CollectiondirigéeparGlennTavennec
L’AUTEUR
AmyHarmonfaitpartiedecesraresauteursauto-éditésfigurantaupalmarèsdesmeilleuresventesduNewYorkTimes.Dèssaplustendre enfance,Amy a su qu’elle voulait devenir auteur, partageant ainsi son temps entre l’écriture de chansons et celle de ses histoires.Chanteuse,elleaégalementsortiunalbumdebluesgospelen2007intituléWhatIKnow.Elleestl’auteurdecinqromanspourjeunesadultes.
Véritablephénomèned’auto-éditionauxÉtats-Unis,Nosfacescachéesabouleversélablogosphèreetleslecteursdetousâges.
Retrouveztoutl’universdeAMYHARMON
surlapageFacebookdelacollectionR:www.facebook.com/collectionr
etsurlafanpageofficiellefrançaise:www.facebook.com/AmyHarmonFrance
Voussouhaitezêtretenu(e)informé(e)
desprochainesparutionsdelacollectionRetrecevoirnotrenewsletter?
Inscrivez-vousàl’adressesuivante,
ennousindiquantvotreadressee-mail:www.laffont.fr/site/NewsletteR/
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toutereproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, eststrictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de laPropriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»
Titreoriginal:THESONGOFDAVIDCopyright©AmyHarmon,2015
Traductionfrançaise:©ÉditionsRobertLaffont,S.A.,Paris,2017
Couverture:©IllustrationHangLebyhangle.com/©PhotoShutterstock.com
EAN:978-2-221-20078-0
ISSN:2258-2932
(éditionoriginale:ISBN:978-1514185018,SmashwordsEdition,États-Unis)
CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.
Suiveztoutel’actualitédesÉditionsRobertLaffontsurwww.laffont.fr
Àtouslesbattants:CodyClark,
StephenieThomas,RichardStowell,
NicoleRasmussen.Etàceuxquisebattentàleurscôtés.
Jusqu’àquandm’oublieras-tu?Jusqu’àquandmecacheras-tutonvisage?
Jusqu’àquanddevrai-jelutteravecmespenséesEtjouraprèsjourn’avoiraucœurquedelapeine?Jusqu’àquandmonennemiaura-t-illedessus?
Regarde-moietréponds.Donneàmesyeuxlalumière
Oujem’endormiraidusommeildelamortEtmonennemidira:«Jel’aivaincu.»
Psaume13,chantdeDavid
Prologue
MMOÏSE
illiem’aappeléhiermatin:Tagétaitparti.TagétaitpartietMillien’avaitpaslamoindreidéedel’endroit où le chercher. En admettant qu’elle puisse le faire. Tag savait très bien qu’elle ne
pouvaitpaslesuivre,etçaneluiressemblaitpas.Tagn’estpascruel.Ilnel’ajamaisété.Lapremièrefoisquej’avaisvuMillie,j’avaistoutdesuitesuqueTagavaittrouvéquelqu’unqui
réussiraitpeut-êtreàlecalmer,àlestabiliser.Enéchange,ill’aimeraitcommeseulTagsaitaimer.Cesdeux-là,onauraitditqueledestinlesavaitréunis.Mêmesijenecroispasàcegenredeconneries.Vucequejevois,sachantcequejesais,onpourraitpenserlecontraire.Maissavoirqu’ilyapleindetrucsqu’onnecomprendpasnem’a jamais franchement incitéàdonnerdans laprédestination, la fatalitéettous ces trucsdont lesgensdisent : «C’est que çadevait arriver. »Direquequelque chose«devaitarriver»,c’estjusteunebonneexcuse.Unemanièrepourlesgensdeserassurerquandilsontfoiréouquelavieneleursertquedelamerdeàbouffer.Lestrucsquidoiventarriver,c’estlestrucsqu’onnepeutpascontrôler,lestrucsqu’onn’apasprovoqués,lestrucsquiarriventdetoutefaçon,quiqu’onsoitetquoiqu’onfasse.Lescouchersdesoleil,leschutesdeneige,lescatastrophesnaturelles.Jen’aijamaiscruquelesdifficultésoulasouffrance«devaientarriver».Jen’aijamaiscruqueleshistoiresd’amour«devaientarriver».Onfaitdeschoix.Oncréedeschoses,oncommetdeserreurs,oncoupecertainspontsetonenconstruitdenouveaux.
Mais Tag est différent. Tag est, tout simplement. C’est un tourbillon, une tornade : un trucincontrôlable.Ilt’entraîne,t’aspireet,contrairementàunecatastrophenaturelle,ilnesecalmejamais.Ilnetelâchejamais.Pourtant,commeça,d’uncoup,sansprévenir,c’estcequ’ilvenaitdefaire.Ilnouslâchait.
Çafaisaittroisansqu’onétaitrevenusàSaltLakeCity,Tagetmoi.Etonyétaitrestés.Audébut,jeme demandais si Tag réussirait à se poser, si je n’allais pas être obligé de le laisser partir. Il avaittoujours eu la bougeotte : le genre hyperactif qui ne supporte pas de s’ennuyer plus de cinqminutes.Après avoir passé pratiquement six ans à voyager à travers le monde, tu as ça dans le sang. Lemouvement, l’agitation, le désir de liberté. Ça devient difficile de s’arrêter trop longtemps au même
endroit.MaisTagl’avaitfait.Onl’avaitfaittouslesdeux.Onavaitmislesvoilesensemble,deuxadospaumésenquêteduPays imaginaire,commePeterPan,etonavait réussi,sans tropsavoircomment,àreveniràlacasedépartetàdevenirdeshommes.
Tags’était fait saplace. Ilavaitcarrément transformé toutunpâtédemaisonsetcréésonpropreunivers:unrefugepourtousceuxqu’ilavaitattirésàluicommeunaimantetadoptésencoursderoute.Quantàmoi,jem’étaisforgéunecertaineréputation.J’avaisdéveloppémaclientèle,faillimefairetuer,fini par reprendre contact avecGeorgie et réussi à la convaincredem’épouser.Notre fille,Kathleen,avaitàprésentsixmois.Tagavaitchialéquandill’avaittenuepourlapremièrefoisdanssesbras,sanssepréoccupertroissecondesdufaitqu’ilétaitquandmêmecenséêtreunbadass.Ilparaissaitsiheureuxalors.Comblé.
Etvoilàquemaintenant,inexplicablement,illâchaitl’affaire.Il lâchaitMillie. Il lâchait la TagTeam, son business, ses projets de combat en championnat. Il
laissait tout tomber. Ilme laissait tomber.Etçane tenaitpasdebout.S’ilyavait eudes signesavant-coureurs,jenelesavaispasvus.Etjesuisletypequiestcensévoircequelesautresnevoientpas.JesuisMoïseWright:médium,artiste,meilleurpote.Etjen’avaisrienvuvenir.
1.
TMOÏSE
ag n’avaitmême pas laissé unmot. Son appart était nickel. Plus que nickel : vide. Il avait toutdéménagé.Etilyavaitunepancarted’agentimmobilierderrièrelafenêtre.Tagn’estpasvraiment
unfandurangement–untrucqu’ilauraitbienétéobligédechangersiMillies’étaitinstalléechezlui,entre parenthèses.Sa femmedeménage était doncpassée.Mais, quand je l’ai appelée, elle n’était aucourantderien.Personnen’étaitaucourantderien.Tagn’avaitditàpersonnequ’ilpartait.Sonappartétaitàvendre.Sonpick-upavaitdisparu.Etilétaitpartisanslaisserd’adresse.
Ilavaitquandmêmelaissé,àlasalle,uneenveloppeaunomdeMillie.Àl’intérieur,ilyavaituntrousseaudeclés:laclédechezMillie,celleducentred’entraînement,celledubaretcellequiouvraitunmeublederangementgris,danssonbureauàlasalle.Çanousaprisunmomentpourassocierchaquecléàsaserrure,maisonafiniparyarriver.NonqueTagaitcherchéànousmenerenbateau,cen’estpassongenre.Seulement,ilnevoulaitvraimentpasqu’onletrouve,c’étaitclair.Etçamefaisaitflipperàmort.
Dans le premier tiroir, tout en haut dumeuble gris, il y avait une boîte à chaussures remplie decassettes.EllesétaienttoutesidentifiéesaveclenomdeTag,unnuméroetuneétiquetteenrelief.Laboîtecontenaitaussiunpetitmagnétophone–legenreavectouteslestouchesd’uncôtéetlehaut-parleursurledessus,unpeustylepianoàqueue.
Quandj’aidemandéàMilliesielleavaitdéjàentenduparlerdecescassettes,elleafaitcourirsesdoigtsdessusetelleahochélatêted’unairétonné.
— C’est sans doute mon frère qui les lui a données. Henry a gardé ce magnétophone dans sachambreuneéternité.Ilaimaitjoueraujournalistesportifetfairesesproprescommentaires.Ilregardaitlesmatchsdemonpèreenparlantdanslemicro,commes’ilétaitungrandcommentateurdebase-ball,lenouveauBobCostas.Peudetempsavantsondécès,mamèreluiaachetéundictaphonenumérique.MaisHenrynejettejamaisrien.C’estluiquiadûdonnertoutçaàTag.
Point commun qu’il a avec Millie, Tag aime les choses qu’il peut toucher. Millie a besoin detoucherpourvoir.Tagabesoindetoucherpoursesentirenphase.Etpasqu’aveclesgens.Jel’imaginais
parfaitementglisserlescassetteslesunesaprèslesautresettchatcheràn’enplusfiniravantderéussiràcracherlemorceau.Raconterdeshistoiresetsemarrercommesi toutçan’étaitqu’unevasterigolade.J’aibienessayédeluienvouloir,maisjesavaisquelavraieraisonderrièretoutçaétaitqu’iln’avaitpasd’autremoyendelaisserunmessageàMillie.Pasd’autremoyendeluipermettred’écoutercequ’ilavaitàluidireentouteconfidentialité.
—Tusaist’enservir,non?Elleadenouveauhochélatête.—Jecroisqu’ellestesontdestinées,Millie.— Il les a étiquetées, a-t-elle chuchoté. Il les a étiquetées pour que je sache laquelle écouter en
premier.—Tuparlesdesstickers?—Oui.J’enaisurtousmesvêtements.J’engardetoujoursuneboîtepleinedansmachambre.Avec
desnuméros,deslettres,desmots.J’imaginequ’iladûfaireplusattentionquejelepensaisquandjelesluiaimontrés.
—Tagfaittoujoursattention.Oncroiraitpasparcequ’ilnetientpasenplace,maisiln’enperdpasunemiette.
LeslèvresdeMilliesesontmisesàtrembleret,soussescils,deslarmesontcommencéàcouler.J’aidétournélesyeux–mêmesiçaneservaitàrien.
Jel’aientenduetâtonnerpourmettreunecassette,laglisserdanslemagnétoetappuyersur«Play».J’aiattenduquelavoixdeTagemplisselesilence.Çam’afaitsourireetgrimaceràlafois,incapablequej’étaisdedécidersi j’étaisencolèreousi j’avaispeurpourlui.Dansuncascommedansl’autre,Tag n’aurait sans doute pas aimé que j’écoute ce qu’il avait à dire àMillie. J’ai ouvert la porte dubureau,prêtàm’enaller.Lemagnétos’estarrêtéavecunclaquementsec,interrompantTagquiétaitentraindediscuterdesonbar.JesavaistoutdesaffairesdeTagetj’enavaissuffisammententenduparlercommeça,maisMillieenavaitdécidéautrement.
—Moïse?Net’envapas,jet’enprie.Jeveuxquetuécoutesavecmoi.C’esttoiquileconnaislemieux.Tuleconnaiscommej’aimeraisleconnaître.Ettul’aimes,toiaussi.J’aibesoinquetuécouteslescassettesavecmoi,jeveuxêtresûredenerienrater.Et,après,jeveuxquetum’aidesàleretrouver.
J’avaisrencontréDavidTaggertquandj’avaisdix-huitans.Àl’hôpitalpsychiatriquedeMontlake.Nosregardss’étaientcroiséspourlapremièrefoisdansungroupedeparole.Onétaitassisencercleetilse trouvait en face demoi. J’avais vu sa sœur, penchée sur son épaule, et je lui avais demandé s’ilconnaissaitunecertaineMolly.C’étaitsonnom,Molly.Sasœur.Quiétaitmorte.Çal’avaitrendufoude
rage.Ilavaitfranchid’unbondl’espacequinousséparaitpourmeplaquerausol.Ilmeprenaitdéjààlagorge,exigeantdesexplications,quandlesgrosbrasduserviceétaientintervenuspourarrachercefauveenragéàsaproie,moienl’occurrence.
Questionamitié,pourundébut,c’étaitpasgagné.On n’avait pas vraiment atterri là pour les mêmes raisons. J’avais été interné par des gens qui
avaient peur demoi etTag par des gens qui avaient peur pour lui. Je voyais desmorts partout et luivoulaitmourir.Onétait jeunes.Onétait livrésànous-mêmes.Onétaitpaumés.Maismoijenevoulaispasqu’onmetrouve.Jevoulaisfuiràl’autreboutdumonde.Etquecesfoutusmacchabéesessaientdoncdemerattraper,tiens!
Tagvoulaitseulementcomprendrecommenttournaitlemonde.C’est peut-être parce qu’on était jeunes, justement, qu’on se retrouvait tous les deux en HP et
qu’aucundenousn’avaitvraimentenvied’ensortir.Oupeut-êtreparcequeTag,avecsonaccenttexanàcouperaucouteauetsonlookdecow-boypurjus,n’avaitcarrémentrienàvoiravecmoi.Entoutcas,onétaitdevenusplusoumoinsamis.C’estpeut-êtreaussiparcequ’ilmecroyait,lui.Sanshésitation.Sanslamoindreréserve.Sansporterlemoindrejugement.Ilmecroyait.Etiln’ajamaiscessédemecroire.
On avait été placés en isolement pour trois jours. À cause de notre petite démo d’artsmartiauxpendantlaséancedethérapiedegroupe.Interdictionformelledequitternoschambres.Letroisièmejourdenotreconfinement,Tagavaitdéboulédans lamienne,enrefermantprécipitamment laportederrièrelui.
Jeluiavaisbalancéunregardmauvais.Moiquicroyaisêtreenfermé!Jen’avaismêmepasvérifié.J’étais donc resté coincé dans une chambre pendant trois jours derrière une porte qu’il suffisait depousser?Nonmaisquelabruti!
—Ilspatrouillentdansl’couloirtouteslescinqminutes.(Ilmangeaitsesmotsàlamanièretexane.)Maisc’esttout.Tropfacile.J’auraisdûveniravant,m’avait-illancéens’asseyantd’autoritésurmonlit.Monnom,c’estDavidTaggert,aufait.Maistupeuxm’appelerTag.
Ilnes’étaitpasexcusépouravoirfaillim’étrangleretiln’avaitpasl’airdevouloirrecommencer.Dommage.
Bon,s’iln’étaitpaslàpoursebastonner,iln’avaitqu’àsecasser.J’avaisreprismondessin.MaisjesentaislaprésencedeMolly,là,justederrièrelemurd’eau.Jevoyaissonimagevacilleràtraverslerideau liquide. J’avais poussé un grand soupir. J’en avaismarre deMolly. Et j’en avais encore plusmarredesonfrère.Cequ’ilspouvaientêtrecollantsetsoûlants,touslesdeux!
—T’escinglé.T’esunfilsdeputeetuncinglé,avaitdéclaréTagd’uncoup.Jen’avaismêmepas levé lenezdemondessin. Jem’échinaisà le termineravecunmoignonde
crayon.J’essayaisd’économisermesréservesdematériel.Jelesavaisdéjàpratiquementépuisées.—C’estc’quelesgensdisent,non?Quet’escinglé.Maisj’ycroispas,moi.Plusmaintenant.T’es
pascinglé.T’asundon.Undondemalade.J’avaisvaguementmarmonné:—Cinglé,malade…çarevientaumême,non?
Lafolieetlegéniesontétroitementliés.Jemedemandaisdequeldonilvoulaitparler.Ilnem’avaitjamaisvupeindre.
—Nan,mec,c’estpaspareil.Lescinglés,ilssontbonsàenfermer.Commeici.Maistoi,t’asrienàfoutreici.
—Jecroisquesi.Ils’étaitmarré.—Tucroisqu’t’escinglé?Ilavaitl’airsurpris.—Jecroisquejesuisfêlé.Tagm’avaitregardéd’unairinterrogateur.Puis,commejemetaisais,ils’étaitcontentédehocher
latête.—OK.Peut-êtrequ’onesttousfêlés.Outordus.Jel’suis,moi,entoutcas.—Commentça?Mollyrecommençaitàmetournerautouretmoncrayoncouraitsurlapagepourfairesonportrait.—Ma sœur estmorte.Et c’estma faute.Et tant que j’saurai pas ce qui lui est arrivé, j’pourrai
jamaismeredresser.J’seraitorduàvie.Savoixétaitsibassesurlafinquejenesavaisplustropsic’étaitvraimentàmoiqu’ils’adressait.—C’estelle,tasœur?luiavais-jedemandéàcontrecœurenluimontrantmoncarnetdecroquis.Tagavaitécarquillélesyeux.Etpuisils’étaitlevé,rassis.Etilavaitfiniparhocherlatête.—Ouais,s’était-ilétranglé.C’estmasœur.Etlàilm’avaittoutdéballé.LepèredeDavidTaggertétaitproducteurdepétroleauTexasetilavaittoujoursrêvéd’avoirun
ranch.QuandTagavaitcommencéàfairedesconneriesetàrentrerbourrétouslesweek-ends,sonpèreavaitachetéunranchdevingthectaresdanslecomtédeSanpete,Utah,etyavaitfaitemménagertoutesapetite famille. Il étaitpersuadéque, s’il sortaitTaget sa sœuraînée,Molly,de leurcadrehabituel, ilréussiraitàlesfairerevenirdansledroitchemin.
Saufque lagreffen’avaitpaspris.Les jeunespoussesne s’étaientpasépanouies.Elles s’étaientrebellées.Mollyavaitfuguéetn’avaitplusdonnésignedevie.Tagavaitluttécontresesvieuxdémons.Quandilnebuvaitpas,ilsenoyaitdanslaculpabilitéetilavaitfinipartenterdesesuicider.Plusieursfois.Cequil’avaitconduitici.
Jel’avaislaisséparler.Jenesavaispasplusqueluicommentsasœurétaitmorte.Cen’étaitpascequelesmortsvoulaientpartageravecmoi.Ilsvoulaientmemontrerleurvie,pasleurmort.Jamaisleurmort.Àlafindesonrécit,Tagm’avaitregardé,duchagrinpleinlesyeux.
—Elleestmorte,hein?Situpeuxlavoir,c’estqu’elleestmorte.J’avaisacquiescéensilenceetilenavaitfaitautant,acceptantmaréponsesansdiscuter.Alorsqu’il
baissaitlatête,monestimepourluiavaitgrandi.JeluiavaisdoncmontréleschosesqueMollym’avaitmontrées,dessinantàmainlevéelesimagesquimevenaientàl’esprit,chaquefoisqu’ellesemanifestait.
PuisTagavaitparlédemoià sonpère.Allez savoirpourquoi–pardésespoir,par lassitude,oupeut-être justepour tranquilliserun fils suicidaire têtucommeunemule–,DavidTaggertSenioravaitengagéunhommeetseschienspourexplorerlazonequeTagluiavaitdécrite.Leschiensn’avaientpastardéàretrouverlapistedeMolly,puissoncadavre.Etvoilà.Paspluscompliquéqueça.LecorpsdeMolly Taggert avait été retrouvé dans un trou peu profond, sous un amoncellement de cailloux et degravats,àcinquantemètresseulementdel’endroitoùunjourj’avaispeintàlabombesonvisagesouriant,surlemurenbétond’unautopont.
Tag avait beaucoup pleuré en me déballant tout ça. Avec de gros sanglots déchirants qui luisecouaientlesépaulesetmenouaientlebide.C’étaitlapremièrefoisquejefaisaisuntrucpareil.Quej’aidaisquelqu’un.Quejeretrouvaisquelqu’un.C’étaitlapremièrefoisquemesfacultés–sionpouvaitparlerde«facultés»dansmoncas–prenaientunsens.MaisTagn’enavaitpasfiniavecsesquestions.
—Sij’meurs,qu’est-cequivam’arriver?m’avait-ildemandé.—Pourquoitupensesquetuvasmourir?Onauraitditundenospsys.—Sij’suislà,c’estparcequej’aiessayédemesuiciderplusieursfois,Moïse.—Ouais,jesais.(J’avaisdésignélalongueestafiladesursonbras;pastropdifficileàdeviner.)Et
moi,sijesuislà,c’estparcequejepeinslesmortsetquejefaisflippertousceuxquejerencontre.Ilavaitsourid’unairgoguenard.—Ouais, je sais. (Lui aussim’avait percé à jour. Pourtant, son sourire s’était aussitôt évanoui.)
Quand j’bois pas, la vieme bouffe tellement que j’perds la boule. J’étais pas comme ça avant.Maismaintenant,c’esttoutletemps.Lavie,c’estquandmêmegravepourri,Moïse.
J’avaispréféréchangerdesujet.—Tuveuxtoujourstetuer?—Çadépend.Yaquoiaprès?—Autrechose.Yaautrechose,c’esttoutcequejepeuxtedire.C’estpaslafin.—Ettupeuxvoircequ’yaaprès,toi?—Qu’est-cequetuveuxdire?Jenepouvaispasvoirl’avenir,sic’étaitcequ’ilvoulaitsavoir.—Est-cequetupeuxvoirdel’autrecôté?—Non.Jevoisseulementcequ’ilsveulentbienmemontrer.—Quiça,«ils»?—Tousceuxquitraversent.J’avaishaussélesépaules.—Ilstemurmurentdestrucsàl’oreille?Ilspeuventparler?Tags’étaitmisàchuchoter,commesilesujetavaitquelquechosedesacré.—Non.Ilsnedisentjamaisrien.Ilsmemontrentdestrucs.Tagavaitfrissonnéets’étaitpassélamainsurlanuque,commes’ilessayaitdechasserlachairde
poulequiluiremontaitlelongdudos.
—Ettuvoisleurssouvenirs?Tous?Tuvoisdéfilertouteleurvie?—Parmoments,j’enaibienl’impression,oui.Parfois,c’estunvéritabletorrentdecouleursetde
pensées,etjenepeuxchoperquequelquestrucsauhasardtellementçavavite.Etencore,seulementcequejeréussisàcomprendre.Jesuissûrqu’ilsvoudraientm’enmontrerbeaucoupplus,maiscen’estpassi facilequeça.C’estsubjectif,déjà.Jenevoisquedesfragments,desbribes.Jamais tout le tableau.Mais j’ai appris à filtrer et je commence à devenir bon à ce jeu-là. Et plus je deviens bon, plus çaressembleàdessouvenirsetmoinsj’ail’impressiond’êtrepossédé.
Tagavaitl’airimpressionné.Jen’avaispaspum’empêcherdesourireenlevoyantsecouerlatête.—Moïse?Ilm’avaittirédemespensées.—Ouais?—L’prendspasmalmais…puisquetusaisqu’yaautrechoseetquec’estpasflippantdel’autre
côté.Quec’estpassiterriblequeça.Quec’estpasleszombiesdel’apocalypse,lefeu,lesoufreettoutça…Pourquoiturestes?
Ilavaitparlésibasetavecunetelleémotiondanslavoixquejemedemandaissimaréponse,sitantestquej’enaieune,pourraitl’aiderd’unequelconquemanière.Ilm’avaitfalluunebonneminutederéflexion,maisfinalement,j’avaisdécidéd’êtrehonnête.
—Parcequejeseraitoujoursmoi.Etquetuserastoujourstoi.—Qu’est-cequetuveuxdire?—Onnepeutpaséchapperàsoi-même,Tag.Qu’onsoiticioulà-bas,àl’autreboutdumondeou
dansunhôpitalpsychiatriquedeSaltLakeCity. Je suisMoïseet tuesTag.Etçanechangera jamais.Alors,qu’ontrouvelemoyeniciouqu’onletrouvelà-bas,faudratoujoursqu’onassume.Etlamortn’ychangerarien.
Ilavaithoché la tête très lentement, lesyeuxrivéssurmesmainsquicréaientdes imagesdont lasignificationnouséchappaitàl’uncommeàl’autre.
—Etçachangerajamais,avait-ilmurmurécommeenécho.T’esMoïseetj’suisTag.J’avaisacquiescé.—Ouais.Etmêmesiçacraintparmoments,quelquepart,c’estquandmêmerassurant.Aumoins,
onsaitquionest.Ilnem’avaitplusjamaisinterrogésursapropremortalitéet,danslessemainesquiavaientsuivi,il
avaitaffichéuneassurancedont je soupçonnaisqu’iln’avaitpasdûmanqueràunecertaineépoque. Ilsemblait faire des projets pour la suite, préparer sa sortie. Quant à moi, je n’avais toujours pas lamoindreidéedecequej’allaisfaire.
—T’irasoù,unefoisdehors?m’avait-ildemandéunsoiraudîner,lenezdanssonassietteetlescoudessurlatable.
Il se goinfrait pratiquement autant quemoi et j’étais sûr que le personnel de cuisine de l’hôpitalseraitsoulagédenousvoirpartir.
Jen’avaisaucuneenviedeparlerdeçaavecTag.Niavecpersonned’autred’ailleurs.J’avaislesyeuxbraquéssurlafenêtre,au-dessusdel’épaulegauchedeTag,histoiredeluifairecomprendrequ’encequimeconcernait,lechapitreétaitclos.MaisTagn’avaitpaslâchél’affaire.
—T’aspresquedix-neufans, t’esofficiellementsortidusystèmescolaire.Alors, tuvasalleroù,Mo?
D’oùilsortaitqu’ilpouvaitm’appelerMo?Cen’étaitcertainementpasmoiquiluiavaisdonnélapermission.Maisilétaitcommeça,Tag.Ilcreusaitpetitàpetitsagaleriedansmonterrier.
Jeluiavaisjetéuncoupd’œiletj’avaishaussélesépaulescommesijem’enfichaisroyalement.Çafaisaitdesmoisquej’étaislà.J’avaispasséNoël,leNouvelAnetunebonnepartiedumoisde
févrieràMontlake.TroismoisenHP.Etj’yseraisrestépluslongtempssij’avaispu.—Viensavecmoi,avaitlâchéTag,enbalançantsaserviettedetableetenrepoussantsonplateau.J’avaiseuunmouvementderecul,déconcerté.JemesouvenaisdeTagàsonarrivée,desescris,de
seslarmes,desesgémissementsquirésonnaientdanslecouloirquandonl’avaitinterné.Ilétaitarrivéenvironunmoisaprèsmoi. J’étaisallongésurmon lit et j’avaisentendu les surveillants lutterpour lemaîtriser.À l’époque, je ne savais pasque c’était lui. Je n’avais fait le rapprochementqueplus tard,lorsqu’il m’avait raconté ce qui l’avait conduit à Montlake. Je m’étais souvenu de notre premièrerencontre,comment,pratiquementfoudedouleur, ilm’avaitsautédessusenpleineséance.Laragequibrûlaitdanssesyeux.
Tagavaitinterrompulecoursdemespensées:—Onestblindésdethunesdanslafamille.Onapasgrand-chosed’autremais,dufric,onenaàla
pelle.Ettoi,t’asquedalle.Jem’étais raidi.C’étaitvrai. J’avais«quedalle».Tagétaitmonami, le seulvéritableamique
j’aie jamaiseu.EndehorsdeGeorgie.Maisjenevoulaispasdesonblé.Nidesamerde.Or,Tagnemanquaitnidel’unnidel’autre.
—J’aibesoindequelqu’unpourêtresûrquej’vaispasmefoutreenl’air.J’aibesoindequelqu’und’assezbalèzepourmeretenirsijedécidedemepéterlagueule.J’vaist’engagerpourquetumegardesàl’œilvingt-quatreheuressurvingt-quatre.Jusqu’àcequej’trouvelemoyenderestercleansansavoirenviedemetaillerlesveines.
—Tuveuxquejeteretienne?Moi?Tags’étaitmarré.—Ouais.Balance-moiunpain enpleine tronche, flanque-moipar terre, bourre-moide coupsde
pied.Démerde-toi,maisfaiscequ’yfautpourquej’restecleanetenvie.Jem’étaisdemandésijepourraisluifaireça.Lecogner,l’étaler.Lemaintenirausoljusqu’àceque
lemanqued’alcooletl’enviedemourirluisoientpassés.J’étaisgrand.J’étaissolide.MaisTagn’étaitpasprécisémentunpetitformatnonplus.Bizarrement,l’idéedeluidéfoncerlatêtenemetentaitplustantqueça.Jenedevaispasavoirl’airtrèsconvaincuparcequ’ilétaitrevenuàlacharge:
—T’asbesoindequelqu’unquicroitentoi,Mo.Moi,j’croisentoi.Çavabienfinirpartegaverdevoirtoutletempslesgenstetraiterd’psychopathe.Jesaisquet’enespasun,moi.T’asbesoind’un
endroitoùalleretj’aibesoind’ungardeducorps:c’estunbondeal.Tuvoulaisvoirdupays,non?J’airiend’autreàfoutre.Leseultrucpourquoij’suisbon,c’estlabaston,etj’peuxmebattren’importeoù.(Ilm’avait souriavecunpetithaussementd’épaules fataliste.)Sérieux. Jeme faispasassezconfiancepourrestertoutseul,pourlemoment.Etsij’rentreàDallas,j’vaispicoler.Oumeflinguer.J’aibesoindetoi,Mo.
Illâchaitçacommeça:«J’aibesoindetoi.»JemedemandaiscommentunmeccommeTag,unmecquisebattaitpourlefun,pouvaitavoueruntrucpareilàquiquecesoit.Ouseulementlepenser.Jen’avais jamais eubesoindepersonne.Pasvraiment. « J’ai besoinde toi », c’était commedire : « Jet’aime.»Çamefaisaitflipper.C’étaitcommeenfreindreunedemespropreslois.Maislà,avecl’heurede la sortiequi arrivait àvitessegrandVet la liberté àportéedemain, il fallait bien le reconnaître,j’avaisprobablementautantbesoindeTagqu’ilavaitbesoindemoi.
Ah,onfaisaitlapaire,touslesdeux!Unjeunedélinquantplusnoirqueblancquigraffaitsurtoutcequi lui tombait sous la main et une grande gueule de Texan aux cheveux trop longs.Mais Tag avaitraison : on était en galère tous les deux. Paumés. On n’avait aucune attache, aucun projet. Aucunedirectionoùaller.JevoulaisjusteêtrelibreetTagnevoulaitpasêtreseul.J’avaisbesoindesonfricetilavaitbesoindemaprésence,mêmesijen’étaisgénéralementpasdetrèsbonnecompagnie.Alorsonétaitpartis.Onavaitprislatangente.Onavaitfilésansseretourner.
—Onn’auraqu’àpass’arrêter,Moïse.Commenttudisais,déjà?«Qu’onsoitici,là-bas,àl’autreboutdumonde,onpeutpas échapper à soi-même»?Alors autant rester ensemble, le tempsqu’on setrouve.T’espasd’accord?Jusqu’àcequ’onpuisseassumer.
Voilàcequ’ilavaitdit.Etc’étaitcequ’onavaitfait.EtTagTaggertétaitdevenumonmeilleurami.Quandj’avaiseuleplusbesoindelui,ilnem’avaitpaslaissétomber.Ilnem’avaitpaslâché.Jamais.
C’étaitpourçaqu’ilfallaitquejeleretrouve.Letrucquimefaisait lepluspeur,c’étaitqu’ilaitfinalementtrouvésesréponses.Qu’ilsachece
qu’il faisaitetqui ilétaitvraiment.Peut-êtrequ’ilavaitenfincompriscomment lemondefonctionnait.Mais,ànosdix-huitans,onavaitconcluunmarché,luietmoi.Et,encequimeconcerne,undealestundeal.
«J’aibesoindequelqu’unpourêtresûrquej’vaispasmefoutreenl’air.J’aibesoindequelqu’und’assez balèze pour me retenir si je décide de me péter la gueule… Balance-moi un pain en pleinetronche,flanque-moiparterre,bourre-moidecoupsdepied.Démerde-toi,maisfaiscequ’yfautpourquej’restecleanetenvie»,avait-ildit.Ilvoulaitquejel’empêchedemourir.
J’espéraisjustequ’iln’étaitpastroptard.
M
2.
onbars’appelleTag’sparcequec’estlemien.C’estaussisimplequeça.Quandjel’aiacheté,j’aicogitépendantdeuxsemainespourluitrouverunnomaccrocheuretintelligent.Pouraufinal
collermonnomdessus.Logique,non?Quandquelquechoset’appartient,tuluidonnestonnom.Pourunalcoolorepenti,devenirpropriétaired’unbar,çapeutparaîtreunpeumaso.Maisc’estpas
pourpicoleràl’œilquejel’aiacheté.Jel’aiachetéparceque,chaquefoisquej’yentreetquejeregardeautourdemoi,chaquefoisquejesuisderrièrelecomptoirouquejesersunverre,jemesensplusfort.J’ai l’impressiond’avoirvaincumesdémons.Ouen toutcasde lesavoirenvoyésdans lescordes.Etpuisjesuisunmec.Danslegenrerepairedemâles,unbar,yapasmieux.Lestyleécransplatsaccrochésauxmurs,tuvois,assezprèspourquelesclientspuissentzyeuterplusieursmatchsenmêmetemps.Avecdescoinsspécifiquementdédiésauxdifférentssports.Situvienspourregarderuncombatprécisouunmatchdefootenparticulier,tuvasforcémenttrouverunécranbranchésurlabonnechaîne.Rienquepourtoi.Ça sent le gros cigare et le cuir, le pin et les liasses de biffetons : autant d’odeurs qui flattent tatestostérone.Quantaudécor,c’estpierreapparente,boissombre,lumièrechaudeetjoliesserveuses.Etj’ensuisextrêmementfier.
Maisjenesuispasseulementpropriétairedubar:toutlepâtédemaisonsm’appartient.Lebaraucoindelarue;lapetitesalleoùsedéroulentlescombatslocaux–touslesmardissoirsetunsamediparmois;leclubdesportd’àcôtéet,àl’autreboutdelarue,unmagasinremplid’articlesgriffésTagTeamet d’équipement sportif avec mon logo apparent sur la moindre surface visible. Au-dessus du centred’entraînement se trouvent mon appart et deux logements occupés par des gens sélectionnés par messoins.Cettepartiedelaville,c’estmonunivers,unmondeàpartentièrequej’aicréédetoutespièces.Etc’estunvéritablecircuitfermé,chaquebusinessfaittournerl’autre:toutestlié.
Lebaretlasalleoùsedéroulentlesmatchssontd’ailleursphysiquementreliésparuncouloir.Lessoirsoùiln’yapasdecombat,onfaitdisparaîtrelesgradinsdanslasallederrièreunmurdeparaventsmétalliqueset lacagese transformeenbackroomversionsoft :unealcôve trèsprivée,meubléed’unedouzaine de petites tables et de banquettes, avec le bar juste au coin et les serveuses qui font toutpourquetutesentesparfaitementàtonaisedanstonsiègeetquetuyrestes.
Quatresoirsparsemaine,lasallesertdecadreàuntoutautregenredespectacle,untoutautrestyled’exhibitionsportive.Unebarreverticaleestmontéeaucentredelacageetaucunmecn’estautoriséàyentrer.Lascène,elleestréservéeàdesfillesquiviennentàtourderôles’enroulerautourdelalonguetigemétalliqueau rythmedespulsationsde lamusique,àunniveausonore réduit.Ça resteclasse, j’ytiens–enfin,aussiclassequedesbarresdepole-danceetdesdamestrèsdénudéespeuventl’être.Lesfillesdansent,maisellesnesedessapentpasetellesn’ontaucuncontactaveclepublic.Maisc’estquandmêmejusteassezchaud,justeassezosépourquejecantonneçaàunesallebienséparéedubar.C’estl’arrière-boutique, làoù se traitent les affaires (je faisplusdebusiness iciquenullepart ailleurs), lacerise sur legâteau, lecouronnementd’unétablissementquiveilleà satisfaire tous lesbesoinsde sesclients:deshommesquitravaillentduretquinesont,forcément,pastrèsfiersetenmêmetempsbiencontentsdeseretrouverlà.
L’ouverturedeTag’s,ilyadeuxans,acoïncidéaveclelancementdemalignedevêtementsetmonpremiergrandcombat,celuioùj’aibattuunmecquejen’auraisjamaisdûbattre.Jel’aidescendudirectparK.O.,etmaréputationestmontéeenflèche.J’avaistoutprogrammé,profitantdusuccèsdel’unpourlancerl’autre.J’étaisungossederichesdevenuhommed’affaires,uncow-boyplutôtfaitpoursurfersurlavaguedusuccèsquepourmontersuruncanasson,etquiavaitplusenviedeselimiteraumondeducombatlibreetdesartsmartiauxmixtesquedegérerlepatrimoinepaternel.J’auraispu.C’étaitunevoietoutetracée,untapisrougedérouléàmespieds:monprivilègeetmondû.Maisc’étaitunevoiequejen’avaispaschoisie.Jesuissûrqu’onpeutpasêtrevraimentheureuxenmarchantdanslespasd’unautre.Lecheminquimèneauvraibonheurestceluiquetutracestoutseul.Mêmes’iln’estpasdroit.Mêmes’ilfaut construire des ponts, creuser desmontagnes, percer des tunnels.Y a rien d’aussi jouissif que detracersapropreroute.
J’avaisdébarquéàSaltLakeCity,prêtà tout, troisansplus tôt. J’avaisde la thune :du fricquim’appartenait en propre – celui que j’avais gagné avecMoïse – et du fric que je n’avais pas gagné.J’étaispeut-êtreungossederiches,maisjen’étaispasidiot.Jesavaisquej’avaisbesoindefondspourconstruire un empire. Il faut de l’argent pour faire de l’argent, le plus souvent. Alors j’avais pris lepognondemonpère,etjem’étaispromisdeleluirendreavantdemourirouavantd’avoirtrenteans.Cequiarriveraitenpremier.
Àvingt-sixbalais, jen’avaispasbeaucoupde temps,nibeaucoupdemargedemanœuvre.Maisj’étaisdéjàsurlesrailsetlebarmarchaitdufeudeDieu.Jen’avaisqu’àregarderautourdemoi:quandje passais la porte, comme ce lundi soir – la soirée la plus calme de la semaine, pourtant –, pourdécouvrir des tables et des tabourets de bar tous occupés par des clients détendus et satisfaits et unjoyeuxbrouhaha.Doucemusiqueàmesoreilles, l’endroitbourdonnaitcommeune ruche.Deuxdemes
serveusesontcaracolédevantmoi,mouléesdansleurtenuedepom-pomgirlsduring,avecleurminishortetleurhautgenrebikini,servantdescoupsaulieudelescompter.Ellesm’onttouteslesdeuxadresséunmêmesourireracoleurensecouantleurcrinière.Àcroirequeçafaisaitpartiedujob.Peut-êtrequeçadevrait…Oupeut-êtrequec’étaitjusteuneréactionnormale.Onsourittoujoursaupatron,non?
J’ai répondu à leurs sourires machinalement : je n’étais pas là pour draguer. Je me suis plutôtoccupédesonderl’ambiance,d’estimerlenombredemecsscotchésaucomptoiretattablésdanslasalle,ledébitd’alcooletl’efficacitédupersonnel.QuandjemesuisapprochédubarpourparleràMorgan,lemanager,untempodebasseslancinants’estmisàcogneràl’autreboutducouloir.Lamusiqueétaitplusfortelàoùlesfillesdansaient.
—Quidansecesoir?Jem’enfichaisunpeu.C’étaitjustehistoiredecauser.—Justine.Lori.Etlanouvelle.Morganaricanéendouceetj’aitoutdesuiteflairél’embrouille.Jemesuiscalésuruntabouretetil
aimmédiatementposéunCocadevantmoi.J’enaidescendulamoitiéd’unetraiteavantdeluirépondre:—Ahouais ?Rien qu’à voir ce sale sourire, je parie qu’y a un truc que tum’as pas dit sur la
nouvelle.— Naaan. Rien de spécial. Elle est canon. Super danseuse. Super bien roulée. Tu l’as ratée à
chaque fois,mais ça fait déjàdeux semainesqu’elle est auprogramme.Toujours à l’heure, la ramènejamais.Faitsonshow,boitpas,flirtepas.Pilecommetulesaimes,quoi.
Re-petitsouriregoguenard.—Mouais.J’airepoussémonCocaetjemesuislevé.Autantallervérifiercequ’ilétaitencorealléinventer.Il
étaitbiencapablededéguiserundeschampionsdelaTagTeametdelefoutredanslacageenbikini.Morgan adorait faire des trucs de ce genre.Mais c’était un sacré putain de barman…même s’il merendaitdingueavecsesblaguesàlacon.
J’aisaluéquelquesclientsdeloin,serréquelquesmains,claquélabiseàStormy,quiservaitdelabièrebien-fraîche-comme-il-faut,et fait signeàMalcolmShort–quin’avaitmanifestementpaspris letemps de se changer en sortant du boulot : il avait l’air ringard avec son costume trois pièces et sacasquetteUtahJazzBasketball.MaislesJazzétaiententraindejoueretilétaitàfond,lesyeuxrivéssurl’écran,heureuxcommeunroisursontabouret.C’étaitundessponsorsdelaTagTeam.Alors,s’ilétaitcontent,j’étaiscontent.
J’étaispresqueaussidouépourferrerleclientquepourjouerdespoingsdansl’octogone,mêmesije préférais largementme battre sur le ring.Mais quand j’ai traversé la pièce et franchi l’arcade quiséparait le bar des danseuses, j’étais enmode business.Mon regard s’est immédiatement porté sur lacage. Je m’attendais au pire. Mais c’était Justine à la barre. Elle finissait son numéro avec undéhanchement lascifetundernier tourdepiste.Elle longeait legrillaged’unedémarchesuggestive,enagitantlesbrascommesiellevenaitd’annoncerleprochainround.Etpuisleslumièressesontéteintes.
Lorsqu’ellessesontrallumées,lanouvellesetenaitaucentredelacage,têtebaisséeetmainssurlalongue tigedemétalchromé.Comme lamusiquecommençaità s’élever,elle s’est toutdesuite lancéedans son numéro et j’ai froncé les sourcils. La fille était mince et souple. À chaquemouvement, sesmusclesdéliéssedessinaientparfaitementsoussapeaulisse.Sescheveuxbrunsruisselaientcommeunrideaudesoiesouslesspotlightsetseslonguesjambeshuiléesscintillaient.Elleportaitlemêmegenredeminishortetdehautdebikiniquelafilleprécédente.Jel’airegardéeunmoment,attendantlachutedelablague.Parcequ’ildevaitbienyenavoirune,nan?
Elleétaitbelle,c’étaitcertain:destraitsdélicatsavecunpetitnez,unejoliebouche,unvisageencœur.J’aisoudainétéprisdepanique:etsielleavaitquinzeansouuntructoutaussiflippant?Maisj’aitoutdesuiteécartécettepensée.Morganétaitunexpertdelavannedouteuse,pasunidiot.Unecombinedecestylecouleraitlebaretluicoûteraitsonjob.OrMorganaimaitsontaf,mêmes’ilnemeportaitpastoujoursdanssoncœur.Etmêmesijen’appréciaispastoujourssonsensdel’humour.
Nan.Elleavaitaumoinsvingtetunans.C’étaitlerèglement.Monrèglement.J’aifaitlamoueenpenchantlatêtepourmieuxl’observer.Ellesavaitseservirdelabarreaussibienquelesautresfilles.Peut-êtremêmemieux.Maissadanseétaitplusacrobatique,plusathlétique,quefranchementsexy.Elleavaitlesyeuxfermésetunlégersourireauxlèvresquiauraitpupasserpourenjôleur.D’autantqu’elledansaittoutdemêmepourunpublicessentiellementmasculin.Correction:exclusivementmasculin.Maisson sourire n’avait rien de charmeur. Il était plutôt… rêveur. Comme si elle s’imaginait ailleurs,minusculeballerinepirouettantà l’intérieurd’unedecesboulesàneigepour lesenfants,condamnéeàdanser toute seule jusqu’à la fin des temps. Elle gardait en permanence les paupières closes, l’épaiséventaildesescilsnoirsdessinantdesombresendemi-cerclesursesjouesdeporcelaine,etcemêmepetitsourireauxlèvres.
L’éclairageétaitstratégique : faitpourcacher lepublicetmettreenvaleur ladanseuse.Peut-êtreque les lumières l’éblouissaient ?Oupeut-êtrequ’elle était justeunpeu timide. Jeme suismarré toutseul. Timide, hein ? Impossible. Une gogo danseuse timide, c’était comme un boxeur peureux : unecontradictiondanslestermes.Maisilfaudraitsansdouteluientoucherdeuxmots.Lesmecsdanslasalleaimaient avoir l’impressionque les filles dans la cagen’avaient d’yeuxquepour eux et, bienque lesdanseusesn’aient jamaisaucuncontactavec lesspectateurs–pasdans lebar,dumoins–, les regardslangoureuxetl’attitudeaguicheusefaisaientpartieduboulot.Jemesuisdemandésic’étaitça,lablaguedeMorgan.Sic’étaitlecas,ilperdaitlamain.
Lemorceauseterminaitetjesuisretournéaubar.Leslumièressesontànouveauéteintes,indiquantla fin du numéro. Toutes les heures, de vingt et une heures à minuit, trois filles se succédaient enalternancepourun setd’unquartd’heure, suivid’unquartd’heuredepause.Après tout, onétait dansl’Utah,pasàLasVegas.Lesdanseusesavaientdeux,parfoistroisjoursdereposparsemaine:lessoirsdecombatset lorsdes soiréesnight-club,quandonavaitbesoinde l’octogonepour lacompétitionouqu’on le démontait pour laisser place au dancefloor. Avec quatre danseuses – et maintenant cinq –embauchées,çaneleurfaisaitpasunjobàpleintemps,loindelà.Engénéral,lesfillesavaientunautre
boulotlejouretsautaientsurtouteslesheuressup.Ellessefaisaientaussidufricenfaisantlesannoncespendantlesrounds,lessoirsdematch.
—Alors, patron, qu’est-ceque t’endis ?m’ademandéunMorgan railleur, tout enpoussant uneconsommationversunclient,tandisquejecontournaislecomptoirpourreprendremaplacesurlemêmetabouret.
Jegardaislesyeuxbraquéssurl’écranpourvoirlescoredumatch,biendécidéànepasaccorderàmonbarmanl’attentionqu’ilréclamait.
—Dequoi?—Delanouvelle.—Mignonne.Iln’avaitpasbesoindesavoirtouslesadjectifsquim’étaientpassésparlatêtependantquejela
regardaisdanser.—Ahouais?Morganhaussaitlessourcilscommesimoncommentairelaconiquel’étonnait.—Ouais,Morg.(J’aisoupiré.)Pourquoi?T’asuntrucàmedire?Parcequej’pigepas,là.—Nan.Nan,m’sieur.Rienderien.J’aigrognéensecouantlatête.Çapuaitl’entourloupeàpleinnez.—Alors,combiendesemaines,patron?—Huit.Plus que huit semaines avantmon combat contreBruno Santos. Le combat quime donnerait une
chancedeviseruntitreàLasVegas.LecombatquiallaitpropulserlamarqueTagTeamdanstouslesfoyersd’unboutàl’autredesUS.Huitsemainesdeconcentrationabsolue:aucunedistractionetaucunedécisionau-delàdeceseulmatch.Quandj’auraisremportécecombat,jepourraispasseràautrechose.Quandj’auraisremportécecombat,laTerrepourraitbiens’arrêterdetournerqueçamedérangeraitpas.Quandj’auraisremportécecombat.
—Hé,patron,Lous’estfaitporterpâlecesoir.C’est luiquivérifiequelesfillesprennent leursbagnolestranquilles,d’habitude.Tupeuxpasleremplacer?Vuquet’eslà.
Chezmoi,toutlepersonnelfémininestescortéàsonvéhiculeaprèsletaf.Cettepartiedelavilleévolue,maiscen’estpasencoreça.Tag’s se trouveprèsde lavieillegaredechemindefer,dansunquartierréhabilitétoujoursentrerestaurationetdémolition.Àdeuxruesdelà,verslenord,ontombesuruneenfiladedesuperbesbaraquesconstruitesaudébutdesannées1900,etàdeuxruesdelà,verslesud,suruncentrecommercialauxvitrinesbarréesdefer.Unspahautdegammeoccupelecoindelarue,àgauche,etunfoyerpoursans-abrilecoinopposé.Lequartierestuneaberrationentermesd’architectureetcertainsendroitsnesontpastrèssûrs.Jemesuistoujourssentiresponsabledemesemployés.Surtoutdesfilles.Alors,j’aiimposédesrègles.Ettantpissijepasseauxyeuxdecertainspourunsalemacho,lemecpaternalistequiselajouedéfenseurdusexefaible.
—OK.J’peuxfaireça.
—Super.C’était leur dernier passage. J’le ferais bien,mais les verres vont pas se remplir toutseuls,hein?LemecdeKelliestvenulachercherilyadixminutes.EtMarcietStormyfontlafermetureavecmoi:j’vaislesraccompagner.IlteresteplusqueJustine,LorietAmélie.
J’aifroncélessourcils.—Amélie?—Ouais.Lanouvelle.Amélie.Jet’avaispasdit?—Nan.Tum’avaispasdit.Elleestquoi?Française?—Untruccommeça.Jevoyaisbienqu’ilavaitenviedesemarrer.— Elle habite pas loin. Elle rentre à pied par contre. Lou se plaint à chaque fois. Mais c’est
vraimentaucoindelarue.J’aiditàLouqueçaluifaisaitpasdemaldebougerunpeusongroscul.—OK.Alorsc’étaitlàqu’ilfallaitrire?Parcequej’allaisêtreobligéderaccompagnerlanouvellechez
elleetqu’ilcommençaitàneiger?Obligédeservird’escorteàlapetiteFrançaise?Pasdeproblème.J’étais trop nerveux pour réussir à dormir, de toute façon. Jeme voyais déjà tapant dans la poire devitessejusqu’àépuisement,mefatiguersuffisammentpourm’écroulerenfindansmonlitquelquesheures.
Pile aumêmemoment, Justine etLori sont apparues sous l’archequi séparait le bar de la partieclub,sangléesdansleurgrosmanteau,leursacdesportàlamain.
—OùestAmélie?ademandéMorgan,enlorgnantderrièreelles.—Elleaditqu’elleretrouveraitLoudirectementdevantlaporte,aréponduJustine.—Louestpaslà,cesoir.C’estTagquivousraccompagne.Pasvrai,patron?—Toutcequ’yadeplusvrai,Morg.J’aicontrôlémesnerfs.Ilcommençaitàmechaufferàricanerbêtementenfaisantdesclinsd’œil
auxfilles.J’ai escorté Justine et Lori jusqu’à leurs voitures, sur le parking derrière le bâtiment. Je les ai
regardéesdémarreretj’aifaitletourpourrejoindrelaported’entréeprincipale.Jepréféraiséviterdetraverserlebar.Jen’avaisaucuneenviedemecoltinerMorganànouveau.J’avaiseumadosepourlasoirée.Entournantàl’angle,j’aiaperçulanouvellequiattendaitdéjàsurletrottoir.Elleavaitlevisagelevé vers le ciel, comme si ça lui plaisait de sentir les flocons tomber sur ses joues. Elle patientaittranquillement,apparemmentpasdutoutpresséed’échapperaufroid.Elleavaitlesmainsposéessurunlongbâtonqui,danslalumièredubaretaveclaneigequitombaitautourd’elle,luidonnaitdesairsdebergèredansunspectacledeNoël.
—Hello?Ilyavaituneinterrogationdanssavoix.Elleafaitlégèrementglissersonbâtonjusqu’àfrôlermon
pied,làoùjemesuisarrêté.—Lou?—Louestmalade,c’estmoiquite…ramènecesoir.Enlavoyantsetournerversmoi,lechocm’avaitfaitsubitementralentirmondébit.
Elleavaitlesyeuxgrandouvertsmaisleregardfixe.Etj’airessentiunedrôlededouleuraucreuxde la poitrine. Elle avait de très beaux yeux. Grands et lumineux, ourlés de longs cils noirs quicaressaientsesjoueslorsqu’ellefermaitlespaupières.Maisilsn’exprimaientrienet,enyplongeantlesmiens,j’aiétésubmergéparuneinexplicabletristesse.Alorsj’airegardéailleurs,examinantsabouche,leruissellementdecheveuxbrunsquiencadraitsonvisageetluitombaitsurlesépaules.Etpuiselleasourietladouleurdansmapoitrinem’acrevélecœur,mecoupantlesouffle.
—Ah,celongtempsd’arrêt.J’yaidroitàchaquefois.Mamèredisaittoujoursquej’étaisbelle,mais au cas où je ne le serais pas, promets-moi demementir, tu veux ? a-t-elle fait, pince-sans-rire.J’exigesystématiquementdesmensongesdétailléssurmonphysique.(Elleavaitditçasimplement,sansamertume.Justeunétatdefait.)Alors,c’esttoiquiashéritédelacorvée,hein?Tun’espasobligédemeraccompagnerjusquechezmoi,tusais.Jesuisvenuetouteseule.MaisMorganm’aditquec’étaitlarèglepourtouteslesfilles.Iladitquelepatronytenait.
Jeluiairépondudanslafoulée.Jerefusaisdemesentirgêné.Jerefusaisdem’excuserparcequejel’avaisregardéecommeunebêtecurieuse.
—Ilaraison.C’estunsuperquartier,ici,maistusaisaussibienquemoiqueçacraintunpeusurlesbords.
Elleatendulamainetattenduquejeveuillebienlaluiserrer.—Bon.Etsijemeprésentais?Jem’appelleAmélie.Etjesuisnon-voyante.Seslèvressontremontéesd’uncôté,mefaisantbiencomprendrequ’ellesemoquaitautantd’elle-
mêmequedemoi.J’aisaisisamain.Elleneportaitpasdegantsetelleavaitlesdoigtsglacés.J’aifaitdurerlapoignéeunpeupluslongtempsquenécessaire.Doncellen’étaitpasfrançaise:elleétaitaveugle.Et,allezsavoirpourquoi,Morgantrouvaitçahilarant.
—Bonsoir,Amélie.Moi,c’estDavid.Etjesuispré-voyant.Lemêmepetitsourireestréapparuaucoindesabouche.Jemesuisprisàsourire,moiaussi.Mon
serrementdecœurcompatissants’estrelâchéconsidérablement.JenesavaispaspourquoijeluiavaisditquejemeprénommaisDavid.Personnenem’appelaitplusDaviddepuislongtemps.Ceprénomm’avaittoujoursfaitl’effetquejepartaisvaincud’avance.C’étaitceluidemonpère.Etceluidesonpère.Etdupèredesonpère.DavidTaggertétaitunnomquiavait,commequidirait,dupoids.Etj’avaissenticepoidsdèsmonplusjeuneâge.PuismespotesavaientcommencéàmesurnommerTag.Tag,çam’avaitlibéré.Çamedonnaitledroitd’êtrejeuneetinsouciant.Lemottagàluiseulévoquedéjàdesimagesdecourseséperdues:c’estlenomqu’ondonne,ici,aujeuduchatperché.«Essaieunpeudem’attraper,tupeuxtoujourst’accrocher!»
—Tuaslesmainscalleuses,David.Drôledecommentairepourquelqu’unqu’onrencontraitpour lapremièrefois.Améliearepliésa
mainaucreuxdemapaumepourtoucherlapetitebosserugueuseàlabasedechacundemesdoigts.Onauraitditqu’ellelisaitenBraille.
—Sportif?—Euh,oui.Jefaisdesartsmartiaux.
Haussementd’unfinsourcil.Sesdoigtsn’encontinuaientpasmoinsd’explorerintimementmamain.C’étaitagréable.Etbizarre.Monpalaiscommençaitàmechatouilleretmesorteilsàserecroquevillerdansmesbottes.
—Lescals,c’estàcausedeshaltères,destractions.Cegenredetrucs.Je déblatérais commeun crétin.Un débile qui se la joue à laRocky. J’aurais tout aussi bien pu
hurler:«Hé,Adrian1!»—Etçateplaît?—Demebattre?J’essayais de suivre. Elle ne parlait pas comme les autres filles que je connaissais. Elle était
tellementcash.Tellementdirecte.Peut-êtrequ’elleétaitobligée,enmêmetemps.Ellenepouvaitpassepayerleluxedecomptersursesdonsd’observation.
—Oui.Tebattre.Tuaimesça?a-t-elleprécisé.—Ouais.Ouais,çameplaît.—Pourquoi?—Jesuisgrand,fortetj’ailarage.Difficiledefaireplushonnêtecommeréponse.Jemesuismarré.Elleariaussi,etj’aiexpirétoutlesoufflequejeretenaisdepuisqu’ellem’avaittendulamain.Son
riren’étaitpasunriredefille:hautperché,cristallinetcharmant.Ilétaitsolide,sain,legenrederirequivientdestripesetn’arienàcacher.
—Tusensbon,David.Entremon hoquet de surprise etmon fou rire, j’ai faillim’étouffer. Ça ne l’a pas empêchée de
continuer:—Donc je saisque tu esgrand, fort, que tu as la rageetque tu sensbon.Tuesvraimentgrand
d’ailleurs,parcequetavoixprovientdetrèshautau-dessusdematête.TuviensduTexasaussi,ettuesencorejeune.
—Commenttupeuxsavoirquejesuisjeune?—Les vieux ne combattent pas. Et puis il y a ta voix. Tu étais en train de fredonner du Blake
Shelton2envenantversmoi.Situétaisplusvieux,tuchanteraisplutôtduConwayTwittyouduWaylonJennings.
—Ohmaisj’leschanteaussi.—Parfait.Tupourraschanterenchemin,alors.D’unsimplegestedupoignet,ellearepliésacannequiabrusquementrétrécidedeux tiers.Elle
avaitlecoupdemain!Ellel’afourréesoussonbrasgauche,toutentendantledroitversmoi.Dèsquejemesuisapproché,ellearefermésamainsurmonbicepscommesic’étaitlachoselaplusnaturelledumonde.Etnousvoilàpartis,marchant lentementmaisd’unpasrégulier,à travers lesruessilencieuses,souslaneige,avecnoschaussuresquiprenaientlaflotte.Jesuislegenredemeccapabled’embobinern’importequi.Commebaratineur,jemeposelà.Maispourlecoup,jeséchaislamentablement.
De son côté, Amélie semblait parfaitement à l’aise. Elle ne cherchait même pas à faire laconversationpendant qu’onmarchait, bras dessus, bras dessous, commedeux amoureuxdans unvieuxfilm.Leshommesetlesfemmesnemarchentpluscommeça,maintenant.Saufsic’estunpèrequimènesafilleàl’autelouunboy-scoutquiaideunevieilledameàtraverser.J’aidécouvertqueçam’allaitpasmal,bizarrement.J’avais l’impressiond’êtreunhommed’uneautreépoque,dutempsoùlesmessieursescortaient lesdames.Pasparceque lesfemmesn’étaientpascapablesdemarcher toutesseules,maisparce que les hommes les respectaient plus. Parce qu’une femme, on doit en prendre soin. Avec unefemme,ondoitfaireattention.
—Ilfutuntempsoùtoutétaitplusbeau.Lesmotsm’étaientsortisdelabouchesansquejesached’oùilsvenaient.J’avaispensétouthaut
sansm’enrendrecompte.—Qu’est-cequetuentendsparlà?Çaavaitl’airdeluiplaire.Alorsj’aicontinuésurmalancée:—Ehbien,quandturegardesdesvieillesphotos…Lagaffe!Jemesuisbrusquementinterrompu,laissantmaphraseensuspens.Commentelleauraitpu
regarderdesphotos?Nonmaisquelimbécile!C’estellequim’atiréd’affaire.Etdebonnegrâceencore.—Sijepouvaisregarderdesvieillesphotos,qu’est-cequejeverrais?—Ehbien,ilsavaientmoins,maisilsavaientplus.Ondiraitquelesgensprenaientdavantagesoin
dupeuqu’ilspossédaient,qu’ilssoignaientleurapparence.Lesfemmess’habillaientbienetleshommesportaientdescostumes.Lesgensmettaientdesgantsetdeschapeaux,etilsétaientsoignés.Leurfaçondeparleraussin’étaitpaspareille,moinsrelâchée,pluschâtiée.C’étaitlamêmelangue,maiscomplètementdifférente.Mêmelesbâtimentsetlesmeublesétaientbeaux:bienfaits,avecunevraieattentionaudétail.J’saispas…lemondeavaitplusde…declasse.Ouais,peut-êtrequec’estça.
—Ah,letempsoùleshommesnesebattaientpassurdesringsetoùlesfemmesnedansaientpassurdesbarrespourgagnerleurvie!a-t-ellesoupiré,unsouriredanslavoix.
Jeluiairépondudutacautac:—Leshommessesonttoujoursbattus.Lesfemmesonttoujoursdansé.Onpeutpasfaireplusvieux
jeuquenous.Onestindémodables.—Bienrattrapé.Elleaglousséetjemesuismarrédoucement.Onamarchéquelquesminutesdansunsilencecomplice.Etpuisjemesuissoudainrenducompte
quejen’avaisaucuneidéedel’endroitoùonallait.—T’habitesoù?—Net’inquiètepas,mongrand.Jesaisoùnoussommes.Tourneàdroiteauprochaincroisement.
C’estlavieillemaisonàunetrentainedepas,unpeuplusbasdanslarue.—Tuvisdansunedecesbellesbaraques?
—Ehoui.C’estmonarrière-grand-pèrequil’aconstruite.Enparlantd’untempsoùtoutétaitplusbeau…Mamaison ne doit plus être aussi jolie qu’elle l’était, j’imagine.Mais dansma tête, tout esttoujoursmagnifique.Del’avantaged’êtreaveugle.
—Trentepastudis?Pourquoi,tucompteslespas?Je n’en revenais pas et ça s’entendait. Enfin, moi, je l’entendais. Je me suis demandé si elle
l’entendaitaussi.—Engénéral.Maisjefaismoinsattentionquandonm’accompagne.N’empêchequejesaisoùle
trottoirs’arrête,oùsontlesarbres,etlestrousaussi.—C’estdingue.—Ehbien,jesuisnéeicietjen’aipastoujoursétéaveugle.Jepeuxencoretoutvoirdansmatête.
Ceseraitplusdifficilesijedevaistoutrecommencerdansunnouvelendroit.—OK.Qu’est-cequis’estpassé?—Unemaladie rareavecunnom trèscompliquéque tuaurasprobablementoubliédèsque je te
l’auraidit.Ilétaitdéjàtroptardquandonacompris.Et,mêmesionl’avaitsuplustôt,iln’yauraitsansdouterieneuàfaire,detoutefaçon.
—T’avaisquelâge?—Onzeans.J’aieudumalàavalermasalive.Moiaussij’avaisonzeansquandmavieavaitchangé.Maisles
circonstances étaient complètement différentes. Avant que j’aie eu le temps de faire le moindrecommentaire,Amélies’estarrêtée.
—J’ysuis.C’estici.Elleadépliésacanned’uncoupsecets’estmiseàtapoterdevantelle.Elles’estalorstournéevers
unepetitegrilleenferforgépours’immobiliserquandsacanneabutésurlemétal.Ellem’alâchélebraset s’est écartée. Et puis elle a cherché le loquet à tâtons avant de l’ouvrir sans aucune difficulté. Lamaisonétaitancienne,genredébutdusiècledernier,sic’estpasplusvieux.Elleétaitencoreimposante,mêmesi,aveclaneigeetdenuit,ondistinguaitmallacouretlegrandperroncouvertquifaisaittoutletouretavaitdûconnaîtredesjoursmeilleurs.Ilyavaitdelalumièreauxfenêtresdupremier,l’alléeetlesmarchesavaientétébalayées.Améliesemblaitparfaitementhabituéeàlesmontertouteseule.Jesuisdonc resté à la barrière, attendant qu’elle soit bien rentrée pour m’en aller. Elle s’est arrêtée à mi-parcours,seretournantàmoitié.
—David?Elleavaithaussélavoixcommesiellen’étaitpassûrequejesoisencorelà.—Ouais?—Mercidem’avoirraccompagnée.—Derien.J’ai encore attendu que la porte d’entrée se referme derrière elle avant de faire demi-tour. Il ne
neigeaitplusettoutétaitsicalmequejemesuismisàchanterpourmetenircompagnie.Parmoments,je
fermaislesyeuxetjecomptaismespas.Jemedemandaiscequeçaferaitdeneplusvoirdutout.Jemedemandaisaussicommentunefilleaveugles’étaitretrouvéeàdanserdansmonclub.
(Findelacassette)
MOÏSE
Milliea tendu lamainvers lemagnétophone, faisantglisser sesdoigts sur les touches jusqu’àcequ’elletrouvecellequ’ellecherchait.Elleaalorsappuyésur«Stop»etlavoixdeTags’esttue.Elleestrestée assise là, cramponnée aumagnéto comme si elle se raccrochait à ses souvenirs. La pièce étaitsaturéed’espoiretd’attente.Jel’avaisentendudanslavoixdeTag,j’avaissentilaminutieaveclaquelleil décrivait chaque détail. Il y avait cette espèce d’émerveillement dans son intonation aussi, qu’onpercevaitaufuretàmesurequ’ilretraçaitsespas.Ilavaitréussiàmetransporteret,pendantunmoment,j’avaiscomplètementoubliéoùj’étais.Maismaintenant,jemesentaismal,commeunintrusquisemêledecequineleregardepas.J’avaisenviedemeboucherlesoreilles.
—Jen’arrêtais pasdepenser à lui et je n’arrivais pas àme sortir cette chansonde la tête – lachansondeBlakeShelton,aditdoucementMillie.Ilétaitgentil.Etfort.J’avaissentisaforcequandilmarchait à côtédemoi.Cettenuit-là, j’aimême rêvéde la sensationde sonbras sousmamain. Justeaprèsavoirperdulavue,jerêvaisencoreenimages.J’adoraisçaparceque,quandjedormais,jevoyais.Maisaveclesannées,mesrêvesontcommencéàressembleràmaréalité.Ilm’arriveparfoisderêverenimages,maislaplupartdutemps,jerêveenodeursetenimpressions,ensonsetensensations.
Millieparlaittoutbascommesiellepensaitàhautevoix.Commesielleavaitcomplètementoubliéque j’étais là. Jeme suis dit que je devrais peut-êtrememanifester avant qu’elleme raconte un trucqu’elleauraitpréférégarderpourelle.Ellenem’enapaslaisséletemps.
—AvantDavid,jesuisalléeàquelquesrendez-vousenaveugle.Elleasouridansmadirection :elleétaitbienconscientedemaprésence, finalement. Jemesuis
marré.C’étaitlaréactionqu’elleescomptait,sansdoute.—Desrendez-vousd’aveuglesenaveugle,jeveuxdire.Etjesuissortieavecdesaveuglesqueje
connaissaisavant.Undesgarçonsaveclesquelsjesuissortietenaitàsefairequalifierde«visuellementdéficient».(Elleavaitdessinédesguillemetsdanslesairs.)Jenecomprendspasvraimentcequeçaveutdire. Ça rime à quoi ? Non, franchement, pour moi, c’est comme dire de quelqu’un qu’il est«pigmentairementdéficient»aulieudedirequ’ilestblanc.Lesgenssontquandmêmebizarres.Jesuis
blancheetaveugle.Jesuisunefilledevingt-deuxans,blancheetaveugle.Onnepeutpasjusteappelerleschosesparleurnom?
Décidément, elleme faisaitmarrer. Jeme demandais où elle voulait en venir.Mais j’étais biencontentdelalaisserparler.Jemesuisdemandé,enpassant,siellesavaitquej’étaisnoir.Çafaisaitundrôled’effetdesavoirque,pourunefois,çan’avaitstrictementaucuneimportance.
—Jesuissortieavecdesgarçonsquivoyaientnormalementaussi–tusais,des«visuellementnon-déficients ». (Elle a souri.) Pas beaucoup, mais quelques-uns. C’est ma cousine Robin qui joue lesentremetteuses,engénéral.Etjesuisquasicertainequ’ilsétaienttousextrêmement«nonséduisants»:moches,pastrèsnets,pleinsdeverrues,etqu’ilssefaisaientjeterparlesautresfemmesd’habitude.Cequi neme pose pas de problème, d’ailleurs. Je peux toujours prétendre qu’ils sont beaux comme desdieux.Jenesauraijamaissic’estvrai.Toutcequicompte,c’estl’imagequej’aidanslatête,non?Maisunjour,Robinavoulumerencarderavecunsourd.Cettefois,j’aimisleholà.Cen’étaitpastantqu’ilétaitsourd,maiscommentellecroyaitqu’onallaitcommuniquerexactement?Commej’aiunhandicap,Robinpenseque jenepeuxsortirqu’avecdeshandicapés.Parcequepersonned’autrenevoudraitdemoi,hein?(Savoixs’estétranglée,maiselleatoutdesuiteaffichéungrandsourired’autodérision.)Oh,j’aidûtoucherunpointsensible,là.
