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1 NOUVELLES FORMES D'EMPLOI, NOUVELLES FORMES DE CARRIERE ET D'EMPLOYABILITE : LES INDEPENDANTS DU SECTEUR DE L'INFORMATIQUE COMME CAS EXPLORATOIRE Auteur(s) : Pauline DE BECDELIEVRE 1 , Jean-Yves OTTMANN 2,3 , Cindy FELIO 2,4 Affiliation(s) : 1 ENS Paris-Saclay, IDHES 2 Freeland Group, Laboratoire Missioneo 3 Université Paris-Dauphine PSL, DRM (M&O), UMR CNRS 7088 4 Université Bordeaux-Montaigne, MICA, EA 4426 Coordonnées : [email protected] [email protected] [email protected]

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NOUVELLES FORMES D'EMPLOI, NOUVELLES FORMES DE

CARRIERE ET D'EMPLOYABILITE : LES INDEPENDANTS DU

SECTEUR DE L'INFORMATIQUE COMME CAS

EXPLORATOIRE Auteur(s) : Pauline DE BECDELIEVRE1, Jean-Yves OTTMANN2,3, Cindy FELIO2,4

Affiliation(s) : 1 ENS Paris-Saclay, IDHES 2 Freeland Group, Laboratoire Missioneo 3 Université Paris-Dauphine PSL, DRM (M&O), UMR CNRS 7088 4 Université Bordeaux-Montaigne, MICA, EA 4426 Coordonnées : [email protected] [email protected] [email protected]

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NOUVELLES FORMES D'EMPLOI, NOUVELLES FORMES DE CARRIERE ET

D'EMPLOYABILITE : LES INDEPENDANTS DU SECTEUR DE L'INFORMATIQUE

COMME CAS EXPLORATOIRE

Introduction

Les travailleurs indépendants représentaient en France environs 2,7 millions d’actifs en 2015.

Même si la proportion de ces travailleurs aux statuts indépendants continue sa progression

(Salembier et Théron, 2018), elle semble rester stable depuis une trentaine d’années. Le recul

des professions agricoles, commerçantes et, de façon moins prégnante, artisanales, au profit

de la montée des métiers de service, plus ou moins qualifiés (COE, 2014 ; Fox, 2014),

explique bien souvent l’effet de loupe médiatique qui prête aux statuts de freelance une

croissance exponentielle (Dortier, 2016), donnant à penser une fin proche du salariat

classique. Or, force est de constater que la diversité comme l’opacité de ces formes d’emploi

sont telles que leur calcul se montre complexe (Gazier, 2016). L’on retrouve ainsi la figure de

l’entrepreneur entremêlée à celle de l’indépendant sans salarié : en effet, la catégorie des

freelances comprend majoritairement les indépendants sans salariés (Bögenhold, 2019). En

revanche, les chiffres de cette population ne prennent pas en compte les formes de travail

indépendant tripartites (CAE, portage salarial), assimilées au modèle salarial (Everaere,

2014).

Les freelances correspondent aux travailleurs ayant choisi un statut d’emploi indépendant.

Dans un contexte où l’individu contemporain est appelé à être “entrepreneur de sa propre vie”

(Enrhenberg, 1997), s’investir dans un statut d’indépendant mobilise les travailleurs à prendre

en charge les risques inhérents à leur activité (D’amours, 2009) tout comme leur protection

sociale, mais encore à assumer leurs qualifications, compétences et mobilité : en d’autres

termes, leur employabilité (Gorz, 2003). Un travailleur indépendant, parce qu’il évolue en

dehors d’un cadre organisationnel, est « appelé à se connaître, se contrôler, s’organiser » (Le

Texier, 2015). Le management de ses propres compétences, l’auto-évaluation continue de ses

capacités ainsi que l’entretien d’un réseau constituent les piliers de son efficacité et de la

pérennité de son activité sur le marché du travail.

Par ailleurs, l’employabilité et la boundaryless career1 ont fait l’objet de nombreux travaux.

Certains ont souligné l’influence de la boundaryless career attitudes sur l’employabilité (Lo

presti 2018), d’autres plus récemment ont fait le lien entre employabilité et carrière nomade

en montrant que l’employabilité perçue influence la carrière nomade (Rodrigues 2019).

Comme le suggère Rodrigues, il est nécessaire d’étudier le lien entre employabilité et carrière

nomade sur une longue période afin de mieux comprendre les liens existants et d’envisager de

nouvelles relations.

Plus spécifiquement comme le souligne Lo Presti en 2018, les indépendants représentent le

cas le plus pertinent pour étudier la carrière nomade. Or étudier les indépendants de secteurs

identiques permettrait de confirmer ces liens et identifier précisément l’influence de certaines

sous dimensions de chaque concept (Lo Presti 2018). Pour répondre à ce souhait de la

littérature, nous avons fait le choix d’étudier les indépendants dans le secteur informatique.

1 La boundaryless career est traduite par Cadin et al (2003) comme la carrière nomade. Nous retiendrons ce

terme.

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Plusieurs raisons expliquent ce choix. Tout d’abord, ces indépendants bénéficient d’un

marché très tendu quel que soit le lieu géographique où ils sont. Ensuite, les carrières longues

sont possibles dans ce secteur ce qui nous permet de répondre aux suggestions développées

précédemment. Enfin, le niveau de formation initiale influence peu l’employabilité (Meager

& al, 2011).

