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Le Christ ouvert. L'image ouverte dans l'oeuvre de Bataille et d'Artaud

DESE

Doctorat d’Études Supérieures Européennes

Travail présenté par Martina Della Casa ALMA MATER STUDIORUM - Université de Bologne

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Table des Matières

INTRODUCTION

1. Le Christ et « l'image ouverte »

1.1. De Bataille à Didi-Huberman. L'origine de « l'image ouverte »

1.2. « L'image ouverte », nouvelle frontière de l' imitation du Christ

1.3. De Didi-Huberman à Bataille. La réinterprétation du Christ

2. La présence du Christ dans l'oeuvre d'Artaud

2.1. L'Homme de Masson et L'Héliogabale d'Artaud

2.2. Antonin Nalpas J.-C.

2.3. 50 Dessins pour assassiner l'image

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

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INTRODUCTION

Ce travail fait suite à deux recherches précédentes dont le propos était de

rapprocher la présence de la Bible dans la littérature européenne aux domaines de

l'histoire des idées et de l'histoire de la littérature en se concentrant sur la littérature du

XXe siècle et, en particulier, sur les oeuvres d'Artaud, Bataille, Beckett et Pasolini. En

effet, ces travaux ont analysé le problème des liens entre les idées de la mort de Dieu et

de la mort de l'Auteur, donc le parcours de la métaphore Auteur-Dieu, afin de

comprendre leurs implications dans le domaine littéraire. Ce qu’il en est ressorti est un

trait d’union entre ces auteurs quant à la mise en place dans leurs oeuvres d'une

véritable déconstruction des idées de Dieu et de l'Auteur et partant du monde et du texte

desquels ils ne se présentent plus comme principe d'ordre mais principe d'ouverture et

de mouvement. Toutefois, ce qui est pertinent dans le cadre de ce nouveau travail est

que tous ces auteurs - au moment de remettre en question leur nature propre en tant que

sujets, par conséquent en tant qu'artistes dans le rapport avec leurs œuvres - se sont

lancés dans une confrontation avec la figure du Christ en tant que dieu qui meurt ;

rapprochement qui leur a permis de se présenter comme sujets « en procès »1, selon

l'expression formulée par Julia Kristeva dans Polylogue.

A ce stade de la recherche et face à ce nouveau travail d'Art et Littérature nous

avons décidé de nous concentrer sur la nature de cette confrontation avec la figure du

Christ dans l'oeuvre de Bataille et d'Artaud à partir de l'approche proposée par Didi-

Huberman dans L'image ouverte. Motifs de l'incarnation dans les arts visuels. Dans ce

texte l'auteur traite ce même sujet et propose une nouvelle façon de concevoir les idées

d'incarnation et d'imitation du Christ, vu comme Verbe incarné. Pour ce faire il les

encadre dans une analyse de l'image, et de la figure du Christ dans l'art chrétienne, qui

insiste sur sa nature métamorphique, à savoir quand elle se présente comme

« mouvement qui met en relations les corps avec d'autres corps »2 qui advient au

1 J. Kristeva, Polylogue, Paris : Éditions du Seuil, 1977, p. 55. 2 G. Didi- Huberman, L'image ouverte. Motifs de l'incarnation dans les arts visuels, Paris : Éd itions

Gallimard, 2007, p. 29.

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moment où il y a une crise, un « malaise »3, dans la représentation.

Ce travail voudrait ainsi démontrer l'importance de cette clé de lecture non

seulement de la pensée de Bataille dont elle découle mais aussi dans le cadre plus vaste

d'une recherche focalisée autour de la figure du Christ dans l'art et la littérature

contemporaine. Pour ce faire nous avons ainsi procédé à l'analyse de cette présence dans

l'oeuvre d'Artaud à travers les nouveaux instruments interprétatifs offerts par Didi-

Huberman en un mouvement continuel et sur plusieurs plans entre art et littérature. Ce

qui a permis de relever dans les oeuvres de ces auteur soit au niveau métaphorique, soit

au niveau métamorphique, un travail plus ou moins explicite de re-définition de la

figure du Christ sur la base de celle du principe d'incarnation.

Le travail a été structuré en deux parties. La première prend pour point de départ

Bataille et passe à Didi-Huberman pour expliquer la genèse de cette nouvelle approche

à l'image qu'ils appellent « image ouverte ». Puis, en suivant le parcours de Didi-

Huberman, elle essaie de mettre en relief la façon dont cette image engendre une

nouvelle idée de ressemblance au Christ. Enfin elle revient sur Bataille pour le

reconsidérer à la lumière du parcours expérimenté. La deuxième partie, quant à elle,

applique cette nouvelle approche à l'oeuvre d'Artaud. Ainsi elle analyse, en un premier

temps, les liens entre L'Homme de Masson et L'Héliogabale d'Artaud pour y montrer

l’émergence encore embryonnaire de la présence de la figure du Christ. Ensuite, elle

étudie l’évolution de cette présence à partir de ses textes et de son dessin La mort et

l'homme pour exposer comment elle évolue en un réelle processus identification

d'Artaud avec Christ. Nous conclurons enfin sur la façon dont elle se trouve concentrée

dans ses représentations au crayon, recueillis dans 50 dessins pour assassiner la magie.

3 Ibid., p. 30.

5

1.

Christ et « l’i mage ouverte »

1.1. De Bataille à Didi-Huberman. L'origine de «l’image ouverte »

Les images s'ouvrent et se ferment

comme nos corps qui les regardent.

