LES NOUVELLESRADIOS SYRIENNESBilan, défis et perspectives
Ancienne responsable du bureau Moyen-Orient & Afrique du Nord à Reporters sans frontières de 2009 à 2014, Soazig Dollet est consultante sur les problématiques relatives aux médias et droits de l’homme dans le monde arabe.
Etude réalisée pour CFI par Soazig DOLLET en juin 2015
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Arrivé au pouvoir en 1963, le parti Ba’ath impose l’état d’urgence et transforme la Syrie en un système politique à parti unique. Le coup d’Etat militaire de Hafez Al-‐Assad en 1970 vient renforcer l’autoritarisme alors à l’œuvre. Les libertés fondamentales sont systématiquement bafouées et une surveillance permanente de la population instaurée. Le pouvoir utilise les médias pour asseoir et accroître son emprise, ne permettant l’expression que de la seule idéologie ba’athiste. Ne sont autorisées que les officines gouvernementales : une agence de presse (SANA), une chaîne de télévision, une station de radio et trois journaux. Au niveau local, chacun des 14 gouvernorats dispose de sa propre radio et de son propre journal, contrôlés par les gouverneurs locaux. Tous diffusent la propagande des autorités. L’introduction du satellite en 1995 constitue la première révolution médiatique, ouvrant aux Syriens une fenêtre sur le monde. Après la mort de Hafez Al-‐Assad, dans un semblant de détente et d’ouverture les premiers médias privés sont autorisés. Toutefois, leur inféodation est quasi-‐totale, seuls les proches du palais pouvant obtenir le précieux sésame. Second changement majeur : l’arrivée d’Internet. Mais là encore, les fournisseurs d’accès sont des sociétés gouvernementales ou affiliées au pouvoir. Blocage de sites, surveillance de la Toile et suivi des communications conduisent les Syriens qui veulent accéder à une l’information libre et non-‐censurée à utiliser les moyens de contournement de la censure, peu accessibles aux non-‐initiés. À la veille des « Printemps arabes », en 2010, la Syrie figure à la 173e place (sur 178) dans le classement de Reporters sans frontières1. Bashar Al-‐Assad est sur la liste des Prédateurs de la liberté de la presse de l’organisation2, et le pays parmi les Ennemis d’Internet3. Avec le début des soulèvements en Tunisie et en Égypte, les services de sécurité renforcent leur contrôle de l’ensemble des moyens de communication. Dès mars 2011, les manifestations pacifiques en Syrie sont violemment réprimées et les militants arrêtés. Les quelques journalistes indépendants alors en Syrie sont soit arrêtés, soit tués. Les autres choisissent la voie de l’exil. A compter de mai-‐juin 2011, les visas pour les journalistes étrangers sont délivrés au compte-‐gouttes. Bafouant la peur, des activistes ou de simples citoyens, armés de leur téléphone portable ou de caméras, descendent dans les rues pour couvrir ces rassemblements et leur répression. Acteurs de l’information, ils sont systématiquement visés. En l’absence de journalistes professionnels, syriens ou étrangers, ils produisent du contenu de terrain à destination des médias du monde entier. Réseaux, comités et autres centres des médias se mettent en place. Chaque ville a au moins son « media office ». Un temps, une petite dizaine de centres des médias co-‐existaient à Alep. Jameel Salou, journaliste fondateur de l’agence de presse Free Syria News Agency (FSNA) déclarait en septembre 2013 que la ville de Raqqa ne comptait pas moins de 39 bureaux des médias civils4. Très rapidement, les premiers médias « libres » voient le jour. Watan FM commence à émettre dès l’été 2011 dans différents quartiers de la capitale et les premiers numéros de Souriatna sont distribués fin septembre. Quelques mois plus tard, des militants de Zabadani et Daraya lancent respectivement Oxygen et Enab Baladi. On assiste alors à la naissance, en Syrie, d’une nouvelle génération d’acteurs de l’information : les citoyens-‐journalistes. Ces derniers sont principalement des hommes, entre 18 et 30 ans. “Il y a des femmes certes, mais leur nombre tend à se réduire considérablement”, déplore Lina Chawaf en novembre 2013. La plupart n’ont pas fait d’études de journalisme. Certains avaient leur propre carrière, certains un bagage universitaire, d’autres non ; certains avaient de l’argent, d’autres pas. “Ce n’était pas une question de milieu social, ni de capital culturel,” souligne alors la directrice des programmes de Radio Rozana5.
1 http://fr.rsf.org/press-‐freedom-‐index-‐2010,1034.html 2 http://fr.rsf.org/predateurs2010-‐03-‐05-‐2010,37234.html 3 http://fr.rsf.org/IMG/pdf/ennemis_internet.pdf 4 http://fr.scribd.com/doc/181997376/Le-‐journalisme-‐en-‐Syrie-‐une-‐mission-‐impossible, p.26 5 http://fr.scribd.com/doc/181997376/Le-‐journalisme-‐en-‐Syrie-‐une-‐mission-‐impossible, p.27
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De leur côté, les médias du gouvernement continuent de disséminer la rhétorique selon laquelle les manifestants sont des terroristes qui entendent déstabiliser le pays. En parallèle, les autorités renforcent leur contrôle de la Toile, conscientes qu’Internet est à la fois un lieu d’expression, un espace de production d’informations à destination des Syriens et de l’étranger, ainsi qu’un outil de mobilisation et d’organisation de la société civile. Les arrestations par les services de sécurité et les shabbiha deviennent quotidiennes. La militarisation du conflit provoque une partition de fait du territoire, entre d’un côté une zone contrôlée par l’armée régulière et de l’autre celle sous le contrôle de l’Armée syrienne libre dans le nord du pays. On observe alors une multiplication d’initiatives médiatiques, tous supports confondus. Journaux, radios, sites Internet, télévisions germent de toutes parts. En raison de l’instabilité de la situation sur le terrain, la plupart décident de s’installer hors du territoire syrien. Rapidement, la Turquie devient la base arrière et Gaziantep le hub de ces nouveaux médias. L’attractivité de la Turquie s’explique certes par la proximité géographique avec les zones dites « libérées » du nord de la Syrie, mais aussi par la politique des gouvernements libanais, jordanien et égyptien6 qui ne voient pas d’un bon œil le développement sur leur sol d’activités de soutien à la révolution syrienne. De manière générale, ces médias se construisent en opposition à la propagande de Damas. Dirigés pour la plupart par des citoyens-‐journalistes non formés aux principes de base du journalisme, ils diffusent bien souvent une rhétorique révolutionnaire, loin de toute objectivité, neutralité et impartialité. Ceci était lisible et audible dans le choix du vocabulaire, le ton et l'identité visuelle utilisés. En voulant se construire en totale opposition, ces « médias de la révolution » reproduisent (inconsciemment) le fonctionnement du régime, contre lequel ils s'érigent pourtant, développant une dialectique de « si tu n'es pas avec nous, tu es contre nous ». En avril 2013, un journaliste syrien déclare : « Etre indépendant est impossible aujourd'hui. On ne peut et on ne doit simplement pas l'être ». Il y a certes des exceptions, mais beaucoup se voient alors comme les « gardiens de la révolution », souhaitant transmettre au monde la « réalité du terrain », loin des « clichés » véhiculés par les médias étrangers. Un formateur observait en avril 2013 que « beaucoup confondent révolution et journalisme 7 ». En l’absence d’observateurs étrangers « neutres » sur le terrain, en parallèle de la guerre physique, médias gouvernementaux (ou affiliés) et nouveaux médias se livrent à une guerre de l’information et de la désinformation. Par ailleurs, l’image et le travail des citoyens-‐journalistes – et plus généralement des civils engagés dans une démarche d’information – est altérée par l’implication des combattants et de leurs communicants dans cette bataille de l’information. Chaque groupe armé se dote en effet d’une « équipe média », composée d’au moins un photographe-‐cameraman chargé de filmer les faits de guerre et de mettre en ligne ces images sur Facebook et/ou Youtube. Le but est non seulement de documenter le conflit, mais également d’attirer le financement de bailleurs de fonds potentiels. Depuis, la fièvre révolutionnaire est retombée. « Les citoyens-‐journalistes se sont professionnalisés et la qualité des contenus a grandement progressé. Certains ont su acquérir de véritables compétences journalistiques, en réponse notamment aux demandes des chaînes arabes et internationales », soulignait la journaliste Hala Kodmani lors d’une intervention à l’Institut du monde arabe le 9 octobre 2013 à Paris. Cette professionnalisation est également le résultat des sessions de formation mises en place par différentes organisations non gouvernementales. « L’activisme médiatique est devenu une source de revenus pour beaucoup de jeunes, une façon de gagner sa vie. Beaucoup travaillent pour des médias internationaux mais aussi pour des médias locaux. » La multiplication des groupés armés, l’émergence puis l’expansion de l’État islamique en Irak et au Levant (ISIS), ainsi que l’auto-‐proclamation de l’autonomie des trois cantons majoritairement peuplés de Syriens kurdes le long de la frontière turco-‐syrienne (appelés Rojava, ou Kurdistan occidental) en novembre 20138 ont contribué au morcellement à l’extrême du territoire, avec des lignes de front en perpétuelle évolution et des alliances qui
6 À compter du coup d’Etat militaire de juillet 2013 7 http://fr.scribd.com/doc/181997376/Le-‐journalisme-‐en-‐Syrie-‐une-‐mission-‐impossible 8 Ces trois cantons non-‐continus sont Kobane/Ayn Al-‐Arab, Afrin et Jazira/Hassakah. “A Statement on the Declaration of the Interim Joint Administration in Kurdish Region in Syria,” November 16, 2013, http://www.pydrojava.net/eng/index.php/pyd-‐statements/116-‐a-‐statement-‐by-‐the-‐executivecommittee-‐of-‐the-‐democratic-‐union-‐party, accessed June 9, 2014.
