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Impressions Tunisiennes

Claudio Orlando du 08 au 18 octobre 2011

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Ambiance Octobre 2011. Je reviens dans une Tunisie post-révolution et à deux semaines de nouvelles élections. A la descente de l'avion rien n'a vraiment changé. Tout au plus une tension palpable, mais peut-être n'est ce que mon appréhension ou mon besoin de constater du changement. Des regards un peu plus appuyés et plus scrutateurs sur l'occidental mais rien de sûr. De nombreux jeunes hommes semblent errer dans l'aérogare, quelques pièces de monnaie dans la paume gauche, main ouverte vers le ciel, ils les font teinter en les tirant vers le haut, comme ils étireraient un minuscule bandonéon. Ils semblent en quête, à l'affût. Lorsque la pyramide de pièces prend de la hauteur, ils s'approchent du stand d'un opérateur de téléphonie mobile et, je suppose, achètent une recharge. Dehors, à la station de taxis, c'est le même spectacle qu'auparavant. Rien d'inquiétant. Le folklore habituel, teinté d'un appétit plus vif. Des organisations parallèles bien rôdées traficotent pour happer les meilleurs clients supposés. Ce business semble tout à fait disproportionné. Nous voilà, en cinq secondes, encerclés par une dizaine d'individus. Certains s'emparent de nos bagages, d'autres les suivent, le chef parlemente et un autre en a mandaté deux autres pour aller chercher le taxi idéal pour notre destination. Difficile de s'en dépêtrer. Mais comment cette ruche va-t-elle tirer avantage du prix de la course (environ 6 €) pourtant très exagéré comparé à la norme ? Je n'ose pas leur proposer un devis pour une meilleur Gestion des Ressources Humaines. La circulation et le sens civique n'ont pas subi de révolution. C'est la même anarchie. Les conversations non plus : Le voisin est toujours mauvais et si l'Autre était meilleur tout irait bien. Comme partout, les chauffeurs de taxi ont des conversations de coiffeurs et le double langage commun. Aucune allusion à la politique pour l'instant et je suis déjà impatient. Chez les commerçants, il ne manque rien. Tout est bien achalandé. Rien de nouveau. On apprend que le lait pourrait manquer. Quelques petits malins auraient commencé, par opportunisme à stocker afin de revendre si les résultats des élections créaient de l'inquiétude donc de la pénurie. Des traders de supérette, quoi ! Dans la rue, les femmes voilées se sont multipliées considérablement. Sentiraient-elles le vent tourner ? Tout pousse, les voiles, les barbes, les enfants et la taille des écrans plats. Beaucoup d'hommes jeunes et souvent seuls grouillent parmi la foule ; ils semblent marcher sans but et pourtant d'un pas décidé. Bref, je retrouve une Tunisie plus stressée, plus stressante mais pas chamboulée. Elle retient sa respiration.