J’aiprotesté:—C’estfaux.—Parfoisc’estvrai,a-t-ellemurmuré.J’aicomprisqu’ellesedemandaitsilaréalitén’avaitpasfinipardevenirtroplourdeàporterpour
Tag.—JemesuispriseàespérerqueDavidneseraitpasbeau.J’espéraisqu’iln’étaitpasbeauparce
que,pourmoi,çan’avaitaucuneimportanceetqueçalerendraitmoinsdésirablepourlesautresfilles.Jemedisais que, si c’était quelqu’un d’ordinaire, ça le rendrait plus ouvert, plus susceptible d’accepterquelqu’uncommemoi.(Elleapousséunlongsoupir,presquetriste.)Maisjesavaisqu’ilétaitbeau.Çasesentaitàsafaçondesetenir,àsonassurance,sagentillesse.J’aibienpenséàinterrogerlesfillesaubar.Maisjemesuisdégonflée.Jenevoulaispasqu’ellessefichentdemoi,etencoremoinsleurfairepitié.Jemesuisditqu’onpourraitaumoinsêtreamis.Iln’avaitpasl’aircontre,apparemment.
Jenesavaispasquoidire.J’étaisfasciné,maisjenesavaispasquoidire.Millierestaitassiselà,serrantlemagnétophonecontreelle.Etpuis,sansajouterunmot,elleaappuyésur«Play».
1.FindufilmRockyII.Rockycrie:«Hé,Adrian!J’aigagné!»(Touteslesnotessontdelatraductrice.)
2.ChanteurdecountryetjurédeTheVoiceversionaméricaine.
L
3.
emardi,lascènesetransformaitenringpourlasoiréematchet,lemercredi,Amélienedansaitpas.CedontMorgans’estempressédem’informer,dèsquej’aimisunpieddanslebar.Ilsemarraittout
seul,commes’ilm’avaitvraimentjouéunsaletour.—Maisc’estquoitonproblème,Morgan?(Ilcommençaitàmetaperlégèrementsurlesystème.)À
tevoir,ondiraitquetuviensdem’ensortirunebienbonne.Alorsquoi?T’asengagéuneaveuglepourmefaireuneblague,c’estça?Faudraitvraimentêtreconpourfaireuntrucpareil.
Morganalevélesbrasauciel,ensebidonnantdeplusbelle,commesij’avaiseffectivementtapédanslemille.
—Elleadébarquéiciavecsacanne.ElleressemblaitplusàHelenKellerqu’àHeidiKlum.Pasdemaquillage, une queue de cheval, engoncée dans son grosmanteau avec ses croquenots à neige :malfagotéequoi.Elleaditqu’ellevoulaitpostuler.AvecVince–c’estluiqu’étaitderrièrelecomptoir,cejour-là–,onapenséquetul’avaispeut-êtremisesurlecoup.Quetunousmenaisenbateauouuntruccommeça.Alors,onadit:«Maisbiensûr.»Tumeconnais,j’suistoujourslepremieràrigoler.Elleaattendusonauditionaveclesautres.Et,j’enrevenaispas,toutlemondeaétésupersympaavecelle.Lesfillesl’ont,commequidirait,prisesousleuraile.Etavantqu’oncomprennecequisepassait,lavoilàenminishortettopmoulant,lescheveuxauvent,àfairesonshowàlabarrecommeunevraiepro.
Rien que d’écouter Morgan me décrire l’audition d’Amélie, j’en avais mal au cœur. Je medemandaisbienpourquoi,d’ailleurs.IlauraitparlédeJustineoudeLori,ouden’importelaquelledesautresfilles,çam’auraitfaitnichaudnifroid.Maisçameplaisaitpasd’imaginerVinceetMorgentraindereluquerAmélieenrigolantetdeserincerl’œilalorsqu’ellenepouvaitmêmepaslesvoir.
Pendantcetemps,Morgancontinuait,complètementinconscientdumalaisequ’ilavaitsuscitéchezmoi:
—Elleétaitassezbonnepourqu’onserendecomptequetunousfaisaispasmarcher.Etelleavaitl’airdrôlementmotivée.Emballéemême.Etbon,j’avoue,j’aitrouvéçamarrant.
—Hilarant.—Tuvaslavirer,patron?—Etpourquoijeferaisça?Décidément,Morganmetapaitvraimentsurlesnerfs.—Elle a pas autant de succès que les autres filles.Y a deuxou trois clients qui se sont plaints
qu’ellelesregardaitpasquandelledansait.—Parcequeçaleursuffitpasdepouvoirlamater?Ilmechauffait,là.—Hé!Paslapeinedet’enprendreàmoi.J’ysuispourrien.Maisvuqu’ellepeutpasannoncerles
rounds,lessoirsdematch,onvaêtreunpeujustesàceniveau-là.—Onestpas justesdu tout,Morg.Onaquatre autres fillesparfaitement capablesdebosser les
soirsdematch.—OK.Situveuxlagarder,yapasdeproblème.Ellerevientjeudi,aucasoùtuvoudraisavoirune
petitediscussionavecelle,histoirequ’elleforceunpeusurlecôtésexy.Peut-êtreendansantlesyeuxouverts,tuvois.
Morganétaitplié.C’estdinguecequeçapouvaitlefairerigoler.—Morg?—Ouais,patron?—Rentrecheztoi.—Qu…quoi?Sonstupidericanements’étaitenrayé.—J’vaisdonneruncoupdemainàVincepourfinirlasoirée.Rentrecheztoi.Morganatirésurletorchonqu’ilportaittoujourssurl’épaulepours’essuyerlesmainsd’ungeste
énervé.Ilavouludiscuter:—Mais…—Tutrouvesmarrantdetepayerlatêted’uneaveugleetçam’inquièteunpeu,Morg.J’enviensà
medemanderquelgenredemecj’aiembauchépourgérermonbar.Tuvois,yadeuxtrucsquej’peuxpasblairer.(J’aicomptésurmesdoigts.)Ceuxquiprennentleurpiedàécraserlesautresetceuxquipassentleurtempsàseplaindre.J’meseraisjamaisdoutéquetufaisaispartiedelapremièrecatégorie.Alors,maintenant,vienspaschialer,sinontuvasmedonnerdeuxraisonsdetevirer.Rentrecheztoi.Et,situveuxrevenir,revoisunpeutonsensdel’humour,OK?
Jen’avaispasélevélavoix.Cool,relax.Maisjeleregardaisdroitdanslesyeux.Jel’aivubaisserlatête,malàl’aise,etdanserd’unpiedsurl’autre,commepourmedonnerletempsdechangerd’avis.
Voyant que je ne bronchais pas, il a balancé son torchon et attrapé son portefeuille et ses clefs qu’ilplanquaitsouslecomptoir.
—J’ail’âged’êtretonpère,Tag.D’ailleurs,tonpèreétaitundemesmeilleursamis.Tumedoisunminimumderespect.
Laplaisanterieétaitfinie.Iltiraitcarrémentlatronche,cettefois.—Situveuxmonrespect,Morg,vafalloirleregagner.Et,pourquetoutsoitbienclairentrenous,
t’espasmonpère,t’espasmonmeilleuramietj’te«dois»quedalle.Tupeuxrevenirdemainsit’escapablede rectifier le tir.Si j’tevoispasdemain, jecomprendraiet jecommenceraià techercherunremplaçant.
Morganétaitdéjàprêtàprotester,maisils’estraviséetapréférélaboucler.Leslèvrespincées,lamâchoirecrispée,lespoingsserrés,ilafaitletourducomptoirpourtraverserlasalle.Ils’estfrayéàcoupsd’épauleuncheminverslasortie,manquantderenverserAméliequientraitjustementdanslebaraumêmemoment.Ilajuréetm’ajetéunderniercoupd’œilavantdedisparaîtredanslanuit.
Amélieahoquetéun«Pardon»stupéfait.Sacanneesttombéeavecunclaquementsec,surprenantlesclientsquisesonttousretournés.Elleaeuunmomentd’hésitation,s’estaccroupiepourtâterlesoljusqu’àcequesesdoigtsfinissentparlaretrouver.Ellel’arécupéréeets’estrelevéeavecgrâce.Elleavait les jouesunpeurougeset jemesuisdemandésiellepouvaitsentir lesregardsbraquéssurelle.Elle s’est avancée lentement, se laissant guider vers le comptoir à petits coups de canne. J’ai alorsréalisé,avecuntempsderetard,quej’étaisdeserviceetjemesuisdépêchédepasserderrièrelebar,enlevantmaveste et retroussantmesmanches.Amélie s’était déjà perchée sur un tabouret et attendaitpatiemment qu’on veuille bien s’occuper d’elle. Je me suis demandé ce qu’elle faisait quand onl’ignorait.
—Qu’est-cequej’peuxfairepourtoi,Amélie?—David?Elleapenchélatêtedecôté,manifestementétonnée.—Impressionnant.T’asletrucpourreconnaîtrelesvoixàl’oreille.—Merci.Euh…oùestMorgan?Tutravaillescesoir?Ellesetenaitparfaitementimmobile.Ellenes’avachissaitpasetnetournaitpasmachinalementsur
sonsiègecommelefaisaientlaplupartdesgens.Ellenes’accoudaitmêmepasaucomptoir.Elleavaitsansdoutepeurderenverserquelquechoseoud’envahirl’espacepersonneld’unéventuelvoisin.Ellenepouvait pas savoir que les seuls clients installés sirotaient leurs pressions à l’autre bout du zinc, ensuivantunmatchdebasketdesSpurs,l’œilrivéàl’écranau-dessusd’eux.
—Ouaip,c’estmoiquileremplace,cesoir.(Jen’aipasdonnéd’explication.)Qu’est-cequej’tesers,unepetitebière?
Amélies’estmordulalèvre.Elleasecouélatête.—Non.Jeneboispasd’alcool.Déjàquejesuisaveugle!L’alcoolémoussemessens.Enfin,ceux
quimerestent.Aulieudemedétendre,boiremefaitstresseràmort.(Elleahaussélesépaules.)Tudoismeprendrepourunevraiegamine.
—Nan.J’comprends.Jeboispasnonplus.Elleaarquélessourcils.—Ettubossesdansunbar?—Jeboispasparceque j’ai toujoursété incapablede faire leschosesàmoitié.Lamodération,
c’estpaspourmoi.Jeboispas:j’mesaoule.Toutourien,quoi.Sijepeuxpasfairetout,vautmieuxquej’fasserien.
Jeluiparlaistranquillement,d’untondégagé.Maisjemedemandaisbienpourquoij’éprouvaiscedrôledebesoindelarassurer.
L’airdepasytoucher,j’aichangédesujet:—Tuveuxautrechose?Unsoda,del’eau,untrucsansalcool?—JeprendraisbienunCocaLight.J’ai réagi au quart de tour et, quelques secondes plus tard, je posais sa consommation sur un
dessous-de-verredevantelle.—CocaLightàmidi.Enentendantmesindications,elleasouri,m’aremercié.Etpuiselleatenduprudemmentlamain,
laissantd’abordsesdoigtseffleurer leverre,avantd’enfaire le tourpour le tirerverselle.Elles’estalors penchée, presque comme si elle humait sa boisson, et elle est restée comme ça, le visagebizarrementsuspenduau-dessusdesonverre,lenezsiprèsduliquidepétillantqu’uncentimètredeplusetilplongeaitdedans.
—Unproblème?Elles’estaussitôtredresséeets’estfrottélenez.—Non, non. Je…euh… J’aime bien le bruit des bulles et leur sensation surmon visage. Je ne
m’étaispasrenducomptequetum’observais.Elleavaitprisunpetittontranchant,justeassezpourmefairecomprendrequeçanesefaisaitpas
defixerlesgensetqu’ellen’appréciaitpasvraimentqu’onlamateàsoninsu.—Oh,j’vaistelaissertranquillealors.Maisjememarrais.J’aimaisbiensonsensdelarepartie.—Euh…David…(Elleaélevélavoix.)Enfait,j’étaisjustevenuecherchermonchèque.Tucrois
quetupourraismeledonner?—Biensûr.Laisse-moijusteunepetiteminute.J’reviens.Et…jeneregarderaipas,aucasoùtu
voudraisprofiterdesbullesunpeupluslongtemps.Les chèques se trouvaient dans une boîte cadenassée, sous le comptoir, et il m’a fallu un petit
momentavantdelocaliserledoubledelaclefdanslebureaudeMorg–ilavaitemportésontrousseauenpartant.J’aipousséunjuronenpensantaubordelqueceseraitsiMorgandécidaitquesafiertépassaitavantson job.Rienquedechanger toutes lesserrures,déjà. J’espéraisvraimentqu’ilallait revenir lelendemainmatin,laqueueentrelesjambes.Jen’avaisaucuneenviedechercherunnouveaumanager.EtpuisMorgbossaitbien…quandilnejouaitpasaucon.
J’aifaitglisserl’enveloppeaunomd’AmélieAndersonsurlecomptoir,frôlantsamain–cellequinetenaitpasleverre–pourqu’ellesachequejelaposaislà.Ellel’arécupéréeavantdemelatendre.
—Tu pourrais l’ouvrir pourmoi etme lire lemontant ? J’ai besoin de le savoir pour aller ledéposeraudistributeuraucoindelarue.
J’ai déchiré le bord de l’enveloppe. Quand j’ai vu le montant du chèque, j’ai été scié. J’avaispresquehonteenluiannonçantlasomme.Elleasoupiré.
—Morgan m’avait bien prévenue : tant que je serais à l’essai, je ne toucherais que le salaireminimum.Est-cequetusaiscombiendetempsdurelapérioded’essai?
J’ai sentiune ragebrûlantemeprendreaux tripes. J’étais révolté,dégoûté.Mais j’ai réprimémacolèreparégardpourelle.J’étaisobligéde jouer le jeu.PaspourprotégerMorgmaispournepas lavexer, elle. Il n’y a jamais eu de période d’essai.Morgan l’avait faitmarcher.L’embauche d’Amélien’avaitétéqu’unevastefumisteriedepuis ledébut.Unemauvaiseblagueàdeuxballes.Maiscommentj’auraispuleluidire?
—Elleestterminée.Tuvasgagnercommetouteslesautresdanseuses.Ettuvasêtrepayéepleinpotpourtesdeuxpremièressemaines.Tutoucherasletotal,moinslasommeinscritesurcechèque.
—Vraiment?C’estsuper.Morgannem’avaitpasexpliquéça.J’aifaitlagrimace.C’étaitMorganquiallaitseretrouverenpérioded’essai.Ellearépétélemontantduchèque,unelégèreinterrogationdanslavoix,etjeluiaireluleschiffres.—Enregistré.Jevaisledéposertoutdesuite.Qu’est-cequejetedoispourleverre?—C’estgratuitpourlesemployés.Del’avantaged’êtredelamaison.OnpaiepasleCocaLight.Ni
lesbulles.Elleasourijusqu’auxoreilles.Sonplaisirétaitcontagieux:impossibledenepasenfaireautant–
qu’ellelevoieounon.Elleestdescenduedesontabouretavecprécautionetadépliésacanned’unseulcoupdepoignet
poursedirigerverslaporte,sonchèquefourrédanslagrandepochedesonmanteau.—Besoind’aide?Tuveuxquejet’envoiequelqu’unpourt’accompagner?Elleasecouélatêtesansseretourner.—Les écrans tactiles sont énervants au possible. Je ne sens rien avec un écran tactile.Mais le
distribducoinaunclavierenBraille,encoreheureux!Quandlemondeest tropplat, lesgenscommemoidérapent.
Elleavaitsortiçad’un tonenjoué,avechumour.Çam’ascotché.Je l’aisuiviedesyeuxpendantqu’ellepoussaitlaporteetplongeaitdansl’obscurité.Lebattants’estreferméderrièreelleetlanuitl’aengloutie.
J’ai résisté à la tentation de la suivre pour m’assurer qu’elle ne se ferait pas agresser audistributeur,nivolersonpauvrechèqueaumontantdérisoire,nitabasseravecsaproprecanne.Pourlaplupartdesgens,lemondeestdéjàflippant.MaispourAmélie,ildevenaitmortellementdangereux.Elleétaitcomplètementvulnérable.«Quandlemondeesttropplat,lesgenscommemoidérapent.»
Etpourtantellen’avaitpashésitéuneseconde.
C’est legenrede trucque je respecte,que j’admiremême.Alors, lecœurbattantet lesmainsdeplusenplusmoites,jesuisrestéderrièrelecomptoirdelonguessecondes:maminutedesilenceengagedesolidarité.Puislevisagedemasœurm’estapparu.Justeunflash.Elleaussiavaitdisparudanslanuit,unsoir.Etjenel’avaisjamaisrevue.
J’ai interpellémon jeune barman qui blaguait avec deux ou trois habitués à l’autre bout du bar,complètementinconscientdudramequivenaitdesejouerpratiquementsoussonnez.
—Vince!—Hé!Salut,Tag.—J’teconfielebarunep’titedemi-heure.Jereviensfinirleserviceetj’t’aideraiàfermer.Morgan
adûpartir.Çavaaller?—Ouais,boss.Pasdelézard.Çaaétéplutôtcalmetoutelasoirée.J’avaisdéjàattrapémavesteetpassélaportesansplusd’explicationpourcouriraubasdelarue
versledistributeur,rattrapantAmélieavantqu’elleaitfait lamoitiéduchemin.Surlecoup,elleaétésurprise.Commejeluirappelaislesrèglesdelamaison,elles’estcontentéedehausserlesépaules.
—Maisjenetravaillepascesoir,a-t-elleobjecté.—Fais-moiplaisir,OK?Elleaencorehaussé lesépauleset je l’aiaccompagnéeensilence,m’écartantpour lui laisserun
peud’intimitépendantqu’elledéposaitsonchèque.Cequ’elleafaitsansproblème,sesdoigtsparcourantleclavieravecdextérité.
Sonopérationterminée,jemesuispostéàcôtéd’elleetelleaglissésonbrassouslemiencommeellel’avaitfaitlaveille.Onaremontélaruetelsdeuxvieuxamis,moifredonnantensourdine,Amélieallongeantsonpassurlemien,commesielles’enremettaittotalementàmoipourlarameneràbonport.
Onétaitpresquearrivéschezellequandelles’estarrêtéenet,metirantbrusquementsurlebras.—Écoute!J’ai scruté l’obscurité,plissant lesyeux,brusquementalarméqu’onnesoitpasaussi seulsque je
l’imaginais.—Ah,levoilà!C’estalorsquej’aiperçulesifflementétoufféd’untrainetunfracasderouessurdesrails.—Dixheuresdusoir.Pileàl’heure.Elleavaitditçadansunsouffle,commesiellemonologuait.Lebruits’estamplifiéetlesifflementaretentiencoreunefois,plusfort,claironnantdanslanuitson
avertissementqui sonnaitplutôt commeunechanson. J’avais toujoursaimé lebruitdes trains,maisçafaisaitunbailquejen’avaispasprisletempsd’enécouterun.
—Les trainssontcommedesmachinesàremonter le temps.Si tufermes lesyeux–pasmoi : jen’enaipasbesoin–,c’estfaciled’imaginerqu’enunsièclelemonden’apaschangé.Quandtuentendscebruit,tupourraisaussibientecroireen1914qu’en2014.
—Oui,etonpourraitaussiseprépareràalleràPoudlardpourlarentrée.Elleaéclatéd’unrirefranc.J’aimaisbiencettefaçonqu’elleavaitdeselâchercomplètement.
—Nemedispasquetuesfand’HarryPotter.J’ycroispas!Ellem’adonnéunpetitcoupdecoudedanslescôtes.—Non,pasvraiment.Maisjeconnaismesclassiques.—J’adoreHarryPotter.Etj’adorelebruitdutrain.(Ellealaissééchapperunsoupird’aise.)C’est
celuiquejepréfère.—Tuasdesbruitspréférés?—Oui.Destonnes.Pastoi?—J’avouequejen’yaijamaispensé.—J’enfaiscollection,a-t-elleaffirméjoyeusement.—«Collection»?Etcommentoncollectionnedesbruits?—Delamêmefaçonqu’oncollectionnedessouvenirs.Elles’esttapotélatempedel’index.Jen’avaisrienàredireàça.Ellenesemblaitpasattendrederéponse,detoutefaçon.—Enparlantdecollection,ça tedérangeraitdedirebonjouràmonpetit frère?C’estun fande
sport.Iladoreraitrencontrerunvraiboxeur.Ilestunpeutimide,maisilseraitfoudejoie.—Volontiers.J’étaiscurieuxdevoirl’intérieurdelamaison,curieuxdevoiroùellevivait,curieuxdevoiràquoi
ressemblaient des parents qui laissaient leur fille aveugle se balader toute seule à travers la ville etdanseràmoitiénuedansunbar.
Elleafarfouillédanslapochedesonmanteaupourensortiruneclef,avantdetâterdevantellepourtrouverlaserrure.Çan’apasprisdeuxminuteset,commeellen’avaitpasdemandéd’aide,jesuisrestébiengentimentàcôtéd’ellesansbroncher.
Quandelleapoussélaporte,celle-ciagrincé,s’ouvrantsurunvestibuleplongédanslenoir.Lamaisonsentaitunpeulemoisietl’encaustique–effetdesonâge,sansdoute.
—Henry?Améliearangésacanneetenlevésonmanteaupourlependreàunvieuxperroquet,àgauchedela
porte,etcepresquesanshésiter.—Henry?Elleavaithaussélavoix.J’aialorsentenduuneportes’ouvriràl’étageetdescommentairessportifs
s’échapperdelapièce,avantd’êtreétouffésquandlaportes’estrefermée.Ilyaeuunbruitdepasetpuisun lustre s’est allumé, inondant toute l’entrée de lumière depuis son poste en surplomb, au-dessus del’escaliergrandstyleautourduquellabaraquesemblaitavoirétéconstruite.
Un jeune ado est apparu en haut des marches. Vu l’état de la masse de boucles rousses quis’enchevêtraientsursoncrâne,soitilvenaitdeseréveiller,soitsecoiffernefaisaitpasvraimentpartiedesespriorités.IlportaitunpolonoirdesChicagoBullsetunpantalondepyjama.Quandsonregardacroisé lemien, ila refermé lesbrassurson torseensebalançantd’unpiedsur l’autre,manifestementgênédesetrouverenprésenced’unvisiteurinattendu.
—Henry?
Améliel’avaitentenduapprocheretsefiger,tétanisé.—Henry,voiciDavideuh…(Elles’esttournéeversmoi.)David,j’aioubliétonnomdefamille.Sansattendremaréponse,elleaajouté:—C’estunvraiboxeur,Henry!J’aipenséquetuaimeraispeut-êtreluidirebonjour.Henrydemeuraitpétrifiéenhautdel’escalier.Jeluiaiadresséunsignedelamain.—Salut,Henry.JesuisDavidTaggert.Maistupeuxm’appelerTag.Legaminsemblaitplusnerveuxqu’impressionné.—Tag!s’estétrangléeAmélie.OhSeigneur!Jen’avaispascompris…Jeveuxdire,vousêtesTag
Taggert. Mais vous m’avez dit que vous vous appeliez David ! J’ai cru que vous étiez juste un desvideursdubarquiparticipaitauxcombatsàsesheuresperdues,commeLou!OhSeigneur!Vousêtesmonboss!
Ellesetenaitlatêteàdeuxmainsetj’essayaisdenepasrireenlavoyantessayerdereprendresonsouffle.Elleregrettaitdes’êtremontréesifamilièreavecmoi,apparemment.
—Laboxeestdevenueunsportlégalen1901,asoudainlâchéHenry.—Davidn’estpasseulementunboxeur,Henry.(Amélien’avaitpastardéàseressaisir.)Ilpratique
lesartsmartiauxmixtes,n’est-cepas,monsieurTaggert?Ah,parcequej’étais«monsieurTaggert»,maintenant!Etvoilàqu’ellemevouvoyait!Çam’abien
faitrigoler–c’étaitplusfortquemoi.Jen’enaipasmoinsapprouvé,enmemarrantdoucement.—C’estunmélangedekickboxing,decatch,dejudo,delutte…d’unpeudetout,enfait.—«Volecommeunpapillon,piquecommel’abeille»,arécitéHenry,enresserrantsesbrascontre
sapoitrine.—T’aimesMohammedAli,hein?—TheGreatest1,leChampiondupeuple,leSportifdusiècle,adébitéHenry,avantdesesauver
danslecouloir.Uneporteaclaqué,nouslaissantseuls,Amélieetmoi,plantésdansl’entrée.—Laprochainefoisqu’ilvousverra,ilsauratoutdevousetdevosrecords.Ilseraincollablesur
lesartsmartiauxetlecombatlibre.Henryestunegrossetête,voussavez,maisparlerdelapluieetdubeautemps,c’estpasvraimentsonfort.
Amélieavaitbaisséd’unton.Elles’estmordulalèvrecommesiellevoulaitendireplus.Etpuiselle s’est redresséed’uncoup, têtehauteetdosdroit : apparemmentelle avaitdécidéde résister à latentation.
Jemedoutaisquecen’étaitpasseulementpourfairelaconversationqu’Henryavaitunproblème.Maisj’aigardéçapourmoi.
Amélieafaitdiversionenrevenantausujetprécédent,bredouillantdesexcuses.—Jenesavaispasquivousétiez.Jemesensbête,maintenant.—Pourquoi?—JevousaitraitécommejetraitaisLou.
—C’est-à-dire?Enami?—J’aimêmeplaisantéavecvousenvousfaisantducharme!—Oh,çaneseraitpaslapremièrefois.Jecroisquejesuiscapabledegérerlasituation.Elleafroncélenezetarquélessourcils.—Vousneseriezpasentraindesourire,là?—Si,si.—D’accord.Ehbien,jepréfèreça.Maisj’essaieraidememontrerplusprofessionnelleàl’avenir.Surcesbonnesparoles,elleatendulebrasdansmadirection,sansdoutepourm’offrirunepoignée
de main « professionnelle ». Que j’ai acceptée en retenant un nouveau fou rire. Elle était marrante.D’autantplusmarrantequ’ellenelefaisaitvraimentpasexprès.
—Si tu crois que ça pourrait lui plaire, tu n’as qu’à amenerHenry à la salle de sport.C’est latroisièmeporteaprèslebarsurlemêmetrottoir.J’aitouteuneéquipedegarsquiviennentpratiquer.Louvientyfaireunpeudemuscuaussi,detempsentemps.Ons’entraîneetons’affronteàtourderôle,dedixàseizeheuresenviron,quasimenttouslesjours.Jepourraisluimontrerdeux,troistrucs,leprésenterauxgars.
—Sérieusement?(Savoixdéraillaitdanslesaigusetellearetenumamain,l’étreignantavecforceetl’enfermantdanslessiennes,simenuesàcôté.)Jevaisluiproposer.Jecroisqueçapourraitluiplaire,oui. Il est vraiment très timide et il n’aime pas qu’on le touche. Mais peut-être qu’il pourrait justeregarder.
—Jen’avaispasl’intentiondeluidemanderd’entrerdansl’octogone.Jelavannais,genrepince-sans-rire.—Voussouriezencore,non?Çafaisaitundrôled’effetd’imaginerquejepouvaisaffichertouteslesexpressionsquejevoulais
sans qu’elle en sache rien. Je pourraisme foutre d’elle, lever les yeux au ciel, grimacer, lui tirer lalangue…ellenes’endouteraitmêmepas.
—C’estpasimpossible.—C’estbiencequejepensais.Etelleasouriaussi.Maissonvisagen’étaitpastoutàfaittournéversmoietsonregardétaitabsent,
distant,m’ignorantpresque.Elleavaitdesdentsbienblanches,parfaitementalignéesderrièreseslèvresroses,souriantes,débarrasséesdurougequ’elleportaitlaveilledanslacage.Enfait,elleneportaitpaslamoindretracedemaquillageet,souslalumièredulustre,oùjepouvaisbienlavoir,jemesuisrenducomptequ’elleétaitvraimentjeune,etsuperjolieavecsescheveuxbrunsretenusderrièrelesoreilles.Commeelleneregardait jamaispersonnedans lesyeux,onauraitpupenserqu’elleminaudait,qu’ellejouaità la fille inaccessiblepourmieuxse fairedésirer.Mais jen’ycroyaispasuneseconde.Ellenejouaitpasàcejeu-là.Cen’étaitpassongenre.
J’ai retirémamainet j’ai reculéendirectionde laporte.Elleapenché la tête, tendant l’oreille.J’avais beau savoir que de nous deux ce n’était pas moi qui étais, techniquement, désavantagé dans
l’affaire, avec cette façon qu’elle avait de ne jamaisme calculer, j’avais l’impression d’être victimed’uneblaguequ’elleétaitlaseuleàcomprendre.C’estfortquandmême,non?
—Mercidem’avoirraccompagnée,monsieurTaggert.—Toutleplaisirétaitpourmoi,mademoiselle…J’aifaitcommesij’ignoraissonnom.—Anderson.—Bonnenuit,AmélieAnderson.Jesuissortietj’airefermélaportederrièremoi.
(Findelacassette)
MOÏSE
Ledéclicsonoredelatouche«Play»brusquementlibéréeannonçaitlafindelapremièrecassette.J’aipousséunénormesoupir.Commesij’étaislibéré,moiaussi.J’avaistellementpeurderelâchermonattention,deraterdesindices,denepastiquersurlestrucsqueTagnenousdisaitpasennousdéballantson histoire. Du coup, j’avais l’impression d’avoir retenu mon souffle du début à la fin. Mais leproblème,enfait,c’estqu’ilnousdisaittout.Àcroirequ’ilvoulaitcarrémentsemettreàpoil.Ilnenousépargnaitvraimentaucundétaildeleurspremièresrencontres.Pasmêmeceuxqu’ilauraitmieuxfaitdegarderpourlui.
—Jeneregardepasunfilm,jel’écoute.J’aimelesbeauxdialoguesetlessuperBO.Etleshistoiresd’amourbiensûr.C’estunmust.
Milliesemblaitsurladéfensive.Commesiellesesentaitobligéedepartagerlessecretsdumaking-offdescassettesdeTag.
—Ilyaquelquetemps,ons’estfaitunmarathondefilmsdesannées80,macousineRobinetmoi.La totale.Y comprisDirtyDancing etFlashdance. Je faisais demonmieux pour suivre, tandis queRobinremplissait lesblancs.Quandelleest rentréechezelle, j’ai remisFlashdance. Je l’aiécoutéetréécouté,encoreetencore,etj’aicommencéàm’imaginercequeçaferaitdedanserenpublic,dedanserdevantdesgensquinesauraientpasquejesuisaveugle.C’estdelàquetoutestparti.J’aifaitquelquesrecherches,engagéunouvrieret,quinzejoursplustard,unesolidebarredepole-dancetenaitcompagnieàlachaudièreetauballond’eauchaudeàlacave.Etl’ouvrierenquestionm’aproposéunrendez-vous,par-dessuslemarché.J’aidécliné.
—Sagedécision.J’étaisimpressionné.Cettefilleétaitpleinedevie.Surlecoup,j’étaiscarrémentcontentpourTag.
Jusqu’àcequejemerappellequ’ill’avaitlâchée.Qu’ilnousavaittouslâchés.—J’aifaitdeladanseetdelagymnastiquequandj’étaisplusjeune.Etj’avaisunexcellentniveau.
Jusqu’au jouroùmavueacommencéàbaisser.Maiscen’estpasparceque jesuisaveugleque jenepeuxplusexécuterdes saltos, faireun soleil à labarreoumêmemarcherenéquilibre surunepoutre.
Avec l’aide demamère et de quelques coachs super patients, j’ai pu continuer la gym jusqu’à il y aquelques années seulement. Il m’arrive encore de m’entraîner en club. Mais je sais que j’ai déjàlargementdépassé ladatedevaliditédemonbillet.Lecharmequepouvait avoir lepathétiquedemasituationacessédefaireeffetdepuislongtempsetjesensbienque,laplupartdutemps,jesuisplutôtunfardeauqu’autrechose:lafillequiatoujoursbesoind’êtreassistée,besoinqu’onveillesurelle,aucasoù.
«Maisdanslacave,avecmabarreetlamusiqueàfond,aussifortquejeleveux,jepeuxmettreàprofitmonentraînementdegymnasteetdedanseuse.Etjen’aipasbesoind’aide.Personnen’estobligédes’assurerquejenetombepasetquejenemefaispasmal.Quandjedanse,jepeuxm’imaginerquejesuisunevraiepro.Jepeuxm’imaginerquejedonneautantdeplaisiràceuxquimeregardentquej’enprendsàdanser.J’aimêmefinipartrouverassezdecouragepourmontrercequejefaisaisàRobin.Ellem’adit que j’étais géniale.Elle était tellement emballée et si contentepourmoique j’ai commencé àcréerdesenchaînements,desgenresdenuméros,tuvois.Bref,jemesuismiseàrêver.
«J’aimêmefaitunechorésurPerfectlyBlinddeDay26.«Parfaitementaveugle»:jenepouvaispasmieuxchoisir.C’estunmorceauassezhotetavouequec’estplutôtironique,non?Jemesuisditquesij’arrivaisàriredemoi,çanem’affecteraitpassilesautresriaientaussi.Jevoulaisdanser.Maisjevoyaisdéjàlanouvelletendancequej’allaislancer.Unevraiemined’orpourlescomiquesdestand-up.Aprèslesblaguessurlesblondesetles«Tamère»,ceseraitlesblaguessurlastrip-teaseuseaveugle.
—J’enaidéjàquelques-unesentête.Jelavannais,biensûr,etelles’estmarrée.—Oui,moiaussi.J’enaidestonnes.Jeneluiaipasdemandédemelesraconter,mêmesij’étaiscurieuxd’entendreça.Elleavitereprissonsérieuxets’estpassélamaindanslescheveux–ungestequidémentaitson
apparenteassurance.— Je plaisante,mais j’accorde beaucoup d’importance à l’image que je renvoie, en fait. Je fais
énormémentd’effortspoursoignermonapparence.Robinestesthéticienne.Çaaide.Onm’asouventditquej’étaisjolieetiln’yapasderefletdanslemiroirpourlecontester.Alorsj’aidécidédelecroire.Maisdelààdanserdevantdesgens?C’estunetoutautrehistoire.
« Il y a quelquesmois,Robinm’a dit qu’ils cherchaient des danseuses dans ce club au coin deBroadwayetdeRioGrande.Ellepensaitquejedevaismeprésenter.J’enavaisenvie.Très,trèsenvie.Jepouvaisjouerl’autodérisionavecHenryetRobin,etjepouvaisdanserdansmacave,maisest-cequej’étais capablededanserhorsdemazonedeconfort ?Est-ceque je réussirais àme fairepayerpourdanser?
—Tagavaitl’airdelepenser.Millieahochélatête,avantd’enchaîner:—Robinm’avait dit qu’ellem’aiderait. Et elle l’aurait fait. Après être passée entre sesmains,
j’aurais été superbe.Mais en définitive, je suis allée à l’audition en ayant tout d’une clocharde.Uneclochardeaveugle.Dumoins,lareprésentationquejem’enfais.Jesuisentréedanslebar,m’attendantà
mefaireenvoyersurlesroses:jeneressemblaisàrien,habilléecommeunsacetmêmepascoiffée.Jel’avaisfaitexprès.Jevoulaisleurdonnertouteslesraisonsdumondedemevirer.Jevoulaisleuroffrirune porte de sortie, leur faciliter les choses. Mais ils ne m’ont pas jetée. (Elle a marqué un tempsd’arrêt.)Maintenant,onsaitpourquoi.
PourquelleraisonTagavait-ilincluscettepartiedel’histoiresurlescassettes?Çametravaillait.J’avaisobservéMillie,pendantqu’ilracontaitlascèneavecMorgan:elles’étaitdécomposée.J’avaiseuenviedebalancerlemagnétoparlafenêtreetdepartiràlarecherchedeTagpourluiencollerune–etluimettreunpeudeplombdanslacervelle,parlamêmeoccasion.
Pourtant, alors queTag continuait deparler, l’expressiondeMillie et sa posture avaient changé.Elle avait pris un air songeur et semblait moins tendue. J’avais soudain compris pourquoi Tag avaitdécidéde lui révélercetépisodeplutôtglauque. Ilavaitdécritendétail la façondontMillieavaitétéengagéeparcequ’ilnevoulaitpasqu’ellel’apprenneparquelqu’und’autre.Etencoremoinsqu’ellelecroie complice de cette blague lamentable. La première fois qu’il l’avait vue danser, il n’avait passoupçonnédeuxsecondesqu’elleétaitaveugle.Ill’avaitjustetrouvéebelle.Etil tenaitàcequ’ellelesache.
—Tuasentenducequ’iladit,Millie.Ilnes’estdoutéderien.Tul’astoutdesuiteconvaincuquetuétaisunevraiepro.Ilamêmetrouvéquetuétaismeilleurequelesautresdanseuses.
Monestomacarecommencéàfairedesnœuds.SiTagavaiteul’intentionderevenir,iln’auraitpaséprouvélebesoindeclarifierlasituationetdeprotégerMilliedesmauvaiseslangues.
—Jesais,a-t-ellesoufflé,avantdese lever. Il fautque je fasseunepause,Moïse. Il fautque jeretourneàlamaisonpourvérifierqu’Henryvabien.
Jeluiaiproposédeladéposer,maisellearefusésousprétextequ’elleavaitbesoindesedégourdirles jambes.Elleavaitaussiunshowàassurerdansquelquesheures.Çam’a rassuré.Mêmesielle secontentaitdefairesemblant.Aumoins,çavoulaitdirequ’ellenerestaitpaslesbrascroisés.Iln’yariendepirequeça.Çatetue.Jusqu’àprésent,toutlemondesauvaitlesapparencesencequiconcernaitTag:toutlemondeallaitauboulotnormalement,faisaitsonjobàlasalledesport,aubaretdanslaboutiqueducoinde la rue.Tagavaitpeut-êtreabandonné lenavire,maissioncontinuait tousà fairesemblant,peut-êtrequ’onpouvaitlemainteniràflotpourluijusqu’àsonretour.Jem’interdisaisdepenserplusloinqueça.
1.«Lemeilleur».
M
4.
organn’estpasrevenubosser.Lelendemain,j’aifaitexprèsdedébarqueràdeuxheures–deuxheuresde l’après-midi !Prêt à l’accueillir ouà le remplacer, le cas échéant.Maisquandcinq
heures et demie ont sonné sans aucun signe de mon manager, j’ai poussé une bordée de jurons etcommencéàpasserenrevuemesoptions.J’avaisungroscombatenperspective:jedevaism’entraîneretjen’avaisaucuneenviedetravaillerjusqu’àpasd’heuretouteslesnuitsaubar.C’étaitjustementpourçaquej’avaisengagéMorg.Çamesuffisaitlargementdevenirfairemonpetittour,serrerdesmainsetgérermesrendez-vousd’affairesdanslasalledufond.Horsdequestiondeturbinerquaranteheuresparsemaine derrière le comptoir pour faire tourner la boîte. Question boulot, j’étais déjà servi, merci.J’avais même largement mon compte. Mais à cause de moi, Morgan s’était tapé la honte. Je l’avaisvexé.N’empêche,çam’étonnaitqu’ilnesoitpasrevenu.
J’aipassélasoiréeàservirdesverresetàtchatcheravecmeshabitués,toutengardantunœilsurl’entrée.J’étaissûrqueMorganfiniraitparsepointer.Iln’avaitpasvraimentlechoix,si?Àseptheures,Amélie a poussé la porte, empruntant l’entrée principale au lieu de l’entrée de service habituellementréservéeauxemployés.
Henryl’accompagnait,satignasseflamboyantecachéesousunecasquettedesGiants.Legaminjetaitdescoupsd’œilfurtifsd’unboutàl’autredubar.Intéressantdevoirlefrèreetlasœurensemble,ellesiposéeetluisistressé.
Je lesai interpelléspour leur souhaiter labienvenue.Améliea réponduparunsourire indécisets’estdirigéeverslecomptoir,Henrysurlestalons.Elleétaitprévueauprogrammedusoiretjemesuisdemandéàquoiellepensait,pour traîner sonpetit frèreauclub.Henryn’a riendit.Àcroirequ’ilnem’avaitmêmepasentendu.Sonregards’était immédiatementscotchéàl’écranau-dessusdematête.Il
s’étaitfigéàunmètredestabourets,lesmainsfourréesdanssespoches,oubliantmanifestementtoutcequi l’entourait. Sa lèvre paraissait enflée et il avait un beau bleu sur la joue. Est-ce qu’Amélie étaitseulementaucourant?
—Bonsoir,David…euh…monsieurTaggert,a-t-ellebredouillé,encherchantdelamainlebordducomptoir.
Jel’aistoppéenet:—Amélie!Pourl’amourduciel,arrêtedem’appeler«monsieurTaggert»!—D’accord.OK.Elleaesquisséunpetitsourirecontritavantd’enchaîner,sagêneparfaitementperceptible:—Est-cequ’HenrypeutrestericietregarderlematchdesLakers?D’habitude,quandjetravaille,
mavoisinevientàlamaisonpourqu’ilnesoitpastoutseullanuit.Maisellenesesentpasbien,cesoir.Ilestassezgrandpourrestertoutseul,biensûr,cen’estpascequejeveuxdire.Jel’aidéjàlaisséàlamaisonavant.Mais jamais très longtemps.Et ilaeuune journéedifficile.Robinvavenir lechercher.Maiselleneserapaslàavantunebonnevingtainedeminuteset…
Ellealaissésaphraseensuspens,apparemmenttropembarrasséepourcontinuer.Jeme suis une fois de plus demandé ce que foutaient ses parents. Et puis jeme suis dit que ce
n’étaientpasmesoignons.—Ilaimelesbulles,luiaussi?J’essayais de la déstresser unpeu.SiHenrypouvait rester tranquillement assis sur un tabouret à
regarder un match en attendant Robin, je ne voyais pas vraiment le problème. Je me chargerais del’approvisionnerenboissonsetenbretzels.Bon,d’accord,iln’avaitpasl’âgepourentrerdansunbar,maistantqu’ilnebuvaitpasd’alcool–et,avecmoiderrièrelecomptoir,çanerisquaitpas–etqueçaneduraitpastroplongtemps,jenemefaisaispasdebile.
—LeSprite.IladoreleSprite.Elle avait l’air tellement soulagée, j’ai bien cru qu’elle allait fondre en larmes.Mais elle s’est
tournéeversHenry,l’attrapantparlebras.—Tuentendsça,Henry?M.Tag…hum,Tagditquetupeuxregarderlematchaveclui.Henrys’estaussitôtperchésuruntabouret,sansjamaisquitterl’écrandesyeux.—Çavas’ilrestelà,David?Elleneréussissaittoutsimplementpasàm’appelerparmonsurnom.Quantàsavoirpourquoi,ça,je
n’enavaisaucuneidée.—Impec.Vas-y.Jevaislegarderàl’œil.—Merci.Merci,je…Elles’estbrusquementinterrompue.Etpuiselleacarrélesépaules,prisuneprofondeinspirationet
souri.—Merci,j’apprécie,vraiment,a-t-elleditavecfermeté.Sa canne à lamain, elle a alors contourné le comptoir, en tapotant àpetits coups réguliers, pour
disparaîtredanslecouloirquiconduisaitauxtoilettesetauxvestiairesdupersonnel.
J’ai posé une coupelle de cacahuètes devantHenry avec un grand verre de Sprite.Avant demeraviseretderemplacerlescacahuètespardesbretzels.Henrym’avaittoutl’airdugenredemômeàêtreaffreusementallergiqueauxcacahuètes.Iln’auraitplusmanquéqueça!
—KobeBryantestlepremierdelafédéaulancerfranc.Jen’ensavaisstrictementrien.J’avaisjustebalancéuntrucenl’airpourvoirsiHenrymordraità
l’hameçon.Sesyeuxsesontaussitôt rivésauxmiens. Ila secoué la tête,m’indiquantque j’étaiscarrémentà
côtédelaplaque.—C’estlejoueurleplusgranddelaNBA?Ça,jesavaisquecen’étaitpasvrai.Henryacommencéàsemarrerdoucement.—Ilalesplusgrandspieds?Henryasecouélatête.—Sonmeilleuramis’appelleShaq?Henrya,cettefois,secouésiviolemmentlatêtequej’aibiencruqu’ilallaittomberdesonsiège.—KobeBryant est leplus jeune joueurdebasket, dans toute l’histoirede la fédération, à avoir
inscritplusdetrentemillepointsdanssacarrière,m’a-t-ilalorsinformé.Jemesuismentalementfélicitéd’avoirréussiàledécoincer.—Ahouais?Jelajouaislimiteindifférent.—IlaaussiétéleplusjeunejoueurdetouslestempsàcommencerenNBA,a-t-ilajouté.—Tuparles!Toutlemondesaitça.Jeluiaiadresséunclind’œilpourbienluimontrerqu’ilmel’apprenait.—Tusavaisqu’onluiavaitdonnélenomd’unbœufjaponais?L’airsuperfierdelui,HenryaapprochésonverredeSpritepourmettrelapailledanssaboucheet
aspirerunelonguegorgée.—Sansblague!Jeme suis éloigné en rigolant, le temps de servir quelques clients, installés un peu plus loin au
comptoir,etdesaluerAxel,monsparring-partnersuédois,quis’estinstalléàuntabouretd’Henryetm’alancéun«Tack»–«merci»ensuédois–avantdesiffleraugoulotlabouteilledebièrequejevenaisdeposerdevantlui.
—ShaquilleO’NealetKobeBryantnesontpasamis,areprisHenryavecleplusgrandsérieux,avantdeposeravecprécautionunbretzelsursalangueetdeconsidérersonverre,désormaisvide,avecdépit.
—Ahnon?Pourquoi?JeluiairemplisonverredeSprite.—Lesgéantsnefontpasdebonsamis.—Dequituparles,deShaqoudeKobe?Ilssonttouslesdeuxplutôtgrands.
J’essayaisdemeretenirderireparcequ’Henryneriaitpasdutout,lui.—Lesgéantsn’aimentpasquandquelqu’unestplusgrandqu’eux.—Çaresteàprouver.T’asqu’àvoir,Axeletmoi.Onestplutôtgrands,touslesdeux.—C’estquileplusgrand?ademandéHenry.—Moi.J’avaisréponduavecassurance,aumomentmêmeoùAxelsedésignaitdupouce.Henryaroulédesyeuxcommedesbilles.Jevenaisbiendeprouverqu’ilavaitraison,non?Axel
s’est bidonné et je me suis marré avec lui.Mais Henry ne riait absolument pas. Il s’est contenté derefermerseslèvresenfléessursapailleetavidésonverredeSprited’untrait.Àcroirequ’ilmouraitdesoif.J’aiattenduqu’AxelselaissedistraireparStormy,quiavaitinterrompusonserviceensallepourluifairesonnumérodecharme.
—Dis-moi,Henry,t’auraispasunproblèmeavecungéant?J’aitouchémaproprelèvreenregardantsaboucheavecinsistance.—LesGiantsontgagnélesWorldSeriesen2012,a-t-ilsoufflé.En2010aussi.Ilsontbeaucoupde
succèsauprèsdupublicencemoment.Est-cequ’enmeparlantdelapopularitédesGiants,ilvoulaitmefairepasserunmessagecodéou
justenoyerlepoisson?Jesuisrevenuàlachargeenchangeantdetactique:—Tuconnaisl’histoiredeDavidetGoliath,non?Davidestunpetitgars,commetoi,etGoliathun
gigantesque guerrier. David finit pourtant par le tuer, rien qu’avec une fronde, et il l’achève avec lapropreépéedeGoliath.
—Tut’appellesDavid.Henryavaitlâchéçasansquitterl’écrandesyeux.—Oui.Pourquoi?T’asbesoinquej’dézingueungéantpourtoi?—LesGiantsnemanquentpasderemplaçants.J’aiplissélesyeuxenleregardant.Ilrestaitscotchéàl’écrandetélé.Parleraveclui,c’étaitunpeu
commeavoiruneconversationavecMaîtreYoda.OuR2D2.J’aisoupiréetrempliunenouvellefoissonverre.—QuandtoutceSpriteferasoneffet,sachequelestoilettessontaufondducouloiràdroite.JenevoulaispasaffolerAmélie,maisquandelleestvenue jeterunœilpourvérifierqueRobin
étaitbienpasséechercherHenry–elleavaitcachéson«uniforme»dedanseusesousungrandtee-shirtTagTeametunepairedeleggings–,jel’aipriseàpartetj’aiencoreunefoisinsistépourqu’elleamèneHenryàlasalle.Çaneferaitpasdemalaumômed’apprendrecommentsedébarrasserd’undescaïdsdulycée,oud’un«géant»,sic’étaitbiençal’histoiredubleuetdelalèvreenflée.
AmélieetHenrynesontpasvenusàlasallelelendemain.J’aibiencrulesapercevoirlesamedi,de
l’autrecôtédelarangéedebaiesvitréesquifaitofficedefaçade,maisquandj’yairegardédeplusprès,ils avaient disparu. Tant pis. L’idée n’avait pas dû emballer Henry autant qu’Amélie l’avait cru.Quelquesminutes plus tard, quand j’ai relevé les yeux, ils étaient pourtant plantés près des poires devitesse.AmélietenaitfermementHenryparlebras.Ilfautdirequ’ilavaitl’airàdeuxdoigtsdedétaler,commeunchiend’aveuglequiauraitbrusquementprispeur,etd’entraînerderrièreluisapauvresœur.Ilsnepassaientpasinaperçus,c’estlemoinsqu’onpuissedire.Henryavecsescheveuxrouxenpétardstyletombédulit,sescoupsd’œilfurtifsetsesmainsconstammentagitéesdeticsnerveux.EtAmélieavecsaposturefigéeetsesyeuxfixesquiregardaientdroitdevantelle.Çareluquaitsecdanslasalle.
J’aiinterrompumoncombat,échappantàAxelquis’efforçaitdemefaireregretterlejouroùj’étaisrentrédansunecage.Jemesuisglisséentrelescordesetjelesaiinterpellés:
—Amélie!Henry!Dinguecomment,subitement,Amélierayonnait.Elleavaitunimmensesouriredesoulagementaux
lèvres. Un sourire si large qu’il illuminait même ses prunelles et leur donnait l’apparence d’yeuxpétillantsetpleinsdevie.MaisdéjàHenryreculait,tirantsasœurenarrière.
—Hé,Henry !Deux secondes,mongars. (Jeme suis arrêté àquelquespasd’eux,baissantd’unton.)TusaisquelecombatJackDempsey-JessWillardaétéletoutpremierretransmisàlaradio?
Henrys’estarrêténet.Sesmainsontcessédes’agiter.—Tusaisenquelleannéec’était,Henry?Ilarépondudansunsouffle:—1919.Etletoutpremiercombattélévisé,c’étaiten1931.BennyLeonardcontreMickeyWalker.—Ah,ça,j’lesavaispas!En fait, si j’étais aucourantpour lematchDempsey-Willard, c’était seulementparceque j’avais
regardéunebiographiedeDempseylaveille(j’aibéniNetflix).Quandilsavaientparlédelaradio,çam’avaitfaitpenseràHenryetauxcommentairessportifstonitruantsprovenantdesachambre.
—Tuenasd’autres,descommeça?—David«Tag»Taggert,prétendantautitredanslacatégoriemi-lourds.Dix-huitvictoires,deux
défaitesetdixK.O.àsonactif.—T’asvérifiémonCV,hein?Petitfrémissementaucoindeseslèvres.Ils’estdétourné,intimidé.—Maisoui!Qu’est-cequet’astrouvéd’autre?Quetouteslesfillesmetombentdanslesbraset
quejesuisleplusbeaulutteurdel’univers,toutescatégoriesconfondues?Il a eu l’air troublé. J’ai alors compris qu’il passait ses données en revue à la recherche de ce
recordinsolite.Jemesuismarré.—Jeblague,p’tit.— Un mètre quatre-vingt-douze, quatre-vingt-dix-huit kilos, comparé le plus souvent à Forrest
GriffinetMichaelBisping?
Vusonintonation,ilattendaitclairementmonapprobation.—J’aiplusdecharmequeBispingetdeplusjoliesoreillesqueForrest.Maisilspourraientsans
doutetouslesdeuxmebotterl’cul.—Iladit«cul»,Amélie!achuchotéHenry.Ilavaitl’airàmoitiétraumatisé.Amélieatentédeletranquilliser.—C’estvrai,Henry.Maisc’estnormal.C’estlafaçondeparlerdesboxeurs.—Moiaussijepeuxdire«cul»?a-t-ildemandéaveccuriosité.J’aidécidéd’intervenir:—Tupourras.Quandtuaurasapprisàtebattre.—J’aimepasmebattre,a-t-ilmarmonné.Ilrecommençaitàreculer.—Pasdeproblème,Henry.Yapleindefaçonsdesebattre.Jetemontreraideuxoutroistrucs,situ
veux.Certainsneserventqu’àsedéfendre,tusais,pourseprotéger.Maisd’abord,jevaisvousprésenteràmonéquipe.
—LaTagTeam?Souslecoupdel’excitation,lavoixd’Henryétaitmontéedanslesaigus.—Toutjuste.Ilenmanquequelques-uns,maisunebonnepartiedemesgarssontlà.HenryavaitdéjàrencontréAxelaubar,maisAmélieluiapolimentserrélamain.Axelm’ajetéun
coup d’œil appuyé derrière son dos. Il l’avait vue danser, apparemment. Avec sesmassues en guised’avant-bras et sa jambegauche amputée augenou,Mikey a saluéHenry etAmélie d’une chaleureusepoignéedemainetd’unsourire.Mikey joue toujours lesgentlemendevant lesdames,maisdevant lesgars, il reprend tout de suite ses habitudes deMarine – et le vocabulaire qui va avec. Il a perdu unejambeenIraketluttecontresesdémonsàcoupsd’haltèresetdepompesdansleslocauxdelaTagTeam.Il m’a appris quelques petites choses sur le combat au corps à corps. Le genre de choses qui nes’apprennentqu’auprèsdequelqu’unquis’estréellementbattupoursauversapeau,tantdefoisqu’ilnelescomptemêmeplus.
JemesuisensuitedirigéversPaulo–Pauloestbrésilienetc’estlemeilleurlutteurdenoustous–,puis vers Cory, le plus jeune de l’équipe. Cory Mangum était un catcheur, champion de la NCAA1
catégoriepoidslourdsdèssatroisièmeannéedefac.Maisilavaittoutfoutuenl’airl’annéesuivanteets’était retrouvé à l’hôpital psychiatrique de Montlake après avoir essayé d’échapper à la drogue ensautant d’un pont.Mon vieil ami, le docteur Andelin,me l’avait envoyé. Jusqu’à présent, Cory avaitréussiàresterclean.Etàmeplaquerausolquotidiennement.J’apprenaisdestonnesdetrucsaveclui.
En dehors d’Axel, deMikey, de Paulo et deCory, qui se chargeaient de l’entraînementmais necombattaient pas, j’avais une poignée de compétiteurs MMA2, répartis dans un paquet de catégoriesdifférentes, qui combattaient tous sous la bannière de la TagTeam. Ils ont accueilliHenry etAméliepoliment, sans pouvoir s’empêcher de lorgner sur la tignasse hirsute d’Henry et le sourire aveuglantd’Amélie.Jemedemandaissiellesavaitàquelpointelleétaitattirante.Sansdoutepas.Lesnanas,cen’étaitpasçaquimanquaitàlasalle.Çaentraitetçasortaitsouvent,ici.Certainesvenaientpourmevoir
moiou l’undemesgars.D’autres venaient s’entraîner avecnous. J’avais deux filles de laTagTeamclassées à l’UFC3.MaisAmélie était nouvelle, et j’aurais juré que les gars avaient tous remarqué sasilhouette – plutôt agréable à regarder –, ses cheveux brillants et sa jolie bouche. Cette idée medérangeait.Etencore,Axelneleuravaittoujourspasditqu’elledansait,accrochéeàunebarre,plusieurssoirsparsemaineauTag’s.Alorsça,çamedérangeaitméchamment.Maisalorsméchamment.
—Cettepartiedeslocauxestréservéeauxsportsdecombat.Lereste–lasalledemuscu,leplateaudesappareilset les sallesdecours–estdestinéauxmembresduclubde remiseen formeTagTeam.Pourquinzedollarsparmois,t’asaccèsàtoutelapartiefitness.Onaaussidescoursplusieurssoirsparsemaine,parici,legenredecoursquinécessitentdestatamis,commelejudoetcertainesdisciplinesdeself-défense.Cescours-làsonthorsforfait.
—Ça te plairait peut-être de participer à un entraînement de judo ou de self-défense, Henry, aproposéAmélie.J’ai faitdu judopendantunmoment. Ilyavaitunedivisionréservéeauxathlètesnonvoyants.Pasmal,hein?Maisçanem’emballaitpasvraiment.Saufquandlamusiqueétaitàfondetquejepouvaissauteretvirevolter.Cequin’apasgrand-choseàvoiraveclejudo.
—C’estsûr.Àmoinsd’envoyerquelqu’unautapisquandtu«virevoltes».—Ilfaudraquejecogneunméchant?ademandéHenryd’untonhésitant.—Nan.Aujudo,toutestdanslatechniquedeprojectionausoldel’adversaire,danslesprises.Un
pratiquantducombat libre se sert aussidebeaucoupdeprojectionsetdeprises au sol.Alors le judooccupeuneplaceplutôtimportanteici.
Henrysemblaitexcessivementinquietàlaperspectivedefrapperquelqu’un.Cequivoulaitdirequej’allaissansdoutedevoirluimontrercomments’yprendre.
—T’espasobligédefrapperquoiquecesoit.Saufpeut-êtrecesac.Tucroisquet’aimeraistaperdanscegrossac,là?
Il a d’abord marqué un temps d’arrêt, puis jeté un coup d’œil méfiant au sac de frappe qui setrouvaitàquelquespasdenous.
— Tu pourrais aussi taper dans la poire de vitesse – ces petits ballons de cuir pendus à cesplateformes,là.C’estmarrant,tuverras.Ilsnerépondentpas.
CommeAmélietenaittoujourssonfrèreparlebras–paslamoindrecanneenvue–,j’aitendulamainpourl’attraperparlecoude.Iln’auraitpasfalluqu’Henryrisquedelablessers’ilessayaitdetâterdu sac de frappe. Je doutais qu’il ait jamais tapé dans quoi que ce soit. C’était un petit format, unmaigrichon, et il avait manifestement des problèmes. On aurait dit un robot quand il parlait, je medemandaiss’iln’étaitpasunpeuautiste.D’uncôté, ilpouvait tedébiter toutun tasd’anecdotessur lesport–unvéritablelivredesrecordsambulant–,del’autre,ildemandaitàsasœurl’autorisationdedire«cul».Pasvraimentl’idéequ’onsefaitdel’adodebase.
Henry s’est dirigé vers le sac de frappe en l’observant comme s’il s’attendait à le voir setransformerenmonstreassassin.Ilaprojetélamaingaucheverslesacpourluidonnerunepetitetape,avantdereculerenfaisantunbonddetrentecentimètres.
Amélieaapplaudi.
—C’étaittoi,ça,Henry?J’aientendu!Jel’aiencouragé:—Recommence,Henry.Tupeuxaussiluidonneruncoupdepied.Lapetitejambedugamins’estdétenduebrusquementcommes’ilvoulaitenfonceruneporte.Lesac
estpartienarrière,avantderevenirheurtersajambelevée,l’envoyantvalser.Henrys’estretrouvélesquatrefersenl’air.
—Ilm’aeu,Tag,a-t-ilgrogné.Amélie a retenu son souffle. J’ai réalisé que jem’étais trompé :mêmeun sac de frappepouvait
répondre,apparemment.—Debout,fiston.Tuluiasfiléunsacrécoupdepompe,là.Fautquetufassesgaffeauretourde
balancier,quetupensesàtereculerunpeuetquetucalculestescoupsenfonction.Henrys’estrelevéavecprécaution,commesilesacrisquaitdelefaucheràmi-molletd’unmoment
àl’autre.Illuiabalancéunpetitcoupdepoing,puisunautre,luiadonnéunoudeuxcoupsdepiedsanstomber,avantdesetournerverslapoiredevitessependantquejelui lançaisdesinstructions.Amélieécoutaitensilence, toutouïe.Jemesuisalorsaperçuquejene luiavais toujourspas lâchélebras, lamaintenantprèsdemoi tout le tempsque j’entraînaissonfrère.C’estseulementquandHenryasemblétrouveràpeuprèssonrythmesurlepetitballondecuiretcommencéàs’amuserenlaissantéchapperdesgloussementsravisqu’elles’estremiseàparler.
—David?J’ai failli regarderautourdemoipourvoiràquielles’adressait.Etpuis jemesuissouvenuque
c’étaitmonnom.Ilnesonnaitpaspareildanssabouche.—Oui?—Vousêtestellementgentil.Jenem’attendaispasàcequevoussoyezsigentil.—Pourquoi?—Parcequetouteslesfillesaubarsontsoitfollesdevousetveulentcoucheravecvous,soitelles
vousdétestentetveulentcoucheravecvousquandmême.Jecroyaisquevousétiezplutôtdugenrebadboy.
—Ohmaisjesuisunbadboy!J’essaiejustedepasmecomportercommeunconnardaveclesgensquim’ontrienfait.Onpourraitdirequej’suisungentilbadboy,jesuppose.
—Jenesuispassûrequecesoitcensémarchercommeça.—Ohsi,si,tupeuxmecroire.J’suispasméchant.Maisfautpasmechercher.Etfautpaschercher
lesgensauxquelsjetiens.Sinon,moncôtébadressortdirect.— Jem’en souviendrai à l’avenir,m’a-t-elle répondu avec le plus grand sérieux, comme si elle
avaitjustementenvisagédes’enprendreàmoiquelquessecondesplustôt.Imaginercettedélicatepetitebrunetteaveuglemesautantdessus,avecsapeaudeporcelaineetson
adorablesourire,franchement,ilyavaitplutôtdequoisemarrer.—Pourquoi?Tumijotaisquelquechose?J’avaisdumalàmeretenirderire.
—Naturellement.Mais je me suis ravisée. (Elle a tressailli avec une emphase toute théâtrale.)AucuneenviedevoirleméchantTag.
—LeméchantTagetlajolieMillie.—Millie?—Ont’ajamaissurnomméeMillie?—Non.—HenryetAmélie,c’estpasdesprénomsqu’onentendtouslesjours.Çafaitunpeudémodé,non?—C’est parce qu’on est nés dans les années 1800, en fait.Nos prénoms étaient plus courants à
l’époque.Nousautres,lesvampires,nousnevieillissonspas,voussavez.Etmacécitén’estqu’unerusepourendormirlaméfiancedesgens.
Unpetitsourireamusés’estdessinésurseslèvres.—Vraiment ? Ça alors ! J’en reviens pas. Donc, Henry et toi, vous aurez éternellement quoi ?
Treizeetvingt-deuxans?—Quinzeans.Henryaquinzeans.—Maisenréalité,vousavezcentvingt-deuxans?—C’estça.Nousn’allonspasvieillird’uncheveupendantencoreunbonsiècle.TristeperspectivepourHenry.MaispastantqueçapourAmélie.—Etvousalleztousnousenterrer.Levisaged’Amélies’estassombrietsonsourires’estévanoui.Oh,justeunpeu.Sijenel’avaispas
regardéeenface,jenem’enseraispasaperçu.Maisjel’aivu.Etjemesuisditqu’elledevaitavoirdéjàenterréquelqu’unàquielletenait.
—Etvosparents,ilsfontpartiedelagrandefamilledesmorts-vivants,euxaussi?Je lui avais lancé ça d’un ton léger, enme demandant si elle allait pousser plus loin ou lâcher
l’affaire.—Non.Monpèreadisparudupaysage,çafaitdesannéesquejen’aiplusaucuncontactaveclui.
Etmamèreestmortedepuisquelquetempsdéjà.Elleahaussélesépaules,toutejoieenvolée.Cebrusqueretouràlaréalitéavaittoutgâché.—Jesuisdésolé,mabelle.C’étaitun termeaffectueuxquimevenait facilement. J’avaisdonnédu«mabelle»àunnombre
incalculabledefemmesdansmavie.MaisAméliearougietbaissélatêted’unairpresquetimide.Onnedevaitpasl’appeler«mabelle»trèssouvent.
—Monpère n’a pas très bien pris le fait que je perde la vue.Deux enfants à problèmes, ça enfaisaitundetroppourlui,apparemment.
—Çaveutdirequetut’occupesd’Henry…touteseule?Jen’enrevenaispas.Jenevoulaispasleluimontrer,maiselleadûlepercevoirquandmêmeauton
demavoix,vusaréaction.Elles’estraidieetelleapointélementon.—C’estjusteunequestionouuninterrogatoire?
Elles’esttournéeversmoicommepours’attaquerauproblèmedefrontetmetenirtête.Quandjel’airegardéeàcemoment-là,j’airessentiuntrucaucreuxdelapoitrinequej’aireconnutoutdesuite.Commeunséisme.Uneémotiondugenresautdanslevidesansfilet,lecœurquigonflecommeunballon,lapoitrinequivaéclater.
J’avaisdéjàéprouvécettesensationplusieursfoisdansmavie.EnvoyantMoïseprendresapetitefillequivenaitdenaîtredanssesbras.Ilsétaientsiheureux,Georgieetlui,etilsavaientdéjàtellementdonné. La joie qui éclairait son visage avait débordé de son cœur pour se déverser dans lemien. Jel’avais aussi éprouvée, deux ans avant, quand jem’étais relevé au cinquième round pour gagnermonpremier grand combat. Je l’avais ressentie pleinde fois, en fait, au coursde cesdernières années, envoyantMoïse à l’œuvre, en voyant les gens verser des larmes de gratitude devant son don.Mais lapremièrefoisquecetteémotionm’avaitlittéralementcoupélesouffle,c’étaitàVenise.Çafaisaitunanquej’étaissortideMontlake,huitmoisqu’onavaitmislesvoilespourfaireletourdumonde,Moïseetmoi.J’étaissitristeetperdudepuissilongtempsquejem’étaishabituéàneplusrienressentir.Maislà,danscepetitbateauàVenise,alorsquejeregardaislecoucherdesoleil–touteslesflammesdel’enferréuniesenuneseulebouledefeuquidonnaitaucieletàl’eauducanaldescouleursparadisiaques–,leslarmesm’étaientvenuesauxyeuxdevantlaviolentebeautédecespectacle.C’étaitàcemoment-làquejem’en étais rendu compte : je voulais recommencer à vivre. Pour la première fois depuis une éternité,j’étaisheureuxd’êtreenvie.
Enregardantlevisageencœurd’AmélieAnderson,avecsonairbutéetseslèvrespincées,j’avaiscettemêmesensation.L’émotionmesubmergeait,melaissanthaletant,lesoufflecoupé.
—C’estjusteunequestion.C’étaitsortidansunmurmurerauque.—Nousprenonssoin l’unde l’autre,a-t-elle simplement répondu. Ilm’aidepour leschosesque
j’aidumalàfaire.Illuiarrivemêmedefairelacuisine.Bon,cen’estpasdelagastronomie,maisànousdeux, on s’en sort. Je ne saurai peut-être jamais simes vêtements sont bien assortis, si lamaison estvraimentpropreousij’aiunemouchedansmasoupe,maisHenryprendautantsoindemoiquejeprendssoindelui.
Maisoui,biensûr.Pasdifficilededevinerquijouaitlerôleduparentetquijouaitceluidel’enfant.Cettefilleétaitdécidémentpleinedesurprises.
—Nous formons une équipe, Henry etmoi. Vous avez bien votre Tag Team, non ?Alors vouscomprenez.Chacuncontribueenapportantquelquechosequel’autren’apas.
—Ahouais?— Il est les yeux, je suis le cœur. Il est lesmains, je suis la tête. C’est ce quemamère disait
toujours.Onestrestéssilencieuxunmoment.J’étaisencoresouslechoc.Henrylivraittoujoursunebataille
épique contre l’énorme sac de frappe et Amélie se tenait parfaitement immobile et droite, l’oreilledressée.Commesiellepouvaitvraimentassisterauxtentativesdésespéréesdesonfrèrepourabattreun
invincibleennemi.Cequ’ellenesavaitpas,cequ’ellenepouvaitpassavoir,c’étaitqu’ellem’avaitmisK.O.J’étaispeut-êtredeboutàcôtéd’elle,maisenréalité,jetombaisdéjà.
(Findelacassette)
MOÏSE
« Il est les yeux, je suis le cœur. Il est lesmains, je suis la tête. »Cesmots résonnaient àmesoreilles.Millieauraittoutaussibienpunousdécrire,Tagetmoi.J’étaislesyeuxetlesmains,l’artistequipouvaitvoircequelesautresnevoyaientpas,cequeTagnevoyaitpas.Denousdeux,c’étaitluileleader : la têteet lecœur.Et sa têteet soncœuravaientplusd’une foisassurépourmesyeuxetmesmains–financièrement,déjà.ChezTag,toutpartaitducœuret,parfois,çaluicausaitdesennuis.Çanouscausaitdesennuis–etencore,jesuispoli.Maisleplussouvent,çanousmettait–etremettait–surlesrails.Tags’étaitoccupédemoi.Enrevanchejenesaispassimoi,jem’étaisoccupédelui.Jen’avaisjamaispenséqu’ilenavaitbesoin.