(Didi-Huberman)

En 1961 Bataille, à la limite de ces forces, complète sa dernière oeuvre Les larmes

d'Eros, une histoire de l'érotisme dans laquelle il traite une ultime fois encore tous les

thèmes qui lui étaient chers. Ce livre se termine en effet avec une photographie qu'il

propose comme « inévitable conclusion »4 de son texte mais qui, en même temps, n'est

qu'un regard en arrière clôturant le cercle de toute son oeuvre en revenant au point de

départ. Ce cliché qui lui avait été offert en 1925 par le Docteur Borel, eut pour lui et

4 G. Bataille , Les Larmes d'Eros, Paris : Société nouvelle des éditions Pauvert, 1981, p. 239.

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pour l’évolution de sa pensée une importance fondamentale, comme il le révèle lui-

même admettant en avoir été dès lors toujours « obsédé »5. Il représente le supplice des

Cents morceaux (Figure 1), supplice réservé en Chine aux personnes ayant commis les

crimes les plus graves et à propos duquel il écrit :

[…] je discernai, dans la violence de cette image, une valeur infin ie de

renversement. A partir de cette violence – je ne puis, encore aujourd'hui, m'en

proposer une autre plus folle, plus affreuse – j'y fus si renversé que j'accédai à

l'extase. […] Ce que soudainement je voyais et qui m'enfermait dans

l'angoisse – mais qui dans le même temps m'en délivrait – était l'identité de

ces parfaits contraires, opposant à l'extase divine une horreur extrême.6

Image déchirée et déchirante.

Image déchirée parce que représentant ce corps ouvert à l’extrême limite entre vie

et mort, extase et horreur, elle éclate dans sa représentation offrant au regard une figure

dont le sens n'est pas discernable par le sujet qui l’observe car elle renvoie à une

expérience à la limite du possible.

Image déchirante parce qu’elle provoque dans le sujet un mouvement d'ouverture

qui est le centre même de toute l’oeuvre de Bataille, celle qu’il nomme « l'expérience

intérieure »7. Cette expérience intérieure est une « expérience mystique »8, celle de

celui qui, face à la vision de l'inconnu, ne cherche pas à apaiser l'angoisse en

reconduisant cet inconnu dans une idée de Dieu mais s'ouvre à elle dans un mouvement

qu'il voudrait « athéologique »9. Dans un essai sur André Masson, artiste duquel il se

sent très proche, il écrit ceci :

Nous venons à la suite du christianisme et nous avons deux voies d'ouverture

devant nous. « Dieu est mort » a pour nous deux sens possibles. Pour les uns,

Dieu est uniquement regardé comme un principe maître, représenté sur terre

5 Ibid., p. 238. 6 Ibid., p. 239. 7 G. Bataille , L'expérience intérieure, in Œuvres Complètes V. La Somme athéologique I, Paris, Édit ions

Gallimard, 1973, p. 15. 8 Ibid. 9 Son oeuvre L'expérience intérieure est tout à fait insérée dans un recueil qu'il titre Somme

athéologique. Bataille G, Œuvres Complètes V. La Somme athéologique I, op.cit.

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par les autorités qu'il assure, un impératif aux ordres duquel les hommes

devaient vivre asservis. Pour ceux-là sa mort n'a qu'un sens d'émancipation :

il sont libres à la fin de servir l'homme et non plus Dieu. Les autres ne

s'opposent pas aux premiers, mais commencent lentement à sentir – et à v ivre

– le vide que laissa le mort. Ce vide est pour eux révélat ion du possible de

l'homme, qui ne peut désormais qu'être totalité, non plus activité au service

d'autrui.10

Donc un mouvement d'ouverture à l'inconnu dans lequel, selon Bataille, le sujet

s'abandonne au non savoir et perd ainsi la tête qui est le centre de la raison, de la

civilisation, de Dieu comme principe d'ordre et « chose du théologien »11. C'est

vraiment face à la figure de l'Acéphale (Figure 2), dessiné par André Masson en 1936

lors d’une période d'étroite collaboration entre les deux hommes qui se trouvaient à

Tossa de Mar en Catalogne où Masson vivait depuis 1934, que Bataille vécut une

nouvelle expérience intérieure qu'il décrit ainsi :

Au-delà de ce que je suis je rencontre un être qui me fait rire parce que il est

sans tête, qui m'emplit d'angoisse parce que il est fait d'innocence et de crime

: il t ient une arme de fer dans sa main gauche, des flammes semblables à un

sacré-coeur dans sa main droite. Il réunit dans une même éruption la

Naissance et la Mort. Il n'est pas un homme. Il n'est pas non plus un dieu. Il

n'est pas moi mais il est plus que moi : son ventre est le dédale dans lequel il

c'est égaré lui-même, m'égare avec lui et dans lequel je me retrouve étant lui,

c'est-à-dire monstre. 12

C'est exactement à ce processus d'ouverture du sujet que s’intéresse G. Didi-

Huberman qui reprend l'expression que Bataille utilise pour définir la photographie du

supplicié chinois, « l’image ouverte »13 et écrit :

Nous sommes devants les images comme devant d'étranges choses qui

s'ouvrent et se ferment alternativement à nos sens – que l'on entend dans ce

10 G. Bataille , Oeuvres complètes XI, Paris : Éd itions Gallimard, 1998, p. 38. 11 G. Bataille ,L'expérience intérieure, op. cit., p. 16. 12 G. Bataille ., in B. Noël, André Masson. La chair du regard, Paris : Gallimard, 1993, p. 87. 13 G. Bataille , Les Larmes d'Eros, op. cit., 1981, p. 237.

