres donc. Cest bon droit quil montre les Nues commenant par faire lloge des Mystres, car elles sont affilies ces desses(3) et aux rcoltes quelles font pousser. Si la pluie est produite par les Nues et sil est impossible de cultiver sans pluie, comment cet loge de ces divinits par les Nues ne serait-il pas de circonstance ? Si elles ont bien clbr, comme Hrodote le raconte, Iacchos(4) lui-mme en lhonneur de ces desses : dans la bataille navale Salamine(5), alors que les Grecs taient bien moins nombreux que

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    les navires perses, il raconte que Dmter et Cor(6) les assistrent, aprs leur avoir montr le tmoignage le plus grand et le plus manifeste de leur aide : alors que les Grecs et les barbares se prparaient combattre, tout dabord, une immense poussire sleva dleusis et fut vue de toute larme, puis, comme elle montait jusquau ciel et se transformait en nuage, elle vola au-milieu de larme en criant Iacchos". (304a).

    Lloge de lAttique se fait donc avec lallusion au lieu prestigieux et saint des Mystres dleusis lous par les Nues. La scholie, juste titre, signale lidentification entre ces crmonies et ce lieu saint. Comme lcrit le scholiaste, la rfrence est tout fait de circonstance : Dmter et Cor sont associes aux rcoltes, la fcondit ; elles sont donc les divinits que les Nues doivent saluer. De plus, un fameux passage dHrodote (LEnqute, 8, 65), voqu par le scholiaste, rapporte un miracle survenu juste avant le choc de Salamine : une nue, accompagne dun cri mystique serait apparue. Le scholiaste rsume le rcit de lhistorien que nous traduisons prsent : "Dicos, athnien, fils de Thocyde, banni, et jouissant alors d'une grande considration parmi les Mdes, racontait que s'tant trouv par hasard dans la plaine de Thria avec Dmarate de Lacdmone, aprs que l'Attique, abandonne par les Athniens, eut prouv les ravages de l'infanterie de Xerxs, il vit s'lever d'leusis une grande poussire qui semblait excite par la marche d'environ trente mille hommes ; stonnant de cette poussire, et ne sachant quels hommes l'attribuer, tout coup ils entendirent une voix qui lui parut le mystique Iacchos. Il ajoutait que Dmarate, ne connaissant pas les mystres d'leusis, lui demanda ce qutaient ces paroles. "Dmarate, lui rpondit-il, quelque grand malheur va tomber sur l'arme du roi, cest invitable. L'Attique tant dserte, c'est une divinit qui vient de parler. Elle vient d'leusis, et marche pour secourir les Athniens et les allis, cela est vident". Il ajoutait qu' la suite de cette poussire et de cette voix, il apparut un nuage qui, s'tant lev,

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    alla vers Salamine, vers l'arme des Grecs, et qu'ils comprirent ainsi, Dmarate et lui, que la flotte de Xerxs devait tre dtruite". (LXV).

    Ce passage, comme nous lavons dit plus haut, sinsre dans un loge dAthnes et de lAttique, il semble exagr den faire, comme S. Byl, qui exploite cette scholie, la clef du titre(7). Dover, plus justement dclare, dans son Commentaire(8): "They give pride of place to the Eleusinian Mysteries, because possession of this cult gave Athens an international standing in religion comparable with that of Delphi and Olympia". Le titre de la comdie et la nature de son chur sexpliquent, en effet, par la caricature faite de Socrate, reprsent toujours comme un physiologue, ou un philosophe qui sintresse la nature (tels Thals, Pythagore ou les atomistes). Les scholies sont nombreuses proposer, juste titre, de telles identifications. Ainsi, lorsquau dbut de la pice, Socrate nomme les Nues, "nos divinits", le scholiaste dclare : "Il a raison dcrire que celles-ci sont les desses des philosophes, car, comme nous le disions, les philosophes sont vraiment passionns par ce qui concerne le ciel". (253a).

    Cette assimilation un physiologue est, dailleurs, mise en valeur par un jeu de mots et un accessoire sur scne. Au vers 380, Strepsiade apprend que le Maitre suprme nest plus Zeus mais Dinos (le tournoiement de lunivers lorigine de tout) : la scholie (380b) fait alors ce rapprochement : "( ) : le tournoiement thrien. Il reprend cela aux thories dAnaxagore".

    Ce terme, dsignant un tourbillon, est en effet, comme lindique la premire scholie, sous cette forme ou avec des synonymes, au cur de plusieurs thories dveloppes par les prsocratiques. Anaxagore dsigne sous le nom de () (fr. 12, 22 D-K)(9), cette force tournoyante. Empdocle utilise le terme () (De la Nature, fr. 35, 21, D-K), Sommerstein(10) en utilisant les remarques de Willi(11), prcise

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    dailleurs : "In addition, Willi, Languages 104, points out that Empedocles (fr.115 D-K) had spoken of aitheros dinai ; this is one of a large number of Empedoclean echoes that Willy finds in Clouds (cf. pp. 105-113)" ; ce sont les atomistes, la suite de Dmocrite qui reprennent ce terme prcis () (fr. 164, 9 D-K), ct de () (fr. 5, 18 D-K).

