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22 JUIN 2014 13

Contrôle qualité

Six ans après sa libération, Ingrid Betancourt se lance dans la fiction

«Il faut se pardonner à soi avant depouvoir pardonner à ses geôliers»

sont des choses qui nous mettent enrapport avec une autre dimension denous-même. Je crois que nous devonsnous y ouvrir. On est tellement coincédans notre scientisme et notre rationa-lité! Tout ce qui ne peut pas être dé-montré scientifiquement perd de la va-lidité. Je crois que nous, les êtres hu-mains, avons une autre dimension.

Ça fait un peu new age,tout ça…C’est très new age. Mais je crois que lemonde doit marcher vers cette inté-gralité de l’être humain. Nous som-mes des êtres transcendants. Il faut sedonner la possibilité de l’accepter.

L’impulsion d’écrire ce livre est-elle venue de cette réflexion?Oui, aussi. Au cours de mon existence,j’ai reçu divers «souvenirs du futur»ou prémonitions, comme d’autres pré-fèrent les appeler. La première fois, jedevais avoir 15 ans. Je marchais dansune rue de Bogotá dans mon uniformede lycéenne. A la vue d’un groupe demilitaires venant dans ma direction,j’ai tout à coup été prise d’une peur ir-rationnelle. Je voulais faire demi-tour,partir en courant. Mais je suis restéepétrifiée. Ils m’ont frôlé et ont continuéleur route. Pourquoi est-ce que j’ai pa-niqué comme ça? C’était absurde. Jen’ai compris cette réaction que quand

j’ai été séquestrée par des hommes entenue de camouflage. Tout a coup, lesdeux moments se sont rejoints. J’aicompris. Il y a quelque chose en moi quim’annonçait ce que j’allais vivre. Celam’a accompagné tout au long de monexistence. Des choses curieuses mesont arrivées. Je les ai mises de côté, jen’en ai jamais parlé. Et puis il y a un mo-ment dans la vie où l’on ne peut pluscontinuer à se dire: «Je ne l’ai pas vécu,ça n’est pas arrivé ou c’est une coïnci-dence.» Il faut accepter la réalité.

Il est question de captivité, detortures et d’humiliations dansvotre livre. Transformer la réalité

crue en fiction constitue-t-ilune étape dans votre processusde reconstruction?Non, ce processus est déjà terminé.Evidemment ce sont des thèmes quim’intéressent. Je peux comprendre cequ’ont vécu ces jeunes montoneros,ces révolutionnaires argentins dont jeparle dans mon roman. Même si je n’aipas fait les mêmes expériences, il m’estaisé de m’identifier à eux. Mais j’ai sou-haité écrire ce livre comme les romansque j’aime lire en vacances. Les ingré-dients essentiels étant les émotions,l’introspection des personnages et lerythme de la narration. Ce n’est pas unouvrage autobiographique. Si Julia estrivée dans le futur, c’est aussi parce queje ne veux plus parler du passé. Je veuxparler d’autre chose.

… et les journalistes reviennentsystématiquement avec leursquestions sur votre captivité.C’est pénible?Ce n’est pas pénible dans le sens oùcela me mettrait de mauvaise hu-meur. Par contre, c’est émotionnelle-ment difficile. Ça reste une charge af-fective que de remémorer tout cela.Heureusement, c’est de moins enmoins le cas. J’ai refait ma vie. Jepoursuis mes études et réalise des ac-tivités qui me permettent de menerune existence normale. Cela m’adonné l’espace et le temps de me re-mettre les pendules à l’heure. Evi-demment, après une expériencecomme la mienne, on reste toujoursun peu boiteux. Mais je pense que jesuis arrivée à un stade où j’accepte mafragilité tout autant que ma force. Jesuis plus forte à certains égards.

Dans le roman, il est justementquestion de résilience, de choixentre la vie et la haine. Commenttrouve-t-on la force de faire faceà ses anciens geôliers?Il faut d’abord comprendre ce qu’est lahaine. La haine est à la fois un mur etun miroir. Elle est négation de l’huma-nité de l’autre. On s’enlève la possibi-lité de voir dans l’autre quelqu’uncomme nous. Mais ce mécanisme partde la négation de soi. On hait parce quel’autre nous a meurtri, parce qu’il aabîmé notre ego. On hait parce qu’onn’arrive pas à se pardonner d’avoirdonné la possibilité à l’autre de nousfaire mal. Nous avons une image abs-traite de nous-même, fantasmée. Ons’imagine en héros bravant la tempête.