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dernier mot un fait de sensation ou un fait de signification, le résultat d'un

acte sensible ou celui d'une faculté intellig ible. […] Les images nous

embrassent : elles s'ouvrent à nous dans la mesure où elles suscitent en nous

quelque chose qu'on pourrait nommer une expérience intérieure.14

Dans ce passage, qui introduit sa perspective d'étude de l'image, l'influence de

Bataille est très évidente. Ce qu'il appelle image ouverte « désignerait donc moins une

certaine catégorie d'images qu'un moment privilégié, un événement d'image où se

déchire profondément, au contact d'un réel, l'organisation aspectuelle du

semblable »15. L'image ouverte serait donc un acte c’est à dire « un fait de structure qui

porte atteinte à la structure »16, donc un processus d'altération qui advient au moment

où il y a un malaise dans la représentation. Ce malaise, cette crise se présente, selon

Didi-Huberman, quand le visible suggère en lui-même ce qu'il appelle le visuel. Le

visuel est « le travail d'antithèse visible, paradoxe en acte de la visibilité, travail du

dissemblable et de l'insoutenable – là où le visible cherchait, lui, ressemblance et

convenance d'aspect »17. Mais ce qui intéresse vraiment Didi-Huberman est le fait que

ces images perturbent les sujets qui les regardent en les amenant à une vraie

« incarnation de l'image ». Il spécifie que :

[…] on ne parle pas de l'incarnation comme d'une doctrine caractéristique de

la religion chrétienne mais comme d'un fantasme bien plus vaste

culturellement, un fantasme exploratoire quant aux limites de l'imitation :

limites franchies dans la fict ion d'une image an imée, tactile, désirante et qui

ouvre son corps au corps du spectateur […]. Ce qu'elle [l'incarnation de

l'image] imite alors n'est plus le corps mais la conversion dont le corps se

rend capable dans le symptôme, avec sa façon si troublante de s'offrir, de

souffrir et de s'ouvrir au regard d'un spectateur.18

L'incarnation de l'image est l'événement qui se présente au moment où, à travers

14 G. Didi-Huberman, L'image ouverte. Motifs de l'incarnation dans les arts visuels, op. cit., p. 25-26. 15 Ibid., p. 36. 16 Ibid., p. 32. 17 Ibid., p. 123. 18 Ibid., p. 31.

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le regard du spectateur, l'image atteint son point de rupture représentative, son

irréductibilité et elle ouvre son corps, montre sa chair et simultanément chez le sujet qui

la regarde se mimétise cette ouverture et il ouvre son propre corps. Notons que par corps

Didi-Huberman, sur les pas de Merleau-Ponty, entend « corps de l'expérience » et par

« chair »19 ce qui l’anime de l’intérieur. C'est l’expérience que vit Bataille face aux

images du chinois supplicié et de l'acéphale ; il incorpore la contradiction, entre

angoisse et extase qui se dévoilent sous ses yeux. On comprend ainsi que cette ouverture

signifie creuser, créer un accès imaginaire, dévoiler et en même temps apparaître,

présenter et surtout transmettre l'ouverture. « Ouvrir c'est un travail au sens fort du

terme : c'est un processus de transformation multiple »20 faisant des images, des objets

hétérogènes et contradictoires qui projettent le sujet qui les regarde dans un double

enjeu de perte et désir :

Les images ouvertes sont des objets dont l'efficacité particulière doit être

analysée à l'aune de tout un éventail de procédures par lesquelles des sociétés

entières réifient leurs fantasmes et leurs désirs en créant des seuils visuels. On

s'aperçoit alors que l'image ne vise le même qu'à créer une interminable

casuistique de l'autre et de l'entre. On s'aperçoit à quel point elle se plaît à

jouer simultanément de la séparation (separare) et de la parure (se parare),

deux gestes inséparables de l'économie du désir. Les images ne s'ouvrent

peut-être que là où culmine le desiderium, c'est-à-dire lorsque se conjoignent

les deux sens de ce mot latin qui signifie d'abord « cesser de voir », puis

dramat iquement, b ifurque à la fo is vers le deuil (le pathos de l'absence, le

pouvoir de la mort) et le désir (le pathos de la quête, la puissance de la vie).21

1.2. L'image ouverte : une nouvelle frontière de l' imitation du Christ

A ce stade, il est très important de remarquer que si Didi-Huberman souligne que

quand il parle d'incarnation de l'image il n'entend pas le mot « incarnation » dans son

sens chrétien, il est malgré tout vrai qu'il ne peut s'abstenir de faire référence à l'art

19 Ibid., p. 32. 20 Ibid., p. 37. 21 Ibid., p. 36.

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chrétien pour expliquer comment « ouverture suppose incarnation »22 ce qui implique

une reformulation à la fois du mystère de l'incarnation et de l'imitation du Christ. Le

résultat de ce parcours à travers l'art chrétien et le réalisme de l'incarnation est le

fondement même de ce travail : l'image ouverte est une nouvelle forme d'imitation du

Christ vu comme Verbe Incarné.

Les chrétiens ont cherché leur vérité dans une face-à-face permanent avec la

figure d'un dieu ouvert, érigé sur un croix, écartant les bras, mains et pied

percés de clous, son corps transifxé comme celu i d'un papillon symétrique,

blafard, zébré de rouge, sa poitrine pissant sang. Or, cette figure-là se nomme

précisément le « Verbe incarné ».23

Or, si l'image ouverte est l'événement qui a lieu au moment où l'image dévoile une

contradiction interne, et ainsi ouvre son corps à celui qui la regard, la figure du Christ

crucifiée est par excellence le creuset dans lequel toute représentation s'éclate dans le

principe de l'incarnation, en raison du mystère de l’union hypostatique, de l'union des

deux natures antithétiques, humaine et divine. Ainsi dans son corps ouvert la figure du