    Lrudit byzantin Tztzs explique prcisment le quiproquo produit par ce mot, () : (Commentarium Tzetzae, 380) : "Quant Strepsiade, aprs avoir entendu le mot (), il ne la compris ni au sens de tournoiement ni au sens de matre qui dtient lautorit suprme, mais comme un objet dargile utilis pour boire, appel (). Et il pense, en paysan, que ce dernier a pris la royaut de Zeus, do le ridicule".

    A la fin de la pice, devant le Pensoir, se trouve dailleurs un dinos, vase dress comme une statue reprsentant une nouvelle religion La scholie (1473 balpha) dclare : "Comme sil y avait une statue de Dinos en argile, dans le but dattaquer Socrate". Lopposition entre ces nouveaux rites et la religion traditionnelle, est dautant plus forte que Strepsiade sadresse alors un Herms, plac galement sur scne.

    Les philosophes de la nature ne sont dailleurs pas les seuls tre obnubils par les Nues, une numration (vers 330 333) nous donne la liste dautres spcialistes en charlatanisme les adorant, parmi lesquels on trouve les devins et les mdecins : la scholie (332b) donne cette explication pour les premiers : "On dit quils sont nourris par les Nues, car ils ont lhabitude de tirer leurs prsages des oiseaux ; ils tirent en effet leurs prsages en fixant les cieux".

    Et la (332e) prcise pour les deuximes : "Les mdecins aussi ont crit au sujet des airs et de leau ; les Nues sont justement de leau. Il existe dailleurs un trait dHippocrate : Des Airs, des Lieux, des Eaux".

    Byl, dans plusieurs autres articles(12), montre galement que la pice serait une parodie des initiations prcdant les mystres

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    dleusis. Certes, comme nous le verrons, plusieurs passages, gestes ou expressions jouent avec ce qui se passait leusis, il est cependant excessif den faire la source principale de linspiration du pote.

    Ds larrive sur scne de Socrate, aprs un bref change avec le vieillard qui lui fait part de sa volont de rentrer au Pensoir, le philosophe le saupoudre de farine (vers 258), en dclarant : "Cela nous le faisons tous ceux qui se font initier". Une scholie dclare alors : "Il compare les enseignements des philosophes aux clbres Mystres". (258).

    Socrate, tel lhirophante des Mystres, saupoudre de farine celui qui va se faire initier. Le geste saccompagne peu aprs dun comique de mot, puisque le philosophe jouant sur une mtaphore, dclare que le vieillard sil suit son enseignement deviendra "une fleur de farine" (vers 260), expression qui dsigne sa future habilet rhtorique : "Un rou est encore appel () (Nues 260) ou () (Oiseaux 430). Ces deux mots dsignent proprement la fine fleur de la farine et de l, tout naturellement, lhomme subtil et fin Cette mtaphore nest pas rare"(13). Leffet comique est encore augment par le fait que le vieillard, ainsi blanchi, sapparente un champ recouvert par la neige verse par ces Nues. Une scholie commente ainsi un participe utilis par Socrate pour dsigner alors le vieil homme : "() : recouvert par la neige, lorsque les Nues arrivent". Le mme scholiaste cite alors un vers de lIliade : "La neige a saupoudr beaucoup de champs". (262).

    Strepsiade est donc littralement recouvert de farine, avant larrive des Nues qui, comme lindique le scholiaste, blanchissent les champs. La citation potique (avec une variante ? ou souvenir imprcis ?) vient de lIliade (La Dolonie, 7) : ( ). "Ou la neige qui saupoudre les champs".

    Leffet comique est donc dune grande richesse : Strepsiade, comme un futur initi aux Mystres et la

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    philosophie, est recouvert de farine, et deviendra une "fine fleur de farine" dans lart oratoire ; Strepsiade, comme un champ, blanchit avant le premier chant choral des Nues aux lourds grondements. Lexplication se limitant une simple parodie dune scne dinitiation leusis est bien insuffisante.

    Le vieillard ensuite, avant dentrer dans le Pensoir, doit enlever son manteau (vers 497) : le scholiaste crit : "Comme on le faisait pour les initis aux Mystres, Socrate veut quil enlve son vtement". (497b).

    Le commentaire de lrudit byzantin Tztzs prcise cependant que cet usage tait aussi frquent chez les philosophes : Commentarium in Nubes Tzetzae : "Allons dsormais, dit Socrate, enlve ton manteau", selon lhabitude des philosophes dalors. Ils philosophaient presque nus, assis, avec leur tunique seule. Pour se conformer cette habitude, Socrate dit Strepsiade de se dshabiller". (497a).