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De la vie en attente Pour ceux qui me connaissent, ils savent que je ne passe pas mes vacances tunisiennes dans les hôtels ou sur les plages. Je vis au cœur de la population, même s'il s'agit de la banlieue de la capitale et pas de la Tunisie profonde, l'expérience est enrichissante. Pendant ce séjour, je me dois de continuer ma préparation à mon prochain marathon. Aussi j'ai un programme d'entrainements très précis à effectuer. Nous sommes ici dans un pays ou les joggers sont rares. J'ai pris soin de ne pas porter mes habituels collants de course trop moulants et j'ai fait l'acquisition d'un short ample afin de ne pas provoquer (enfin, c'est ce qu'on m'a recommandé). J'ai pris quelques renseignements et rien ne m'a vraiment permis d'appréhender avec certitude et sérénité mes sorties. Seule l'expérience me renseignera. Nous sommes donc au premier jour. Je dois courir une heure : J'ai pris soin de m'habiller en orange fluo pour que les Fangio du coin aient une chance de m'éviter. Me voilà parti, les plus vieilles de mes chaussures aux pieds (la suite me confirmera cet excellent choix) un téléphone portable au cas où, une bouteille d'eau et la copie de mon passeport que j'ai glissé sous ma casquette. J'ai décidé d'ignorer les regards pour avancer plus vite. Et je cours avec la plus grande prudence. C'est dès la cinquième minute que je comprends à quel point j'ai sous-estimé le risque de me faire écraser. Je cours sur le bord de la route face à la circulation comme il se doit. "Ainsi je ferai face au danger" pensé-je. Erreur. La logique varie suivant les latitudes et je n'ai pas mis mon GPS interne à l'heure. Mon bras droit a senti un mouvement soudain. C'est à moins de cinq centimètres qu'est passée une voiture venant de derrière moi. Dieu a envoyé un taré pour me délivrer un message sans doute. "Tu doubleras à vive allure en prenant le plus grand écart et en mordant sur le bas-côté opposé" lui a-t-il ordonné. Je continue avec une vigilance redoublée ; je cours désormais sur des œufs. Puis, je slalome entre des trous, des détritus en tous genres, des écoliers, des ouvrières sur le chemin de l'usine, des véhicules stoppés au gré des envies n'importe où, des chaises entre route et trottoirs, entre trottoirs et terrasses, entre terrasses et terrains vagues. Plus j'avance, plus ça devient glauque. Les déchets augmentent et transforment le bord de la route en véritable décharge. Je ne peux plus slalomer, je cours dessus. C'est un parcours du combattant plus qu'une sortie de jogging. Toutes les pollutions se sont donné rendez-vous. La pire est la poussière. Le tableau est tellement surréaliste que cela me fait rire, j'en profite à fond. Encore un peu et je tomberais dans une bouche d'égout ouverte comme un cliché de dessin animé. Cent mètres plus loin, comme une réponse, le trou béant me donne raison. La plaque est à côté, dangereuse et imposante. Dix minutes plus tard, rebelote, une plaque cousine m'invite à plonger sous terre.

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Une heure de course pendant laquelle mon esprit aurait dû être une caméra tant j'ai vu de choses extravagantes. Extravagantes mais vivantes. Tellement vivantes. Y'a de la vie... qui semble en attente. Comme si elle grouillait sur place. De la vie en attente dans des starting-blocks et plombée par du fatalisme. La vie retient son souffle. En enlevant ma casquette j'ai constaté que la photocopie du passeport était trempée. J'ai imaginé mon identité tatouée sur le sommet de mon crâne. Paradoxe visuel : ça bâtit à tout va, du grand, du beau, du luxueux. Et ça se dégrade à tout va. Dans le même espace, la déconfiture côtoie la construction. Il semble que personne n'y trouve à redire. Cela ressemble à du mouvement sans conviction, du mouvement pour du mouvement. Dans le passé on pouvait dire que l'anarchie avait trouvé son organisation, son équilibre ou alors que le Tout-Puissant savait ce qu'il faisait. Aujourd'hui, le ressort semble détendu et le désordre s'alimente lui-même, la pente est descendante et seules des échéances dépendant des autres ressemblent à des planches de salut.