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se font et défont en fonction des intérêts. Chacun entend imposer sa loi à la population vivant sur le territoire qu’il cherche à dominer. Armés de leurs propres médias, ces groupes cherchent également à contrôler le travail des journalistes indépendants. L’arbitraire est de mise et les exactions monnaie courante. La moralisation de la société rend chaque jour plus difficile leur travail, notamment celui des correspondantes femmes. Le renforcement de Jabhat Al-‐Nosra dans le nord du pays depuis la fin de l’année de 2014 a provoqué la troisième vague d’exil d’acteurs de l’information. Ces défis sécuritaires viennent s’ajouter aux contraintes matérielles et techniques, telles que les coupures d’électricité et l’absence d’internet terrestre. Plus de quatre ans après le début du conflit, tout le monde s’accorde pour dire que ce conflit est amené à durer et que les médias ont un rôle à jouer. Toutefois, ce rôle, quel est-‐il ? Cette étude entend dresser un panorama synthétique des radios syriennes. L’analyse des difficultés qu’elles rencontrent au quotidien permet de dégager les défis qui sont les leurs aujourd’hui afin de faire face au mieux aux chantiers de demain. Quelques pistes de réflexion sont mentionnées, à la fois pour les radios syriennes, mais également pour les organisations travaillant dans le domaine du soutien aux médias ainsi que pour leurs bailleurs.
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Section 1 – Panorama succinct des nouvelles radios syriennes Un grand nombre de radios a été lancé depuis le début du soulèvement en mars 2011. En l’absence d’étude telle que celle réalisée par Enab Baladi sur la presse écrite9, il est difficile de connaître avec précision le nombre d’initiatives radiophoniques. Toutefois, un panorama des médias syriens réalisé par International Media Support en mai 201410 estimait à plus d’une vingtaine le nombre de radios syriennes alors en activité. Chiffre en constante évolution, avec la disparition d’un certain nombre d’antennes, faute de pérennisation des financements.
1-‐ Un paysage radiophonique en structuration
a) Historique À quelques exceptions près, la plupart de ces stations ont été lancées par des militants de la société civile, sans formation journalistique initiale, sur la base de ressources personnelles. Tel est le cas de Watan FM11, première radio de la nouvelle génération, qui commence à diffuser en FM dans différents quartiers de Damas à partir d’émetteurs acheminés clandestinement jusqu’en Syrie. Un de ses fondateurs et l’actuel directeur général, Dr Ubadah Al-‐Qaddri, est médecin de profession. La plupart ont cependant commencé à émettre en 2012 et 2013 sur la Toile, dans un premier temps. Un sentiment d’euphorie révolutionnaire était alors de mise. Ces acteurs de l’information étaient loin d’imaginer que le conflit s’inscrirait dans la durée et dans un cadre géopolitique qui dépasse largement la Syrie. Si certaines radios ont été lancées depuis la Syrie, d’autres sont le résultat d’initiatives créées par des activistes récemment sortis du pays, d’autres vivant depuis plus longtemps à l’étranger. Leur motivation ? Se rapprocher des gens. Bénévoles, ils étaient animés d’une volonté de s’exprimer et de faire témoigner « la rue syrienne », après plus de 40 ans de dictature. Pour se faire, la radio était – pour beaucoup d’entre eux – « le moyen le plus simple et le plus facile », explique Sirwan Hussein, directeur d’Arta FM, lancée en juillet 2013. Pour Adnan Haddad de Hara FM12, qui a commencé à émettre en novembre 2013, il s’agissait de la solution la plus efficace pour donner et recevoir des informations du fait du manque d’Internet dans la région d’Alep. De son côté, « Radio Alwan se voyait également comme un moyen de contrôle sur les institutions de l’opposition au niveau local dans les provinces d’Idlib et d’Alep », se souvient Ahmed Qaddour13. Pour la directrice de Sout Raya, « nous avons eu le sentiment qu’il était nécessaire d’offrir une source professionnelle capable de fournir une alternative aux sources officielles14 ». Pour SMART en revanche, la radio était avant tout un moyen pour « toucher » les militaires de l’armée régulière, le plus souvent coupés du monde et des informations, mais pouvant accéder aux fréquences sur leur talkie-‐walkie. Le chercheur et spécialiste des médias syriens, Enrico de Angelis, estime que « le choix de passer à la radio répond à des besoins spécifiques. D’abord, c’est après Internet le mode de transmission le plus économique (…). Une radio est également plus facile à gérer qu’une télévision ou un journal pour les fondateurs, qui sont pour la plupart des journalistes peu expérimentés ». Le chercheur qualifie ces initiatives de « réactionnaires », dans le sens où elles s’inscrivent « dans le cadre d’une réflexion critique vis-‐à-‐vis de la révolution dans son ensemble et du rôle qu’ont joué les médias », et qu’elles « impliquent un retour, quoique partiel, à des pratiques journalistiques et médiatiques plus traditionnelles et antérieures à la révolte15 ».
9 http://www.enabbaladi.org/archives/32670 10 Etude non publiée 11 http://watan.fm/ 12 http://hara.fm/ 13 file://localhost/Radio Alwan a été lancée en avril 2013. http/::www.alwan.fm: 14 http://www.moyenorient-‐presse.com/?p=1476 (p.47) 15 http://www.moyenorient-‐presse.com/?p=1476 (p.45)
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b) Un pluralisme radiophonique ? Plusieurs lignes de différenciation démarquent le panorama des nouvelles radios syriennes. Est rapidement apparue une première différence entre les radios à tonalité révolutionnaire et les partisans d’une ligne éditoriale plus neutre. Certaines antennes se sont en effet inscrites dans un mouvement de soutien à la révolution, faisant de ces stations des acteurs du soulèvement, un tel choix se reflétant dans la composition de la grille de programmes, le ton à l’antenne, la terminologie utilisée, les musiques diffusées, etc. D’autres ont clairement refusé, dès le début, de se faire le porte-‐parole d’un groupe ou d’une faction, comme le souligne Honey Al-‐Sayed de SouriaLi16. Toutefois, l’inscription dans la durée du conflit, avec la fin de l’opposition binaire entre forces gouvernementales et Armée syrienne libre, ainsi que l’éclatement de l’«opposition armée » avec l’arrivée des formations salafo-‐jihadistes et l’émergence d’une myriade de groupes armés ont conduit certaines de ces radios à repenser leur ligne éditoriale et à infléchir quelque peu leur tonalité révolutionnaire initiale. Pour Lina Chawaf, « Radio Rozana17 s’adresse à tous les Syriens. Il est nécessaire de permettre à toutes les voix syriennes d’être entendues, qu’elles soient en faveur de la révolution ou qu’elles soutiennent le régime ». Une autre distinction doit être faite entre les stations qui ont une visée locale et celles qui ont une ambition plus « nationale ». Ainsi Radio Fresh18 émet depuis Kafr Nabel, haut lieu créatif du soulèvement syrien, et diffuse des programmes en lien avec l’actualité de la région. Jusqu’en mai 2014, Radio Alwan se concentrait sur Saraqeb et ses environs. Quant à Hara FM, elle se focalise principalement sur Alep, tout comme Aleppo Media Center19. Arta FM20, qui émet la majorité de ses programmes en kurde, a de son côté installé ses émetteurs uniquement dans les zones à population majoritairement kurde (Amudah, Qamishli, Al-‐Malikiyah/ Derik, Ras Al-‐Ayn / Sere Kaniye et plus récemment Ayn Al-‐Arab / Kobane), tout en diffusant des bulletins en arabe, syriaque et arménien afin de toucher l’ensemble des communautés sur ces territoires. Ces radios dites « locales » ont une démarche de proximité. D’autres en revanche, comme Hawa SMART, Radio Orient, Radio Al-‐Kul, Radio ANA, Radio Rozana ou Souriali, entendent avoir une couverture plus large. On observe également des différences quant au contenu, entre des radios avec une programmation orientée sur des thématiques sociales et celles davantage tournées vers la production d’informations. À noter que le qualificatif utilisé par les interlocuteurs pour parler de leur radio est « mujtama’iya » qui signifie « en lien avec la société » et par extension « communautaire », et non l’adjectif « ijtima’iya » qui signifie « sociale ». Or ce terme de « radio communautaire » prête à confusion : rares sont les radios qui sont à proprement parler des radios communautaires, c’est-‐à-‐dire « contrôlées par la communauté qui en est propriétaire21 ». Aussi, peut-‐on faire une distinction entre des radios d’information et des radios dites « sociales », qui produisent des programmes davantage axés sur l’identité et la culture syriennes, les témoignages de personnes vivant en Syrie, « se focalisant sur la dimension culturelle et sociale de l’information22 ». Toutefois, cette ligne de différenciation n’est pas rigide : la plupart des radios qui se qualifient de « communautaires » produisent également des « news ». Le nouveau directeur de Radio Al-‐Kul23 a fait ainsi le pari de faire de sa station une radio uniquement d’informations « afin que toute personne qui allume le poste ait régulièrement des flash d’info ». D’autres mettent l’accent sur la société syrienne, comme Radio Alwan, Radio Fresh, Hara FM, Sout Raya ou Nasaem Syria24, qui se voit comme un trait d’union sociale25, donnant notamment la voix aux femmes avec son programme Barnamej Al-‐Mara’. Même Radio Ana26 davantage portée sur le journalisme de guerre tend à