—Pourquoi il est parti,Moïse ?Où est-il parti ?Ça fait des semaines que personne ne l’a vu.Personnenesaitrien.S’ilétaitentraindetomberamoureuxdemoi,commeilledit,alorspourquoiilestparticommeça?
Millie était auborddes larmesetmoi…moi, jedessinais :monéternelleplanchede salut.Mesdoigtscouraientsurmoncarnetdecroquis,seulmoyenquej’avaistrouvépournepasdevenirdingueenentendantmonmeilleurpotenousfairesesadieux.
J’avaisappelélepèredeTagquiavaitappelésamère,qui,àsontour,avaitappelésesdeuxsœurscadettes, étudiantes à la fac.Millie avait raison : personne ne savait rien. Personne ne l’avait vu etpersonnen’avaitentenduparlerdeluidepuissondépart.
—Est-ce qu’il a dit ou fait quelque chose qui t’a paru bizarre ?N’importe quoi, un truc qui tereviendraitetquipourraitnousdonneruneidéedel’endroitoùilestallé,unindice?
Mais je demandais ça endésespoir de cause.Ceque je venais d’entendrem’avait complètementdémoralisé.C’étaitclairementunehistoired’amourqu’ilracontait.Et,d’aprèsmapropreexpérienceenlamatière,cettehistoireallaitmaltourner.Leshistoiresd’amourfinissentmal…
— Non. Enfin, il avait l’air fatigué. Et ça ne lui ressemble pas du tout, a répondu Millie,interrompantlecourssinistredemespensées.Tagn’ajamaisl’airfatigué.Çanet’apasfrappé?Jen’aijamaisconnupersonnequiaitautantd’énergie.Mais là, ilétaitvanné.Ils’étaitentraînésidurpour le
combatcontreSantos.Pendantdeuxoutroissoirs,ils’estendormisurlecanapéenregardantlatéléavecHenry.Lecanapén’estpastrèsgrandetilnedevaitpasêtretrèsbieninstallé.Unefois,jel’airéveillé.Ilétaitenvironminuit.Ilétaitcomplètementdésorientéettellementdansleciragequ’ilmangeaitsesmots.Comme s’il avait bu.Mais Tag ne boit pas. Il n’a jamais pris ne serait-ce qu’unemalheureuse bièredepuisquejeleconnais.Etçafaisaittroisheuresqu’ildormait!
« Je ne voulais pas qu’il conduise. Je lui ai dit qu’il était encore trop endormi pour prendre levolant. Même s’il n’habitait qu’à quelques rues de là. Mais il m’a assuré que ça allait. Je l’airaccompagnéàsonpick-upet,jemerappelle,ilafaituneblaguesurl’aveuglequiguidel’aveugle.
Savoixs’estbrisée.—C’estladernièrefoisquevousétiezensemble?—Non.Ladernièrefois,il…luietmoi,on…Ellealaissésaphraseensuspensetsesjouesontprisunecouleursuspecte.Pasbesoindemefaireundessin.Lesalaud.Unefoisdeplus, j’étaiscomplètementlargué.J’aidemandéàMilliedem’excuseret jesuissorti
appelerGeorgie.Ellearépondudèslapremièresonnerie.—Desnouvelles?Letonétaitsec,l’espoiretl’angoisseperceptiblesdanssavoix.On pouvait faire confiance à Georgie pour zapper les civilités et aller à l’essentiel. Prendre le
taureauparlescornes:duGeorgiepurjus,ça.C’étaitundestrucsquej’aimaislepluschezelle,undestrucs qui nous avaient sauvés quand notre propre histoire d’amour avait traversé de très mauvaisespasses.
Cetteidéeenaappeléuneautre.Unsouvenirplutôt.—TusaisqueTagaunjourlittéralementprisuntaureauparlescornes?Jetejure,jel’aivufaire.Ilyaeucommeunblancdansletexte.EtpuisGeorgieestrevenueàlacharge:—Moïse?Maisqu’est-cequeturacontes?Qu’est-cequisepasseavecTag?—OnétaitenEspagne.ÀSaint-Sébastien.C’estdanslePaysbasqueespagnol,tuvois.Tusavais,
toi,qu’ilyavaitdesEspagnolsblonds?Pasmoi.Jen’arrêtaispasdevoirdesfemmesblondesetellesmefaisaienttoutespenseràtoi.J’étaisautrente-sixièmedessous.Alors,Tagaeulabrillanteidéed’alleràPampelunepourlelâcherdetaureaux.Ildisaitqu’iln’yauraitriendetelqu’unbonshootd’adrénalinepourmeremonterlemoral,quec’étaitexactementcequ’ilmefallait.Pampelunen’estpastrèsloindeSaint-Sébastien:uneheuredebusendescendantverslesud,pasplus.JesavaisqueTagavaitdesenviessuicidaires – il en avait àMontlake, dumoins. Et je savais qu’il était un peu dingue.Mais il a toutsimplementattenduquele taureaupassedevant lui.Etpuis il luiacouruaprès.Quandle taureaus’estretournépourluifoncerdessus,ill’acarrémentempoignéparlescornesetilafaitundecestrucsquelescow-boysfontdanslesrodéos.
—Dusteerwrestling–leterrassementdubouvillon?Georgiesemblaitbienunpeudéroutée,maisellesuivait.
—Ouais,c’estça.Lesteerwrestling.Tagaessayédeterrasserletaureau.C’estletaureauquiagagné.Tag s’en est pourtant tiré sans une égratignure. Je ne sais toujours pas comment. J’ai tellementbraillé,cejour-là,quependantunesemainejen’avaisplusdevoix.Cequim’allaittrèsbien,d’ailleurs.Parcequejen’aipasvouluadresserlaparoleàTagpendantquinzejours.J’avaisbiencruqu’ilallaityrester,lesalaud.
Jemesuistusouslecoupdel’émotion,lagorgetropnouéepourcontinuer.MaisGeorgieaentenducequejen’arrivaispasàdire.
—Qu’est-cequisepasse,Moïse?OùestTag?— J’en sais rien, Georgie. Mais tu pourrais pas venir ? J’ai besoin de toi. Et j’ai comme
l’impressionqueMillievaavoirbesoindetoiaussiavantqu’onvoielafindecettehistoire.Yacertainstrucsdontunefillenepeutpasparleràunhomme,tucomprends.Mêmes’ilestlemeilleuramidesonmec.Surtouts’ilestlemeilleuramidesonmec.
1.NationalCollegiateAthleticAssociation(USA):plusgrandeorganisationsportiveuniversitairedumonde.
2.Mixedmartialarts:artsmartiauxmixtes.
3.UltimateFightingChampionship:uneorganisationaméricained’artsmartiauxmixtes.
L
5.
e lundimatin, j’étaisgarédevantchezAmélie. J’attendaisqu’Henry sorte. J’avaisbaratinéRobinpourlafaireparler,quandelleétaitvenuerécupérerlegaminaubar,biendécidéàsavoirquilui
avaitrectifiéleportrait.GavédeSprite,Henryétaitpartisoulagersavessieetj’enavaisprofitépourlacuisiner.Jen’enavaispasparléàMillie.Nicesoir-lànilesamedisuivantàlasalle.Maisilnefallaitpaslaisserpasserça.Etpuis,rienqued’imaginerquequelqu’unpourrissaitlaviedumôme,qu’onosaitseulementleverlamainsurlui,j’étaisprisd’unefurieuseenviededérouillerlepremierquimetomberaitsouslamain.Commejel’avaisditàMorgan,ceuxquiprennentleurpiedàécraserlesautresetceuxquipassentleurtempsàseplaindre,jepeuxpaslesblairer.Alors,enplusd’apprendreàcegossedeuxoutroispetitestechniquesdecombat,j’avaisdécidéd’intervenir.
Robin m’avait dit que, la plupart du temps, Henry faisait le trajet jusqu’à l’école à pied.L’établissementn’étaitqu’àquelquesruesdechezlui.Ducoup,Milliel’accompagnaitparfois.Ilsuivaitdes cours normaux, dans un lycée normal et, d’après Robin, il avait des notes plutôt correctes.Apparemment,Millieétaitsouventencontactavecsesprofsetavaitl’administrationdanssapoche.Jemedemandaisquandmêmes’ilparticipaitbeaucoupenclasseetcommentils’entendaitaveclesautresados.Robinaffirmaitqu’àsaconnaissance,iln’avaitaucuncopain.Pourtant,vul’étatdesalèvre,ilyenavaitaumoinsunquis’intéressaitàlui.J’avaisréponduàRobinquej’allaisréglerça.Surlecoup,elleavaitsembléunpeuétonnée.Etpuiselleavaithaussélesépaules.
Henrypartaitàseptheuresetdemie.J’étaisdéjààl’angle,aveclemoteurquitournaitetdeuxcafésdansleporte-gobelets.JenesavaispassiHenryaimaitlecafé,maismoisi.Jemefaisaisunpeul’effetd’êtreunperversattendantunmômeenembuscadeaucoindelarue.Maisbon,j’aibaissémavitrepourl’appeler,biengentiment,etjeluiaijustedemandésijepouvaisluiparleruneseconde.
Enlevoyantregardersamontre,jemesuisdépêchéd’ajouter:—Jet’emmèneraiaulycéepourquetusoispasenretard.Ilasourijusqu’auxoreilles,commes’ilétaitcontentdemevoir,etilafaitletourdemabagnole
pourouvrirlaportièrecôtépassager.Commeça,sanshésiter.Unepetitemiseengardesurlesperversetledangerdeparleràdesinconnuss’imposait:j’ainotéçadansuncoindematêtependantqu’illaissaittombersonsacàdosàsespiedsetprenaitlecaféquejeluitendaisavecungrognementsatisfaitquim’afaitdoucementrigoler.Etpuisonestrestésassislà,bientranquilles,àsiroternoscaféspendantquelquesminutes,avantquejenemelancedansl’autresujetquejedevaisaborderaveclui:
—Henry?Ilfautquetumedisescequit’estarrivé.Pourquoit’aslalèvredanscetétat?Etàquitudoiscebleusurtajoue?
Ilapiquéunfardmagistraletenapresqueavalésoncafédetravers.Visiblementmalàl’aise,ilareposésongobeletets’estessuyélabouched’unreversdemain.J’aisentimatempératuremonterd’uncran.
—Tusais,sij’aidemandéàMilliedet’ameneràlasalle,c’étaitpourt’apprendreàtedéfendre.Maisçavapas se fairedu jourau lendemain.Et, enattendant, jeveuxsavoir siquelqu’un t’embêteàl’école.
Ilgardaitlatêtebaissée,refusantdemeregarder.—Henry?Àquijedoisbotterlecul?—Tupeuxpas.—Jepeuxpasquoi?Botterleculd’ungéant?Jerepensaisàcettedrôled’histoiredegéantsqu’ilnousavaitsortieonnesaitd’où.—Pasd’ungéant.D’unefille,a-t-ilchuchoté.—Unefille!Jen’auraispasétéplussurpriss’ilm’avaitditquec’étaitMilliequiluiavaitcollésonpoingdans
lafigure.—Macopine.J’aisecouélatête.—Moi,j’appellepasça«unecopine»,Henry!Lescopainss’amusentpasàtetabasser.Ilatournélesyeuxversmoiethaussélessourcilsd’unairincertain.Touché!— Enfin, ils s’amusent pas à te tabasser, sauf si c’est toi qui le leur demandes, forcément. (Je
m’étais repris en pensant à tous les potes qui s’amusaient àme taper dessus à la salle quasi tous lesjours.)Qu’est-cequetuluiasfait?Tuluiasditquelquechosequiluiapasplu?Ouc’estellequ’estasseztorduepourprendreplaisiràfairedumalauxautres?
—Jeluiaiditqu’elleressemblaitàunlutteurdesumo,aavouéHenryàvoixbasse.—TuluiasditQUOI?(Jem’enétranglais.)Sérieux,Henry,medispasquetuluiasbalancéça!Jedevaisvraimentmeretenirpournepasexploserderire.J’aimêmeétéobligédemettremamain
devantmabouchepourqu’ilnevoiepaslesgrimacesquejefaisaispourm’enempêcher.Ilavaitl’airatterré.
—LeslutteursdesumosontdeshérosauJapon,m’a-t-ilexpliqué.J’aigrogné,consterné:—Franchement,Henry.Elleteplaît,cettefille?Ilahochélatête.—Super.Etpourquoielleteplaît?—Leslutteursdesumosonttrèsforts,m’a-t-ilrépondu.—Euh,Henry.Non,sérieux,monvieux,elleteplaîtpasparcequ’elleestforte!Henryaeul’airtroublé.—Attends.Si?Àmontourd’êtrelargué,pourlecoup.—Lelutteurdesumomoyenpèseplusdecentquatre-vingtskilos.Ilssonténormes.—Ouimaiselle,elleestpasénorme,si?—Pasénorme,non.—Maiselleressembleàunlutteurdesumo?Henryasecouélatêtedeplusbelle.—Bon.Maiselleestquandmême…grosse?Peut-êtreplusgrossequelesautresfilles?Hochementdetête,cettefois.Ah,nousyvoilà.Oncommençaitàavancer.—Doncellet’atapédessusquandtuluiasditqu’elletefaisaitpenseràunlutteurdesumo.Nouveauhochementdetête.—C’estlàqu’ellet’aéclatélalèvreetbalancésonpoingsurlajoue.Henryaencoreunefoishochélatête.Avecunpetitsourirepresqueadmiratif.Commes’ilétaitfier
d’elle.—Pourquoituluiasditça,Henry?Elleapasvraimentl’aird’avoirapprécié.Jenevoyaispasquellefilleauraitappréciéd’ailleurs.Henryaserrélesdentsetempoignésescheveuxàpleinesmains.—Maisleslutteursdesumosontgéniaux!Lecriducœur.—Hé,j’aipigé,OK?C’estpasévidentdeparlerauxfilles.J’airacontétoutuntasdebêtises,la
premièrefoisquej’airaccompagnéMilliechezelle.J’aieudelachancequ’ellememettepasunedroite.—Amélienesebatpas!aprotestéHenry,engloussant.Ilalâchésescheveuxetprisunegrandeinspiration.—T’astoutfauxlà-dessus,monpote.Ellesebat.C’estjustequ’ellesebatpassurlemêmeterrain.Onestrestéstouslesdeuxsilencieuxuneminute,letempsdecogiterça.—Je…je l’aimeb…bien,abégayéHenryd’unairdésespéré,commesi lâcherce simpleaveu
étaitbeaucoupplusdifficilequededébiterdestonnesd’articlesd’encyclopédie.Àlaréflexion,peut-êtrequeçal’était.—Parcequ’elleestforte,c’estça?J’espéraisqu’ilallaitm’endonnerunpeuplus.
—Oui.—Maisest-cequ’elleétait sympaavec toi?Avantde temettresonpoingdans la figure, j’veux
dire.—Oui.(Ilhochaitlatêteavecinsistance.)Commeunegardeducorps.—Elletedéfend,c’estça?Nouvelacquiescement.J’étaistellementsoulagéquelatêtemetournait.Jemesuismisàrire.—Alors,personnetebouledanslescouloirs?Pasdegéants?Pasdegrosbalèzesensurvêtquise
lapètent?Personne?Henryaencoresecouélatête,maispluslentement.—Pardon,a-t-ilmurmuré.J’aitoutgâché.—J’vaist’aideràrattraperlecoup,mongars.J’aipassélapremièreetquittémaplacedestationnementlelongdutrottoir.Henryaprécipitammentbouclésaceinturecommesionpartaitpouruneviréeenstock-car.Jemesuisgarésurleparkingenfacedel’école,j’aicoupélecontactetjesuisdescendu.Legamin
meregardaitavecdesyeuxdechouette.—Viens,Henry.J’vaist’aideràrecollerlesmorceauxavectacopine.Allez,viens!Ilmarchaitàcôtédemoi,lesdeuxmainsagrippéesauxsanglesdesonsacàdos,onauraitditqu’il
s’apprêtaitàsauterd’unavionenpleinvol.Ilserraitlesdents.Jel’aiencouragé:—Tuvasyarriver,Henry.Iladonnéunpetitcoupdementon,lesyeuxtoujoursobstinémentbraquéssurl’horizon.C’estvrai
qu’on attirait un peu l’attention. Les couloirs étaient bondés, mais les têtes qui se retournaientappartenaientmajoritairementàlagentféminine.J’auraispumesentirflatté.Saufquelafaunelocalenesemblait pas avoir plus de quatorze ans. Les garçons surtout. Çame faisait un drôle d’effet.Moi quicroyaisêtreunvraibadassquandj’étaisaulycée.Jemeprenaisdéjàpourunhomme.Là,touscesmômesavaientdesbouillesàsucerleurpouceendouce.
Henry s’est subitement arrêté et j’ai posé lamain sur son épaule. Il tremblait tellement qu’il envibrait.Ilapointédudoigtunefillequisetenaitàl’écart,seuleàcôtéd’uneenfiladedecasiersrouges.
—C’estelle?Il ahoché la tête, le regard fixe. Jemesuisétrangléen ravalantmon fou rire.Cen’étaitpasune
géantedutout.Enrevanche,elleétaitbeletbienjaponaise.Elle était plutôt petite et légèrement enrobée.Unpeupotelée peut-être.Mais le plus gros de ses
rondeursétaitsurtoutlocaliséauniveaudubuste.Cequimedonnaituneassezbonneidéedel’endroitoùHenryavait focalisésonattention…Ilacontinuéàavancerverselle,puiss’est immobilisé, regardantalternativementlescasiers,latêtedelafilleetlamienne.Ilavaittoutd’unebêteauxabois.
LapetiteJaponaisem’areluquéensilence,puisalevéunsourcilinterrogateur.Lequelétaitpercéd’une rangéedepointes.Ellearborait aussiunpetit strass sur lanarineetdeuxanneauxdans la lèvre
inférieure.Quantàsesoreilles,çabrillaitdepartout:unvraifeud’artifice.—JesuisTagTaggert.Jeluiai tendulamainenluiadressantunsouriredésarmantdesincérité, toutesfossettesdehors:
monsourireàunmilliondedollars.—AyumiNagahara,m’a-t-ellerépondu,enmetendantunemainmenue.J’aiencorefaillimemarrer.Elleavaitunevoixincroyablementdouceetsuraiguë.Jeluiaioffertunepoignéedemainbrèvemaisferme.Etpuisj’aicroisélesbras,hypersérieuxd’un
coup.—Henryt’aimebien.Iltetrouvegéniale.Ilm’aparlédetoienlong,enlargeetentravers.Cettefois,sessourcilsontfaitunbondsursonfront.Maisj’aieul’impressionquec’étaitsurtoutdû
aufaitqu’Henrym’aitmisdanslaconfidence.Qu’elleluiplaisen’avaitpasl’airdelasurprendreplusqueça.
EllearegardéHenryunmoment,avecuneexpressionnettementmoinssévère toutàcoup,etpuiselles’esttournéeversmoi.Henrys’estcollélefrontcontreuncasier,commesitoutecetteconversationlerendaitmalade.
—Ilestdésolé,Ayumi.Ilnevoulaitpasinsinuerqueturessemblaisàunsumotori.Ilessayaitdetemontrerqu’ilt’admiraitcommelesJaponaisestimentleurslutteurs.
Henrys’estcognélefrontcontrelecasierenhochantlatêteavecconviction.Jel’aitirélégèrementenarrièrepournepasqu’ils’assomme.
—Toutçapourdirequ’ilteconsidèrecommeunevraiedureàcuire.Tusaiscommentallongerunedroite,entoutcas.
J’airegardélajoued’Henryd’unairentendu.Ayumiestdevenueécarlate.J’estimaisavoirfaitletourdelaquestion.Paslapeined’enrajouter.J’espéraisjustequ’elleyréfléchiraitàdeuxfoisavantderecommenceràboxercepauvregarçon.Parceque,toutefillequ’elleétait,ellenepouvaitpass’amuseràcognerlesgenspourlefun.SurtoutdesgenscommeHenry.
—EtsituasenviedevenirtraîneravecnousàlaTagTeam,c’estquandtuveux.Lesamisd’Henrysontmesamis.
—OK,a-t-ellecouiné.J’aiessayédel’imaginerassezremontéepourserrerlespoingsetbalanceruncrochet.Henrydevait
vraimentl’avoirchauffée.La sonnerie a retenti et Henry s’est redressé d’un coup, droit comme un piquet. Les casiers ont
claquéetlehallacommencéàsevider.—Rendez-vousàlasalleaprèslescours,Henry,OK?Ilahochélatête,retrouvanttoutdesuitelesourire.Ilavaitreprisdescouleursetnesecramponnait
plusàsonsacàdoscommeàunparachute.Jeluiaiébouriffélescheveux,assenéunebourradevirileetj’aifaitdemi-tour.Jel’aialorsentendu
débitermonCVàsapetitecopinedansmondos:
—David«Tag»Taggert,prétendantautitredanslacatégoriemi-lourds.Dix-huitvictoires,deuxdéfaitesetdixK.O.àsonactif.
—JevoispascommenttupeuxentretenirHenryavecunsalairededanseuse.C’estimpossible.Pasmêmeavecl’augmentationquejeluiavaisdonnée.JeraccompagnaisMilliechezelle.Commeje l’avaisfait tous lessoirsoùelle travaillaitauclub
depuisquinzejours.Jen’avaisencoretrouvépersonnepourremplacerMorganetjebossaistoujoursunpaquet d’heures au bar.Mais ça nem’avait pas beaucoup dérangé jusque-là. Pourquoi ? Eh bien, laraisonmarchaitjusteàcôtédemoi.
—Oui.C’estimpossible.Maisheureusementpournous,mamères’étaitmontréeprévoyante.Elleavaitunebonneassurancevie.Enplus, lamaisonétaitàelle,quittede toutechargeetdette,enpleinepropriété. Cettemaison a toujours appartenu à la famille. Et puismon père lui avait donné une joliesomme–vousavezpeut-êtreentenduparlerdelui?AndréAnderson?C’étaitunjoueurdebase-ball.IlfaisaitpartiedesSanFranciscoGiants.Jenesaispascequ’ilfaitmaintenant.
—Çaalors!Biensûrquejem’ensouviens!Amélieahochélatête.—Jepensequelapassiond’Henrypourlesportvientdelà.Iln’avaitquecinqansquandmonpère
a levé l’ancre.Vousvoyezcomment les joueursanalysent leurspartiesenvidéo?Ehbien,Henry faitpareil.MamèreavaitdesDVDdetouslesmatchsdemonpère.Prissoustouslesangles.Touslesfilmssurlesquelselleavaitréussiàmettrelamain.Henrys’asseyaitdevantetlesregardaitenboucle.Illefaittoujours,d’ailleurs.Ilpeutréciterledéroulementdemanchesentièresparcœur.C’esthallucinant.
—Ettoi,pourquoitudanses?Je n’avais pas eu l’intention de l’interroger là-dessus. C’était sorti tout seul, comme d’habitude.
Quandjeressentaisuntruc,ilfinissaittoujourspartrouverlemoyendepasserdemestripesàmeslèvressansmedemandermonavis.
—Pourquoifrappez-vouslesgens?Jen’aipasprislapeinedeprotester:c’étaitvrai,jecognaisdesmecs.Enfin,çafaisaitpartiedu
jeu.Unegrossepartie.Etçaauraitétéidiotdechercheràprouverlecontrairepourdéfendremonsport.—J’aipassétoutemavieàmebattre.—Toutevotrevie?Elleavaitl’airsceptique.— Depuis que j’ai onze ans. J’étais le bon p’tit gros de la cour de récré, la cible rêvée des
vacheriesdes autresmômes, celui qui les faisait trop rigoler.C’était tellementmarrant. Je faisais une
proiefacile.Etj’riaisaveceux,enplus.Jusqu’aujouroùj’enaieumaclaqueetoùlebonp’titgrosestdevenulemauvaisp’titgros.
Amélies’estmarréeensourdineetj’aiembrayé:—Cejour-là,jemesuisservidemespoingsetdecetteragequin’avaitcessédemonterpendant
cescinqlonguesannées.DepuisqueLyleCoulsonavaitditquej’étaistropgrospourlesbureauxduCP.D’accord,ilavaitraison.AuCP,lebancetlatableétaientsoudésetj’étaiseffectivementtropgrospourmeglisserentrelesdeux.Raisondepluspourm’énerver.Jeteracontepaslecombat.C’étaitpasjoli-joli.Sij’aigagné,c’estseulementparcequej’mesuisassissurLyleencoinçantseslongsbrasmaigressousmoipourluihurlertoutemarageàlaface,sasalefacederatécarlate.Pourlapremièrefoisdemavie,j’mesuisretrouvédanslebureaududirecteur.Etj’aiétérenvoyéunesemainepourm’êtrebattudanslacour.MaisLyleCoulsonnem’aplusjamaischerchédespoux.Etj’avaisdécouvertquej’aimaismebattre.Etquej’étaisdouépourça.
—Ehbienvoilà,a-t-elleconcluavecunhaussementd’épaulesfataliste.Onn’estpassidifférents,finalement,vousetmoi.J’aimedanser.Etjesuisdouéepourça.
—Çameplaîtpasquetudansesaubar.Elleaéclatéderire–unebrusqueexplosioncristallinequiajailli,assortied’unplumetblancdans
l’airglacé,etilluminésonvisagelevéversmoi.Jen’aipaspum’empêcherdelecontempler,scotché.Même si je savais que j’allais en prendre pour mon grade. C’était mon bar, après tout. J’étais sonemployeur.Etcetteputaindebarre,c’estmoiquienavaiseul’idée,bordel!
—Qu’est-cequinevousplaîtpas?DavidTaggertserait-ilunhypocrite?Non.Jesaisbienquenon.
Ellesouriait.Maispasàmonintention.Ellenem’adressaitpassonsourirecommelefaisaientlesautres femmes.Elle gardait le visage tournévers la rue, droit devant elle.Elle ne souriait à rienni àpersonne.C’estalorsquej’airessentiunecrispationdanslapoitrine:unsignald’alarme.Jamaisellenemesouriraitcommelefaisaientlesautresfemmes.Est-cequeçameposaitunproblème?Parceque,sic’étaitlecas,j’avaisintérêtàprendresacrémentmesdistances.Jecommençaisàdevenirbeaucouptropproched’elle.
—Nan.Tusaisbiencequej’veuxdire.Pourquoidanserdansunbarenfumé,enrouléeautourd’unebarre demétal, àmoitié à p…enpetite tenue, pour une paie qui n’a rien demirobolant ?T’as de laclasse,Amélie,etdanserautourd’unebarre,çan’ariendeclasse,c’estlemoinsqu’onpuissedire.
Jen’étaispasdugenreàreculer.Sonsourireavaitdisparu,maisellen’avaitpas l’air fâchée.Elle s’estarrêtée, lacanneenavant
comme si elle promenait un chien imaginaire.Et puis elle l’a brusquement plantée à la verticale pourfrapperletrottoir.
—Vousvoyezcettecanne?J’aihochélatête.Avantdemerappelerqu’ellenemevoyaitpas.—Ouais.Ellel’aprojetéeversmoi,heurtantmonépaule.
—Quandonestaveugle,onaunecanne.Çavadepair.Unecanne,pasungentilgoldenretriever.Maisaveccettecanne,jepeuxmarcherdanslaruetouteseule.Jepeuxallerdanslesmagasins.Jepeuxalleraulycée,allertravailler,alleraucinéma,alleraurestaurant.Touteseule.Cettecannereprésentelalibertépourmoi.(Elleaprisuneprofondeinspirationetj’airetenumonsouffle.)J’aijusteremplacélacanneparlabarre,j’imagine.Etquandjedanse,pendantquelquesheures,plusieurssoirsparsemaine,jevismonrêve.Cen’estpeut-êtrepasl’impressionqueçavousdonne.Etmamèren’auraitcertainementpas approuvé, vous avez cent pour cent raison là-dessus. Mais elle n’est plus là. Et c’est à moi dedécider,désormais.
Elles’estbrusquementtueetelleaattendu,sansdoutepourvoirsij’allaisrépliquer.Commejenebronchaispas,elleacontinué:
— Je faisais de la danse et je pratiquais la gymnastique avant. Salto, pirouette…, je savais toutfaire.Etjen’avaispasbesoindebarre.Toutcommejen’avaispasbesoindecannepourremonterlarue,fairelacourse,joueravecmescopinesetvivremavie.Maiscen’estpluspossible.Cettebarreenmétalmedonnelachancedepouvoirencoredanser.Jen’aipasbesoindevoirpourdanserdanscettecage.Siçaveutdirequejenesuispasunefilledistinguée,ehbientantpis.C’estunepetitepartiedemonrêveàlaquellej’aidûrenoncer.Maisjepréfèreunrêveimparfaitquepasderêvedutout.
Merde!C’estqu’iltenaitcarrémentlaroute,sonraisonnement!Jemesuisreprisàhocherbêtementlatête.Maisj’aitoutdesuitepenséàmettreleson,cettefois:
—OK,OK,Millie.Jevoisvraimentpascequej’pourraistrouveràredireàça.—Ah,parcequec’estMillie,maintenant?—Ehbien,onvientjustedeprouverquetun’espasunefilledistinguée,non?Son rire a de nouveau tinté, résonnant dans la rue silencieuse comme la cloche d’une lointaine
église.—Amélie,çafaittrèsaristocratique.Millie,çafaitpluscouleurlocale.Jevoisbienunefillequi
s’appelleMillieêtreamieavecuntypequis’appelleTag.—David?—Ouais?—J’aiunnouveausonpréféré.—Lequel?—La façondontvousprononcezMillie. Il a toutde suitedécroché lapremièreplaceen têtede
liste.Promettez-moiquevousnem’appellerezplusjamaisAmélie.Bordel!Quejesoispendusijen’avaispaslecœurquicognaitcommeunebrutedansmapoitrine.
Ellenemefaisaitpasducharme,là,si?J’auraisétébienincapabledeledire.Toutcequejesavais,c’étaitquej’avaisenviederecommenceràl’appelerMillie.Encore.Etencore.Justeparcequ’ellemeledemandait.
—Promis.Àunecondition…Elleaattenduquejefixemonprix.Unlégersouriresedessinaitsurseslèvres.
— Je continuerai à t’appeler Millie si tu m’appelles Tag. Quand tu m’appelles David, j’ail’impressionquetumevoiscommequelqu’unquejenesuispas.Lesgensquicomptentlepluspourmoim’appellenttousTag.Parcequec’estcequimeva.
—Maisj’aimebienvousappelerDavid,moi.Etjecroisquevousavezplusdeclassequevousnelepensez.EtpuistoutlemondevousappelleTag.Jeveuxêtre…àpart,a-t-elleavouéd’unevoixdouce.
Douleuretplaisir.Commelesdeuxtranchantsd’unemêmelame.Voilàcequej’aiéprouvé.Untrucqui m’incitait à reculer et avancer tout à la fois.Mais j’ai repoussé mon émotion. J’ai tourné ça endérision,commejelefaisàchaquefois.
—Ohmaisj’aiuneclassefolle.Elleapartagémonrirecomplice,exactementcommejel’espérais.—Maisquetusoisàpartetspécialen’arienàvoiravecleprénomquetumedonnes,Millie.Tu
peuxm’appelern’importecomment,tantqueçateplaît.—«N’importecomment»,çanesonnepasaussibienqueDavid,jetrouve,maisbon,d’accord,a-
t-elleplaisanté.—T’esunepetitemaline,hein?Elleahochélatêteensemarrantdoucement.—Donc,Tag,a-t-ellerepris,commepourtenterdesefamiliariseravecmonsurnom.—Oui,Millie?—Demain,c’estdimanche.Vousallezàlamesse?—Non.Ettoi?J’auraispariéqueoui.Amélieétaitpleinedecontradictions.Çanem’auraitpasétonnéqu’ellesoit
unedanseusedepole-dancequiallaitàlamesse.—D’unecertainefaçon,oui.Lamesse,cen’estpasévidentpourHenry.Jepourraisyallerseule:
ilpeutparfaitementresterunpetitmomentàlamaisonsansmoi,naturellement.Maisquandj’étaisplusjeune,mamèreessayaitdenousyemmeneretquandHenrydevenaittropagitéetcommençaitàfairetropdebruit,ellenousfaisaitsortirdel’église.C’estcommeçaquej’aidécouvertundemesbruitsfavoris.Vousvoulezl’entendre?
—Là,toutdesuite?—Non.Demain.Onzeheures.—Àl’église?—Àl’église.Etmerde,peut-êtrequejedevraisalleràlamesse.Fairecequ’ilfallaitpoursauvermonâme.—OK.—OK?Son sourirem’a retourné commeune crêpe. Jeme suismentalement botté le derrière. Je passais
beaucouptropdetempsavecelle.Etplusjepassaisdetempsavecelle,plusj’avaisdumalàgarderlatête froide.Avantd’avoir le tempsd’yréfléchiràdeuxfois, je luiaisorticequimevenaità l’esprit,cash:
—Onestjusteamis,toietmoi,pasvrai,Millie?Sonsourireatrembléetelleatendulamainverslabarrière,cherchantleloquetàtâtonscommesi
elleavaitbesoindeseraccrocheràquelquechoseaprèsavoirreçuunuppercutenpleinventre.—Maisbiensûr.Commentpourrais-jejamaisoserprétendreàplus?m’a-t-ellerépliquéd’unton
léger.Labarrières’estouverteet,sansseretourner,Amélies’estdirigéeverslaported’entrée.Àpeinesi
elleaeubesoindesacannepouryarriver.
A
6.
misoupas,jemeretrouvaidevantlaported’Amélieàonzeheuresmoinslequart.J’avaisfrappéetj’attendais,enmedemandantsiellen’avaitpaschangéd’avis.Elleavaitdûsesentirinsultée,avec
cettehistoired’être«justeamis».Lesmotsnem’étaientpastombésdelabouchequejelesregrettaisdéjà.Enmêmetemps,jenevoulaissurtoutpaslafairemarcher,ilfallaitdéjàquejesoisauclairavecmoi-même.
J’avaismismavestedecostumebleumarineetunechemiseblancheamidonnée.Maisj’avaislaisséla cravate à la maison et remplacé le pantalon à pinces par monWrangler – repassé, je précise. Jepouvaism’habillerclasse,àl’occasion,làn’estpaslaquestion,maisj’espéraisquemonWranglerbienrepassé et mes boots bien cirées feraient l’affaire. Je m’étais plaqué les cheveux en arrière en mepersuadantquejen’avaispasbesoindelescouper.Nonquejesoisaccroàmescheveux.C’estjustequeje n’arrivais pas à prendre le temps de m’en occuper. Comme cette tignasse me donnait un airpassablement négligé, je les avais mouillés, tartinés de gel et bien plaqués en arrière. Du coup, jeressemblaisàundecesbellâtresenkiltettorsenuquisepavanentsurlacouverturedesromansàl’eauderose,commeceuxquemamèrecollectionnait.Maisquelleimportance,puisqueMillienepouvaitpasvoirmadrôledecoupe,detoutefaçon.Nivoir lamanièredontçarebiquaitsurmoncol–etpasque.Elle ne pouvait pas voir mon jean non plus, d’ailleurs, alors je savais vraiment pas pourquoi je meprenaislatêteavecça.
Laported’entrées’estouvertesurunHenryplantécommeunpiquet sur le seuil, lesyeux ronds,battedebase-ballàlamain.
—Salut,Henry!Ilmeregardaitfixement.
—Tuasl’airbizarre,Tag.Gonflédelapartd’unedemi-portionquisebaladaitavecunebattedebase-balletunbuissonardent
detifssurlecrâne.—Jesuisjustemieuxhabilléqued’habitude,Henry.—Qu’est-cequetuasfaitàtescheveux?Ilnereculaittoujourspaspourmelaisserpasser.—Jelesaipeignés.Etlestiens,tuleurasfaitquoi?Jeluiavaisbalancéçaavecunpetitsouriregoguenard.Henryalevélamainpourlestapoter.—Jenelesaipaspeignés.—Nan,c’estclair.Ondiraitunbalai,Henry.Ons’estreluquésensilencequelqueslonguessecondes.—Onutilisedesbalaisdanslesportappelé«curling».J’aidûmemordrelalèvrepourretenirunfourire.—Exact.Maisjesuisd’avisqueturessembleraisplusàunjoueurdebase-ballsit’avaismoinsde
cheveux.C’estbientonsportpréféré,lebase-ball,nan?Henry a brandi sa batte à deux mains. Ce qui, pour lui, constituait une réponse suffisante,
apparemment.—Et si… et si on allait dire un petit bonjour àmon pote Leroy, demain ? Il tient un salon de
coiffure.Onenprofiteraitpoursefairetouslesdeuxcouperlescheveux.Qu’est-cet’enpenses?Leroyesttrèssympaetilyaunbaràsmoothiesjusteàcôté.Ceseraitcommequidiraitunplanmecs,tuvois?
Autantfaired’unepierredeuxcoups.—Unplanmec?arépétéHenry,peufamiliariséaveccegenredevocabulaire.—Oui.Uneaffaired’hommes.Et,après,oniraàlasalleetjetemontreraideuxoutroisprises.—EtAmélie?—Tuveuxqu’Amélievienne?—Amélien’estpasunmec.C’estunplanmecs.C’estlemomentqu’achoisil’intéresséepoursemanifester,poussantdoucementHenrysurlecôté.—Jenesuispasunmec,aucundoutelà-dessus.Mais,Henry,tuauraisvraimentdûinviterTagà
entrer.Elleportaitdesbottesencuirbrut,unejupeajustéekakiquiluiarrivaitauxgenoux,unpullmoulant
rougeetuneécharpegenrepelucheavecdestouchesderouge,denoiretd’ordedans.Maiscommentellefaisaitpourréussiràcoordonnerl’ensemble?Vul’allured’Henryavecsatignasse,ilnedevaitpasluiêtred’ungrandsecours.
—Le6février1971,AlanShepardafrappéuneballedegolfsurlaLune,asoudainlâchéHenry–allezsavoirpourquoi–,avantdes’écarterpourmelaisserpasser.
— Et, aujourd’hui, nous sommes le 6 février, n’est-ce pas ? a répondu Millie, qui comprenaitmanifestementbienmieuxquemoilafaçondontl’espritdesonfrèrefonctionnait.
—C’estça.Donc,le6février1971,onafrappéuneballedegolfsurlaLuneet,le7février2014,TagTaggertetHenryAndersonvontsefairecouperlescheveux,pasvrai,Henry?
—OK,Tag.Henryabaissélatêteets’estprécipitédansl’escalier.—Téléphonesituasbesoindemoi,Henry,luialancéMillie.Elleaattendud’entendrelaportedesachambresefermerpoursetournerversmoi.—Henrysouffred’untroubledel’attachement.Iladéjàdumalquandmoijemecoupelescheveux.
Si ma mère l’avait laissé faire, il aurait été le plus gros hamster du monde. Mais accumulationcompulsiveetcéciténefontpasbonménage.Pourunepersonneaveugle,toutdoitêtreàsaplace,sinonlamaisondevient unvéritable champdemines.Henryporte toujours lesmêmesvêtements jusqu’à cequ’ilstombentenlambeaux,refusedesecouperlescheveux,dortdanssesdrapsDragonBallZqu’onluiaoffertspoursonhuitièmeanniversaireetgardeabsolumenttouslesjouetsqu’onluiadonnésdansdesbacs enplastique rangés à la cave. Jene croispasqu’il ira jusqu’auboutde cette expédition chez lecoiffeur.Iln’alaisséRobinluicouperlescheveuxquedeuxfoisdepuislamortdemamèreet,chaquefois,ilapleurédudébutàlafin.Etencore,elleaétéobligéedemettrelesmèchescoupéesdansunsacenplastiquehermétiquementferméetdeleluidonnerrienquepourréussiràlecalmer.
J’avoue que j’ai trouvé ça un peu dégueu. Encore une chance queMillie ne puisse pas voirmaréaction.
—Alorsilstockedessacsdecheveuxdanssachambre?—J’imagine.Quoiqu’ilneveuillepasmedireoù.Jepaielavoisined’àcôtépourqu’ellevienne
faireleménageunefoisparsemaineetellen’ajamaisrientrouvénonplus.—Peut-être,maisHenryaditqu’ilétaitd’accord.Alorsjecomptesurlui.Etonvacertainement
pasrapporterdessacsdecheveuxenguisedelotsdeconsolation.Millieafroncélessourcilscommesielles’apprêtaitàprotester.Maisaulieudediscuter,elles’est
avancéeversmoipourcherchersacannecaléecontrelemuretachangédesujet:—Vousêtesvenuenvoiture?Parcequejecroisqu’onferaitmieuxd’yalleràpied.L’égliseest
justeaucoindelarue.J’aijetéunregardpleinderegretàmonrutilantpick-uprouge.MaisAmélien’avaitpasrefermésa
mainsurmonbrasquejel’avaisdéjàcomplètementoublié.Àpartquelquesrarestempêtesdeneigequis’abattaientsurlesmontagnesetpoudraientlesvallées
degivre,çafaisaitdesannéesqu’onn’avaitpasconnuunhiveraussidouxàSaltLakeCity.Etmêmesiles températures chutaient çà et là, à côté des normales d’unmois de février, c’était pratiquement leprintemps.
Onmarchaitversl’est,endirectiondesmontagnesquicernaientlavallée.C’étaitlapremièrechosequej’avaisremarqué,quandmafamilleavaitquittéDallaspours’installerdansl’Utah:lesmontagnes.J’étaisenpremièreaulycée,à l’époque.Iln’yavaitpasdemontagnesàDallas.Alorsqu’àSaltLake,ellesétaientcarrémentvertigineusesetcouvertesdeneige.J’enavaispassé,desweek-endsàskier là-
haut ! Je devais quand même faire attention à ne pas trop skier en période d’entraînement.Malheureusement,jem’entraînaistoutletemps–enfin,c’étaitl’impressionqueçamedonnait.
Améliealevélevisageverslecielcommepourprendrelesoleil.—Tunevoisvraimentrien?J’espéraisquecettequestionn’allaitpaslablesser.—Si,lalumière.J’arriveàdifférencierl’ombredelalumière.Maisc’esttout.Jepeuxlocaliserles
fenêtresdanslamaison.Jepeuxdirequandlaporteestouverte.Cegenredechoses.Lalumièrenaturelleestplusfacileàdétecterpourmoiquelalumièreartificielle.Etcommeellen’illumineriend’autre,ellenemesertqu’àm’orienterdansunepièceavecdesfenêtres,etencore!
—Donc,sijedansaisdevantunprojecteur,tunepourraispasdistinguermasilhouette?—Ehnon.Pourquoi?Vousavezl’intentiondenousfaireunpetitnumérodepole-danceaubar?C’estqu’ellenemanquaitpasdeculot,lademoiselle!—Maisoui!Merdealors!Commentt’asdeviné?Ellearejetélatêteenarrièreenpartantd’ungrandéclatderire.J’enaiprofitépouradmirerson
long cou,mon regardglissant de sagorge jusqu’à sabouche fendued’un large sourire…avant demeressaisir et de détourner les yeux. Il fallait que j’arrête de la reluquer tout le temps. Je la regardaisbeaucouptrop.
—T’esbien,habilléecommeça,Millie.Ouais,j’avaisosé.Excusezl’euphémisme.Nonmaisquelidiot!—Merci. Je vous retournerais bien le compliment, mais étant donné les circonstances… Vous
sentezbon,parcontre.—Ahouais?Jesensquoi?—Lechewing-gumàlachlorophylle.—C’estlegoûtquejepréfère.—Voussentezaussilesavonetunaprès-rasageavecuneodeurde…quelquechosedevégétal…—Ah!L’Adonis:monnouveauparfum.Jem’attendaisàcequ’ellemevannesurmonmanquedemodestie,maisellen’apasrelevé.—Avecunsoupçond’essence.—J’mesuisarrêtéfairelepleinenchemin.Cequisertstrictementàrien,jesuppose,vuqu’onyva
àpied.—Onyvaàpiedparcequ’onestdéjàpresquearrivés.Une vieille église, qui semblait avoir été construite à lamême époque que lamaison deMillie,
s’élevaitaumilieud’uncercled’arbresauboutdelarue.—Lebruitcourtqu’onvaladémolir,a-t-elleajouté.Jevaispeut-êtreêtrebientôtobligéed’aller
ailleurs.Àmesurequ’onserapprochait, j’aicommencéàapercevoirdesmursdebriquedecouleurclaire
surmontés d’un haut clocher blanc et d’immenses fenêtres en ogive dans la partie la plus élevée du
bâtiment.Uncoursd’eaucoulaitaunorddel’édificeetonatouslesdeuxtraversélesolidepetitpontquil’enjambaitnonloindelaroute.
—Pasd’eausouslepont?Elleavaitdemandéçacommesielleconnaissaitdéjàlaréponse.—Non.—Çavavenir.Encoredeuxmoisetjepourraivenirécouterdeuxdemesbruitspréférésàlafois.—Tuaimesentendrel’eaucouler?—Oui.Àl’arrivéeduprintemps,jemetiensjustesurlepontetj’écoute.Çafaitdesannéesqueje
faisça.Comme j’amorçais un virage pour traverser la pelouse en direction de la large porte à double
battantquinepouvaitêtrequel’entréeprincipaledel’église,ellem’aretenuparlebras.Jemesuisétonné:—Onvapasàl’intérieur?—Non.Ilyaunmurdepierre.Vouslevoyez?Devant nous se dressait, sur environ six mètres de long, un petit muret de pierres empilées et
cimentéesquiséparaitleflancdel’églisedelapenteherbeuseplongeantverslelitducoursd’eauàsec.J’yaiamenéMillie,quia lâchémonbraspour suivre lemuretà tâtons surunepartiede sa longueur,avantdes’asseoiretdetapoterlaplaceàcôtéd’elle.
—Lesfenêtressontouvertes?m’a-t-elledemandé.—Ondiraitqu’ilyenaunelégèremententrebâillée,oui.—M.Sheldonn’oubliepas,engénéral.Quandilfaitbeau,illalaisseentrouverte,justeuntoutpetit
peu.—Tufaisquoilà,exactement?Tuécoutesauxportes?J’avais dumal à le croire. J’entendais un brouhaha étouffé de voix masculines, et puis un rire,
commes’ilyavaitungenrederéuniondel’autrecôtédecesfenêtres.— Non. Pas exactement. (Elle a dressé l’oreille une seconde.) Ils ont commencé en avance
aujourd’hui. Ça varie. Tantôt c’est onze heures et quart, tantôt onze heures et demie. Ils aiment bienbavarderetmettentparfoisunbonmomentavantdecommencer.Maisçanemedérangepasd’attendre.L’endroitestagréableet,quandilnefaitpastropfroid,jemecontentederesterjusteassiselà,àlaisserdérivermespensées.Quandilfaitchaud,onvientpique-niquerici,avecHenry.Maisils’ennuieviteetjen’appréciepasautant,quandilestlà.Peut-êtreparcequejenepeuxpasmedétendrecomplètement.
Onacommencéàjouerdupianodansl’égliseetMillies’estredressée,penchantlatêteendirectiondelamusique.
—Oh,jel’adorecelui-là!Jelaregardaisavecdesyeuxronds.C’étaitçaqu’elleappelaitundeses«bruitspréférés»?Et
puisdesvoixsesontélevéesetlechants’estéchappéparlapetiteouverturepourflotterjusqu’ànous,etj’aioubliéquemavestedecostardmeserraitunpeuauxentournuresetquemesdoigtsmefaisaientunpeumalauniveaudesarticulations,aprèsmaséanced’entraînementdelaveille.J’aitoutoublié,parce
qu’à l’écoute des voix des chanteurs qui s’unissaient en une prière douce et harmonieuse,montant etdescendant au fil des paroles sacrées, le visage de Millie s’illuminait. Ce n’étaient pas desprofessionnels.Cen’étaitpasunquartetdeconcert,nilesBeeGees.Ilsétaientplusnombreuxqueça:sans doute vingt ou trente voix d’hommes s’unissant pour chanter des cantiques.En les entendant, j’aisentiquelquechoseaucreuxdemonventre.
Iln’yapasdefinàcettegloire;Iln’yapasdefinàcetamour;Iln’yapasdefinàcetteexistence;Iln’yapasdemortau-delà.Iln’yapasdefinàcettegloire;Iln’yapasdefinàcetamour;Iln’yapasdefinàcetteexistence;Iln’yapasdemortau-delà.
Àlafinduchant,Amélies’estlaisséeallercontrelapierreavecunsoupird’aise.— Je suis la première à défendre la cause des femmes, mais rien ne vaut les voix d’hommes.
Chaquefois,çamefaitlemêmeeffet:jesuiscomplètementchamboulée.Rienquedelesentendre,çameserrelecœur.J’enailesjambesencoton.
—C’estlesparolesquiteplaisent?C’estunetrèsbellechanson.J’avaisencorelesparolesentête.—Ilfautdirequejel’aimetoutparticulièrement,celle-là.Maisnon,çanechangeraitriensijene
comprenaispasunmotdecequ’ilschantent.Certainsjours,M.Sheldonn’estpaslàouiloublied’ouvrirlafenêtre.Lamusiqueestétouffée.Encoreplusqu’aujourd’hui.Etjel’aimequandmême.Jenepeuxpasexpliquer.Maisc’estlepropredel’amour,non?
—Ouais.C’estvrai.—Çavousaplu?Vousconnaissezdeuxdemesbruitspréférés,maintenant.—Çam’abeaucoupplu.Jeregrettejusted’avoirmiscettefoutuevestedecostardaulieudemon
survêt.Maisaumoinsjen’aipasétéobligéd’alleràl’église.Elleatendulamainpourpalperlesreversdemavesteetremonterjusqu’àmoncol.—Ahça!Jevousaibieneu.Jen’arrivetoujourspasàcroirequevousayezacceptédevenir.—T’esbienenjupe,toi.—Ouaip.Sij’avaismisunpantalon,vousvousseriezdoutédequelquechose.Jemesuislevé,l’entraînantdansmonélan.—T’esvraimentunepetitemalinequis’amuseàfairemarchersonmonde,hein?Jesaispassije
t’aimebienoupas,finalement,JolieMillie.
Maisj’avaislesourireendisantçaetellesemarraitaussi.Etpuiselleareposélesmainssurlesreversdemaveste,commepourm’interrompre.
—J’aienviedesentirvotresourire.Jepeuxentendrequandvoussouriez.J’adorelebruitqueçafait.Maisjeveuxlesentir.Jepeux?a-t-elledemandétoutdoucement.
J’ai pris ses mains pour les poser sur mes joues et j’ai laissé retomber les miennes, les brasballants.
—Voussouriezlà?a-t-elleencoredemandé.Jemesuisrenducomptequenon.Maiselle,si,avecseslèvresrosesquidécouvraientlégèrement
sesdentscommedesperlesdenacre,leregardrivésurunhorizonqu’elleneverraitjamais.Alors,pourluifaireplaisir,levisagepenchéverslesien,jeluiaisouri.Elleatoutdesuiteeffleurémabouchedesdoigts,puisexplorélescreuxdechaquecôté.J’avaistoujourssutireraumaximumpartidecesfossettes.Quandsonpouceaépousélapetitedépressionaucentredemonmenton,sonsourires’estencoreélargi.
—Vousavezdesfossettes.Unesurchaquejoueetuneaumenton.—Mamèrem’alaissétomberquandj’étaispetit.J’suisméchammentamoché.Maisqu’est-ceque
vousvoulez,c’estfait,c’estfait.—Ah, jevois. (Samaindroiteavoletédans lesairspourvenirsereposersurmafigure.)Etça
aussi,c’estuneconséquencedelachuteenquestion?m’a-t-elledemandéensuivantl’arêtebosseléedemonnez–unsouvenirdemonpasse-tempsfavori.
—Naaan.Déformationprofessionnelle.Mapauvremèren’yestpourrien,cettefois.Sesmainsontalors frôlé la formedemonvisage,mespommettes,mamâchoire.Commeelle les
faisaitglisserversmoncou,sesdoigtsontchatouillélescheveuxquipassaientpar-dessusmoncoletelles’est immobilisée. Elle a entortillé mes mèches d’un air songeur. Un petit pli s’est creusé entre sessourcils.
—OpérationcoupedecheveuxavecHenrydemain,hein?C’estbiengentil.Maisnelescoupezpastrop,d’accord?
—Pourquoi?T’aimeslestyleÉcossaisdesHighlands?J’avaisessayédeprendrel’accentécossais,sansgrandsuccès.Moncœurtambourinaitetjen’avais
qu’uneseuleenvie:fermerlesyeuxetm’abandonneràsescaresses.Sesinoffensivesexplorationsétaientérotiques aupossible, sensuelles sans aucune intention sexuelle.Maismoncorpsne semblait pasbienfaireladifférence.
—Jenesaispas.Peut-être?Jenesuispassûredesavoiràquoiressembleunhighlander.Maisj’aimevotrevisage.Ilestfort…pleindecaractère.Etcescheveuxdanslanuquevousvontbien.
Elleavaitlesyeuxbraquésdroitsurmoietellemedécrivaitsanspourtantmevoir.J’airegardésaboucheetjemesuisdemandécequ’elleferaitsijeposaismeslèvressurlessiennes.Est-cequeçalaferait sursauter ou est-ce qu’elle reconnaîtrait tout de suite la sensation ? Est-ce qu’on l’avait déjàembrassée?Ellen’étaitpastimideetelleétaitbelle.Àvingt-deuxans,elledevaitdéjàavoireusonlotdepetitscopainsetdebaiserspassionnés.Maiselleétaitaussiaveugleetelleavaitunfrèreàsacharge.Etellepassaitsontempslibreàécouterdeschœursd’hommeschanterdescantiquesetlemurmuredes
ruisseaux.Allezsavoirpourquoi,jelasoupçonnaisdenepasavoirtantd’expériencedeshommesqueça.Ellealaisséretombersesmainsets’estécartée.Àcroirequ’elleavaitludansmespensées.
—Etsionallaitseprendreunepetiteglace?a-t-ellelancé,mesortantbrusquementdematranse.J’airefoulémesenviesdebaisersetj’aiglissésonbrassouslemien.
(Findelacassette)
MOÏSE
—J’avaisenviedecebaiser.Maisilnem’apasembrassée.Etj’étaispersuadéequ’ilnem’aimaitpas.Dumoins,pascommeça,nousatimidementconfiéMillieenrougissant.
Jem’attendaistouteslescinqsecondesàcequ’ellearrêtelemagnétopournousdemanderdesortir.Nonmais imagineunpeu lemalaise : entendre tout cequeTag s’étaitdit, tout cequ’il avait ressenti.Alorslà,ilallaitlepayercherquandjelereverrais.M’avoirfaitendureruntrucpareil!
OnétaitchezMillie,installésdanssonsalon.EllevoulaitêtrelàquandHenryrentreraitdulycée.Çafaisaitmaintenantquarante-huitheuresqu’ellem’avaitappelé,quarante-huitheuresquemonuniverss’étaitconcentrésuruneseuleetuniquepriorité:trouverTag.Toutleresteavaitétémissur«Pause»,repoussé,retardé.
—Tagestalléàl’égliseavectoi?Àsonton,ilétaitclairqueGeorgien’enrevenaitpas.Millieetmoi,onluiavaitdéjàfaitunrapide
topo.Saprésencemecalmaitetmerappelaitquequellequesoitl’urgencedelasituation,quellequesoitmon angoisse, elle était àmes côtés. Et qu’elle y resterait. Cette partie demonmonde était toujoursintacte,entoutcas.GeorgieétaitarrivéelaveilleausoiravecnotrepetiteKathleenetonavaitprisunechambred’hôtel.J’avaisbienlesclefsdel’appartementdeTag,maisjenevoulaispasyaller.Ilyavaituneputaindepancarte«Àvendre»àlafenêtreetjen’avaisaucuneenviededormirchezTagpourmevoirtirédulitparunagentimmobilierflanquéd’acheteurspotentielsvenusvisiter.
Rienqued’ypenser,çamechauffait,alorsmêmequelaquestiondeGeorgiemefaisaitmarrer.Lesmots«Tag»et«église»n’allaientpasvraimentensemble,ilfautdire.L’imaginerenvestedecostard,lescheveuxplaquésaugel,entraind’écouterdescantiquesavecMillie?Franchement,j’avaisdumal.C’étaitincroyable.
—Moïse?s’estétonnéeGeorgie.Aufrémissementdeseslèvres,elleavaitmanifestementdumalànepaspartagermonfourire.Seule
lagravitédelasituationlaretenait.
—J’aiétéobligédeletraînerpourlefaireentrerdansunedizained’églisesàtraversl’Europe.Ilyallaittoujoursàreculons.Etencore,c’étaitjustepourregarderlesplafondsetlessculptures.Jenevousparlemêmepasd’écouterdeschœurs!
— Il aime pourtant la musique, a rétorqué Millie. Vous l’avez déjà entendu chanter ? J’adorel’entendrechanter.
Elle souriait. Puis son sourire s’est évanoui, comme si la réalité lui revenait en pleine face,emportanttoutesajoied’uncoup.
—Jen’enrevienstoujourspasqu’ilaitacceptédesefairecouperlescheveux!En dépit de tous les efforts qu’elle faisait pour garder son sérieux, comme l’exigeaient les
circonstances,Georgiegloussait.—Ehbien…,luiaréponduMillied’untonhésitant,çanes’estpastoutàfaitpassécommeprévu.
H
7.
enryestmontédansmonpick-upetaattachésaceintureentirantunetêtedesixpiedsdelong.Ilavaitlatignasseenpétard,commed’habitude,etsesmainstremblaient.J’aiessayédeletranquilliser:—Çava,mongars?—TupréféreraispasallervoirRobin,plutôt?Elleseferaitunplaisirdetecouperlescheveux,tu
sais.Lessourcilsfroncés,tapotantletrottoirdesacanne,Millienousavaitsuivis.Ellesecramponnait
maintenantàlaportièrepassager.Jevoyaisbienqu’elleavaitenviedevenir,maisHenryrefusaitqu’ellenousaccompagne.
—C’estuneaffaired’hommes,pasvrai,Henry?Leshommesvontchezlecoiffeurpourhommes.Paschezlesdames.
Henrytambourinaitduboutdesdoigtssurletableaudebordenregardantobstinémentdevantlui.—Levoldecerf-volantestunsportofficielenThaïlande!a-t-ilsoudainlâché.Amélies’estmordulalèvreets’estécartéedelaportière.Jeluiailancé:—Aurevoir,Millie.Jeleramènesainetsauf.Net’inquiètepas.Elleahochélatêteettentédesourire.J’aiquittémaplacedestationnementlelongdutrottoir.Le
tapotementd’Henrys’estfaitcadencé.Clac-clac.Clic-clic.ÇaressemblaitaubruitquefaisaitlacannedeMilliequandellemarchait.
—Henry?Pasderéponse.Justececlic-clicpendanttoutletrajetjusquechezlecoiffeur.
JemesuisgarédevantlaboutiquedeLeroyetj’aicoupélecontact.J’aisautésurletrottoiretfaitletourpourouvrirlaportièred’Henry.Iln’apasesquissélemoindremouvementpourdescendre.
—Henry?T’estoujoursd’accordpouryaller?Ilareluquéavecinsistancemesmèchesrebellesettambourinédesdoigtsdeplusbelle.—J’aibesoind’unebonnecoupe,Henry.Ettoiaussi.Onestdeshommes:onpeutlefaire.—BenAskren.RogerFederer.ShaunWhite.TroyPolamalu.DavidBeckham.TripleH.—TripleH?Lecatcheur?J’aicommencéàmemarrer.Henrymefaisaitlalistedesathlètesauxcheveuxlongs.—Tuteraccrochesvraimentauxbranches,là,Henry.—LarryFitzgerald.TimLincecum.—TimLincecum,hein?LelanceurdesGiants?Tonéquipedebase-ballfavorite,c’estça?Henrynerépondaittoujourspas.—Ohetpuismerde !Qu’est-ceque çapeut faire ? J’ai jamais eu enviedeme faire couper les
cheveux,detoutefaçon.Jecroisbienquetasœurlespréfèrelongs.Letambourinementaralenti.—Çatediraitd’alleracheteruncerf-volant?Ilparaîtquec’estunsportofficielenThaïlande.L’ombred’unsourireaflottésurseslèvresetHenryajustehochélatête–unefois,pasdeux.
Onest allés chezToys“R”Uspour les cerfs-volants.Question jeuxet jouets, ilsont lemeilleurchoixetonn’étaitpaslàpourrigoler.Henryaprisletempsdecomparerets’estfinalementdécidépouruncerf-volantavecLeBronJames1dessus.J’aiachetéleseulmodèlerougequej’aiputrouver:uncerf-volantElmo.Lepetitmonstremeregardaitgaiementavecsa têtepoilueen formede losange.Enplus,Henryletrouvaithilarant.Alorsonn’allaitpassepriver.
Jeluiaiexpliqué–enriantparcequ’ilriait:—J’aimelerouge!Etj’aiajouté:—OndevraitenprendreunaussipourMillie.Lequelellepréférerait,àtonavis?Je me suis aussitôt trouvé bête. J’oubliais constamment qu’elle ne pouvait rien voir : elle se
ficheraitbiendelatêtequ’ilaurait,soncerf-volant.MaisHenryn’apaseu l’airde trouvermaquestionbêtedu tout. Ila recommencéàexaminer les
modèles. Il a finiparen tirerund’uneétagèrepourme le tendred’autorité.Un truc rosevifavecdespaillettes.
—Lesarbitresdelafédérationnationalederugbyportentdesmaillotsroses,m’a-t-ilannoncéavecleplusgrandsérieux.
—OK.JevoispastroplerapportentrelafédérationnationalederugbyetMillie,maisc’estunbonchoix.Bienvu.
Quandonest rentrés,uneheureàpeineaprèsêtrepartis,Henrya ramassé les troiscerfs-volantsd’uncoup.Ilétaitdéjàsurletrottoiravecsonbutinquejen’avaispasencoremislefreinàmain.Ilaremontél’alléeencourantcommeungamindecinqans,avantdepasserlaporteentrombe.Jel’aisuivid’unpasnettementplusmesuré.
Le temps que j’arrive dans la cuisine,Millie était déjà en train d’explorer à tâtons la nouvellecoiffuredesonfrère.Ellefronçaitlessourcils.Jeluiaiattrapélamainpourlaposersurmanuque,làoùmescheveuxrebiquaientsurmoncol,etjeluiaitoutsimplementditlavérité.
—T’avaisraison:onestbeaucouptropattachésànostignasses,finalement.Sonfronts’estéclairci,maisellen’apas laisséretombersamain.Aucontraire,elleaenfouises
doigts dans l’épaisseur de ma crinière, tirant légèrement sur mes mèches comme pour en estimer lalongueur.J’airésistéàl’enviederonronner.Henryn’apaseulesmêmesscrupules.Ilapenchélatêtesurl’épauledesasœuretilafermélesyeux–complètementapprivoisé,l’animal.
—Net’endorspas,Henry!Onadescerfs-volantsàfairevoler.Milliearejetélatêteenarrièreenéclatantderire.Findescâlins.—Ah,cen’estpastombédansl’oreilled’unsourd,hein?a-t-elleraillé.Ilfautdireque,question
allusion,onpeutfaireplussubtil.—Ouaip.Messagereçucinqsurcinq.Ont’enaprisunaussi,unrose.C’estHenryquil’achoisi.—Ilmeconnaîtbien.Leroseestmacouleurpréférée.—Ahouais?Pourquoi?— Parce qu’elle a un parfum. Un goût. Chaque fois que je goûte quelque chose de rose, je me
souviensdelacouleur.Elleenvahitmamémoired’uncoup.Laseconded’après,elleadéjàdisparu.—Moiquicroyaisquet’allaismedirequec’étaitparcequet’aimeslerugby.—Ah,lesmaillotsroses?Jemesuismarré.—Henrydevraitpeut-êtresortirunpeuplussouvent.—Allez,onyva!a-t-ilbrailléaumêmemoment,enseruantverslaporte.Àcroirequ’ilprenaitmonconseilaupieddelalettre.Larueétaitbordéed’arbres,lacourdevantlamaisontroppetiteetlacirculationunpeutropdense:
pasdeterrainassezdégagéàproximitépourfairedécollernoscerfs-volants.Ons’estdonctousentassésdansmonpick-up.Millie, à cheval sur la consolecentrale, etHenry, calé contre laportièrepassager,bondissantpratiquementd’enthousiasme.
Moïseatoujoursdétestémabanquetteavant.Ilditquec’esténervantdenepasavoird’accoudoir.Mo voit peut-être lesmorts,mais des fois il ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Jamais jen’avais été aussi content de l’avoir qu’à cemoment-là,ma banquette.AvecMillie collée contremon
flanc,mon triceps droit effleurant ses seins chaque fois que je changeais de vitesse. Son odeur avaitquelquechosedefruité.Fraiseoupastèque.Ellesentait…lerose.L’idéem’afaitsourire.Autoucher,elleétait roseaussi.Rose,douceetsucrée.Putain!J’aiaussitôtdécrétéque le roseétaitmanouvellecouleurpréférée.
J’airouléjusqu’auLibertyParc,justeausudducentre-ville.Danslesminutesquisuivaient,Henryavaitdéjàsortisoncerf-volantetlançaitLeBronJamesdanslesairs.
J’étaisscié.—Iladéjàfaitça?—Pasdepuisdessiècles.Jenemerappellemêmepas ladernièrefois,m’aréponduMillie. Ila
réussiàlefairevoler?—Écoute!Tul’entends?J’aidressél’oreille,moiaussi,cherchantàdécelerunsonquiluipermettraitdesefaireunepetite
idée de l’image. C’est alors que le cerf-volant a piqué du nez, avant de reprendre brusquement del’altitudeenfaisantunpetitflap-flap,commedulingeétenduclaquantauvent.
—Jel’entends!—C’estlecerf-volantd’Henry,ça.Ilestcarrémentdoué.—Vouspouvezm’aideràfairedécollerlemien?Jepourraisyarriverencourant,maisjen’aipas
enviedeplongertêtelapremièredansl’étang.Ilyabienunétang,non?—T’aurasqu’àvirerdebordenentendantlescanards.Endeuxtempstroismouvements,j’avaisexpédiénoscerfs-volantsdanslesairsetLeBronJames,
ElmoetletrianglerosepétantdeMillieenchaînaientvolsplanésetplongésenpiqué,égayantlecielpâledecetaprès-midid’hiver.
C’estalorsquej’aivulecerf-volantdeMillieamorcerunebrusquedescente–salignetropcourteleretenaittropprèsdusol.
Jemesuismisàbrailler:—Donne-luidumou,Millie!Laisse-les’envoler!Prise de panique, elle a poussé un petit cri de souris. Mais elle a immédiatement suivi mes
instructionsetsoncerf-volants’estredressé,profitantd’uncourantd’airporteurpourremonterenflèche.—Jelesensreprendredel’altitude!s’est-elleécriée,toutexcitée.Henryn’était pas le seul à êtredoué.De son côté, les cheveuxàmoitiédans lesyeux, les joues
rougesmalgré la tiédeur du soleil de février, il courait, allait, venait, son cerf-volant flottant au ventderrièrelui.
Lesyeuxdanslesnuées,j’aidemandéàMillie:—Si tupouvaisallern’importeoù, rienqu’enrestantaccrochéeauboutdecette ficelledecerf-
volant, tu irais où ? (Je repensais à tous ces endroits que j’avais visités.) Àmoins que… l’idée devoyagertefassepeur?
— Non, ce n’est pas ça. C’est juste que ce n’est pas très réaliste. Il y a plein d’endroits oùj’aimeraisaller,mêmes’ilm’estimpossibledelesvoir.Jepourraistoujourscollermespaumescontre
lesmurs,m’en imprégner. L’histoire s’inscrit dans la pierre, vous savez. Les édifices en sont commegorgés.Lesrochersaussi.Toutcequiestsurcetteterredepuisunpetitboutdetemps.
Amélies’esttue,commesielles’attendaitàcequejeprotesteouquejemefouted’elle.Maismonmeilleuramivoitbiendesmorts,alorsjenedoutepasqu’ilyauntasdetrucsquinouséchappent.Etçameposeaucunproblème.Enmêmetemps,c’estplusfaciled’accepterqued’essayerdecomprendre.
—C’estvrai !a-t-elle insisté,bienque jen’aieabsolument riendit.MamèrenousaemmenésàFortAlamoàSanAntonio,Henryetmoi,quandj’avaistreizeans.Ilparaîtqu’ilyapleindepancartes«Nepastoucher»toutautourd’Alamoetilyauncordondesécuritépourvousempêcherd’approcher.On doit se contenter de voir.Ce qui est plutôt injuste, si vous voulezmon avis. Je regarde avecmesmains,moi!Alorsmamèreademandéunedérogation.Mamèresaisissaittoujourstouteslesoccasionsdemefairefaireunmaximumd’expériences,quitteàsolliciterdesautorisationsspéciales–ouàtrouverquelqu’unquinouslaisseraitenfreindrelerèglements’illefallait.J’aidoncpuapprocherauplusprèsdeFortAlamoetposermesmainsetmonvisagecontrelesmurs,justepourécouter.