Tous ces éléments nous amènent à nous poser la question de recherche suivante : quels sont

les liens entre l’orientation de carrière nomade et l’employabilité dans le cadre des nouvelles

formes d’emploi ? Cette question a un enjeu théorique, présenté ci-dessus, mais aussi pratique

et sociétal. En effet, si les nouvelles formes d’emploi venaient à se développer (et elles le font

dans certains secteurs), étudier le déroulement des carrières de ce type serait une nécessité

pour penser la capacité de ces parcours à être inclusifs, au sens de leur intégration aux

organisations et aux équipes locales qui seront amenées à les employer dans la durée.

Dans une première partie nous développerons le cadre théorique abordant les liens entre

l’employabilité et l’orientation de carrière nomade. Dans une seconde partie, la méthodologie

sera présentée. Dans une troisième partie, nous présenterons nos résultats Enfin, nous

conclurons et discuterons nos résultats pour aboutir aux pistes de recherches futures.

1. Littérature

Afin de répondre à notre question de recherche qui porte sur les liens réciproques entre

l’orientation de carrière nomade et l’employabilité, nous nous devons de revenir sur ces deux

concepts phares.

Tout d’abord, l’orientation de carrière nomade est pensée comme l’orientation d’une personne

à un état d’esprit nomade : “navigates the changing work landscape by enacting a career

characterized by different levels of physical and psychological movement” (Sullivan and

Arthur 2006, p. 9). L’individu va préférer dans sa carrière une mobilité physique

organisationnelle et une mobilité psychologique. La mobilité pensée comme organisationnelle

conduit l’individu à des changements de postes, de tâches et d’organisations. La mobilité

psychologique est plus centrée sur les capacités psychologiques de l’individu. Cette mobilité

psychologique est choisie et recherchée.

Le développement du travail indépendant est une réalité (Salembier et Théron, 2018), même

si sa mesure précise n’a rien d’évidente (Gazier, 2016 ; Fox, 2014). Par ailleurs, les frontières

entre les statuts sont de plus en plus floues (Jolly et Prouet, 2016), et des modèles s’opposant

à une distinction simplificatrice salariat / non salariat existent. Cet environnement est donc

effectivement une situation archétypale de la carrière nomade (Lo Presti, 2018).

Plusieurs antécédents expliquent la BCO (Business career orientation correspondant à

l’orientation de carrière nomade) (Rodrigues 2019). Le premier antécédent correspond aux

dispositions individuelles de l’individu (Baruch and Vardi; 2016). Pour faire face à

l’instabilité et l'ambiguïté de son environnement, l’individu a besoin de ressources

psychologiques présentées comme a “core self-evaluations (CSEs), a meta-trait capturing a

positive self-concept” (Judge, Erez, Bono & Thorensen, 2003).

Le second antécédent identifié dans la littérature est la perception qu’a l’individu de son

employabilité (Perceived employability) (Rodrigues et al 2019). L’employabilité perçue se

définit comme la perception par l’individu des possibilités d’obtenir un emploi ou de s’y

maintenir (Forrier, Verbruggen et De Cuyper, 2015). Ce concept est issu du concept

d’employabilité pensé en externe ou en interne (Gazier, 1990).

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Enfin, le troisième antécédent est le capital social défini comme “good-will that is engendered

by the fabric of social relations and that can be mobilized to facilitate action” (Adler &

Kwon, 2002, p. 17). Les différents réseaux que l’individu peut avoir l’aident dans cette

orientation de carrière.

Ces trois antécédents favorisent la BCO. Grâce à cette orientation de carrière, des

conséquences positives sur l’employabilité ont été identifiées (Lo Presti et al 2018). Ainsi la

BCO a des impacts positifs très forts sur l’employabilité et les composantes qui lui sont

associées. Elle développe par exemple la capacité d’adaptation des individus (Inkson 2006) ou

encore renforce l’identité de carrière (Ladge 2018) et enfin elle développe le capital social et

humain (Forrier, Verbruggen, and De Cuyper (2015). Plus largement, elle favorise le succès

de carrière des individus. Ce dernier est pensé comme « conséquences positives et les

réussites psychologiques qu’un individu accumule au fil de ses expériences professionnelles »

(Judge et al., 1995; 486). Précisément le succès de carrière subjectif qui nous intéresse plus

particulièrement dans notre cas est pensé comme une interprétation opérée par le salarié. Elle

est le fruit « d’une comparaison des expériences professionnelles vécues à des standards

établis sous des influences à la fois psychologiques » (Biétry et al., 2014; p22)

Ces trois éléments correspondent aux trois dimensions de l’employabilité (Schmidt, Gilbert et

Noël, 2013) que sont l’adaptabilité, l’identité de carrière, et le capital humain et social (Fugate

et al., 2004).

La capacité d'adaptation fait référence à la volonté et à la capacité de changer son

comportement, ses sentiments et ses pensées en réponse aux exigences environnementales

(Fugate et al., 2004). La personne fait preuve d’une grande tolérance à l'incertitude et à

l'ambiguïté. Elle est à l'aise dans des situations nouvelles et au-delà des frontières

organisationnelles classiques (O'Connell (2008)).

La deuxième dimension de l'employabilité qui est l'identité de carrière, représente la façon

dont les individus se définissent dans le contexte professionnel. Celle-ci peut être

conceptualisée comme une " boussole cognitive " utilisée pour naviguer dans les possibilités

de carrière (Fugate et al., 2004). L’individu fait sens de ses expériences passées et se donne

une direction de carrière pour le futur. Il identifie et réalise certaines opportunités de carrières.