16 https://www.facebook.com/RadioSouriaLi 17http://rozana.fm/ 18 https://www.facebook.com/Radio.Fresh.90.00FM 19 https://www.facebook.com/AleppoMediaCenter5 20 http://arta.fm/ 21 http://www.amarc.org/?q=fr/node/130 22 http://www.moyenorient-‐presse.com/?p=1476 23 http://www.radioalkul.com/ 24 http://www.nasaem-‐syria.fm/ 25 wassila ijtima’iya 26 http://www.ana.fm/ar/
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devenir une « radio sociale », observe Enrico de Angelis. Radio Rouh27 vise quant à elle un public jeune. Hawa SMART28 entend de son côté être une radio de services. Son programme Kif Al-‐Tariq fournit des informations précises sur l’état des routes, la présence de check-‐points, mais aussi la situation à la frontière avec la Turquie29. Si au début la plupart des programmes étaient enregistrés à l’avance, notamment en raison des contraintes de diffusion, la majorité des programmes sont aujourd’hui en direct, à l’exception bien entendu de ceux nécessitant un travail de montage sonore. Il convient de souligner les importants progrès réalisés par les différentes radios depuis leur lancement, aussi bien sur le contenu des programmes que sur leur qualité. Plusieurs observateurs constatent un réel pluralisme de l’offre radiophonique avec une véritable diversité des programmations et soulignent la créativité des équipes. En effet, il ne faut pas perdre de vue que ces antennes n’ont été lancées, pour la plupart, il n’y a que trois ans. Le chercheur Enrico de Angelis observe cependant une certaine tendance à l’homogénéisation des programmations, vers davantage de contenu social, « reflet de la politique de la communauté internationale qui multiplie les programmes de soutien à la reconstruction de la société civile ». Le chargé de programme de la Délégation de l'Union européenne en Syrie, qui finance quelques projets médias, estime qu'il faudrait davantage d'études, notamment sur le paysage médiatique en Syrie et sur l’audience, pour répondre – de manière générale – à la question de la réalité du pluralisme des nouveaux médias, ainsi que sur leur l'impact. « L'Union européenne finance actuellement une telle étude qui tente d’être la plus inclusive possible, avec un maximum de rigueur méthodologique. »
c) Une structuration du travail et une professionnalisation des équipes Du fait de la situation sécuritaire en Syrie, ainsi que dans certains pays de la région (Liban, Jordanie, Égypte), les radios sont aujourd’hui pour la plupart basées en Turquie, réparties entre Gaziantep et Istanbul. Cependant, certaines continuent à ne produire et diffuser que localement, comme Radio Fresh à Kafr Nabel, Aleppo Media Center depuis Alep, ou Arta FM dont le bureau principal est situé à Amudah et qui diffuse dans deux des trois cantons de la région auto-‐proclamée du Rojava. Radio Rozana a, de son côté, son bureau principal à Paris. Quant à l’équipe de SouriaLi, elle n’a pas de base géographique précise. « Notre bureau, c’est Skype », résume Honey Al-‐Sayed, co-‐fondatrice de cette radio, elle-‐même basée aux États-‐Unis. Qu’elles soient plus ou moins géographiquement proches de la Syrie, une grande partie de leur travail repose sur un maillage de correspondants répartis sur le terrain. Certains ont un contrat d’exclusivité, tandis que d’autres sont des indépendants payés à la pige. Les équipes, composées initialement de militants dépourvus de toute expérience journalistique, se sont également professionnalisées. Si la plupart des fondateurs des radios ne sont pas des journalistes professionnels, ils ont su s’entourer de professionnels expérimentés, notamment dans le domaine de la radio. Par ailleurs, qu’ils soient en Syrie ou à l’étranger, la majorité de leurs collaborateurs ont bénéficié de programmes de formation. D’importants investissements ont été faits par les différents bailleurs de fonds afin de renforcer le professionnalisme des radios sur le terrain et au sein des rédactions. De nombreuses formations aux règles de base du journalisme, mais aussi à la construction de sujets radiophoniques avec des modules relatifs à la prise de son et à l’écriture radio, ont ainsi été dispensées. Les différentes sociétés privées contractées par le « Bureau of Conflict and Stabilisation Operation » (CSO30) ont mis en place des programmes de formation à destination des radios soutenues par le département d’État américain, en plus de leur fournir équipements et soutien financier. Tel a été le cas, par exemple, de la société quataro-‐britannique Access Research Knowledge, plus connue sous l’acronyme ARK31, et de son sous-‐
27 http://www.radiorooh.com/ 28 https://www.facebook.com/hawasmartradio 29 https://soundcloud.com/hawa-‐smart/15-‐2-‐2015a 30 http://www.state.gov/j/cso/releases/other/2013/206410.htm 31 ARK n’a pas donné suite à la demande d’entretien formulée le 11 juin.
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contractant, l’ONG syrienne Basma. Par la suite, le CSO a confié ce contrat à Creative Associates International32. Au début, Creative33 soutenait dix radios et deux chaînes de télévision. Une des radios ayant cessé ses activités en 2014, seules neuf radios font toujours partie du programme de soutien. Les formations de base aux techniques journalistiques ont été transformées en mentoring au sein des rédactions. Si la fourniture des émetteurs était à la charge d’ARK34, le mentoring avait été confié – jusqu’en février/mars 2015 – à Global News Intelligence (GNI). Une autre société est depuis en charge de ce renforcement des capacités des radios. L’ensemble des personnes interrogées soulignent l’absence d’interférence d’ARK ou de CREATIVE dans le contenu éditorial des radios, contrairement à Basma pour la presse écrite. D’après les informations recueillies, l’ensemble des mécanismes de soutien mis en place par le département d’État sur la Syrie, et plus particulièrement pour ce qui est du dossier des médias, sera repensé prochainement. En marge du département d’État américain, nombreuses sont les institutions qui soutiennent activement les radios syriennes dans le domaine de la formation. Depuis 2012, l’Union européenne, via l’Instrument européen pour la démocratie et les droits de l’Homme, ou dans le cadre de sa politique de voisinage, a ainsi soutenu un certain nombre de projets en vue de renforcer et consolider les capacités des nouveaux médias syriens, notamment en matière de respect des règles journalistiques et de professionnalisation de leurs équipes. De même pour les États membres de l’Union, dont certains ont développé de tels soutiens. Par ailleurs, d’importants efforts de structuration interne ont été déployés par les radios afin de devenir de véritables organisations médiatiques. Si les organigrammes internes diffèrent d’un média à l’autre, de manière générale, les directions – le directeur des programmes le plus souvent – élaborent la grille des programmes ; grille qui est amenée à évoluer en fonction des retours du terrain. Des réunions de rédaction sont organisées à intervalles plus ou moins réguliers. Dans la plupart des radios, une personne est chargée de faire la liaison avec les correspondants et de coordonner leur travail. Acteurs clés, ils envoient leurs sujets à leurs rédactions respectives, qui ont ensuite pour tâche de les éditer mais également d’en vérifier le contenu. Un certain nombre d’allers-‐retours peuvent être nécessaires avant qu’un sujet soit intégralement validé puis diffusé. Ce principe de fonctionnement schématique entre équipe de rédaction et correspondants sur le terrain est à l’œuvre entre les différentes radios, qu’elles soient basées en Syrie, en Turquie ou plus loin dans la région, à l’exception près que, pour les radios basées en Syrie, le contact est physique entre les rédactions et leurs correspondants, alors que de telles rencontres sont plus rares pour celles basées hors du territoire syrien. Toutefois, Internet – quand accessible – parvient autant que faire se peut à pallier aux difficultés inhérentes au contexte syrien. Si à l’origine de ces radios la plupart des personnes travaillaient bénévolement, il n’en est plus de même aujourd’hui, avec l’arrivée d’importants bailleurs de fonds pour soutenir les projets. Ceci n’a pas été sans conséquence, de manière générale, sur le cœur de la motivation des personnes composant les équipes. d) Vers une structuration du secteur des radios ?