1961c NaissanceIngrid Betancourt naîtà Bogotá. Son père estambassadeur enFrance; sa mère,ancienne reine debeauté, politicienne.

1981c Premier mariageDeux enfants, Mélanieet Lorenzo, naissentde l’union avecFabrice Delloye.

1997c Second mariageElle se remarie avecJuan Carlos Lecompte.

2002c ArrestationCandidate à la prési-dentielle, elle estenlevée par les FARC.Début d’une captivitéde six ans et demi.

2008c LibérationElle multiplie leshonneurs mais estcritiquée par d’ancienscodétenus. Divorce.

2014c PublicationAprès Même le silencea une fin (2010), elleécrit son deuxièmelivre, un roman.

ENDATES

La plus célèbre des ex-otagespublie son deuxième livre,«La ligne bleue». Un roman surl’amour, la haine et la résiliencedans l’Argentine des escadronsde la mort. Un roman écriten français mais très latino-américain dans ses influencesmagico-réalistes. Entretienavec son auteure.

Adrià Budry Carbó [email protected]

Pourquoi avoir intégré une touchede magie et de surnaturel à votreroman?Julia, l’héroïne principale, a un don.Elle entrevoit des scènes de l’avenir àtravers les yeux d’autres personna-ges. A elle d’interpréter ensuite sesvisions et de venir en aide aux gens endéjouant le cours des événements.Pour moi, cette magie est un moyennarratif pour parler de ce monde mé-taphysique que nous nions constam-ment. Nous le nions parce que ce n’estpas explicable scientifiquement.

C’est-à-dire?Je crois qu’il y a le monde dans lequelnous vivons et un autre monde vers le-quel nous tendons. Nous sommesconstamment en connexion. Par ungeste inconscient, nous changeonsparfois la trajectoire d’un objet, évitantainsi un accident ou une catastrophe.Certains appellent cela des intuitionsou des coïncidences. Moi, je crois quenous nous faisons constamment aiderpar des gens qui sont de l’autre côté.

Vous avez été aidée dans la jungle?Oui, dans la jungle, j’ai souvent senticette présence. Quand je me suis enfuieen pleine nuit, avec une autre otage,nous nous sommes retrouvées dans undénivelé. Il pleuvait. L’eau montait àtoute vitesse et nous ne voyions rien.Dans la densité de la jungle, il était im-possible de savoir comment se sortir delà. L’eau montant jusqu’aux genoux,j’ai tenté de me calmer et, tout à coup,j’ai su. Un déclic. J’ai trouvé la sortie.

Vous aussi, vous avez un don?Comme votre héroïne?Non. Ce sont des choses qui doiventvous arriver à vous aussi. Elles arriventtous les jours. Comme lorsqu’on parleavec quelqu’un et que l’on commence àdire les mêmes mots, les mêmes phra-ses. Une fois, deux fois, trois fois. Ce SUITE EN PAGE 14

Rayonnante, IngridBetancourt étaitde passage jeudià Paris pour fairela promotion deson nouveau livre.

DR

LE DÉBAT

Le loup trop proche?Les positions de Narcisse Seppeyet de Marie-Thérèse Sangra PAGE 15

PEOPLE

Les robestransparentes fontun carton PAGE 22

PORTRAIT

Arnaud MontebourgSon intervention dans le dossierAlstom le rend-il enfin utile? PAGE 17

LES ACTEURS

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14 LES ACTEURS LeMatinDimanche I 22 JUIN 2014

Contrôle qualité

Mais, dans la vie réelle, nous sommesde petites choses qui partent en cou-rant quand elles ont peur. On n’est pastoujours dans le contrôle. On est trèssouvent en deçà de nos propres atten-tes. C’est parce que l’autre nous meten contact avec ce soi décevant quenous le haïssons. Mais cela nous em-poisonne la vie. Pendant ce temps,l’autre continue, lui, à mener son exis-tence, dans l’ignorance de notre haine.

Comment s’en libérer?Il faut refaire le processus depuis ledépart. C’est la relation à notre ego quidoit d’abord être recomposée. Il fautse réconcilier avec ce que nous som-mes vraiment. Je n’ai pas été à la hau-teur, soit. Mais la vie nous donne tou-jours l’occasion de nous réconcilieravec nous-même. Tant pis, la pro-chaine fois je ferai au mieux. Je meconstruis, je me réinvente. Il fautd’abord faire cette introspection avantde pouvoir regarder ses geôliers dansles yeux. Il faut se pardonner à soiavant de pouvoir pardonner à l’autre.