Christ suggère un visuel insaisissable qui est Dieu. C'est ce que Didi-Huberman appelle

le « non-savoir de la chair »24 et qu'il retrouve dans l'art chrétien dans un florilège

d'images qui montrent un regard scrutant les blessures (Figure 3) du Christ, ou qui

dirigent directement le regard du spectateur vers ses plaies vives (Figure 4). De la même

façon l'image ouverte implique de la part du spectateur une sorte de technique du regard,

qui consiste à « regarder l'image dans l'ouvert de la chair, au sens […] d'un corps frappé,

meurtri, percée, blessé ». Processus, ce dernier, qui amène le sujet à incorporer cette

ouverture tout comme dans le rite eucharistique. La chair et le sang du Dieu qui meurt

deviennent hostie et vin eucharistiques, la nourriture du fidèle, comme dans Imago

Pietatis avec la Vierge et Marie-Madeleine du Maître de la Madone Strauss (Figure 5) et

du Christ gisant avec un ostensoir eucharistique de Gaspar Becerra (Figure 6) qui est

amené en procession à Madrid le Vendredi saint et dans lequel la main peut plonger

22 Ibid., p. 46. 23 Ibid., p. 47-49. 24 Ibid., p. 49.

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pour en retirer l'hostie.

C'est dans ce mouvement permanent entre « beauté idéale et horreur tranchante »25

que se déploie à la fois toute la violence, la « cruauté » dirait Artaud, de l'image ouverte

et de la figure du Christ, et qu'en découle leur puissance. Si l'image au moment de son

ouverture amène le sujet à imiter cette metamorphose à travers une expérience

intérieure, Didi-Huberman nous montre aussi la force perturbante du Verbe Incarné. Il

décrit et analyse des cas d'hystérie où l'imitation du Christ atteint un réalisme extrême

voire quand elle surpasse la mimesis et devient incarnation de cette ouverture de la chair

comme dans les cas des stigmatisés ou des convulsionnaires qui se faisaient crucifier.

A ce stade, il parait alors évident que c'est « l'image ouverte » qui se mimétise,

elle, au Christ. Elle l'imite au moment où l'image se déchire, où elle perd sa

représentativité et suggère dans son propre corps ouvert une contradiction irréductible,

l’insaisissable. Simultanément le sujet qui la regarde s'ouvre à elle, il incarne sa

contradiction, et ainsi franchit les limites de son « corps d'expérience » se retrouvant à

son tour, déchiré. C'est ainsi que Didi-Huberman pousse les idées d'incarnation et

d'imitation du Christ dans une nouvelle direction :

Exalter le visuel -l'incarnation – contre le visib le – l'imitation – a pour effet,

mais aussi pour enjeu, de franchir des limites dans l'image. La vraie

ressemblance au Christ, le vrai sens d'imiter, cela suppose désormais que le

lieu de l'image a changé, a été outrepassé mais, en quelque sorte, de façon

involutive : la ressemblance n'a plus lieu sur la forme, mais dans la mat ière,

au plus profond de la chair.26

1.3. De Didi-Huberman à Bataille. La réinterprétation du Christ

Pour conclure il est donc digne d’intérêt de revenir au départ. Le chemin poursuivi

par Didi-Huberman permet de reconsidérer l'idée même d'expérience intérieure élaborée

par Bataille.

Pendant toute sa vie Battaille s'acharne à distinguer cette expérience de

25 Ibid., p. 54. 26 Ibid., p. 134.

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l’expérience chrétienne et dans les brouillons de l’Introduction de son oeuvre

homonyme il spécifie que :

J'aurais dû dire, tout au long, ce qu'est l' « expérience intérieure » et répondre

aux questions que l'on pose à son sujet. C'était plus difficile qu'on pourrait

croire. J'échoue pour commencer sur la définition. Il faut me contenter de

l'empirisme. J'entends par « expérience intérieure » ce que d'habitude on

désigne sous le nom d' « expérience mystique », le fait de vivre des états

d'extase, de ravissement, tout au moins d'émotion méditée. Mais j'envisage

moins les « expériences confessionnelles » - auxquelles on se rapporte en

général – que l'expérience en elle-même, libre d'attaches, fussent-elles

vagues, à quelque confession que ce soit.27

Toutefois il est évident que c'est lui-même qui ne peut s'empêcher de se confronter

au christianisme, même quand il définit le vrai sujet d'une « expérience intérieure »

comme étant celui vraiment capable de toucher le fond de l'angoisse exprimé par le cri

du Christ crucifié, le « lamma sabachtani »28. Le travail de Didi-Huberman permet

parfaitement de souligner comment, dans l'imaginaire battaillien, les images ouvertes du

supplicié chinois et de l'acéphale peuvent être considérées comme des réinterprétations

de la figure du Christ vu comme incarnation du Verbe. L'image ouverte du chinois

supplicié, de part son réalisme extrême, incarne selon Bataille une contradiction de

principes qui met à jour l'inconnu, le non savoir, tout comme le Christ au moment de sa

crucifixion ; et cela même l’apparente à une image qui concentre en elle l'extase divine

et l'horreur extrême dont il parle. Par ailleurs, l'image ouverte de l'Acéphale de Masson

n'est pas seulement le moment d'une nouvelle expérience intérieure, elle révèle aussi la

nature du sujet battallien. L'acéphale est le sujet qui face à l’inconnu vit une expérience

intérieure, s'ouvre à lui et l'incorpore, devenant homme et dieu à la fois, par conséquent

un dieu déchiré, sans tête, un dieu ouvert, syncrétisme d’imitation et de réinterprétation

du mystère du Verbe Incarné, comme suggéré par le fait qu'il tient dans sa main une

sorte de sacré-coeur.