De leur propre initiative, quatorze radios syriennes ont signé, début 2014, un code d’éthique et de déontologie « spécifique aux radios syriennes indépendantes35 ». Ce code définit la nature de la relation entre ces médias et la société. Il précise leurs droits et devoirs et insiste sur les principes de crédibilité et d’objectivité. Ce code constitue le socle commun de travail des nouvelles radios syriennes. Par la suite, six radios – Ana, Arta FM, Hara FM, Radio Alwan, Sout Raya et Nasaem Syria – principalement basées à Gaziantep, ont décidé de créer le réseau ABRAJ36. Lancé en novembre 2014, ABRAJ a été enregistré en Turquie en mars 2015. Nasaem Syria a décidé de se retirer en mai 2015. Né d’une initiative syrienne, ce réseau
32 http://www.creativeassociatesinternational.com/ 33 CREATIVE a refusé de donner suite à la demande d’entretien formulée le 4 juin 2015. CREATIVE vient de voir son contrat renouvelé jusqu’en septembre 2015. 34 D’après certains rédacteurs en chef, ARK continue à soutenir les radios en finançant également la production de programmes spécifiques, comme celui à destination des femmes prochainement lancé par Radio Alwan. 35 http://www.almodon.com/media/1f5028c2-‐e61f-‐4307-‐8c9c-‐64e8586af81c 36 http://www.abrajsy.org/
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a pour vocation de créer une synergie entre ses différents membres, via le renforcement des échanges avec des productions communes et l’optimisation des moyens dont dispose chaque radio. D’après les informations recueillies, certains bailleurs aimeraient qu’ABRAJ s’agrandisse afin d’intégrer de nouvelles radios. 2 – La diffusion des radios ou l’importance de la FM Pour des raisons financières et techniques, la plupart des radios syriennes ont commencé à émettre sur Internet, à part Watan FM et son réseau de 20 émetteurs mis en place dans différents quartiers de la capitale syrienne dès l’été 2011. Toutefois, l’audience sur Internet est limitée en Syrie, en raison de l’inégal accès à Internet sur le territoire syrien. Quant à l’écoute de la radio par satellite, cette pratique est loin d’être répandue, d’autant plus qu’elle est techniquement dépendante des coupures d’électricité. Face à cette réalité, il est rapidement devenu crucial pour les radios de diffuser en FM, afin d’être écoutées des syriens en Syrie, dans les zones du nord du pays dites « libérées », suscitant une certaine compétition – pas nécessairement positive – entre les radios. a) Le partage des fréquences, une nécessité première Le partage des fréquences s’est rapidement imposé pour des raisons à la fois économiques et logistiques. Cela a été pendant longtemps la seule solution à disposition de la majorité des radios afin d’émettre en FM, avant que des financements plus importants ne leur permettent d’obtenir leur propre émetteur et leur propre fréquence.
• L’expérience SMART / Hawa SMART L’Association de soutien aux médias libres (ASML37), enregistrée en France en novembre 2011, – en coopération avec son organisation partenaire syrienne SMART, en charge de la mise en œuvre technique – a soutenu plusieurs radios : celle de SMART (Hawa SMART), Al-‐Assima Online (avant qu’elle ne devienne Al-‐Assima) et Radio Al-‐Kul, toutes trois en matériel, financement et transmission FM. Avec SouriaLi, seul un accord de diffusion a été signé. L’idée initiale de SMART était de créer un réseau de radios FM sur des émetteurs lui appartenant, avec une plateforme de contenu qui soit disponible pour tous. Ce projet n’a pas vu le jour : en novembre 2012, Sinan Hatahet, co-‐fondateur de l’organisation et responsable du bureau média du Conseil national syrien, crée Radio Al-‐Kul. À compter du 15 mars 2013, cette radio, soutenue par SMART puis par la Coalition, est diffusée sur les émetteurs de SMART, tout comme Al-‐Assima (auparavant uniquement sur Internet). Le 1er janvier 2014, SMART lance alors sa propre radio et commence à diffuser les programmes de SouriaLi. Ces quatre radios se sont partagées la fréquence par la suite, Hawa SMART occupant la tranche principale des heures de diffusion (soit huit heures de programmes) laissant six heures de couloir aux trois autres radios. Depuis octobre 2014, le nouveau directeur de Radio Al-‐Kul, Yasser Kherallah, a décidé de se retirer de cette initiative. Hawa SMART entend aujourd’hui revoir sa programmation pour davantage de visibilité et de cohérence38. D’après Chamsy Sarkis, ces radios peuvent être écoutées en FM depuis mars 2013 à Damas grâce à un émetteur dans la Ghouta (sur 103.2 FM) et à Homs, Hama et au sud d’Idlib, grâce à un émetteur dans le sud d’Idlib (99.8 FM)39. La ville d’Alep a par la suite été équipée, tout comme Raqqa. Au cours de l’hiver 2013/14, l’émetteur de Raqqa a été transféré à Deir Ezzor et la région de Lattaquié équipée, tout comme le nord de la province d’Idlib. L’ambition dorénavant est de couvrir la région d’Alep.
37 https://www.facebook.com/medialibre.fr 38 Discussions en cours lors de la rédaction de ce rapport 39 L’émetteur a été endommagé fin 2014. La réparation est en cours (entretien du 7 juin 2015).
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• L’expérience SYRNET
L’agence de coopération allemande, Media in Cooperation & Transition (MICT), est à l’origine de l’initiative « Syria Radio Network », SYRNET40, lancée en septembre 2013, dans le but de « diversifier les sources d’information sur les ondes et renforcer le professionnalisme des acteurs de l’information 41 ». Le principe du projet SYRNET est similaire à celui de SMART : des fréquences que différentes radios se partagent, avec une répartition horaire que les radios choisissent en fonction des créneaux disponibles et qui changent tous les six mois. Tous les jours, les radios fournissent plusieurs heures de programmes qui seront ensuite diffusées sur les ondes. Les émetteurs de SYRNET sont mobiles et seule MICT en connaît la localisation. Actuellement, SYRNET diffuse – entre autres – des programmes de Rozana FM, Radio Rooh, Radio Al-‐Assima, Hara FM, Nasaem Syria, Sout Raya42.
• L’initiative de CFI et IMS
Une initiative de CFI, l’Agence française de coopération médias, et International Media Support vient de voir le jour. Sur financement de l’Union européenne, IMS, « implementing partner » du projet Syrian Media Incubator, a signé un contrat avec la société émiratie Broadcast Systems Arabia43, afin que plusieurs radios soient diffusées en FM à compter du 1er juin 2015 dans le nord de la Syrie. Radio Rozana, Radio Fresh et Aleppo Media Center peuvent ainsi être écoutées sur 99.3 FM. Radio Rozana se réserve huit heures de diffusion, de 12 à 19h, les autres radios se répartissant les six heures de transmission restantes. Des négociations sont en cours avec d’autres radios44. b) La diffusion en fréquences propres, un choix pour la visibilité et le développement Un certain nombre de radios disposent de leur(s) propre(s) émetteur(s), et donc de fréquence(s) propre(s). Très rapidement, des radios telles que Radio Orient ont dès le début disposé de capacités financières leur permettant d’émettre directement sur une fréquence propre (97.2FM). D’autres ont dû attendre des financements extérieurs pour pouvoir être diffusées en FM sur leur(s) émetteur(s). C’est le cas notamment de Nasaem Syria (qui peut être écoutée sur 98.5FM à Alep et sa région), Radio Ana (90FM à Alep et sa région), Arta FM (99.5FM à Amudah, Qamishli, Al-‐Malikiyah/ Derik, Ras Al-‐Ayn / Sere Kaniye et plus récemment Ayn Al-‐Arab / Kobane), Hara FM (106.5MHz sur Alep et sa région), Radio Alwan (92.3 et 93.3FM dans les régions d’Idlib et d’Alep), Sout Raya (89.8FM dans le nord), Watan FM (90.3, 90.2, 90.03 FM dans Alep et sa région), Radio Al-‐Kul (95.5FM dans le nord), ou Radio Fresh (90 MHz à Kafr Nabl). Si ces radios couvrent principalement les régions nord du pays, toutes envisagent une diffusion prochaine dans les régions sud de la Syrie. Ainsi, on observe aujourd’hui quatre cas de figure de diffusion des nouvelles radios syriennes :
-‐ les radios qui n’émettent que sur leur émetteur et ont donc une seule et même fréquence ; -‐ les radios qui ne diffusent leurs programmes FM que grâce à des réseaux de partage de fréquences,
tels que SMART, SYRNET ou plus récemment l’initiative de CFI et IMS. Certaines radios diffusent sur plusieurs systèmes de fréquence partagée ;
-‐ les radios qui ont opté pour une combinaison des deux : émetteurs propres et diffusion sur une fréquence partagée ;
40 http://www.syrnet.org/ 41 http://www.mict-‐international.org/projects/syrnet-‐syrian-‐radio-‐network/ 42 https://www.facebook.com/syriaradionetwork/info?tab=page_info. D’après les informations recueillies cependant, Yasmeen Al-‐Sham aurait cessé d’émettre. 43 http://www.broadcastarabia.com/ 44 Informations au 15 juin 2015
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-‐ les radios qui ne diffusent que sur Internet et/ou sur satellite. Par ailleurs, depuis leur lancement, la plupart des radios procèdent à des échanges de contenu. On peut citer SouriaLi et Radio Alwan, mais c’est loin d’être une exception en la matière. Tout comme le fait que des stations fournissent des programmes labélisés pour l’antenne panarabe Radio Al-‐Aan.