Qu’est-ce que la ligne bleue?C’est cet horizon que nous avons àl’intérieur de nous-même, dans notrepsyché. Un horizon dans lequel nouscontemplons le bonheur que noussouhaiterions. Mais nous changeonsconstamment, la ligne s’éloigneinexorablement. Il faut chercher l’ins-tant où la ligne bleue disparaît. Ou il y aconjonction entre l’être physique etl’être spirituel que nous sommes. A cemoment, nous pouvons vivre le pré-sent et le bonheur dans le présent. Ilfaut travailler sur soi. Nous n’avonspas de guide pour nous apprendre.

Le Père Mugica, précurseurde la théologie de la libération,est un personnage central duroman. Cela reflète-t-il un nouvelengagement de votre part?Plutôt une certaine constance. Je mereconnais en Carlos Mugica. J’ai tou-jours pensé qu’il fallait se battre pourses idées tout en refusant toute formede violence. Mugica est un vrai hérosromantique. Il m’a fascinée. Je suistombée un peu par hasard sur l’histoiredes prêtres tiers-mondistes. J’ai passéun été à me documenter. Carlos Mugicaavait tout pour lui. Fils de ministre, im-bibé de culture, il a mené de brillantesétudes en France où il a vécu les événe-ments de Mai 68. A son retour en Ar-gentine, il part officier dans une«villa», un taudis de Buenos Aires. Il sebattra jusqu’au dernier moment pourles pauvres. Jusqu’à son assassinat.

Vous vouliez donc réhabiliterla théologie de la libération?Oui, d’autant qu’elle a été mal com-prise et qu’elle est, je pense, complè-tement actuelle. En fait, la théologiede la libération pose la question del’usage de la foi. A quoi sert une foipoussiéreuse que l’on garde dans unplacard alors que le monde s’écrouleautour de nous? Je crois que c’est unequestion fondamentale. Cette capa-cité de dire non à ce qui nous paraît in-juste ou insoutenable. Encore unefois, cela ne nous donne par contre pasle droit de tuer. La frontière est trèsclaire pour moi. D’autant plus après ceque j’ai vécu. Là encore, c’est unchoix.

Faut-il voir dans la ligne bleueun roman à clef?

Oui, mais Julia ce n’est pas moi. Elletient en particulier d’une femme quim’a abordée un jour. Elle m’a demandédix minutes pour me raconter son his-toire. Elle avait 16 ans quand elle esttombée amoureuse d’un montonero.Elle est tombée enceinte puis a été kid-nappée par les militaires, torturée. Sonfils a survécu mais elle n’a plus revu soncompagnon de vie. J’ai été touchée parson histoire. Je comprends aussi pour-quoi elle a été touchée par mon premierlivre. Nous sommes devenues amies.Ces expériences créent des liens forts.

Faut-il voir un rapport entre latransition démocratique argentine etle processus de paix en Colombie?Malheureusement, la Colombie aconnu bien pire: la drogue, les para-militaires, les millions de déplacésinternes. Les cicatrices sont trèsprofondes. Je suis convaincue qu’ilfaut un changement de cœur chez lesColombiens. Nous rêvons tous d’uneColombie heureuse, prospère et justemais, pour y arriver, il faut réaliserun exercice quasi spirituel. Cela doitêtre fait individuellement mais neportera des fruits que lorsque la ré-flexion sera collective.

On en revient à l’idée du pardon…Absolument. La proposition politiquedu candidat à la présidence, Zuluaga,était de poursuivre la guerre jusqu’à ladestruction totale des FARC. Ça veutdire quoi? Qu’il faut tuer encore10 000 personnes? C’est la Colombiede la haine et de la vengeance. Onn’était pas dans le cadre d’une électionavec un modèle de société plus oumoins néolibéral ou social. La ques-tion, et elle est difficile, est de savoir sil’on est prêt à vivre dans un pays oùcelui qui s’assoit à côté de nous dans lebus peut avoir assassiné un membre denotre famille. Nous n’avons pas besoinde tuer davantage pour avoir la paix.La dernière élection prouve que cechangement des cœurs s’est déjàamorcé. Quel soulagement…

La Colombie reste-t-elle, pourvous, ce «chez-soi qui fait mal»?Mon chez-moi, il est ici. C’est laFrance. Mes racines. C’est là où je mesens protégée et en sécurité. La Colom-bie, c’est mon combat. Si je suis prête ày retourner, c’est peut-être parce quece n’est plus chez moi. Ça fait moinsmal, assurément. Je suis devant uneporte qui s’ouvre. Mais ce n’est pas ceque je voudrais tout de suite. Peut-êtreque je peux aider la Colombie d’ici.