—Etqu’est-cequet’asentendu?—Jen’airienentendudutout,maisj’aisentiquelquechose.C’estdifficileàdécrire.Commeune
sortedevibration.Unpeucequevoussentezremonterdansvosjambesquandvousattendezlepassaged’untrain.Cetteespècede…detrépidation…Vousvoyezcequejeveuxdire?
—Trèsbien.—Àchacundenosvoyages,mamèreveillaitàcequ’onséjournedansdeshôtelsplusoumoins
chargésd’histoire.ÀSanAntonio,ilyaunhôtelquis’appelleleFairmount.Saconstructionremontreà1906.Quandonestentrésàl’intérieur,j’aieul’impressiondemontersurleTitanic.J’aiparcourutoutl’hôtelencaressant lesmurs.Vousvous rappelezquandvousm’avezditque lemondeétaitplusbeauautrefois?
—Ouaip.Jem’étaistrouvébêtesurlemoment,maismaintenant,j’étaisbiencontentd’avoirsorticettebêtise-
là.—C’esttellementvrai.Ilsontgardélesmeublesd’époque,auFairmount,ettoutlebâtimentsemble
tellement…mûr.(Elleari,s’amusantdesonproprechoixdevocabulaire.)«Mûr»estbienlemotquiconvient,oui.Jen’envoispasd’autrepourexprimerça.Commes’ilétaitgorgéd’histoire,detempsetd’énergie.Ilyatantdechosessouslasurface.Etpersonnenepeutlevoir.Passeulementmoi,personne.Etcommepersonnenepeutlevoirnonplus,çamedonnel’impressiond’êtreprivilégiée.Parcequemoi,aumoins,jepeuxlesentir.
— Je connais cet hôtel. On l’a déménagé en 1985. Ils ont carrément pris le bâtiment pour ledéplacerunpeuplusbasdanslarue.Magrand-mèreétaitunedecesvieillesdamesrichestrèsbranchées«préservationdupatrimoine»,commeelledisait.Commebeaucoupdefamillesfriquées,d’ailleurs.Ellefaisaitpartieducomitédeconservationdusite.C’étaitbienavantmanaissance,maisilsontorganiséungrandgalaauFairmountpourcélébrersoncentièmeanniversaireetonyatousassisté.C’estcool,commeendroit.
—Jel’adore.(Millieapousséunsoupirextatique.)Àpartça,vousêtesalléoù?—Oh,j’aiparcourulemondeentier.J’enaivuplus,envingt-sixans,quelaplupartdesgensdans
touteleurvie.Beaucoup,beaucoupplus.—Avecvosparents?—Non.Elleattendaitque jedéveloppe.J’aipris le tempsdebienpeserceque j’étaisprêtàpartagerou
pas.Cen’étaitpas trèsgaicommehistoire.Jemesuispourtantrenducompteque,bizarrement, j’avaisenviedetoutluiraconter.
—J’avaisjamaispenséàvoyager.C’étaitpasdutoutmonrêve.J’enavaispasvraiment,derêve,d’ailleurs.Àdix-huitans,j’étaisungossederichescomplètementpauméquin’avaitpaslamoindreidéedecequ’ilétait,nidecequ’ilvoulaitfairedurestedesavie.
Millie restait silencieuse. Jeneconnaissaispersonnequi sacheécouter commeelle.Surtoutpourquelqu’un qui ne pouvait pas le montrer en te regardant droit dans les yeux, par exemple. Elle merappelaitunpeuMoïseaveccettefaçonqu’elleavaitdetoutenregistrersansenperdreunemiette.SaufqueMoïse ne buvait pas lamoindre demes paroles.Millie, si. Et je ne savais pas trop comment leprendre. Jen’avaispasenviequ’elle se raccrocheauxmauvaises,qu’elle se fassedes illusionsen sebasantsurdestrucsquejen’avaisjamaisvouludireetqu’elleviennemelereprocheraprès.Qu’ellemerendecoupabledumoindremotquisortaitdemabouche.Jedisais toujours lavérité.Avecunebonnecouchedeconneriespouremballerletout,histoired’épaterlagalerie.C’étaientmesoriginestexanes.Çafaisaitpartiedemoncharme.MaisjenepouvaispaslefaireavecMillie.Ilfallaitquejedisecequejepensais.Toujours.Jenesaispascommentjelesavais,maisjelesavais.Jemesentaisresponsabledecequejedisais.Jelesentaisjusquedansmestripes.
—Quand j’avaisseizeans,masœurMollyadisparu.Elleétaitunpeudugenrefêtarde.Commemoi.Onpouvaitpasnoustenir,elleetmoi.Maisonétaitproches.Etonveillaittoujoursl’unsurl’autre.Elleavaitdeuxansdeplusquemoi,maisc’étaitmoil’hommedelafamille.Elleadisparucommeça,lejourde la fêtenationale, sansqu’onsachecequi lui était arrivé.Deuxans sansnouvelles.Et jem’envoulais. Je l’ai cherchéepartout, sans résultat.Alors j’ainoyémaculpabilitédans l’alcool.Monpèreavaittoujoursunbarbiengarniàlamaisonetjemegênaispaspourmeservir.Souvent.Maisjen’avaispasencoredix-huitansquedéjàl’alcoolnesuffisaitplusàcalmercetrucquimerongeaitdel’intérieur,nicetteanxiétéquimecouraitdanslesveines.J’avaisperdumasœuretjeluienvoulaisqu’onn’arrivepasàlatrouver.Etbizarrement,jel’enviaisaussid’avoirréussiàdisparaîtredelacirculation…
Jemesuisdemandéjusqu’oùjedevaisalleret j’ai finiparen laisserunbonpaquetdecôté.Pasparcequej’avaishonte,justeparcequec’étaitunpandemaviebeaucouptroplourd,surtoutquandonadescerfs-volantsàfairevoler.
—Etpuisj’airencontréMoïse.Moïsen’avaitrien,maisMoïsesavaittout.Ilpeignaitsadouleurpour s’en débarrasser.C’était comme ça qu’il gérait.Et ilm’a laissé lui tourner autour. Ilm’a laisséentrer.Ilm’aaidéàouvrirlesyeux.Onn’avaitnullepartoùaller,niluinimoi.Maisj’avaisdublé.Mesparentsontétésoulagésdemevoirpartir.Ilsétaientfatigués,accablésdechagrin.Alors,ilsm’ontfilé
unecartedecréditsansmêmemedemanderoùj’allais,nicequej’allaisfaire.Ilss’ensontjustelavélesmains.
—EtvousêtesallésenEurope?Ellesemblaitimpressionnée.—Onestalléspartout.Onétaitàpeinemajeurs.Desgosses,enréalité.MaisMoïsesavaitpeindre,
moijesavaisbaratinerpourmesortird’àpeuprèsn’importequelmerdier.Luis’estfrayéuncheminàtraverslemondeàcoupsdepinceauxetmoi,j’aifaitcequ’ilfallaitpourquelesgensachètentcequ’ilpeignaitaulieudenouscollerentaulepourvandalisme.Ilvoulaitvoirtouteslesœuvresd’artlespluscélèbres.LeLouvre,lachapelleSixtine,lesmonuments,l’architecture,lamurailledeChine.C’étaitsonrêve. Alors c’est ce qu’on a fait. Et quand je réussissais pas à nous tirer d’affaire avecma tchatchelégendaire,onsedémerdaitavecnospoings.C’étaitmonobjectif,tuvois.Jevoulaismebattreavecunhabitantdechaquepaysqu’on traversait.Unjour, jemesuis faitbotter leculparungrandSuédois. IltravaillemaintenantpourmoiàlasalleetjemefaisundevoirdeluibotterlecultouslesjoursqueDieufait.
LeriredeMilliearésonnécommeundouxchantàmesoreilles.J’aipasséenrevuetoutcequejevenais de dire pour être bien sûr d’avoir été d’une parfaite honnêteté.Une fois certain quemon récitcollaitfidèlementàlaréalité,jemesuisdétenduetmarréavecelle.
—Axel?ElleavaitmanifestementcherchéàidentifierlegrandSuédoisincriminé.J’aiconfirmé:—Axel.J’airencontréAndyenIrlandeetPauloauBrésil.Quandj’aiouvertlasalle,j’airemonté
leurpisteetjeleuraidemandédevenirbosseravecmoi.—Donc, si j’ai bien compris, vous collectiez les gens pendant queMoïse collectait lesœuvres
d’art?—Untruccommeça.—Vousavezvoyagécombiendetemps?—Onavoyagéjusqu’àcequ’onaitréussiàsetrouver.—Qu’est-cequeçaveutdire?—Moïse m’a sorti un jour qu’on ne peut pas échapper à soi-même. On peut toujours fuir, se
planqueroumêmemourir,maisoùqu’onaille,ons’emmèneavecsoi. J’ai longtempsétéunesortedecoquillevide.Çam’aprisuncertaintempsavantd’arriveràtrouvercommentlaremplir,cettecoquille.
—Jecomprends.C’esttrèsvide,l’obscurité.Etjesuistoujoursseuledanslenoir.Sansréfléchir, j’ai tendulamainvers lasienne,uneréactionsi instinctivequ’avantdemerendre
comptedecequejefaisais,j’avaisdéjàsamaindanslamienne.J’avaistoutoubliéd’Elmo,desqueuesde cerfs-volants et des lignes trop ou pas assez tendues. Elle aussi devait avoir oublié. Pendant unmoment, on s’est retrouvés tous les deux plongés dans le passé et les souvenirs douloureux.Ellem’aserrélamain,sansrienajouter,attendantmanifestementquejefinissemonhistoire.
—Onabourlinguépendantplusdecinqans.Allantjusted’unendroitàl’autre.Onafiniparatterririci, ça fait quelques années.Et on a eu l’impression qu’il était temps de poser nos valises.C’était làqu’onavaitcommencénotrevoyage,etc’étaitlàqu’ildevaitseterminer.
—Etvousvousêtestrouvé?—Jecherche toujours.Maisya justepasgrand-choseà creuser. J’suispas trèsprofondcomme
garçon.Elles’estmarréeetj’enaiprofitépourretirermamain.J’avaispeurdeluidonnerdefauxespoirs.
Ellem’a laisséfairesansbroncher.Pourtant,quelquechoseestpassésurson jolivisageet jemesuisdemandésij’étaiscomplètementhonnêteavecelle,enfindecompte.
C’est alors qu’Henry a déboulé, traversant la pelouse en braillant pour tenter dem’alerter.Troptard.Milliedevaitavoirsentisaficellesedétendreparcequ’elleapousséunpetitcriettentédesauverlasituation,s’écartantbrusquementdemoi,enroulantetdéroulantseslignessursaplaquetteenespérantavoirassezdechancepourcorrigerletir.
—MAYDAY!MAYDAY!hurlaitHenry.Quelquessecondesplustard,lescerfs-volantssecrashaientdansl’herbe.Moninattentionm’avaitrattrapéetlepetitmonstrerougeau-dessusdenostêtess’étaitemmêléles
filsdans laqueueducerf-volantdeMillie,plongeantenpiquéet l’entraînantdanssachute.Jem’étaisapprochétropprès.J’avaisjouéaveclefeu.Etonl’avaitpayé.Touslesdeux.
(Findelacassette)
MOÏSE
—OnétaitenIrlande,àDublin.Millien’avaitpasfaitungestepourchangerlacassetteetj’avaisprislerelais.—Tagpeutflairerunebastonàunkilomètre.C’estsonsuper-pouvoir.Etceluidesetapertouteslesnanasqu’ilveut,aussi.J’aipréférégarderçapourmoi.Millien’aurait
pas apprécié. Quoique. J’avais l’impression qu’elle savait exactement à qui elle avait affaire. ElleconnaissaittrèsbienTag,avecsesbonsetsesmauvaiscôtés.Peut-êtreparcequ’elleneselaissaitpasparasiterparlafaçondontlesautresfemmesleregardaient,ellesemblaitpouvoirvraiment«voir»Tagtelqu’ilétait.Etjetrouvaisçamarrantqu’elleinsistetellementpourl’appelerparsonprénometnonparlesurnomdontilseservaitpourcharmersonmondeetquiluiavaittoujoursouverttouteslesportes.
—Mais cette fois, c’était un vrai combat : unmatch entre deux boxeurs dont Tag avait entenduparleretqu’ilvoulaitvoirsurlering.AndyGormanetTommyBoyle.Tags’étaitdéjàprislatêteavecAndy,enfait.Pendantquejefaisaisunportraitpourlamèred’Andy,croyez-leounon.Lepèred’Andyétaitdécédél’annéed’avantetsamèreétaitprêteàtoutpourétabliruncontactaveclui.Andypensaitquej’étaisun«charlatan»–c’estlemotqu’ilaemployé–etilnousajetésdehors.Tagaouvertsagrandegueulepourmedéfendre,commed’habitude,etAndy luiapété lenez.Alors,quandTagm’aditqu’ilvoulaitassisteràcematch,jen’aipasététrèsemballé.
«Andyaremportélecombat.Ethautlamain.IlabattuBoyleparK.O.aupremierround.Çan’apaspluàtoutlemonde.Andyétaitcenségagner,maisilétaitaussicenséfairedurerleplaisir,jouerlamontre. Il devait de l’argent à des mecs. Et quand ils ont vu qu’il ne faisait pas ce qu’on lui avaitdemandé, ils l’ontcoincédansuneruellesombre,derrière lasalle,pour le tabasser.Devinezquis’estjetédanslamêlée?
Millieasouri–unpeutremblotantsurlesbords,cesourire,enmêmetemps…—Ilavaitjustel’artdechercherlesembrouilles.Çabastonnaitquelquepart?Tagfonçaitdansle
tas.Ils’estprécipitéà larescousse,commesiAndyétaitsonmeilleurpoteetpaslegarsqui luiavaitcassélenezquinzejoursplustôt.Onaétéobligésdequitterl’Irlande.C’estdireladébilitédutruc.Età
quelpointlesmecsqueTagavaitcognésétaientdangereux.MaisTagnepensepasàcegenredechoses.Çaluipasseau-dessus.Ilavaitjustevuunmecsefairedémoliràcinqcontreunetilyétaitallédirect,distribuantlescoupsdepoingàlavolée.Ilscombattaientdosàdos,AndyGormanetlui.Etj’avaisétéobligédem’ycolleraussi.J’avaistroppeurqueTagfinisseparsefairetuer.
«Toutçapourdirequ’AndyGormanettouslesautresgarsdelasalleontunedetteenversTag.Ilssonttousd’uneloyautéexemplaireenverslui.MaisseulementparcequeTags’estd’abordmontréloyalenvers eux,parcequ’il s’estmouillépour eux.Pasparcequ’ils le luiontdemandé,maisparcequ’ilsétaientdanslamerdeetqu’ilestallélesaider.C’estunpeudevenusaraisondevivre.Jel’aivuchanger.Jel’aivudéciderdevivre,desebattre,deprendrelavieàbras-le-corps.Jel’aivusetrouver.
—Etmaintenantilestdenouveauperdu,achuchotéMillie.—Moi,jedisqu’ils’estpasséuntruc.—Ilesten traindefairesesadieux,Moïse.Ondiraitqu’ilécritsesmémoiresouquelquechose
commeça.Elleavaitraison.Çaressemblaitauderniermessaged’unmecquivasesuicider.
1.Basketteurcélèbre.
J
8.
’aitrouvéunmecpourassurerleserviceàtempspartieletj’aicommencéàformerVinceàlagestiondubar.Jegardais toujoursunœilsur laporte,aucasoùMorgserepointerait.Maispeut-êtrequ’il
avaittrouvéunemeilleureplace.Franchement,jenelecomprenaispas,cemec.Maisbon,c’étaitluiquivoyait.J’aienvoyésonchèqueàl’adressequej’avaissurmonPCetj’aicontinuéàjongler:jepréparaismon combat quatre à cinq heures par jour à la salle et j’étais presque tous les soirs au bar. Et jeraccompagnaistoujoursMilliechezelle.
Ellenevoulaitjamaisrentrerenvoiture.Moinonplus,d’ailleurs.Lesnuitsétaientfroides,maispastrop.Etpuisj’avaishâtequ’ellem’attrapelebraspourmarcheràcôtédemoi,discuteravecmoi.Jelafaisaismarreretellemefaisaitmarrer.Ellem’impressionnaitaussi,et jen’avaismêmepasbesoindefairedeseffortspourl’impressionner.
Jel’aimaisbien.Vraiment,vraimentbien.Çafaisaitundrôled’effetd’aimerunenanaàcepoint-làetdemêmepasessayerdelamettredans
monlit.Jesais,c’estcash.Maisc’estpaspourrienquelesmecssontfoutuscommeça.Etquelesnanassontcâbléescommeça.C’est justeunehistoiredebiologie,pureetsimple.Mais jen’essayaispasdecoucheravecMillie.Jen’avaisaucunevuesurelle.Jel’aimaisbien,pointbarre.Lereste,jerefusaisd’ypenser.Pourlapremièrefoisdemavie,j’ignoraisdélibérémentlabiologie.
J’étaisà l’aiseavecelle.Et jemeprenaissansarrêtà luiraconterdes trucsquejenepartageaisjamais avec personne. Enfin, pas facilement du moins. Un soir, je n’ai pas enfilé ma veste pour laraccompagner. Je suis sorti engiletdebarman, lesmanchesdemachemiseblanche roulées jusqu’auxcoudes:matenuehabituellequandjebossaisaubar.C’étaitlapremièrefoisquej’avaislesavant-bras
découverts pour notre petite promenade nocturne et, quandMilliem’a pris le bras, elle a touchémacicatrice.
—C’estquoiça,David?Elleasuividuboutdesdoigtslaligneirrégulièrequiremontaitdemonpoignetàmoncoudedroit.Jeluiairépondusanshésiter:—À une période j’avais pas plus envie de vivre que ça.C’était y a très longtemps. Jem’aime
beaucouptropmaintenant.Yaplusderisque,t’inquiètepas.J’avaisl’intentiondelafairerire,maisçan’apasmarché.—Vousvousêtestaillélesveines?Savoixétaittriste.Pasaccusatrice.Justetriste.—Ouais.—Cen’étaitpastropdur?Plutôtétonnant,commequestion.Engénéral,lesgensdemandaientpourquoi.Passic’étaitdurdese
mutiler.—Vivreétaitencoreplusdur.Elle n’a pas cherché à combler le silence, et je me suis senti obligé d’expliquer. Pas pour
l’impressionner,justepourluiexpliquer.— La première fois que j’ai essayé de me tuer, j’me suis collé un flingue sur la tempe et j’ai
commencéàcompter.Dedix-septàzéro.Dix-sept:unchiffrepourchaqueannéedemavie.Mamèreestentréedanslapiècequandj’enétaisàcinq.Touslesflinguesdelabaraqueontétémissousclefet lacombinaison du coffre changée. Alors j’me suis rabattu sur mon canif. Il était bien aiguisé, brillant.Propre.Etj’angoissaispas.Pourlapremièrefoisdepuisbienlongtemps,j’angoissaispasdutout.
Pendantqu’onmarchait,sesdoigtsallaientetvenaientsurlaligneirrégulière,commesiellevoulaitl’effacer.Jeluiairacontélereste:
—Maisledestins’enestencoremêlé.Ilsm’onttrouvéavantqu’ilsoittroptard.Fallaittoujoursqu’ilsmetrouvent,qu’ilsmesauvent.Alorsquemoi,j’avaispastrouvémasœur.J’avaismêmepasétéfoutu de la sauver.Ce sentiment d’impuissance que j’éprouvais ! J’me sentais nul.Nul et désemparé.Désespéré. Après une semaine d’hosto, j’ai été transféré dans un service psychiatrique. Ma mère apleuré.Monpère est resté stoïque. Ils avaientdéjàperduunenfant et voilàque l’autre essayait de sesupprimer.Ilsm’ontditquej’étaiségoïste.Etjel’étais.Maisjesavaispascommentfaireautrement.Ilsavaientbeautoutmedonner,c’étaitjamaisassez.Etc’était…terrifiant.C’estterrifiant,levide.
—C’estlà-basquevousavezrencontréMoïse.Elles’étaitsouvenuedenotreconversationauparc.—Ouaip. Faudra que j’te le présente un jour. Sa femme et lui, c’est les deux personnes que je
préfèreaumonde.—Çameplairait.— Ils ont des chevaux. En fait, Georgie bosse avec des gosses un peu comme Henry.
L’«équithérapie»,elleappelleça.Henrydevraitadorer.
L’idéecommençaitdéjààm’emballer.AvecHenry,toutétaittellementplusfacile.Grâceàlui,jepouvaispasserdutempsavecMillie,endehorsdenospetitstrajetsréglementaires,sansqueçaprêteàconfusion.Entrebiologieetamitié,ilfaisaitleparfaittampon.
Avantquejesachecequim’arrivait,j’avaisdéjàarrêtéunedate.J’allaisemmenerMilliechezmonmeilleurami.
EtHenryaussi.FallaitsurtoutpasoublierHenry.
Moïse et Georgie avaient rasé la vieillemaison de la grand-mère deMo et construit une superbaraqued’unétageavecuneimmensegaleriecouvertequifaisait tout le touretuneentréeprivéepourqueMoïsepuissepeindreetgérersonbusinesssansjamaisquesafamilleetsesclientsrisquentdeserencontrer.Rienàvoiraveclapauvrebicoqueaupassésitragiquequej’avaisdécouvertedix-huitmoisplustôt,quandonavaitdébarquédanscebledavecMoïse,enpoursuivantdesfantômespourtrouverdesréponses. Des tonnes de fantômes. Il nem’avait pas fallu longtemps pour comprendre que je n’avaisaucuneenviederesteràLevan.PaslongtempsnonplusàMoïsepourcomprendrequ’iln’avaitpasenvied’enpartir.Àsaplace,jeneseraispasresté.J’auraisemmenéGeorgiepourprendreunnouveaudépartavec elle.N’importeoùmais ailleurs.Parfois, lepassépeut avoirunpouvoirmagnétiqueetMoïse etGeorgieavaientunehistoirelà-bas,leurhistoire.
EtpuisMoïsen’étaitpasleseulàavoirunbusinessàfairetourner.Georgiedressaitetentraînaitdeschevaux.Elleétaitégalementéquithérapeute:elletravaillaitaveclesenfants,etdesadultesaussi,seservant des animaux pour établir un contact privilégié avec eux et les aider tant physiquement quepsychologiquement.Les terres sur lesquelles elle était née jouxtaient la propriétéde lagrand-mèredeMoïse,propriétédontilavaithérité.C’étaitlogiquedefairelasoudure,j’imagine.Moïsedisaittoujoursqu’onn’échappaitpasàsoi-même.Jevoulais justeprotégermonami,sansdoute.Jevoulaisqu’ilsoitheureux.Accepté. Et en sécurité.Or, çam’inquiétait que les gens de ce petit bled de l’Utah profondl’aientdéjàcondamnécommeunbonàrien.Maisquij’étaispourfairelaleçon?Monpoteétaitheureux.C’étaittoutcequicomptait,non?Alorsjegardaismescraintespourmoi.
Jen’auraispaspuchoisirunmeilleur jour.L’Utah flirtaitoutrageusementavec leprintempset latempératureextérieuredépassaitlesquinzedegrés.Unechaleurpareilleaumoisdefévrier?Dujamais-vu.J’avaisprévenumesamisdenotrevisiteetGeorgienousattendaitdepiedferme.Àpeinearrivés,ons’estretrouvésdansleronddelonge,avecMillieetHenry,entraindecaresserSackett,lepalominodeGeorgie,etunchevalbaptiséLuckyquiétaitaussinoirquesamaîtresseétaitblondeetquinelaquittaitpasdesyeux.Ellem’avaitdit,unjour,qu’ellel’avaitdomptéenmêmetempsqueMoïse,bienqu’aucundesdeuxn’aitjamaissuqu’elles’ingéniaitàlesmater.
Moïsen’étaitpasencoretrèsàl’aiseaveclesbêtes.Ilavaitfaitdesacrésprogrès,maisquandonatoujours été du genre nerveux, c’est pas évident de se contrôler et ça, les animaux le sentent. Enparticulier les chevaux, qui avaient tendance à lui renvoyer sonmalaise.On leur avait donc laissé lechamplibre:Moetmoi,onétaitrestésderrièrelabarrièreàregarderlamagiedeGeorgieopérer.JetenaisdansmesbraslapetiteKathleen–quejem’obstinaisàappelerTaglee,rienquepournarguersonpère – et je lui faisais des grimaces pour tenter de lui arracher un sourire.Quand elle a commencé àbâiller à s’en décrocher la mâchoire,Moïse l’a récupérée. Il ne l’avait pas calée contre son épaulequ’elledormaitdéjà.Onaécoutésessoupirssatisfaitsdansunsilencecomplice,jusqu’àcequeMoïsesemetteàmereluquerpar-dessuslepetitcrâneduveteuxdesafille,toutenluicaressantledos.Ilplissaitlesyeux.
—Vas-y,Mo,crache.Jesavaiscequim’attendait.En accueillantMillie avec une poignée demain et un bonjour chaleureux,Georgiem’avait souri
d’unairentendu,commesiellemouraitd’enviedemecharrier surmanouvelle«amie».Elle s’étaitabstenue.Moïsenevoulaitpasmecharrier,lui.Ilvoulaitdesréponses.
—C’estquoil’histoire,là,mec?Moïsenemâchaitpassesmots.Cen’étaitpassonstyle.Situvoulaisleconnaître,t’avaisintérêtà
êtreattentifparcequ’ilnelâchaitpasgrand-chose.Etilfallaits’imposeretrefuserdebougerquandilterepoussait.C’étaitcequej’avaisfait.J’étaisdouépourça.Bousculer,combattre,coller,coincer,fatiguerl’adversaire. C’était ce que Georgie avait fait aussi. Et elle avait payé, en plus. Cher. Pour gagnerl’amouret ladévotiondeMoïse, il fallaitpayer leprix fort.Maiselle l’avaitpayé.Et,depuis,Moïsel’adorait.
J’aifroncélessourcilsensoutenantleregardnoirquemebalançaitmonmeilleurami.—Commentça?—Milieneressemblepasauxfillesquetu…fréquentes.Il avait fini sa phrase avec unmot beaucoupplus policé que celui auquel on avait tous les deux
pensé,etqu’onavaitmentalementinsérédansleblancqu’ilavaitlaissé.—C’estparcequejela…fréquentepas.—Ahbon?—Nan.Elletravaillepourmoi.C’estuneemployéeetuneamie.Elleestmarrante.Intéressante.Et
coriace.Çameplaît.Etpuisj’aimebienHenry.Ellel’aamenéplusieursfoisàlasalle.Jel’aiunpeuentraîné.Sonpères’estbarréquandilétaitpetitetilkiffelaboxeàmort.
—Turecommencesàjouerlessaint-bernard,Tag?—Jejouepaslessaint-bernard.—Monœil.Tucollectionneslespauvresmecsetlescausesperdues,commelesvieillesBlanches
recueillent les chats de gouttière. Tu m’as sauvé. T’as sauvé Axel et Cory. Et même ce connard deMorgan,quicroittefaireunefleurengéranttonbar.TuappellesçataTagTeam.Tudevraisl’appelerta
«bandedebrascassés».Tuveuxsauverlemonde.T’asunecapeinvisible.Tulaportesdepuistoujours.Tul’asportéetoutetavie.
—Jet’aijamais«sauvé».Pourlereste, jepouvaisdifficilementprotester,mêmesi jen’avaisjamaisvuleschosessouscet
angle.—Si,Tag.Tum’assauvé.—Ons’estsauvéstouslesdeuxalors.—Nan. Je t’aurais laissé tomber,mec.C’est la différence entre toi etmoi. Enfin, leMoïse que
j’étais avant, en tout cas. Je t’aurais laissécoulerpourpouvoirgarder la têtehorsde l’eau.Survivre,c’étaittoutcequicomptaitpourmoi.Maispaspourtoi.T’auraispréférécreverquedemelaissercouler.Çaapeut-êtremarchépournousdeuxendéfinitive.Maisc’esttoiquinousassauvés,Tag.Pasmoi.
—Etqu’est-cequetufaisdetouscesgensquet’aidesavectapeinture?—Jesuisjusteunintermédiaire.Maistoi?Toi,t’esunsauveur.C’estpourçaquetutebatstant.Tu
nesaisrienfaired’autre.Maiscettefilleveutpasêtresauvée,Tag.Elleveutêtreaimée.Çan’arienàvoir.Georgieteressembleplus.C’estpourçaqueçafonctionneentreelleetmoi.MaisMillie?Jecroisqu’elleestplutôtcommemoi.Ellepréfèreobserver.Laisservenir.
—«Observer»?J’aipaspuretenirunsourireironique.—Oui,observer.T’aspasbesoindevoirpourobserver.Jetegarantisquecettefillesaitdéjàtrès
bienàquelgenred’hommeelleaaffaire.Etcequ’elle«voit»luiplaît.Maiselleneveutpasqu’onlasauve.Jenevoulaispasqu’onmesauvenonplus.SurtoutpasGeorgie.Cequejevoulais,c’étaitqu’ellesesoumette.
Moïse a laissé son regard s’attarder sur sa femme, qui faisait tourner Henry et Millie sur deschevauxàlalonge.Deschevauxqu’elleavaitdomptésetdressésàlaforcedupoignet.Sonpoignet.Elleavaitledosbiendroit,lavoixposée.Georgieétaitunegrandeblondeélancée,biencharpentée,musclée.Sescheveux,méchésparlesoleil,sebalançaientenunegrossenattequiluiarrivaitpresqueàlataille.«Soumission»étaitunmotquinefaisaitpaspartiedesonvocabulaire.Pourtant,quandellealevélesyeuxetquej’aivusonregardglissersurmoipourseposersurMoïsequitenaitleurpetitefilleendormie,j’aicompriscequeMoïsevoulaitdire.Parfois,sesoumettresignifieoubliersafierté,laisserquelqu’und’autreprendrelesrênes,faireassezconfiancepourdonnersonamour,remettresavieentresesmains,mêmesicequelqu’unneleméritepas.Etc’étaitcequ’elleavaitfait.
—TuveuxMillie?Àunmomentouàunautre,vafalloirquetuenlèvestacapeetquetucoucheslespouces,monvieux.(Quandilaenchaîné,savoixs’étaitfaitedouceetsonregardencoreplusdoux.)Rends-toi.
—Quiaditquejelavoulais?—Àd’autres.Tuparlesàunobservateur,monpote.Jeteconnaismieuxquetuneteconnaistoi-
même.Alors,essaiepasdemelafaire,Tag.Pasàmoi.
—Doncj’aiunmeilleuramiquivoittoutetune…amie(jepouvaispasdire«petiteamie»)quivoitrien.
—Ellevoittrèsbien.C’esttoil’aveugle.T’esaveugleparcequetubalises.Ettubalisesparcequetusaisqu’ilestdéjàtroptard.Ett’asbienraison,mec.Pourl’aimer,celle-là,vafalloirtelevertôt.EtyaHenrycomprisdans le lot.C’est ledeal, avecelle : lesdeuxou rien.Àprendreouà laisser.Maisbordel,Tag,t’asjamaisétédugenreàkifferlesgensfacilesàaimer!Moinsfacileàaimerquemoi,yapas.Et tum’aspratiquement sauté au cou.Rien à faire pourmedébarrasser de toi.Et c’est pas fauted’avoiressayé,pourtant.T’aimeslesdéfis.C’esttavie,putain!
—J’ensuispasencorelà,Moïse.Alors,mepoussepas.—Ditlemecquim’aconseillédefonceravecGeorgie.—Etj’avaisraison,ondirait,non?Jemesuismarré,contentdemoi.—T’avaisraison.Maismoiaussi.T’espasprêt?Pasdeproblème.Maislafaispassouffrir.—Etpourquoituvoudraisquejefasseça,Mo?Ilmetapaitsurlesnerfsparmoments!—Parcequetupeuxêtrevraimentgrave,parfois.Ilm’alancéuncoupd’œilgoguenardpar-dessuslatêteminusculedesafilleetjemesuisdemandé
commentetoùj’allaispouvoirluiencollerunesansqu’ilrisquedelalâcher.—Samèreestmorte.C’était un constat, pas une question.Moïse ne m’interrogeait pas. Il n’en avait pas besoin. Son
sourireavaitdisparuetilavaitdanslesyeuxceregardqu’ilatoujoursquandilvoitdestrucs.—Ouais.(J’aihochélatête.)Çafaitunmomentdéjà.Cancerdupoumon.Leurpères’esttiréunan
aprèsqueMillieaperdulavue.Ellepensequec’estparcequ’avoirunefilleaveugleetunfilsautiste,c’étaittroppourlui.Jesaispassic’estvrai.Maisilsontpluseuaucuncontactavecluidepuis,endehorsdufricqu’ilenvoie.Enfin,ilenvoiedufric,c’estdéjàça.
—Elles’inquiètepoursesenfants.Ellen’arrêtepasdememontrerlacanned’Amélieetunlivre,unlivrepourenfants.Unehistoiredegéants.
—Ilsvontbien.Ilsveillentl’unsurl’autre.—Mmm…En entendant Moïse marmonner, j’ai senti quelque chose de visqueux et de noir me tordre les
entrailles.—Elleestpaslàpourl’undesdeux,Mo,hein?Moïsedisaitquelesespritscommençaientàtournerautourdeleursprochesquandlamortrôdait,
commes’ilsattendaientpourl’accueilliroupourl’accompagnerjusqu’àsadernièredemeure.—Nan.J’enaipasl’impression.Il n’a rien dit de plus et j’ai laissé couler, habitué que j’étais à ses bizarreries, à ses étranges
facultésetàcetteréticencequ’ilavaitàs’expliquer.
(Findelacassette)
MOÏSE
—Vousavezvumamère,Moïse?m’avaitdemandéMillie,lejourenquestion.J’avaishochélatête.Etpuisj’avaisréaliséetj’avaisréponduàhautevoix:—Oui.—Àquoielleressemblait?Ilyavaitplusdenostalgiequededoutedanssavoix.—Àvous.Ellevousressemble.Descheveuxbruns,desyeuxbleus,despommettessaillantes.J’ai
suquic’étaitdèsqu’elleestapparue.Maisbon,vousétiezjusteenfacedemoi,Henryetvous.Alors,cen’étaitpastropdifficiledefairelerapprochement.
Millieavaitsecouélatêted’ungestebrusque,commesielleavaitbesoindeseremettrelesidéesenplace,deremettreenperspectivetoutcequ’elleavaittoujourstenupouracquis.Çanerataitjamais:ilfallaitimmanquablementuncertaintempsauxgenspourdigérerl’improbable.
—Lelivre,cettehistoiredegéants,çasortd’où?Jeluiavaisdonnéquelquechosedetangibleàquoiseraccrocherpendantquesaraisonetsoncœur
tentaientdeseréconcilier.—Jene…saispas…,avait-ellebafouillé,tandisquesesmainspapillonnaientpourvenirseposer
sursesjoues.J’avaisinsisté:—Desgéantsjouantàcache-cache?L’imagequej’avaisentêtereprésentaituneénormepairedepiedsquidépassaientd’unlit.— «Où vont les géants quand ils veulent se cacher ?Nulle part, je le crains, leurs pieds vont
dépasser»,avaitchuchotéMillie.—C’estça!— « Impossible de se terrer dans un placard, de se glisser sous le lit. Impossible de se cacher
derrièreunarbreoudanslapochedemamie.»Cettefois,c’étaitGeorgiequiavaitrécitélesvers.J’avaisregardémafemmed’unairahuri.
—Ças’appelleQuandlesgéantssecachent1.Je le lisais tout le tempsàÉli. Il l’adorait.OnlelisaitpresqueaussisouventqueCalicolechevalextraordinaire2.
J’avaisressenticemêmecoupdepoignarddansleventre,celuiquimecrucifiaitchaquefoisquejerepensaisàmonfils.Etpuis,toutdesuite,cettesensationdepaixquiprenaitlerelais,cettecertitudequel’amourduraitpar-delàlamort.
—J’avaiscomplètementoubliécelivre!Henryl’adorait,luiaussi.Mamèreetmoi,onleluilisaitconstamment à une époque. Je le connaissaismême par cœur.Du coup, quandma vue a commencé àbaisser,avantquejenelaperdetoutàfait,Henrytournaitlespagesetjeluiracontaisl’histoireenfaisantsemblantdelire.
—«Ilspouvaientsecacherderrièrelamontagne,maisilfallaitl’escalader.Ilspouvaientsecachersousl’océan,maisrisquaientdedériver»,avaitencorerécitéGeorgie.
—«Ilspouvaientétendrelesbrasetdécrocherlalune…»,avaitenchaînéMillie.—«Ilspouvaientsecacherderrièrelesnuées…»,avaitpoursuiviGeorgie.—«Arriverderrièretoisurlapointedespieds.Maislesgéantsnesontpastrèsdiscrets»,avait
concluMillieensouriant.Dansl’histoire, lesgéantssecachentà lavuedetous.Ilssontpartoutoùonposelesyeux.Maislesarbresetlesimmeublesleurserventdecamouflage.Dansuneimage,oncroitvoirun embarcadère, avant de se rendre compte que c’est un géant allongé sur le sable. Dans une autre,allongésurledosetlesbrasencroixpourformerlesailes,legéantaprislaformed’unavionavecseschaussures qui pointent vers le ciel et représentent la queue de l’appareil. C’est un livre du type«Chercheettrouve».Voussavez,commeOùestCharlie3?Saufqu’aulieudepetitspersonnagesentee-shirtrayérougeetblanc,cesontdesgéants.Ilssonténormes,maisl’artistelesadessinésdetellefaçonqu’ilssefondentdansledécor.
—«Ilestunendroitoùsecachentlesgéants,quejenevaispasterévéler.Situveuxtrouverlesgéants,c’estàtoideleschercher.»
Georgiesouriait,maissonsourireétaittriste.Jeluiavaisprislamain.—Quandjesuisdevenueaveugleetquej’aicommencéàmeservirdemacanne,Henryn’avaitque
quatreans.Ilcroyaitquejecherchaislesgéants.Ilcroyaitquemacanneétaitundétecteurdegéants.Illaprenaitetm’imitait,marchantavec,lesyeuxfermés,ettapantdanstoutcequ’iltrouvait.
—Et alors, pourquoi croyez-vousquevotremèrevoulaitmemontrer ce bouquin ? (Elle y avaitmêmemisuneinsistancemanifeste.)Ellen’arrêtaitpasdememettredespagesetdesimagessouslenez.Ellevoulaitmedirequelquechose,c’estclair.
—Monpèrenousaabandonnés,avaitréponduMillie,commesiellen’étaitpastrèssûredesavoircommentréagir,maisacceptaitdeseprêteraujeu,réfléchissantàhautevoix.Nousavonscessédelirecettehistoirequandmonpèreestparti.Iljouaitdansl’équipedeSanFrancisco:lesGiants.C’étaitdoncun«géant».(Elleavaithaussélesépaulescommepourseconvaincrequeledépartdesonpèren’étaitpassigrave.)Noussavionsoùtouslesgéantssecachaientdanslelivre.Nouslesavionsdénichésdescentainesdefoisdéjà.Maisnousnesavionspasoùétaitcegéant-là.Ilavaitdisparupourdebon.Jeme
souviensavoirentendumamèrelirecelivreàHenry,justeaprèsledépartdemonpère.Etsemettreàpleurer.
J’aurais aimé pouvoir tout rembobiner. Je ne voulais plus qu’on parle de ça.MaisMillie avaitcontinué:
—EtpuisHenryacommencéàfairedescauchemars.Lesgéantscachésn’étaientplusamusantsetsansdanger.Ilsétaientdevenusterrifiants.Henryétaitpersuadéquenoslitsétaientenréalitédesgéantsdéguisésetqu’ilsallaientnousenleverdansnotresommeil.Ilcroyaitquelaporteduréfrigérateurétaitlabouched’ungéant,quelecamiondeséboueursétaitungéantaffaméettapageurprêtàdévorertoutcequipassait à sa portée.Ça prenait des proportions délirantes etmamère a fini par interdire purement etsimplementlelivre.Lesgéantssontalorspeuàpeuredevenusdesappareilsménagersetsonlitjusteunlit.Maisilatoujourshorreurdescamions-poubelles.
Elleavait souriet jem’étaismarré.Pourtant iln’yavaitpasdequoi rire.Riende toutçan’étaitvraimentdrôle.
—C’estbizarre,avaitajoutéMillie.Ilyaenvironunmois,Henrym’ademandésijeconnaissaisl’histoiredeDavidetGoliath.Et,bienquejeluiaieréponduoui,ilaparujugerimportantdem’informerqueDavidavaittuéGoliath.Ilparaissaittoutexcitéquenousayonsdésormaisunpourfendeurdegéantsavecnous.
Pourfendeurdegéantsoupas,jem’étaisalorsdemandésilamèredeMillien’avaitpascherchéàlamettreengardecontreTag.Quisait,ellesavaitpeut-êtrequ’ilallaitsetirerluiaussi,commesonmari.Ellesavaitpeut-êtrequesesenfantsméritaientmieux.
1.WhenGiantsHide,deMijKelly.
2.CalicotheWonderHorse,ortheSagaofStewyStinker,deVirginiaLeeBurton.
3.WhereisWaldo?deMartinHandford.
O
9.
nn’étaitpaspartisdepuiscinqminutesqu’Henrys’endormaitdéjàsurl’épauledeMillie,prenantplusdelamoitiédelabanquetteàluitoutseuletréussissantàcoincersasœurcontremoipourles
quelquetroisquartsd’heuredetrajetjusqu’àSaltLakeCity.J’étaistropcontent.Littéralement.J’aimaissentir lapressionde sa cuisse contre lamienne,monbrasglisser entre sesgenouxchaque foisque jetouchais le levier de vitesse, le parfum de ses cheveux chaque fois que je baissais les yeux vers sonvisage.Siseulementiln’yavaitpaseucetteconversationavecMoïsequimeprenaitlatête!Rienqued’yrepenser,jevoyaisrouge.Parcequ’enplusils’étaitpermisdemecritiqueretdemettreendoutemonamitié pourMillie ! Du coup, ilm’avait forcé à analyser la nature dema relation avec elle. J’avaisaucuneenviedel’analyser,moi!Jevoulaisjustelavivre,etàfond!
On avait passé tout l’après-midi à discuter. Sans compter le temps qu’on avait passé avec leschevaux.Henryavaittoutdesuiteaccroché.Iln’avaitmêmepaseupeur.Etj’avaiscommel’impressionque,souspeu,onallaitavoirdroitàtoutuntasdestatistiquesetdedonnéesremarquablessurlesjockeyset les coursesde chevaux.Georgie avait dit àHenryqu’il avait exactement la taillede laplupart desjockeysprofessionnels.Surquoiils’étaitmisàbomberletorseetàseredresserpoursegrandirunpeu.Ildemandaitdéjàquandilpourraitrevenir.«Bientôt»,jeluiavaispromisenfusillantMoïseetGeorgiedu regard quand je les avais vus hausser les sourcils d’un air entendu en se marrant doucement. Ilsn’avaientpasvraimentcherchéàcachercettevéritablefascinationqueMillieexerçaitsureux.Enmêmetemps,commentnepasêtrefasciné?Ellen’avaitpasmanifestélamoindreappréhension,ellenonplus,etjem’étaisretenulaplusgrandepartiedelajournéepournepasm’extasier,souspeined’attiserencorepluslacuriositédemesamis.
—Alors,çafaitquoideseretrouversuruncheval?
Jeluiaijetéuncoupd’œil,avantdereportermonattentionsurlaroute.—Çadonnel’impressiond’avoirdesyeux.Lechevalsavaitoùilallaitetjenefaisaisquesuivrele
mouvement,maisc’étaitunesupersensation.—Tun’avaispaspeur?Mêmepasuntoutpetitpeu?—Biensûrquesi!J’aipeurtoutletemps,enfait.J’avaistellementpeurquandj’aiperdulavue,au
début,que,pendantuntemps,jesuisjusterestéecloîtréedansmachambre,àjouerdelaguitare.Auboutd’unmoment, j’aiquandmême finiparme rendrecompteque, si jeme laissaisgagnerpar lapeur aupointdeneplusoserrienfaire,jeneseraispasseulementaveugle,jepourraistoutaussibienêtremorte.Çam’aterrifiée.Laseulechosequejepeuxvoir,c’estmoi,vouscomprenez?Cequisepasseenmoi.Mespensées,mesémotions,mescraintes,mesfautes.Cesontlesseulstrucsquejevoisclairement.Pourtoutlereste,c’estcommedejouerauxdevinettes.Êtreaveugle,çaobligeàs’acceptertelqu’onest,jetrouve.
—Del’avantaged’êtreaveugle.Elles’estmarrée.—J’aitendanceàdireçaunpeutropsouvent,non?—Trèssouvent.Etc’estincroyablementcool.— Eh bien, je pourrais aussi faire la liste de tout ce qui craint quand on est aveugle, mais ça
prendraitlajournée.—Exemple?Lepremiertrucquitevientàl’esprit.Elleaouvertlabouche…puiss’estmordulalèvreensecouantlatête.—Naaan.Jeluiaidonnéunpetitcoupd’épaule.—Allez!Fais-toiplaindreunpeupourvoir.Allez!Ellearougi.—Non.—T’allaisdirequelquechose,etpuist’aschangéd’avis,j’aibienvu.—OK.Ça,çacraint.—Quoi?—Denepasvoircequevous,vouspensez.Jenepeuxpasregardervotrevisagepouravoirune
petiteidéedecequisepassedansvotretête.Cen’estpasjuste.Jevoudraistellementvoirvotrevisage.Justeunefois.
Onesttouslesdeuxrestésmuetspendantunedemi-seconde.Jemesuisefforcédedétendrel’atmosphère:—Merde!C’estvraiqueçacraintunmax:j’aivraimentunesupergueule!Jelajouaismecrelax,maisj’avaiscommeunétaudanslapoitrineetmagorges’étaitcontractée.
Milliem’afaitsursauterenmefilantungrandcoupdecoudedanslescôtes.—Aïe!J’aibraillécommeunchatécorché,maisjerigolais.
—Voussavezcequicraintaussi?a-t-ellerépliqué,enhardieparmonapparentmanqued’empathie.—Jet’aijustedemandéd’enciterun.Ils’agitpasd’ouvrirlesvannesnonplus,Millie.Elleacontinuéengrognant,commesijeluitapaissurlesnerfs:—Jenepeuxpasconduire.Jenepeuxpasm’échapper.Jepeuxmarcher,maiscen’estpaslamême
chosequedeprendrelevolantetdemettrelesgaz.Aulieudeça,jesuisobligéedemefieràdessalestypescommevousquipeuventm’emmenern’importeoù.Iln’yariendeplusexaspérant.J’aihorreurdeça.
J’aichangédevoie sanspréveniretpris lapremière sortie–àunevitesseplusqu’excessive, jel’avoue.C’étaitjusteaprèsunpetitbleddunomdeMona.J’aifilésousl’autopont,tournépouremprunterlabretelled’accèsetjemesuisgarésurlebas-côtédansuncrissementdepneus.Henryarebondicontresaceinturedesécuritéetchangédepositionsansseréveiller,libérantl’épauledesasœurdanslafoulée.Bonneidée.
—Ouah!s’estécriéeMillieenm’agrippantlacuisse.Qu’est-cequivousprend?Onaencoreunboutdecheminàfaire,non?
—Jevaistelaisserconduire.—Qu…quoi?Elles’étaitcramponnéeautableaudebord.J’ai réglé la hauteur du volant pour dégager un peu d’espace et repoussé le siège aussi loin que
possible – autant dire pas très loin, vu ma taille. J’ai ensuite assis Millie sur mes genoux, ignorantobstinémenttouslessignauxd’alarmequiclignotaientdansmoncerveau:«Tropprès!Reculez!Bombeàproximité!Zoned’amitiémenacée!Danger!Danger!»
—David!Elleaessayédereculer,secollantcontremoi,m’agrippantlespoignets.Jeluiauraisdit:«Onva
sauterd’unefalaise»queçan’auraitpasétépire.—Arrêtedegigotercommeça!Jeriais,maisc’étaitpournepasgémir.Elles’estfigéenet.—Jetetiens,Millie.Jetetiens.Çavaêtremarrant.CommedemonteràchevalavecGeorgiequi
tientlesrênes.Exactementpareil.—OK,a-t-ellecouiné,enhochant la têteavecdétermination–etenmecognant lementonpar la
mêmeoccasion.Je n’ai pas pum’empêcher de glousser, bluffé encore une fois par ce cran qu’elle avait et cette
incroyableconfiancequ’ellemetémoignait.J’aiposésesmainsenpositiondeconduiteetellelesafaitglisserdehautenbas,commesielle
n’avaitencorejamaistouchéunvolantdesavie–peut-êtrequec’étaitlecas,d’ailleurs.Ellel’atournéd’uncôté,del’autre,ets’estmiseàpouffernerveusementavantderemettresesmainsenplace.
—C’estbon?—Oui.OK.C’estbon.
—Alorsvoilà,jevaistedirequoifaireetjevaist’aideràredresserlevolantsitucommencesàquitterlaroute.
J’aifaitronflerlemoteurenappuyantsurlapédaled’accélérateur.Etpuisj’aiposésonpiedàlaplacedumienpourlalaisserenfaireautant.Jesentaisbienqu’ellecrevaitd’enviedesebarrer–soncorpsenvibraittellementelleétaitnerveuse–,maisellearésisté.Elleestrestéebiengentimentassisesurmesgenoux,hyperattentiveàcequejeluidisais.Jeluiaidonnélesinstructionsdebase,avantdel’aideràregagnerlaroutetoutendouceur.Àenvironcinqkilomètresàl’heure.Ellegardaitlesmainsenpositiondixheuresdixetj’aidûtournerunpeulevolantpourredressernotretrajectoire.Onaalorsprisdelavitesse.Enfin,untoutpetitpeu.
—Queleffetçafait?—L’effetdetomber,a-t-ellemurmuré,lecorpsrigideetlesbrasverrouilléssurlevolant.—Détends-toi.C’estplusfaciledetomberquandonselaissealler.—Etpourconduire?—Aussi.Toutestplusfacilequandonselaissealler.—Etsionnousvoit?—Danscecas,j’tediraiquandfairecoucou.Elleapoufféets’estunpeudétendue.Jeluiaiembrassélatempe,justelàoùelleétaitcaléecontre
majoue.Elleestimmédiatementredevenueraidecommeunpiquet.Merde!Jen’avaispasréfléchi.C’étaitvenutoutseul.—Jet’auraisbiendonnéunegrandeclaquedansledospourteféliciter,maistonfrontétaitplus
près.T’yarrives,Millie.Tuconduis!—Àquellevitesseonroule?a-t-elledemandé,lesoufflecourt.J’espéraisquec’étaitlapeuretpaslecontrecoupdubaiser.—Oh,onfonce,majolie!Cinqkilomètres-heure.Àcetrain-là,ondevraitatteindreSaltLakedans
deux jours. J’aurai les jambes engourdies et Henry voudra essayer aussi. Allez, donne un petit coupd’accélérateur.Voyonsvoirsionpeutlapousseràdixàl’heure.
Elleacarrémentenfoncélapédalepiedauplancher.J’aibiencruquelepick-updécollait.—Houlà!J’aiaussitôtprojetélesbrasenavantpourmaintenirsesmainssurlevolant.Et,ducoindel’œil,
j’aivuHenrybouger.—DanicaPatrickestlapremièrefemmepilotedestock-cardel’histoireàgagnerlapolepositionà
Daytona,a-t-ilénoncéd’unevoixmécanique,avantdeserecouchersurlabanquette.J’ailorgnéverslui,justeletempsdeconstaterquesesyeuxs’étaientdéjàrefermés.Milliel’avaitmanifestemententenduaussiparcequ’elleapousséun«Houhouhou!»triomphal,
avantd’enfoncerl’accélérateurdeplusbelle.—HenryvientdetecompareràDanicaPatrick.Etçal’inquiètepasdutoutdetevoirauvolant,
apparemment,parcequ’ils’estdéjàrendormi.—C’estparcequ’ilsaitqu’avecmoi,çanerigolepas.
—Ohçanon!BadassJolieMillie«quirouleàcentcinquanteàl’heuredansuncul-de-sac1».EtmevoilàquichantaisduBobDylan,enplus!Monbonheurétaitparfait.—EtHenryvousfaitconfiance,aajoutéMillie.Ellepensaittouthaut,c’étaitclair.Etjemesuisretenupournepasl’embrassersurlatempeunefois
deplus.Toutàcoup,jen’avaisplusenviederirenidechanter.J’avaispresqueenviedepleurer.
(Findelacassette)
MOÏSE
Ilyavaituntrucavecl’odeurdelasalle.Tagl’adorait.Ildisaitqueçasentaitencoremeilleurquelefoinfraîchementcoupé,quelesseinsd’unefemme,qu’unbonsteak,quelestroisréunis.Etc’étaientsestroistops.LasalleTagTeamsentaitlasueuretl’eaudeJavel,avecdeseffluvesd’assouplissant.Jenevoyaispaspourquoil’odeurd’assouplissantétaitsifortejusqu’àcequejecomprenne:lachaleuretlasueurfaisaientressortirl’odeurdesvêtements.Cettesallesentaitlesain:latranspiration,lesavonetlesbonnesrésolutionsmixéesavecunebonnedosedetestostéroneetdefrime.EllesentaitcommeTag.
Tagmettaittoujourslamusiqueàfond.Enmêmetemps,seschoixétaient…intéressants:unepetitepincéedeMerleHaggard, unegrosse louchedeMetallica, le tout entrecoupéde chansonsdeMichaelJackson, de Neil Diamond et des Killers, juste histoire de chauffer l’ambiance. Il avait des goûtséclectiques,Tag.Etunecapacitéd’attentiontrèslimitée.
AvantqueGeorgienedébarquedanscetascenseur,ilyaunanetdemi,etnerembarquedansmavie,j’habitaisau-dessusdelasalleetj’allaism’entraîneravecTagquasitouslesjours.Çam’allait:lesgens,l’atmosphèreetlereste.Ducoup,quandj’aipassélaporte,j’aiétéaccueillipardegrandssalutschaleureuxdetouslescôtés,associésàuneflagrantecuriosité–riend’anormalpourmoidececôté-là.
J’airepéréAxel,enpleineséanced’exercicesavecd’autresboxeurs,etaperçuunAndybardédeprotections qui jouait les punching-balls dans l’octogone.Le temps que jemedemande lequel j’allaisinterrompreenpremier,monnomavaitdéjàfait le tourde lasalleet ilssesont tous lesdeuxexcusésauprèsde leurs coéquipierspour sedirigerversmoi, sansque j’aie eubesoinde lever lepetit doigt.MikeyaemboîtélepasàAxel,attrapantsabéquilleauvolpourmefoncerdessusaupasdecharge.Ilentendaitbienobtenirdesréponses,luiaussi,c’étaitclair.Mikeys’entraînaitrarementavecsaprothèse.Unijambiste, il suscitait l’admirationde tousàplusd’un titre.Unpetitgars les talonnait, undénomméCory,quivenaitderejoindrel’équipequandj’avaisépouséGeorgie.
L’interrogationquejelisaisdansleursyeuxetl’inquiétudequ’affichaientleursvisagesontrallumédirectlatensionquej’avaistentéd’étouffer.Jen’avaisaucuneréponseàleurdonner.C’étaitmêmepourçaquej’étaislà.
—Duneuf?m’alancéMikeyenguisedesalutations.Onallaitmanifestementfairel’impassesurlescivilitésd’usage.Jemesuisalorsrenducompteque
lesgensautourdenousattendaientdesavoircequej’allaisdire.Or,jen’avaisaucuneenviedeparlerdeTagetdeMilliedevanttoutelasalle.Axelasurprismescoupsd’œilméfiantsetaimmédiatementprisladirectiondupetitbureauquej’avaisretournédeuxjoursplustôtdansl’espoirdetrouverdesindicessurladisparitiondeTag.Mikey,CoryetAndyn’ontpasdemandélapermissiondeveniretjen’airienfaitpour les en empêcher. Peut-être qu’en s’ymettant à plusieurs, on réussirait à dénicher quelque chose.Axeln’apasattenduquejelanceladiscussion.Ilapointélemurdudoigt,désignantuntableau.C’étaitl’emploidutempspourlemoissuivant.Etilétaitplein.
—C’estl’écrituredeTag.Iladûsepointericiàunmomentouàunautre,lasemainedernière,pourleremplir.Personnel’avuetj’yaipasfaitgaffequandonaparlél’autrefois,Moïse.Leprogrammeesttoujoursmisàjour,toujoursprévuunmoisàl’avance.Surlecoup,j’yaipaspensé,maisçaveutdirequ’ilaétéobligéd’entrerici.(Ilahaussélesépaules.)Enunsens,çamerassureunpeu.Aumoins,ilestpasentraindecreverdansunfosséjesaispasoù,tuvois?
J’aiacquiescéensilence.—Dis-luipourlespapiers,Axel,estalorsintervenuAndyd’untoninsistant.Axels’estdirigéverslemeublegrisoùonavaittrouvélescassettes,Millieetmoi.Ilenatiréune
liassededocumentsqu’ilm’atendue.—J’aireçuçacematin.Enrecommandé.ÇavientdunotairedeTag.J’ai rapidement parcouru les papiers en question, avant de lever vers l’équipe deTag un regard
horrifié.—Vousenaveztousreçuunexemplaire?—Moioui,aréponduCory.—Pareil,ontspontanémentreconnuenchœurMikeyetAndy.Ils’agissaitdedocumentsofficielsquidécrivaientendétail le transfertdepropriétédelasalleà
Axel Karlsson, avec désignation d’Andrew Gorman, Michael Slade et Cory Mangum commecopropriétairesetactionnairespourtoutcequiconcernaitlesproduitsdérivésetlesdroitsdelicence.
—Etc’estdéjà…déjàvalable,ça?Je m’en étouffais. J’essayais en même temps de déchiffrer ce putain de jargon juridique à la
recherchededatesprécisesetdeconditionsparticulières.—Non.C’est juste laprocédure.Etfautencorequejesoisd’accordavecles termes.Noustous.
Maisleplusgrosestfait.Rienqu’àlatêtequ’iltirait,ilétaitclairqu’Axeln’étaitpasdutoutravid’avoirtouchélegroslot–
enfin,sionvoyaitleschosescommeça.Ilétaitmêmecarrémenteffondré.—Qu’est-ce qui se passe, borrrdel ? a grognéAndy de son accent irlandais – plusmarqué que
jamaissouslecoupdesonémotion:ilfulminait.—Personnen’avuTagoueudesesnouvelles?Ilfallaitquejem’enassureunedernièrefoisavantdepasserauxchosessérieuses.
—C’estLéoquil’avuendernier.Maisyaprèsdetroissemainesdeça.Axelmel’avaitdéjàdit.Enmêmetemps,unpetitrécapnepourraitpasfairedemal.C’estmoiquim’ysuiscollé:—Léo l’a emmené à l’hosto pour qu’il se fasse faire des points de suture après avoir sorti un
fouteurdemerdedubar.Léol’aramenéchezluiaprès.EtensuiteilapassélanuitchezMillie.Lesgarsontéchangédescoupsd’œilencoin.—Quoi?—Rien,m’aréponduAndy.C’estjustequ’onaimebienMillie.Onestcontentspourlui.J’aihochélatête.Moiaussi,jel’aimaisbien,Millie.Et,moiaussi,j’étaiscontentpourlui.J’airavaléunjuronetj’aicontinué:—Ilapassélanuitsuivantelà-basaussi.D’aprèsMillie,ilétaitdebonnehumeuretilavaitl’airen
pleineforme.Ilnesefaisaitpastropdebilepourlecoupqu’ils’étaitprissurlecrâne,apparemment.—Pasétonnant.PersonneencaissecommeTag.Ilyavaitdel’admirationdanslavoixdeCory.Etdelanostalgieaussi.J’aiembrayé:—Quandelles’estréveillée,ilétaitdéjàparti.Illuiavaitlaisséunmessage.Illuidisaitdenepas
s’inquiéter,qu’ilavaitquittélavillepourallervoirsafamille.Ilprécisaitmême:«Çafaitunbail.»—T’asappelésesparents?ademandéMikey.— Forcément. Il n’est jamais venu. Il les avait jamais prévenus qu’il comptait venir. Ils ne
l’attendaientmêmepas.—Ilallaitenbagnolejusqu’àDallas?Sacréevirée!Deuxjoursderoute.Àl’alleretauretour.Au
moins.Unpaquetdebornesàsetaper.T’asappelélapolicedelaroute?m’aencoredemandéMikey.—Ouais.Maisjecroispasqu’ilaiteulamoindreintentiond’alleràDallas.Jecroisqu’ilessayait
justedegagnerdutemps.Cespapierssontdatésd’yasixjours.—Gagnerdutempspourquoifaire?Axels’interrogeaittouthaut,apparemment.J’avaiscarrémentunevoixd’outre-tombequandjeluiairépondu:—Gagnerdutempspourmettredel’ordredanssesaffaires.Pourêtresûrqu’ilaitbientoutréglé
avant…—Yagenre trois semaines,Taga refilé lagérancedubar àVince, a renchériAxel.EtLéoest
montéengradeaussi.MaisVinceditquelenomdeTagn’estplusnullepartsurletableaudeservice.Ilajustepenséquec’étaitparcequeTagenavaitmarredepassersontempsaubar.C’estqu’ilsetapaitunmaxd’heuresderrièrelecomptoirdepuisledépartdeMorgan.
Corya lâchéune tellebordéede juronsque tous lesautres luiontdésignéenchœur labonbonned’eau étiquetée «Henry » sur le bureau de Tag – laquelle était déjà remplie de pièces à ras bord :manifestement,la«cagnotteàgrosmots».
—Tapaievaypasser,Mangum,asoupiréMikey.
J’avaiscomme l’impressionqueCoryne risquaitpasgrand-chose.Maisen l’absencedeTag,onentretenaitlefolklore.
—Doncpersonneluiacauséetpersonnel’aaperçudepuisaumoinsquinzejours?Millieest ladernièreàl’avoirvu?ainsistéAxel,ensepassantlesmainsdanssescourtscheveuxblonds–cequin’aeuaucuneffetsursacoupeenbrossefaçonmilitaire.
—Àcequejevois,c’estplutôtsonnotairequil’avuendernier.Je lui agitais sous le nez la liasse de documents, toujours aussi secoué que j’étais par ce qu’ils
impliquaient.—EtMillie?Commentelleva?m’ademandéMikey.Qu’est-cequ’ellepensedetoutça?J’aiétéfranc:—Elleaccuselecoupavecdignité.Elleneditrien,maisjesuisquasipersuadéqu’ellecroitqu’il
estpartiàcaused’elle.Coryadébitélemêmechapeletdejuronsqu’ilvenaitdesortirmoinsd’uneminuteplustôt.—Non.(Axelsecouaitlatête.)Non.Çatientpasd’bout.J’aibienvusatêtequandHenryadéboulé
aubarl’autresoir.Ilsallaientfermer.J’étaisvenum’enjeterunoudeuxettenircompagnieàTag.Henryestarrivécommeunefusée,piedsnusetenpyjama.Ilavaitcourutoutdulongetilflippaitàmort.
—Pourquoi?Jenel’avaispasencoreentendue,celle-là.—Pasmoyendesavoir.TuconnaisHenry.Quandilparle,c’estWikisport:foutrementpasévident
pourcommuniqueraveclui.MaisilrépétaitsansarrêtlenomdeMillieetc’étaitclairqu’ilyavaituntrucquiluiavaitfaitpéteruncâble.J’aijamaisvuTagchangerdetêtecommeça.IlalaisséHenryavecmoiet, endixsecondes, il avaitdéjàpassé laporte.Onquittepasune fillequiprovoquecegenrederéaction.C’estvraiqueTag,onl’asalementcharriéavecseshistoiresdenanas.MaisMillie,c’estpaspareil.
—C’estpaspareil,aapprouvéMikeyenhochantlatêteavecconviction.Corys’estànouveaucontentédejurerens’arrachantlescheveux.—Maisqu’est-cequis’passe,borrrdel?aredemandéAndy.Saufque,cettefois,iln’avaitpasl’airfurax,non.Ilavaitl’airperdu.AussiperduqueTagl’était
pournous.
1..«Goin’ninetymilesanhourdownadead-endstreet»(NinetyMilesanHour,deBobDylan).
—M
10.
illie!Pas une seule lumière dans la maison. Pas de spot éclairant le perron. Aucune lueur aux
fenêtres. Et je n’étais pas foutu de trouver le loquet de cette putain de barrière que j’avais toujourspoussée sans même y penser avant. Je l’ai franchie d’un bond. En trois enjambées, j’avais remontél’allée, en une grimpé les marches pour ouvrir la porte d’entrée à la volée. Mon cœur jouait de labatterie,descoupsdecymbalesquim’explosaientlatête.
À l’intérieur, c’était le noir complet.Une noirceur telle qu’on a peur d’allumer la lumière et dedécouvrirunspectacleinsoutenable.
—Millie!J’aicherchéleboutondansl’obscurité.EtfaittomberlacannedeMillieparlamêmeoccasion.Si
sa canne était à sa place habituelle, ça voulait dire qu’elle aussi était là, non ? J’ai enfin trouvél’interrupteur. La lumière a inondé l’entrée, et j’ai aperçu… des taches de sang. On aurait dit desempreintes de chat. Elles traversaient tout le vestibule pour se diriger vers l’escalier, ne ratant unemarchequepourmieuxs’étalersurlasuivante.
J’aigrimpélesescaliersavantmêmedesavoiroùj’allais.Jeneconnaissaispascettepartiedelamaison.J’aiouverttouteslesportes,actionnantlesinterrupteursunàun.Jusqu’àcequej’arrivedansunechambre qui ne pouvait être que celle deMillie. Lesmurs étaient nus, le plancher dégagé : rien quitraînait,pasdefringuesjetéesentasparterredanslesquelleselleauraitpuseprendrelespieds.Maisilyavaitd’autresgouttesdesangquiconduisaientàuneporteferméedel’autrecôtédulit–faitaucarré,forcément.
—Millie?
Cen’étaitplusqu’unmurmure.Jenepouvaispluscriertantj’avaislagorgeserrée.J’aicontournélelitetpoussélaporte.Jemepréparaisdéjàaupire.Saufqu’évidemment,commelerestedelamaison,lasalledebainsétaitplongéedansl’obscurité.Maislalumièredelachambres’estrépanduedanslepetitespacecarreléet…jemesuisretrouvéfaceàuneMillieenshortetdébardeur,perchéesurleborddelabaignoire, lescheveuxremontéssur lehautducrânecommesielles’apprêtaitàprendreunbainetnevoulaitpaslesmouiller.Ilyavaitdusangsurtoutlelavaboetsurlescarreauxau-dessusdurobinet.Onauraitditunepeintureaudoigt.Danslepluspurstylegore.J’aifaitglissermamainsurlemuràcôtédelaporte.Quandj’aiappuyésurl’interrupteur,debordeauxfoncé,lestachesdesangsontpasséesaurougeceriseluisant.
Millie avaitdes écouteursdans lesoreilles etdodelinait en rythme, commesi elle écoutaitde lamusiquepoursevider la tête–aulieudeseviderdesonsang.Elleavaitemmailloté lesdoigtsdesamaindroitedansunvieuxgantqu’elleserraitétroitement.Elleavaitlesyeuxouverts,regardantdanslevide,complètementinconscientedemaprésence.
Jeluiaiarrachésesécouteursetelleasursautéenlaissantéchapperunpetitjappementdefrayeur.—Amélie!C’étaitpresqueungrondement.—David?s’est-elleécriée,plussurprisequ’àl’agonie,apparemment.—Maisqu’est-cequetufous,bordel?—Qu’est-cequeVOUSfoutez?m’a-t-ellerépliqué,adoptantaussitôtmontonhargneux.—Lamaisonestdanslenoir,yaunetraînéedesangdansl’escalier,àvoircettesalledebainson
croiraitquet’asfaitunetentativedesuicide,ett’esassiselà,biengentiment,àtelacoulerdouceavectoniPod…
—Jemesuisentailléledoigt.Jenecroispasquecesoitsigrave.Çalanceunpeu,c’esttout.Çasaignaitbeaucoup.Alorsj’aiessayédestopperlesaignement.
—Laisse-moivoir.Jemesuisagenouillédevantelleetj’aisoulevélegantentortilléautourdesesdoigts.Ças’esttout
desuiteremisàpisserlesang.J’aiquandmêmeeuletempsdejeteruncoupd’œilàlablessure.Elles’étaitcoupél’indexaubout,danslapartielapluscharnue.
—C’estassezprofond,maistupourrassansdoutet’entireravecunsimplepansement,siunepetitecicatricenetefaitpaspeur.
J’ai remis lebandagedefortuneen leserrantbienfortet je luiaiconseillédegarder lamainenl’air.