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Section 2 -‐ Les difficultés inhérentes au contexte syrien
1) La radio, un médium syrien ?
Nombreux sont les analystes et observateurs de la société syrienne, y compris les journalistes eux-‐mêmes, qui soulignent combien la radio n’était pas un « médium culturel syrien » avant le soulèvement de 2011. « Les gens écoutaient la radio en voiture ou dans les magasins, quand le transistor n’avait pas été remplacé par la télévision », se rappelle une journaliste. On peut donc s’interroger sur l’impact du conflit actuel sur l'écoute de la radio en Syrie : la guerre et les contraintes matérielles qu’elle engendre ont-‐elles changé la pratique des Syriens en termes d’accès à l’information ? De manière générale, l’étude réalisée par MICT, publiée en août 201445, montre que la première source d’information pour les syriens où qu’ils vivent et quels qu’ils soient, est la télévision devant Internet46. La radio est utilisée par 54.2% des Syriens dans les « zones contrôlées par le régime » pour avoir de l’information, contre 51.7% dans les « régions contestées/sous contrôle des rebelles ». Un journaliste syrien observe cependant que la radio semble jouer un rôle plus important dans les régions majoritairement kurdes du pays, en comparaison avec le reste de la Syrie. Or les radios sont les projets qui ont reçu les financements les plus importants, notamment de la part du département d’Etat américain. Ce qui a amené la journaliste Hala Kodmani à déclarer – en mars 2015 – que les projets de radio sont le plus gros gâchis, en termes financiers. Opinion partagée par l’hebdomadaire Souriatna dans un article publié le 1er avril 2015, sous le titre « Les radios syriennes : bailleurs inconnus et auditeurs absents47 ». Aussi peut-‐on légitimement s’interroger sur les raisons de tels investissements dans le secteur des radios. L’accès des syriens à une information libre et non censurée est-‐elle la seule motivation ? Ces radios sont aujourd’hui confrontées au défi d’atteindre leur(s) public(s), ainsi que de répondre aux besoins de leurs auditeurs en matière d'information. Pour cela, il leur convient d'analyser l'audience qui est la leur et ses attentes en terme de programmation.
2) Crise existentielle et déconnexion de fait Les nouveaux médias syriens, quels que soient leur support, traversent une sorte de crise existentielle. Leur rôle, et tout particulièrement celui des radios, a changé depuis 2011. D’accompagnateurs de la révolution, elles se sont ensuite donné pour fonction de motiver les indécis, tout en s’érigeant comme watchdog à l’égard des instances révolutionnaires, pour soutenir l’effort de démocratisation des institutions de la future Syrie. Depuis la mi-‐2013, elles promeuvent les valeurs de paix et de tolérance, afin de lutter contre la radicalisation, le confessionnalisme et la montée des extrémismes. Aujourd’hui, si cette ambition reste le plus souvent celle affichée, nombreuses sont les radios qui ne parviennent plus à imaginer comment elles peuvent atteindre cet objectif et qui s’interrogent sur le réalisme même de cette ambition. Quoi de plus normal au regard de la situation en Syrie aujourd’hui. Il est crucial qu’une réflexion s’organise au sein des rédactions sur leur objectif et leur audience, afin d’adapter au mieux le contenu de leurs programmes. Ce questionnement est d’autant plus fort que les radios et leurs équipes souffrent de l’éloignement géographique à l’égard du contexte syrien. Cette déconnexion est un fait, non une critique. Pour des raisons de sécurité, mais aussi de facilité technique et logistique, la plupart de ces radios ont décidé que l’équipe éditoriale serait basée hors de la Syrie, tout en conservant un maillage de correspondants sur le terrain. Seules Radio Fresh, Arta FM et plus récemment Aleppo Media Center continuent à avoir l’intégralité de leurs équipes à l’intérieur du pays. Certes les contacts avec l’intérieur sont quotidiens, et certains rédacteurs en chef et journalistes continuent à effectuer des missions régulières dans le pays. Mais il n’empêche, l’éloignement physique est une réalité, et une certaine déconnexion à l’égard des priorités des syriens à l’intérieur de la Syrie en termes d’information une conséquence.
3) Absence de visibilité des financements
45 Réalisée en janvier 2014 – avant l’expansion territoriale d’ISIS à compter de l’été 2014. 46 http://www.mict-‐international.org/wp-‐content/uploads/2014/08/syrienstudie_20140813.pdf 47 http://syrian-‐reporter.net/ممججههوولل‐-مممموولل‐-االلججددييددةة،‐-االلسسووررييةة‐-االلإإذذااععااتت/
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L’absence de financements à long-‐terme constitue un handicap de taille pour les radios. Ainsi, certaines ont cessé d’émettre observe le chercheur Enrico de Angelis, citant les exemples notamment de Baladna et de Yasmeen Al-‐ Sham. Les contrats de CREATIVE, principal bailleur à l’heure actuelle, avec les radios que le département d’État américain soutient sont ainsi de trois à quatre mois, ce qui empêche les radios de pouvoir se projeter et d’organiser leur travail sur la durée. Par ailleurs, l’absence de transparence dans les financements engendre clairement des problèmes de compétition entre les différentes radios. Il est en effet très difficile de créer cohésion et esprit de solidarité dans ces conditions.
4) Une production sous influence a) L’impact de la sécurisation des émetteurs sur la ligne éditoriale Si certains responsables de radios nient tout lien avec les groupes armés sur le terrain, nombreux sont ceux qui reconnaissent, pragmatiquement, entretenir de telles relations afin de protéger les antennes de transmission. Tous ne reconnaissent pas ouvertement l’impact de cette relation sur la ligne éditoriale, mais d’aucuns s’accordent pour souligner cet état de fait, non seulement pour la sécurité des équipements, mais également celle des correspondants.
b) La question cruciale de la sécurité des correspondants
Conscients de l’absence de sécurité sur le terrain pour leurs correspondants, nombreuses sont les radios qui évitent de traiter de certains sujets, de se focaliser en particulier sur tel ou tel groupe armé, ou de citer des exemples précis. Chamsy Sarkis, responsable d’ASML/SMART, reconnaît que les équipes de Hawa Smart n’abordent pas (ou peu) certains sujets, jugés trop sensibles. Il cite ainsi l’exemple de la cour islamique de Jabhat Al-‐Nosra, sujet sur lequel – « pour des raisons de sécurité évidentes » – la rédaction n’enquêtera pas. La direction de Watan FM affirme, quant à elle, aborder tous les sujets, mais se refuse à mentionner le nom du correspondant quand un programme qui pourrait être sensible est diffusé à l’antenne. « Sout Raya ne fait l’impasse sur aucun sujet, en prenant soin de rester factuel et objective », commente Firas Fayyad. Politique éditoriale également adoptée par Radio Al-‐Kul. Pour éviter les problèmes, Radio Rozana utilise désormais des pseudonymes pour l’ensemble de ses correspondants, et non plus seulement pour ceux basés dans les régions contrôlées par le régime. Par ailleurs, les correspondants basés dans les territoires contrôlés par le gouvernement ou l’ISIS envoient leurs sujets au siège à Paris, alors en charge de les enregistrer. Dans certaines zones, Reem Halab de Nasaem Syria déclare modifier la voix de ses correspondants pour qu’elle ne soit pas identifiable lorsque les programmes passent à l’antenne. Ceux de Hawa SMART ont été jusqu’à publier sur leur page Facebook qu’ils ne collaboraient plus avec la radio, histoire de détourner l’attention et faire retomber un peu la pression. De même, on peut s’interroger sur la marge de manœuvre des radios qui émettent dans la région du Rojava. En raison des pressions exercées par les groupes armés, certains correspondants ont décidé de prendre le chemin de l’exil.
c) La pression sociale (réelle ou perçue)
• Contexte syrien et déontologie journalistique
La notion de « respect à l’égard des souffrances des Syriens qui vivent toujours à l’intérieur » est omniprésente chez la plupart des journalistes interrogés. Ceci impacte la ligne éditoriale des radios, leur ton et la terminologie utilisée. Une réflexion est menée par certaines rédactions sur le lexique sémantique à utiliser sur les ondes.