Enfin la troisième dimension correspond au capital humain et au capital social. Le capital

humain fait référence aux variables personnelles qui peuvent avoir une influence sur

l’évolution professionnelle d’une personne comme les études, l'expérience de travail, la

formation, les compétences et les connaissances, appelé plus largement le savoir-faire

(Defillippi et Arthur; 1994). Les compétences "Savoir-faire" désignent les connaissances et

les aptitudes liées à la carrière acquise dans le cadre d'activités d'apprentissage professionnel

et de perfectionnement professionnel. Enfin le capital social reflète les compétences en

matière de réseaux formels et informels liés à la carrière (Know-whoom) (Defillippi and

Arthur’s (1994)

Face à ces dimensions, deux conceptualisations coexistent pour définir l’employabilité

(Gazier, 2005). D’une part, l’employabilité est définie comme « initiative », fondée sur la

capacité individuelle de l’individu à valoriser ses compétences. Cette capacité fait appel à sa

volonté d’anticiper et à l’autonomie qu’il doit manifester pour faire face aux changements et

orienter ses choix. De Grip, van Loo et Sanders (2004) ont montré que les politiques des

ressources humaines des entreprises favorisent l’apparition de cette volonté par exemple en

proposant un parcours de formation. D’autre part, l’employabilité est présentée comme

« interactive » en mettant l’accent sur l’interaction des caractéristiques individuelles et de

l’environnement. Cette dernière vision intègre l’environnement dans une approche dynamique

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et itérative. Les compétences individuelles ne sont pas uniquement analysées mais

rapprochées du contexte (de Grip, van Loo et Sanders, 2004). En faisant ce rapprochement,

l’organisation apparaît comme un acteur facilitateur de cette interaction (Berntson, 2008). Le

deuxième acteur majeur est l’individu qui évalue continuellement son employabilité et

l’adapte à son environnement.

Ces trois composants de l’employabilité ont été mis en perspective avec les attitudes de la

carrière nomade en ayant une influence directe et positive sur cette dernière (Lo Presti et al

2018). L’employabilité influence l’orientation de carrière nomade sur plusieurs plans. Tout

d’abord, elle augmente clairement la marketability liée à la carrière nomade (Tams et Arthur

2010). Cette marketability augmente le capital humain et le capital social de l’individu.

Ensuite l’employabilité, dont l’employabilité perçue est une composante (De cuyper et al

2008), augmente la mobilité que ce soit externe ou interne correspondant à la carrière nomade

(Forrier et al 2015). Plus l’adaptability est forte plus l’individu est mobile et donc peut

confirmer sa carrière nomade. Enfin l’employabilité influence la carrière nomade par le

développement des opportunités de carrière. L’individu développant une capacité à identifier

les opportunités de carrière, il accroît ses possibilités de carrière et donc les possibilités de

poursuivre une orientation de carrière nomade (Tams et Artur 2010).

Tous ces liens entre orientation de carrière nomade et employabilité nous amènent à suggérer

un lien réciproque entre ces deux concepts. Les éléments et la dynamique de cette réciprocité

ne sont toutefois pas développés de manière précise, ce qui nous conduit à nous interroger sur

cette potentielle circularité des deux notions à travers l’étude d’un cas exploratoire

correspondant parfaitement aux remarques de Lo Presti (2018) : les travailleurs indépendants

dans le secteur de l’informatique.

2. Méthodologie

2.1. Données

Face à l’enjeu exploratoire de la problématique, aux questionnements de la littérature sur les

situations professionnelles de ce type, et au manque de données fiables sur le marché

économique et de l’emploi de ce secteur d’activité, nous avons privilégié une méthode

qualitative et itérative.

La première étape a été la réalisation d’un entretien conseil avec une professionnelle de

l’emploi dans ce secteur, qui était commerciale et chargée de recrutement des profils IT au

sein d’une entreprise de portage salarial. Cet entretien n’a pas été enregistré. Il a permis de

catégoriser les populations cibles de la démarche exploratoire, notamment l’existence de deux

grandes catégories de métier dans le secteur, qu’on pourrait nommer “techniques” (de types

développeurs) et “chefs de projet” (la diversité réelle des métiers pouvant globalement se

rattacher à ses deux grandes catégories). Les chefs de projet regroupent toutes les personnes

étant en charge d’un projet informatique que ce soit de sa création, validation, développement

et la mise en route de ce dernier, ainsi que d’assistance à maîtrise d’œuvre ou à maîtrise

d’ouvrage et, éventuellement (mais il n’y en a pas dans notre échantillon) d’accompagnement

du changement. Plusieurs d’entre eux encadraient des développeurs.

Les données exploratoires concrètes se sont ensuite composées de onze entretiens semi-

directifs avec des travailleurs indépendants2, tant de profils techniques que chefferie de projet.

2 Guide d’entretien en annexe.

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La majorité d’entre eux ont été contactés de par leur recours à un service de portage salarial à

un moment de leur activité d’indépendant. Ils se sont répartis ainsi :

N° Sexe Moment

de carrière

Ancienneté dans

l’indépendance

Type de métier Statut

actuel

Durée de

l’entretien

1 M Fin Ancienne Chef de projet Portage 58 min

2 M Fin Moyenne Technique Portage 26 min

3 F Milieu Ancienne Chef de projet Variable 44 min

4 F Fin Faible Chef de projet Salariée 48 min

5 M Fin Ancienne Chef de projet Portage 48 min

6 M Milieu Moyenne Chef de projet SASU 1h10

7 M Début Faible Technique

(Développeur)

EURL 43 min

8 M Fin Moyenne Technique (sécurité

informatique)

Portage 55 min

9 M Début Faible Technique Portage 44 min

10 M Moyenne Faible Technique

(administrateur système)

Portage 1h

11 M Début Faible Technique Portage 57 min

2.2. Analyses

Là encore, étant donné les ambivalences de la littérature, l’analyse a été faite de manière

exploratoire, donc en large partie inductive et itérative.