Vous donnez des conférences,étudiez la théologie, écrivez…Vous avez un compte à régleravec la vie?J’ai surtout une immense gratitude.Vous savez, depuis que j’ai été libé-rée, je suis en constante gratitude.Tout le temps: quand maman m’ap-pelle, mes enfants, ce jardin, parleravec vous… Et écrire: cela m’amusebeaucoup d’écrire. J’espère que lesgens auront du plaisir à me lire.

Vos enfants vous lisent-ils?Oui, ils ont beaucoup aimé le livre.C’est drôle, ils m’appellent pour mefaire des commentaires à chaud.«Nooon, tu as écrit ça… Je sais pour-quoi tu l’as écrit!» Ils retrouvent cer-tains épisodes vécus. Ils décodent.

Quelle est votre relation avec eux?Magique. Cette relation est ce que j’aiconstruit de plus beau, de plus réussi.Heureusement que je n’ai pas loupéça. Les meilleurs moments de ma vie,ce sont avec eux que je les ai vécus.

Vos projets pour le futur?J’ai le mariage de ma fille cet été. Ici àParis. Je vais aussi continuer à écrire.J’aimerais que Julia continue à vivre.J’aimerais écrire la suite de «La lignebleue». On verra. x

SUITE DE LA PAGE 13 Ingrid Betancourtest capturée parles Forces arméesrévolutionnairesde Colombie,le 23 février 2002,avec sacollaboratriceClara Rojas. Enpleine campagneprésidentielle,la candidateécologiste serendait en zone«démilitarisée»où se tenaientles pourparlersavec les FARC. AFP

«La haine està la fois un muret un miroir»

INGRID BETANCOURTEx-otage et romancière

UN ROMAN EN FRANÇAIS QUI SENTL’AMÉRIQUE LATINEROMANBuenos Aires, années 70.Julia a hérité un précieux don de sagrand-mère. Elle vit, à travers leregard d’un autre, des épisodes àvenir. Mais ce don entraîne de lourdesresponsabilités. A elle d’interpréterses visions et d’intervenir pour dé-jouer le cours tragique des événe-ments. La vie de la jeune fille basculelorsqu’elle rencontre et tombe amou-reuse de Theo, brillant étudiant etsympathisant du mouvement révolu-tionnaire des Montoneros. Dépassépar les événements, le couple vivra lesespoirs brisés et les souffrances d’unegénération. Le retour de Perón, lecoup d’Etat et la terreur des esca-

drons de la mort. Un roman tragique-ment historique qui jette une lumièrecrue sur les humiliations quotidien-nes de la captivité ou le déchirementde la torture. Mais le récit livre ausside poignants exemples d’élans desolidarité nés dans l’asservissementcollectif. Un roman porteur d’espoirsur la résilience et le refus de se laisserentraîner par la haine. Si l’on retrouvecertaines thématiques développéespar Ingrid Betancourt dans «Même lesilence a une fin», qui relate ses an-nées dans la jungle, l’ouvrage s’inscritbien dans le courant latino-américaindu réalisme magique. Voyance, sur-naturel et politique se mêlent dans un

C’est le débutd’une longuecaptivité qui durera6 ans, 4 mois et9 jours pour IngridBetancourt. Despreuves de sasurvie filtrent dansla presse, commecette vidéod’octobre 2007où elle apparaîtamaigrie, le regardvague.La campagnemédiatique poursa libérationredoubled’intensité. AFP

Suite à l’échecdes négociations,Ingrid Betancourtest finalementlibérée par l’arméecolombiennele 2 juillet 2008,avec 14 autresotages. A sonretour trèsmédiatiséen France, elle estaccueillie parNicolas Sarkozy.Elle surprend parla pétillance de sonregard et sadistance vis-à-visde son mari.

Rodrigo Arangua/AFP

c A lire«La ligne bleue», IngridBetancourt, Ed. Gallimard

DR

roman à clef qui revendique fière-ment sa paternité littéraire. Ou samaternité… Car le récit fait la partbelle aux femmes et à leur capacitéd’aller de l’avant. Une inspirationfamiliale pour l’auteure? «Dans mafamille, il y a un gynécée, c’est vrai.Le clan des femmes est fort. A lamaison mon père vivait entre sesdeux filles et sa femme. Et papa étaitun féministe total!Nous avons été élevéesdans le bonheur d’êtrefemme.»