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Ainsi Zoya Bostan de Hawa SMART reconnaît aujourd’hui le dilemme déontologique d’utiliser à l’antenne le terme de ‘martyrs’ au lieu de ‘tués’. « On avait choisi le terme ‘martyr’ parce qu’il contient la connotation de ‘mourir pour une cause’. Le terme ‘tué’ nous semblait trop édulcoré », ajoutant avec lucidité : « On a pris en considération les sentiments des Syriens, même si ce n’était pas professionnel. » Chamsy Sarkis souligne la dichotomie entre l’antenne et l’écrit : le terme ‘martyr’ est utilisé à l’antenne, mais est remplacé par ‘tué’ quand il est utilisé par l’agence de presse. Politique inverse à Radio Al-‐Kul. Quant à Radio Rozana, Lina Chawaf explique que le terme de ‘martyr’ n’est pas utilisé sur les ondes, même si elle reconnaît avoir eu du mal à l’imposer à ses équipes au début. Toutefois, « on a conscience de la sensibilité de ce sujet eu sein de la population. Aussi on essaie au maximum de ne pas non plus utiliser le terme de ‘tué’ en utilisant d’autres expressions ». Sout Raya de son côté utilise le terme ‘tué’, « par souci de professionnalisme et d’objectivité », commente Feras Fayyad. De même, certains s’interrogent sur la dénomination à donner à la région autonome auto-‐proclamée du « Rojava », craignant qu’utiliser cette appellation revienne à reconnaître l’existence d’un Kurdistan syrien et à entériner – de fait – une partition du pays. Un journaliste souligne que « l’utilisation du terme Rojava est clairement un choix politique. Il montre un parti pris évident ». Même dilemme sur les noms des villes kurdes. Lina Chawaf de Radio Rozana a tranché : « On donne systématiquement les deux noms, arabe et kurde. Par exemple, on dit ‘Kobane/Ayn Al-‐Arab’. » Le choix de la terminologie pour nommer l’État islamique en Syrie et au Levant est lui aussi loin d’être anodin. Si certains médias utilisent l’expression entière par souci d’éthique journalistique, d’autres optent pour l’acronyme arabe, « Daech », connoté péjorativement. D’autres au contraire emploient le terme « Al-‐Dawla » (i.e. l’État en arabe), signe d’un certain soutien à l’égard d’ISIS.
• Une moralisation croissante
Certaines antennes vont jusqu’à élaborer des programmes religieux afin d’essayer d’influencer les potentiels supporters de Jabhat Al-‐Nosra et d’ISIS sur le terrain, en invitant des leaders religieux afin de déconstruire de manière « subtile » leur manière de penser, comme c’est le cas de radio Al-‐Kul avec un programme quotidien et deux émissions hebdomadaires. La politique musicale est également placée sous le signe de la moralité. Certains chanteurs trop connotés pro-‐régime sont strictement interdits sur certaines fréquences. De son côté, Reem Halab de Nasaem Syria rappelle que « la programmation musicale est adaptée pour que les syriens de l’intérieur sentent que nous ne sommes pas loin de leurs besoins et priorités.» Jabhat Al-‐Nosra a menacé certaines antennes si elles continuaient à diffuser la voix de femmes sur les ondes, voire si elles continuaient à diffuser de la musique.
5) Le casse-‐tête de la diffusion a) Les contraintes techniques Pour des raisons financières et techniques, la plupart des radios ont commencé à émettre sur Internet. Toutefois, l’audience sur Internet en Syrie est limitée. L’accès à Internet est stable principalement dans les zones contrôlées par le régime, où 78% de la population a accès à Internet (d’après l’étude de MICT). S’il est stable, il est également contrôlé et filtré48 par la Syrian Telecommunications Establishment (STE)49, sous la tutelle du ministère des Télécommunications et des Technologies. Ce dernier a bloqué l’accès à la quasi-‐totalité des sites de ces nouvelles radios.
48 http://12mars.rsf.org/2014-‐en/2014/03/11/syria-‐online-‐tracking-‐is-‐a-‐family-‐affair/ 49 http://www.ste.gov.sy/
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Dans le nord, en raison des destructions infligées par les combats et la coupure des communications dans certaines parties du territoire, l’accès est difficile et territorialement dépendant : il est possible de capter le réseau turc à proximité de la frontière (y compris dans la région administrée par le PYD, principale force politique kurde syrienne) et des câbles physiques ont été tirés depuis la Turquie vers les grandes villes du nord via Azaz pour la région d’Alep et Sarmada pour la région d’Idlib. Par ailleurs, des points-‐relais satellitaires ont été installés dans les conseils locaux, certains centres culturels et les QG de bataillons. L’accès reste problématique. Il en est de même dans les régions contrôlées par l’ISIS où des informations contradictoires parviennent sur la capacité de la population à avoir accès à Internet. Il convient de souligner que la porte d’entrée principale de l’information pour un syrien qui a Internet est Facebook (comme dans beaucoup d’autres pays), et non pas les sites d’information et encore moins les sites des radios. La personne aura donc accès au contenu d’une radio uniquement s’il (ou elle) en a « liké » la page, accédant ainsi à cette information via son fil d’information, constitué d’informations postées par des personnes de confiance (« trustees ») ou des médias « qu’il/elle suit ». Quant au satellite, nombreuses sont les radios qui sont également diffusées sur le satellite (grâce à des accords via CREATIVE, Radio Netherland Worldwide ou SYRNET), toutefois, rares sont les syriens qui écoutent la radio par satellite : quand une personne parvient à avoir de l’électricité et qu’elle a accès au satellite, elle préférera d’emblée regarder une chaîne d’information satellitaire, plutôt que d’écouter une radio satellitaire sans image… Face à cet état de fait, il était devenu crucial pour les radios de diffuser en modulation de fréquences. Aujourd’hui, si certaines ne sont toujours diffusées que sur Internet ou le satellite, la compétition se fait au niveau de la présence sur les ondes, de manière à pouvoir atteindre la population cible que constituent les syriens vivant en Syrie. Comme mentionné précédemment, nombreuses sont les radios qui n’ont eu d’autres choix que de partager leur fréquence. Toutefois, les initiatives de partage de la fréquence, que ce soient SMART, SYRNET ou plus récemment celle de CFI et IMS, engendrent un problème quant à l’identité des radios (« brand ») qu’elles diffusent et donc de fidélisation des auditeurs. Ce qui explique pourquoi Yasser Kherallah a pris la décision de ne plus diffuser Radio Al-‐Kul sur les émetteurs de SMART ou de SYRNET. En même temps, les rédacteurs en chef soulignent qu’elles leur permettent d’être présentes via la FM dans des régions où elles ne pourraient pas y être sinon. Aujourd’hui, celles qui ont des capacités financières suffisantes semblent privilégier une fréquence propre, en maintenant – ou non – une présence sur un réseau partagé.
b) Une couverture FM géographiquement inégale et limitée En raison du conflit et de la fragmentation du territoire, aucune des nouvelles radios ne couvre l’ensemble du territoire national syrien, contrairement aux radios du régime. On ne peut qu’observer l’inégale répartition des émetteurs de ces nouvelles stations sur l’ensemble du territoire et donc l’inégal accès des syriens à ces radios FM. Seules les zones nord sont (partiellement) couvertes. Il est extrêmement difficile d’atteindre les populations situées dans certaines zones contrôlées par le régime sur la côte, notamment la région de Tartous, très éloignée géographiquement des zones contrôlées par des groupes armés non-‐gouvernementaux. Plus au nord, des émetteurs situés sur les hauteurs de Jisr Al-‐Shoughour permettent d’atteindre la ville de Lattaquié, contrôlée par le régime. À Damas, seule Hawa SMART serait actuellement accessible en FM50, Watan FM ayant dû interrompre la diffusion de ses programmes début 2015. Son directeur affirme qu’elle sera de retour sur les ondes au plus tard fin juin 201551. Dans les zones contrôlées par l’ISIS dans l’est du pays, il est quasi impossible pour ces radios d’être diffusées en FM. À Raqqa, seule la radio d’ISIS, Al-‐Bayan FM52, émet en FM. Watan FM entend implanter un émetteur de 2500 watts dans la région d’Idlib afin d’atteindre les populations vivant dans la province de Raqqa.
50 En date du 15 juin 2015. Il n’a pas été possible d’obtenir d’informations de la part d’Al-‐Assima. 51 Entretien du 16 juin 2015 52 https://www.youtube.com/watch?v=b-‐7i4ZzFm_0
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Le sud est quant à lui le grand exclu. Toutefois, nombreux sont les médias qui envisagent d’installer prochainement des antennes dans la région de Deraa afin de couvrir le sud du pays. Par ailleurs, leur diffusion est géographiquement limitée, à l’image du morcellement du territoire. Si certaines émettent dans plusieurs endroits du territoire – le plus souvent sans continuité spatiale –, d’autres ne diffusent qu’en un lieu précis. Ainsi Radio Fresh peut être écoutée à Kafr Nabel, Arta FM dans deux des trois cantons du Rojava et Aleppo Media Center à Alep. A ses débuts, Radio Alwan diffusait sur Saraqeb et sa région uniquement. Quant à la « surface de couverture », elle diffère également d’une radio à l’autre, en fonction de la puissance des émetteurs, de la qualité des antennes et de la topographie des lieux où le matériel est installé.
c) Une diffusion instable Un des problèmes rencontrés par les radios est le manque de stabilité du signal FM.
• Contraintes techniques
Le manque de stabilité des fréquences est – en partie – causé par l’absence de stabilité de l’accès à Internet. La transmission du signal par le satellite a permis d’améliorer cette transmission FM. Les coupures d’électricité constituent une autre contrainte technique et matérielle à la bonne diffusion et réception du signal radiophonique. Conscients des coupures d’électricité régulières et de l’impossibilité pour l’ensemble de la population d’accéder à un générateur, même partagé, de nombreux médias ont distribué – grâce à Basma – des radios à recharge manuelle afin que les Syriens, même sans électricité, puissent écouter la radio.