Dans un premier temps, les auteurs ont chacun codé deux entretiens différents (soit six en

tout), de manière inductive, plutôt par attention flottante. La confrontation des différents

codages a permis l’élaboration d’une première grille d’analyse. Cette grille d’analyse a

ensuite été discutée avec la professionnelle du secteur déjà interviewée, et enrichie suite à ses

commentaires de plusieurs thématiques.

L’ensemble des entretiens a ensuite été codé en analyse thématique de contenu, suggérée par

Glaser et Strauss (1967), à partir de cette grille en sus de la continuation d’une analyse

inductive.

Les éléments de l’analyse thématique étaient les suivants :

• Bascule dans l’indépendance

• Carrière proactive - choisie - active

• Carrière réactive - subie - passive

• Dynamisme de l’emploi du secteur sur la période

• Employabilité (self-marketing)

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• Employabilité (technique)

• Mauvaises conditions en SSII

• Stratégie de carrière à long terme

Enfin, les 11 trajectoires professionnelles des individus interviewés ont été résumées dans des

schémas permettant, dans une certaine mesure, d’en percevoir les causalités et les linéarités,

de manière à en faciliter la comparaison et à permettre l’émergence de schémas explicatifs

(patterns).

Les éléments mis en exergue par ce travail d’enquête sont présentés dans la section suivante.

3. Résultats

Nos résultats soulignent plusieurs mouvements. Tout d’abord, l’orientation de carrière

nomade conduit l’individu à devenir indépendant. Ce choix de carrière l’amène à travailler

son employabilité. Dans certains cas un véritable cercle vertueux se développe entre la

carrière nomade et l’employabilité conduisant à confirmer l’orientation de carrière nomade.

Au contraire, dans d’autres cas, les liens réciproques s’affaiblissent conduisant à une

infirmation de la carrière nomade.

3.1. L’indépendance comme paroxysme de l’orientation de carrière nomade ?

Deux grandes mécaniques de bascule vers l’indépendance semblent se dégager de ces

entretiens exploratoires. Certains d’entre eux envisagent l’indépendance suite à un

licenciement ou assimilé (1, 4, 5, 8, 6) tandis que d’autres le décident sans être spécifiquement

en recherche d’emploi (2, 3, 5, 9). Précisons que dans le premier cas, certains précisent avoir

eu depuis longtemps cette envie, le licenciement étant alors un déclencheur (6) : “J’ai

toujours voulu, derrière en fait, quelque part, me mettre à mon compte, c’est quelque chose

que j’avais envie de faire en fait, de créer ma structure [...]. C’est le licenciement économique

qui me permettait d’avoir le chômage. C’était l’occasion de se dire : eh bien je me lance avec

un risque qui est relativement limité parce que si je crée ma structure et que cela ne marche

pas, j’ai toujours le chômage. Si je crée… et si je ne la crée pas, eh bien je pense que je vais

regretter que c’est l’occasion en fait de faire.”

Par la suite, deux tendances différentes se dégagent : ceux pour qui le statut n’est pas un enjeu

en lui-même (si ce n’est de par les revenus ou la flexibilité qu’il offre – mais ils accepteraient

un poste salarié à avantages équivalents) (3, 4) et d’autres qui défendent et valorisent leur

indépendance, que ce soit pour des raisons pratiques indépassables ou idéologiques (la

plupart). Les raisons idéologiques s’expliquent par la valeur de l’indépendance aux yeux des

interviewés, c’est à dire lorsque leurs propos donnent à penser une représentation sociale

particulière de l’indépendance, ayant trait à des valeurs et un ensemble de croyances projetées

sur ces nouvelles formes d’emploi. On peut donc considérer que ces derniers, majoritaires,

sont représentatifs d’une BCO, ce qui confirme la pertinence de l’étude de carrières

“indépendantes” comme cas extrême de carrière nomade. Cela se retrouve aussi dans le fait

qu’on trouve dans plusieurs entretiens l’expression d’une identité d’indépendant positive :

“Avant j’aimais bien… alors, il y a… en tant que… comme je suis toujours chez [nom

employeur], en tant que consultant, j’aime bien… vous savez, être un élément qui manque

pour la réalisation d’un projet.” (Ent. 5) Cela peut aussi être présenté en complément ou

opposition à la situation d’interne : “Donc en fait, c’est un petit peu comme si je me retrouvais

dans un interne… comme un interne dans une boite tout en fait, ayant des avantages de

quelqu’un d’externe avec certaines libertés, en fait de pouvoir, si je voulais partir ou par…

donc c’était… C’est cela qui a été… qui est assez intéressant.” (Ent 6)

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3.2. L’employabilité dans l’indépendance : situations et stratégies

3.2.1. Perspectives de carrière

La plupart des entretiens abordent l’enjeu de l’employabilité dans le secteur de l’IT, sans pour

autant forcément employer ce terme. En effet, ils insistent sur la vitesse des évolutions

technologiques et les enjeux de carrière associés au fait de rester compétent dans cet

environnement accéléré. Ainsi, un développeur rapporte : « Être inemployable, cela c’est ma

grande crainte, c’est d’être en mission dans un effet tunnel pendant 2, 3 ans ou d’être dans

une mission qui ne m’apporte pas techniquement. Et du coup de sortir et de prendre en

compte que les choses ont changé, que les besoins ont changé, les demandes ont changés et

que je ne suis plus employable ou plus facilement employable. Et cela c’est… pour un

indépendant c’est une crainte forte parce que cela veut dire que l’on pas capable de se

revendre et cela c’est eh bien c’est la mort de l’entreprise. » (Ent. 7).