—Oùsontlespansements?—Jecroyaisenavoirdansmonarmoiredetoilette,au-dessusdulavabo,maisjen’aipasréussià
lestrouver.Jen’aipasbeaucoupcherché,ilfautdire.Jesaignaisetjenevoulaispasenmettrepartout.Henryahorreurdusangetjenevoulaispasleréveiller.
—Troptard.—Quoi?
—Tuluiasfilélatrouilledesavie,Millie.Iladébarquéaubarenpyjama,endéblatérantsurlesangetlenombredepointssurlesballesdebase-ball.Ilétaitcomplètementflippé.J’aicruquequelquechosedeterriblet’étaitarrivé.Jenesavaispassurquoij’allaistomber.
J’aisoudaineul’impressionquelapiècetournaitetjemesuisaffalésurlecouvercledesWCavantdetomberdanslespommes–lasituationseraitdevenuevraimentcritique,pourlecoup.
— Il a fait ça ! s’est-elle écriée, abasourdie.Moi qui le croyais au lit ! Je ne l’ai pas entendu.J’étaisentraind…
—D’écouterdelamusique,peut-être?J’avaispresqueaboyé.—Oui,d’écouterdelamusique.Cen’estpasuncrime,Tag.Jesuischezmoi,toutdemême!Jen’ai
pasàm’expliquer!EtmamaisonesttoujoursdanslenoirquandHenrydort.Jesuisaveugle,aucasoùvousl’auriezoublié:jen’aipasbesoindelumière!
Salèvreinférieures’estmiseàtrembler.—Ohmerde!Amélie,pleurepas,moncœur.J’aijusteeupeur,OK?Etc’étaitpeudeledire!J’aiouvertl’armoiredetoiletteau-dessusdulavabo.PasdifficiledevoiroùAmélieavaitcherché:
aveclesempreintesdedoigtsanguinolentes,c’étaitfléché.Sanscomptertouslesobjetsentasséssurlespetitesétagèresqu’elleavaitbarbouillésderouge.Ilyavaittroispansementsoubliéssurlaplushaute.Jelesaipris,soulagé,etj’airefermél’armoireenmepromettantbiendetoutnettoyerquandj’enauraisfiniavecMillie.
—Ilestoù,Henry,là?a-t-elledemandéàvoixbasse.—Axelétaitaubar.CommeHenryl’aimebien,jel’ailaissélà-basaveclui,letempsdevoirce
quis’étaitpassé.Tum’asfoutuunesacréefrousse,Amélie.Ducoup,j’aisortimonportableettapévitefaitunpetittextoàAxelpourprévenirqueMillieallait
bienetquejeretourneraisaubarchercherHenryunpeuplustard.—Vousm’appelezAmélieparcequevousêtes fâché, c’est ça?Maisvousn’êtespasmamère,
Tag.Jemedoutequeçan’estpasévident,vul’étatdelamaison,maisjesuisparfaitementcapabledegérerlasituation.Cen’estpaslapremièrefoisquejemecoupe.Niladernière.
—Toutdoux,Millie.J’suispasfâché.Pasfâchédutout.Juste…vienslà.Jel’aiamenéedevantlelavabopourluimettresonpansement.Elleavaitdestracesdesangsurles
bras. Un peu sur les jambes aussi. J’ai rincé le gant qu’elle avait utilisé pour arrêter l’hémorragie,l’essorantplusieursfoissouslerobinetjusqu’àcequel’eausoitclaire.Jem’ensuisservipourenleverlesangqu’elleavaitsur lesmains.Et jemesuisefforcédenepasremarquerqu’elleavait lachairdepouleensentantquejecommençaisàremontersursesavant-bras.J’aiessuyéunetachesursonépaulegauche et une légère traînée qu’elle avait au bout dumenton.La salle de bains était petite ; ce geste,intime,lafrustrationetlapeurbleuequej’avaiseuedisparaissaientpeuàpeu,enmêmetempsquelestachesdesang.Jerinçaislegantrégulièrementpourqu’ilsoitbienchaudsursapeau.Quandjemesuisagenouillé et que j’ai soulevé son pied droit pour le nettoyer, elle a posé lesmains surmes épaules
histoiredenepasperdre l’équilibre.Jesuispasséaupiedgaucheet j’ai rincéencoreunefois legantpourleréchaufferavantderemonterlelongdesajambe–fineetgalbée,jen’aipaspum’empêcherdeleremarquer–,etderedescendresurl’autre.J’aialorssentisesdoigtssecrispersurmontee-shirt.Etunetoutautrecrispationluirépondreaucreuxdemonventre.Jenemesuispasarrêtéavantquelemoindrecentimètredepeaunuenesoitdevenuroseetlégèrementhumidesouslacaressedugantchaud.J’avaisàpeinefiniquej’avaisenviederecommencer.Pourcequiétaitdesondébardeurmaculé,jenepouvaisrienfaire,parcontre.Nipoursonshortd’unrosevifassorti…auvernisdesesorteils.J’enaitouchéundupouce.
—Commenttufais?—Quoi?Pourmevernirlesongles?—Ouais.—Questiond’entraînement.—T’aschoisileshortexprèspouralleravec?J’ailevélesyeuxverssonvisagepourvoirsaréaction.—Évidemment.Elle a souri. Mais elle parlait tout bas. Comme si elle avait peur de provoquer une étincelle,
presque.Fautdireaussiquel’airétaittellementchargéd’électricitéautourdenousqu’ilenvibrait.Jemesuisredressé,nelaissantquequelquescentimètresentrenous.
—Pourquoi?Ça paraissait tellement démesuré, un si gros effort pour quelque chose de si dérisoire. D’autant
qu’ellenepouvaitmêmepasvoirlerésultat!—L’essentielestdans lesdétails…Tamamanne t’apasapprisça,mongrand?a-t-elleajouté,
amusée,enmeparlantcommesij’avaiscinqans.Maiselleavaitdit«mongrand»commej’avaisdit«moncœur».—Etlatienne,elleestmortequand,Millie?Tamère?J’avaisprisunevoixdouce,encoreplusdoucequel’avaientétémesmainssursesjambes.—J’avaisdix-huitans.Çafaisaitdéjàdeuxansqu’elleétaitmalade.Ellen’auraitpasdûpouvoir
tenir si longtemps.Mais elle savait qu’elle devait tenir jusque-là. Il fallait que je soismajeure pourpouvoirêtrelatutricelégaled’Henry.
—EtMillie,alors,quilaprotège?—Jen’aipasbesoinqu’onmeprotège,Tag,m’a-t-ellerépondu,enchuchotantelleaussi.J’essaie
devouslefairecomprendredepuisledébut.—Avoirbesoinetavoirenvie,cen’estpaslamêmechose.J’ai dégluti.En essayant deme convaincre que je n’avais pas envie de ce dont j’avais très, très
envie. Comme je ne faisais rien pour la satisfaire, cette envie, Millie s’est approchée jusqu’àpratiquementsecollercontremoietaprudemmentpassésesbrasautourdemontorse.J’avaislecœurquicognaitcontremescôtes.Elleadûlesentirparcequ’elleaposésajouesurmapoitrinecommepourl’écouter. Décidément, je ne pouvais rien lui cacher. Elle était aveugle et pourtant elle voyait tout,
putain!Avecpresqueautantdeprécautions,jel’aienlacée,sanslaserrer,enplaçantdélicatementmesgrossesmainssursondos,sifrêleàcôté.
—Jepeuxtedemanderquelquechose,Tag?dit-elle,revenantbrusquementaututoiement.Elleavaitunetoutepetitevoixpresqueplaintive,commesielleparlaitdirectementàmoncœurqui
se trouvait justesousses lèvres.Laviolenceaveclaquelle il réagissaitauraitdûluisuffire– ils’étaitemballécommeunchevalaugalop.Peut-êtrequeçaluiasuffi,d’ailleurs,parcequ’ellen’apasattendumaréponseavantd’enchaîner:
—Est-cequetuaspeurdem’embrasser?—Pourquoij’auraispeur?Jebalisaisàmort.—Parcequ’embrasseruneaveugle,c’estcommevolerunmendiantoumentiràunprêtre,tunesais
pasça?Commefrapperunenfantounoyerunchaton:unpéchéimpardonnable.J’aigrommeléunjuron,àlafoisépatéparceculotqu’elleavaitetàmoitiéénervéqu’elleyvoie
plusclairquemoi,toutaveuglequ’elleétait.—Oupeut-êtreque,pourtoi,c’estcommetirersurunfilquidépasseaurisquededétricoterlepull
entier:undecespetitsgestesinnocentsquipeuventavoirdelourdesconséquences.—C’estpasça,Millie.Jenesaispasàquijementaisleplus:àelleouàmoi?—Si,c’estça.Etnemefaispasl’injuredecroirequej’aibesoind’unequelconquegarantie,juste
parcequejenevoispas.Jeseraisn’importequelleautrefille,t’auraisdéjàenlevémesfringuesdepuislongtemps.Cen’estqu’unbaiser,Tag.Pasunpactedesang.Unsimplebaiser.
Quandjel’aidoucementrepoussée,l’obligeantàreleverlatête,j’aibienvusonexpression,cettedouleurpasser sur sonvisage, et ceclignementdespaupières, avantqu’ellene ferme lesyeuxcommepour cacher cequ’elle avaitdéjàmontré.Ellen’avait pas compris. Jene la rejetaispas. Je cherchaisjusteàmedonnerunpeudemargedemanœuvre.J’aieffleurésestempesduboutdesdoigts,avantdecueillirsonvisageentremesmains,etj’aiposémeslèvressurlessiennes.Ellem’aagrippélespoignetsenlaissantéchapperunpetithoquetdesurprisequej’aiavalé,l’envoyantrejoindrecettesourdeangoissequifrémissaittoujoursaucreuxdemapoitrine.
Seslèvresétaientdouces,sabouchelégèrementsucréeet,pendantquelquessecondes, lemoindredétailm’estapparuavecuneacuitéhallucinante : l’infimecrissementdemamâchoiremalraséesur lapeauveloutéedesajoue,lachaleurdesonsoufflequ’elleasoudainretenu,lefrôlementd’unemèchedesescheveuxquim’achatouilléaumomentoùjepressais–oh,àpeine–meslèvressurlessiennes.C’estalorsqu’elles’estplaquéecontremoi,exigeantdavantage,etquelesdétailssesontbrouillés,emportésparl’ivressedudésir,undésird’autantplusenivrantqu’ilétaitpartagé.
J’aicruquemoncœursedécrochait.J’aiquittésonvisagepourfaireglissermesmainsjusqu’àsataille,avantderefermermesbrassurelle,l’enveloppantétroitement.J’essayaisdésespérémentdenepasperdrelecontrôle,deresterenterrainneutre,dejugulermesémotions,alorsmêmequemoncorpsagitaitdéjàledrapeaublanc.Etpuismessensationsontprisledessusetjen’aipluspenséàrien.
Millienes’estpascontentéedem’embrasser:ellem’acartographié,approchantmonvisagedusienpourleparcourirdesabouche,dessinantmestraitsduboutdesdoigts,s’imprégnantdugraindemapeau.À chaque effleurement,ma résistance fondait un peu plus,ma chair se réveillait. Jusqu’à ce que j’envienne à haleter contre ses lèvres,ma langue cherchant la sienne, ses pieds se balançant dans le videcomme je la soulevais de terre, impatient de resserrer encore notre étreinte. J’ai balancé ses jambesautourdematailleetellen’apasrésisté,lesnouantaussiétroitementquemesbrasl’enlaçaient.Etvoilàquejetitubaishorsdelasalledebains,laserrantcontremoi,laportantcommeuneenfantquejevoulaisdésespérémentprotéger,l’embrassantcommeunefemmequej’étaistoutàcoupbiendécidéàavoir,puistombantentraversdulitcommesionvenaitdemetirerdanslesjambes.
J’aiglissélesmainssoussondébardeur,savourantàpleinespaumeslesatindesonventre,avantderepousser le coton noir taché de sang par-dessus la courbe de ses seins, son menton, sa tête, nem’arrachantàsesbaisersquepourenvoyersondébardeurvalser.J’airetiréuneàunelesépinglesquiretenaientsescheveux.Ilssontretombésenvaguesbrunessursesépaules,auréolantsonvisagecommeuneflaqued’encresurledessus-de-litblanc.J’enaieulesoufflecoupé.Mesmainssesontfigéesetmoncœuraratéunbattement,cognantungrandcoupcontremescôtes.
Jeme suis soulevé, en appui sur les bras, pour pouvoir admirer la fille allongée sousmoi. Cescheveuxsombres,cettepeaudesoie,cesseinscommedesfruitsmurs.J’aivouluavalermasalive,maismagorges’estcontractéesouslecoupd’uneémotionquiressemblaitplusàdel’amourqu’àdudésir.Lesyeux fermés, les lèvres entrouvertes, ellem’attendait.Ellen’apascherchéà se couvrirni àm’attirer.Ellesecontentaitd’attendre.
C’estalorsqu’uneporteaclaquéaurez-de-chaussée.—Tag!abeugléAxel.Millien’apaseuletempsdesursauterquej’étaisàl’autreboutdelapièce,ouvrantprécipitamment
tous les tiroirs à la recherched’un tee-shirtproprepour cacher ceque jevenaisdedévoiler.Dans lasecondequisuivait,elleétaitàcôtédemoi,mepoussantgentimentpourattraperdupremiercoupcequejen’avaispasétéfoutudetrouveretl’enfilerdanslemêmemouvement.Décidément,cettefillem’épatait.
—Tag!Axel avait l’air en panique et je me suis demandé s’il n’essayait pas de retenir un Henry
complètementhystérique.—Henryabesoindevoirquevousallezbien,Millie.Maisellesedirigeaitdéjàverslaporte,sanslamoindrehésitationetavecunetelleassuranceque
j’ensuisrestéscotché.Avantdemesecouerpourlasuivresurlepalier.Axel et Henry étaient plantés au pied de l’escalier. Axel tenait Henry par le bras, tentant de le
rassureretdel’empêcherdefiler.Quandilnousaaperçus,ilalâchéHenryenpoussantunjuron–untrucsuédois,pourexprimersonsoulagement,apparemment.Henryagrimpélesmarchesquatreàquatreets’estruésursasœur.Enentendantlacavalcade,Millies’étaitpréparéeàl’assautet,commeilsejetaitcontreelle,l’aenlacéaussitôt.
—Jen’airien,Henry.Jen’airien.Jemesuisjustefaitunepetitecoupureaudoigt.Tuauraisdûvenirmeparleraulieudetesauverdelamaison,commeça,enpleinenuit.Jenesavaismêmepasquetuétaisréveillé.Tuauraisdûmelaissert’expliquer.
—Ilyaexactementcenthuitpointssuruneballedebase-ball,achuchotéHenry,enenfouissantsonvisagedanslecoudesasœur.
—Jen’aipasbesoindepointsdesuture,Henry,luia-t-elleassuré,enleserrantcontreelle.Jevaisbien,promis-juré.
Elleluicaressaitlescheveux,aplatissantlaflamboyantetignassehirsute.—Toutvabien,alors?Lamaindéjàsurlapoignéedelaporte,Axelsebalançaitd’unpiedsurl’autre.Ilsemblaitpressé
des’enaller.Àcroirequ’Henryl’avaitvraimentlessivé.Jesuisdescenduàsarencontre.—Ouais.Merci,Axel.J’terevaudraiça.Ilahochélatêteenserrantlamainquejeluitendais,avecunpetitsourirerassuré.—Rienàfairepourréussiràletenir,s’est-ilexcusé.—Yapasdeproblème.Ilenabavé,lemôme:ilestpashabituéauxbonnesnouvelles,c’esttout.Axel a acquiescé en silence et ouvert la porte en lançant un «Au revoir ! » àHenry, qui s’est
contentédeluifaireunsignesansquitterlesbrasdesasœur.J’aiabandonnélegaminauxbonssoinsdeMillieet jesuispartià larecherchedechiffonsetde
désinfectant, biendécidé à débarrasser lamaisonde toute tracede sang et desmauvais souvenirs quiallaientavec.Jemesuislancédanslenettoyagedelacuisineetj’enaiprofitépourvideretrechargerlelave-vaisselle.Etpuisj’aisuivilestracesdesangjusquedansl’escalier,lelongdupalier,àtraverslachambredeMillieetdanslasalledebains,enm’efforçantdenepaspenseràcequiseseraitpassésiAxel n’était pas arrivé avec Henry au mauvais moment. Bercé par la voix de Millie, mêlée auxcommentairessportifsdelatéléquis’échappaientsouslaported’Henry,jetentaisdefaireletridanslesac de nœuds de mes émotions. J’ai décrassé le lavabo et, armé d’une vieille brosse à dents, j’aientrepris de récurer le carrelage.Et puis j’ai vidé l’armoirede toilette, enprenant bien soindenotercommentelleétait rangéepour tout remettreenplace– il fallaitqueMilliepuisses’yretrouverquandj’enauraisfini.J’aiterminéparladoucheetlesWC,tantquej’yétais.
—ÇasentleSanytolici.(Millies’encadraitdanslaporte,unpetitsourireauxlèvres.)LeSanytolet…
—L’Adonis:magriffepersonnelle.Onmereconnaîttoujoursàmonparfum.Floptotal.Mavanneesttombéeàplat.J’avaisabandonnémonhumourderrièremoi,quandHenry
avaitdébouléaubarenpyjama.Plantédevantlelavabo,jemelavaislesmains,dosàlaporte.Jenemesuispasretourné.J’avaislesnerfsàvifetjen’étaispaspersuadéderéussiràmetenirenprésencedeMillie.
Jeluiaiquandmêmedemandé,toujourssansmeretourner:—Çava,Henry?—Oui,oui.Henryvabien.Et…vous?
Ellen’avait pas l’air très rassurée.Et elle avait hésité àme tutoyer. Jen’ai pas répondu tout desuite.J’aifermélerobinetetattenduquel’eaus’arrêtedecouler.Ilfallaitaumoinsçapourquej’arriveàparler.
—Quandmasœuradisparu,j’étaispersuadéqu’unjourj’allaisrentreràlamaisonetqu’elleseraitlà.Quec’étaitjusteuneerreur,unmalentendu.Unmauvaisrêve.
J’aiaperçusonrefletdanslepetitmiroirovale,monregardimmédiatementaimantéparsonvisage.Jemesuis forcéàdétourner lesyeux.Cequis’étaitpassé,cesoir,m’avait ramenédixansenarrière.J’étaisredevenuleTagd’avant.LeTagdemesseizeansquiavaitperdusasœuretn’avaitpasétéfoutudelasauver.
—Jesuiscontentqu’Henryaillemieux.J’étaiscontentquelasœurd’Henryaillebienaussi.Carrémentcontent.Débilementcontent.Content
àenchialercommeunmômedegratitudeetdesoulagement.J’ai soudain senti le frôlement d’une main hésitante. À peineMillie m’avait-elle trouvé qu’elle
m’enlaçait,appuyantsatêtecontremondos.—Merci,David.Jenesaispaspourquoivousêtessigentilavecnous,maisvousl’êtes,et jene
vaispasmeplaindre.Jenevaispasnonpluschercheràcomprendre.Justeapprécierlachancequej’aietm’efforcerd’enprofiter.
Elleaalorsbrièvementresserrésonétreinteetj’aisentilapressiondesoncorpschauddansmondos.Etpuiselleareculé,lesbrasballants.J’airefouléledésirquim’embrasaitcommeunetorche.Pourmieux m’y brûler. Alors, je me suis retourné en jurant et j’ai claqué la porte derrière elle pour l’yplaquer.
—Putain,Millie!(J’aienfouimonvisagedanssescheveux.)Pourquoifautquetusoissidouce,aussi,merde?!
Déjàjeposaismeslèvressursonfront,sesjoues,aucreuxdesoncou,avantdetrouverlessiennesetd’oublierd’être«gentil».
Elle a répondu àmon ardeur,memordant la lèvre, avant que je ne plonge dans la saveur de saboucheetsenteletressaillementquilaparcourait.J’avaisenviedelacoucheràmêmelesol,là,toutdesuite,surlecarrelage,devirernosfringuespoursentirsapeaunuecontrelamienne.Maisj’aiposélesmainsau-dessusdesatête,lescalantcontrelaportepourm’empêcherdelatoucher,pourm’empêcherdecommenceruntrucquejen’avaispasledroitdeterminer.J’iraisjusqu’auboutsijecommençais,jelesavais.Si je la revoyaiscouchéesousmoi,commeça,avecsescheveuxépars, sesmainsm’agrippantpourm’attirer à elle, j’irais jusqu’au bout.Et je ne pouvais pas faire ça. Pas encore. Peut-êtremêmejamais.Parceque,quoiqu’elleendise,que je lui fasse injureoupas,AmélieAnderson– labelle, lacourageuseAmélieAnderson,l’AVEUGLEAmélieAnderson,putain!–n’étaitpaslegenredefilleaveclaquelleon jouait.Pas legenrede filledontonse jouait.Bon,d’accord, j’avais flirtéavecelle,c’estvrai,maisjeneluiavaispasfaitdemal.Elledisaitqu’ellen’avaitpasbesoindegaranties.Tuparles!Elleyavaitsacrémentdroit,oui.Etcomment!Seulement,moi,jen’enétaispaslà.Alorsquemoncorps
piaffaitdepuisunmomentdéjà.Moncorps.Moncorps tournaitautourdemoncœurcommeun lionencage,unfauveenragéquimemenaçait,menarguait,mesuppliaitdepasseràlasuite.
Maistoutdébilementcontentquej’étaisdelasavoirsaineetsauve,rienàfaire.Jemesuisarrachéàsesbaiserspourposermonfrontcontrelesien.—T’espasvierge,Millie,si?luiai-jedemandéd’unevoixrauque,lesmainstoujoursscotchéesà
laporte.Elles’estfigée.Lesbrasquim’enlaçaientsontretombésd’uncoup.—Ettoi?a-t-ellerépliqué.Jemesuisàmoitiéétrangléderire.Ha!Ellenemanquaitpasd’air,lajolieMillie!J’aidéposéun
petitbaiserdanssescheveux.Monfourireafaitéclaterlabouledetensionquimenouaitlestripesetj’aipousséunlongsoupirpourévacuerlereste.
—Non,Millie.Etçafaitunbail.Ettoi?—Non.— Tu bluffes. T’as un petit pli entre les sourcils et tu te mords la lèvre : c’est des signes qui
trompentpas,ça.—Jebluffe?—Ouaip.T’avisepasdejoueraupoker,moncœur.Jemesuisécarté,lesbrasballants,imitantsaposture.Etpuis,jel’aidoucementtiréeparlamain
pourpouvoirouvrirlaportederrièreelle.—Ildoitpasêtreloindedeuxheuresdumat’:fautquej’mesauveavantdefairedesbêtises.Je
vaisallerdirebonnenuitàHenryetmerentrer.Elle s’est raidie et a légèrement redressé la tête, lementonenavant.Encoreun signe révélateur.
Ellem’apourtant suivi sansbroncher. Je l’avais humiliée,mais je nevoyais pas ce que je pouvais yfaire.Alors, j’ai tenuma langue et ordonné àmesmains de se tenir tranquilles.Arrivé à la chambred’Henry,j’aipassélatêteparlaporte.Ildormaitdéjà,étaléentraversdesonlit,levisageéclairéparlesimagesdéfilantsurl’écrandetélésuspenduaumurd’enface.
—LesSanFranciscoGiantsontremportéleschampionnatsdumonde2012!LesGiantsonttoutraflé!exultaitlecommentateur.
J’ai alors compris qu’Henry regardait une rediffusion. La saison de base-ball était finie depuislongtemps,detoutefaçon.Jemesuisdemandés’ilespéraitapercevoirsonpère:unanciendesGiants,l’unedesplusgrandesstarsmondialesdubase-ball.Dommagequecesoitunsalaud.Dommagequ’Henryn’aittoujourspascoupélecordon.
J’airefermélaportesansbruitetjemesuisdirigéversl’escalier.J’étaiscrevé,toutàcoup.J’avaislesmusclesnoués,lanuqueraide,etçasebousculaitdansmatête.
—Ilajamaisappelé,jamaischerchéàvouscontacter?Pasmêmeaprèslamortdevotremère?Milliesavaittrèsbiendequijevoulaisparler.Elleahaussélesépaules,commesielles’enfichait.—Non.Sonavocata téléphonéunefoispourvérifierqu’onhabitaitencore là,monfrèreetmoi.
Pour vérifier que j’étais bien la tutrice légale d’Henry. Après, la somme d’argent qu’on recevait a
doublé.Ilenvoiejustedel’argent.Touslesmois,onreçoitunchèque.Çaluidonnebonneconscience,jesuppose. Ilyadesgensquin’assumentpas,voussavez.Ladéception, laculpabilité, la responsabilitéd’avoirdesenfantshandicapés.Iln’apasassumé.
Elleparlaitd’unevoixglaciale,droitecommeunI.—Jevois…(Jemesuispenchépourl’embrassersurlefront.)Bonnenuit,Millie.Jel’aidissuadéedemeraccompagner,jeconnaissaislechemin.J’étaisdéjààlamoitiédelarue
quandjemesuisfaituneréflexion;Milliedevaitsansdoutepenserquej’étaisdumêmegenrequesonpère,unmecquin’assumepas.
11.
JMOÏSE
e n’avais pas connumon père.Nimamère, d’ailleurs.Mais je savais qui elle était, aumoins. Jeconnaissaissonnom,savie,safamille,sesdéfauts.Elles’appelaitJenniferWright,uneblondeaux
yeuxbleusaccroaucrack.Ellem’avaitdonnélavie.Ellem’avaitabandonné.Etpuiselleétaitmorte.Notre relationn’avait duré que trois jours : onn’avait pas vraiment eu le tempsd’échanger des infoscapitales.Or,elleétaitlaseuleàsavoirquiétaitmonpère.Ilavaitlapeaunoire,ça,j’étaisaucourant–jen’avaisqu’àmeregarderdansuneglace.Maisc’étaittoutcequej’avaisàmemettresousladent.
Ilm’arrivaitdepenseràlui.Demeposerdesquestions:oùilétait,quiilétait,commentilétait…Demedemanders’ilavaitlamoindreidéequ’ilavaitunfils.Demedemandersiçaluiplairaitd’êtregrand-père.Demedemanders’ilaimaitpeindre.Demedemanders’ilmeressemblait.Jemedemandais,oui.C’esthumain,jesuppose.
Millieconnaissaitsonpère,elle.Etluiconnaissaitsafille.Ilsavaitquielleétait,oùelleétait,maisilavaitdécidédeprendresesdistances.Est-cequecen’étaitpaspire?Monpèren’avaitprobablementjamais imaginéqu’il avaitun fils. Iln’avaitprobablement jamaisdécidédem’abandonner. Je pouvaisencoreluiaccorderlebénéficedudoute.HenryetMillie,eux,n’avaientmêmepascettechance.
QuandTagavaitcommencéàdécriresafrénésiedenettoyageàtraverslabaraque,j’avaisquittélapiècedirect.Sesdescriptionsetsesémotionsmerappelaientunpeutropcejouroùj’étaisentrédanslamaison de ma grand-mère pour découvrir la tragédie qui m’y attendait. J’avais les doigts qui medémangeaientetcettechaleurcaractéristiquedanslanuque.Etjeneparlemêmepasdecellequej’avaisremarquéesurlesjouesdeMillie.Nidelafaçondontsonindexhésitaitau-dessusdubouton«Stop»,commesielles’apprêtaitàarrêterlemagnétosileschosesdevenaientunpeutrop…perso.Georgieétaitsortiejustederrièremoiet,bienqueMillieaitdûnousentendrepartir,ellenenousavaitpasretenus.
MêmeHenryavait évacué les lieux,nous suivant commeunpetit chien jusquedans la cuisine. Iln’avait faitaucuncommentairesur l’absencedeTag. Iln’avaitposéaucunequestion. Jenesavaispastrop ce que Millie lui avait dit. Il n’écoutait pas les cassettes. Quand il n’était pas en cours, il seplongeaitdanssespodcastsouregardaitdesvidéossurYouTube,assisdanssoncoin,écouteursvissés
danslesoreilles.OubienilmontaitdanssachambrepourjoueràlaXbox.Ils’enfermaitdanssabulle.C’étaitpeut-êtresafaçondeseprotéger.
—Deschercheursontdécouvertque l’ingestiondegraissessaturéesaugmentedeseizepourcentchezlessupporterssportifs,chaquefoisqueleuréquipeperdunmatchimportant,adébitéHenryd’untondétaché,enouvrantlecongélateurpourreluquerunénormebacdeglacesauchocolatavectoutuntasdetrucsgrasetsucrésdedans.
Jenesavaispastropsipourluic’étaitunefaçond’élargirledébatautourdelanotiondeperteoudedirequ’ilavaitfaim.
—Tuveuxdîner?Onpourraitcommanderunepizzaouuntruccommeça,luiai-jeproposé.Henryapenchélatêteverslacocottesurleplandetravail.C’estseulementàcemoment-làquej’ai
remarquél’odeurdeplatépicéquiflottaitdanslapièce.— Amélie a fait un chili. Plein de chili. Les supporters des principales ligues de base-ball
consommentapproximativementdixmillionsdehot-dogsauchiliparan.—Ehbien,Kathleenafaim,maisleshot-dogsnesontpasaumenuencequilaconcerne,arépondu
Georgie,enposantlesiègedubébésurleplandetravail.Elle aplongé lamaindans l’énormesac toujourspleinà craquerqu’elle trimballaitpartout, à la
recherche de quelque chose à manger pour notre fille affamée. Kathleen a poussé un hurlementd’impatience.
Henryarefermélecongélateursurlatentationglacéepoursortirunepiledebolsetdescrackersduplacard:onétaitmanifestementinvitésàdîner.Ilaaussisortidelacrèmeetdufromagedufrigo.Ilaensuite disposé l’ensemble sur la table, tout en lorgnant de temps à autre vers Kathleen, dont lesprotestationsmontaientenpuissance.
—Kathleenneteressemblepas,a-t-ilsoudainlâchéenmedévisageant.J’aibredouillé,prisdecourt:—Euh…non.Pastrop.C’estvrai.Sans ajouter unmot, Henry a tourné les talons pour quitter la pièce. Je l’ai entendumonter les
marchesquatreàquatreetj’ailancéuncoupd’œilàGeorgiequim’arendumonregardinterrogateur.—Tuasentendu,femme?ai-jealorsgrondé,jouantlesmâlesbafoués.HenrytrouvequeKathleen
nemeressemblepas.Tun’asrienàmedire?Kathleens’estmiseàbraillerdeplusbelle.Samèreneréagissaitpasassezviteàsongoût.Georgie m’a adressé un petit sourire narquois et m’a tiré la langue. Kathleen a poussé un cri
strident.Samères’estempresséedeplongerlaminusculecuillèrequ’elletenaitdéjààlamaindanslepetitpotàlabananepournourrirnotreogreminiature.
—Ellene te ressemblepeut-êtrepas,Moïse,mais elle ahérité de tonheureux caractère.Aucundoutelà-dessus,tupeuxêtrerassuré,aeuleculotdemerétorquermonépouseadorée.
Maiselles’estblottiecontremoiquandj’airéponduàcetteagressioninjustifiéeparunbaiser.Çanemevexaitabsolumentpasqu’avecsespetitesfossettes,monadorablefilleressembleplutôtàsamère.
Enentendantune cavalcadedans l’escalier, jeme suis arraché à regret auxdouces lèvresdemachèreettendre.Deuxsecondesplustard,Henrytraversaitlacuisinepourvenirseposteràcôtédemoi.
—Tuvois?(Il tenaitunephotoetmel’agitaitsouslenez.)Moinonplus, jeneressemblepasàmonpère.
Jeluiaiprislaphotodesmainspourl’examiner.Elleétaitabîméesurlesbordsetavaitperdusonfini glacé, comme s’il l’avait souvent tripotée. Le visage de l’homme sur le cliché m’était familier,commetouslessportifsconnuslesontpour laplupartdesgens.AndréAndersonétaitassezcélèbreetplutôtadmiré.Ilsetenaitdebout,souriantàl’appareil,avecunpetitHenryd’environtroisansdanslesbras. Il avait l’air heureux, détendu. Son fils et lui portaient le maillot des Giants avec la casquetteassortie.
J’airendulaphotoàHenry.—Tuasraison:vousressemblezplutôtàvotremaman,Millieettoi.Jen’aimaispaslesphotos.Lesphotosdisaientrarementlavérité.Ellesmefaisaientpenseràces
vulgaires trucsdepolystyrènequ’onpeinturlureendorépourenfairedebellessculpturesbrillantesetmieux travestir leur fragilité cachée.Unephotovautpeut-êtremieuxqu’un longdiscours,mais ellenevautquandmêmepasgrand-chose.
— C’est parce qu’on a passé plus de temps avec elle, m’a expliqué Henry avec le plus grandsérieux,dustyle«Toutlemondesaitça,non?».
Commesilesressemblancesavaientplusàvoiravecl’éducationqu’aveclagénétique.Enunsens,cen’étaitpastoutàfaitfaux.Lestyle,lespetitesmanies,lespetitsdéfauts…toutçapouvaits’acquérir,êtreimité.
—Donc,sijepassebeaucoupdetempsavecKathleen,ellevafinirparmeressembler,tucrois?luiai-jedemandépouressayerdedétournersonattentiondelaphotodesonpère.
Henrym’ajetéunregardsceptique,avantdereluquermonbébégrognonavecsesmoustachesàlabanane,pourrevenirfinalementversmoi.
—Jel’espèrepourelle,a-t-ilrépondu.Georgies’estétrangléederireetj’aipoussédescrisdetriompheenlevantlamainpourqu’Henry
meprouvesasolidaritédansungestedecomplicitévirile.— Tu entends ça, Georgie ? Henry l’espère pour elle ! (Je frimais un max.) Ça veut dire, je
présume,quelepèredetafilleestplutôtbelhomme.Henry,quinevoyaitpasdu toutcequ’ilyavaitdedrôle,m’acarrément laisséplanté là, lebras
toujoursenl’air.C’estGeorgiequis’estdévouéepourmetaperdanslamainenmefaisantunclind’œil.—Sielleteressemble,toutlemondesauraquetuessonpère,adéclaréHenryd’untonsolennel,le
regardgrave.Etçalarendrafière.J’aihochélatête,toutsourireenvolé.— C’est pour ça que je vais à la salle de sport. Je veux ressembler à Tag, a-t-il ajouté, sans
s’adresseràpersonneenparticulier.
Ilaposélaphotoets’estmisendevoirderemplirlesquatrebolsdechili.Ilm’enatenduunetenaplacéunautreàproximitédeGeorgiemaishorsdeportéedeKathleen.Avantdeprendre lesien, ilaattrapélequatrièmebolpourl’emporterdanslesalon.Onaalorsentendulemagnétophones’arrêteretMillieremerciersonpetitfrère.Henryestrevenudanslacuisineet,sansunmotdeplus,aattaquésondîner.OnesttousrestéssilencieuxenentendantlavoixdeTagreprendresonrécit.
Lesgensquivoientnormalementn’arrêtentpasderemuerlatête.Cen’étaitpaslegenredetrucquej’aurais remarqué avant. Avant d’avoir passé un peu de temps avec Millie, je veux dire. Mais lemouvementestenliendirectaveclavue.Alorsquetoutlemondehocheettournelatête,lecorpssuivantladirectiondans laquelle lesyeux regardent,Millie, elle, économisait sesgestes.Ellene sedéplaçaitqu’avecprécaution,ledosbiendroit,latêtehaute,lesépaulesrejetéesenarrière,prêteàpompertouslesindicespossiblessurcequil’entourait.Ellenepenchaitpaslatêteverssespiedsquandellenouaitseslacetsetne la relevaitpasenentendant lasonnetted’uneboutique.Bouger la têtene luiaurait serviàrien.Ça ne lui aurait pas permis de récupérer des infos supplémentaires.Du coup, elle était toujoursparfaitementstoïque,toutenretenue.Cequiluidonnaituncôtémystérieux,étrange.Etceportdereine,digned’unegeisha,larendaitunpeuintimidanteaussi.
Pourmoi qui ne tenais pas en place –même gamin, j’étais déjà « très agité » paraît-il –, cetteimmobilitéavaitquelquechosedemagnétique.Etcetteconcentrationdetouslesinstants,cetteattentionportée aux moindres détails m’obligeait à prendre conscience de moi-même, de ma propre taille, del’amplitudeetdelabrutalitédemesgestes–d’oùcettefurieusetendanceàtoutcasser.J’aitoujoursétéquelqu’undephysique : plusdans le contactquedans ladistance,plus enclin à toucherqu’àparler–quoiquejemedéfendepasmalsurlesdeuxtableaux.Jemedemandaissi,dotéedelavue,Millieauraitautant donné dans le self-control ou si son attitude posée et sa patience n’étaient que des effetssecondaires de sa cécité. Le seul moment où elle se lâchait, c’était quand elle dansait, les mainsscotchéesàlabarre,latêteoscillantaveclamusiqueetlecorpsbougeantenrythme.
Dèsquej’enavaisl’occasion,j’allaisassisteràsonnuméro.Cen’étaitpastantpoursatenuehypersexy, ni ses longues jambes, ni son ventre plat, ni ses beaux cheveux brillants qui se balançaient encadence–quoiquej’aieremarquétoutçaaupremiercoupd’œil,forcément.Jesuisquandmêmeunmec,hein?Maistouteslesdanseusesduclubétaientbelles,mincesetmusclées.Etellesdansaienttoutestrèsbien.Pourtant,c’étaitMilliequejeregardaisetpasuneautre.Jelaregardaisparcequ’ellemefascinait.
Elleétaituniqueensongenre,uneénigmefaitefemme,familièreetàlafoiscomplètementétrangère.Jen’avais jamais rencontré quelqu’un comme elle. Enmême temps j’avais l’impression de la connaîtredepuistoujours.Et,depuislemomentoùj’avaisposélesyeuxsurelleetressenticechoc(unchocpile-poilentrel’extasebéateetlaconfusionlaplustotale),jen’avaispasarrêtédetomber,tomber,tomber,incapableque j’étaisdemeretenir, incapablededétourner lesyeux, incapablede faire laseulechoseintelligente à faire : gardermes distances.Mais bon, personne nem’avait jamais reprochémon excèsd’intelligence.
Et voilà qu’elle se tenait là, parfaitement immobile aumilieu de la salle bondée – la foule quigrouillaitautourd’ellelacontournaitcommeunrocher–,lesyeuxouvertssurl’obscurité,maisouvertsquandmême.C’estsonimmobilitéquiaattirémonattention.Saposturededanseuse:droite,tonique,têtehaute,lesbraslelongducorps,souples.Elleattendait.Oubienelles’imprégnaitjustedel’ambiance.Jen’ensavaistroprien,maisjen’arrivaispasàdétacherlesyeuxdececharmantspectacle.Toutlemondes’agitaitautourd’ellesanssemblerlavoir.Saufquelquesraresquijetaientuncoupd’œilexaspéréàcevisage inexpressif qui paraissait les ignorer, alors qu’ils devaient se serrer pour l’éviter, avant de serendrecomptequ’ellen’étaitpas«normale»etdepartirencourant.Commentçasefaisaitquepersonnenelaremarquaitvraiment,alorsqu’elleavaitaimantémonregarddèsmonarrivée?Elleportaitunerobebleue.Un bleu pâle qui donnait l’impression que ses yeux étaient de lamême couleur. Elle avait lescheveux brillants, les lèvres rouges, et tenait sa canne telle une barre de pole-dance, se balançantlégèrementenrythmeaveclamusiquecommesielleavaitenviededanser.Ellen’étaitjamaisvenueaubarlessoirsoùonfaisaitnight-club–jel’auraisrepérée.
Çafaisaitpresqueunesemainedepuislebaiser.Millieavaitassurésesshowscommed’habitudeetse montrait souriante, calme, sereine, effacée, tranquille dans son coin : fidèle à elle-même. Jem’attendais àdevoir lui donnerdes explications, à êtreobligéd’arrondir les angles. Jen’allais pasycouper,forcément.Maisàlavoir,Millienesemblaitpasaffectée.Oupeut-êtrequ’ellem’avaitjustedéjàcatalogué.Jen’enavaisaucuneidée,mais j’étais toutà lafoissoulagéetvexéqu’ellen’aitmêmepasessayédememettreaupieddumur.Non:touslessoirsoùelletravaillait,jelaraccompagnaischezelle,commejel’avaisdéjàfaitdesdizainesdefoismaintenant,etondiscutaitcommedevieuxamis.Parfoisjeme prenais à laissermes yeux s’attarder sur elle un peu plus longtemps, à regarder sa bouche et àpenser à elle, même quand on n’était pas ensemble. J’avais tendance à me lâcher un peu trop avecMillie:jen’avaisjamaisbesoindecachermesémotionsnidemaîtrisermesexpressions.Jepouvaislaregardercommeunmecregardaitlafemmedesavie.Etellenes’enseraitjamaisdoutée.
Ellene sedoutaitd’ailleurspasque j’étaisen trainde la regarderàcemomentprécis.Mêmesij’espéraisbienqu’elleétaitvenuepourmoi.Jemesuisexcuséauprèsdemes«invités»pourmedirigerverselle.Ellen’apastournélatêtedansmadirection,maisrienqu’àvoirlafaçondontsonmentonseredressaitetsesnarinessedilataientlégèrement,ellem’avaitentenduarriver.J’aiattrapésacanneetjel’aicaléecontreunebanquette.Etpuisj’aiposéunemainsursatailleetprissamaindel’autre.J’étaisungossederiches,non?Mamamanm’avaitappristoutcequ’ungossederichesdoitsavoir:danser,lesbonnesmanières,touscestrucsquifontdemoiunembobineurdepremière.Touscestrucsquiinspirent
confianceetmefilentunpeulagerbe.MaisMillieavaitenviededanser,çacrevaitlesyeux,etpersonnenel’invitait–encoreunechance:jenesaispassij’auraispusupporterdelavoirdanseravecunautre.
Quandjel’aiserréecontremoi,ellearetenusonsouffle,j’aibienvu.Etjen’aipaspum’empêcherderetenir lemien.Toutecalmeetposéequ’elleétait,ellen’étaitpasdebois,AmélieAnderson :elleaussilasentait,cetteputaindevibration.Elleentendaitlapetitemusique.Pasquestiondeluifairefaireletourdelapistedansunpaschassédébilefaçoncountry.Jesavaiscequedanservoulaitdire.Et,pourdanser,onallaitdanser!
—Tusaisvalser,moncœur?Elleaarquéunsourcildédaigneux.—C’estquilapro,ici,David?—Jevérifiaisjustequetupourraismesuivre,darling.J’enrajoutaiset,quandelles’estétranglée,j’aieuunmaldechienàgardermonsérieux.Cequine
l’apasempêchéedeposergracieusementlamainsurmonépaulepourmesignifierqu’elleétaitprête.— Bon, on danse ou vous avez juste l’intention de rester accroché à moi comme à un porte-
manteau?m’a-t-ellebalancéavecunpetittressaillementd’impatience.—Ohmaiscertainement,mademoiselle!Dansons.Surce,jel’aiplaquéecontremoi.Siétroitementqu’elles’estretrouvéesurlapointedespieds,les
seinsécraséscontremontorse,lesjambesemboîtéesentrelesmiennes.Elles’estpourtantglisséedanslemouvementsanseffort,adoptantaussitôtmacadence,monallure,s’accordantàmespas.Ontournoyaitsurlapiste.Un-deux-trois,un-deux-trois,un-deux-trois.Ettoutlemondenousregardait.Pluspersonnenevalseaujourd’hui.Maisnous,onassuraitleshow.Millieavaitlesyeuxfermés,leslèvresentrouvertesetlesjoueslégèrementempourprées.
Danssachanson,RayLaMontagnedisaitavoirété«sauvéparunefemme».Jevoulaisbienlecroire.«Ellenemelâcherapas,gémissait-il.Ellenemelâcherapas1.»Jechantaisavec lui,mes lèvreseffleurant lescheveuxdeMillie,quia légèrement levé levisage
versmoi, toutouïe.Etpuisunautremorceau s’est fonduaupremier–uneautre chanson sur lemêmetempo.Etpuisencoreunautre.JemesuispromisdefileruneprimeàmonDJ:ilsavaitcequ’ilfaisait,l’animal.Etjeconnaissaistouteslesparolesparcœur.
Danslafoulée,ons’étaitdégotéunfan-club–bienqueMillienepuissepaslesavoir,forcément:unepetitebandedenanasquis’étaientregroupéesauborddelapiste,lesyeuxbraquéssurnous.Jemesuisalorsrenducomptequej’avaiscouchéaveclesquatre.Etquejen’avaisjamaisdanséavecaucune.Kara,Brittney,EmmaetLauren.Ellesétaientcopines?Lavache!Jenesavaispasqu’ellesétaienttoutescopines.Ellesvenaientaubarets’entraînaientàlasalle.Quandj’aicroiséleregarddeBrittney,jeluiaifaitunclind’œil.Ons’étaitquittésenbonstermesetjenevoyaispaspourquoijen’auraispasétésympaavecelle.En fait, jen’avais eude relationvraiment sérieuseavecaucune.Enmême temps,vu la têtequ’ellestiraient,peut-êtrequemamémoiremejouaitdestours…
Brittney s’est détachée du groupe pour traverser la piste, comme si elle arpentait un podium dedéfilé et que j’étais un photographe demode venu faire un shooting. J’aurais dû éloignerMillie.Unesimplepirouetteauraitsuffi.Mais lapisten’étaitpastrèsgrande.EtBrittneysemblaitbiendécidée.Àquoi?Onn’allaitpastarderàlesavoir.
—Àmontour,Tag!Quiauraitpudevinerquetusavaisdanser,chéri?a-t-elleroucouléd’unevoixsirupeuse,toutmieletparfumvanillé.
Elleestvenueseblottircontremoiensecramponnantàmonbiceps,ignorantdélibérémentlefaitquej’étaisdéjàentraindedanseravecuneautre.
Millies’estraidieetaussitôtécartée.Jel’airetenueparlamain.—JedanseavecMillie,là.Laprochaine,OK?Brittneyafaitlamoue.Cegenredemouequefontcertainesfemmesquandellesontvraimentenvie
devousarracherlesyeuxets’efforcentdegarderlesourire.Etellerestaitaccrochéeàmonbras.—Allez,Tag.Tumevexes,chéri.Tunevaspasmedirenonquandmême!Cettefois,Millies’estcarrémentdégagée.—Mettez-moidansladirectiondemacanneetdites-moiàquelledistanceellesetrouve:dixpas?
Vingt?Nevousinquiétezpaspourmoi.Çaira.EllesetenaitdroitecommeunIetsonvisagenetrahissaitpaslamoindreémotion.—Laisse,Tag.Ellevas’ensortir,m’aassuréBrittneydesavoixmielleuse.ElleétaitparfaitementconscientequeMillieétaitaveugle,c’étaitclair.—JedanseavecMillie,Britt.Montonétaitfermeetmavoixglaciale.J’aijetéuncoupd’œilauborddelapisteverslabandede
nanasquis’étaient rapprochéespourassisterà lascène.Ellesmeregardaientensemarrant,commesitoutçan’étaitqu’unebonneblague.
—Situledis.Brittneym’alâchélebras,genretotalementdécontractée,ets’estretournéeavecunelenteurétudiée,
samoueboudeuseauxlèvres,pours’éloignerd’unpasnonchalant.Lemorceauétaitfiniet,danslequartdesecondequiasuivi,aumomentoùuncalmerelatifrevenait,
savoixaretenti,hautetclair:—Tun’esqu’unbaiseurprofessionnel,Tag:tucouchesvraimentavectoutlemonde.Franchement,
c’endevientpresquegênant,m’a-t-ellebalancépar-dessussonépaule.Quelquesriresontfusé.—C’estàquiletour,maintenant?a-t-ellerenchéri.—J’aijamaisprétendulecontraire,luiai-jerépliqué,enadressantunlargesourireàsabandede
copines.Lesriressesontpropagésetuntype,quisetrouvaitàcôtédemoi,m’aassénéunegrandeclaque
dansledospourmeféliciter.MaisMillien’avaitpasl’airdetrouverçadrôledutout,elle.Merde!J’avaisgardésamaindanslamienne.Maisnoscorpsnes’épousaientplus.Jenevoulaispourtant
pas quitter la piste. Hors de question de donner à Brittney la satisfaction de nous avoir séparés.
Jusqu’alors, le DJ avait fait ce qu’il pouvait, enchaînant trois chansons romantiques. Peut-être qu’ilcroyaitmefaciliterlatâcheenpoussantJustinTimberlakeàfond.LesbassesdeSexyBackm’ontpilonnéleventre,provoquantunaffluxdenouveauxdanseurssurlapistequiontfaitplusoumoinsécranentre«notrepublic»etnous–quoiquepasencoreassezàmongoût.JecherchaisunprétextepourpouvoirserrerdenouveauMilliedansmesbras,maisjen’étaispaspersuadéqu’elleauraitenviedeseprêteraugenredecollé-serréqueJTexigeait.
Jeme suis rapprochéd’elle jusqu’à cequenos corps se touchent et je lui ai dit à l’oreille pourqu’ellepuissem’entendremalgrélamusique:
—Toujoursenviededanseravecun«baiseurprofessionnel»?Seslèvresontcaressémajouequandellem’arépondu:—Çadépend.Onnousregarde?J’ai jeté un coup d’œil circulaire. Entre les voyeurs bavant de curiosité et les bonnes âmes
apitoyées,onétaitcernés.—Ouais.Çamatesévère.—Parfait.Alors,allons-y.Ellem’apassélesbrasautourducouenm’adressantunlargesourirecomplice.Etj’aiencoresenticetteputaindevibration.Sifortquej’enaieulesjambesencoton.Jesuispartid’ungrandéclatderireenpoussantdespetits«Houhouhou!»depure jubilation.
D’autrestêtessesonttournées.Ehbien,qu’ilsserincentl’œil,siçalesamusait!—Millie,jet’adore.—Venantd’undragueurprofessionnel,jesuisflattée!Ellemevannaitenplus!Etpuisplusquestiondediscuter:jemesuisconcentrépouressayerdelasuivresurlapiste.C’est
quec’étaitunesacréedanseuse,cettefille!Ellegardaitunemainposéesurmoienpermanencepoursestabiliser, rester centrée, ancrée, et cette danse… jamais rien vu d’aussi sexy de ma vie. Torride !Commeellenepouvaitpasmevoirdanser,çamedésinhibait.Ducoup, j’ai totalementzappélesgensautourdenousetjemesuiscarrémentlâché.
Onadansé,dansé,dansé.Onn’apasarrêté, jusqu’àêtre tous lesdeuxennage.Millie avaitdesmèchescolléessurlefront,surlesjoues;sapeauluisaitetellerayonnait.Quantàmoi,j’étaisàboutdesouffle.Etçatenaitmoinsàladansequ’àmapartenaire.Millieétaitinsatiable.Ellemefascinait.Et,là,d’uncoup,jenelavoulaisplusquepourmoi.
J’ai attrapé deux petites bouteilles d’eau derrière le comptoir, en vérifiant au passage que toutroulaittranquillementaubaretquelenouveaumanageuravaitlasituationbienenmain.
Milliem’attendait, appuyée sur sa canne. J’ai récupéré sonmanteau et on a filé par la porte deservice.Samainaucreuxdemoncoude,lemartèlementétouffédesbassesimitantlesbattementsdemoncœur,onainspirél’airfraisdelanuit.
Onadescendunosbouteillesd’eauensilence.PuisMillie,avecunsoupir,arefermélasienneetl’aposéesurlereborddelafenêtrepourpouvoirreleveràdeuxmainslescheveuxdanssanuque.Elleavait
refusédemettresonmanteauendisantqu’elleaimaitlasensationdel’airfraissursapeau.Elleretenaitsa chevelure sur le sommet de sa tête, ses bras déliés levés bien haut, la tête penchée en avant, et jecontemplaiscecharmantspectacle,biencontent,unefoisdeplus,denepasavoiràcachermonregardadmiratif.
J’aisoupiréàmontour.—Jesuisdésolé.—Dequoi?—Jesuisunpeudragueurquandmême.—Jesais.—Etçanetedérangepas?—Çanemeconcernepas.J’enaiquasimentavalédetravers.—Ahnon?Etqu’est-cequitefaitcroireça?—Sijemesouviensbien,j’aiétéobligéedetesupplierpourquetutedécidesàm’embrasser.Elleétait encore repasséeau tutoiement.Ellea laissé sescheveux retomber sur sesépaulespour
refermer ses bras sur sa poitrine.Chez n’importe quelle autre fille, j’aurais pu penser que c’était unetactique pour attirer mon attention sur la courbe avantageuse de ses seins – ça marchait à merveilled’ailleurs.Maisellenepouvaitpassavoirquelparfaitécrinelleleuroffrait,nicommentleclairdelunenacraitsapeau.
—Et,sijemesouviensbien,jemesuisfaitunplaisirdetesatisfaire.J’avais prisma plus belle voix de crooner. Elle n’a pas souri, pourtant. Elle n’a pas cherché à
discuternonplus.Ellen’amêmepasrépondu.J’étaislargué.Aupointderedire:—Jesuisdésolé.—Dequoi?a-t-ellerépété.—SiBrittneys’estmontréeinsultante,c’estàcausedemoi.Àcausedecequejesuis.Pasàcause
detoi.Tulesais,hein?—Ellesdoiventêtretellementperdues.—Qui?—Toutescesfillesquetuasconnues.Çam’afaitmarrer.—Pourquoi?—Parce que tu passes du temps avecmoi.Tudanses avecmoi.Tu es parti avecmoi.Et tume
raccompagneschezmoipresquetouslessoirs.J’aiattendulasuitesansbroncher.—J’avouequemoiaussijesuisunpeuperdue,David.Elleparlaitd’unevoixdouce,maiscen’étaitpaspartimidité.Millien’étaitpastimide.Çafaisait
partiedeschosesquej’aimaischezelle.
J’étaisaussiperduqu’elle,enfait,etjenesavaispastropquoiluidire.—Tum’appellestoujoursDavid.Pourquoi?—ParcequeDavidça tevacommeungant, a-t-elleaussitôt répondu,me laissant sansprotester
changerdesujet.—Etc’estcensévouloirdirequoi,ça?—Lesprénomsontunesignification.Ilyatellementdeparentsquines’occupentquedelafaçon
dont un prénom sonne ou s’épelle. Je me demande combien prennent le temps de chercher ce qu’unprénomsignifie.Ou,dumoins,quel sens ilapoureux.Est-cequec’est leprénomd’unmembrede lafamille qu’on aime particulièrement ? Est-ce que c’est le nom d’un endroit qui rappelle de bonssouvenirs?Ouest-cequ’ils’agitjusted’appelerparexemplesafilleAshleyorthographiéA-S-C-H-L-E-I-G-Hrienquepourse faire remarquer?Dans l’Utah, toute religieusequesoit lapopulation, lesgenssont doués pour donner des prénoms sans âme et dépourvus de sens, mais avec une orthographeproprementgrotesque.
—Ah!C’estdoncpourçaqueMoïseetGeorgien’ontpasvouluappelerleurfilleTaglee.Quelledéception!Çam’amortellementvexé.
Elleapouffé.Etsoupiré,atterréeparmonhumour.Cequiétaitexactementlebutrecherché.—Bond’accord.TudisqueDavidçamevacommeungant.Etalors,çaveutdirequoi,David?—«Chéri,aimé».—«Chéri,aimé»?Nonmaistuplaisantes,j’espère!Jelajouaisoffusqué,d’untonsihautperchéquej’avaisdumalànepasmemarrer.—Absolumentpas.Tueslechéridecesdamesettoutlemondet’aime.—Maispastoi?Putain.Fallaitvraimentquej’arrêteça.—C’estparcequemonprénomveutdire«travailleuse»etqueçarimeavec«sérieuse».—«Travailleuse»?—Oui.C’estlasignificationd’Amélie,«travailleuse».EtHenryveutdire«maîtredemaison».
Rôlequ’ilassumeavecgrandplaisiretqu’ilprendtrèsausérieux,luiaussi.—Etcomment!Jerigolaisdoucement.—Enparlantd’Henry,ilfautquej’yaille.—Jeteramènecheztoi.—Nan.Retourneaubar.Moi,j’aienviedemarcher.—Amélie…J’étais furieux parce qu’en réalité je n’avais pas le temps de la raccompagner et de revenir : il
fallaitquejem’occupedubar,elleavaitraison.Jedevaisvoircommentleschosessepassaientetaussimefairevoir.J’avaisdesmainsàserreretdesrelationsàcultiver.J’avaisnégligémesdevoirsd’hôtedepuistroplongtemps.Beaucouptroplongtemps.
J’aiquandmêmeinsisté:
—Cen’estpassûr,Amélie,unpointc’esttout.— En dehors du bar, tu n’as aucune responsabilité enversmoi, David, m’a-t-elle fait gentiment
remarquer.J’aienviedemarcher.J’aimemarcher.Jerentraischezmoiàpiedavantdeterencontrer,etjecontinueraiàrentrerchezmoiàpiedaprès.
J’airavaléunjuron.—Tum’appelleras,alors?OutudemanderasàHenrydem’appeler?Justepourmedirequetues
bienarrivée,OK?S’ilteplaît?—D’accord.Elleahoché la tête. Je l’ai regardéeenfiler sonmanteau, leventrenoué. Jen’aimaispas lavoir
rentrertouteseuleàonzeheuresdusoir.Elleaplantéfermementsacannedanslesol,biendroite,etelleatendusabouteillevidedevantelle,s’attendantmanifestementàcequejelaprenne.Cequej’aifait.Aupassage,nosmainssesontfrôléesetonatouslesdeuxsursauté.Commesionnevenaitpasdepasserplusd’uneheureàdansercollé-serré.
—Tusais,David,tuastort.—Surquoi?—Messignesrévélateurs.—Tes«signesrévélateurs»?Jenesuivaispas,là.—Ilyadéjàeuquelqu’un,avant.Jel’airegardéesanscomprendre.Etpuisj’aitilté.Etjemesuisprislaréalitéenpleineface.La
nuitoù je l’avais embrassée.Lanuitoù je lui avaisdemandé si elle était viergeetoù je lui avaisditqu’ellementaitquandellem’avaitrépondunon.
Déjà,elles’éloignait,aurythmedestac-tac-tacdesacanne,enmesaluantd’unvaguesignedelamain.
Je l’ai regardée descendre la rue d’une démarche un peu chaloupée, comme si elle entendaittoujoursRayLaMontagnechanter.Cettefois,j’aijuréensourdine,etjemesuisdirigéversmonpick-up.Ellepouvaittoujoursmarchersiçaluichantait.Maisj’allaisquandmêmem’assurerqu’ellearriveraitàbonport.Jel’aifiléeàdistance.Jel’aivuetourneraucoindelarueetjel’aisuivieauralentijusqu’àcequ’elleaitouvertetrefermésabarrière.Etpuisj’aifaitdemi-tourpourreveniraubarpiedauplancher.Putain,j’étaiscarrémentpathétique!
Quelquessecondesplustard,Henrym’envoyaituntextopourmerassurer,exactementcommeMilliemel’avaitpromis:
Amélieestrentrée.Ellea l’air triste.MohammedAlipratiquait l’abstinencejusqu’àsixsemainesavantsescombats.
J’aiéclatéderireetjuréenmêmetemps.Apparemment,toutlemondemeprenaitvraimentpourun«baiseurprofessionnel».
1.«I’vebeensavedbyawoman.Shewon’tletmego…»(TroubledeRayLaMontagne).
S
12.
amediaprès-midi,Henryadébarquéàlasalle.SansMillie.Çam’aunpeuétonné,vuquejusqu’àprésent elle était toujours venue avec lui.Mais je n’ai rien dit, ignorant délibérément cette petite
crispation au creux de mon estomac. Déçu, moi ? Bien sûr que non… Ses mots me sont subitementrevenusàl’esprit:«Ilyadéjàeuquelqu’un,avant.»Ets’ilyavaitquelqu’unmaintenant?Quelqu’undel’écoledanslaquelleellebossaittouslesmardis,parexemple?Oupeut-êtrequeRobinluiavaittrouvéunnouveaurencard?Milliedisaitqu’elledétestaitça.Maisilyatoujoursl’exceptionquiconfirmelarègle.
Contrecoupdeladéceptionouquestiond’habitude,j’aiunpeuprolongélaconversationavecunedesfillesquicombattaientpournous.J’airendusonaccoladeetsonsourireàDeanna–unejolieroussequej’avaisinvitéeunefoisoudeuxàdîner–etcorrigélapositiondedeuxdemesclientessurleurpecdeck–destinéàtravaillerlespectoraux–,commetoutbonpropriétairedeclubdesportquiserespecte.Desoncoindetapis,làoùCoryluimontraitcommentexécuterunduck-under–unetechniquedeluttepourpassersouslebrasdel’adversaire–,Henrym’alancéunregardnoir.
Ilavaitpeut-être l’impressionque jenem’occupaispasassezde lui?J’aidoncpris laplacedeCory et j’ai commencé à le bombarder d’instructions et à critiquer son état de forme – lamentable –chaque foisqu’il essayaitd’exécuterunmouvement.Sesgestes étaient saccadés, il serrait lesdents etsemblaitauborddeslarmes.
—Henry ! Qu’est-ce qui se passe, mon gars ? On est juste là pour apprendre deux, trois trucshistoiredepouvoirfrimerdevantlesfilles.Relax,mec!
Jeluiaiébouriffélescheveux.
Henryabrusquementrepoussémamainets’estsoudainjetésurmoienmebalançantunevoléedecoupsdepoing.J’enaiprisunàl’estomacetl’autrem’afrôlélamâchoire.
—Ouah!Jememarraisàmoitiéquandjeluiaifaitundoublelegpourlebalancerentraversdemesépaules,
genrechampiondecatchtriomphant.Jemesuisredresséenrugissant,commesi j’étaisHulkHoganouTheUndertaker,puis je l’ai fait tournoyer tandisqu’il sedébattait farouchement. Jusqu’àceque jemerendecomptequ’ildonnaitdevraiscoupsdepiedetmemartelaitledoscommeunebrute,pascommes’ils’amusaitoufaisaitl’imbécile.Jel’aiimmédiatementreposé,enl’attrapantparlesépaulesaucasoùil serait étourdi. Demon côté, je l’étais un peu et j’ai essayé de reprendremes esprits.Mais Henryn’avaitpasl’intentiondelâcherl’affairesifacilement.
Ilétaitécarlateetmoulinaitdesbrasàtout-va.Jeluiaiposélamainsurlefront,commelefaisaitmonpèrequandj’étaispetit,pourlemainteniràdistance.
—Henry!Hé,c’étaitjustepourjouer!Calme-toi.Iln’enaqueredoubléd’effortspourmieuxmedérouiller,avecsesbrasgroscommedesbrindilles
etsesgenouxcagneux.—Henry,jefaisaumoinscinquantekilosdeplusquetoi:tupeuxpasrivaliser,gamin!—ManuteBolfaisaitdeuxmètrestrenteetun!a-t-ilbraillé.Les gens ont commencé à se retourner. Soufflant comme des bœufs, Axel et Mikey avaient
interrompu leurentraînement sur les tapisd’àcôtéetnous regardaient.Axel s’est levépour sedirigerversnous.
—Put…Jemesuisretenuàtemps.Chaquefoisquejejurais,Henryavaitl’airàmoitiétraumatisé.J’avais
étéobligédemettrelesgarsàl’amendepourtousces«grosmots»dontonassaisonnaitallégrementnosphrasesàlongueurdejournéesansypenser.Onavaitdéjà,danslebureau,uneénormebonbonned’eaurempliedepièces.
—Vafalloirquetum’expliques,là,Henry.Jen’avaispasenlevémamaindesonfrontqu’ilmeressautaitdessus.Quandilacommencéàme
boxerletorse,jeluiaiimmobilisélesbraslelongducorps.Ils’estimmédiatementmisàmedonnerdescoupsdetête–pastrèsefficaces,vuquelesommetdesoncrânenem’arrivaitmêmepasaumenton.Ilm’asuffidecourberlecou,l’inclinantlatéralementpourluicoincerlatêteentremajoueetmonépaule,comme le font les boxeurs quand ils tentent de gagner du temps et de reprendre leur respiration.Trèsexactement ce que j’essayais de faire, d’ailleurs, tout en me torturant les méninges pour comprendrepourquoiHenryétaittellementfuraxàproposd’unbasketteurdedeuxmètrestrenteetun.
—Henry!(Jeluiparlaislenezenfouidanssatignasseenpétard–bienobligé.)Henry,jepigepascequ’ilsepasse!
—Legrand-pèredeManuteBolavaitquaranteépouses.Ilavaitunpeubaisséd’unton,maislarageétaitencorelàet,souslarage,leslarmesmenaçaientde
sortir.Ilnes’endébattaitpasmoins.Aucontraire.
—Sérieux?(Jemesuismarré,enespérantqueçaallaitl’aideràsedécontracter.)Sacréveinard!D’unmouvementbrusque,Henryapresqueréussiàsedégager.Assez,entoutcas,pourmefilerun
coupdebouleaumentonetm’éclaterlalèvre.Jel’aiaussitôtlâché,crachantdusangenmêmetempsquetousles«grosmots»demonrépertoire.
Jedevaisenêtreaumoinsàdixdollarsd’amended’uncoup.—C’étaitpasunveinard!a-t-ilrugi,avantdesedirigeraupasdechargeversleborddutapisoùil
arécupérésonsacdesportetsonsweat-shirtpourfilerverslasortie.Complètementlargué,jen’aipuqueleregarderpartir,sidéré.—Ilt’enveut,acommentéAxel.Commesijenem’enétaispasaperçu.—Ouais.Etsalement.Tulesavais,toi,quelegrand-pèredeManuteBolavaitquarantefemmes?J’aifailliéclaterderire.Henryavaitunefaçondecommuniqueràs’arracherlescheveux.—C’estqui,ManuteBol?m’ademandéAxelenfronçantlessourcils.—Unbasketteur.UndesplusgrandsdetousceuxquiontjouéàlaNBA.Soudanais,j’crois.—Mmm.Peut-êtrequ’Henryappréciepastropquet’aiesquarantenanas,mongrand.Çam’afaitdrôled’entendreAxelutiliserlamêmeexpressionaffectueusequeMillie.—Hein?Maisnon,je…—Si,si,Tag.Axelm’adressaitunsourirecomplice,commes’ilétaitfierdemoi.—Henry!J’aitraversélasalleenunéclairpourtenterderetenirHenryquipassaitdéjàlaporte.Ilnem’apas
attendu.Etj’aibiendûcourirlamoitiédelarueavantdelerattraper.—Henry,lesfillesdelasalleetlesfillesdubarnesontpasmescopines.Enfinsi,c’étaientmescopines,maispascommetoutlemondel’imaginait.J’aimaisbienlesfilles,
lesfillesm’aimaientbien,maisiln’yavaitriendesérieuxlà-dessous.Cesfillesétaientdescopines,pasmespetitescopines.
—EtAmélie?m’a-t-illancé,toutencontinuantàmarcher.—Millien’estpasmacopinenonplus.—Vatefairefoutre,Tag.Netetsansbavure.J’enauraispresquesautéauplafond.Pourunefoisqu’ils’exprimaitdemanière
simpleetdirecte.Maismonenthousiasmeaviteétédouchéquandj’airéalisécequ’ilvenaitdedireetletondéfinitifaveclequelill’avaitdit.
Henryacontinuésaroutepourrentrerchezluietjel’airegardés’éloignersansbouger.
J’aifrappéàlaportedesAndersonledimanchesoir,peuaprèsseptheures.Ilm’afalluinsisterunpeupourobteniruneréponse.J’étaisàdeuxdoigtsdejeterl’éponge,quandHenrym’aouvert.Ilahésitécommes’iln’étaitpastrèssûrdesavoirs’ildevaitmesalueroupas.
—Salut,mec!Quoideneuf?Ilahaussélesépaules.—Jepeuxentrer?Ils’estécartépourmelaisserpasser,lesyeuxscotchésauplancher.Ilarefermélaportederrière
moisansm’accorderunseulregard.Ilétaittoujoursenrognecontremoi,apparemment.—Henry?Jeluiaifiléunepetitebourrade.Lapluslégèreetlaplusamicalequej’aiejamaisdonnéedema
vie.Ilaimmédiatementserrélespoings.Ouaip,ilm’envoulaitencore.—Avant 1900, les combats professionnels duraient jusqu’à cent rounds, a-t-il débité d’une voix
monocorde.—Etonenestàcombien,mongars?Parcequejecroispasquejevaispouvoirdurercentrounds
contretoi.Jelâchel’affaire.T’asgagné.— On lâche rien, a rétorqué Henry, la mâchoire crispée, exactement comme je le lui répétais
régulièrementàl’entraînement.—Onlâcherien.Saufquandonatort.Etj’aieutort.Jesuisdésolé,Henry.—Amélie?Jel’auraisprisdansmesbras.Cen’étaientpasdesexcusesqu’ilvoulait.Ilvoulaitdesréponses.Et
ça,c’étaitquelquechosequejerespectais.—Amélieestspéciale.Elleressemblepasauxautresfilles.Elleressembleàaucunedesfillesque
j’ai…fréquentées.Etjel’aimebeaucoup,Henry.Jel’aimevraimentbeaucoup.Maisaimerquelqu’unquia besoin de toi d’une façon très particulière, qui va compter sur toi d’une façon très particulière, çaimplique encore plus de responsabilité. Il faut que je sois bien sûr d’être prêt à prendre cetteresponsabilité.Tucomprends?