• Contraintes sécuritaires
Cette absence de stabilité est également due à la situation sécuritaire sur le terrain. Les émetteurs peuvent en effet être détruits par des bombardements de l’armée régulière syrienne. Ceci explique pourquoi un certain nombre de médias ont décidé de placer leurs émetteurs à proximité des lignes de front ou à proximité de la frontière turque, subodorant que l’armée syrienne ne s’aventurerait pas à bombarder volontairement des zones qu’il contrôle ou son voisin turc. Par ailleurs, ces mêmes émetteurs peuvent aussi être confisqués par les groupes armés, comme cela a été le cas de celui de Sout Raya dans la province de Lattaquié fin 2013. L’équipement de transmission de Radio Rozana a quant à lui été saisi par Jabhat Al-‐Nosra à Idlib fin 2014 et la personne en charge de l’installation arrêtée pendant quelques jours. Radio Alwan a également vu son émetteur à Saraqeb confisqué par Jabhat Al-‐Nosra en avril 201553. Ce qui explique pourquoi personne ne connaît la localisation de l’émetteur de Radio Al-‐Kul dans la région d’Idlib, alors qu’à Alep les bureaux de la radio sont à 200 mètres du QG du groupe armé. Nasaem Syria a de son côté été contrainte de fermer son bureau à Alep début 2014 face de l’arrivée d’ISIS et l’arrestation de l’un de ses correspondants. De leur côté, les autorités auto-‐proclamées du Rojava ont ordonné, le 18 février 2014, l’arrêt de la diffusion des programmes d’information d’Arta FM. Interdiction levée deux jours plus tard, suite notamment à une forte mobilisation internationale54. À noter que l’ensemble des radios qui entendent émettre sur le territoire du Rojava doivent recevoir l’autorisation de l’Union des médias libres (Yekîtiya Ragihandina Azad, or YRA), basée à Qamishli55. Cette dernière, qui se présente comme une association indépendante, est contrôlée par la principale force politique en place dans la région, le Parti de l’Union démocratique (PYD). Reporters sans frontières a été jusqu’à qualifier la YRA d’embryon de ministère de l’Information56.
53 http://www.abrajsy.org/en/news-‐events/alwan-‐fm-‐silenced-‐in-‐idleb/ 54 http://www.freemedia.at/newssview/article/update-‐ban-‐on-‐syrian-‐stations-‐news-‐reports-‐lifted.html 55 https://www.facebook.com/YRA.FreeMedia 56 http://en.rsf.org/syria-‐how-‐kurdistan-‐s-‐pyd-‐keeps-‐the-‐01-‐05-‐2014,46221.html
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Il convient également de souligner que la majorité des radios basées en Turquie n’ont pas d’existence légale pour exercer depuis le territoire turc. Des démarches sont en cours pour obtenir de telles licences. Toutefois, ceci constitue une fragilité de taille qu’il ne faut pas sous-‐estimer. Elle impacte la stabilité des équipes et la capacité des rédactions à s’inscrire dans un perspective de long terme.
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Section 3 -‐ Défis que les radios se doivent de relever Ces défis sont autant de chantiers à relever pour renforcer le rôle des radios à l’avenir.
1) Une introspection nécessaire Une réflexion doit être engagée aujourd’hui sur le rôle des nouvelles radios syriennes au regard du fait que ce média n’est pas un médium culturel syrien et qu’il ne parvient à toucher qu’une faible partie du territoire et de sa population. Ces radios se voient-‐elles comme des commentateurs neutres de l’actualité nationale et internationale ? S’imaginent-‐elles comme des acteurs de la réconciliation et de l’unité syrienne ? Des acteurs de terrain, avec des activités hors de la sphère médiatique, comme Arta FM et son équipe de football aux maillots floqués du nom de la radio57 ? Se représentent-‐elles comme pouvant être le relai des efforts déployés par les différentes organisations de la société civile sur le terrain ? Souhaitent-‐elles renforcer leur présence au niveau local ou plutôt élargir leur couverture, ou conjuguer – conjointement et de manière coordonnée – ces deux niveaux d’actions ? Ce choix appartient aux radios. Le champ des possibles leur est ouvert. Une telle réflexion de fond, à confronter avec les attentes de la population, leur permettra de repenser la grille des programmes, en adéquation avec ce qu’elles imagent être leur rôle demain.
2) La question de(s) l’audience(s)
a) Une meilleure connaissance de son(ses) audience(s)
Toutes les radios interrogées déclarent avoir pour audience première les Syriens vivant en Syrie. Mais quid de la réalité ? Qui sont les auditeurs aujourd’hui de ces radios ? Les Syriens en Syrie ? Si oui, où en Syrie ? Les Syriens vivant à l’extérieur ? Dans des camps, dans les villes ? Et ces auditeurs écoutent les radios sur quel(s) support(s) ? Conscients des contraintes techniques et matérielles pour une écoute en Syrie, les bailleurs de fonds ont déployés d’importants moyens pour permettre la diffusion FM de ces radios. Toutefois, face à la limite du taux de pénétration (et potentiellement d’écoute), de nombreuses stations ont fait le choix d’être également présentes sur Internet, afin d’élargir leur audience à d’autres zones de la Syrie, ainsi qu’aux Syriens vivant en exil, à l’exception de certaines radios telles que Hawa SMART, Radio Fresh ou Arta FM qui ont clairement fait le choix de la FM, au détriment quasiment du Net. Aujourd’hui, la plupart des radios ont de fait plusieurs audiences :
1) Les Syriens de Syrie, qui écoutent en FM ; 2) Les Syriens de Syrie, qui écoutent via Internet ou le satellite ; 3) Les Syriens hors de Syrie, qui écoutent via Internet ou le satellite– sachant qu’il y a près de 4
millions de réfugiés syriens d’après le Haut-‐Commissariat aux Réfugiés58. Or les audiences de ces deux supports (FM et Internet) sont différentes et par conséquent elles n’ont pas les mêmes besoins en matière d’information. « Il faut savoir faire l’équilibre entre les besoins de l’auditeur à l’intérieur et ceux de l’extérieur », explique Yasser Kherallah de Radio Al-‐Kul. Pour lui, il n’y a pas d’auditeur sur le Net, mais davantage des consommateurs de contenus audio et vidéo. Ainsi, la plupart des radios ont développé une stratégie de présence en ligne, avec des sites permettant certes l’écoute de la radio et de ses programmes, mais aussi l’accès à du contenu supplémentaire. Les programmes de la quasi-‐totalité des radios sont accessibles sur SoundCloud. Toutefois, l’accès au SoundCloud est difficile en Turquie, explique Yasser Kherallah de Radio Al-‐Kul. Des applications pour smartphones ont également été lancées. Basma a ainsi créé une application sur Android pour l’ensemble des radios syriennes en 2014. Quand il parle de l’audience de Radio Alwan, Ahmed Qaddour déclare qu’il y a un avant et un après mai 2014 : avant, la
57 https://www.flickr.com/photos/artafm/sets/72157634726496754/ 58 http://data.unhcr.org/syrianrefugees/regional.php
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radio ciblait les populations vivant à Saraqeb et plus largement dans la province d’Idlib. Ensuite quand il a dû partir pour Istanbul, il a développé une programmation plus large à destination des auditeurs sur Internet. De nombreux programmes, élaborés par plusieurs radios pour toucher les syriens de l’extérieur, traitent de la question des refugies et de leurs difficultés. Tel est le cas de Nasaem Syria, Radio Souriali et radio Rozana qui ont ajoute ce type d’émissions à leurs grilles de programmes. Beaucoup de responsables de radios disent faire régulièrement des études quant à la qualité des programmes et des besoins en termes d’information grâce à leurs bureaux ou équipes sur le terrain, ou grâce à des sondages via WhatsApp ou Viber. Toutefois, aucune étude réellement indépendante et collective n’a été menée jusqu’à présent. Une telle étude d’audience permettrait aux radios d’identifier leurs forces et faiblesses, ainsi que les points à développer et à renforcer. Pour le chargé de projets de la Délégation de l’Union européenne en Syrie, une étude d’audience indépendante, à laquelle collaboreraient le plus grand nombre d’institutions travaillant dans le domaine du soutien aux médias syriens, permettrait de connaître à la fois les habitudes des Syriens en matière de consommation des médias, ainsi que leurs besoins et de mesurer l’écart – ou non – entre les objectifs affichés des projets en cours et la réalité sur le terrain, dans le souci constant d’aider toujours mieux la population civile syrienne et de rendre les projets soutenus par l'Union européenne le plus pertinent possible. b) Vers davantage de fidélisation Une bonne connaissance par les radios de leur audience leur permettrait d’élaborer des grilles de programmes cohérentes et régulières, avec des couloirs d’information clairs et fixes pour la semaine, qui soient différents du week-‐end, afin de fidéliser les auditeurs. La programmation musicale ne devant pas être oubliée. Fidélisation rime également avec un renforcement de l’identité sonore des radios (indicatif, tapis, jingles et liners), ainsi qu’avec une attention particulière portée sur l’écriture radiophonique de leurs programmes et sur la conduite d’interviews. Un difficile et subtile exercice d’équilibriste que les radios doivent poursuivre. c) La nécessaire adaptation à une audience plurielle Pour les radios qui ont fait le choix d’être présentes sur Internet et sur la bande FM, il est important que leur site soit adapté, avec à la fois une webisation des contenus et un renforcement du contenu multimédia. L’identité graphique des sites doit être en adéquation avec l’identité sonore. Présentes sur le Web, elles se doivent d’améliorer le référencement de leurs sites et leur positionnement sur les moteurs de recherche. Il apparaît nécessaire d’améliorer la réactivité sur les réseaux sociaux, notamment Facebook, avec des personnes dédiées au community management dans les équipes.