27 G. Bataille ., L'expérience intérieure, op. cit., p. 427. 28 Ibid., p. 61.

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2.

La présence du Christ dans l'oeuvre d'Artaud

Ainsi l'oeuvre de Didi-Huberman nous offre t’elle une clé de lecture novatrice non

seulement en ce qui concerne la présence de la figure du Christ dans l'oeuvre de Bataille

mais aussi dans les champs de l'art et de la littérature contemporains.

Aussi, cette deuxième partie du travail se propose t’elle de montrer comment à

travers cette approche interprétative il est possible de relever dans l'oeuvre d'Artaud

aussi une re-définition de la figure du Christ qui advient sur plusieurs plans et dans une

entrelacement continuel entre art et littérature.

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2.1. L'Homme de Masson et L'Héliogabale d'Artaud

Ce parcours commence toujours par une oeuvre d'André Masson qui, selon Artaud,

était « le plus grand peintre au monde »29. En 1924, il peint en effet un tableau intitulé

Homme (Figure 7) qu'Artaud décrit dans son texte « Un ventre fin ». Il s’agit d’une

véritable image ouverte car elle répond sur tous les plans à la définition qu’en donne

Didi-Huberman et dont le principe est à la base de tout son art. Barnard Noël la présente

ainsi:

Tout vibre circule, palpite et tremble, parmi les éclats de couleur. Bien sur,

vous avez le temps ici ou là, de reconnaître un visage, un corps, une

architecture, mais c'est la première fois que vous le sentez pénétrer dans vos

yeux puis rejaillir en tirant à eux tout autre vision. Vous étiez devant une

surface qui, tout à coup, a renversé les habitudes […]. À présent, cette surface

projette sur vous une éruption, un déferlement de formes vives, et vous ne

savez pas faire la parte des choses entre une relation qui vous bouleverse, et

une observation qui travaille à vous écarter. Plus tard, sorti de ce commerce

visuel, vous sentez qu'il a laissé en vous une trace de chair et de violence,

mais auscultant celle-là, vous êtes surpris de trouver à sa sensualité quelque

chose de pensif, et qui compose avec elle un mariage encore p lus troublant.30

Ce tableau de Masson est donc une image ouverte puisqu’elle contient une

contradiction évidente qui perturbe le sujet qui la regarde.

Il est titrée Homme mais en même temps il suggère la Trinité chrétienne. Le

poisson est le symbole chrétien qui représente Jésus-Christ et la colombe celui du Saint-

Esprit ce qui suggère que la figure au centre soit Dieu. Mais ce dieu est un dieu

déconstruit, informe, qui est à la fois principe féminin et masculin, par lequel

représentation et symbolisme s'éclatent et le détache de la Sainte Trinité chrétienne. En

outre le titre suggère que l'homme est ce dieu peint ce qui renvoie de façon plus

détournée à une confrontation avec la figure du Christ, Verbe incarné, dont il en

deviendrait à son tour une ré-interprétation très proche à celle de Bataille.

29 Artaud A., « Un ventre fin », in Oeuvres, Paris : Gallimard, 2004, p. 111. 30 B. Noël, Andé Masson. La chair du regard, Paris : Gallimard, 1993, p. 7.

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Face à cette image contradictoire Artaud écrit :

Et moi j'a i décrit cette peinture avec les larmes, car cette peinture me touche

au coeur. J'y sent ma pensée se déployer comme dans un espace idéal, absolu,

mais un espace qui aurait une forme introductible dans la réalité. J'y tombe du

ciel. Et chacune de mes fibres s'entr'ouvre et trouve sa place dans des cases

déterminés. J'y remonte comme à ma source, j'y sens la place et la disposition

de mon esprit.31

Artaud non seulement y trouve l'expression de sa pensée et de son

irreprésentabilité mai s'ouvre aussi à elle en tant que sujet. Il s’y mimétise en ce sens

que, face à elle, il perçoit les fibres de son esprit s'entrouvrir et c'est lui-même qui

reconnaît ce mouvement dans le tableau : « La toile est creuse et stratifiée. […] elle est

comme un esprit qui se voit et se creuse, elle est remalaxée et travaillée sans cesse par

les mains crispées de l'esprit »32.

Dans le fragment cité la force et la puissance perturbatrice de cette expérience sont

incontestables et, huit ans plus tard, en 1933, au moment de l'écriture de Héliogabale ou

l'Anarchiste couronné, son influence reste manifeste. Au moment de dévoiler la nature

d'Héliogabale Artaud semble en effet décrire ce tableau. L'Héliogabale est le sacerdoce

de « la religion de la séparation initiale de l'UN qui se coupe en DEUX pour agir. Pour

ETRE. La religion de la séparation initiale de l'UN. UN et DEUX réunis dans le premier

androgyne. Qui est LUI, l'homme. Et LUI la femme. En même temps. Réunis en UN. ».

Et lui-même, Héliogabale, tout comme l'homme de Masson, incarne cette « animation

de contraires »33 et non seulement entre homme et femme mais aussi entre homme et

dieu. Artaud nous dit en effet que « Héliogabale absorbe son Dieu ; il mange son dieu ;

comme le chrétien mange le sien ; il en sépare dans son organisme les principes ; il étale

ce combat de principes dans les cavités doubles de sa chair »34. C'est donc Artaud en

personne qui donne naissance au principe formulé par Didi-Huberman et dévoile cette

expérience comme une expérience chrétienne: ce que Héliogabale incorpore est la

31 A. Artaud, « Un ventre fin », op. cit., p. 112. 32 Ibid., p. 111. 33 A. Artaud, Héliogabale ou l'Anarchiste couronné, in Oeuvres, op. cit., p. 451. 34 Ibid.