    On retrouve, en fait, l une accusation rcurrente dans la pice sous-entendant que Socrate est un voleur (voir vers 179 et surtout le vers 856 o Phidippide constate que son pre, la sortie du Pensoir, na plus son manteau !) Le vieillard rappelle, la fin, dans une de ses dernires rpliques, ce vol (vers 1498). On a bien un leitmotiv comique qui devait faire cho un jugement tenace et que lon retrouve chez Eupolis : Socrate tait un parasite et un voleur. La scholie (96d) nous livre ainsi ce fragment : "Rien de pire que ces mots dEupolis : "Socrate, aprs avoir rcit Stsichore vola lOenocho". Il tait alors possible de voir le philosophe en train de drober et de voler devant tous lobjet pos".

    Eupolis, selon le scholiaste, le montrait dans un banquet en train de rciter des chansons boire (si le morceau est dans Les Flatteurs (avis de Bergk)(14), pice qui triompha aux Dionysies de 421 devant La Paix, nous sommes chez Callias o se trouvent Protagoras, Callias et Alcibiade). Le philosophe commet ici un crime inexcusable envers lhospitalit en volant le vase destin

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    puiser le vin du cratre. Le fragment est class par meineke(15) (ex incertis fabulis, fr 9) et il est complt ainsi : ( , ). "Socrate, aprs avoir rcit Stsichore en s'accompagnant la lyre, vola loenocho".

    Pour Storey(16), le fragment appartiendrait aux Chvres, pice crite vers (-424), et qui dvelopperait un thme assez proche de celui des Nues en montrant sur scne un agroikos (type du paysan ridicule) et un didascalos (matre pdant), Prodamos : "I am inclined to date Aiges to 424 (Eupolis first Dionysia victory ?) and to wonder if part of the reason for Clouds poor showing was that Eupolis had done something rather similar the previous year".

    Les Mystres dleusis ne sont dailleurs pas les seuls rites initiatiques avec lesquels Aristophane joue, pour se moquer des initiations faites dans les coles philosophiques. Ainsi, juste avant son entre dans le Pensoir, Strepsiade demande Socrate un gteau de miel, car, selon lui, il a limpression de pntrer dans "lantre de Trophonios"(17). Une scholie, exceptionnellement longue nous narre lhistoire de ce hros : Charax crit ainsi dans ce passage : "Agamde, roi de Stymphale en Arcadie pousa picaste qui avait un fils naturel, Trophonios. Ceux-ci dpassaient par leur art tous les architectes dalors ; ils travaillrent au temple dApollon Delphes. A Elis ils construisirent pour Augias une chambre forte dore. Ils y laissrent une pierre amovible leur permettant dy entrer de nuit ; ils volaient les richesses avec Cercyon qui tait le fils lgitime dAgamde et dEpicaste. Comme Augias constatait son appauvrissement, il pria Ddale, revenant de chez Minos, de semparer du voleur. Ddale installa des piges dans lesquels Agamde fut pris. Trophonios le dcapita alors, pour quil ne ft pas reconnu. Il prit la fuite avec Cercyon Orchomne. Alors que, suivant lordre dAugias, Ddale suivait les traces de sang, ils prirent la fuite ; Cercyon, Athnes ; selon Callimaque : "il fuit lArcadie, habita, pauvre voisin, prs de

  • Initiation philosophique et religieuse d'aprs les scholies

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    nous". Mais Trophonios, fils dErginos, fuit Lbade en Botie. Il se fit une habitation souterraine o il vcut. Aprs sa mort il devint un oracle vridique pour eux et ils lui sacrifirent comme un dieu. Il laissa un fils, Alcandre Plus tard, le dieu rpondit aux Thbains qui souffraient dune disette, dhonorer Trophonios. Ceux-ci, qui ignoraient o se trouvait sa tombe, tombrent sur un essaim dabeilles remontant dun trou souterrain. Conjecturant que ctait ici lendroit, ils dcidrent que lun deux y descendrait. Comme ce dernier y trouva deux serpents, il leur offrit des gteaux au miel et ne subit aucun mal. Depuis la coutume resta. Ceux qui veulent consulter loracle, aprs stre purifis un certain nombre de jours, recouverts dune robe digne dun dieu, descendent avec des gteaux jeter aux serpents, pour ne pas tre attaqus. Et la plupart sont renvoys en haut, le mme jour, par le trou o ils sont entrs ; les autres, par dautres trous plus grands". (508a).

    Nous possdons ainsi des renseignements prcieux sur un hros peu connu, Trophonios. La scholie a, de plus, le mrite de nous livrer deux fragments duvres perdues, Les Hellenika de Charax de Pergame (fr. 6 Mller)(18), historien contemporain de Plutarque, et lHcal de Callimaque (fr. 294 Pfeiffer)(19), pyllion perdu, centr sur les exploits de Thse. Deux textes trs anciens mentionnent galement Trophonios : dans le rsum conserv de La Tlgonie, nous apprenons que Polyxnos offre Ulysse un cratre, o est reprsente lhistoire de Trophonios, Agamde et Augias (les trois personnages mentionns aussi par Charax) ; de mme dans lH