Voire même, certains (3, 6), explicitent une réflexion sur le long terme de leur employabilité.

Ainsi, une cheffe de projet indique que « je pense aujourd’hui à qu’est-ce qui va être toujours

dans le besoin dans 5 ans, dans 10 ans. Et j’essaie de positionner, de choisir mes missions en

fonction de ce qui aura toujours de la valeur dans 10 ans quoi. »

Cette recherche d’employabilité s’illustre également par la nécessité de changer de mission,

de « format » d’activité à long terme pour continuer à évoluer (3, 6), par exemple « soit je

prends un poste dans une grosse boite et je décide d’y rester soit il faut que je remonte en

taille et que je travaille sur des plus gros projets avec d’autres personnes que je me mette en

collaboration, soit avec d’autres freelances. » Cette idée d’association ou de recrutement est

plusieurs fois présente, bien que minoritaire (3, 6), et montre la nécessité perçue par certains

d’anticiper et de ne pas se limiter à un seul client, un seul statut ou un seul “état de carrière”

pour l’avenir.

A l’inverse, le changement de métier est peu valorisé en lui-même comme une possibilité

d’employabilité en temps long. Une chef de projet en fin de carrière le signale de manière

rétrospective (4) : « c’est qu’au bout d’un certain temps, 2, 3 ans, j’ai envie de voir autre

chose et d’évoluer soit fonctionnellement, soit dans le sens des responsabilités. Et ma carrière

dans le domaine de l’informatique m’a permis de faire cela. Donc, c’est la diversité des

missions dans le domaine fonctionnel et la possibilité d’évoluer dans plein… toujours en

restant dans l’informatique mais avec des métiers différents. Tu es complètement différent

d’être développeur que de travailler en assistance en maîtrise d’ouvrage, que de faire la

direction de projets. Et je considère que c’est réussi puisque moi, j’ai connu un petit peu

toutes ces panels de métier et c’est ce que je trouve intéressant. »

Toutefois, certains entretiens insistent sur la pérennité du métier ou de l’activité (donc la

constance dans le futur de leur propre employabilité) et donc la non-nécessité d’en changer ou

de la réfléchir, y compris à long terme (Ent. 5).

3.2.2. Développement de l’employabilité

Le développement de l’employabilité comme stratégie consciente et volontaire est très

variable parmi les individus interrogés. Plusieurs entretiens font effectivement mention de

démarche d’auto-formation (1, 8, 6) sur des sujets techniques ou de formations auto-financées

(3, 8, 6), mais ce n’est pas le cas de la majorité. C’est en général de l’auto-formation à partir

de données ou d’informations disponibles en ligne, comme l’explique cette cheffe de projet :

« à chaque fois que j’ai une problématique dans mon travail que je ne maîtrise pas

complètement, je vais faire des recherches plus ou moins poussées pour monter en

compétence. Sur une techno sur un sujet donné. Et j’ai déjà financé, autofinancé des

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formations ou alors je fais des formations gratuites en ligne maintenant, eh bien depuis qu’il

y a des cours en ligne depuis 4-5 ans. C’est beaucoup plus facile d’avoir accès à des

formations. On n’a pas besoin de chercher des sources de formations soi-même, quoi. Tout

est déjà mis à disposition donc cela, je le fais complètement toute seule. ». Si le recours à de

la formation structurée ne semble pas majoritaire, il est toutefois très structuré lorsqu’il est

présent. Ainsi, un architecte réseau a repris un master puis une thèse au CNAM (8). Notons

aussi que dans un cas, la formation structurée concernait des enjeux de self-marketing et non

des questions techniques.

La simple “veille” semble être utilisée non pas pour développer son employabilité mais

comme un outil permettant de l’évaluer ou de la valider. Ainsi, une cheffe de projet (Ent. 3)

explique :

« Q : Et comment vous faites pour avoir cette vision à long terme ? […]

R : Oui, c’est moi qui fais de la veille en permanence. Et c’est moi qui sens les choses en

faisant moi-même du travail de veille sur les offres d’emploi, les métiers en tension en lisant

des… quand je suis vraiment en veille, des centaines d’offres pour comprendre où sont les

plus gros besoins des entreprises. Et donc j’ai orienté mon profil en fonction. »

Ces premières données (exploratoires, rappelons-le) semblent suggérer que les personnes les

plus jeunes abordent la question du développement de leur employabilité plutôt sous l’angle

des compétences techniques, tandis que les personnes plus âgées l’abordent sous l’angle du

marketing de soi. Plus largement, il est possible que les stratégies de développement de

l’employabilité soient aussi différentes entre les nouveaux entrants dans l’indépendance (a

fortiori des aspirants entrants) et des indépendants déjà expérimentés dans leur statut.