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nature contradictoire de son dieu, tout comme le fidèle celle du Christ, et ainsi faisant

ouvre sa chair, et par « chair » Artaud entend aussi ce qui forme le corps de

l'expérience35. Et dans ce processus, Héliogabale se présente en « dieu incarné »36. Ce

qui rend évident l'implication dans cet enjeu d'une ré-élaboration de la figure du Christ

en tant que Verbe incarné qui était seulement ébauchée dans le tableau de Masson.

2.2. Antonin Nalpas J.-C.

Il est intéressant à ce point de constater en se référant à l'Héliogabale, qu’Artaud

dit être « la figure centrale où je me suis moi-même décrit »37. On peut alors convenir, à

la suite de Didi-Huberman, que dans sa réaction à l'Homme de Masson telle que décrite

dans « Un ventre fin » et dans son identification avec L'Héliogabale, apparaissent les

premiers symptômes d'un processus à la fois d’identification et de confrontation au

Christ qui l'amènera dans ses textes plus tardifs tels que Je crache sur le christ inné à

écrire : celui « que tous les chrétiens depuis 2000 ans environ adorent sous le nom de

Jésus-Christ, il s'appelait authentiquement Nalpas»38. L'expérience intérieure vécue face

au tableau décrit en effet ce processus d'ouverture du soi, prémices d’un débordement

passionnel de nature hystérique qui, chez Artaud, prend la forme d'un processus

d’identification avec le Christ toujours en procès dans son oeuvre et qui se fera de plus

en plus explicite, en particulier dans les textes et lettres écrits de Rodez. Dans une lettre

à Jean Paulhan, datée du 6 décembre 1945 il écrit : 35 C'est Evelyne Grossman qui le souligne dans le chapitre « La théorie de la Chair » de son texte

Artaud, l'aliéné authentique. Elle écrit : La chaire dont Parle Merleau-Ponty, est une espace topologique fait d'enroulements et

d'enveloppements, de réversibilité du dehors et du dedans, à la jointure du corps et du monde. C'est dans ce corps que la Phénoménologie de la perception avait déjà décrit, que naît la pensée ; c'est en lui qui apparaît le chiasme « qui se manifeste par une existence presque charnelle de l'idée comme par une sublimation de la chair ». Idée proche de celle d'Artaud : « Il y a un esprit dans la chair, mais un esprit prompt comme la foudre ». De même chez Merleau-Ponty, la réversibilité du voyant et du visible : « le corps visible, par un travail sur lui-même, aménage le creux d'où se fera une vision, déclenche la longue maturation au bout de laquelle soudain il verra, c'est-à-dire sera visible pour lu i-même, il instituera l'interminable gravitation, l'infat igable métamorphose du voyant et du visible […]. Ce que nous appelons chair, cette masse intérieurement travaillé ».

E. Grossman, Artaud, l'aliené athentique, Tours : Éd itions farrago, 2003, p. 78. 36 A. Artaud, Héliogabale ou l'Anarchiste couronné, op. cit., p. 460. 37 Ibid., p. 402. 38 Nalpas est le nom de sa mère qu'en 1937 il décide de faire sien. A. Artaud, « Je crache sur le christ

inné », in Oeuvres, op. cit., p. 1559.

17

[…] je m'étais trouvé à Bethléem une certaine nuit d'hiver et retrouvant le

couple du crime qui s'appelait Marie et Joseph j'avais tué son enfant à sa

naissance mais si j'avais détruit en lu i tout ce qui provenait de ces manœuvres

occultes je n'avais pas pu tout de suite empêcher la naissance d'un démon qui

me poursuivit toute sa vie avec son idée d'être Jésus Christ.39

Démon dont la puissance se révèle aussi dans ses dessins comme celui

titré La mort et L'Homme de 1946 (Figure 8) qu'Artaud commente dans un texte

homonyme écrit au cours de la même année. Un dessin qu'il voudrait adressé non pas

« à l'intelligence ou à l'émotion mais à la conscience toute pure et toute nue »40 et

duquel il dit qu'il « est une sensation qui a passée en [lui] comme on dit dans certaines

légendes que la mort passe »41. C'est ainsi qu'Artaud ne veut rien représenter d’autre

que cette expérience intérieure. Pour ce faire, une fois encore, il met en acte un

dédoublement suivant toujours sa logique de l' « UN et DEUX réunis » et donc rejouant

à nouveau le principe de l'incarnation dans le cadre de la théorie proposés par Didi-

Huberman grâce à la collaboration entre le dessin et le texte qui le commente. C'est

d'ailleurs Evelyne Grossman qui dans « L'art crève les yeux »42 écrit à propos de ce

dessin :

Tout ici est double et symétriquement répété comme en écho : le titre d'abord,

(non pas « la mort de l'homme » mais « la mort et l'homme »), les deux

« personnages », les deux têtes, deux mains, deux pieds, deux cubes, deux

triangles ouverts des jambes fléchies, les doubles mamelles tantôt percées de

clous tantôt pointées en tétons, etc. Le titre on le voit, pourrait être :

« l'homme et son double ».43

39 A. Artaud, Textes et Lettres écrites de Rodez en 1945, in Oeuvres, op. cit., p. 1007. 40 A. Artaud, « La mort et l'homme », in Oeuvres, op. cit., p. 1045. 41 [Je souligne] Ibid., p. 1045. 42 E. Grossman, « L'art crève les yeux » in P. Crouzet, J.-L. Champion, Antonin Artaud, Paris :

Bibliothèque Nationale de France / Gallimard, 2006, p. 162-167. 43 Ibid., p. 167.