3) Le renforcement des capacités organisationnelles
Même si en raison de l’important turn-‐over des équipes il convient toujours d’attacher de l’importance aux principes de base du journalisme, afin de continuer à renforcer leurs capacités, leurs besoins ont néanmoins changé. Des formations plus spécifiques et spécialisées sont nécessaires à présent afin de les accompagner sur la voie de l’excellence, mais aussi d’une autonomisation progressive à l’égard des bailleurs de fonds. D’après l’expert tunisien Mohamed Al-‐Hani, qui a réalisé un audit du réseau ABRAJ pour CFI en mai 2015, une attention particulière doit également être accordée à la structuration organisationnelle des radios avec l’élaboration d’organigrammes précis, ainsi qu’une définition claire des postes et des tâches qui en découlent, avec des plannings dédiés. Il insiste notamment sur l’importance des positions de responsable des programmes et de rédacteur en chef, ainsi que la séparation éditoriale entre l’administration et la rédaction pour une bonne gouvernance des médias.
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La plupart des rédactions interrogées disent souffrir d’un important turn-‐over de leurs équipes, notamment celles basées en Turquie, avec de nombreux collaborateurs qui partent – entre autres aujourd’hui pour l’Europe. La compétition entre les différents médias est également très importante, avec des grilles de salaires non uniformisées ou du moins harmonisées. La fidélisation des journalistes et correspondants qui travaillent pour eux constitue également un véritable enjeu.
4) La réflexion autour de business models qui permettent à ces radios d’être indépendantes des bailleurs de fonds
Il devient plus que nécessaire pour ces radios de trouver des sources de financements alternatives aux bailleurs de fonds actuels, afin de s’autonomiser d’une part et pour commencer à envisager la phase de la réduction ou de l’arrêt de l’aide aux médias syriens d’autre part. Nombreuses sont celles qui réfléchissent depuis longtemps à un « business model » qui leur garantirait une telle indépendance. Aujourd’hui, le budget d’une radio est nettement plus élevé que celui d’une publication, en raison du montant des équipements, de la location de la fréquence ou de l’abonnement pour le satellite. Aussi, la plupart des radios s’inscrivent dans le cadre de groupes médiatiques, ce qui est moins le cas pour la presse écrite, à l’exception du magazine pour femmes Jasmine Syria, publication du groupe ID qui regroupe également Nasaem Syria et Pixel Production. Dans ces groupes, la radio n’est qu’un des projets, aux côtés d’une agence de presse en ligne, de la production de contenus audio et vidéos, ces activités étant menées plus facilement grâce à la mutualisation de certains moyens. SMART regroupe Hawa SMART, SMART News Agency, SMART Production, etc.; Hara FM s’inscrit au sein du Syrian Media Group59 (aux côtés de Lamba Media Production) ; Radio ANA dans le groupe ANA new media association, qui comprend également l’agence de presse ANA PRESS60 et Palmyra web solutions ; Sout Raya au sein de Raya Media Group61, avec une agence de production de vidéos et de films (Soura Raya), etc. Ainsi, la vente de contenus (information, audio, vidéo, etc.) permet de financer – en partie – les activités des radios. Certaines ont ainsi entamé des coopérations avec certaines organisations internationales humanitaires, comme c’est le cas de Lamba Media Production avec Médecins sans frontières. Mohamed Al-‐Hani insiste cependant sur l’importance, pour les groupes de presse, de bien séparer la radio des autres activités du groupe. Il est important de pousser la réflexion avec les différents responsables de médias autour des formes alternatives de financement, notamment avec une ouverture sur les marchés des pays où vit une importante communauté syrienne (l’exemple de la Turquie), des partenariats avec des chaînes de télévision, le recours à la publicité payante, aux Google ads, etc. Les compétences dans le domaine de la collecte de fonds, ainsi que dans la rédaction de projets à destination des bailleurs de fonds doivent également être développées. Dans la préparation de la phase post-‐conflit, il est parallèlement recommandé la mise en place d’ateliers de réflexion et d’accompagnement portant sur le développement de modèles économiques alternatifs afin de permettre aux medias une moindre dépendance vis-‐à-‐vis des bailleurs de fonds internationaux.
5) Vers davantage de mise en réseaux ?
Le secteur des radios est éminemment compétitif. Aussi, des réseaux ont pragmatiquement vu le jour, avec dans un premier temps des « réseaux de diffusion », tels que ceux de SMART, SYRNET (et plus récemment de
59 http://syrianmediagroup.com/ 60 https://www.facebook.com/ANAPRESS.EN/timeline 61 Site en cours de finalisation (5 juillet 2015).
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CFI et IMS). Rapidement également des collaborations entre radios ont émergé, avec des échanges de programmes, mais à petite échelle, résultat d’initiatives individuelles. En novembre 2014, six radios – Ana, Arta FM, Hara FM, Radio Alwan, Sout Raya et Nasaem Syria – ont décidé de travailler ensemble pour laisser le réseau ABRAJ, afin de renforcer les coopérations entre les membres avec des productions et des initiatives conjointes. Selon un connaisseur du dossier, ABRAJ – qui ne compte plus que cinq membres depuis mai 2015 – traverse quelques difficultés aujourd’hui. « Ce réseau n’existe pas en tant que tel. Les radios sont absorbées par leurs problèmes internes. Elles ne parviennent pas à donner la priorité au collectif. Une des difficultés vient du manque de capacités financières à disposition du réseau en tant que tel. » Toutefois, cet observateur souligne que ce problème peut être dépassé et insiste sur la valeur intrinsèque d’une telle initiative, fruit de la prise de conscience de l’importance du collectif. D’autres radios pourraient être incitées à développer leurs propres réseaux afin d’être plus fortes et de ne pas disparaître. D’aucuns insistent sur la nécessité d’une complémentarité entre des radios locales et des radios d’envergure plus nationale. En effet, du fait de la configuration du contexte syrien, certaines équipes ont fait le pari du local. Toutefois, il est à craindre que ce micro-‐localisme – utile et qui répond à une nécessité du terrain – ne vienne renforcer – voire consolider – la fragmentation du territoire. Aussi, des mises en réseau favorisant une complémentarité des deux niveaux – local et national – pourraient permettre d’éviter – autant que faire se peut – cet écueil.
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Section 4 – Quelques pistes de travail
1) Pour les médias syriens
-‐ Entreprendre une véritable réflexion sur leur rôle et leur(s) audience(s) ; -‐ Renforcer les collectifs existants autour de projets communs ; -‐ Mutualiser les capacités et compétences afin de faire des économies d’échelle ; -‐ Continuer à renforcer les compétences acquises en matière d’objectivité journalistique.
2) Pour les organisations de soutien aux médias
-‐ S’assurer d’une coopération efficace et effective entre les différents organismes de soutien aux
radios, et plus généralement aux médias ; -‐ Réaliser une étude d’audience des radios, aussi précise que possible au regard du contexte syrien
(et fournir les résultats aux médias concernés) ; -‐ Aider – si besoin – les médias à dégager des priorités au regard des résultats de l’étude
d’audience ; -‐ Continuer à soutenir la diffusion de contenus, notamment dans les zones actuellement non
couvertes ; -‐ Mettre en place des formations réellement adaptées aux besoins, que ce soit dans les domaines
techniques (ingénierie du son, habillage sonore, organisation de playlists, etc.) ou managériales, avec des professionnels spécialisés ;
-‐ Développer les accompagnements in situ afin que cela serve au mieux les besoins des médias concernés ;
-‐ Garder pour objectif l’autonomisation et l’indépendance des médias syriens à l’égard des bailleurs de fonds en mettant en place un accompagnement personnalisé dans le domaine de la collecte de fonds et la rédaction de projets.
-‐ Mettre en place des ateliers d’accompagnement et de réflexion sur le développement de modèles économiques afin d’assurer une plus grande indépendance financière des medias vis-‐à-‐vis des opérateurs bailleurs de fonds internationaux.
3) Pour les bailleurs de fonds
-‐ Renforcer les mécanismes de transparence des politiques d’aide et de soutien ; -‐ Instaurer une réelle coopération entre l’ensemble des bailleurs de fonds et opérateurs, dans un
souci constant d’aider au mieux les populations civiles syriennes.
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