3.2.3. Choix de mission et employabilité

Au-delà de la formation et de l’auto-formation comme leviers de développement (ou du moins

d’entretien) de l’employabilité, plusieurs entretiens développent l’idée que la maîtrise du

choix des missions offerte par l’exercice de l’activité en tant qu’indépendant est une ressource

de développement de l’employabilité technique. Poussé à l’extrême, une cheffe de projet

explique ainsi que : « c’est quelque chose que je n’ai pas au sein d’une société de service ou

d’une entreprise. Là j’ai la possibilité d’orienter mon choix et de choisir mes missions dans

un secteur porteur. […] Cela me permet au-delà du plaisir que j’ai sur le moment de

m’assurer que je développe mes compétences de façon pertinentes et que je ne suis pas dans

une logique à court terme d’une entreprise […]. Sur un marché qui est hautement compétitif

et innovateur en permanence dans lesquels il faut toujours être formé aux dernières

nouveautés. »

Par ailleurs, plusieurs entretiens développent l’importance de conserver un réseau de clients,

d’anciens clients et d’interlocuteurs des mêmes métiers que soi (1, 3). Dans tous les cas, ils

insistent sur l’effort et le temps nécessaires à ce développement ou à l’entretien de ce réseau.

Toutefois, peu d’entre eux semblent associer ces réseaux à une réelle utilité : ce n’est pas par

ce biais qu’ils déclarent trouver des missions, ni n’entretenir leurs compétences techniques.

On peut faire l’hypothèse d’un investissement dans ces réseaux davantage pour répondre à des

problématiques peu conscientisées de solitude ou de manque d’intégration, et non dans une

perspective d’employabilité.

3.3. Des liens réciproques entre BCO et Employabilité qui confirment ou non la

carrière nomade

3.3.1. Une « boussole cognitive » ?

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L’orientation de carrière conduit les individus à travailler leur employabilité, ce qui conduit

dans certains cas à confirmer l’orientation de carrière nomade prise.

Des éléments suggèrent une guidance proactive des individus interrogés de leur trajectoire

d’indépendant, autrement dit “la maîtrise d’une “boussole cognitive” permettant de naviguer

dans sa carrière”, dans le secteur de l’IT. Ils citent notamment un besoin de stimulation ou,

dans un cas, de tester des projets parfois bénévoles. On peut aussi rattacher à cela le fait de

s’auto-former au quotidien et de mettre en exergue le côté plaisir, ludique et technique

(conscience de l’importance de gérer sa propre employabilité). Plus largement, toute

l’expression du fait de ne pas craindre de quitter des postes de salariés, des SSII ou des

missions en indépendant lorsque le contenu ou les conditions ne leur plaisent pas ou lorsqu’ils

ont l’impression d’avoir “fait le tour” (ennui), parle en faveur d’une “conscience de son

employabilité”.

Une fois cette conscience présente, les indépendants expriment clairement leur capacité à

conduire leur carrière, à disposer d’une “boussole cognitive leur permettant de naviguer dans

leurs choix professionnels”. Ainsi, une cheffe de projet indique que « cela me semblait être

quelque chose de pénalisant de ne pas avoir eu d’expérience internationale. Et donc, j’ai

choisi de me créer cette opportunité. » (Ent. 3)

Cette boussole cognitive les conduit à confirmer leur orientation de carrière nomade, comme

l’explique ce développeur : « je vais pouvoir travailler sur des projets qui m’intéresse et que je

perçois comme utile à la société, c’est l’idéale pour moi. [...] et je suis libre de choisir… je

suis totalement libre de choisir mes clients, mes missions, mes jours, mes congés, tout cela

je… c’est moi qui gère. »

A l’inverse, des éléments suggèrent une attitude plutôt passive pour plusieurs des personnes

interrogées quant à leur propre trajectoire d’indépendant dans le secteur de l’IT. En premier

lieu, l’obtention des premières missions en tant qu’indépendant, souvent liées à des

opportunités externes (souvent chez dernier client SSII ou contrat salarial) mais sans vraiment

de réflexivité sur le fait de devenir indépendant. Ainsi un chef de projet explique que « la

première mission décrochée comme par hasard était chez le dernier client, chez lequel j’étais

intervenu quand j’étais encore chez [ESN]. » (Ent. 1)

Par la suite, certains conservent cette tendance à se laisser porter au gré des sollicitations,

peinant à retrouver des missions et se positionner de manière autonome et développementale.

Ils semblent moins à l’aise avec le marketing de soi :

« D’ailleurs, j’ai eu du mal à retrouver une mission après la mission SNCF. J’ai mis un peu

de temps avant de trouver la mission… enfin le projet maintenant sur lequel je travaille. Mais

quand je me suis présentée pour leur besoin, j’étais ouverte à tout type de mission. J’aurais

très bien pu accepter si cela les intéressait de prendre une mission en CDI… en CDD… »

(Ent. 4) Ces attitudes passives conduisent l’individu à questionner son orientation de carrière.

Il ne sait plus si celle-ci est réellement adaptée.

3.3.2. Quelles guidances factuelles de leurs carrières ?

Une représentation systématique des trajectoires sous forme de diagrammes de carrière (cf.

fig. 1 et fig. 2) permet d’observer les différentes phases qui la ponctuent. La situation initiale,

avant le passage à un statut d’indépendant, donne un sens au choix de devenir indépendant. La

carrière des indépendants dans le secteur de l’IT se lit comme des boucles au sein de leur

trajectoire caractérisées par “l’efficacité” de leurs stratégies de développement de leur

employabilité. En cela, la guidance de carrière des indépendants IT se donne à voir, non

seulement comme le résultat d’une prise en charge individuelle (autodiscipline, réflexivité

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dans leurs choix), mais aussi comme un puzzle d’expériences qui va se construire, au gré des

mission trouvées.