18

Toutefois elle relève aussi un mouvement centripète dans le commentaire

d' Artaud où il reconduit tous ces dédoublements à une structure qui serait « un plutôt

que deux »44 :

Veine, une seule veine et pas deux,

et autour de la veine la page blanche,

veine extirpée d'une conscience,

trame d'un seul battement de cil...45

Il est en effet impossible de distinguer entre ces deux figures qui est

l'homme et qui est la mort. Elles sont la présentation parfaite de l'expérience d'un seul

sujet qui s'ouvre à l'autre, à son double qui est au même temps inclut et séparé en soi. Et

c'est encore une fois Artaud en personne qui, dans ce cadre, établit un parallèle avec la

figure du Christ en tant que Verbe incarné : les mains du dessin du haut sont trouées,

elles portent les stigmates tandis que les mamelles de celui du bas sont percées de clous

ce qui suggère une re-définition de la figure du Christ chez Artaud en tant que celui qui,

tout comme Héliogable, réunit en soi une nature contradictoire non seulement entre

homme et dieu mais aussi entre homme et femme. Re-définition qui installe ce qui

deviendra dans son oeuvre un processus à la fois de confrontation et d'identification

toujours plus manifeste avec le Christ et qui l'amènera jusqu'à contester l'authenticité du

mythe chrétien qu'il dénonce comme étant « faux »46 et « fabriqué par l'église

catholique romaine pour les besoins de sa sinistre cause »47 car, écrit- il, « l'inconnu

exécutée au Golgotha sur l'ordre des prêtres c'est moi »48. C'est en effet l'église

catholique romaine qui devient son principal ennemi au point où il adresse en 1946 une

lettre à Pie XII dans laquelle il se justifie ainsi:

Je vous écrit parce que vous savez qui je suis et que c'est une chose connue

44 Ibid. 45 A. Artaud, « La mort et l'homme », in Oeuvres, op. cit., p. 1045. 46 A. Artaud, « Je crache sur le christ inné », in Oeuvres, op. cit., p. 1555. 47 A. Artaud, « L'histoire vraie de Jésus-christ », in Oeuvres, op. cit., p. 1555. 48 A. Artaud, « Je crache sur le christ inné », in Oeuvres, op. cit., p. 1559.

19

de toutes les polices qu'Antonin Artaud est un sujet tabou, la question secrète,

le secret gardé qui pour tout le monde d'ailleurs ne fut qu'un énorme et

dérisoire secret de polich inelle, et que seul moi, Antonin Artaud, j'a i été

contraint publiquement d'ignorer sous peine de camisoles, de cellu les, de

poisons, d'électrochocs, d'étranglements, d'estrapades, d'assommades et

d'assassinat. Ce qui, Pie XII, a été ma vie pendant neuf ans.49

Artaud même donc déploie dans ses textes et à plusieurs reprises cette

identification avec le Christ qui prend la forme d'une confrontation critique avec le

mythe chrétien et d'une reformulation du principe de l'incarnation qu'il transpose dans

son art à tous niveaux, jusque dans les corps même des pages de ses cahiers.

2.3. 50 Dessins pour assassiner l'image

En 1938 Artaud commence à esquisser ses premier « gris-gris »50 (Figures 11,

12), nom qu'il emprunte aux amulettes vaudou, dessins qui ont dès lors accompagné,

dans les pages de ses célèbres cahiers, presque chaque écrit et dont il dit : « Le but de

toutes ces figures dessinées et coloriées était un exorcisme de la malédiction, une

vitupération corporelle contre les obligations de la forme spatiale, de la perspective, de

la mesure, de l'équilibre, de la dimension […] »51. Il s’agit en effet de figures déformées

qui n'ont apparemment aucun lien avec les textes et dont le sens n’est autre que ce

déchirement du corps de l'image, à savoir ce mouvement d'ouverture qui va au-delà des

obligations formelles de représentation. Ce n'est pas un hasard si, en 1948, au moment

de les publier Artaud écrit un texte pour les introduire dont le titre est 50 dessins pour

assassiner la magie (Figure 9), notons que « magie » est l'anagramme d' « image »52,

texte dans lequel il dévoile le rapport qui les lie à l’écrit : « ces pages / avancent / et

comme des corps de / sensibilité / nouveaux / ces dessins / sont là / qui les 49 A. Artaud, « Adresse au Pape », in Oeuvres, op. cit., p. 134. 50 E. Grossman, « Préface », in A. Artaud, 50 dessins pour assassiner la magie, Paris : Éditions

Gallimard, 2004, p. 5. 51 Ibid. 52 C'est Evelyne Grossman qui le remarque dans la préface à l'oeuvre. Ibid., p. 6.

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commentent »53. Tout comme les dessins qui accompagnent le texte celui-ci se fait à son

tour image, « se donne à voir »54.. C'est à ce niveau donc que les dessins et le texte

s'entrelacent indissociablement, à savoir dans le corps de la page qui incarne ainsi l'état

d'esprit propre à l'auteur.