—Onutilisaitautrefoisdesvessiesdeporccommeballonsderugby,adéclaréHenryàvoixbasse.—Tumetraiteraispasdeporc,parhasard,Henry?Ilaesquisséunsourire,risquantuncoupd’œildansmadirection.Avantdesemettreàpoufferen
imitantdesgrognementsdecochon.—Maisoui!(Jememarraisaveclui.)Jecroisbienquec’estlapremièrefoisquejet’entendsfaire
uneblague!J’aivoululuipasserlebrasautourdesépaules,maisilaexécutéunparfaitduck-underets’estjeté
dansmesjambes,exactementcommeCoryleluiavaitappris.J’aisaluécetteperformanced’unsifflementadmiratif, avant de me baisser pour refermer mes bras sur son torse et de lui lever les jambes à laverticale.Vuqu’ilavaittoujourssesbrasautourdemescuisses,ils’estretrouvélatêteenbas.
—Dansmacatégorie,jesuislemeilleur!Dis-le,Henry.Dis:«Tag,t’eslemeilleurlutteurdetoutl’univers!»
—GeorgesSt-Pierreestlemeilleurlutteurdel’univers!a-t-ilcouinéenmelâchantlesjambes.—St-Pierre ! (J’ai rugi en le soulevant encore plus haut.) Certainement pas. Tag Taggert est le
meilleurlutteurdel’univers.Allez,dis-le!—ChuckLiddellestlemeilleurlutteurdel’univers!a-t-ilbraillé,àboutdesouffle.—Quoi?Ilestcarrémenthorscircuit!Enmêmetemps,qu’est-cequej’auraispasdonnépouravoirLiddelldansmonéquipe!—TagTaggertestlepirelutteurdel’univers!Henrysegondolait.Ilétaitpliéderireetilavaitlesjouesenfeu,aussirougesquesescheveux.Je
luiaifaitexécuterunsoleilpourleremettred’aplombetilachancelé,sansarrêterdesebidonner.Jel’aiaidéàretrouversonéquilibreetluiaijetéunregardnoir,enmodefilmmuet.
—Lemeilleur.Lemeilleurlutteurdel’univers.C’estcompris?— Ronda Rousey est la meilleure lutteuse de l’univers, a-t-il haleté, entre deux gloussements,
déterminéànerienlâcher.J’aiexploséderire,enlevantlesmainsauciel.—Ilsepourraitbienquetum’aieseu,surcecoup-là.Enparlantdefemmesbadass,oùestlajolie
Millie?Henrys’estsoudainfigé,dressantl’oreille,puisadésignéleplancherdudoigt.Maintenantquejene
faisaisplusautantdeboucan,jepouvaisentendrelemartèlementdebassesquiprovenaitdelacave.—Enbas?Tumeguides?Ilatournélestalonssansrépondrepuisatraversél’entrée,lacuisine,lesalonet,finalement,une
grandebuanderie.Lapièceétait impeccablement rangée, comme le restede labaraque, et j’ai toutdesuiteremarquélesstickersenBraillesurlespaniersàlinge:ungrosblancetunencoreplusgranddecouleurrouge.Jenem’étaisjamaisaventurédanscettepartiedelamaison.QuandHenryadésignéuneportedudoigtavantdebattreimmédiatementenretraite,jemesuisditque,quoiqu’ellesoitentraindefairedanslacave,çan’intéressaitpassonfrère.
Derrièrelaportedescendaitunétroitescalier.Quim’atoutdesuitefiléletournis.Rienquedeleregarder,j’enavaislesmainsmoites.Jen’aimaispassavoirMillieobligéedenégociercesmarchesenaveugle.Avantquejen’aieeuletempsdelesrefouler,j’aiétébombardéd’imagesoùellebasculaittêtelapremièrepour s’écraser sur lebéton.Çam’acarrémentcramé lecerveau.MaisMillieavaitgrandidanscettemaison:elleavaitprobablementmontéetdescenducetescalierdesmillionsdefois.Etellen’apprécieraitsansdoutepasquejelajouegrosmacho.N’empêchequejemesuistenuàlarampe,moi–depuisquandj’avaislevertige,aufait?LamusiqueétaitsifortequeMillienem’entendraitsûrementpasarriver.Jedevraispeut-êtrem’annoncer,non?J’étaispresqueenbasdesmarches,quandlamusiques’estarrêtée.Quelqu’uns’estalorsmisàsiffleretàapplaudir.Jemesuisfigé.Jenepouvaisrienvoir,cachéparlecoindumur.
—Jen’aipasl’airridicule?Jenem’entirepastropmal?J’aiimmédiatementreconnulavoixdeMillie.—Nonmaisjerêve!Qu’est-cequeturacontes,Amélie?
C’étaitRobin,sacousine,quej’avaisvuecefameuxsoiraubar.Àpartsafaçondeparlertypiquedelapétasselocalequejedétestais,soitditenpassant,elleavaitl’airplutôtsympa.
—Tut’ensorssuperbien,machérie!Ettupratiquesdéjàgenreplusieurssoirsparsemaine.—Mais je n’ai encore jamais essayé ce mouvement. Je ne sais pas ce que ça donne quand je
l’exécute.J’ail’impressiondebienlefaire,mais…Tropcurieuxpourrésister,j’airisquéuncoupd’œilàl’angledumur.Appuyéecontreunelongue
barreverticale,Améliemefaisaitface.Ellen’étaitpastrèscouverte:undébardeuretunshortTagTeamnoirs. Elle avait relevé ses cheveux en une queue de cheval haute et elle était pieds nus. Robin metournait le dos (encore heureux !). Je l’ai vue tirer doucement Millie par les poignets pour la faireapprocher.
Leplusnaturellementdumonde,elleaalorsfaitglisserlesmainsdeMilliesursontorse,luifaisanttouchersespoignéesd’amour,lescourbespleinesdeseshanchesetlesrondeursdesonventrerebondi.
—Jen’airienvécudeplusérotiquedepuisdesmois.Jesuis troppathétique,a ironiséRobinenlâchantMillie.
Jemesuisditquejel’aimaisbien,finalement.—Et,maintenant,touchetoncorpsàtoi,Amélie,apoursuiviRobin,enreculant.Millie aobéi, faisant courir sesmainsde sagorgeà seshanches, enpassantpar legalbede ses
seinsetsonventreparfaitementplat.Etpuiselleaempoignésesfessesenrigolant.—Hé,jen’aipaspucompareràceniveau-là,Robin.Vienspariciquejevérifie.—Tss,tss!Baslespattes,salepeloteuse!s’estmarréesacousine.J’aibeauêtredelafamille,ya
deslimitesauxfamiliarités.Nonmaissérieux,tuasbiensentiladifférencequandmême.Jesuispotelée,tuesfuselée.Jesuistouteramollo,tuestoutenmuscles.Cequetuassenti,c’estcequ’onvoit,Amélie.Tuasuncorpsderêve.Et,quandtudanses,tupeuxfairen’importequelmouvement.Situlesensbien,jepeuxtegarantirquec’estbien.
Robinestencoreremontéed’uncrandansmonestime.—Vraiment?—Vraiment.Amélieatournéautourdelabarreàboutdebrasuneoudeuxfois,presquemachinalement.Dansun
balancementdequeuedecheval,elles’esthisséeenexécutantunparfaitgrandécart,avantd’enroulersesdeux jambes autourde la tigemétallique et de se renverser en arrière, la tête enbas– laposition luiconvenaitbeaucoupmieuxqu’àHenry,c’étaitclair.Ellealaissésesbrasdescendredechaquecôtépourposerlespaumesparterre.Etpuisellealâchélabarre,exécutantunciseaudejambespourseredresser.Àcroirequ’ellepouvaitfairecegenredemouvementsendormant!
—J’aimeraisbienpouvoirtoucherTagcommeça,a-t-ellesoupiré.J’aimeraisbienqueçapuissesedemanderdetoucherlesgens.Jeveuxdire,j’aisentisonsourire…,maisj’aienviedesentirtoutlereste.
Elleavaitsortiçad’unetraite,commesiellesedélivraitd’untrucquil’étouffait.Jemesuismordulalanguepournepasjurer.J’étaisscié.Etpuisj’airéalisé:commentj’allaisbien
pouvoir faire, maintenant ? Comment me tirer d’une situation pareille sans coller la honte à tout le
monde?—Améliiie!Oh,lacoquine!acouinélacousine.—Jen’ysuispourrien,Robin.Jesaisqu’iladesbrasmusclés.Jesaisqu’iladesfossettes:unede
chaquecôtédelaboucheetunepetiteaucreuxdumenton.Jesaisqu’ilalenezlégèrementdetravers.Jesaisqu’ilauncorpsenbétonetdeslèvrestoutesdouces.Etjesaisqu’iladegrandesmainscalleuses.
—Arrête!Tum’excites…presqueautantquetumedéprimes,agrognéRobin.Amélie…Écoute,jecrois queTagTaggert pourrait bien être le genre demecs qui aiment les femmes.Toutes les femmes.Point.Ettuesbelle.Donctuvasluiplaire,machérie,naturellement.Mais…cen’estpascetypequivaterendreheureuse,tuvois.Passurladurée,entoutcas.
Amélieasecouélatête,commepourrejeterladescriptionqueRobinvenaitdefairedemoi–monportraittoutcraché,pourtant.
—Non.Non,ilnefautpass’arrêteràça.Ilestspécial,Robin.Et,grâceàlui,jemesensspéciale,moi aussi. Parfois, je crois qu’il y a vraiment quelque chose entre nous. Je le sens au creux de mapoitrine:dèsqu’ilestàmoinsdetroispas,jen’arriveplusàrespirer.Jelesensaucreuxdemonventreaussi.Etaubondquefaitmoncœurquandilprononcemonnom.Et,surtout,jelesensquandilparleàHenry.Ilestsipatient,sigentil.(Elleahaussélesépaules.)Maisàd’autresmoments,jemedisqu’ilfaitjustepartiedecesgensquiaimentprendresoindesautres,qu’ilestdouépourça.EtHenryetmoi…onestdescandidatsidéaux.
Onétaitfaceàface,àtroismètresl’undel’autre,etMillienes’endoutaitmêmepas.Elleignoraitque jeme trouvais là,aupiedde l’escalier,en trainde l’écouteravouersessentimentspourmoi. J’aibien pensé à remonter lesmarches en douce.Mais l’escalier était vieux et j’étais prêt à parier qu’ilcraquaitcommelesgenouxd’unvieillard.J’étaisprisentrel’enviedecontinueràdécouvrirlessecretsdeMillieetcelledefuirpournepaslesentendre.
— Je me demande s’il aime le contact physique autant que moi, a-t-elle poursuivi, d’une voixsongeuse. J’ai envie de le toucher et j’ai envie qu’ilme touche.Mais je veux qu’ilm’aime vraiment,comme je l’aimemoi. Et pas juste ce qu’il y a de beau enmoi. Je veux qu’il aime tout chezmoi, ycomprismesyeuxd’aveugle,mesgenouxnoueux,mesoreillesd’éléphantetmonmentonpointu.Tout.Jeveux,quandilmetoucherapourdebon,qu’iln’yaitaucunegêneentrenous,quecesoitjusteparfait.
J’auraisdonnén’importequoipourqueRobinnesetrouvepasentrenousàcemoment-là.J’auraisaimépouvoir courir l’enlacer et embrasser ce petitmenton pointu, la rassurer en chuchotant desmotsdouxà sesoreilles–quiétaienteffectivementunpeugrandes,maintenantqu’elle le faisait remarquer.Mais jemesuisrencognéderrière lemurpourm’asseoirsur lesdernièresmarches, lescoudessur lesgenouxetlatêtedanslesmains.
Elleavait toutdéballé.Et j’avaiseu lachance,oulemalheur,de l’entendre.Parceque,si j’étaisheureuxd’apprendrequ’AmélieAndersonétaitentraindetomberamoureusedemoi,d’unautrecôtéjene pouvais plus désormais faire mine d’ignorer ce qu’elle éprouvait à mon égard. J’avais refuséd’écouterMoïsequandilm’avaitmisengardesamedi.J’avaisrefuséderepenseraubaiserdanslasalledebainsouàlalignequej’avaisdéjàfranchiequandj’avaiscouchéMillieentraversdesonlit,surce
couvre-lit blanc que je revoyais chaque fois que je fermais les yeux. Seulement, après être resté là àécouterMilliemettredesmotssursessentiments,jenepouvaispascontinueràfairecommesiderienn’était.Impossible.Jenepouvaisplusprétendrequej’avaislargementletempsdemedécider.Laclocheavaitsonnéetjedevaistrancher.
Cen’étaitpastantquejedoutaisdemespropressentiments.Ilsétaientlàdepuisledébut.Dèslasecondeoù je l’avaisvue,deboutdans laneige, commeunebergèredans lanuit, la tête renversée enarrièrepourattraperlesfloconsavecsalangue,j’avaissentiuntrucremuerenmoi.Troisjoursdepluset,quandj’avaisregardésonvisage,j’avaisentendulapetitemusique,senticetteputaindevibration,untrucquinem’étaitjamaisarrivéavecaucuneautrefille.Etj’avaiscompris.J’avaissu.Et,depuiscejour,jem’étaissurprisàdire,éprouveretfairedeschosestotalementnouvellespourmoi.Millieétaitdevenuemon spectacle préféré, mon parfum préféré, ma saveur préférée, mon air préféré. Ma préférée, toutsimplement.Maislàn’étaitpasleproblème.
Leproblème,c’étaitmoi.Millie avait mis le doigt dessus le soir où j’avais nettoyé le sang sur sa peau et où je l’avais
embrassée commeun fou.Ellen’était pas folle, elle.Elle connaissait la chanson.Et elle se contentaitd’attendrequejemedécide.Quejedécidesij’étaisdetailleàaimeruneaveugle.
Embrasseruneaveugleestunimpardonnablepéché,avait-elleditpourmecharrier.Maiselleavaittort.Cen’étaitpas impardonnabled’embrasseruneaveugle.Cen’étaitpas impardonnabled’aimeruneaveuglenonplus.Maisl’aimeretlalaissertomber…çac’étaitinexcusable.Inacceptable.Etc’étaitbienaveccettequestionquejemedébattais.
Lamusiquearepris.Maiscettefois,lamélodieétaitpluslente,plustriste.Unemusiqueàécouterplutôtqu’àdanser.C’étaitunmorceaudeDamienRicequi s’appelaitTheBlower’sDaughter.ÇameplaisaitqueMillieleconnaisseaussi.Cettedécouvertemedonnaitdel’espoir,dustyle«Sielleaimelamême musique que moi, nos cœurs battent forcément à l’unisson ». Je me suis levé, en bénissantintérieurementlamusiquedecouvrirmaretraite.
Jen’avaispasfaitunpasqueRobintournaitl’angledumur.Enmevoyant,ellealaissééchapperunpetitcridesourisetellea faitunbond.J’aiaussitôtposé ledoigtsurmes lèvres,ensecouant la tête.Millienedevaitpassavoirquejel’avaisentendue.
J’aifaitdemi-touretremontélesmarches,enespérantqueRobinmesuivrait–seule.Lacousinesurlestalons,jesuisarrivédanslabuanderie.J’airefermésansbruitlaportederrière
elleetfourrélesmainsdansmespochespouraffrontersonregardeffaré.Jeneluiaipaslaisséletempsdesouffler:—Tupeuxlaprévenirquejesuislà?Dis-luiquejedescends.—Mais…tu…tueslàdepuislongtemps?a-t-ellebredouillé.J’aisoutenusonregardsansbroncher.Elleafroncélessourcils.J’aifiniparcracherlemorceau:—T’asraison,tusais.(Unefaçoncommeuneautrederépondreàsaquestion.)J’aimelesfemmes.
Jelesaimemêmebeaucoup.Surtoutlesbellesfemmes.Etj’mesuisjamaiscontentéd’enavoirqu’une.
J’aimêmejamaiseudepetiteamieàproprementparler.Yajamaiseuuneseulefillequiaitretenumonattentionassezlongtempspourça…Jusqu’àmaintenant.
Samoue réprobatrice a immédiatement laissé place à un large sourire. Sans ajouter unmot, elles’estretournéeetelleaouvertlaportepourcrierdansl’escalier:
—Amélie!T’asdelavisite!Enpassantdevantellepourdescendrelesmarchesquejevenaisderemonter,jeluiaifaitunclin
d’œil.— Ne va pas tout bousiller, Tag Taggert, a-t-elle sifflé entre ses dents. Elle a déjà eu assez
d’emmerdes comme ça dans la vie. Il s’agirait de pas en rajouter,OK ?Alors, soleil radieux, roses,baisers,adoration,voilàleprogramme.Àtoidejouer!Etpasd’entourloupe!
Jenepouvaispasgarantirunavenirsansemmerdes.Jenepouvaismêmepasgarantirquejen’encauseraispascertaines.JenepouvaispaschangermonADNetj’étaissûrdelesattirercommeunaimant.MaisjemedevaisdeprotégerMillieet j’étaisfermementdécidéàfairedemonmieuxpouryarriver.J’ai jetéuncoupd’œilpar-dessusmonépauleetadresséunpetithochementde têteàsacousinemèrepoule:messagereçu.Robinarefermélaporte,nousoctroyantalorsl’intimitéquejeneleuravaispasaccordée.
Millieattendaitsansbouger,nesachantvisiblementpasquiétaitsonvisiteur.Elleavaitlâchésescheveuxquitombaientmaintenantendésordresursesépaules.Maisellen’apascherchéàserecoiffer,niàarrangersatenue.Danssonimmobilitéparfaite,elleavaitl’aird’unereine,calmeetposée,assezsûred’ellepournepassepréoccuperdecequ’ellenepouvaitpaschanger.DamienRicechantaitqu’ilétaitincapablede«détacherlesyeuxdetoi»etjen’aipuqu’acquiescerintérieurement.
—David?a-t-elledemandéd’unevoixdouce.Commentellepouvaitsavoirquec’étaitmoi?Rienqued’ypenser,çam’arefiléletournis.—Parcequejesuisleseulàfaireunboucand’enferendescendantl’escalier?J’avaismartelélesmarches,histoiredebienannoncermaprésencecettefois.—Nan.SituentendaisHenry!Tuesjuste…leseulhommesusceptibledevenirici.Ses jouesont soudainprisdes couleurs.Çam’a fait chaudaucœur.Et ce soulagement !Un truc
énorme.J’étaisleseul.Leseulmecdanssavie.Dieumerci!Jemesuisarrêtéàmoinsd’unpasd’elleetjeluiaiprislamain.—T’aimescettechanson?Biensûrqu’ellel’aimait,cettechanson,elleétaitentraindel’écouter…J’avaisclairementperdu
quelquesneuronesdansl’escalier.—Jel’adore.J’aimurmuréun«Moiaussi»enluiprenantl’autremain.—«AccidentalBabies».—Hein?Déjà,jel’attiraisàmoi.Elles’estaussitôtrapprochée.Siprèsquej’auraispucalermonmentonsur
lesommetdesatête.LesmotsdeDamienétaientétouffésparlescoupsdeboutoirdansmapoitrine.
—C’estuneautredeseschansons…Etjecroisquejel’aimeencoreplusquecelle-là.Ellechuchotait,elleaussi.—Maiselleesttristeàpleurer!J’aiposémajouesursescheveux.— C’est ce qui la rend si belle. Elle est déchirante. Elle me bouleverse, et j’adore quand une
chansonmebouleverse.Savoixétaitunpeuhachée,commesielleavaitdumalàrespirer.—Ah,cettedoucetorture!Jeluiailâchélesmainspourl’enlacer.—Iln’yenapasde…plusdouce.Elles’étaitinterrompuequandnosformess’étaientépousées.—Çafaitunmomentquejesuistorturé,maintenant,Millie.—Ahbon?Elleavaitl’aird’halluciner.—Depuislasecondeoùjet’aivue.Çam’abouleversé.Etj’adorequandunefillemebouleverse.Jereprenaissadéfinitiondumot.Maispourêtrehonnête, laseulefillequim’ait jamaisvraiment
bouleversé,c’étaitmasœur.Etpourlecoup,çan’avaitpasétéune«doucetorture».—Jen’aijamaisbouleverséquelqu’unavant,a-t-ellesoufflé.Elleétaitsidérée.Flattéeaussi,ças’entendait.Elleavaitgardé lesbrasballants,ayantvisiblementdumalàcroirecequi luiarrivait.Maiselle
avaitaussi les lèvresàquelquesmillimètresdesmiennes,commesiellesedélectaitvraimentdecettetensionentre«presque»et«pastoutàfait».
—Jepariequetufaisdesravagespartoutoùtupassesetquetunet’enrendspascompte.—Tuimagines?Jenevoismêmepasledésordrequejelaissederrièremoi.Del’avantaged’être
aveugle.Son sourire était nettement perceptible dans sa voix.Mais je n’étais pas d’humeur à plaisanter.
J’étaisenfeuetcettechaleurcommençaitàdevenirdifficilementsupportable.Finalement,commesiellenepouvaitpasrésisterpluslongtemps,ellealevélesmainsàhauteurde
ma taille. Les doigts tremblants, elle a fait glisser ses paumes sur mon abdomen, ma poitrine, mesépaules, progressant lentement,mémorisant chaque sillon, chaque relief àmesure qu’elle avançait. Etpuis elle a touché mon visage, ses pouces retrouvant leur place au creux de mon menton, comme lapremièrefoisquandelleavaitdessinémonsourire.D’ungestehésitant,elleainclinématêteverselle.Unquartdesecondeavantquenosbouchessefrôlent,elleadit,sesmotscaressantmeslèvres:
—Est-cequetuvasravagermavie,David?—MonDieu,j’espèrebienquenon!C’étaitpresqueuneprière.L’impatienceafinipardissoudrel’espacequinousséparaitencoreetj’aipressémeslèvresavides
sur cette bouche qui me cherchait. Et, là, la fusion totale : les mains qui s’agrippent, les corps qui
s’aimantent,lamusiquequigémit.Douce,doucetorture.C’estalorsquej’aicrul’entendrechuchoter:—Troptard…
13.
JMOÏSE
’étaisassisavecKathleensurleperrondeMillie,dansunebalancelleenferforgéquidevaitaumoinsdater de la construction de la maison – plus d’un siècle au compteur, à mon avis. J’avais
complètementlaissétombercettehistoiredecassettes.Tagnecachaitvraimentrien.Lemoindredétail,lamoindreréflexion,lamoindreémotion…toutétaitétaléaugrandjour.Ilsemettaitcarrémentàpoil.Etmoi,lesmecsàpoil,désolé,c’estpasmontruc.J’avaisdonclaissémaplaceàGeorgieetonenprofitait,Kathleenetmoi,pourapprofondirnosrelationspère-fille.Emmitoufléedansungrosbonnetpelucheuxetsous une couverture moelleuse, endormie contre mon cœur, parfait paravent contre la fraîcheurprintanière, Kathleen savourait, elle aussi, ce moment privilégié avec papa. Comme ça, elle luiressembleraitengrandissantetsauraitaveccertitudequ’elleétaitsafille.C’étaitbiencequ’Henryavaitdit,non?
Henry, qui s’était réfugié dans sa chambre. Il était tard et on était tous crevés. MaisMillie nepouvaitpass’arrêter.Commentluienvouloir?Lecompteàrebourss’accéléraitet,mêmesijemouraisd’enviedesauter lesétapes,de justeglisser ladernièrecassettedans lemagnétopourenfinsavoir, jen’enavaispasledroit.Etpuis,connaissantTag,çaauraitététropfacile.
Georgie a soudain ouvert la fenêtre, celle qui était juste à côté de ma tête. À croire que ledéferlementd’émotions,danslesalon,étaitdevenutropétouffant.Etlà,toutàcoup,assissurleperron,j’aipuànouveauentendrechaquemot,écoutermonmeilleuramilutterpourarticulercequejenesavaisexprimerqu’enpeinture.
J’avaisditàGeorgieun jourque,si jepouvais lapeindre, j’utiliserais toutes lescouleursdemapalette.Touslesbleusettouslesors,touslesblancsettouslesrouges.Pêcheetcrèmeetbronzeetnoir.Noirpourmoi,parcequejevoulaislaissermamarquesurelle.Monempreinte.Etc’étaitcequej’avaisfait.Mêmesicen’étaitabsolumentpasde lamanièredont je l’avaisprévu.Ducoup,mespenséesontdérivéversmonfils–quimeressemblaiténormément,quoiqu’endiseHenry.Jen’avaispaspasséunseulmomentdesacourtevieavecluiet,pourtant,ilmeressemblait.
J’aichuchoté:
—Salut,bonhomme!Est-cequ’ilpouvaitseulementm’entendre?—Tumemanques,tusais.J’aisenticemêmegoûtdoux-amerdansmabouchequimevenaitchaquefoisquejeprononçaisson
nom.Maisjel’aiditquandmême.—GardeunœilsurTagpourmoi,Éli.Ilselajouegrosdur,maisjesuisprêtàparierqu’ils’est
barréparcequ’ilflippaitgrave.—J’aipasenviedepartir.LavoixdeTag,derrièremoi…J’aisursautéetpousséunjuron,provoquantlesvagissementsoffusquésdemafille.Etpuis jemesuis renducomptequeMillieavaitchangédecassette.C’était juste lavoixdeTag
enregistréequis’échappaitparlafenêtre.Riendeplus.—Ehmerde!
—J’aipasenviedepartir.Onétaitplantéssurleperronetilfaisaitfroid.Maisjen’étaispasencoreprêtàrentrerchezmoi.Je
n’étaispastrèssûrdel’êtreunjour.—Ehbien,neparspas.Onétaitrestésdanslesbrasl’undel’autretoutelanuitetmavolontéenavaitprisuncoup.J’avais
monmatchcontreSantosdansdix joursetmepréparerpourcecombatétait lecadetdemessoucis. Ilfallaitquejerentrechezmoi.Ilfallaitquejedorme.Ilfallaitquejemelèvedebonneheurepouralleràlasalle.Maisj’avaispasenviedepartir.
—J’aipeurdunoir.Alors,jecroisquej’vaisêtreobligéd’attendrejusqu’àdemainmatin.C’était justeunmurmure.Jevoulaislafairerire.Maisbizarrement, lesmotsavaientunaccentde
vérité quim’a fait grimacer.Heureusement qu’elle ne pouvait pasme voir !Tu parles, elle était tropsensibleauxnuancesdelavoixpourpasseràcôté.Elles’estraidie.Oh,àpeine.Maisj’aibiensenti.Justeunlégertressaillementquiestremontélelongdesesbrasjusqu’àsesmainsposéessurmontorse.
—Tuasvraimentpeurdunoir?Je ne demandais qu’à me laisser détourner…même s’il ne s’agissait, pour l’instant, que de la
conversation.
—Non.Non, pas vraiment.Des lieux clos plutôt. Les endroits où il fait noir et où on se sent àl’étroit. J’avaisde l’asthmequand j’étaisgosse. J’imaginequeçavientde là, cette impressiondepaspouvoirrespirer,desesentircomplètementvulnérable.Prisaupiège.
—Jevois.Jenevaispastefairedormiravecmoidansmoncercueil,alors.—Ahoui,c’estvrai!T’esunvampire,j’avaisoublié.Elleadûentendremonsourireparcequ’elleasouriaussi.—L’obscuritéestimmense,pourtant.Ilnefautpasavoirpeurdunoir.Chaquefoisquetutesens
prisaupiègeouvulnérable,tun’asqu’àfermerlesyeuxettuaurasdel’espaceàneplussavoirqu’enfaire.
J’ai hoché la tête et déposé un baiser sur son front. Elle était si sincère, si douce : elle étaitadorable.
—Fermelesyeux,m’a-t-ellesubitementordonné.Allez,fermelesyeux!J’aiobéi,maisjemesuistoutdesuitesenticomplètementdésorienté,commeétourdi.J’aitendula
mainverselle.J’avaisdesvertiges,cestemps-ci.C’estdirel’effetqu’ellemefaisait!—N’aiepaspeur.Moiaussijepouvaisentendresonsouriredanssavoix.—Jesuislà,toutprès.Tuvois,jetetouche.Tuesensécurité.Cepetitjeusemblaitl’amuser.J’aidécidéd’yparticiper:—Descends.—Pardon?Elleavaitl’airunpeuchoquée.—Tuaslesmainssurmontorse.—Oui.Ehbien?—Fais-lesdescendre.Jetediraioùt’arrêter.Quandelleacomprisoùjevoulaisenvenir,elleaéclatéderire.— Tu ne peux pas savoir combien de fois je me suis servie de ma cécité pour
«malencontreusement»toucherquelqu’un.—C’estvrai?J’étaistellementabasourdiquemavoixdéraillait.—Non.Non,cen’estpasvrai.Etmaintenant,chuuut!Laisse-moiteregarderunpeu.J’aieudumalàavalermasaliveensentantsesmainsglisser le longdemon torse,effleurantdu
bout des doigtsmes abdos de compète. À supposer que ce soit possible, jeme sentais plus nu, plusvulnérable que je ne l’avais jamais été avec aucune femme.Et j’avais encoremes fringues pourtant !Sachant qu’elle ne pouvait pasme voir, j’étais encore plus conscient de l’attention qu’elle portait aumoindredétail.Elleaglissésesmainssousmachemiseetj’aisouridanssescheveux.Çamechatouillait–etçam’excitaitàmort.
—Tuaslapeaudouce.Maistuaslachairdepouleaussi,etçafaitpleindepetitspoints,tusais?J’adorelachairdepoule.
Jemesuismarréenpensantàtousces«petitspoints»,toutescesétiquettesenBraillequil’aidaientà organiser le monde autour d’elle dans samaison. Et j’ai essayé de ne pas gémir quand elle a faitremontersesdoigtssurlerenflementdemesdorsauxpourposerlatêtecontremapoitrineetmeserrercontreelle.J’aidéposéunbaisersursescheveux.J’aimaisbiencettesensationsoyeusesousmeslèvres.
—Jevaisbeaucouptetoucher,m’a-t-elleannoncéavecsonnaturelhabituel.—Çameva.Toujoursaussimagnanime.—Maiscequejenepeuxpastoucher,ilvafalloirquetumeledécrives.—D’accord.—Tesyeux,parexemple,ilssontdequellecouleur?—Verts.—Commel’herbe?—Unpeuplusclair,peut-être.—Ettescheveux?— Clairs et foncés. Un mélange des deux. Les tiens sont couleur chocolat et les miens… (J’ai
réfléchiunmomentpouressayerdetrouverunedescriptionfidèle.)Fautvraimentquej’telesdécrive?Tupeuxlessentir,c’estl’essentiel,non?
Quandellem’apassélesdoigtsdanslescheveux,j’aiessayédenepasronronner.Ellem’aalorsprislesmainspourlesposersursonvisage.—Maintenant,àtoidemeregardercommejeteregarde.J’aifermélesyeuxetj’aisuividuboutdudoigtlacourburedesesjoues.—Tuaslespommetteshautesetbienmarquées.Ettonvisageestunpeuenformedecœur.Et…Mais j’avaissonvisageenmémoireet,mêmesimesmains ledessinaient, jedécrivaisceque je
voyaisdansmatête.—J’aiungrandfront,m’a-t-elleinterrompu.—Etunmentonpointu.Jeluiaicaressélescheveuxetj’airepoussédesmèchesderrièresesoreilles.—Etdegrandesoreilles,a-t-elleajouté.J’enaisuivilecontour.—Tuasdetrèsjoliesoreilles.Etc’étaitvrai.Sousmesdoigts,ellesparaissaientdélicatesetfinementciselées,depetitesvolutes
depeautoutefineenformedepointd’interrogation,toujoursenattentederéponses.—Qu’est-cequetupréfèresdansmonvisage?m’a-t-elledemandé,aprèsm’avoirlaisséletemps
del’explorerunpeuplus.J’ai pressé mes pouces sur la partie la plus charnue de sa bouche, avant de lui faire écarter
légèrementleslèvres.
—Ça.C’estcettepartie-làquejepréfère.—Parcequec’estlàquetuvasm’embrasser?Hé,c’estqu’ellesavaitflirter,enplus!Voilàquin’étaitpaspourmedéplaire.—Oui.Etc’estcequej’aifait.Jel’aiembrasséedoucement.Tendrement.Etpuisj’airecommencé.Encore.
Etencore.Etencore.Pendantdelonguesminutes.Jusqu’àenavoirmalauxlèvres.Jesavaisquej’auraisdûarrêter,maisdéjàjereplongeaisenapnée,mefaufilantentresesdentsdeporcelainepourglissermalangue contre la sienne, parce que cette sensation était trop exquise et que le goût de sa bouchem’embrasaitetquemonventresecontractaitetquejenepouvaisplusm’enpasser.
—J’aipasenviedepartir.Etjedoutaisd’enavoirjamaisenvie.
Millieaessayédeme traînerdenouveauà l’église,mais j’avaisdéjàprévuautrechosedebienmieux.Onvivaitdansunevillequipouvaitsetarguerdeposséderl’undeschœurslespluscélèbresdumonde.Etonétaitenroutepourlesécouterchanter.J’avaisforcéquelquesmains,passéquelquescoupsdefiletfiniparobtenirl’autorisationd’assisteràunerépétition.Jenevoulaispaspartagercetteémotionavecdesinconnus.Enplus,sij’allaisdirectementfaireasseoirMillieaupremierrang,ellenepourraitsedouterde rien.Avecunpublic,elleseseraitattendueàunspectacle.Sans, lasurpriseseraitvraimenttotale.
Les joues roses, un large sourire aux lèvres,Millie était tout excitée.Elle s’agrippait àmoi,meserrantlebrascommeunenfanttrépignantd’impatience.
—Onestdansuneéglise?a-t-ellechuchotéd’untonpleindedévotion.—Sionveut.—Ondiraitqu’iln’yapasbeaucoupdemonde.Est-cequ’ilyad’autrespersonnesavecnous?—Sionveut.Sessourcilsontfaitunbondsursonfrontetellem’apincélebras.—Commentça,«sionveut»?Ouilyadumondeouiln’yenapas.—Ilyad’autresgens,maisilsnesontpasvenusassisteràl’office.—D’accoooord,a-t-ellerépondud’untonsceptique.Maisjevoyaisbienqueçaladémangeait.Ellebrûlaitdecuriosité.L’orgue prenait tout lemur du fond. Je n’avais jamais vu un truc pareil. Et, quand l’organiste a
commencéàjouer,j’airessentilesvibrationsjusquedansmesorteils.Tousmescheveuxsesontdresséssurmanuque.J’aientenduMillieretenirsonsouffleàcôtédemoietjeluiaiprislamain,fermantles
yeuxpourpouvoirvivrel’émotionàsafaçon.Etpuislechœurs’estmisàchanteretonaétésubmergés.Unevéritablelamedefond.Unedéferlantesonore.Cettejustesse!Cettepuissance!Ças’infiltraitparnospores,nousdévalaitlacolonneetnousremontaitparlaplantedespieds.
Jem’étaisbienpromisdegarder lesyeux fermés.Etvoilàpourtantque jemeprenaisà regarderMillie.Elleavaitrejetélatêteenarrièreets’offraitàlamusiquecommeelleauraitoffertsonvisageausoleil.Elleavaitlespaupièresclosesetleslèvresentrouvertes,onauraitditqu’elleattendaitunbaiser.C’était un hymne de Pâques, saluant le miracle de la Résurrection dans une triomphante harmonied’alléluias.
—C’estcequ’ondoitentendreauparadis,tunecroispas?asouffléMillie.J’ai préféréme taire. Je ne voulais pas gâcher cemerveilleuxmoment avecma propre idée du
paradisetdesabande-son.Dupeuquej’ensavais,auparadis,c’étaitlesilencequirégnait,unsilencesienvahissant et si complet qu’il avait une consistance, unemasse.Ah, le poids du silence.Et, dans cesilence,ilyavaitdelatristesseetdelaculpabilité,desregretsetdesremords,unaffreuxsentimentdeperte.Lapertedecequiauraitpuêtre,lapertedecequineseraitjamais,lapertedel’amour,lapertedelavie,lapertedelaliberté.Celledechoisir.J’avaiséprouvéceschoses-làquandj’avaisavalétoutuntubed’aspirine.Avantdemetaillerlesveines,tantqu’àfaire.Jen’avaispourtantperduconsciencequepourrevenirdel’expérienceplusconscient,pluslucide.Etlesilenceavaitétéassourdissant.Ilnefaisaitpasnoir,là-bas,non.Ilfaisaitclair.Siclairquetun’avaispaslechoix:tuétaisbienobligédevoir,detevoir.Toi,toutentier.Telquetuétais.Etj’avaispasaimécequej’avaisvu.
J’avaiseubeaumeplaindreetprotester,quandonm’avaitbrutalementrapatriésurterre,arrachéauparadis–ouàl’enfer,pourcequej’ensavais–,j’avaisremerciéleciel.Etmagratitudem’avaitemplideculpabilité.C’étaitseulementquandj’avaisrencontréMoïsequemavisionavaitchangé.Moïsevoyaitdesgens,desgensqui étaientmorts etpoursuivaient leur route.Leparadisn’étaitpas silencieuxpourMoïse.Ilétaitpleindesouvenirs,demomentsforts,pleindecouleurs.Moïseramenaitlesmortsàlavie.Enlespeignant.Iln’avaitjamaisdemandéàvoirtoutça,maisiln’avaitpaseulechoixnonplus:bienobligéd’apprendreàfaireavec.Et,surcechemindel’acceptation,jel’avaissuivi,arméd’unedévotionindéfectible,neserait-cequeparcequeMoïsevoyaitmasœur,quejenereverraisplusjamais,etqu’ilétait le seul à avoir de vraies réponses.Même si ces réponses rendaient parfois lamort encore plusattirante…Cen’étaitpaslafin,entoutcas.Ça,dumoins,j’enétaiscertain.
Peut-êtrequepourMillie,auparadis,onentendaitdeschœursangéliquesetdesorgues,parcequec’étaitenentendantçaqu’ellesesentaitvivante.Pourelle,toutétaitson.Pasdesimagesoudescouleurs,comme pour Moïse. Mais en ce qui me concerne, le paradis serait quelque chose de complètementdifférent. On y entendrait le boucan d’enfer caractéristique d’un début de match. Il aurait le goût del’adrénaline.Ilbrûleraitcommelasueurdansmesyeuxetlefeudansmestripes.Ilressembleraitàunefouledéchaînéeetàunadversairequiveutmapeau.Pourmoi,leparadis,c’étaitl’octogone.
—TusaisquemoncombatcontreSantos,c’estmardi,hein?Cen’étaitsansdoutepaslemeilleurmomentpourenparler.Depuisunedemi-heure,j’avaistousles
poils des bras au garde-à-vous, tandis que les cantiques s’enchaînaient.Le chœur chantait «Beautiful
Savior»etjeregardaislevisageextatiquedeMillie,enmedisantquec’étaitellemon«beauSauveur».Sileparadisétaitl’octogone,Millieétaitl’angequivolaitaucentre.Monange.Laseulefillequiavaitlepouvoirdemeprécipiterenenferoudemefairegrimperauciel.Laseulefillepourlaquellej’étaisprêtàmebattre.Laseulefillequejevoulaisconquérir.
—Oui?Elles’étaittournéepourcollerseslèvrestoutcontremonoreille–iln’auraitsurtoutpasfalluque
notreconversationperturbelarépétition.Jen’aipasrépondutoutdesuite.J’aiattenduquel’émouvanteinterprétationduchœursetermine.Surungesteduchefd’orchestre,l’instrumentetleschantssesonttus.J’ai attrapéMillie par lamain et on est repartis aussi discrètement qu’on était venus. J’ai articulé aupassageunremerciementmuetendirectiondel’amiduchœurduTabernaclequiavaittoutarrangé.Ilalevélepouceenm’adressantunclind’œil.Millienem’apaslâchélebrasjusqu’àcequ’onretrouvelalumière du soleil. Elle a alors desserré les doigts et levé son visage vers le ciel, s’imprégnant de ladoucechaleuretm’offrantparlàmêmeunmagnifiquepanoramasursonsijolidécolleté.
—Jeveuxpasquetusoisdanslepublic,mardi.Jen’avaispasprisdegantspourleluidire.—Ahnon?Elleabaissélatête,sonbaindesoleiloublié.—Non.—Pourquoi?Sontons’étaitfaitsuppliant.—Jepourraisjamaismeconcentrersinon.Jestresseraistroppourtoi.Elle a poussé un gros soupir sonore, soufflant sans le vouloir sur les mèches sombres qui
encadraientsabouche.—Dèslavictoireenpoche,jeterejoins,promis.Etcen’étaitpasunepromesseenl’airquejeluifaisais.—Parcequetuessûrquetuvasgagner?—Ouaip.Jevaisgagner.Jevaisleverlesbrasethurler:«Hé,Millie,j’aigagné!»—TrèsRockyBalboa.—Absolument.Et,après,jevaisfendrelafouleencourant,passerlaporte,metaperlestroispâtés
demaisonsàdescendre,lesdeuxautresàremonteretvenirtambourineràtaportepourquetupuissesmerécompenserde toutes lesmanièresque tu jugerasappropriées.Veille justeàcequ’HenrydormebienchezRobincesoir-là.
Elles’estmarrée.Maisellen’avaitpasdu toutenviederire,enfait,çasevoyait.Entrenous, lesilenceestretombéetons’estmisàmarcheràpaslents,flânantvaguementversl’endroitoùj’avaisgarémabagnole.Les jardinsautourduTabernacleétaientparfaitemententretenus : le cadre idéalpourunebaladeenamoureux–mêmesiMillienepouvaitpasapprécierlepaysage.
—Jenesuispasensucre,David,m’a-t-ellegentimentfaitremarquer.—Jesais.
—Tuessûr?Parcequejeparieque,sijen’étaispasaveugle,tuvoudraisquej’assisteàtonmatch.—Peut-être,ai-je reconnuenhochant la tête.Mais tuesaveugle.Et te laisser làaumilieude la
foule,àtefairepousseretbousculerparlesgens,àécouterlecombatsanspouvoirsavoirsijegagneousijeperds,çameparaîtd’unecruautéinutile.Etjeveuxpast’imposerça.Tuvasavoirpeurpourmoi,jevaisavoirpeurpourtoi.Et,sijem’inquiètepourtoi,j’auraipaslatêteaucombat.
—Mais,Tag,c’estcommeçaqueçamarche. Jem’inquiètepour toi, tu t’inquiètespourmoi.Ças’appelleune«relation».
Onpercevaitdelafrustrationdanssavoix.Etellem’avaitappeléTag.Ellenelefaisaitquequandjel’énervais,j’avaisremarqué.
Jen’aipascédé.—Jeteprotège,tumeprotèges.C’estaussicommeçaqueçamarche.Tumeprotègesenrestanten
sécuritépendantquejecombatspourquejepuissemeconcentrer.Etjeteprotègeeninsistantpourqueturestescheztoi.
Elleasoupiréencoreunefoisetjemesuisarrêtépourmetournerverselle.Doucement,duboutdesdoigts, j’ai lissésonfront,effaçant lesplisentresessourcils.Etpuis j’aicaressésabouchepincéeetremontélescommissurespourdessinerunsouriresurseslèvres.
Ellem’aattrapé lesmains etm’amordillé lesdoigts, trop fortpourquece soit justeun jeu : safaçonàelledesignifiersonexaspération.
—Ça passera sur FightNet. FOXSports sera là aussi,mais j’pense pas qu’ils le diffuseront endirect.MaissurFightNet,tupourraslesuivreenlive.Tupourrasteconnecteretlesuivrecheztoi.C’estMikeyquifaitlecommentairepourlescombatsdelaTagTeam.C’estunbon,Millie.Etjevaisfairecequ’ilfautpourqu’ilsachequetuécoutesetqu’ildonneunpeuplusdedétailsqued’habitude.Commeça,tusaurasexactementcequisepasseàlasecondeoùçasepasse.
Elleasecouélatêtecommesicettehistoireneluidisaitrienquivaille—S’ilteplaît,Millie.—Jeneveuxpasquetutesentesseul.Cen’estpasnormalquejenesoispaslàpourtesoutenir,a-
t-elleprotesté.—Onest toujours seul quandon se bat,Millie.Y a rienque tu puisses faire pourm’aider à ce
niveau-là.—OK,a-t-ellechuchoté.—OK?—OK.Je l’aiembrasséeavecgratitude,désespérémentpresque,etellem’a rendumonbaiser.Mais j’ai
sentisaréticenceetj’aigoûtésapeine.Quandjel’aidéposéechezelle,jenesuispasdescendudevoiture.Maisellen’apasfaitlatête.Ni
de crise. Je trépidais littéralement d’énergie, de nervosité et d’impatience. Il me restait quarante-huitheurespourmepréparermentalementaucombat : j’avaisbesoind’avoir les idéesclairesetde resterfocalisésurmonobjectif.Pasquestiondemelaisserdistraire.Mêmeparlaplusbelledestentations.
—Tuviendrasicimardisoir,quellequesoitl’heure?m’a-t-elledemandé,unemainsurlapoignéedelaportière.
—Jeviendrai,promis.Ensang,couvertdeblessuresetdebleus,maisjeviendrais.—J’écouterai.Jet’encourageraietjet’attendrai,a-t-ellesimplementdéclaré,avantdepousserla
portièreetdesortir.Jel’airegardéeremonterl’allée,rentrerchezelleetrefermersoigneusementlaporte.Sansseretourner.
(Findelacassette)
MOÏSE
Maisc’estvrai,ça!Millien’avaitpasassistéaumatch.Jenem’enrendaiscomptequemaintenant.Sur lecoup, j’étais tropboostépar l’énergiedupublicet l’excitationautourdugrandévénementpourremarquerl’absenced’unenana.Surtoutquandcen’étaitpaslamienne.
Georgie n’était pas venue non plus. Elle m’avait embrassé en me disant que bébé et baston nefaisaientpasbonménageetquejedevraisyallersanselle.ElleavaitditqueKathleenetelleresteraientbientranquillementàlamaisonpourfairedestrucsdefilles.Jesavaispertinemmentqu’enfaitde«trucsdefilles»,Georgieallaitsurtoutfairemangernotrebébé,luidonnersonbain,lacoucher,labercerpourl’endormiretl’imitersanstarder.Maisjem’étaislaisséconvaincre…
Je la jouaisdonc solo, assis aupremier rangavec lesquelquesmembresde laTagTeamquines’activaientpasdanslecoinduringréservéànotrechampion.C’estalorsqueTagavaitfaitsonentréedansl’octogone,roulantdesmécaniquesenrythmeavecunechansondeWaylonJenningsquiparlaitdescow-boysdursàaimeretencoreplusdursàtenir.Lafouleavaithurléetentonnélerefrain,encouragéeparunTagtriomphant.Çam’avaitfaitmarrer.J’étaistellementanxieuxpourluiquec’étaittoutjustesijenevoyaispasdouble.Alorsqueluifaisaitlesingedevantunesallepleineàcraquer,jouantlesgorilles,affichantunsourirebananeetgonflantfièrementsesmuscles.Iln’avaitpasl’airnerveuxdutoutet,quandilavaitcroisémonregard,ils’étaitfrappélapoitrineenrigolant.
QuantàBrunoSantos,ilétaitmontésurleringdrapédansunegrandecapedesatinblanc,avecunecapuchesigrandequ’onapercevaitàpeinelapointedesonmenton.Lemorceauqu’ilavaitchoisiétaittellementsaturédebassesquejen’arrivaispasàcomprendrelesparoles–àpartlesmots«destruction»et « annihilation ». Il sautillait sur la pointe des pieds, donnant des coups d’épaule, balançant la tête.J’avaissubitement regrettédenepasêtre restéà lamaisonavecGeorgie.Tenirauxgens,déjà,çamegavaitgrave.Maiscequimegavaitencoreplus,c’étaitderegarderTagcombattre.Rienqued’ypenser,çameretournaitl’estomac.Ducoup,j’avaisfusillémonseulamiduregard,croisantlesdoigtspourqu’ilabrègemessouffrancesleplusvitepossible.
Cequ’iln’avaitpasfait,forcément.Maisilavaitdonné.Ilavaitsalementdonné,danstouslessensduterme.Ilavaitdonnéàfond,prenantautantdecoupsqu’ilenesquivait.Et,commed’habitude,ilétaitdevenu encore meilleur après s’en être ramassé deux ou trois en pleine tronche. Comme le disait lachanson,ilétaitduràtenir.Maisduràaimer,certainementpas.C’étaitclairementlefavoridupublicet,quandilétaitpasséàçadel’abandonauquatrièmeround,échappantdepeuàuneclédebrasfatalequim’avaitsecouélestripesetpiquélesyeux,lafouleétaitcarrémentendélire.
Et puis, alors que le match paraissait sur le point de se terminer sur décision de l’arbitre, unedécisionquine serait pas en faveurdu challenger– ce serait nouveau–,Tag avait atteintSantos à latempe, lui balançant un crochet circulaire monumental qui avait scotché toute la salle et sonné sonadversaire.Santosavaitchancelé.Tagluiétaitalorstombédessusàbrasraccourcis,lerouantdecoupsdepoing.Santoss’étaitprotégélatêtesansretournerlescoups.Etvoilà,c’étaitfini.K.O.techniquepourTaggert. J’avais bondi de mon siège en hurlant de joie, braillant et sautant partout avec le reste del’équipe,foudesoulagementetdebonheurquelecombatsesoitachevéparunpareilretournementdesituation.
C’estmarrant,maisjen’avaismêmepaspensédeuxsecondesàl’absencedeMillie.Enrevanche,j’avaisbienremarquéqueTagnes’attardaitpasaprès lasoirée.Àlafindumatch, il l’avait joué trèspro : acceptant interviews, félicitations d’usage et poignées demain de rigueur.Mais il était parti enmêmetempsquemoi–jel’avaisraccompagnéàsonpick-up–etlafêteavaitcontinuésansnous.J’étaisrentréretrouvermafemmeet,manifestement,luiétaitrentréretrouverMillie.
Ç
14.
am’abienprisdeuxheuresavantdepouvoirtenirparole.Aprèslecombat,j’aifaituneinterview,pris une douche, eu droit à un bonmassagemusculaire et refait une série d’interviews avant de
réussir à m’échapper, laissant derrière moi la grosse ambiance de fête bien arrosée pour filer chezMillie.J’avaismalpartoutetj’avaisavalédeuxibuprofènes.Maisl’adrénalinefaisaittoujourssoneffetetj’avaisenviedevoirmanana.
Ilsdevaientmeguetterparcequ’Henryafranchilaportecommeunbouletdecanon.Jen’avaispasencoremisunpiedhorsdelavoiturequ’ilmetournaitdéjàautour.Millieavaitsacanneàlamainetsetenaitsurleperron.Ellem’attendait,commeellemel’avaitpromis.
—Tag!Henryrecommençaitàsetordrelesdoigtsensetortillant,toutexcitédemevoir,apparemment.—Quarantepourcentdescombatsdespoidsmi-lourdsseterminentsurK.O.ouK.O.tech,a-t-il
récité.Ilmaîtrisaitdéjàlejargon.Chapeau!J’aipassémonbrasautourdesesépaulesetjel’aientraîné
verslamaison.—Amélieapleurépendant tout lematch.Etpuis je luiaiditque tusaignaisdunezetelles’est
bouchélesoreilles.—Henry!Millie a poussé un soupir.Mais ellem’a quandmême tendu lamain. Je l’ai prise sansme faire
prier, lâchantHenrypour laserrercontremoi.Etpuis tous les trois,Milliecaléesousmonbras,onafranchileseuildelamaison.
—L’arbitreaarrêtélecombat!Est-cequ’ilaarrêtélecombatparcequetuallaistuerSantos?Est-cequeçat’amisencolèrequandilt’afaitsaignerdunez?
Henryboxaitunadversaireimaginairedansl’entrée.—Nan,çam’ajustedonnéenviedemebattreencoreplusfort.Entoutcas,jerigolaisbiendevantsonregardfiévreuxtandisqu’ilmerejouaitlematch.—Tout lemondehurlait :«TagTeam!TagTeam!»Alors,moiaussi, jemesuismisàcrier!
Toutelasalleportaitdestee-shirtsTagTeam!Ils’agitait tellementqu’onauraitditunoiseau-moucheenvolstationnaire.Jemesuissouvenudu
tee-shirtquejetenaisàlamain.—Çamerappelle…tiens,jet’enaiapportéun.Je le lui ai lancéet il l’a attrapéauvol. Il l’amis aussitôt, directementpar-dessus lemaillotde
KobeBryantqu’ilportaitdéjà.Çal’acalmé,letempsdes’admirerdanslemiroiraccrochéàdroitedel’escalier.
J’enaiprofitépourmurmurer:—Jet’enaiapportéunaussi,Millie.Maisjel’ailaissédansmonpick-up.Ilestrose,tacouleur
préférée.—Est-cequ’ilyaécrit:«MonpetitamiabattuSantosettoutcequej’yaigagné,c’estcetee-shirt
pourri»?m’a-t-elleréponduavecsarcasme.Maisautressaillementdeseslèvres,onvoyaitbienqu’elleavaitdumalàgardersonsérieux.J’aiprismonplusbelaccentàlaJohnWayne:—Wouah!Ça,c’estvache!Jemesuispenchépoureffleurersaboucheenrefermantmesbrassurelleetellem’aenlacé,me
serrantdetoutessesforces,levisageblotticontremapoitrine.—Jetepardonne,a-t-ellechuchoté.Maisplusjamaisjeneresteraiàlamaison.C’estl’expérience
laplusatrocequej’aiejamaisvécue.—Jet’avaisditquejegagnerais.Etqu’aprèsçajeviendraisici.J’aitenuparole.—Tuveuxbiennousépouser,Tag?m’aalorsdemandéHenryavecferveur,s’immisçantd’autorité
danslaconversation.—Quoi?Jen’étaispassûrd’avoirbienentendu.— Est-ce que tu veux épouser Millie et devenir mon frère ? a-t-il répété, avec un sérieux
déconcertant.C’estqu’ilneplaisantaitpas,l’animal!—OnveutfairepartiedelaTagTeam,nousaussi,a-t-ilinsisté.J’aiéclatéderireetj’airegardéMillie.Maissonvisages’étaitfigé.Enentendantlesmotsd’Henry,
elle s’était raidie.Et puis elle s’est brusquement dégagée pour attraper sa canne, comme si elle avaitbesoind’unautresoutienquelemien.
— D’après les statistiques, les athlètes bénéficiant d’une solide cellule familiale ont plusd’endurance, plus de motivation, un meilleur mental et, surtout, de meilleures performances que lesathlètesquisontsoitdivorcés,soitcélibataires,adébitéHenryd’unevoixderobot.
Enentendantça,jemesuisdétournédeMilliequisemblaitparalyséedestupeur.—C’esttoiquiasinventéça,Henry?Ilaeul’airtroublé,commesiinventerdesinfospourétayersesargumentsétaitimpossible.Après
tout,peut-êtrequeçal’était.Peut-êtrequedanslemonded’Henry,oùleslignesànepasfranchirétaientclairesetlesfaitsindiscutables,mentirn’étaitmêmepasuneoption.
Jeluiaifaitgentimentremarquerqu’ilfaisaitdéjàpartiedelaTagTeam.—T’as le tee-shirt pour le prouver. Et je peux t’en avoir autant que tu veux, et dans toutes les
couleurs.Ett’eslebienvenudansmoncoindering.Henry a penché la tête sur le côté, l’air de réfléchir àma proposition.Mais il était déçu.Ça se
voyaitsursonvisage.Millieaalorspivotéd’unbloc.Elleacherchélapoignéedelaporteets’estruéedehors.
—Millie!Ellen’amêmepasmarquéuntempsd’arrêt.J’entendaisdéjàlebruitdesacannes’éloignersurletrottoirdevantlamaison.—Ah,Henry,là,t’asvraimentmer…mislespiedsdansleplat!Jememarrais. Et je n’en revenais pas dememarrer. Sans parler demonmanque de réaction à
l’évocationdumotfatidique.Quandlesfillescommençaientàsemernégligemmentlamoindreallusionàn’importequellesorted’engagement,c’étaittoujoursladernièrefoisqu’ellesmevoyaient.Entêteàtête,dumoins.Toujours.Danslegenreanguille,jemeposaislà.Ilfallaitseleverdebonneheurepourréussiràm’attraper.
J’ai toujours pensé que j’allais me marier un jour, j’imagine. Mais genre à quatre-vingts ans.Pourtant,Henryvenaitdefairesademandeenmariageparprocurationetçanemestressaitpasplusqueça.Enfait,l’idéed’épouserMilliemefaisaitplutôtl’effetinverse.J’avaislepoulsquis’accélérait,desfourmillementsdans lesmains et le cœurqui sedilatait enmode smiley.Si énormeque je sentais lespointesdesonsouriremechatouiller lescôtes.Àmoinsquecesoit l’exaltationdemavictoirecontreSantosquisemanifestait?
—C’estparcequ’ilsavaientperdubeaucoupdejoueurs,partisfaireleurservicemilitairependantla SecondeGuerremondiale, que les Pittsburgh Steelers et les Philadelphia Eagles ont fusionné pourdevenirlesSteaglesdurantlasaison1943,asoudainrécitéHenry.
—Hein?LesSteagles?JeregardaisHenry,maisjen’avaisqu’uneidéeentête:couriraprèsMillie.Ilahochélatête,hypersérieux.—Onpourraitfairepareil.Onpourraitfusionner.OnpourraitdevenirlesTaggerson.—Trèsintéressantcommeidée,Henry.(Jememordaislalèvrepournepaséclaterderire.)Maisil
faudraitd’abordquejeréussisseàconvaincreMillie.Jenesuispassûrqu’ellesoitprêteàdevenirune
Taggerson.Pasmaintenant,entoutcas.—Andert?Apparemment, cette nouvelle combinaisonne semblait pas sonner aussi bien à ses oreilles parce
qu’Henryfronçaitlenez.Etpuisilasecouélatête.Propositionrejetée?—Laisse-moideuxminutes,quejevoiecequeMillieenpense,OK?Henryalevélesdeuxpoucesavecsolennité,avantdes’asseoirsurlapremièremarchedel’escalier
pourattendreleverdict.Jesuisressortientrombe.J’aicourudansl’alléejusqu’autrottoir.J’airegardédesdeuxcôtés,en
espérantqueMillien’étaitpaspartietroploinpourquejepuisselaretrouverfacilement.Jel’aiaperçueàlamoitiédelarue.
—Millie!Elle paraissait se diriger vers l’église. J’ai mis les bouchées doubles pour la rattraper. Cette
course-poursuiteallaitmefairepayerchacundescoupsquej’avaisreçusaucoursdelasoirée.—Millie!Attends,moncœur!Tumetues,là.Elle s’est arrêtée. Mais pas retournée. Elle était raide comme un piquet, tenant sa canne bien
verticale,commelapremièrefoisquejel’avaisvuedevantlebar–bergèresilencieuse,unefoisdeplus.—Millie!J’ai ralenti pourm’approcher doucement et j’ai refermémesmains sur les siennes.On aurait dit
deuxpassagersdumétrocramponnésàlamêmebarre.Etpuisjeluiaidélicatementprissacannepourqu’elleseraccrocheàmoi,plutôt.
—Pourquoitut’enfuiscommeça?—Laquestion,c’estplutôtpourquoi,toi,tunet’enfuispas?m’a-t-ellerépliqué,ensemordillantla
lèvre.—Est-cequetuveuxdeveniruneTaggerson,Millie?Duboutdesdents,j’ailibérélalèvrequ’elletorturaitpourpouvoirmieuxl’embrasser.—Unequoi?—OuuneAndert,peut-être?J’ai recommencé à effleurer sa bouche et elle a entrouvert les lèvres, s’attendant à ce que
j’approfondissemonbaiser.—Apparemment,Henrypensequ’ondevraitfusionnernosdeuxnoms.Elleagrogné.Jesentaissonmalaisemonterparvagues.— Il faut vraiment qu’Henry cesse de demander à des hommes adultes de l’épouser, a-t-elle
grommelé.—Ouais…Ilestunpeujeunepourprendrecegenred’engagement.J’aidéposéunautrepetitbaisersursalèvreduhaut,puisencoreunsursalèvredubas,haut-bas,
bas-haut,pourl’amadouer,larassurer,progressivement.Et,pendantdelonguesminutes,onn’aplusparlédutout…
—David?a-t-ellechuchotéquandj’aifiniparlalaisserrespirer.
—Oui?J’ai replongé dans la douceur de sa bouche. C’était plus fort quemoi. Elle avait un goût d’eau
fraîcheetdemotsbleus,etjesavourais,m’immergeais,moncombatcomplètementoublié.Mapommetteenfléeetlasensibilitéauniveaudemescôtesn’avaientmêmejamaisexisté.
—Jesuisamoureusedetoi,m’aalorsavouéMillieàvoixbasse.J’ai senti ses mots caresser mes lèvres et se dessiner dans ma tête. On restait tous les deux
complètement immobiles, les laissant tourbillonner autour de nous. Tout à coup, l’air était vivant. Ils’épanouissait comme une fleur au soleil. Il explosait comme un feu d’artifice, un déchaînement decouleursetdebruits.Lemondeétaitmagiqueetj’enétaisleroi.
—Moiaussi,jesuisamoureuxdetoi.Voilà.Çam’étaitvenuspontanément.Sanslamoindrehésitation.Commeuneévidence.Ilparaîtque
lavéritésortdelabouchedesenfants.Apparemment,çamarchepasquepoureux.Merdealors!J’étaisamoureuxd’AmélieAnderson.J’étaisamoureuxd’unefillequivivaitdansle
noiretpourtanttoutétaitd’uneclartéabsolue.Millies’estécartée,unlargesourireauxlèvres.Unsourireéblouissant.Ducoup,j’aisouriaussi,forcément.—Çaveutdirequetuvasportermontee-shirt?—Etavecfierté,m’a-t-elleréponduenriant.Alors, planté au milieu du trottoir, dans le halo du lampadaire qui créait un cocon de lumière
blancheautourdenous,j’aiembrasséMillie,fermementdécidéànejamaislalâcher.Plusjamais.Je l’ai raccompagnée jusqu’à la maison et, ce soir-là, il n’a plus été question de Taggerson ni
d’Andert.MillieafaitlaleçonàHenry,enluidisantqu’ilétaittropjeunepoursemarieretqu’ilallaitdevoir se contenter de son tee-shirt. Ce qui a semblé passablement énerver le gamin. J’ai haussé lesépaules,genre«J’ysuispourrien,c’estpasmafaute».Etj’aifaitcequ’ilfallaitpourqu’ilaituntee-shirtpourchaquejourdelasemaine.EtunpourAyumiaussi.Cequiaparulecalmerunpeu.
Maislagraineavaitétéplantée.JeneconnaissaisMilliequedepuisdeuxmoiset,pourtant,jecroyaisenelleplusqu’enn’importe
quel truc auquel j’aie cru toutema vie. J’avais déjà la bague àmi-doigt. J’attendais juste qu’elle sedécideàmelapasser.
Dans les joursquiontsuivimoncombatcontreSantos,au lieuderalentir, le rythmes’estencoreaccéléré.Prisparcetourbillon,jeroulaissurlaréserve.Pourlapremièrefoisdemavie,j’étaisclaqué.Çafaisaitundrôled’effet.Jem’étaisviterenducomptequ’enfait,toutcequim’intéressait,c’étaitd’être
lepluspossibleavecMillieetHenry.Ducoup,jepassaisplusdetempschezeuxquedansmesquartiers.Letruc,c’étaitquejecommençaisàmesentircommechezmoidansleurmaison.Tantetsibienqu’unsoirjemesuiscarrémentendormisurlecanapéenregardantunmatchavecHenry.C’estlamusiquequim’aréveillé.
Millieétaitassiseentailleuraumilieudusalon.Ellemetournaitledosetelleavaitsaguitarecaléeentre les jambes.Lematch étaitmanifestement terminé etHenry avait jeté l’éponge : il étaitmonté secoucher.Jemefoutaisd’avoirratélematch–j’aijamaisvraimentaimélesportàlatélé,detoutefaçon,jepréfèreparticiper–,maispasd’Henry.J’allaisdevoirfaireamendehonorable.
J’airegardéMilliependantqu’ellerecherchaitàl’oreillelesnotesdedeuxoutroischansons.Elletenait son instrument debout, lemanche presque vertical. La tête penchée sur sa guitare, elle semblaitaimer la façon dont les cordes sonnaient. Je l’ai écoutée sans broncher, comme si je dormais encore.Cettefillen’arrêtaitpasdemesurprendre.Jesavaisqu’ellejouaitdelaguitare,maispasqu’elleassuraitautant!
—Commentçasefaitquetum’aiesjamaisrienjouéavant?J’avaislavoixencoreàmoitiéendormiedumecquin’apasvraimentenvied’émerger.Maiselle
avaitl’ouïefine,maMillie.—Tuesréveillé?Ellesouriait,ças’entendait.—J’suisréveillé,t’esbelle:fautquetuviennesicitoutdesuite,t’esobligée.Elleafaitlasourdeoreille,continuantàfairecourirsesdoigtssurlescordes.—Si tu étais un accord,David, lequel ce serait ? a-t-elle lancéd’un ton absorbé, en enchaînant
touteuneséried’accordsdifférents.Jel’ailaisséefaireplusieursessais.—Oh,envoilàunbientriste,a-t-ellecommenté,engrattantdoucementlescordes.—Tumetrouvestriste?—Nan.Vraimentpas.Pasd’accordsmineurspourtoi.—Carrément pas. Je suis à cent pour cent enmodemajeur.Un accordmajeur pour un tombeur
majeur.Elles’estmarrée.Jenesavaispasquelleheureilétait,maisaveclalumièredoréedelalampeetla
berceusedescordes,jerecommençaisàavoirlespaupièreslourdesmaislecœurléger.—Ça,c’estl’accordd’Henry,aannoncéMillieenjouantuntrucbizarreetdissonant.J’aiexploséderire.C’étaittellementlui!—Maispourtoi,ilfautquelquechosedeplussuave,a-t-elleajouté.—Parcequejesuisunmecsexy.J’avaisreprismavoixdecrooner.—Ouaip.Parcequetuesunmecsexy.Etilfaudraitquelquechoseavecunpetitcôtétraînant.—Parcequejesuistexan.
—Un Texan sexy de l’Utah. (Elle a encore expérimenté quelques associations de notes, en semarrantetenfronçantlenez,pourtenterdetrouverlebonaccord.)Etilnousfautquelquechosededoux.
—Douxetviolent.—CommeSugarRayBobinson?—CommeSugarRayRobinson:leplusgrandboxeurdumonde.—Sexy,traînant,douxetviolent.Çapourraits’avérerunpeupluscompliquéquejenelepensais…Elleaalorsjouéuntrucpuissantetrauque,faisantclaquerchaquecordeavantdelesgrattertoutes
ensemble.—Voilà.Tuentendsça?C’estTag.—Çam’plaîtbien.Elle a écarté la main. Son petit doigt a accroché la dernière corde, celle du bas, et l’accord a
subtilementchangé,produisantunsonlégèrementdifférent,commepasencoretoutàfaitabouti.—Etça,c’estDavid.Jemesuisassissurlesol,derrièreelle.Jel’aiattrapéeparlesgenouxet jel’ai tiréeenarrière,
collantsondoscontremoipour la tenirdansmesbras,commeelle tenaitsaguitare.Elles’est laisséeallercontremontorse,acalésatêtesurmonmentonetcontinuéàjouerlesaccordsauxquelselleavaitdonnémonnom.
—Fais-moiécoutertachanson,Millie.—Monaccord,tuveuxdire.—Nan.Tachanson.Tuesunefemme.Lesfemmesneselimitentpasàunseulaccord.Ça l’a fait doucement rigoler. Ellem’a donné des petits coups sur la tête avec lemanche de sa
guitare.—Jesuiscontentequetulesaches,maisjesouhaiteraispresquequetun’ensachespasautantsur
lesfemmes.J’enviensàmedemandercommenttuasacquistoutcesavoir.Etçamerendunpeujalouse.—J’aigrandiavectroissœurs.Sansparlerd’unemèreauxidéestrèsarrêtéesetaucaractèrebien
trempé:j’aiapprisdebonneheure.—Bienrattrapé,mongrand!—Maisc’estlavérité,moncœur.Alorsvas-y.Jouetachanson.—Jenel’aipasencoreécrite.—Tumettrasmonaccorddanstachanson?—Pourquoiçaressembleàuneproposition?Ellesouriait,maisilyavaitquelquechosed’unpeumélancoliquedanssonintonation.—Parcequejesuisunmecsexy.—Oui, jemettrai tonaccorddansmachanson.Lesdeux,TagetDavid.Et jemettrai aussi celui
d’Henry.—Ettamère?Est-cequ’elleaunaccord?Millieatoutdesuitejouéquelquechosededouxetdetendre,quelquechosedegaimaisdeplaintif
enmêmetemps.