Ces boucles expérientielles peuvent être positives. Elles sont alors itératives, inscrivant

l’indépendance dans une temporalité plus étendue (employabilité, identité de freelance

installée) et témoignant d’une activité pérenne : c’est une situation de “cercle vertueux”. Elles

associent alors une réflexion et des actions visant à entretenir les compétences et à adapter son

profil à l’évolution du secteur à une capacité à chercher et choisir les postes (missions) qui

seront occupés. Ces missions ou postes tendent alors à être considérés comme intéressants et

stimulants, et sont a priori rémunérateurs. Cf. fig 2.

Dans une autre configuration de carrière, ces boucles expérientielles peuvent être négatives

(au sens d’échec de la carrière nomade - la vie professionnelle subséquente pouvant

néanmoins être vécue comme satisfaisante par l’individu), et revenir sur elles-mêmes (retour

au salariat) ou à l’inverse finir en “cul de sac” sur des missions non choisies et perçues

comme peu stimulantes ou intéressantes. Cette situation peut advenir alors même que

l’individu a tenté de développer ses compétences ou son capital social ; auquel cas on peut

supposer (si ce n’est constater) qu’un déficit de marketing de soi a conduit à une carrière

davantage linéaire. Cf. fig 1.

Fig 1 : exemple de diagramme de carrière “cul de sac”

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Fig 2 : exemple de diagramme de carrière “cercle vertueux”

En filigrane de ces expériences professionnelles sous-tendues par un statut (salarié /

indépendant), se joue l’enjeu de leur employabilité : la capacité à la maintenir ou à la

développer serait ce qui, dans le cas de ces populations, déclenche la circularité positive ou

négative de l’expérience du travail indépendant.

4. Discussion et conclusion

4.1. Contributions et pistes de recherche

L’objet de cet article était de comprendre les liens réciproques entre l’orientation de carrière

nomade et l’employabilité. Nos résultats confirment tout d’abord l’importance du choix de la

carrière nomade pour les travailleurs indépendants dans l’informatique. Ce choix qui est posé

les conduit à travailler leur employabilité contribuant à confirmer et élargir les travaux de Lo

Presti et al (2018).

Ensuite, ces résultats montrent que les indépendants établis dans leur carrière ont développé

une certaine capacité d’adaptation à des clients différents confirmant les travaux de Inkson

(2006). Néanmoins, nos travaux vont plus loin en mettant en exergue la recherche continue de

mobilité des indépendants.

En outre, la carrière nomade amène les individus à accroître leur employabilité à travers

l’auto-formation sur les questions techniques ou technologiques, ainsi que dans les réflexions

de long terme de certains des interrogés (allant jusqu’à la possibilité de changer de statut ou

de métier). En identifiant ces deux stratégies, nos travaux précisent l’importance de l'influence

de l’orientation de carrière sur la deuxième dimension de l'employabilité pensée comme une

boussole cognitive en identifiant des stratégies différentes. L’individu pense à court, moyen et

long terme et articule ces différents niveaux de stratégie.

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Enfin la troisième dimension de l’employabilité présentée comme le capital humain et au

capital social est influencée par l’orientation de carrière nomade confirmant en partie les

travaux de Forrier, Verbruggen, and De Cuyper (2015). Là encore, la récurrence d’indications

sur l’importance d’entretenir son réseau pour continuer dans la carrière montre que le statut

d’indépendant (en tant que cas extrême de carrière nomade) conduit mécaniquement à

l’entretien ou au développement de l’employabilité. Il y a toutefois une nuance à apporter à ce

dernier critère, puisque peu d’entretiens ont montré une capacité directe de ce réseau dans

l’obtention de nouvelles missions.

Nos travaux identifient donc un lien direct entre l’orientation de carrière nomade et

l’employabilité sur deux dimensions principales. Par la suite, un lien réciproque est identifié

précisant les travaux de (Rodrigues 2019) sur l’influence de l'employabilité sur la carrière

nomade.

L’employabilité permet ensuite d’entretenir une influence positive sur la suite de la carrière,

comme permettent de le constater certains des diagrammes de carrière. En effet, cette

employabilité développée ou maintenue permet de trouver de nouvelles missions,

possiblement plus enrichissantes ou plus rémunératrices. L’individu ayant développé une

certaine marketability, peut trouver plus facilement poursuivre son choix de carrière

confirmant les travaux de Tams et Arthur (2010). En cela, on retrouve l’idée que

l’employabilité est « interactive », entre des caractéristiques individuelles et l’environnement.

Les compétences individuelles des indépendants du secteur de l’informatique sont ainsi à

rapprocher du contexte (de Grip, van Loo et Sanders, 2004). Toutefois, dans notre cas, il n’y a

pas d’organisation comme acteur facilitateur de cette interaction (Berntson, 2008): l’acteur

majeur est donc uniquement l’individu qui évalue continuellement son employabilité et

l’adapte à son environnement.

Nos résultats confirment donc la suggestion de la littérature sur l’influence réciproque de la

carrière nomade et l’employabilité. Cette influence réciproque serait donc un modèle

potentiellement circulaire (cf. Fig 3). Toutefois, nos travaux montrent que cette circularité

peut s’exprimer dans deux dynamiques :

• Une dynamique “Positive” dans laquelle la circularité est confirmée et renforcée (idée

de “cercle vertueux”), associée à un succès de carrière objectif et (en général)

subjectif.