« Corps animées », « syllabes émotives », et l'écriture (graphie et dessin

mêlés) est un gestuelle du corps tout entier : vas et vient entre dehors et

dedans, l'espace « vrai » où il se tient, celui de sa chambre de Rodez ou d'Ivry

où il effectue les gestes magiques de son rite de création […] dont les traits

écrits et dessinés sont la « reproduction », le « décalque » sur le papier, la

trace déposée.55

Artaud lui-même les présente comme étant la « reproduction sur le / papier / d'un

geste / magique / que j'ai exercé / dans l'espace vrai / avec le souffle de mes /poumons

/et mes mains, / avec ma tête / mes deux pieds / avec mon tronc et mes / artères etc, -

»56. Ils sont l'incarnation sur le papier du geste d'ouverture de soi qui est à la base de

son oeuvre et aussi de son processus d'identification avec Christ et qu'il reproduit aussi

physiquement sur les pages du texte qu'il troue à plusieurs reprises (Figure 10). La page

même devient ainsi un vrai corps christique stigmatisé, elle est lacéré afin de rendre

présent en elle même ce qu'il y à au delà d'elle, et par conséquent de la mettre en

mouvement, conformément au projet initial de ses dessins:

Pour comprendre ces dessins / intégralement / il faut / 1° sortir de la page

écrite / pour entrer dans / le réel / mais / 2° sortir du réel / pour entrer / dans

le surréel / l'ext ra-réel, / le surnaturel / le suprasensible / où ces dessins / ne

cessent de plonger / parce qu'ils en viennent / et qu'il ne sont en fait / que le

commentaire / d'une action / qui a eu réellement lieu [...]-

53 A. Artaud, 50 dessins pour assassiner la magie, op. cit., p. 9. 54 Ibid. 55 Ibid., p. 10. 56 Ibid., p. 28.

21

CONCLUSION

En guise de conclusion, il est intéressant de noter que ce parcours, fondé sur la

nouvelle approche à l'image proposée par Didi-Huberman, permet de déployer la nature

problématique de la présence de la figure du Christ dans les oeuvres de Bataille et

d'Artaud. Il semble ainsi que Bataille y rejoue et réinterprète la figure du Christ, tandis

qu'Artaud la pose toujours comme deuxième terme d'une comparaison jusqu'à un point

liminal que l’on pourrait considérer comme une réelle tentative de réécriture du mythe

chrétien du Christ et par conséquent du Nouveau Testament. Au même temps ce

parcours permet aussi de souligner que si Bataille fait de ce qu'il appelle « expérience

intérieure » le centre de tout sa pensée, Artaud semble l'avoir non seulement décrite et

re-produite incessamment à travers une interaction de ces textes et de ces dessins, mais

aussi vécue dans un processus de confrontation et d'identification avec le Christ qui se

fait toujours plus explicite au fil de son oeuvre.

Entre similitudes et dissemblances ce travail voudrait faire émerger comme chez

ces auteurs prend forme une re-définition de Christ en tant que Verbe incarné qui est

suggérée dans leur oeuvre soit au niveau métaphorique soit au niveau métamorphique et

dans un enjeu continuel entre art et littérature dont André Masson semble être le trait-

d'union entre les deux. Il s'offre donc comme la première ébauche d'une recherche à

venir qui sera centrée, dans le cadre du thème général de la « Présence de la Bible dans

la littérature européenne », sur la présence de la figure du Christ dans la littérature du

XXe siècle mais aussi comme la présentation d'une méthode d'application d’une théorie

permettant de faire émerger cette dernière sur plusieurs plans dans une collaboration

étroite entre art et littérature.

Martina Della Casa

APPENDICE

Figure 1

Photographie rapportée par Louis Carpeaux du supplice dit de « cent morceaux » de

Fou-Tchou-Li (10 avril 1905) et publiée dans BATAILLE G., Les Larmes d'Eros, Paris, Société nouvelle des éditions Pauvert, 1981.

Figure 2

André Masson, Acéphale, Tossa de Mar, 1936, encre de chine, 40,5 x 31,5.

Figure 3

Carlo Crivelli, Lamentation sur le Christ mort, 1473, tempéra sur bois. Ascoli Piceno,

cathédrale S. Emidio, Capella del Sacramento.

Figure 4

V. Anonyme français, Arma Christi, 1345, enluminure sur parchemin du Bréviaire de

Bonne Luxembourg, fol. 331 r°. New York, The Metropolitan Museum of Art, The Cloisters collection, 1969 (69.86).

Figure 5

Maître de la Madone Strauss, Imago Pietatis avec la Vierge et Marie-Madeleine, vers

1400 (détail), tempéra sur bois. Florence, Galleria de l'Accademia.

Figure 6

Gaspar Becerra, Christ gisant avec un ostensoir eucharistique, XVIè siècle (détail),

bois peint, orfèvrerie, verre. Madrid, monastère de Las Descalzas Reales.

Figure 7

André Masson, Homme, huile sur toile, 1924. Location actuelle

inconnue. Publié en Artaud A., Oeuvres, Paris : Gallimard, 2004, p. 113. Photo coll. Éric Walbecq, p. 1713.

Figure 8

Antonin Artaud, La mort et l'homme, avril 1946, crayon et craies de

couleur, signé en bas à droite – non daté, 65,5 x 50,5 cm.

Figure 9

Antonin Artaud, 50 dessins pour assassiner la magie,

Paris : Éditions Gallimrd, 2004, p. 15. Photographie réalisée par Philippe Salinson, Service de reproduction de la Bibliothèque nationale de France.

Figure 10

Antonin Artaud, 50 dessins pour assassiner la magie,

Paris : Éditions Gallimard, 2004, p. 17. Photographie réalisée par Philippe Salinson, Service de reproduction de la Bibliothèque nationale de France.

Figure 11

Antonin Artaud, 50 dessins pour assassiner la magie, Paris : Éditions Gallimard, 2004, p. 43. Dessin 2, photographie réalisée par Philippe

Salinson, Service de reproduction de la Bibliothèque nationale de France.

Figure 12

Antonin Artaud, 50 dessins pour assassiner la magie,

Paris : Éditions Gallimard, 2004, p. 54. Dessin 15, photographie réalisée par Philippe Salinson, Service de reproduction de la Bibliothèque nationale de France.

BIBLIOGRAPHIE

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