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"C'est la démocratie !" 45 minutes de course ce matin et j'ai changé de parcours. J'ai grandement bien fait. J'ai bien croisé quelques trous d'égouts mais rien de bien méchant. On les avait sans doute placés là pour tester mon attention. La plus grande partie du parcours était parfaitement sécurisée car j'ai couru le long de routes en travaux. Les flèches automobiles sur la nouvelle route et la cible coureur sur l'ancienne. Chacun à sa place. La traversée de la ville de Tunis offre peu de changements. Des touristes rares, des commerçants résignés qui hèlent le chaland plus par réflexe que par conviction et quelques véhicules blindés encerclés par des centaines de mètres de rouleaux de fil barbelé. Rien de plus. Tunis, dans la photographie qu'elle m'offre à cet instant, est quasiment la même. La place du 7 novembre s'est transformée en place du 14 janvier. C'est peut-être symbolique, mais c'est sans importance. En vérité, cela m'apparait même ridicule. Les artisans continuent à travailler. Leurs ateliers grouillent de mouvement, l'accueil légendaire n'a pas subi de révolution et c'est tant mieux. La seule différence est qu'il nous faut faire le premier pas quand l'hôte le faisait spontanément avant. Pour se frotter un peu plus à la réalité, "la vraie vie" disent certains, nous décidons de prendre le train plutôt que le taxi, afin de rejoindre La Marsa, ville balnéaire dans la banlieue nord de la capitale, considérée plus huppée. Les wagons dignes des pays les plus sous-développés entassent des résignés dignes des métros les plus occidentalisés. Le laisser-aller est visible, flagrant. Fenêtres bancales, rouille, morceaux de ferraille saillants, tension. L'atmosphère colorée et conviviale que j'ai connu jadis a laissé place à la crasse au sens sale comme au sens figuré. Des dizaines de jeunes gens, censés être sur le chemin du lycée, bravent la vie sur le chemin de la mort : portières ouvertes, ils défient les lois de la physique, se penchant, se lâchant, sortant, criant. Certains s'installent entre les wagons, d'autres s'accrochent aux fenêtres. L'ambiance est tendue. Il y a peu, l'autorité d'un adulte aurait remis de l'ordre en cinq secondes. Aujourd'hui, les rares qui osent intervenir se font rabrouer avec agressivité par des gamins de quinze ans semblant sous emprise. Ils sont nerveux, leurs mains tapent, bougent, frappent sur tout et n'importe quoi. C'est la débandade ! Aucune autorité officielle (contrôleur, policier...) ne fera d'apparition pendant le voyage. Le plus costaud des excités ira jusqu'à asséner un puissant coup de poing sur la porte séparant deux wagons. Il la fracassa et en profita pour fracasser sa main. Il repartit fier de lui, main en sang et laissa sur la porte une cassure ressemblant au logo de la Compagnie locale de gaz et d'électricité. J'en souris... On m'expliquera plus tard que leur compréhension du mot "démocratie" avait quelques ratés au démarrage. Car leur réponse est toute faite aux reproches d'incivisme qu'on leur fait : "C'est la démocratie !" Une inquiétude flotte dans l'air.

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Nervosité ambiante L'OMS aurait constaté qu'un Tunisien sur deux avait des troubles pathologiques liés à la dépression et à l'angoisse. Je veux bien le croire. Rien ne semble posé. Même pas ceux qui le dénoncent. La critique du voisin est systématique et les mouvements sont hachés, pressés, pulsionnels. Une forte dispute entre boulanger et boulangère dès 8 heures du matin m'a confirmé le niveau de nervosité ambiant. J'ai pu acheter mon pain, payer, partir, saluer, sans que l'altercation ne perde de son intensité. Ma présence n'avait rien changé. Je constate que le nombre d'appels à la prière émanant de la mosquée a augmenté. Auparavant, on se contentait de deux appels par jour. Désormais, les cinq prières sont appelées. Sauf erreur, j'ai l'impression qu'il ne s'agit plus seulement d'appel, mais de prière entière qui arrose la ville. Un signal ? Voilà c'est fait. J'ai fini par tomber pendant une course. Le trottoir semblait pourtant plus propre que les autres. J'ai évité la grosse branche mais j'ai buté sur une autre, plus sournoise. J'ai roulé sur la route. Coude, genou et mollet droits ont goûté du goudron. Le bitume tunisien fait mal. Le gros camion de chantier n'a pas eu à m'éviter, mais ce n'était pas loin. Sidi Bou Saïd chasse les mouches, désertée par les touristes. Puis, retour à Tunis où, vu le nombre de militaires et de policiers, il se passe quelque chose. Nous apprendrons plus tard qu'il s'agit d'une réplique des incidents du début de la semaine suite à la programmation du film "Persépolis" jugé blasphématoire par les salafistes.