—Celui-là,c’estmamère.Tulereconnais?J’airéfléchideuxsecondes.—Ilfaitpartiedesachanson?—Ilfaitpartied’unevieillechansoncountry.C’estletoutpremieraccorddeBlueEyesCryingin
theRain.Jemesuismisàfredonnerquelquesmesures.Jelaconnaissaisbien.—C’estça.J’adorecettechanson:«Desyeuxbleusquipleurentdanslapluie».Mamèreavaitles
yeuxbleus, commeHenryetmoi.Mais ellenepleuraitpasà longueurde temps,heureusement.Elle apassé beaucoup de temps à aimer, en revanche.Mais il y avait unmanque en elle, aussi. Un besoininsatisfait.Ellevoulaitnousprotéger.Ellevoulaitnousépargnerlasouffrance.Ellevoulaitnousrendretout ce qu’on nous avait pris, tout ce dont on avait été privés. Elle priait pour y arriver. Et elle n’yarrivaitpas.Elleaeubeaunousaimerdetoutessesforces,ellen’apaspu.
—Personnenelepeut,j’imagine.—Non, personne. Ellem’a dit quelque chose avant demourir, il m’arrive d’y penser dans les
momentsdifficiles.Elleaditque,toutesavie,elleavaitjustevoulunouséviterdesouffrir.C’étaitsonrôleentantquemère:nouséviterdesouffrir.Maisonasouffertquandmême.
Elle s’est interrompue, comme si en parler la replongeait dans le passé. J’avais envie del’embrasser,d’embrassercettelèvreinférieurequitremblait–oh,justeuntoutpetitpeu–àl’évocationdecesouvenir.J’aipréférédéposerunbaisersursajoue.Sijeluiavaisprislabouche,jen’auraissansdoutejamaisconnulafindesonhistoire.
—Etpuiselleadit:«Jevoulaisvousempêcherdesouffrir,Henryettoi.Maisj’ensuisarrivéeàla conclusion que vos souffrances vous avaient grandis. » Elle était en train de mourir et elle nousregardaittenterdenousréconcilieraveclaréalité,aveclefaitqu’onallaitlaperdre.
—Etqu’est-cequetuenpenses,toi?Est-cequelessouffrancesnousrendentmeilleurs?—Çadépenddespersonnes,jesuppose.Jemesuismisàluicaresserlescheveux.—Peut-êtrequeçadépendaussidelaquantitédesouffrances.—Et çadépend s’il y a quelqu’unpour te tenir lamain en chemin, pour partager ta peine, pour
porterunepartiedufardeau.Elleablottisajoueaucreuxdemapaume.—T’aseuça,toi?— Oui. Ma mère n’a peut-être pas pu m’empêcher de souffrir et je n’ai certainement pas pu
l’empêcherdesouffrirnonplus.NiHenry,d’ailleurs.Maisons’aimait, tous les trois, etça rendait lasouffranceplussupportable.
—C’est çaque jeveux êtrepour toi,Millie. Jeveux te soutenir. Jeveuxque tume laisses toutporter.
Et puis je me suis mis à lui chanter un petit air des Rolling Stones à l’oreille, en arrangeantlégèrementlesparolesdeBeastofBurdenàmasauce:
—Laisse-moiêtretabêtedesomme.J’ailedosassezlargepoursoulagertapeine…Jeluiaiembrassélelobedel’oreille.Jemesuisalorsjuréque,pourelle,jeferaisl’impossible.
J’allais l’aimeretveiller surelle.Fini les souffrancespourAmélieAnderson.Àpartirdemaintenant,c’étaitmoiquimecoltineraistouteslesemmerdes.
Ellem’alaisséluicaresserlecouduboutdunezpendantunepetiteminute,enfredonnantgaiement.—Ilyad’autresparolesdanscettechanson,David.Ildemandes’ilestassez.S’illuisuffit.Alors
jeteposelaquestion,Tag:est-cequejetesuffis?Parcequejenesuispasassezaveuglepournepasvoir.
Le passage qu’elle venait de citer me tournait dans la tête. Je n’en revenais pas. J’avaiscomplètementzappécetteidéed’être«tropaveuglepourvoir».
—«Est-cequejesuisassezfort?Est-cequejesuisassezdur?»Difficiledechanterçasansêtreunpeuchaud.Etjel’étais–plusqu’unpeumême,jelereconnais.—Alors, est-ceque tuesprêt à toutmedonner, toi aussi ?LeBon, laBruteet leTruand? Le
meilleuretlepire?Parcequejetepréviens,jeveuxlatotale.Ah,çavenaitvraimentdufondducœur!Lasincéritéaveclaquelleellem’avaitbalancésatirade
m’afait sourire.Et j’aiessayédenepas ricanerbêtementensongeantaudoublesenssexuel.Ellen’ypensaitmêmepas.Alorsjen’allaiscertainementpasmemarrer.
Jeluiaienlevésaguitaredesmainspourlaposerparterre.—Tumesuffislargement,jolieMillie.Elle s’est alors retournée dans mes bras et a cherché mon visage, mes lèvres pour y poser les
siennes.Jel’aiembrasséependantque,quelquepartdansma tête,desavoixdecrooner,MickJaggerchantaitlasuitequiparlaitdefermerlesrideauxetdefairel’amour:«Comeon,baby,makesweetlovetome…»
(Findelacassette)
MOÏSE
—Salut,doc!C’estMoïseWright.—Moïse!Quelplaisirdet’entendre!LavoixdudocteurAndelinétaittoujoursaussiprofondeetgrave,chaudecommedubeurrefondu.
Etjemesuisunefoisdeplusémerveillédecettecapacitéqu’ilavaitdemettrelesgenstoutdesuiteàl’aise,enconfiance,deleurdonnercesentimentdesécurité,l’impressiond’êtreécoutés.Iln’étaitencorequ’un jeunepsychiatre en rodagequand je l’avais connu àMontlake (vingt-sixouvingt-sept anspeut-être),maisilavaitdéjàcetteespèced’auraquitedonnaitl’impressionquesonâmeavaitvécumillevies.C’étaitunhommepleindesagesseetdebonté.Onétaitvraimentrestéstrèsprochesdelui,Tagetmoi.Maisj’aiabrégélesmondanités–pourlesquellesTagétaitbienplusdouéquemoi–,interrompantNoahAndelinmêmesijesavaisqueçanesefaisaitpas.Ilallaitsedirequej’avaisreperdutoutleterrainquej’avaisgagné,depuisque,petitdélinquantteigneuxdedix-huitansj’étaisarrivédanssonservice.
—DocteurAndelin,jesaisqueTagestvenuvousvoirassezrégulièrementdepuisqu’onestrevenusdans l’Utah. Et je sais que vous ne pouvez pas me dire de quoi vous avez parlé. Je comprends. Laconfidentialité docteur-patient et tout ça. Je ne cherche pas à savoir ce que Tag vous a dit etréciproquement.Maisilestparti,doc.Ilajustecoupélesponts.Ilacraquépourunefillequiacraquépourlui.Maisjen’arrêtepasdevoirsasœur.Jen’arrêtepasdevoirsasœur,doc.Etjen’aipasbesoindevousexpliquerpourquoiçamefaitflipperàmort.
C’était sorti unpeu envrac.Mais à la brusque inspirationque j’ai entendue à l’autre bout de laligne,ilétaitclairqueNoahAndelinmesuivait.
—Àvotre avis, et jeparle au toubib là, est-cequ’il risquerait de se fairedumal ? Il n’est passuicidaire,jeveuxdire.
Jemesuisarrêténet.Jevenaisjustederéaliser:jenepouvaisabsolumentpasl’affirmer.Aprèscequejevenaisd’écouter,jen’auraispaspudiresi,émotionnellement,Tagn’étaitpasderetourdanslescouloirsdeMontlakeavecuneseuleidéeentête:échapperàlui-même.
Jemesuisrepris:
—J’veuxdire,iln’estpassuicidairecommeavant.Enunsens,Tagestmêmeletypeleplussainquejeconnaisse.Maisilauncôtédéjanté.Etpuis,ilestpeut-êtredouépoursauverlesautres,maispours’occuperdelui,cen’estpastoujoursça.Ils’estbarrécommeça,sansprévenir.Vousavezunepetiteidéed’oùilseraitallé?Vousn’auriezpasunconseilàmedonnerquipourraitm’aideràleretrouver?
LedocteurAndelinn’apasrépondutoutdesuite.Jel’imaginaistrèsbien,unemaincontrelajoue,latêtepenchée,entraindecogiter.
—Commentpeux-tusavoirqu’iln’apasseulement…faitunbreak?NoahAndelinavaitterminésaphrasesurunehésitation,commes’ilcherchaitàtoutprixàtrouver
uneautresolutionplausible.—Ilnousalaissédescassettes.Lafillequ’ilvoit…aveclaquelleilsortestaveugle.Alorsils’est
enregistréentraindeluiparler,engros.—Amélie.Ah!DoncTagavaiteuunediscussionavecledocteurAndelinsurlesujet.—Vousavezentenduparlerd’elle,alors?—Oui.J’aivuDavidilyaunmois.Ilétait…Ledocteurs’esttu,commepourbienchoisirsesmots.Ils’agissaitderespecterlaconfidentialitéde
sesentretiensavecsespatients,n’est-cepas?—Jene l’avais jamaisvuaussiheureux,a-t-il finipardire.Ceque tum’annoncesest…pour le
moinsinattendu.—Çavousaideraitd’écouterlescassettes?Oui,j’enétaisarrivélà.J’espéraisjustequeMillienes’yopposeraitpas.—Vousa-t-ildonnélamoindreraisondecroirequevouspuissiezfairequelquechosepourlui?
m’aposémentdemandéNoahAndelin.—Quoi?J’aisentilacolèrebouillirdansmesveinesetjemesuisretenudebalancermonportablecontrele
mur.—Combiendetempss’est-ilécoulédepuisqu’ilaétévupourladernièrefois?Cettevoixétaitvraimentd’unedouceurinsupportable.—Plusdequinzejours.
—T
15.
ag?(Lisasemblaitunpeustressée.Elleavait lespupillesdilatéesetsesmains tremblaient.)Euh…jecroisqu’onaunproblème.Morgan…Morganestauclub.Ilapasmalpicolédepuis
quelquesheuresetilcommenceàdevenir…difficile.J’voulaispasluicauserdesennuis,c’estmonpote.Jesaispascequis’estpassépoursonboulot,maisbon…
J’étaisdéjàpassédel’autrecôtéducomptoir,lançantdesinstructionsàVinceavantdemedirigerversleclub,Lisasurmestalons.Elledébitaittoutuntasd’excusespoursongrandcopainMorg.
Lamusiquecognait.Untrucgutturaletprimaire.EtAmélieétaitdansl’octogone.Ellesebalançaitet tournoyaitautourde labarre,unsouriredecommandeaccrochéaux lèvres.Maiscontrairementà lapremièrefoisoùjel’avaisvuedanser–etàtouteslesautresfoisdepuis–,elleavaitlesyeuxouvertsetsesmouvementsétaientsaccadés.Elleneprenaitaucunplaisir,c’étaitclair.
—J’aimepasc’quej’vois!beuglaitunevoix.Ettoi,princesse,çat’plaîtc’quetuvois?(Grosrirebiengras.)Refilez-nousDanielle,bordel!
Les autres clients ne regardaient plusAmélie. Lamain en visière, ils scrutaient la pénombre endirection de la table du coin. Avec la lumière tamisée, on avait dumal à le distinguer et les bassesassourdissantes couvraient ses protestations, mais Morgan faisait tout pour se faire remarquer.L’atmosphère dans la salle était électrique,mais rien à voir avec l’excitation sexuelle du show, ni ladanseuselégèrementvêtuequifaisaitsonnumérodecharmesousleprojo.
MorganétaittellementfocalisésurAmélie,tellementbiendécidéàluipourrirsonnuméroqu’ilnem’apasvuarriver.Alors,quandjemesuispenchépar-dessusledossierdesabanquettepourlechoperparlesoreillesetlesouleverdesonsiège,ils’estredresséd’unbondenpoussantunhurlement,moinsdedouleurquedesurprise.
Avec sonPoker Face, LadyGaga se vantait de ne jamaismontrer ses émotions et, continuant àdanser telle une automate bien remontée, Amélie s’efforçait de l’imiter. Sans voir la scène qui sedéroulaitsoussesyeux.Tantmieux.Lisapoussaitdescrisdecochonqu’onégorgeet,quandjeluiaifaittraverser la table, envoyant valdinguer les bouteilles vides et deux chaises qui ont atterri sur la tablevoisine–heureusementinoccupée–,Morganarugicommeunlionenragé.
J’ai aussitôt refermé mon bras sur son cou pour l’entraîner vers la sortie de secours, sous lesapplaudissements et les sifflets de quelques clients au passage. J’ai poussé la porte aumoment où lenumérod’Amélieseterminait.Jenemesuispasattardépourvoirlalumièredelapoursuitebraquéesurlacagebaisser,nicellesdelasalleprogressivementaugmenterpourannoncerl’arrivéed’unenouvelledanseuse.JevoulaismettreMorganàl’abridesregardsetassezloinpourqu’onnel’entendepasbraillerquandj’allaisledérouiller.Commeonpassaitlesportesenmodebulldozerpourseretrouverdanslanuitfroide,soufflant touslesdeuxcommedestaureauxfousfurieux,Morgan,quin’arrivaitpasàreprendrepiedetsecramponnaitd’unemainàmonbras,m’abalancédel’autreuncoupdepoingaujugé.C’étaitune tentativedésespérée.Mais il se trouvait qu’il avait unebouteille debière et que cette bouteille aheurtémonfrontdepleinfouetavecungroscraquementsonore.
Lechocm’asonnéetj’aimisungenouàterre,entraînantMorgandansmachute.J’avaislarageetdusangpleinlesyeux.
—Tuvasm’direàquoitujoues,Morg!Tuvasm’direpourquoit’esrevenu!Jemesuisessuyélefrontd’unemainetjeluiaiécrasélatronchedanslapoussièredel’autre.—J’veuxmonjob…J’veuxrécupérermonjob,a-t-ilgémiensedébattant.J’aipenséqu’j’allais
d’abordm’en descendre un ou deux pourm’donner assez d’courage pour te l’demander. J’ai regardéDanielleetCrystidanser.Etpuisj’enaiéclusétrois,quatredeplus.Etlà,d’uncoup,elleestarrivée.Çam’arendudinguedevoirqu’elleavaittoujoursdutaf,alorsquemoij’enavaisplus.Nonmaist’esdansquelcamp,Tag?Elleestoù,taloyauté?J’pigepas,mec.
Jecommençaisàvoirflouetmatêtes’étaitmiseàcogner.ÀcroirequeMorgm’avaitfracassélecrâneaveclemarteaudeThor,pasavecunesimplebouteilledeBud.Onapoussélaportedeserviceetj’ailâchéMorgpourmelever.Jechancelaissurmesjambes,putain.Maisjen’allaispastomber.Ahçanon!Tomberdanslesvapes,çavoulaitdirecommotioncérébraledanslemondedessportsdecombat.Etunecommotioncérébrale,çaimpliquaitreposobligatoireetbatteriedetests.Jen’avaispasdetempsàperdreavecça.VinceetLéosesontretrouvésd’uncoupàcôtédemoi.IlsregardaientMorganquigisaittoujoursdanslapoussière,àmespieds,sansbouger,commes’ilnesavaitpasquoifaire.Envoyantlesangquipissaitdemonfront,ilaécarquillédesyeuxcommedesdessousdeverre.J’aienlevémontee-shirtpourm’épongeretcomprimer laplaie.Sousmesdoigts,onauraitdit leGrandCanyon.J’aisentimonestomacchavirer,avantdeseretourner.
—Revienspas,Morg.Lessecondeschances, je suisà fondpour.Maisça, là?Toutà l’heure?Laissetomber.C’étaittasecondechanceett’asrépétélesmêmesconneries.Tut’esmontrésoustonvraijour,Morg,etj’aipasaimécequej’aivu.T’aspasintérêtàterepointerdansl’coin.
Un petit voyage aux urgences, il nemanquait plus que ça pour couronnerma soirée. Ils ont étéobligésdeme sortir lesboutsdeverreunparun. Je tedispascomment j’aimorflé.Encoreplusquequand jem’étaispris labouteille enpleine tronche.Lapiqûredenovocaïnen’apas étéunepartiedeplaisirnonplus.Maisj’aigardélesyeuxetmonclapetouvertstoutletempsqu’onmerecousait.
—VousallezunpeuressembleràFrankenstein,m’aaimablementannoncéletoubib.Trentepointsdesuturepourvousrecollerlefront.C’estjustelelongdelaracinedescheveux,celadit:lacicatriceneseverrapas trop,àmonavis.Jesuisplus inquietpour lacommotioncérébrale.Vousavez la tête trèsenflée, vos pupilles n’ont toujours pas repris leur taille normale et vous croyez peut-être réussir àm’embobiner,maisvotrevoixetvosgenouxtremblent.Jepensequ’ilfautvousfairepasseruneIRM.Parsécurité.J’insiste.
—C’estjustemafaçondeparler,doc.Monaccenttexan.Etpuisj’suisvanné.J’suisdeboutdepuisdix-huitheuresnon-stop.UneIRM,c’estlong,non?
J’enavaispasséuneaulycéequanduntaureau,surlequelj’avaisessayéderesterhuitsecondes–unmonstrebaptiséGinger–,m’avaitenvoyévaldinguerdansuneclôture.J’avaisàpeineposélesfessessursondos.Mêmepastroissecondes.Etçam’avaitvaluunexamenquiavaitdurédesplombes.C’estcommeçaquej’avaisdécouvertquej’étaisclaustrophobe.Etquejen’avaisplustropenviedemonterdestaureaux,finalement.
Enplus,jemesentaisbien.Etj’avaisenviedevoirAmélie.Elleallaitsedemanderoùj’étais.Léom’avaitconduitàl’hôpitaletVinceétaitretournéaubar,pendantqueChuck,lenouveau,s’assuraitqueMorganrentraitbienchezlui.Toutlemondeavaitreçul’ordredelaboucler.PaslapeinequeMilliesebilepourrien.Et,sielleapprenaitquejem’étaisfaitdéfoncerlecrâne,elleallaits’inquiéter.Toutcequ’ellesavait,c’étaitqu’elles’étaitfaitpourrirsonshowparunmecbourréetqu’onl’avaitviré.Voilàce que j’avais dit à mes employés. J’allais lui servir une version simplifiée de l’incident. Je ne luiparleraismêmepasdeMorgan.Maisçafaisaitdesheuresqu’elleavaitterminésondernierpassageet,pourlapremièrefoisdepuisqu’onseconnaissait,jen’avaispasétélàpourlaraccompagner.Jeluiavaisenvoyéun textopour luidireque jeviendraisdèsque jepourrais. (Elleavaituneapplication sur sonportablequiluiannonçaitl’arrivéedesesmessagesetquilesluilisaitàhautevoixquandelletapaitsurl’écran.Jem’amusaisd’ailleursàluiécriredestrucsdébilesparcequec’étaittroptordantd’entendrelavoixpréenregistréelesluidébiterd’untonhypercompassé.)Ellem’avaitréponduavecdesparolesdechansonquim’invitaientàlaréveilleretj’avaisinsistépourqu’ellesecouchesansm’attendre.
— Je vous laisserai rentrer chez vous dès l’examen terminé,m’a assuré le toubib. Ce qui nouspermettra de vous garder une petite heure de plus en observation. Faites-moi plaisir,Tag.Dans votremilieu, quand on se soumet à des entraînements presque quotidiens, il ne faut pas plaisanter avec untraumatismecrânien.
J’aigrommelé,protesté,maisilnevoulaitpasendémordreetj’aifinipardéciderqueceseraitplussimpledecéderquedecontinueràseprendrelatêtejusqu’aumatin.
Au bout du compte, le toubib a été appelé pour une urgence et un aide-soignant a poussé monbrancardensalled’examen.J’aipassétroisquartsd’heureàessayerdegardermoncalme,enfermédans
untube,pendantqu’onprenaitdesphotosdemoncerveau.Ilétaittroisheuresdumatquandjesuissortide l’hosto.L’aide-soignantm’avaitpromisqu’un radiologue interpréterait les résultats, enparlerait audocteurquiavaitdemandél’examenetqu’onm’appellerait.J’étaisdéjàpasséàautrechose.Endehorsd’un vague élancement au niveau du front et d’un besoin impérieux de prendre une douche, j’étais enpleineforme.L’infirmièrequis’estoccupéedemasortiem’ajustedemandésiquelqu’unpourraitresteravecmoietmeréveilleràintervallesréguliers«parsécurité».
Léos’étaitendormidans la salled’attenteet jenevoulaispas ledérangerplusque jene l’avaisdéjàfait.SanscompterqueMillieétaitlaseuleavecquij’avaisenviedepasserlanuit–oucequ’ilenrestait,dumoins.Léom’adoncdéposéchezmoi.J’aiprisunbain,nettoyésoigneusementtoutlesangquej’avaisdanslescheveux,etjesuisarrivéchezMillieversquatreheuresdumatin.
Peut-êtrequejen’auraispasdûconduire,maisjemesentaisbienet jenevoulaispastarderpluslongtemps. Jesavaisoùétaitplanqué ledoublede laclefquiouvrait laported’entrée.Henrym’avaitmontrélacachette,avectoutelagravitéd’unespionrévélantunsecretd’État.Illafourraitdansunedesmaillesdutructarabiscotéenferforgéenfacedelaporte.Jel’aicherchéeàtâtonsdanslenoir.Bingo!Trouvéedupremiercoup.J’aimentalementremerciéHenrydem’avoir,commequidirait,confiélesclésdelamaison.
J’aiouvertlaporteetremisleprécieuxsésamedanssacachette,avantdemefaufilerdansl’entréeetdemonterl’escaliersurlapointedespieds.
J’aiallumélalumièredanslachambredeMillie–del’avantaged’avoirunepetiteamieaveugle–etjel’aidécouvertecouchéeentraversdulit,leportableposéàcôtédelatempe,sesbrasenserrantunoreiller,commesiellen’avaitpaseuenviedes’endormirtouteseule.J’aiéteint,virémespompes,etjeme suis approché du lit à pas de loup pour la rejoindre. Je me suis allongé près d’elle, j’ai enlevél’oreillerqu’elleenlaçaitpourmelecalersouslanuqueetjel’aifaitbasculersurmoi,l’installantcontremontorsepourcompenserlevoldel’oreiller.
—Hé!a-t-ellesoufflé,toujoursàmoitiéendormie.Lajoieperceptibledanssavoixm’afaitchaudaucœur.—Rendors-toi.Jevoulaispasteréveiller.J’avaisjusteenviedetevoir.—Moi aussi, j’ai envied’t’voir, a-t-ellemarmonné, tandisque sesmains entreprenaientdéjàde
m’explorer,m’ôtantimmédiatementtouteintentiondedormir.C’étaitunepremièrepournous.Dormirensemble,jeveuxdire.Etçan’iraitpasplusloin.Quoique
sessoupirsetsesmainsbaladeusesaientcommencéàmedonnerdesidées.J’auraisdûmedouterqu’elleallaitdécouvrirmonbandageàlatête.Etçan’apastraîné.
—C’estquoi,ça?—Quelquespointsde sutureque j’ai récoltésquandunmecbourré adécidédeme fracasser sa
bouteilledebièresurlecrâne.Elles’estredresséed’unbond.—Monmecbourré?s’est-elleexclamée,incrédule.Jen’aipasrépondu.
—Alors,c’estlàquetuétais?Àl’hôpital?Pourquoipersonnenem’ariendit?Pourquoi tunem’asriendit?
—Jevoulaispast’inquiéter.—Mais…mais…Jesuistanana,non?Doncc’estmonjob.C’estcequ’onfaitquandontientà
quelqu’un:ons’inquiète!Elleavaithausséleton.—Chuuuut!J’aiessayédelacalmerenluicaressantlescheveux.Ons’étaitdéjàprislatêtelà-dessus.—Quandontientàquelqu’un,onévitedel’inquiéterpourrien.Jevaisbien.Jesuislà,avectoi.Et
jevaisjusteavoirunesuperbalafrequetupourrast’amuseràcaresser,quandceseracicatrisé.Milliearepoussémamainets’estlevéesansunmotpourallerseréfugierdanslasalledebains.
Elleafermélaporteunpeuplusfortquenécessaireetjemesuisefforcédenepasmemarrer.Ah,ça,pourcequiétaitdemanifestersamauvaisehumeur,c’étaitbienunenana.Ellem’envoulaitdel’avoirtenuehorsducoupetellecomptaitmelefairesavoir.Jel’aientenduetirerlachasseetclaquerdestrucspendant plusieursminutes.Quand elle a fini par ressortir pour revenir se coucher à côté demoi – entapantdespieds,forcément–,j’aifaitsemblantdedormir,rienquepourvoircequ’elleallaitfaire.Lecorpsrigide,elleestrestéeallongéesansbougerunbonmoment.Etpuiselles’esttournéeversmoipourm’enlacerlataille.
—Jesaisquetunedorspas,a-t-ellechuchoté.—Commenttupeuxlesavoir?—Tuestropimmobileettuécoutestropfort.—Tum’entendsécouter?—Quandilsécoutent,lesgensrespirenttoutdoucementoubloquentcomplètementleurrespiration.—J’essaiejusted’entendrecequetupenses.—Jesuisencolère.—Tudoispasl’êtretantqueça:tut’eslavélesdents,alorsquetul’avaissansdoutedéjàfait.Ce
quiveutdirequetucomptesm’embrasser.Cequiveutdirequetuasl’intentiondemepardonner.—Jesuisencolèreparcequejetiensvraimentàtoi.Etj’aienviedet’embrasserparcequejetiens
vraimentàtoi.—Tuesencolèreparcequetutiensàmoi?—Jesuisencolèreparcequejet’aime,a-t-ellefiniparavouerensoupirant.Ettunem’asmême
pasprévenuequetuétaisblessé.—Ehbien,justement.Moiaussi,jet’aime,Millie.Etjevaistoujourstoutfairepouressayerdete
protéger.Jesuiscommeça.C’estmafaçondefonctionner.Si tuavaissuque j’mefaisais recoudre lecrâne, je t’aurais pas retrouvée là, allongée sur ton lit, dormant à poings fermés, jolie à croquer et sidouceetsucréequejet’auraisbienmangéetoutecrue.T’auraispassélasoiréeàtetriturerlalèvreetàangoisseraulieuderêverdemoi.
Jemesuispenchépourtiraillerdesdentssalèvreinférieure,imitantcettemaniequ’elleavaitdeselamordillerquandellestressait.Etpuisj’aiembrassésamoueboudeuseet,dèsquej’aiglissémalangueentreseslèvres,j’aisentisacolèrerefluer.
Notrerespirations’estaccélérée,noscorpssesontimpatientéset…C’estMilliequis’estécartéelapremière.Ellen’étaitmanifestementpastoutàfaitprêteàallongerlalistedespremièresfoisdelanuit.Tandis qu’elleme caressait les cheveux, atténuant la douleur sourde toujours enplanquederrièremesyeux,j’aifermélespaupièresetordonnéàmoncœurdesecalmer.
—David?a-t-ellemurmuré.—Mmm?—Chante-moiunechanson.—Quelgenredechanson,monange?—Unechansond’amour.Jemesuisexécutésurunairdecountryavecmonplusbelaccenttexan:—Millie,Millie,t’essijolie.J’suistropcontentqu’tut’appellespasBoby.—Boby?—Attends, laisse-moi reformuler. (Jeme suis éclairci la gorge avant de recommencer.)Millie,
Millie,t’essijolie.J’suistropcontentquet’aiespasdezizi.—Ettuappellesçaune«chansond’amour»?—Bond’accord.Etqu’est-cequetudisdecelle-là?J’aimeteslonguesjambes,j’adoretesseins,
maisc’quej’préfèreestsousmamain.Jeluiaichatouilléleventreetelles’esttortilléecontremoi.—Continueàchanter!a-t-ellecommandé,enmedonnantunetapesurlamainpourmefairearrêter.—J’aimetonmentonpointu,maisc’quej’préfèrec’estton…—Humhum.—OK. J’aime ton sourire, ta bouchem’attire, j’aime caresser tes cheveux de soie, mais c’que
j’préfèreestjustelà.Jel’aichatouilléeaucreuxdelataille.Ellem’aattrapélesdoigtsengigotant,hilare.—Beaucoupmieux!Lasuite,s’ilteplaît.—J’aimecommenttubouges,j’aimetonodeurdefruitsrouges,j’aimequandtum’appellesDavid
et…lalala,rienn’rimeavecDavid.—Untube!a-t-elleraillé.Etcommentelles’appelle,cettechanson?—«Rienn’rimeavecDavid».—«Rienn’rimeavecDavid»?Elleétaitpliéederire.Maiselleest restéesilencieuse troissecondes,commesielleessayaitde
trouverunmoten«id»pourmefairementir.Etpuisellem’acaressélajoue,asuividudoigtlecontourde ma mâchoire, mon menton. Lorsqu’elle s’est remise à parler, sa voix était aussi douce que sescaresses:
—Quandjet’écoute,jemesensplusprochedetoi.
—C’estpourçaquetuveuxtoujoursquejechante?Moiquicroyaisquec’étaitpourmavoixdevelours.
Jeplaisantais toujours,maismagorge s’était soudain serrée, troppourque je puisse continuer àchanter.
—Iln’yapasqueça.Unechanson,tunepeuxpaslavoir.Tulasens,tul’entends,tubougesdessus.Toutcommejenepeuxpastevoir,maisjetesens,jet’entends,jebougeavectoi.Quandtuesprèsdemoi,j’ail’impressiond’apercevoirunDaviddontpersonned’autrenesoupçonnel’existence.C’est«LachansondeDavid»etpersonnenepeutl’entendre.Personneàpartmoi.
Moncœurs’estmisàpalpiter.Etpuisiladoublédevolume:unegrossepulsationexplosiveàlaHulkquim’emplissaitlapoitrine.Alorsjel’aiprisedansmesbrasetj’aienfouimonvisageaucreuxdesoncou.
—Nan.C’estpasmoi,Millie.C’estlapetitemusique.Moiaussi,jesensça.Chaquefoisquetuesprèsdemoi.
—La«petitemusique»,hein?C’estlenomquetuluidonnes?—C’estlenomquejeluidonne.—Jecroisquejevaisplutôtgarder«LachansondeDavid».C’estmafavorite,a-t-ellerépondu,le
souffledesesmotscaressantmajoue.Alors, j’aimurmuré : « Si je chante, tu dois danser…» juste avant quemabouche ne trouve la
sienne et que lamusique entre nous ne devienne une puissante vibration, un rythme, une pulsation, etqu’ondansetouslesdeuxautourdecefeudévorantjusqu’àcequelesommeilneralentissenosgestes,n’assourdissenotrechansonetnenousfasselentementsombrer.
(Findelacassette)
MOÏSE
Sans prévenir,Millie s’est brusquement levée, brandissant lemagnétophone au-dessus de sa têtepour l’envoyervaldinguer,commesiellenepouvaitpas supporterd’entendreunseulmotdeplus.Enheurtant lesol, le fonddumagnétos’estdétachéet lesgrossespilesR20ont roulécommedessoldatsblessés,leurtankhorsd’usageetleursmunitionsépuisées.
Georgieetmoi,onenest restés tétanisés.Onétaitplantés là,à la regarder, sanssavoircommentréagir.Lesyeuxbrillantsdelarmes,Millietremblaitderage.
—Jenesaisplusquoipenser.Jenesaispasquoifaire!Onestassislà,àl’écouternousraconterunehistoireàlaquellejecroyaisencoresincèrementilyaquinzejours.Maisilestparti!Ilestpartiet,aujourd’hui…j’aihonte.Oui,j’aihontedevousavoirappelés.J’aiinterrompulecoursdevotrevieetj’ai fait tout un plat autour de sa disparition. Mais il n’a pas disparu : il s’est tiré ! (Millie a prisplusieurs profondes inspirations saccadées. Et puis sonmenton est tombé sur sa poitrine. Sa colère asemblésedissiperaussivitequ’elleétaitmontée.)Lepirec’estque…j’espèrevraimentquec’estjusteparcequ’ilnesaitpascommentmedirequ’ilachangéd’avis.J’espèrevraimentqu’ils’estréveilléetqu’ils’esttoutàcoupaperçuqu’iln’étaitpasamoureuxdemoi,enfindecompte.J’espèrequec’estça.Parcequetoutcequejepeuximaginerd’autreseraitencorecentfoispire.Etjepréfèreencoreleperdrecommeçaqueleperdrepourdebon.
Jenecomprenaisquetropbiencequ’elleentendaitparlà.Coupdebol,monportables’estmisàsonnerpileàcemoment-là.Georgies’estagenouilléepour
récupérerlespilesetlesremettredanslemagnéto,pendantquejesortaisprendrel’appel.Enpassantlaported’entrée,j’aisaluémoncorrespondant:—Mikey.—Moïse,m’a-t-ilrépondusurlemêmeton.J’aidunouveau.Moncœurafaitunvolplané.—Tagcombatdemain àVegas.AuMGMGrandGardenArena.Cory est tombé sur lapesée ce
matin,àlatélé.Ilsertderemplaçantdedernièreminute:debouche-trou,commequidirait.C’estungros
combat,Moïse.Du lourd.Duméga-lourd. C’est lematch Terry Shaw contre Jordan Jones. Sauf que,maintenant,c’estTerryShawcontreTagTaggert.
J’aicruquemamâchoiresedécrochait.J’aimêmeéloignémonsmartphonedemonoreillepourleregarder,commesi jemedemandaissic’étaitvraimentMikeyque j’entendaiset simonportableétaitvraimentunportable.
J’aijuré,lesdentsserrées,avantdemerecollerletéléphonesurl’oreille.—Lefilsdepute!—Tul’asdit!Onest toussonnés.Onsaitplusquoipenser,mec.Ilcombatetpasundenousle
savait.Onestsonéquipe,bordel!Àquoiiljoue,Moïse?—J’enaipaslamoindreidée,Mikey.J’étaistellementsoulagéqu’onl’aitretrouvéquej’avaispresquel’impressiondeléviter.Enmême
temps,jeflippaistellementquej’enétaismalade.—Qu’est-cequ’onfait,onyva?Tucroisqu’ondoitmonteràVegasetjusteleprendreentrequat-
z-yeux?Mikeyétaitfurax,c’étaitclair.Etlargué.—Parcequetucroisquec’estpossible,toi,d’approcherunboxeurauMGMsit’aspasdepass?
Sit’espassurlaliste?Mikeyalâchéunebordéedejurons.J’aihochélatêtedansmoncoin.Çanemarcheraitjamais.Si
Tagnevoulaitpasdesonéquipedanslesvestiaires,ilsnepourraientpasl’approcher.—Toutlemondeestlà,Mikey?Touslesgars?—Ouais.Toutl’mondesaufPaulo.Maislesautressontlà,Moïse.—Bougezpas.J’arrivedanscinqminutes.J’aipassélatêteparlaportepourprévenirGeorgie.JenevoulaispasdireàMilliecequejevenais
d’apprendre.Pasmaintenant.J’avaisbesoind’ensavoirunpeuplus.Vu la façondontelleavaitvoulufracasserlemagnéto,elleétaitmanifestementàbout.N’empêche,lemagnétoavaitétéremisenmarche–pasplusmalenpointpourautant,apparemment–etjepouvaisentendreTagparlercommes’iln’étaitjamaisparti.Çam’arefoutuenrognedirect.
Quatreminutesplustard,jepoussaislesportesdelasalledegympourfilerdroitaubureau.CommeMikey me l’avait assuré, tous les gars étaient là, et l’enregistrement de l’émission était calé au bonendroit. Ils l’ont redémarrédèsmonarrivée.Unvrai cirquemédiatique, cespesées !Labalance étaitinstalléeaucentredelascèneettouslespugilistespassaientunparun.
J’ai regardéTagsedéshabiller. Iln’arboraitpassonpetitsouriregoguenardetnefaisaitpassoncinémahabituel.Aucontraire,ilavaitlevisagefermé,l’airdur,grave.Pasdefossettescraquantes,pasdegorillesefrappantlepoitrail:iln’étaitpaslàpourrigoler.IlestmontésurlabalanceentenueTagTeamintégrale:casquetteetshortassortiavecsonlogoquiluibarraitlesfessesenjaune.Leminimumsyndical. Quand on a annoncé son poids, il s’est redressé et il a gonflé les biceps pour la photo. Ilparaissaitminceetsec.Trop.Maispeut-êtrequ’ilavaitsciemmentmaigripouratteindrelesquatre-vingt-treizekilosréglementaires?
—Ilfaitracho,non?abougonnéAxel.Marrant.C’étaitexactementceque jepensais.Quoique« rachitique»…toutest relatif.Tagétait
quandmêmebalèze:grand,musclé–tellementquec’endevenaitridicule.Maisilavaitquelquechosed’émacié,decreuxauniveaudesjoues.Etpareilpourleshanches.
—Sonpoidsdeformedépassefacilelescentkilosetilestàquatre-vingt-douze.Qu’est-cequiluiaprisdepomperunkilodeplus?
—Ilapasfoutulespiedsàlasalledepuistroissemaines,voilàcequ’ya!s’estexclaméCody.—Et ilcombatceputaindeTerryShaw!Çapourraitbiense finirenboucherie,cetteconnerie,
s’est lamenté Mikey, pendant qu’on regardait Terry « Shotgun » Shaw monter sur la balance, l’airmauvais,teigneuxetcarrémentarrogant.
IlajetéàTaguncoupd’œildédaigneux.Tagnel’amêmepascalculé.—Non.(Andysecouaitlatêted’unairbuté.)Tagsaitcequ’ilfait.(Ilacroisélesbrasetnousa
tousfusillésduregardpournousobligeràbaisserlesyeux.)C’estjustequ’onsaitpascequ’ilfait,nous.Entoutcas,moi,j’saisuntruc:jevaisàVegas.
—Moiaussi,aditCory.—J’ensuis,aapprouvéMikey.—J’conduis.Axelaalorsdégainésonportable,commesiladécisionétaitpriseetqu’ilétaittempsdefaireles
réservationsquis’imposaient.J’aisoupiré.—FautquejelediseàMillie.—Qu’est-cetuvasluidire,Moïse?m’ademandéAndy.—Onferaitpeut-êtremieuxd’allervoircequisepasse,avantquetuluienparles.Axelavaitlevisagecrispéetilcroisaitsesgrosbrasmuscléssursapoitrine.J’avaisdéjàremarqué
qu’ilsemontraitpasmalprotecteurenversMillie–etenversHenryaussi.Etj’étaisàpeuprèscertainquetouslesgarssedisaientlamêmechosequemoi.QueTagavaitlaissétomberMillie.Pouruneraisonoupouruneautre,ilavaitcoupélespontset,maintenant,c’étaitàmoideleluiannoncer.
J’aisecouélatête.—Non,jenepeuxpasfaireça.Fautquejeluidisequ’onl’aretrouvé.Axelsecouait latête, luiaussi,maisavecquelquechosed’obstiné,commes’iln’arrivaitpasàle
croire.Etlerestedel’équipeavaitlesyeuxscotchésauplancher.Monportableabipé.J’ailorgnéversl’écran.Georgie:
Appelle-moi.
—Deuxsecondes,lesgars.Jemesuispromptementexécuté.Georgiearéponduàlapremièresonnerie:
—Moïse?Elleavaitunedrôledevoix.—Oui?—Jecroisqu’onsaitpourquoiilestparti.RevienschezMillie.Ilfautquetuentendesçaenlive.
J
16.
emesuisréveilléavecunmaldecrâneàsetaperlatêtecontrelesmurs.Etunesensationdebien-êtrecomplètementincompatibleavecunedouleurpareille.Milliem’avaitlaissédormir.Elles’étaitlevée
enmême temps qu’Henry – qui avait cours – et était donc réveillée depuis des heures, attendant toutbonnementquejedaignetomberdulit.J’aimaisbienl’effetqueçafaisaitdeseréveillerdanslesdrapsdeMillie,deguettersonpasdanslamaison.J’aipenséàlabaguedansmaboîteàgantsetjemesuisdit:Pourquoipasaujourd’hui?Aprèstout,c’étaitunjouraussibonqu’unautrepourl’inviteràrejoindrelaTagTeam.
J’ai titubé jusqu’à la salle de bains, en réfléchissant à la façon dont j’allais bien pouvoir m’yprendrepourluifairemademandeofficielle.Unseulcoupd’œildanslaglacem’asuffi:lesdeuxyeuxaubeurrenoir, latêtedeFrankenstein, lefrontcouturé, labalafretouterougeethérisséedefils…J’aidécidéqueçapourraitattendre,aumoinsletempsquej’ailleunpeumieux.
Aprèsquelquesbaisers,unpuisdeuxantalgiques,etunemontagned’œufsbrouillésextra-mousseuxpréparésparlamainexpertedeMillie,j’étaisenfinprêtàcommencermajournéedeboulot–OK,ilétaitpresquemidi,jesais.Millieavaitunemploidutempstoutaussichargéetons’estséparéssurlepasdelaporte.Ellenevoulaitpasque je laconduiseaucentrepouraveugles.Ellepréféraitmarcher– tiensdonc!Alors,jel’airegardées’éloigner:unpurrégalpourlesyeux!
Millieneraclaitpassacanned’unbordàl’autredutrottoirquandellesedéplaçait.Elletapaitd’uncôté,uncoupsecsurlebéton,avançaitlepiedgauche,balançaitlacanneàdroite.Pieddroitenavant,canneàgauche.Tac-tac-tac.C’étaitpeut-êtrepardéformationprofessionnelle,maiselleaimaitcréerunrythme en marchant. Parfois elle dodelinait de la tête et se déhanchait, et tant pis si les gens se
demandaient ce que c’était que cette fille aveugle qui secouait son popotin en cadence avec sa canneblanche. Elle disait que, comme elle ne pouvait pas voir leurs regards de travers, ni leurs rictusmoqueurs,elles’enfoutait.Del’avantaged’êtreaveugle.
Jel’aiinterpellée:—Hé!JolieMillie!Elles’estarrêtéepourseretourner.—Oui,mongrand?—Surquelairtudanses?—C’est unenouvelle chanson.Peut-être que tu l’as déjà entendue.Elle s’appelle «Rienn’rime
avecDavid».J’ai éclaté de rire, admirant son sens de la repartie, et jeme suismis à brailler la chanson que
j’avaiscomposéedanslanuittandisqu’elleseremettaitenroute.—J’adoretonodeurdefruitsrouges.J’adorelafaçondonttubouges!—C’estbiencelle-là!m’a-t-ellelancépar-dessussonépaule,enroulantunpeuplusdeshancheset
enpoursuivantsoncheminavecunpetitsignedelamain.Monportableavibrédans lapochearrièredemon jeanet j’aidécroché,enmemarrant toujours
devantleculotincroyabledecettenana.Manana.—MonsieurTaggert?LedocteurSteindel’hôpitalLDSàl’appareil.J’aipujeteruncoupd’œil
auxrésultatsdevotreIRM.—Ah!Meditesrien.Moncerveauestanormalementpetit,c’estça?Jen’avaispasvraimentlatêteàlaconversation,tropabsorbéquej’étaisàcontemplerlacharmante
silhouettedansantequi s’éloignait sur le trottoir. Il fautdirequeMillienem’aidaitpasvraimentàmeconcentrer.
Letoubibn’apasri.Çaauraitdéjàdûm’alerter.Çapluslefaitquej’avaisquittél’hôpitalmoinsdehuitheuresauparavantetqu’ilm’appelaitenpersonne,par-dessuslemarché.Maisàcemoment-là,justeavant que le docteur ne m’annonce la nouvelle, avant que mes yeux ne parviennent finalement à sedétacherdeMillie, jenageaisdanslebonheur.Lavien’estpasparfaite.Lesgensnesontpasparfaits.Mais ily adespetitsmomentsdans laviequi le sont.Cemoment-là, c’étaitungrosballon rougevifgonflédetoutecettehâtequ’onavaitdevoircequel’avenirnousréservait,Millieetmoi;devisionsdenousdeux,amoureux,etdemillionsdelendemainsheureux.Etpuis,paf,terminé.Ilyaeuunclaquementsec et les lambeaux de caoutchouc rouges sont tombés à mes pieds. Mon moment parfait venaitd’exploser.
—J’aimeraisquevousreveniezàl’hôpital.Jeveuxvousfairepasserunautreexamenpluspoussé.Ilyaquelquespetitesanomalies,uneombrequinécessiteunexamenplusapprofondi.Cen’estpasmondomaine. J’ai donc consulté un spécialiste. Il se trouve justement qu’il est disponible cet après-midi.Pourriez-vousêtreicidansuneheure?
Jesavaisquej’étaisunpeuclaustro.J’étaisclaustropourlamêmeraisonquej’avaispeurdunoir.
J’avais toujoursmis ça sur le compte demon asthme. Parce que j’étais asthmatique, étant gamin.Cesréveilsaumilieulanuit,haletant.Cette impressiond’êtreenferméàl’intérieurdetoi-même,denepaspouvoir inspirer à pleins poumons. Cette certitude qu’à moins de respirer, tu vas y rester et en êtrepourtant incapable. « Claustrophobie », c’était juste un autre mot pour exprimer ce sentimentd’impuissance.J’avaishorreurdecettesensationdenepouvoirrienfaire,decettevulnérabilité.
Ilsm’ontditdenepasbougeretc’estcequej’aifait.Maisj’aiaussiarrêtéderespireretilsontdûinterromprelepremieressailetempsquejeréussisseàmereprendre.
— Y a-t-il quelqu’un que nous pourrions appeler, monsieur Taggert ? Une personne dont voussouhaiteriezlaprésence?
J’aisecouélatête.Non.Non,jenevoulaispasqu’onsachequej’étaislà.Personne.Toutlemondecroyait que j’allais bien. J’avais dit et répété que j’allais bien. C’était quoi, l’expression deMillie,déjà?«L’imagequej’aidanslatêteestlaseulequicompte.»Ehbien,j’avaisadoptécetteattitude,moiaussi.J’allaisbien.Etmonavisétaitleseulquicomptait.
—Nan.C’estbon.Çava.Allez-y.Jemesuisprisàfaireunclind’œilàlajolieinfirmière.Monshowhabituel,quoi.Histoiredeme
changerlesidées.Ellem’arendumonclind’œil.Jesavaisquejeluiplaisais.Jepouvaistoujoursdirequandunefillemetrouvaitàsongoût.Àsafaçond’avancerleslèvrespourfaireunepetitemoue.Àsafaçondehausser les sourcils.Àsa façondeme reluquerendouceetdedétournerprécipitamment lesyeux.Touscesindicesàpeinevisibles,touscesinfimessignauxquejen’avaisjamaiseusavecMillie.Milliem’aimait,pourtant.Milliem’aimaitetjel’aimais.
«Chaquefoisquetutesensprisaupiègeouvulnérable,tun’asqu’àfermerlesyeuxettuaurasdel’espaceàneplussavoirqu’enfaire.»Çaaussi,c’étaitduMillie.J’aiessayédesuivresonconseil.J’aifermélesyeuxetlaissél’immenseobscuritém’apporterl’airquimemanquait.Ilfallaitquej’aillebien,parceque,sinon,Millieallaitsouffrir.Moiquiavaistoutfaitpouryallermolloavecelle,pournepaslabousculer,pournepasprécipiterleschoses.Pourêtreabsolumentsûrdebiensavoircequejefaisais.Pourlapremièrefoisdemavie,jem’étaismontréprudent.J’avaisfaittellementattention.Pristellementde précautions. Et j’allais la faire souffrir quandmême. J’ai senti la paniquemonter au creux demapoitrineetentenduunevoixquimedisaitderespirer,demecalmer.
—Vous vous en sortez très bien, monsieur Taggert. Vous y êtes presque. C’est presque la fin,monsieurTaggert.
Jemesuismisàprier:OhmonDieu!Jeveuxpasquecesoitlafin.J’t’enprie,faisquecesoitpaslafin.Faisquecesoitpaslafin…
Çam’arrivaittoutletemps.Deprier,jeveuxdire.Unrestedemonéducation,sansdoute.ParleràDieu, c’était un peu comme parler tout seul. J’ai toujours pensé que Dieu avait créé ma petite voixintérieure,cemoisecret,etdoncqueparleràDieu,c’étaitunpeucommeavoiruneconversationàcœurouvertavecmoi-même.Nan,nan,jenemeprendspaspourDieu.Jetrouvejustequelesgensenfonttoutun plat, de Dieu, justement, avec toutes leurs guerres pour le défendre, toutes ces manifestationsorganiséespourniersonexistence.Ilajustel’aird’unbongars,pourmoi.J’aimebienluiparler.
Jenememetspasàgenouxquand jeprie,engénéral.Mêmesi je l’avais faitquandMoïseavaitfaillimourir.J’avaispassétoutuntasdemarchésavecDieu,aussi.Etnormalementjenepassepasdemarchéaveclui.Jemeconnaistrop.Jemecontentedeluidemanderdestrucsetdeleremercierquandjelesobtiens.Pasdedonnant-donnant,pasdepromesseenéchange.Histoiredenepasmeretrouveravecuneardoiselonguecommelebras,qu’ilfaudrabienquejepaie,àunmomentouàunautre.Jemedisque, s’ilm’aide, s’ilmedonneceque jedemande,c’estparcequ’ilpenseque je lemériteouqu’il aenviedemeledonner.Doncjeneluidoisrien.Maisj’avaisfaituneentorseàmonrèglementintérieurpourMoïse.C’estcequ’onfaitpourlesgensqu’onaime,j’imagine.Onenfreintsesrègles.Moïsel’avaitfaitpourGeorgie.Ilavaitlaissétombertoutessesstupideslois.Etj’avaislaissétomberlesmiennes.PasjusteavecMoïse.AvecMillie,aussi.Jem’étaisfinalementattachéàuneseulefemme.Et j’enfreignaisencoremesrègles,maintenant,ensuppliantDieud’oubliermadette.J’avaisfaitundealpourMoïseetjen’avaispashonorémapartdumarché.PeutêtrequeDieumefaisaitpasseràlacaisse.
—Vousavezunegigantesquemasseauniveaudulobefrontal.Le toubib n’y était pas allé par quatre chemins. Il avait juste pointé du doigt les clichés demon
cerveau et commenté, pragmatique. Je voyais très bien la tache noire qu’il désignait. Elle se voyaitcommelenezaumilieudelafigure.
Ils’estretournéversmoi.—Vousn’avezeuaucunproblèmepourécrire,aucunedifficultéd’élocution?Unefaiblesseducôté
droit,peut-être?Elleest localiséesur lecôtégauchedevotrecerveau,cequiaffecte toujours lecôtéopposéducorps.Vousn’avezeuaucunsymptôme?
J’auraisbienvoulupouvoirluidirenon.Maislessymptômes,jelesavaiseus.Jeleuravaistoujourstrouvédesjustificationsrationnelles,c’esttout.
—Jevoisdespetitspointsquandjesuiscrevéetj’airemarquéquejefatiguaisplusducôtédroit.Questiontravailmusculaire,j’veuxdire.Maisjesuisgaucher.C’estpeut-êtrepourçaquejem’ensuis
pasrenducompte.Jemesuisentraînédur,aussi.J’aipenséquec’étaitladéshydratation.Quec’étaitlestress.
—Vousavezreçuuncoupàlatêtelorsd’unealtercation?—Ouais, au front. Çam’amême pas fait vraiment mal.Mais çam’a un peu sonné, c’est vrai.
Encoreunechancequelegarsaitarrêtédecognerparceque,pendantgenredixsecondes,j’yvoyaisplusrien.J’suisjusterestéplantélà,alorsque,lui,ilétaitàterre,lesbrassurlatête.Quandj’aiépongélesangquimedégoulinaitdanslesyeux,j’aicommencéàyvoirplusclair.J’aieudelaveinequeletypesoitbourréetpastrèsmalin,fautcroire.
—Fautcroire.Ilafaitunepetitegrimaceamusée.Iln’auraitplusmanquéqu’ilmefasselamorale!Paslapeine,
j’avais compris. Je savais que c’était sérieux. Inutile deme rappeler que ce n’était pas lemoment derigoler.
—Etalors?Qu’est-cequ’ilfautfaire?—Ilva falloirquenousallionsvoiràquoi ressemblecettegrosseuretquenousenenlevions le
maximum.Iln’avaitpasparléde«tumeur».Ilappelaitçaune«grosseur».Maisjen’étaispasidiot.—«Allervoir»,çaveutdirequoi?— Il s’agit d’une craniotomie.Nous vous endormons.Nous perçons un trou dans votre crâne, et
nousenlevonsautantdetissuquepossible.Nouspratiquonsunprélèvementpourréaliserunebiopsieetnousvousrecousons.CelafaittrèsFrankenstein,maisenréalité,vouspouvezrentrerchezvousauboutd’unjouroudeux.Deplus,aprèsunetelleopération,letempsderécupérationn’estpastrèslong.
—C’estpasgrand-chose,alors?—Jen’iraipasjusque-là.Nousparlonsquandmêmedevotrecerveau,aprèstout.—Etquelssontlesrisques?Etsijeveuxpasquevousmeperforiezlecrâne,moi?—Lerisquedelalaisseroùelleest,denepaschercheràdéterminersielleestcancéreuseoupas,
pourraitêtrefatal.Sic’estuncanceretquevousneletraitezpas,ceseraassurémentfatal.Enoutre,ilyalesrisquesinhérentsàtouteopérationchirurgicaleconcernantlecerveau:pertedelamémoire,delavue,desfonctionsmotrices…Nousparlonsquandmêmeducerveau,a-t-ilinsisté.
Jesaispasquoifaire.Jesaispasquoifaire.Jesaispasquoifaire.J’saispasquoifaire-J’saispasquoifaire-J’saispasquoifaire.Lesmotsdevenaientflous,semélangeaientet,pourtant,jen’arrivaispasàmelesenleverdelatête.
Le toubibmepoussait àprendreunedécision. Ildisaitque le facteur tempsétaitdéterminant. Ildisaitqu’ilétaitnécessairederéagir…Etjenepouvaisrienfairequesecouerlatête.
—Non.Non.J’avaisditnon.—David,c’estlaseulesolution,sinousvoulonsavancer.Ilnousfautopérerauplusvite.Millieétaitlaseuleàm’appelerDavid.—Tag.Appelez-moiTag,luiai-jemachinalementdemandéd’untonabsorbé.
J’étaiscomplètementàcôtédelaplaque.Ilahochélatête.—D’accord. Parlez-en à vos proches, Tag.Dites-leur ce qui vous arrive.Vous avez besoin de
soutien.Etilnousresteencoreàvoirceàquoinousavonsaffaire.—C’estquoi,leschances?—Qu’entendez-vousparlà?—Cegenrede«grosseur»…c’estunetumeur,non?—Oui,c’estunetumeur.Nousignoronscependantsielleestcancéreuse.Maismêmelestumeurs
bénignesdoiventêtreenlevées.—C’estquoi,leschances?—Quecesoituncancer?—Oui.—Sijeprétendaiscroirequec’estbénin,jevousmentirais.—Vousavezdéjàvuunetumeuraucerveauquisoitpascancéreuse?—Personnellement,non.Non.Non.Non.Non.Non…J’avaisundrôled’échodanslesoreillesetjenetenaispasenplace.Jeme
suislevéetjemesuisdirigéverslaporte.—Tag?—J’aibesoinderéfléchir,doc.—Jevousenprie,neréfléchissezpastroplongtemps,monsieurTaggert.Vousavezmonnuméro.J’aivaguementremuélatêteenguised’assentimentetjesuissortidesonbureaupourremonterle
longcouloiraseptisé.Jenemesouvienspasavoirfranchilaportedel’hôpital.Jenemesouvienspasavoirtraverséla
pelouse,nisi lesoleilbrillaitous’ilpleuvait.Jemerappelleavoir tirésurmaceinturedesécuritéetregardélaboucledansmamainavantdel’attacheravecprécaution,commesielleallaitmeprotégerdesnouvellesquejevenaisd’avoir.J’aienfoncélaclefdanslecontact.Jepassaislamarchearrièrequandmonportableasonné.Jenepouvaispasparler.J’auraisétéincapabledecachermapanique.Maisj’aibranchélehaut-parleurquandmême,tentativedésespéréedem’évader,d’échapperàmoi-même.Jen’aimêmepas jetéuncoupd’œil à l’écran. Jene savaispasqui appelait.Maisçapermettrait toujoursdereculerl’échéance.Ceseraitdéjàçadegagné.
—Tagàl’appareil.J’ai grimacé en me rendant compte du volume de ma voix : je ne parlais pas, j’aboyais. Le
phénomèned’échopersistaitaucreuxdemesoreillesetjemesuisfrottélatempe,commesijepouvaisréglerceproblèmedansmatête.
—Tag,c’estMoïse.Aveclehaut-parleur,c’étaitcommes’ilétaitassisàcôtédemoi.J’auraisbienvouluet,enmême
temps,jeremerciaislecielqu’ilnesoitpaslà.—Laforme,mec?
J’aigrimacédeplusbelle.Cettefois,parcequejesonnaistellementfauxquejemefaisaispitié.—Çava?De lapartdeMoïse,cen’étaitpasunesimplequestiondepolitesse.Au ton,c’étaitmêmeplutôt
genre « Et me raconte pas de salades, hein ». Çam’a secoué. Et ça m’a renduméfiant. Comment ilpouvaitbiensavoirqueçan’allaitpas?
—Ouais,ouais.Pourquoitumedemandesça?—J’aivuMolly.Moïsen’ajamaisététrèsdiplomate.—Quoi?Mentalement,j’aiencoreratéunemarche.—Enréalité,jen’aipasvuMollydepuisdesannées,Tag.PlusdepuisMontlake.Maiscettenuit,au
lieudepeindreletableauqu’onm’avaitcommandé,jemesuisretrouvéàfaireunefresquedeDavidetGoliath.Versionbiblique.Commesiçasortait toutdroitducoursdecatéchisme.Ducoup,jesuisàlabourre.Etc’esttafaute.
—Mafaute?J’aiquittéleparkingpourprendrelaroute.Jen’écoutaisqued’uneoreille.Jenesavaismêmepas
oùj’allais.—Oui,tafaute.LeDaviddemafresqueteressembleunpeutrop.Donctasœuressaiedemedire
quelquechose,c’estclair.C’estçaouellen’appréciepaslaprofessionquetut’eschoisie.—DavidabottéleculdeGoliath,t’asoublié?Yapasdebileàsefaire.Je discutais distraitement, avec une partie trèsmécanique et détachée demon cerveau. Et jeme
regardaisparler àMoïse, alorsmêmequemespenséespartaientdans tous les sens, ricochantdansunmilliondedirectionsopposées.
—JenecroispasqueleculdeGoliathaitquelquechoseàavoiraveccettehistoire,agrommeléMoïse.Sijemesouviensbien,c’étaitsatête.Goliaths’estprisuncoupentrelesdeuxyeux.
—Ah,ouais…OK.Çadoitêtreça.Jemesuisfaitfracasserlecrâneavecunebouteilledebière,cette nuit. (Cette nuit seulement ?)Le garsm’a ouvert le front. J’ai quelques points de suture. Je suisimpressionné,Mo.Alors,commeça,t’esaussidevin,maintenant?
—Etçava?Ilremettaitça.Toujourscetteexigencedevérité.—Ouais.Recousuàneuf.Mêmepasmal.Jenementaispas:jen’avaispasmal.Maisjeprenaisquelqueslibertésaveclavérité.Jen’allais
pasbien.Pasbiendutoutmême.—Tum’étonnes!T’aslatêtedure.Plusdurquetoi,jeconnaispas.Qu’est-cequis’estpassé?—JusteuntypequiemmerdaitMilliependantqu’elledansait.Jel’aijetédehors.Maisilm’apas
raté,lecon:ilm’adéfoncélecrâne.JevoulaispasqueMoïsemebalance:«Jetel’avaisbiendit.»Iln’avaitjamaispublairerMorgan.
J’aidoncpassélenomdemonagresseursoussilence.
—Millie?a-t-ildemandé.—Millie.Ilestrestésilencieuxdeuxsecondesetj’aiattendulasuite,enmedemandantcequ’ilcogitait.—T’astoujourspaspercuté,Tag?—Percutéquoi?Unénormesoupirs’estéchappéduhaut-parleur.—T’aspercutéoupas?a-t-ilrépété,plusfort,pluslentement.Enparlantd’avoirlatêtedure…—Ouais.J’aipercuté.J’suismordu,sic’estcequetuveuxentendre.Mesmainssesontmisesàtrembleret,toutàcoup,jenevoyaispluslaroute.Unklaxonaretenti
derrièremoietjemesuisrenducomptequej’avaisdéviédanslafiled’àcôté.J’aidonnéuncoupdevolantetjemesuisfrottélesyeuxpouréviterdemetuer.Enfin…pastoutde
suite,dumoins.—Jem’enfousdel’entendre.Jelesavaisdéjà.Maisjesuiscontentpourtoi,mec.Cettefille,c’est
unmiracle.—Ouais,unvraimiracle.J’avaislesjouesruisselantesdelarmesetj’agrippaislevolantàdeuxmains.—Jen’étaispassûrquetuconnaîtraisçaunjour…Nimêmequet’enavaisbesoin.Maist’yaseu
droit.Onyaeudroittouslesdeux.Commentc’estpossible,ça?Mesaveuxl’avaientdétenduetj’entendaisunsouriredanssavoix.—Tucroisauxmiracles,Mo?Jenesouriaispas,moi.Jecherchaisdesréponses.—Bienobligé.J’enaitropvu.—Tucroisquejepeuxavoirdroitàplusd’un?J’étaisàdeuxdoigtsdetoutluibalancer.—Plusd’unmiracle?Pourquoi?Millienetesuffitpas?Ilmevannait.N’empêchequ’ilétaitétonné,jem’enrendaisbiencompte.Milliemesuffisaitlargement.Jen’étaispasgourmand.Jevoulaisjusteêtreencorelàpourprofiter
demonmiracle.
17.
TMOÏSE
agavaitraccrochétropvite.J’auraisdûmedouterqu’ilyavaitunloup.Maisj’avaisbiencomprisqu’il conduisait et je l’avais laissé abréger sans protester. Bon, je l’avais quand même trouvé
bizarre. Ilavait l’airunpeuà l’ouest.Enmêmetemps, ilm’avaitmissurhaut-parleuret lesvoixsonttoujoursplusoumoinsdéforméesdanscescas-là.Soncôtébizarre, j’avaiscruquec’étaitpourça.Jem’étaisditquec’étaitpourça.Depuisquandj’avaiscommencéàgobermespropresbobards,moi?
J’étais devenu trop confiant avec les morts. Je les peignais sur de jolis tableaux et ils ne meharcelaient plus comme ils l’avaient fait pendant une bonne partie de ma vie. Ils n’avaient plus riend’oiseaux de mauvais augure annonciateurs de l’apocalypse. Ils ne ressemblaient pas non plus à deszombiesetnehantaientpaslescouloirsdelamaisoncommedesspectres.Ilsétaientdevenusgérables.Du coup, la vie était devenue plus douce. Enfin, c’était surtout grâce à Georgie. Georgie m’avaitstabilisé.Elleavaitsu,commequidirait,arrondirmesangles.Maisj’imaginequ’àforce,iln’yavaitpasquemesanglesquis’étaientémoussés:jenedevaisplusavoirl’esprittrèsaffûté.
Alors,quandj’avaisvuMollyTaggert–unvaguemirageaperçuducoindel’œil–,jen’avaispaspaniqué.Çafaisaitquoi,huitans,neufpresque,unbailentoutcasqueMollyn’avaitpasréclamémonattention.J’étaisenpleineséance,entraindecommuniqueravecleschersdisparusd’unricheclient.Çane les intéressait pas des masses, les chers disparus en question, de reprendre contact avec leur«proche».Ducoup,j’étaisobligédeforcerunpeu,dem’ouvrirpluslargement,enquêted’inspiration,de quelque chose qui vaille la peine d’être peint. Enfin, un truc avec lequel j’aurais pu travailler, dumoins. Jusqu’alors, ils m’avaient fait un doigt d’honneur et je ne pensais pas que mon client auraitvraimentapprécié.
Jem’étaisditque la soudaineapparitiondeMollyn’étaitqu’uneffetduhasard,qu’enm’ouvrantplus largementqued’habitude, j’avais attiréunvieux fantômequi savait se faufiler en rasant lesmurspour contournermesbarrières.Ellem’avait submergéde couleurs : de grandes traînées rougepeur etbleudésespoir,striéesdepourprepassionetdevertregret, letoutsurunlavisdeblancourlédenoir.
Avantquej’aieeuletempsdem’enrendrecompte, jepeignaisdéjàuntruccomplètementdéjanté,quin’avaitstrictementrienàvoiraveclafillequ’onavaitmiseenterredesannéesauparavant.
Deuxheuresplustard,jem’éloignaisdelatoilepourregarderletableauquej’avaiscréé.J’étaisbouchebée.Çarassemblaitàuntrucsortid’undeslivresdemagrand-mèreKathleen,ceuxqu’elleavaitretirésdelabibliothèqueparoissialeparcequ’ilsétaientunpeutropérotiquesetauraientpuperturberlesgrenouillesdebénitier.C’étaitunescèneextrêmementviolente,unereprésentationdétailléedeDavidetGoliath.Desdétailscarrémenttroublantsettrèsprécis.Etj’étaispasséàcôté.Maiscommentj’avaispulesrater?
Alorsjel’avaisappelé.Etjel’avaislaissémedirecequej’avaisenvied’entendre.Cequej’avaisbesoind’entendre.Ilm’avaitracontéqu’ils’étaitprisuncoupsurlatête:lapluspurevérité.Lasimplevérité.Unevéritéquilaissaitdecôtétouslesdétailssignificatifs.Toutcequ’ilsavaientdeviolent.Toutcequ’ilsavaientdetroublant.Toutcequ’ilsavaientdeprécis.Etjem’étaislaisséembobiner.
CommeGeorgiemel’avaitdemandé,ensortantdelasalle,jesuisretournédirectementchezMillie.Àpeinejepénétraisdanslesalonque,sansunmot,mafemmeenclenchaitlacassette.J’aialorsécoutéma conversation avec Tag,mais cette fois-ci de son point de vue à lui. J’ai entendu tout ce qu’il nem’avaitpasdit.Et,maintenant,latrouillemenouaitlestripesetjefaisaislescentpas.Millieétaitdeboutàmonarrivée,commesilarévélationdeTagl’avaitprojetéehorsdesonsiège.Sonvisagen’étaitplusqu’unmasquedepierreoù lechocavaitgravédescouchesd’émotions.Quandonaatteint la finde lacassette,lavoixdeTags’estbrisée.Millieacraquéaveclui.Elleabaissélatête,cherchésonfauteuilets’estécroulée.Henryétaitassisdanslesièged’àcôté.Pourunefois,ilsemblaitserendrecomptequ’ilsepassaitquelquechosedegrave.Detrès,trèsgrave.
—Ilestvenutevoir,cesoir-là,Moïse,tutesouviens?Tun’étaispasàlamaisonetilnes’estpasattardé.
LavoixdeGeorgietremblait.ElletenaitKathleenblottiecontresoncœuretsebalançaitenrythmepour labercer.J’avais remarquéqu’elle faisaitçamêmequandellen’avaitpas lebébédans lesbras.C’était devenuunehabitude sur laquelle je ne ratais pas uneoccasionde la charrier.Ne t’arrête pas,sinonlebébévapleurer.Net’arrêtepas,sinonlebébévaseréveiller.J’auraisvouluqu’ellemeberce,moiaussi.Pourquejenemeréveillepas.Pourquejenepleurepas.Sijedormais,alorsriendetoutçan’étaitréel.
Maiscen’étaitpasfini.Etcen’étaitquetropréel.
J’aicontinuéàrouler.Ilfaisaitbeau,lesoleilbrillait,lecielétaitbleu,l’airvifetfrais.J’airouléet, tout en roulant, je réfléchissais. En fin d’après-midi, j’ai pris l’allée qui menait chez Moïse etGeorgie.Lecielétait si radieuxau-dessusdescollinesde l’ouestqu’endescendantdevoiture, jesuisrestéenarrêtuneminutedevantlasplendeurdupanorama.Maislabeautémefaisaittropmal.Qu’est-cequej’vaisfaire?Qu’est-cequej’vaisfaire?Qu’est-cequej’vaisfaire?Lerefrains’étaitremisàmetrotterdanslatête.
Personne n’a répondu à la porte. Alors j’ai fini par faire le tour pour aller voir si je trouvaisquelqu’un dans le pré derrière lamaison.Moïse se sentait de plus en plus à l’aise avec les chevaux,mêmesic’étaitGeorgielevraicow-boydansl’affaire.Maiselleletravaillaitaucorps,sonhomme.Ellel’avait si bien amadoué qu’elle avait réussi à lemettre en selle.Assez souvent pour qu’il commencemême à y prendre goût. Il aurait refusé de l’admettre, forcément. Il suffisait de voir comment il serenfrognaitchaquefoisquejeluienparlais.