• Une dynamique “Négative” : la circularité se dégrade progressivement jusqu’à un

point de rupture (soit le “retour à la case départ” soit le “cul de sac”), associé à un

“échec” de carrière nomade, mais qui peut toutefois être perçu subjectivement de

manière positive (du fait du maintien de l'identité d’indépendant dans un statut sous

contrainte ; ou à cause d’avantages matériels et pratiques, que ce soit en cas de

maintien dans l’indépendance ou de retour au salariat).

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Fig 3 : modèle de circularité

Plusieurs pistes se dégagent pour expliquer ces différences de liens réciproques entre carrière

nomade et employabilité. Tout d’abord, certains individus semblent penser leur carrière à long

terme. Au contraire, d’autres n’anticipent pas certaines évolutions de leur emploi. Ensuite, le

marketing de soi apparaît comme clé pour expliquer ces différences. Quelles que soient ses

compétences techniques, sa capacité à se vendre est essentielle pour confirmer la carrière

nomade. Ces résultats exploratoires nous invitent à poursuivre notre recherche sous cet angle

pour confirmer nos premiers résultats.

4.2. Limites, ouvertures et préconisations managériales

Ces conclusions doivent être considérées avec précautions pour plusieurs raisons. En premier

lieu, nos résultats exploratoires doivent être confirmés par des entretiens complémentaires. En

second lieu, nos travaux n’abordent pas le succès de carrière qui résulterait de ces dynamiques

de liens entre carrière nomade et employabilité, ni à travers une vérification systématique des

niveaux de rémunération réels de chaque individu, ni à travers un questionnement approfondi

de leur satisfaction. De plus, le succès de carrière lié à la BCO rencontre plusieurs

questionnements et critiques qu’il conviendrait de prendre en compte afin de confirmer notre

analyse (Rodrigues et Guest, 2010). En l’état, il semblerait nécessaire de notamment mieux

distinguer le succès de carrière objectif et subjectif.

Un angle d’approfondissement important, mais nécessitant bien davantage d’entretiens, serait

de chercher des variables explicatives aux différents parcours (ou aux différentes

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représentations) dans les caractéristiques des individus (ancienneté, spécialité, raisons de

transition, etc.). Par ailleurs, une ambiguïté est présente dans les résultats, entre les

perceptions de l'employabilité et l'employabilité en tant que tel. Cela peut conduire à se

demander si des individus qui se perçoivent employables développent des appétences à

changer d'emploi, ce qui n’est pas notre question de recherche. Cette dimension doit donc

mieux être cadrée. De même, il semble nécessaire de développer, si ce n’est clarifier, la

dimension tautologique des deux concepts, qui est perceptible dès la revue de littérature. Il

nous semble en cela que l’étude de travailleurs indépendants permettrait d’aller en ce sens.

Ces différents résultats nous amènent par ailleurs à conseiller un accompagnement spécifique

pour les indépendants qui doit commencer dès le choix de carrière pour se poursuivre dans le

temps. Il se trouve là un enjeu important en termes de capacité d’inclusion de la carrière. Cela

nous semble d’autant plus important que dans le cas où les indépendants seraient sur un

marché ou un secteur qui, contrairement au cas étudié, ne serait pas en situation de plein

emploi, les tensions de leur situation seraient bien plus fortes. Les résultats suggèrent aussi

qu’il serait possible d’intégrer dès la formation supérieure des dimensions de gestion

autonome de sa (boundaryless) carrière, pour les spécialisations pouvant conduire à ce type de

métiers. Là encore, il y a un enjeu en termes de capacité des formations à conduire les

étudiants à des parcours de vie inclusifs.

Nos préconisations managériales portent aussi sur les dispositions naturelles des

indépendants. Ces dernières peuvent être développées dès la formation initiale. Nous invitons

les responsables de formations à penser le recrutement de leurs étudiants pas uniquement dans

des entreprises en tant que salariés mais à les préparer à ces nouvelles formes d’emploi.

Enfin, ces résultats montrent l’intérêt de faire le lien entre les dimensions de carrière nomade

et les questions de perception et représentation de soi des individus. En effet, il est indéniable

à la lecture des entretiens que ce cas extrême de carrière nomade qu’est le travail indépendant

s’associe à des enjeux psychiques et pratiques forts et indissociables, “d’entrepreneuriat de

soi”. L’employabilité prend alors un nouvel écho qui mériterait d’être confronté à d’autres

lectures disciplinaires, notamment en comportement organisationnel et psychologie du travail,

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Annexe 1

Extrait guide d’entretien

Choix de carrière

• Pouvez-vous reprendre votre carrière au tout début et nous expliquer les

différentes étapes qui vous ont amené à être indépendant ?

• Qu’est-ce que vous aimez dans votre activité ?

• Comment trouvez-vous et choisissez-vous les missions ? Sur quels

critères ?

• Quand vous choisissez une mission, choisissez-vous seul ?

• Comment fixez-vous vos tarifs ? Comment négociez-vous votre tarif ?

• Quel statut avez-vous et pourquoi ?

• Souhaitez-vous rester dans votre métier actuel ou souhaitez-vous

évoluer vers un autre métier ?

o Si non pourquoi ?

• Souhaitez-vous reprendre un emploi en CDI ? Si non pourquoi ?

• Est-ce que vous pensez pouvoir continuer pendant 10 ans cette

activité ?

• Qu’est-ce que pour vous une carrière classique dans le secteur

informatique ?

• Qu’est-ce qu’une carrière réussie dans le secteur informatique ?

• Utilisez des plateformes pour avoir de l’activité

• Chef de projet ?