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La Tunisie prend l'eau Tiens ! La pluie ! Comme un rideau. Un éteignoir, peut-être. Elle semble s'installer. A la voir, on ne l'imagine pas s'arrêter un jour. On a tiré la couverture sur un pays, comme un signe prémonitoire. On a voilé la vie. La barbe ! La Tunisie prend l'eau. Comme avant, les routes s'inondent en très peu de temps. Les égouts n'évacuent pas les fortes pluies. Ce qui était défectueux est devenu catastrophique faute d'entretien et de rigueur. Les bras étaient lents, ils sont désormais las. Les rues sont presque canaux sans profondeur. Quelques aménagements individuels permettent de passer une porte cochère ou d'entrer dans un commerce. Des pointillés de pavés me transforment en acrobate danseur, une planche me salue en basculant. C'est Venise dans la boue. Rien d'apocalyptique, mais le sentiment d'un pays qui va à vau l'eau. Le ciel gris redouble de larmes comme pour bien justifier le chagrin. Une radio, dite ouverte, diffuse une interview de Leïla Toubel que je ne connais pas (j'apprendrai plus tard qu'il s'agit d'une comédienne). Son discours accroche mon oreille, puis mon bras, puis mes jambes qui s'approchent de l'appareil. Se servant d'un sujet culturel, elle transforme son propos en coup de gueule politique. Militante de la démocratie sans concessions, sa parole forte et limpide, le fond structuré et argumenté, font plaisir à entendre. Une passionaria qui fait venir le soleil à la fenêtre. Quelle puissance ! Quelle force de conviction. Leïla a arrêté la pluie.

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"A vous donner des ailes" J'ai couru 1h 50 sur un parcours calme et agréable un dimanche matin. La montée solitaire devant l'interminable façade du Palais Présidentiel avait de l'allure. Quelques policiers, des militaires et des gardiens en civil me regardent curieux mais sans insistance. Tout va bien. Je pense à la copie de mon passeport qui transpire sous ma casquette. J'ai assisté à un meeting politique, celui du Pôle Démocratique Moderniste (PDM). Beaucoup de monde. Une moyenne d'âge à vous donner des ailes, de l'espoir et de l'énergie. Des styles très européanisés, des looks d'artistes et d'étudiants. L'ambiance chaleureuse, fraternelle et enthousiaste est au rendez-vous. Je n'ai rien compris aux discours et pas seulement à cause de mon ignorance de la langue mais aussi parce que la sono est déplorable. Le sens de l'organisation m'a fait dire moqueur que révolution ou pas, démocratique ou pas, moderne ou pas, l'organisation reste "à la tunisienne". Le reste est sympathique : Musique, hymne, hommage aux morts de la Révolution, slogans, tee-shirts et drapeaux. Du classique pour les habitués de la démocratie. Un vrai changement pour les néo-démocrates. L'expérience est très rafraichissante. Dans moins d'une semaine les élections auront lieu. On sent l'effervescence et l'incertitude. On capte une conversation qui nous fait croire au grand soir et à la maturité politique. Puis une autre, qui nous prévoit le chaos et met au clair l'ignorance et les freins culturels. On balance au gré des discours entre espoir et effroi. On découvre des nuances, des surprises et des anachronismes. Une famille entière de religieux très fervents combat les thèses du parti islamique. Certains n'ont pas encore choisi entre deux extrêmes pourtant opposées. D'autres savent qu'ils vont aller voter et rien de plus. Quelques uns redoutent des affrontements dans les bureaux de vote. L'impression d'attente des premiers jours fait place à une pression et à une impatience. L'arc est bandé. On lâchera la corde d'un coup, dimanche. Mais vers quelle cible enverra-t-il la Tunisie ?