Georgieétaitdansleronddelonge.Pileaucentredelapiste.Ellefaisaitcourirencercleunbelalezan à la robe luisante. Le cheval semblait se montrer coopératif et l’attention de Georgie étaitentièrement focalisée sur lui.Elle luiparlait, le rassurait, luimettait lapressionpuis la relâchaitpourl’amenerlàoùellelevoulait.Patienteetsubtile,Georgie:rienàvoiravecMoïse.Etparfaitepourlui.Jel’avaissudèsqu’elleavaitouvertlabouche,àlasecondeoùellem’avaitplantésonregarddanslesyeuxettendulamain.
—Salut,George!Jel’appelaistoujoursGeorgeparcequeMoïsedétestaitça.—Salut,Tag!Quoideneuf,beaugosse?Unénormesourireailluminésonvisage.Unsouriresilargequeladouleurdansmapoitrinem’est
descenduedans lebide,mevrillant les tripes.Ellememanquaitdéjà.Et jenevoulaispasqu’ellememanque.Qu’est-cequej’vaisfaire?Maisqu’est-cequej’vaisfaire,bordel?Elleamarchéàgrandspasverslabarrièreets’estjuchéesurlebarreaudubaspourmeserrerdanssesbrasavecfougue.
Dieuqueçafaisaitdubien!J’enavaistellementbesoin.Maisjesavaisque,sijecédaisàl’enviedelaretenirpluslongtempsqued’habitude,ellesedouteraitdequelquechose.Alors,jeluiaijusterendusonétreinteetjel’airelâchéeaussitôt,enplaquantsurmeslèvresunsourirequej’airessenticommeunetrahison.Etj’aifaitappelàmondoninnéd’embobineurdepremière–untalentquim’avaittoujoursbienservidanslavie.
—Hé,baby!Moestlà?Pourça,jen’avaispasperdulecoup:lavoixdevelours,ladégaine,legestesûr.Mesmainsn’ont
pas trembléquand je luiaipris sonstetsonpourme lepercher sur lecrâne.Toujoursaussicharmeur.Mêmeaveclafemmedemonmeilleurami.Mêmequandj’étaisàdeuxdoigtsdepéteruncâble.C’étaitjustemafaçond’être.EtGeorgielesavait.Ellearécupérésonchapeauetelleestpasséesouslabarrièrepour venir me rejoindre. Le cheval qu’elle était en train de dresser a émis des petits hennissementsdésolés,commes’ilsesentaitabandonné.Georgies’estretournéeenriant.
—Parceque,jetemanquemaintenant,hein,frangine?Toiquimefuyaiscommelapesteyapasdeuxminutes!
—Ahmais,fuis,ontesuit;suis,ontefuit.C’estpasàtoiquej’vaisapprendreça,Georgie.(Jerigolaisavecelleenregardantlajumentesseulée.)Lemomentoùtuluitournesledos,c’estlàqu’ellevatesupplierderevenir.
—Ça,c’estbienvrai!s’estmarréeGeorgie.Maisc’estàmontourdemefairedésirer.Enparlantdesefairedésirer,Moïsen’estpaslà.Tuviensdelerater.Ilavaituneséance,cesoir,àSaltLake.Jecroisqu’ilcomptaitpassertevoir,d’ailleurs.Maist’eslà.Doncçarisquepasdemarcher.Tun’espasvenuavecMillie?
Jemesuiscrispé,c’étaitplusfortquemoi.JenepouvaispaspenseràMillie.Pasmaintenant.—Tag?s’estétonnéeGeorgie.Magrimaceneluiavaitpaséchappé.Ellemedévisageait.Unepetiterides’étaitcreuséeentreses
sourcils.—Nan,jel’aipasamenée.Çam’aprisd’uncoup,cettepetiteviréeàLevan.Moïsem’aappelé.Il
m’aditqu’ilm’avaitpeintdansundesestableauxettusaiscommejesuiscurieux.Etpuismafilleulememanque.J’aienviedeluifairedescâlins.Elleestoù,map’titeTaglee?
—Chezmamère.(Georgieafaitlamoueenplissantlesyeux.)Moïsem’apasparlédecetableau.Etsionallaitjeterunœilendouce,tuviens?
Jem’en foutaisunpeu,du tableau.C’était juste lapremièrechosequim’étaitpasséepar la tête.Maisj’aisuiviGeorgiesansmefaireprier,toutenluidébitantuntasdeconneriesencontinupournepasquel’envieluiprennedeveniryregarderdetropprès.
C’étaitbienDavidetGoliath.Maisdansuneversionplutôtgoreettrash,avecdescouleursflashyetdesmecsquasimentàpoil.Commesilaconfrontationbibliqueentrelebergeretlesoldatavaiteulieudanslejardind’Edenplutôtquesurunchampdebataille.
LeDaviddeMoïseétaitpetitettrèsjeune.Ungosse,enfait.Dixouonzeans,peut-être.Plusjeuneque je ne l’avais imaginé dans l’histoire. Et, en regardant ce visage de môme, j’ai vu le mien. Lescheveuxmalpeignés,lesyeuxverts,lafaçondesetenir:biencampésursesjambes.Jeneressemblaispasà ça àonzeans. J’étaisplus rondouillard,plusmollasson.Et j’étais trèsgrandpourmonâge.Mataillem’avaittoutdesuitesingularisé,d’ailleurs,faisantdemoiunecibleidéale,commelefonttouteslesparticularitésphysiques.
Goliathétait immense,dominantlegarçondetoutesahauteur.Onauraitditqu’ilsappartenaientàdeuxespècesdifférentes.Sesbicepsetsescuissessaillaient.Sesmolletsétaientdisproportionnésetsesépaulesaussilargesquelegaminétaithaut.Ilavaitlatêterejetéeenarrièreetlabouchegrandouverte.Onauraitditqu’ilrugissaitcommelabêtemonstrueuseàlaquelleilressemblait.Sespoingsserrésétaientplusgrosquelatêtedumôme.Pourtant,lejeuneDavidtenaitsaposition,stoïque,safrondeàlamain,leregardsolennel.Jemesuispenchépourexaminerlesdétails,cetteabsencedepeursurlafiguredugosse.JesuisalorsrevenusurGoliath,lescomparant,opposantlesdeuxpersonnages.Etlà,d’uncoup,j’enaieulesoufflecoupé.Cen’étaitpasseulementchezDavidquejereconnaissaismonvisage,jemevoyaisdansGoliathaussi.
David,c’étaitmoi.EtGoliath,c’étaitmoi.Ilsavaient touslesdeuxmestraits.J’étais legaminetj’étaislegéant.J’aireculé,m’écartantbrusquementdecetteimageperturbante.
—Georgie?J’aidesvisionsouMoïseacollématronchesurlesdeuxpersonnages?—Ahbenmerdealors!Ellenonplusn’enrevenaitpas.Aumoins,ellevoyaitbienlamêmechosequemoi.—Qu’est-cequeçaveutdire,àtonavis?—Commenttuveuxquejelesache,Tag!JenecomprendspaslamoitiédecequeMoïsepeint.Il
nelecomprendpaslui-même.C’estpurementinstinctifchezlui,tulesaisbien.—Maisçaveuttoujoursdirequelquechose.EtilavaitvuMolly.C’étaitMollyquiluiavaitinspirécetableau.—Peut-êtrequeçaveutdirequetuestonpireennemi,m’a-t-ellebalancéenriant.Ellem’afaitunclind’œil.J’aidéglutibruyammentetreportémonattentionsurletableau.—Alors,lequeltues,DavidouGoliath?a-t-elleenchaîné.—Nil’unnil’autre.Unsouvenirvenaitderefairesurface,sivifetsisoudainqu’ilm’atoutdesuiteembarquépourune
brusqueviréedanslepassé.
—Dusang!dusang!dusang!Ilsétaienttousautourdemoi.Etquecesoientdesvoixd’enfantsnefaisaitrienpouradoucirle
grondementdansmesoreilles,nilaviolencedesmots.Çanerelâchaitpasnonpluslapressionquejeressentais,cetteenviedinguedebalancermespoingsetdecéderenfinàlacuriosité,justepoursavoircequeçaferait.Jamaisjen’avaisvoulufrapperquelqu’unàcepoint-là.
—Dusang!dusang!dusang!—C’estunepoulemouillée!C’estunbébé!Heinqu’t’esunbébé,Cammie?Cameron Keller a remonté les genoux contre sa poitrine pour se rouler en boule. On était
copains, Cameron et moi. Il était petit et malingre, alors que moi j’étais grand et plutôt costaud.Cameronétaitcalme,alorsquemoij’étaisleclowndeservice.N’empêchequ’onétaittouslesdeuxdes parias. On était chacun à un bout du spectre : aux extrêmes. Le normal et l’acceptable setrouvaientquelquepartentrenousdeux.J’aiforcélepassagepourentrerdanslecercle.Çan’auraitpasdûêtreaussifacile,maismataillemeprocuraitquandmêmecertainsavantages.Donc,plussurle
coupdelasurprisequ’autrechose,lesautressesontécartés.Etdirequejenem’étaismêmejamaisbattudemavie!
LyleCoulsonétaitpenchéau-dessusd’unCameronquitremblaitcommeunefeuille.Ils’estraclélagorgepourpréparersonmollard,l’afaitcoulerauborddeseslèvresenunlongfilamentpleindeglaire,avantdeleprojeterdanslescheveuxdeCameron.
Avecunrugissementderage,j’aiplaquéLyleCoulsonausol,écrasantsonvisagericanantdanslapoussière.
Onm’a poussé dans le dos, pendant que Lyle se redressait en jurant.Quelqu’un d’autrem’aagrippéparlesbraspouressayerdem’empêcherdecognerLyle,avantqu’ilpuissem’encollerune.Il yavait toujours ce rugissementdansmesoreilles.Peut-êtrequec’étaitmoncœurquibossait ensurrégime. Peut-être que c’était l’adrénaline. En tout cas, j’aimais ça. Ce rugissement dans mesoreilles,c’étaitl’échodemafureur:j’avaislarageauventre.C’étaitl’appelaucombatparceque,cettefois,j’allaismedéfendre.J’aiprisungroscoupdepoingdansledos.Oupeut-êtrequec’étaitun coupdepied? J’ai pivoté d’unbloc, balançant des coupsdans tous les sens, les braspompantcommedespistons,collantdespainsàlavolée,enrecevantplusencore,jusqu’àceque,soudain,tousles autres partent en courant, se dispersant tels des gnous dans la savane africaine – exactementcommedansledocumentairesurlachaînedeNationalGeographicquej’avaisregardéavecMolly,ledimanched’avant.Cettefois,c’étaitmoilelion.C’étaitmoileprédateur.MaisCameronnes’estpassauvé,lui.Ilestrestéprostréparterrecommelepetitgnoublesséqu’ilavaittoujoursété.
—Cameron?(Jemesuisagenouilléprèsdemonami.)Cameron,çava?Ilarisquéuncoupd’œilsouslebrasdontilsecouvraitlatête.—Tag?Ilssontpartis?—Ouais,monvieux.Ilsonttousdétalécommedeslapins.J’enbombaisletorsedefierté.J’airegardémesmainsaveceffarement.Jem’étaisservidemes
poings.J’avaisl’articulationd’undoigtquisaignait.Elleétaitécorchée.Maisqu’est-cequej’aimaiscettedouleur!
—Tulesasfaitfuir,Tag?Cameron était aussi surpris que moi. Je ne m’étais jamais défendu. J’étais le bibendum de
servicequiessayaitd’amuserlagalerie.Pasunbagarreur.—Ouais,Cam.J’leuraidéfoncélagueule.
Monpremiercombatdeboxe.Quiavaitplutôtdûressembleràunmatchdecatchentredeuxchiots
patauds.Maispourlapremièrefoisdemavie,c’étaitmoilevainqueur.J’étaisDavid,alors.EtGoliathaussi,j’imagine.Legarçonquiavaitdécidédesedéfendreetlegéantquiavaitterroriséetfaitfuirtoutlemonde.Etmaintenant?Maintenant,jenesavaispassiDavidexistaitencoreousiGoliathavaitjamaisexisté, et cette histoire de tableaume travaillait. Elle travaillaitMoïse aussi, faut croire, sinon il nem’auraitpasappelé.
—Toutvabien,Tag?m’aalorsdemandéGeorgieavecunedouceurplutôtinhabituellechezelle.J’aiquittéletableaudesyeuxetcroisésonregard.Ilétaitanormalementgrave,luiaussi.
J’aiacquiescé–justeunpetitcoupsecdumenton.MaisGeorgieainsisté:—T’asl’intentiondem’enparlerunjour,decetteMillie?Moïseal’airdetrouverqu’elleest…
spéciale.Ettoi?—Elleestspéciale.—Assezpourapprivoiserl’hommesauvage?Georgiemevannaitpouressayerdemesecouer.Ellesentaitbienquejen’avaispastroplemoral.
Àmoins qu’elle ait juste eu envie deme tirer les vers du nez pour jouer au courrier du cœur.Mesfranginesadoraientça,ellesaussi.Enfin,àl’époqueoùjelesconnaissaisencore,dumoins.
Jeluiaipassélebrasautourdesépaulesetj’aipivotépourtournerledosàl’épiqueconfrontationbiblique.
—Certaineschosessontfaitespourrestersauvages.Certainschevauxpeuventpasêtredressés.JelejouaisàlaClintEastwood.—Bon d’accord. Alors, je suppose que la question devrait plutôt être : est-ce que tu es assez
spécialpourtelaisserapprivoiserparunebelleaveugle?—C’estdéjàfait.C’estjusteque,mêmeapprivoisés,leschevauxlesmieuxdresséspeuventencore
secabrer.Jevoudraispaslablesser…Lesmotsmesontrestésentraversdelagorge.J’aifaillim’étrangler.J’aiaussitôtenlevémonbras
desépaulesdeGeorgiepourfourrerlesmainsdansmespoches,m’éloignantàgrandesenjambéespournepasqu’ellevoieletremblementdemeslèvres,nicettepaniquequimesortaitpartouslesporesdelapeau.HeureusementqueMoïsen’étaitpaslà,finalement!Jenesaispasàquoijepensaisenvenantletrouver.Jen’étaispasencoreprêtpourMoïse.
—Fautquej’yaille,George.EmbrasseTagleepourmoi.EtMoïseaussitantquet’yes.Iladoreça.Georgies’estmarrée.Maisçan’apassuffiàmasquerl’inquiétudequejesentaisdanssavoix.C’est
vraiqu’elledevaitmetrouverunpeubizarreetj’étaissûrqu’ellesedemandaitcequisepassait.—Nouslaissepassansnouvelles,Tag.Tunousasmanqué,m’a-t-ellelancé,tandisquejeregagnais
monpick-up.—Tuvasmemanqueraussi,George.ChaqueputaindejourqueDieufait.
Peut-êtrequec’étaitàcausedeMoïse.Parcequ’ilavaitparléd’elle.Entoutcasjemesuisretrouvéen train de sortir de l’autoroute, un quart d’heure après avoir quitté Levan, à la hauteur du routier, àNephi, près de l’endroit où on avait découvert ce qui restait de ma sœur. C’étaient les chiens quil’avaient déterrée. Les chiens, eux, l’avaient trouvée, contrairement à moi. J’avais cherché, pourtant.
J’avais tellementcherché,désespérémentcherché,sidésespérémentque j’avaisfiniparmeconvaincrequ’elleétaitintrouvable.Sielleétaitintrouvable,jen’avaispaséchoué.Pasvraiment.
Satomben’étaitqu’unsimpletroudanslaterre,délimitéparquelquesraresbuissonsrachitiques,oùseuless’arrêtaientdesboulesd’herbesècherouléesparlevent.Deuxans.Onavaitcherchépresquedeuxans.Etellenousattendaitlà,dansunchampjonchéd’ordures,prèsd’unvagueautopont,auxabordsd’unpetitbleddontpersonnen’arrivaitàprononcerlenomcorrectement.Unbledquineluidisaitrienetdont,contrainte et forcée, elle avait fait sa dernière demeure. Nephi.Né-fi. La première fois que j’avaisentenducenom-là,j’avaispenséaugéantdansJacketleHaricotmagiquequandils’écriaitduhautdesonchâteaudansleciel:«Fé-fi-fo-fan,jereniflelesangd’unenfant.»Fé-firimaitavecNephi.
Né-fi-fo-fu,jereniflelesangdevoschèresdisparues.Onditque laplupartdesmeurtres sontcommispardesmembresde la famille.Pardesproches.
Maisletypequiavaittuémasœurnelaconnaissaitnid’Èvenid’Adam.Onadécouvertparlasuitequ’ilavait trucidéunpaquetde filles.Toutescespauvres filles,durant toutescesannées.Toutesdisparues.Toutesmortes.
Né-fi-fo-fa,prêtoupas,mevoilà.Etilétaitvenu.Jeluiavaislogéuneballedanslatêtepourvengerlesangdeschèresdisparues,de
toutesleschèresdisparues.Né-fi-fo-fi,presseladétente,cettefoist’esfini.Né-fi-fo-fi,presseladétente,cettefoist’esfini.MonDieu!Maisjenevoulaispasêtrefini,moi!Assisdansmonpick-up,jepensaisàMollyen
regardantlechampoùonavaittrouvésoncorps.Etpuisjemesuismisàluiparler.Jeluiaidemandécequ’ilfallaitquejefasse,putain!EtjemesuisdemandésielleétaitapparueàMoïseparcequemonheureavaitsonné,siellerevenaittoutàcouptraînerdanslecoinparcequ’ellem’attendait.Simonheureavaitsonné,jepouvaisgérer.Aumomentoùl’idéem’estvenueàl’esprit,j’aicomprisquec’étaitvrai.Çam’aétonné.Maisjepouvaisgérer.J’étaiscapabledel’accepter.Moïsem’avaitditunjourqu’onn’échappaitpasàsoi-même.J’avaisessayé,àuneépoque.Plusieursfois.Plusmaintenant.Jem’étaisréconciliéavecmoi-même.Jem’aimaisbien.J’aimaismavie.Putain,j’adoraismavie!
Maisjen’allaispaspasserletempsquimerestait,quellequesoitsadurée,àmefaireboufferparcettesaloperie.
Jen’aijamaisététrèsdouépourlescompromis.Toutourien:voilàmadevise.Toutourien.Mortouvif.Pasmourant.Pasmalade.Mortouvivant:toutourien.
Madécisionprise,j’aiappeléletoubib.J’aibienentendulesoulagementdanssavoixquandjeluiaiditquej’étaisprêtàpasseràl’étapesuivante.Etsonsoulagement,justement,m’aterrifié.Ilafaitleménagedans sonagendaethop, enunclaquementdedoigts, la craniotomieaétéprogramméepour lelendemain.
J’aireprisl’autorouteetlaissél’ombredemasœurdanslerétroviseur.JeroulaisversSaltLake.JeroulaisversMillie,prissoudaind’unbesoindésespérédelavoir.
Commesimavieendépendait.
M
18.
onnomdéjàsurleslèvres,Milliem’aouvertlaporteavecunsourireradieux.Jeneluiaimêmepaslaisséletempsdeleprononcer.Jevoulaisqu’ellelegarde,qu’ellelesavoure,qu’ellenele
laissejamaiséchapper.Ilfallaitquemonnomresteenellepourquejenepartepasàladérivecommeunmottropvitelâchédansleflotd’uneconversationanimée.Alors,jel’aibâillonnéed’unbaiser;jel’aisoulevéedansmesbrascommedanslesfilms,etmonnomn’aplusétéqu’uncriquej’aiété leseulàentendre.
Jemesentaisàmoitiéshooté,hyperspeed,etj’aifoncédansl’escalieravecMillieenl’embrassantcommeunfou.Jen’avaispaslesjambesquitremblaient,pourtant,etj’avaislesidéesclaires.Commesimoncorpsserebellait, luiaussi. Ilétaitenpleinesanté,non?Débordantd’énergie.Alors,pourquoi?Pourquoi?J’avaisenviederugiretdemefrapperlapoitrine.J’avaisenviedebrandirlespoingsversleciel.Maisplusquetout,j’avaisenviedeMillie.Etjenevoulaispasperdreunesecondedeplus.
Etpuisons’estretrouvésdanssachambre,aveccebeaudessus-de-litimmaculéquinoustendaitlesbras,silisse,sidoux,commelapeaudeMillieauclairdelune.Alorsjel’aicouchéeentravers,avantdemejetersurlelitàcôtéd’elle,impatient,assoiffé.Jevoulaislasécuritédesapeau,l’absolutiondesachair,etlapromessequiallaitavec.Jevoulaisprendre.Jevoulaism’ancrerdanssamémoire,ylaissermonempreinte.J’enavaisbesoin.J’avaisbesoind’elle.Etellearéponduàmaferveurcommesiellel’avait compris.Mais elle ne comprenait pas. Elle ne pouvait pas comprendre. Elle n’a pourtant pasessayédemefreiner.Ellen’apasquémandéunseulgeste,unseulmotquiauraitpularassurer.
Mesmainsétaientpartout :dans sescheveux,dessinant la formedesesyeux,agaçant sabouche,s’attardant au creux de sa gorge. Je voulais tout toucher, chaque centimètre de son corps.Mais alorsmême que je me perdais dans sa douceur soyeuse, dans la danse de ses hanches ondulant contre les
miennes,j’aisentienmoimonterl’horreur.Jel’aisentiesourdresousmapeau.Ceneseraitjamaisassez.Ceneseraitjamaisassezetjelesavais,alorsmêmequejefermaislesyeux,m’échinantàtoutfairepourqueça suffiseàoublier.Subitement, j’avais le soufflecoupé.Moncœur s’emballait.Et,pendantdeuxsecondes,j’aibiencruquej’allaistoutluiraconter.
Elleadûprendremapeurpourunehésitation,parcequ’ellem’aattrapé levisageàdeuxmains,appuyantsonfrontcontrelemien.
Etpuiselleamurmurémonnom:—David,David,David.(Danssabouche,onauraitditunchant.Etelleponctuaitchaquemotd’un
petitbaiser.)David,David,David…Ellepsalmodiaitmonnomcommesiellen’arrivaitpasycroire,commesielleneselassaitpasde
lerépéter.—J’aimequandtum’appellesDavidcommeça.Çam’afaitpenseràcettestupidechansonquej’avaisinventée,àcettefinquinerimaitavecrien.—J’aimequetusoisàmoi,a-t-ellechuchoté.Et,pourun temps, lapeurm’aquitté.Elle s’est retiréeàpasde loupet l’amourapris saplace.
L’amouretcesinstantsd’éternitéquinepeuventêtrevolés,momentsdegrâceoùchacunestàsaplace,danslemondeetdansl’espace,momentsparfaits.Milliedisaitqu’elleavaitbesoindetoucherpourvoiretelleatoutvudemoi.Elleaexploréduboutdesdoigtslescontoursdemondoscommesiellelisaitunecarte,suivantlecoursd’unfleuvejusqu’àlamerparmontsetparvaux.Ellesemontraitattentiveetexhaustive,seslèvresetsesjouesprenantlerelaisdesesmains,laissantàsalanguelesoindegoûterlestextureslesplussensibles.QuandMilliefaisaitl’amour,ellefaisaitlittéralementl’amour.Ellelecréait,lepuisait,lefaisaitnaîtreàforcedecaresses.J’avaistoujoursdétestécetteexpression,luipréférantunedescriptionunpeuplus…primairedelachose.Peut-êtreparcequeçameparaissaitplushonnête.MaisavecMillie, il n’y avait pasd’autresmots.Et non seulement elle faisait l’amour,mais elleme faisaitaimer.Ellemefaisaitécouter.Ellemefaisaitsentir.Ellemepoussaitàêtreattentifetattentionné.Plusquestiondeprendredansl’urgence.Plusdeprécipitation,depossessionenfiévrée,depression.Fermantlesyeux,j’aifaitl’amouràsamanière:avecleboutdemesdoigts,lespaumesdemesmains.Etjel’aisibienvuequelesyeuxmebrûlaientderrièremespaupièrescloses.
Ellefaisaitpreuved’uneassuranceetd’uneconfianceincroyables,l’assurancedecellequisesaitaimée, et ça me sidérait. Elle n’avait rien d’une de ces filles en lingerie sexy qui cherchent quellepositionadopterpourmieuxmettre leurcorpsenvaleuroucacher telou teldéfaut.C’étaitune femmeéperdumentamoureuseetquis’abandonnaittotalement.Ellenemedemandaitpascequej’aimais,nicedontj’avaisenvie.Ellenemontraitaucunehésitation,aucuneretenue.Ellenemendiaitpasdesmotsdouxoudesserments.
Maisjelesluiaidonnésquandmême.Je les lui ai donnés parce qu’ilsm’ont échappé. Je les lui ai glissés à l’oreille. J’avais besoin
qu’ellesachecombienjel’aimais,combienjelatrouvaisbelle,combiencemomentm’étaitprécieux.Etellem’arépondudansunmurmure,enveloppantchaquephrased’affection,assortissantchaqueparolede
caresses,jusqu’àcequ’onn’aitpluslaforcedeparler,jusqu’àcequelesmotsnesuffisentplus.Quandelleaatteintleseptièmeciel,ellem’aentraînéavecelleetj’auraisjustevouluqu’onpuissecontinueràmonter,monter,sansjamaiss’arrêter.Ceseraitunpeucommevoler,sionnetouchaitjamaisterre.Maisl’atterrissages’estfaitendouceur.Nosrespirationshaletantessesontpeuàpeucalméesetjel’aiserréecontre moi, fort, pendant que le monde se remettait à l’endroit. Ou plutôt à l’envers, en ce qui meconcernait.Jenesavaisplustrop.
Millieétaitàmoitiéendormiedansmesbras,etjelasentaissombrerdanslesommeil.—Jet’aime,Millie.Tusaisça?—Oui.Elleavaitrépondudansunlongsoupirsatisfait,commesicettecertitudel’emplissaitd’unbonheur
extatique.—Tuastessonspréféréset,maintenant,j’aiaussilesmiens.J’adorequandj’ailedostournéetque
je t’entends arriver derrièremoi. J’aime le bruit de ta canne.Quand je l’entends, çame fait sourire.J’adoretavoixetcettefaçonquetuasdetemarrerfranchement,cerirequivientduventre.C’estundespremierstrucsquej’airemarquéscheztoi.Cerire.
J’aisentisonsourire:ledouxfrôlementdeseslèvrescontremoncou.—J’adorecettefaçonquetuasderetenirtonsoufflequandjetetouchelà.J’aiposémamainaucreuxdesesreinsetjel’aiplaquéecontremoi.Sarespirations’estbloquée,
pileaubonmoment.—Voilà,c’estça.C’estcepetitbruit-là.Millieadéposéunbaisersurmoncœursansparler.J’aicomptélentementjusqu’àsoixante,etpuis
j’aicontinué,enparlantsibas,sidoucementqu’ellenepouvaitquesuccomber:—Etturonronnes.Turonronnesquandtuescontente.Turonronnesquandtumepasseslesmains
danslescheveuxetquandtut’endors.Turonronnesdéjà,presque.Au silence qui régnait dans la pièce, j’ai su qu’elle s’était glissée sous lemoelleux édredon du
sommeil.C’étaitl’effetrecherché.Ilfallaitattendrequ’elleaitquittélaréalitépourlepaysdessonges.—J’veuxentendrecebruit-làtouteslesnuitsdemavie.J’ai senti lapaniquemeprendreà lagorge. Jene savaispascombiendenuits ilme restait et je
refusaisd’ypenser,alorsmêmequ’elleétaitdansmesbras.Avec lapaniquesontmontées les larmes.Ellesm’échappaientaucoindesyeux,glissaientlelongdemestempes.
—Je t’aime,Millie.Et j’ai jamais rien ressentid’aussidingue.J’ai jamais ressentiun trucaussiincroyable.J’arrivepasàgarderçaàl’intérieur,cetteémotion.Moncœurestpasassezgros.Alors,àchaque fois que t’es dans les parages, ça déborde. Ça me sort par la bouche, par les yeux, par lesoreilles.Çamesortparleboutdesdoigts.Çamefaitmarcherplusvite,parlerplusfort,mesentirplusvivant.Toiaussi,turessensça,Millie?Est-cequ’avecmoitutesensplusvivante?
Seulesarespirationprofondem’arépondu.J’aidéposéunbaisersursescheveux.—Commentjepeuxêtreentraindemourir,alorsquejemesuisjamaissentiaussivivant?
L’aubeapprochaitquandjemesuisfaufilédanslachambred’Henry.Jevoulaislevoir.Aucasoù.Aucasoùjerecevraisdemauvaisesnouvellesetjenereviendraispas.Jevoulaisluidireadieu,mêmesi,finalement,çanedevaitêtrequetemporaire,mêmes’ilnem’entendaitpas.Ilparaissaitsupergranddanscepetitlit:sespiedsetsesgenouxcagneuxdépassaientdescouvertures.Illuienfallaitunneuf.Jel’ainotédansuncoindematêtepourlerappeleràMillie.Etpuisjemesuisengueulétoutseul.Qu’est-cequeMillieavaitdit?Qu’ellesavaittrèsbienprendresoind’elle,avantdemerencontrer,etqu’ellesauraittrèsbienprendresoind’elleetd’Henry,après.Qu’ilsavaienttoujoursprissoinl’undel’autre.
Jen’aipasvoululeréveiller.Commedéjàjemeretournaispourpartir,monregards’estarrêtésurson bureau, sur le livre avec les géants, celui qui l’avait tant fait flipper à un moment. Moïse avaitmentionnélamèredeMillieetcebouquin.Çam’avaittravaillépendantunebonnesemaine.J’essayaisdetrouver unmoyen d’aborder le sujet, tout en évitant le choc prévisible. J’avais vaguement évoqué lestalentsdeMoïseavecMillie.Maissavoirquequelqu’unpeutvoirlesmorts,etseretrouverenfacedequelqu’unquivoit tesmorts,çafaitdeux.J’étaisbienplacépourenparler.Çameprenait tellementlatêtequej’avaispourtantfiniparinterrogerHenry:
—T’auraispasunlivresurdesgéants,parhasard?Jen’avaispasfaitdanslasubtilitéetmavoixhésitait.Maisapparemment,Henryn’avaitpasbesoin
de subtilité. Il avait tout de suite compris de quel bouquin il s’agissait. Il savait aussi très bien où letrouver. Il avaitdévalé l’escalierde lacaveendirectiondesbacsde rangementquiyétaient stockés,méthodiquementempilésetétiquetés.Quelquesminutesplustard,ilétaitderetouravecunepoignéedetrésors oubliés, dont un livre tout usé qui avaitmanifestement était lu et relu. Il s’appelaitQuand lesgéantssecachent.Henrym’avaitmontrélesimagesetfaittrouverchaquegéantavantdetournerlapagesuivante.
—Monpères’appelleAndré,avait-ilsubitementlâché.—Ouais,jesais.—CommeAndréleGéant,avait-ilajouté.J’avaishoché la tête. IlyavaitunAndréquiétaitvraimentgéantetunAndréqui jouaitpour les
Giants.Intéressant.Jen’avaispasfaitlerapprochement.MaisHenrysi,manifestement.—André leGéantmesurait plusdedeuxmètresvingt et pesait deux cent trente-cinqkilos, avait
poursuiviHenry,toutentournantlapage.Nosyeux s’étaient alorsposés surungéantqui se fondait dans les arbres, avecune énormeafro
feuillueenguisedecheveuxetunepeaubruneetburinéecommeuntronc.— Oui, je m’en souviens bien. C’était un catcheur professionnel. Je me souviens même avoir
visionnédevieillesvidéosdesmeilleursmomentsdesonmatchcontreHulkHogan.
Henryavaitlevélenezdesonbouquin.—Etquiagagné?Jem’étaismarré.—Tusaisquoi?J’aioublié.JemerappellejusteàquelpointAndréétaitgrandetquejevoulais
descheveuxlongsetunegrosseceinturedoréecommeHulkHogan.—Celivremefaisaitpeur.—Plusmaintenant?Henryavaitsecouélatête.—Non.Maisjechercheencorelesgéantsparfois.—Lesgéantsou…justeungéant?JepensaisavoircomprispourquoilamèredeMillieavaitmontrécebouquinàMoïse.—AndréleGéantestmort,m’avait-ilréponduavecgravité.Jenelechercheplus.J’avais eu l’impression qu’Henry savait exactement à qui je faisais allusion,mais j’avais laissé
tomber.«Vousavezunegigantesquemasseauniveaudulobefrontal.»Encoreungéantquisecachaitetquepersonnen’avaitvu.Jusqu’àmaintenant.«Lesgéantsnefontpasdebonsamis.»Henryavaitraison.Lesgéantsétaientdestrucsdontilfallaitseméfier.Quandlesgéantssecachent.J’aireluletitre.Henrys’estagitéenmarmonnantdanssonsommeil.
J’aireposélebouquin.C’estàcemoment-làquej’airemarquélevieuxmagnétoqu’Henryavaitexhuméenmême temps que le bouquin. Il y avait une boîte à chaussures pleine de cassettes, aussi.Certainesavaient déjà été utilisées, mais d’autres étaient neuves. Apparemment, Henry s’en était servi, à uneépoque,pourenregistrersescommentairessportifsperso.Ilavaitundictaphonenumérique,maintenant,maisladécouvertedesonanciennecollectionavaitdûl’emballer.
Ces cassettes et ce vieux magnéto m’ont donné une idée. J’ai alors éprouvé une sorte d’infimesoulagement,entraperçulàuneminusculeplanchedesalut:j’allaismeservirdescassettespourlaisserunmessageàMillie.J’aiprislaboîteposéesurlebureauavecprécautionetjesuisressortidelapièce,lesbraschargés,sansbruit.
Enpassantlaporte,j’aifaitmentalementcettepromesse:Jetelesrendrai,Henry.
(Findelacassette)
MOÏSE
OnestpartispourVegas,lelendemainmatin,debonneheure.GeorgieétaitrestéeavecKathleen;Millie,elle,avaitrefusédejouerleslaissés-pour-compte.Elles’étaitexcuséed’insister,maiselleavaitinsistéquandmême.EtHenrynepouvaitpasrestertoutseul.Ons’estdoncretrouvéstouslestroisdansmon pick-up, en route pour Vegas, l’estomac noué et trop plongés dans nos pensées pour parler. Lesilenceauraitpuêtregênant.Enfaitnon.Çafaisaitunbailqu’onavaitdépassécestade,avecMillie.Etonétaitenbonnevoiepourpasseràceluidel’amitié.
L’équipedeTagavaitprislarouteenmêmetempsquenous,oupasloin.Onn’avaitpourtantpasprévu de se retrouver. L’idée, c’était de diviser pourmieux gagner.Un peu vague comme plan, je lereconnais. De mon côté, je n’avais qu’un seul objectif : atteindre Las Vegas et réussir à assister aucombat.Pourlereste,onverraitplustard.
Je n’avais pas de lecteur de cassette dans la bagnole. Ça ne se faisait plus. Mais Millie avaitapportélevieuxmagnétod’Henryaveclaboîted’enregistrements.Ellelesgardaitsurlesgenoux,commesiellenesupportaitpasl’idéedes’enséparer.C’étaitlederniertrucauquelellepouvaitseraccrocher,j’imagine. Depuis la veille, depuis que Tag avait révélé les résultats de l’IRM, Millie n’avait pluspartagé le contenu des autres cassettes avecmoi. Ni avec Georgie. Et je n’avais pas demandé à lesécouter.Jen’enavaisaucuneenvie.Laconversationétaitdevenue troppersonnelle, l’histoired’amourtropintense,lessentimentsetlesémotionstropàvif.Cesconfidencesluiétaientréservées.Àelleetàelleseule.Jenesavaispastropsielleavaitcontinuéàécouteraprèsnotredépart,maisàlafaçondontelles’yagrippait,j’auraispariéqu’ellen’avaitfaitqueça.
On était à peu près à la moitié du trajet quand elle a sorti une nouvelle cassette et glissé desécouteursdanssesoreilles–jen’enrevenaispasquecetteantiquitémarcheavecuncasque!Elles’estlégèrementdétournée,enremontantsesgenouxcontresapoitrine,etelles’estlaisséemporterparlavoixdeTag.
Ilabienfalluunebonnedemi-heureavantqu’ellenesemetteàpleurer.Ellequis’étaitmontréesiforte,sicalmejusque-là.Alorsquemaintenant…Ilavaitdûyavoiruntrucsur lacassette,untrucqui
l’avaitfaitcraquer.Leslarmesruisselaientsursesjouesetelleavaitlespaupièresplisséestellementellelesserrait.Pourretenirsespleurs,sansdoute.
Bordel ! J’avais besoin deGeorgie, là. Je ne savais pas quoi faire,moi. Et Henry non plus, tuparles!Dèsqu’ils’estrenducomptequesasœurpleurait, ils’estmisàgigoter, tirantsursaceinture,tendantlamainversMillie,puisreculantbrusquementpourbouderdanssoncoin.
—LouGehrig,JimmieFoxx,HankGreenberg,EddieMurray,BuckLeonard…(Ilmarmonnaitensebalançantd’avantenarrière.)MarkMcGwire,HarmonKillebrew,RogerConnor,JeffBagwell…
—Millie!Jebraillaispouressayerdemefaireentendremalgrélesécouteurs.Elle les a aussitôt arrachésde sesoreillespour se tournervers son frère.Posantbrusquement le
magnétophoneàsespieds,elleaescaladésonsiègesanshésiter.Elles’estessuyélevisaged’unemainetaattrapéHenrydel’autrepourleprendredanssesbras.
—Pardon,Henry,pardon.Jevaisbien.—CapAnson,BillTerry,JohnnyMize,agrommeléHenry.—Desjoueursdebase-ball?ai-jedemandé.J’enavaisreconnuplusieurs.—Tousjoueursdepremièrebase,apréciséMillie.Elleserraitlesdents,etjevoyaisbienqu’elleessayaitderefoulerlechagrinquilasubmergeait.Le
frontcontrel’épauledesasœur,Henrynepouvaitpasvoirsonvisagebaignédelarmes,luiaccordantducoupunmomentpoursereprendre.
—AndréAnderson,a-t-ilajouté.Etils’estarrêtélà.J’aimisuneminuteàimbriquerlespiècesdupuzzle:base-ball,premièrebase,AndréAnderson,le
pèred’HenryetMillie.—Meilleurerecruedel’année.Gantd’or.Bâtond’argent,a-t-ilbientôtrepris.Henryaéchappéauxbrasdesasœuretluiatouchélajoue.Jecommençaisàavoiruntorticolisà
forcederegarderàlafoislarouteetledramequisejouaitsurlabanquettearrièredanslerétroviseur.—Meilleurerecruedel’année.Gantd’or.Bâtond’argent.Etpèrecourantd’air,aenchaînéMillie.
Maiscen’estpasàcausedepapaquejepleure,Henry.—TagTaggert,prétendantau titredans lacatégoriemi-lourds.Dix-neufvictoires,deuxdéfaites,
onzeK.O.àsonactifetpetitamicourantd’air?aalorsdemandéHenry.J’aieuenviederire.Etdechialer.J’airésisté–magorgemefaisaitmalàforcedesecontracter.
PasMillie:elles’estcarrémentmarrée.Maisunseulcoupd’œildanslerétroasuffi.Jem’endoutais:les larmes avaient recommencé à ruisseler sur ses joues. C’était tragiquement drôle. Ou drôlementtragique.
—Non,Henry.Cen’estpaspareil.Cen’estpaspareildutout.Tagnenouspasquittés.Çan’arienàvoiravecnous,Henry.Çaleconcerne,lui.
J’ai eu une grosse bouffée d’admiration pour Millie Anderson. Je ne me laisse pas facilementimpressionner.Jepourraiscomptersurlesdoigtsd’uneseulemainlesgensquisontallésau-delàdecedontjelescroyaiscapables.MaisMillievenaitdepasserlabarre.Etlargement.
—N’empêchequ’ilestpartiquandmême,ainsistéHenry.J’aifaitlagrimace.Millien’arienrépondu.Etjemesuiscontentédeconduireensilence.
19.
LMOÏSE
a salle n’était que bombardement de flashs, mitraillage de strobos, cisaillement des projos quibalançaientleursfaisceauxdanstouslessens.Lesplacesquej’avaisréussiàchopersetrouvaient
justeàdroitedelatableduspeakeretàgauchedel’octogone.Jesavais,desourcesûre,qu’onpourraitvoirlecoindeTagetqu’ilpourraitnousvoir–sij’arrivaisàattirersonattention.J’allaisdevoirvendreundemespoumonspourcouvrir leprixdesbillets,maisaumoinsonétaitprésents.Axel,Mikeyet lerestedel’équipeavaientégalementréussiàsedégoterdesticketsd’entrée,maisilsétaientdansuneautrepartiedelasalleetjenelesavaispasencorerepérés.
Levisagecomplètementinexpressif,Henryjetaitdescoupsd’œildanstouslescoins.Ilavaitbeauavoir l’air ailleurs,mine de rien, il n’en ratait pas unemiette. Les arrivées de célébrités, l’ambianceélectrique, les speakers, les filles sexyquiannonçaient les rounds, lamusiqueà fond…, ilenregistraittout.Desoncôté,Milliefaisaitbonnefigure,toutentenantfermementHenryparlamainpourselaisserguideràtraverslacohue.J’avaisunetrouillebleuequ’ilssoientemportésparunmouvementdefoule.Ducoup, j’aimoi aussi attrapéMillie par lamain, et on s’est retrouvés, tous les trois, à faire la chaînecommedesgossesdematernelleenfileindiennetraversantlarue.
Cette marée humaine me rendait nerveux. Et encore, je pouvais voir ce qui se passait, moi. Jen’imaginaismêmepascequeçadevaitêtrepourMilliedeseheurterauxgensdansl’obscuritélaplustotale, sans le moindre repère, tous les sens en alerte maximale. Ce qui ne l’a pas empêchée dem’adresserunsourireradieuxenm’agrippantlamainpourlouvoyeravecmoiversnossièges.
LecombatdeTagn’étaitpaslecloudelasoirée,maisc’étaitquandmêmelederniermatchavantlafinale;ilyenavaitdeuxautresprogrammésavantlesien.
Tagnerépondaittoujourspasautéléphone.Enfait,quandonl’appelait,ontombaitdirectementsursamessagerie : «Laboîtevocaledevotre correspondant est saturée.»On l’avait cherché,on l’avaitpisté,onavaitfaitlemaximum.Maintenant,ilnenousrestaitplusqu’àattendre.
Pendant tout le trajet jusqu’à Vegas, la mine sombre et le visage fermé, Millie s’était occupéed’Henry, maintenant la conversation dans la voiture au strict minimum. En dehors des larmes qui lui
avaientéchappéquandelleavaitécoutéunedesdernièrescassettesdeTag,elleavaitgardésesémotionspour elle.Etmoi ?Moi, j’étais furax.SiTagne se faisait pasbotter le cul pendant le combat, jemepromettais bien dem’en charger après.La colèrem’empêchait juste d’avoir la trouille, je n’étais pasassez débile pour ne pas m’en rendre compte. Mais je ne comprenais pas son comportement. Pasvraiment.Nonmaisàquoiilpensait?Jenecomprenaispasqu’ilaitjustecoupélespontsavectoutlemondeetprislatangente.Unjour,j’avaisvuundocumentairesurlesIndiens.Onymontraitcommentlesvieuxquittaientleurtribuquandilssentaientlamortapprocher.MaisTagavaitvingt-sixans.Etiln’étaitpasindien.Etjerefusaisl’idéequ’ilallaitmourir.Etvoilàqueçamereprenait.Larage,cetteenviedetoutcasser.Jemesuisforcémentalementàchangerdesujet.
Henryétaitbranchésurlatableduspeaker,plusintéresséparlescommentairesqueparlescombatseux-mêmes.Sonintérêtafiniparattirerlemien.LescommentateursparlaientdeTag.J’aisentiMillieseraidiràcôtédemoi.
— Pour les spectateurs qui viennent juste de nous rejoindre, Tag Taggert n’était pas auprogrammedesmatchsde ce soir.MaisquandJordanJonesadéclaré forfait à ladernièreminutepour cause de blessure à l’épaule, l’organisateur Cliff Cordova a appelé Tag Taggert, une étoilemontantedel’UltimateFighting,pourluidemanderdeleremplaceraupiedlevé.TagabattuBrunoSantosparK.O.techniqueaucinquièmeround,ilyaàpeineunmois.C’étaitladeuxièmefoisqu’ilfaisait complètement oublier son statut d’outsider et battait un adversaire qui partait largementfavori.
« Et voici maintenant que David Taggert fait son entrée dans la salle dans une tenue auxcouleursdesamarque:TagTeam.Maisilestcomplètementseul.Iln’estaccompagnéquedesdeuxagentsdesécuritéréglementaires.Pasdesoigneur,pasd’entraîneur,paslamoindreéquipeautourdelui.C’estbien lapremière foisque jevoisça !Pourungarçonquiaconstruit siagressivement laréputationdesamarquesurl’espritd’équipe,c’estunpeuétonnant.
—Tag!Tag!Henry braillait, battait des bras, faisait des bonds pour tenter d’attirer son attention. Et Millie
tremblaittellementquej’aiinstinctivementserrélesdents–pourl’aideràstopperlestremblements,sansdoute.TagavuHenry,m’avu,moi,etpuis,toutàcoup,ilavuMillie.Samâchoires’estcrispée,ilaécarquillé les yeux et s’est pratiquement figé sur place.Avant de sembler se rappeler où il était. Il amêmefaitunpasversnous.Henrys’estalorsmisàhurlersonnomàtue-têteenagitantlamaincommeunfou.Le regard deTag s’est soudain braqué surmoi. Ilm’a pointé du doigt, avant de désignerMillie,commepourmedire:«Prendssoind’elle.»Jemesuiscontentédesoutenirsonregardsansbroncher.Jel’auraistué.
Etpuis,aprèsunpetitcoupdecouded’undesagentsdesécurité,ilapoursuivisoncheminjusqu’àl’octogone. Il a alors enlevé son survêtement et ses chaussures, s’est collé un protège-dents dans laboucheetaattenduqu’onl’appelle.Iln’aplusjetéunseulcoupd’œildansnotredirection.J’aitoutdesuitereconnucettefaçonqu’ilavaitdesetenir:lesépaulesbiencarrées,lementonprojetéenavant.Je
necomptaispluslenombredefoisoùj’avaisvuceTag-là.Genre«Finidejouer».Malheureusement,cen’étaitpasunjeu.
—Qu’est-cequisepasse,Moïse?m’ademandéMillie.Mêmeaveclerugissementdelafouleautourdenous,j’aiperçul’angoissedanssavoix.Jemesuis
penchépourluiparleràl’oreille.Jen’avaisplusassezd’airdanslespoumonspourcrier.—Ilyva.Ilvasebattre.—Cequeçam’énervedenepaspouvoirlevoir!Elleétait livideetses lèvres tremblaient.J’avaisbiendûme ledireunbonmilliondefoisdéjà,
mais son courage me sidérait. Quel effet ça devait faire de traverser la vie dans des ténèbresperpétuelles?De te jeterà l’eauenespérantque lesgens teverraient,mêmesi tunepouvaispas lesvoir?C’estsûrque,moi,j’étaisgâtédececôté-là:jevoyaisplusquejenevoulaisvoir.Et,pendantlaplusgrandepartiedemavie,j’avaisdétestécequejevoyais.Maisc’étaitquandmêmemieuxquedenerienvoirdutout.
—Ilt’avue,Millie.Ilsaitquetueslà.Ilsaitqu’onestlà.—Quelletêteilfait?—Ilal’airprêt.C’étaittoutcequejepouvaisluidire.—Maispourquoiilfaitça?C’étaitpresqueunsanglotetjeluiaireprislamain.Jen’avaispasderéponse.Lespeakeracommencéàchaufferlasalle.IlaannoncéTagenpremieretHenryaquasimentdébité
toutsonspeechenplay-back.Motpourmot:lesvictoiresetlesdéfaites,lessurnomset,enfin…—David«Tag»Taggert!Grondementde tonnerredans la salle.Hurlementde ragedansma tête :Nonmaisquel con !Ce
combat,c’étaitDavidcontreGoliath!Etjenepouvaisqu’assisterimpuissantàlascène,tandisqueTerry«Shotgun»Shawétaitannoncéetque l’arbitreappelait lesdeuxadversairesaucentrede l’octogone.HenryconnaissaitaussilesétatsdeservicedeShotgunparcœur.
Toutel’attentiondeMilieétaitdenouveaufocaliséesurlescommentairesdudirecttélé.Lesdeuxcoanimateurs déblatéraient avec excitation, lui fournissant la description de ce qu’elle ne pouvait pasvoir. Je les ai entendus se lancer dans une présentation du match pendant que, planté au milieu del’octogone,l’arbitreparlaitauxdeuxadversairesquisetenaientfaceàface,poitrinecontrepoitrine,lesyeux dans les yeux, tentant de les séparer avant la cloche. Tagm’avait dit un jour que ces quelquessecondesd’intimidationétaientdéterminantes.
—DanslecampdeShotgun,ilsnesontpasravisdunouveautourqu’aprislarencontre.Ilsnepensent pas que Taggert ait gagné le droit de se confronter à leur champion dans l’octogone. Ilsvoulaient vraiment cette confrontation avec Jones.Mais Jordan Jones est hors circuit et, après savictoireéclatantecontreSantoslemoisdernier,lechoixdeTaggerts’estimposé,àmonavis.C’estuneétoilemontante.Ilestpopulaireauprèsdessupporters,populaireauprèsdesautrespratiquants:unparfaitambassadeurdeladiscipline.C’estunsolideboxeur,unsolidelutteuretilaénormément
améliorésestechniquesdecatch.Ilapratiquélerodéoàdosdetaureaudanssajeunesse.C’estdoncunaccroà l’adrénaline,mêmes’ilprétendqu’ilasuffidequelquesmalheureuses fracturespour leconvaincrede laisser les taureauxtranquilles.Maissurtout,ce typeaimesonsport. Iladoreentrerdans l’octogone,avoirunadversaireà combattre et affirmequec’estpour cette raisonqu’il ne sedéfendpastropmaldanssadiscipline.Ilaimesebattreetilencaisserudementbien.
La cloche a retenti et les deux animateurs télé se sont tus pendant cinq bonnes secondes. Tag etShotgunsetournaientautour.Maislesreportersn’ontpaspuseretenirpluslongtemps.C’étaitplusfortqu’eux,ilfallaitqu’ilsreplongentdanslamêlée.
—Toutàfait,Joe.AucoursdesonrécentmatchcontreBrunoSantos,toutlemondeacruplusd’une fois qu’il allait s’effondrer. Bruno lui a décoché quelques coups extrêmement violents.MaisTaggertesttoujoursrevenuàlacharge.IlaeuBrunoàl’usure,sil’onpeutdire.Et,àlafin,ill’acoincé juste comme il fallait et l’a envoyé au tapis, provoquant la stupeur générale dans le petitmondedessportsdecombat.Santosétaitlefavoriincontesté,toutcommeShotgunaujourd’hui.Maisne faitespassiviteunecroixsurTagTaggert.Nefaitespasunecroixsur lui,parcequ’ilpourraitbienvoussurprendre.
Moncœurjouaitausquashcontremacagethoraciqueetlasueurmedégoulinaitdansledos.TagatentéuntakedownpouramenerShotgunausolets’estprisundélugedecoupsdepoingpourlapeine.
—Oh!Shotgunlanceunesolidecombinaisonaucorps!EtvoilàlesouriredeTagTaggertquiapparaît!Ilsouritjusqu’auxoreilles!
—Est-cequeçafaitpartiedesastratégiedecombat:sourirequandilamal?—Voussavez,c’estpossible,maisj’aivisionnéplusieursdesescombatsetjepensesincèrement
quec’estjustequ’ilaimeça.Ilsemetàsourirequandlescoupscommencentàpleuvoir,etiln’arrêteplus.
Ouais,ben,moi,j’aiarrêtédelesécouter.Cestypesmerendaientnerveux.Maisilsavaientraison.PlusShotguncognait,pluslesouriredeTags’élargissait.Aveccetteattitude,etsesfossettesdetombeuren prime, il avaitmis tout le public féminin dans sa poche dès le deuxième round. Ce n’était pas lapremièrefoisquejevoyaisça:Tagarborantunsourirededémentaveclenezetlaboucheensang.Unmalademental,cemec.
Mais physiquement du moins, il n’avait pas l’air de l’être. Malade, je veux dire. Et il ne secomportaitpascommequelqu’unquil’était,entoutcas.Tagn’essayaitpasdemourirsurlering–enfin,pasencore.C’étaitdéjàça.Mincesoulagement,maissoulagementquandmême.LepoingdeShotgunaripé sur le front de son adversaire à la fin du premier round et j’ai vu les jambes de Tag se raidir.Shotgunabienvu,luiaussi,queTagétaitsecoué,etils’estjetésurluipourluibalancerunevoléedecoups.Seulement,Tagasuprofiterdel’assuranceetdel’élandesonrivalpourlesretournercontrelui.Ilabondi,exécutantunparfaitdoubleleg,sesdeuxbrasenroulésautourdesgenouxdeShotgunpourlefairebasculerausol,surledos.
Lafoules’estdéchaînée.Lesreporterssontdevenushystériques.EtMilliea tendulecoudeplusbellepourécouterleurscommentaires,unemainbroyantlamienne,l’autrecramponnéeàl’épauledeson
frère.J’aibeuglé:—Tagl’acouché!Je savais que Millie avait besoin d’une description détaillée, mais Tag luttait pour réussir à
déborderladéfensedeShotgunetj’avaistroplesyeuxrivéssurluipourcommenter.—Groundandpound!Plaqueetfrappe!s’égosillaitHenry.Malheureusement,c’étaitlafinduroundetTagaétéobligédelâcherShotgun.Avantdesediriger
tranquillementverssoncoindésert.Ilnes’estpasassissurletabouretqu’onvenaitdeposerlàpourlui.Ilnes’estpasnonpluslaisséallercontrelescordes,tournantledosaupublic.Ilaattrapéuneservietteéponge,s’estaspergélabouched’eau,l’arecrachée,abuunelonguegorgée,etpuissonregardatrouvéMilliedanslafoule.Ilabombéletorseets’estaccrochéaugrillagedelacage.Ilnem’apasregardé,nimoinipersonned’autre.IlagardélesyeuxbraquéssurMillie,assezlongtempspourquelesreportersfinissentparseretourneretessaientdevoircequisemblaittantl’intéresserdanslesgradins.
—C’estdans lapoche,Millie !a-t-il soudainclamé.C’estdans lapoche !C’estdans lapoche,bébé!
—Tul’entends,Millie?luiai-jecrié,sansquitterTagdesyeux,qui,desoncôté,nelalâchaitpasunesecondeduregard.
Elleahochélatêteavecfébrilité.—Ilveutquetusachesqu’ilvabien.Toutlemondeladévisageait,maintenant,etlesreporterssedémanchaientlecou,sansriencacher
deleurcuriosité.C’estalorsquelaclocheasonné.Tags’estdétourné.Et, pendant les quatre rounds qui ont suivi, ça n’a pas arrêté. Dès que la cloche sonnait, Tag
regagnaitsoncoin,cherchaitMilliedesyeuxetlarassurait.Toujoursdelamêmefaçon:—C’estdanslapoche,bébé!C’estdanslapoche!Ducoup,lepublicacommencéàycroireets’estmisàscanderpourlui:—TagTeam!TagTeam!TagTeam!C’étaitHenry qui avait lancé le truc. Il braillait ça non-stop depuis le début. Il n’avait pas fallu
longtempspourquelesgensautourdenousreprennentlesloganenchœuretqueçasepropagedanslesrangs.Parpetitsgroupesd’abord,puisdeplusenplusfort.Jusqu’àcequeShotgunatteigneTagaufrontunefoisdeplus,lefaisantchanceleretmettreungenouàterre.MaislaripostedeTagn’enaétéqueplusfoudroyante. Il s’est relevéd’unbondetachopéson rival sous lementon,undirectdudroitqui lui aprojetélatêteenarrièreavecuncraquementcaractéristique:lecoupdulapin.
Shotguns’estécroulé.Pendantunedemi-seconde,stupeurgénérale.Lasallearetenusonsouffle.Silencedemort.Etpuis,
brusquement, l’explosion. L’arbitre s’est pratiquement rué sur Shotgun en dérapage contrôlé, avantd’agiterfrénétiquementlesbraspourindiquerquelecombatétaitterminé.Tagavaitgagné.
J’aihurlépar-dessuslevacarmedelafoule:—C’estfini!C’estfini!Ilaréussi!
—Tag!(C’étaitunvéritablecridejoiedanslabouched’Henry.)Taaaag!Millie, elle, est juste restée debout, toute tremblante, les yeux secs mais les paumes des mains
trempées–oupeut-êtrequec’étaitlamienne.Onsecramponnaitl’unàl’autre,etHenryseraccrochaitànous,emportésqu’onétaittouslestroisparlamaréehumainequidéferlaitparvagueshouleusesautourdenous.C’étaitundéchaînementd’acclamations,d’applaudissements.Lesgens sautaientde joie,nousbousculaient, nous tapaient dans le dos, nous félicitaient.Tout lemonde avait vuTag se focaliser surMillied’unboutàl’autreducombatet,maintenant,ilssefocalisaientsurnous.
Taga regagnésoncoin, levant lespoingsen triomphe.Maiscommecette foisencore ilcherchaitMillie, plissant les yeux et fixant son visage, sa jambe droite s’est dérobée sous lui et ses bras sontretombés, renonçant au salut du vainqueur pour trouver un appui auquel se raccrocher. Il a vacillé,titubantcommeunivrogne.Lafouleapousséunmême«Oh!»étrangléetj’aibondi,lâchantMilliepourtendrelesmainsenavantcommepourleretenir.
Sesdoigtssesontreferméssurlesmaillesdugrillage,sesyeuxsesontrévulsésetsoncorpss’estarc-bouté.Ilesttombécommeunemassesurlesoldel’octogoneoùilacontinuéàconvulser.
J’avaisfranchilegrillagedelacageavantqu’onpuissem’intercepter.Autour de l’octogone, l’assistance s’était tue et, bizarrement, personne nem’a arrêté. Jeme suis
agenouillé près de lui, essayant de le soutenir, sans trop savoir quoi faire.Déjà, l’arbitre était àmescôtés,avecunmecdel’équipedeShotgun.
—Ilfaitunecrised’épilepsie!a-t-ilaussitôtdiagnostiqué.Quelqu’unaalorsfourréunprotège-dentsdanslabouchedeTagpourl’empêcherdesemordrela
langue.J’aiglissémonbrassoussatêtepournepasqu’ilsecogneparterre.Shotgun était assis dans le coin opposé, à moitié assommé, et le personnel médical qui s’était
immédiatementportéàsonsecours l’aabandonné,happéparcettenouvelleurgence.Ducoinde l’œil,j’ai cru apercevoirMolly. Longs cheveux blonds, yeux bleus, elle attendait en silence. J’ai retenu unjuronetbrutalementabaissémesbarrières,refusantdeluiaccorderl’attentionqu’elledemandait.
Danslasalled’attentedesurgences,latéléétaitrégléesurunechaînelocale.Assisensilence,onécoutait,Millie,Henryetmoi,unereporterdeLasVegasprésenterlejournal.Axel,Mikey,Cory,AndyetPauloétaientavecnous.Ilssemblaientaussisombresetdésabusésquemoi.Ilsonttouslevélesyeuxversl’écranquandilsontentendulenomdeTag.Ungrosmicrobleuàlamain,lajournalistesetenaitdevantleMGM,oùlesgenscontinuaientàdéferler,entrantetsortantdelasalle.Àlafoisgraveethyperexcitée,elleracontaittoutcequ’onsavaitdéjàducombatdeTagetriendecequ’onvoulaitsavoir.
— C’était soirée fight-club au MGM, aujourd’hui : le match événement que beaucoupattendaientdepuislongtemps.Maisc’estuncombatdesecondezone,avecunremplaçantdedernièreminute, qui a alimenté toutes les conversations des fans d’arts martiaux mixtes, ce soir. Il y aseulementtroisjoursqueDavidTaggertaétéappelépoursuppléerauforfaitdeJordanJones.Jonesdevaitaffronterl’ancienchampionmi-lourdetéternelchouchoudel’UFC,TerryShaw,quandilaétévictime d’une blessure qui lui a interdit de monter sur un ring – ou d’entrer dans l’octogone, enl’occurrence.
« Après une stupéfiante victoire contre Bruno Santos en avril, David Taggert a été invité àprendre saplace.Les fansde combat libre enont eu largement pour leurargent quandTaggert etShawsesontaffrontéspendantquatreroundsentiers,avantqueTaggertnemetteShawK.O.Cen’estcependant pas là que l’histoire s’achève. La controverse fait rage au sujet de la crise d’épilepsiequ’aurait faite Taggert juste à l’issue du combat. Shaw était au tapis. Le match était terminé.L’arbitrealevélebrasdeTaggert,TagTaggerts’esttournéverslepublic,abrandilesdeuxpoingsensignedevictoire,afaitquelquespasets’estécroulé.
«Ilaététransportéàl’hôpitalleplusprochedansunétatcritique.Etonapprendàprésentque,peudetempsaprèssonmatchdumoisd’avril,aucoursduquelilabattuBrunoSantos,TagTaggertaeu une dispute avec un ancien employé, à la sortie de son bar de Salt Lake City. Au cours del’altercation,frappéàlatête,Taggertaétévictimed’ungravetraumatismecrânien.Larumeurveutqu’onl’aitsoignéetlaissérepartirlanuitmême.Maisilauraitfaitprofilbaspendantlessemainesquiontsuivil’altercation.Lesconjecturesvontbontrain.Nousvoustiendronsinformésdesonétatdesantéetsurtoutautredéveloppementquipourraitjeterunnouveléclairagesurcettestupéfianteséried’événements.
Tagestpassésurlebillardenvironuneheureaprèssonarrivéeauxurgences.Ilavaitbrièvementrepris consciencedans l’ambulance–d’après cequ’onnous avait dit, en tout cas. Il s’était enquis del’issueducombat,s’étaitentendudirequ’ilavaitfaitunecrised’épilepsieetavaitreplongé.Ilavaiteuleculotdes’assurerqu’ilavaitbiengagnéavantderetomberdanslespommes!Çam’auraitpresquefaitmarrer.Sijen’avaispasétévertderage.
D’aprèsletoubib,quiestvenunousparlerdanslasalled’attente–çafaisaitbientroisheuresqu’onpoireautait–, lecerveaudeTags’étaitmisàsaigneretàenfler, trèsprobablementpendant lecombat.J’airepenséaucoupqueTags’étaitprisenpleinfrontàlafindupremierround,quandilavaitraidilesjambes pour les empêcher de flageoler. On avait tous cru qu’il allait tomber. Il avait combattu troisroundsdeplus,avantdesereprendreunautrecoup,pileaumêmeendroit,àquelquesminutesdelafindumatch.Latuméfactionavaitcrééunepressionqui,parricochet,avaitprovoquélacrise.Crisequiavait,àson tour,permisdedécouvrir l’hémorragie.Apparemment,quandonvientde subirunecraniotomieetqu’onsefaitenleverunetumeuraucerveau,iln’estpasquestiond’entrerdansl’octogonemoinsdetroissemainesminimumaprèsl’opération.
Jen’avaispaspumonterdansl’ambulanceavecTag.IlfallaitquejeresteavecMillieetHenry.Ons’étaitfrayéuncheminàtraverslafouleaussivitequepossible–cequines’étaitpasfaittoutseul,on
l’imagine–etonavaitfilédirectàl’hosto.OnétaitarrivésvingtbonnesminutesaprèsquelebrancardtransportantTagavaitfranchienrushlaportedesurgences.J’avaisbalancéàlabonnefemmederrièresonbureautoutcequejesavais,toutcequeTagavaitavouédanssescassettes.Etjel’avaissuppliéederelayerl’infoauxpersonnesquis’occupaientdemonami.Enmevoyantdébouler,ellem’avaitreluquépar-dessus ses petites lunettes, écrasant son double menton contre sa poitrine d’un air réprobateur,comme si j’étais un dangereux junkie en plein trip. Et puis elle m’avait écouté et s’était levée pourdisparaîtrederrièrelesportesbattantesau-delàdesquellesaucundenousn’étaitautoriséàlasuivre.
J’imaginaisdéjàlesréactionsdestupeuretd’incrédulitédesinfirmièresetdesmédecinslorsqu’ilsavaientprisTagencharge,commencéàdécouvrirsesantécédentsmédicauxetluiavaientfaitpasseruneIRM.Ils’étaitattachélescheveuxdanslanuquepourlematch,cachantcomplètementlespartiesrasées,séquellesdesarécentecraniotomie.Maisceschoses-lànerestentjamaiscachéestrèslongtemps.Quandjel’avaistenudansmesbras,aprèslecombat,desmècheséchappéesdesonélastiqueluitombaientdéjàdanslesyeux,révélant lacicatrice.Je l’avais toutdesuitevue,alors ilsn’allaientcertainementpas lalouper.
Depuisquelagrossebonnefemmedel’accueilavaitfiniparreveniràsonposte,ellesecouait latêteetnouszieutaittouteslestroissecondescommesionétaitunebandedetaréséchappésdel’asile– ce qui n’était pas tout à fait faux, en ce quime concerne. Ce n’était pas la première fois qu’onmereluquait comme ça. Jeme contentais de lui rendre son regard avec toute l’insolence que je pouvais.Millien’avaitforcémentaucuneconscienced’êtrel’objetd’unetellesuspicion.QuantàHenry,iln’étaitplus qu’une boule de nerfs, vibrionnant et postillonnant trois tonnes d’infos à la seconde. Cependant,Millie lui tenait la main et lui caressait doucement les cheveux, en commentant cette avalanchedésordonnéededonnéessansqueuenitête,commesielles’adressaitaugarçonleplusintelligentdelaterre.Du coup, il n’avait pas fallu bien longtemps avant qu’il se retrouve à descendre les paquets deM&M’setlescanettesdeSpritedesdistributeursautomatiquesavecuncalmerelatif–toutenserécitantquandmêmequelquesstatistiquesàvoixbassedetempsentemps.
—Ilestsortidelasalled’opération.Nousavonsréussiàarrêterl’hémorragie,nousaannoncélechirurgienavecsolennité.
SonregardestpassédemoiàMillieetilaécarquillélesyeux.S’étantmanifestementaperçuqu’ilnepouvaitétablirdecontactoculairequ’avecunseuldenousdeux,ilaaussitôtreportésonattentionsurmoi.
Àsadécharge,ilaàpeinemarquédeuxsecondesd’arrêtavantd’enchaîner:—Ilestinconscientet,dansl’étatactueldeschoses,nouspréféronslemaintenirdanscetétat.Mais
lorsque la tuméfaction se résorbera, au cours des douze prochaines heures approximativement, nouspensonsqu’ilreprendraconnaissance.Nousallonsdevoirlegarderenobservationquelquesjours,maisil devrait s’en sortir. L’activité cérébrale semble normale, les fonctions vitales sont normales. J’aiconféré avec les docteurs Stein et Shumway du LDS Hospital de Salt Lake City. C’est le docteurShumwayquiaprocédéàunecraniotomiesurvotreamietjenepeuxpasvousendirebeaucoupplusàcesujet.MaisM.Taggertaquelquesdécisionsimportantesàprendre.Votreprésenceici,lefaitquevous
soyezlàpourleplacerenfacedesesresponsabilités,luifaireprendreconsciencedecequ’ilfautqu’ilfasse,me semble très important.Ce qu’il a fait, ce soir, était une pure folie. Il a de la chance d’êtreencoreenvie.
20.
TMOÏSE
ags’estréveillépileaumomentoùletoubibl’avaitprévu.Maisilsnenousontpasautorisésàlevoiravantqu’ilaitquittél’unitédesoinsintensifs.Dontilsontmisquinzeplombesàlesortir,alors
qu’ilavaitdéjàreprisconnaissance.Onn’avait pas arrêtéde fairedes allers-retours entre l’hôpital et l’hôtel leplusproche, tous les
trois.Oncarburaitàl’adrénaline,shootésqu’onétaitàl’angoisseetaumanquedesommeil.Jusqu’àceque,deuxjoursaprèsledébutdenotre«garde»,alorsqu’onrentraitàl’hôtelpourprendreunedoucheetsechanger,Henrysemetteau litet refused’enbouger.Millien’avaitpasosé le laisser seulà l’hôtelpendantdesheures.Alorsj’étaisretournéàl’hostoensolo.
J’aiétésurprisdetrouverTagassisdanssonlit.Ilavaitdegrandscernessouslesyeux,unebarbedetroisjours,etlescheveuxquiluipendaientdechaquecôtéduvisage,ternesetencoreplusmalpeignésque d’habitude. Du coup, les endroits où il avait été rasé et les marques des agrafes se voyaientcarrément.Etilsegrattaitlecrâne,manifestementrendudinguepartoutescespetitesplaquesroses.
—Çafaitpresquetroissemainesmaintenant.C’estquasiguérimaisçamedémange,a-t-ilbougonnéensouriant,commes’ils’étaitjusteéraflé–unepetiteégratignurederiendutout,penses-tu!Jecroisquej’airéussiàconvaincreunedesinfirmièresdemefairelabouleàzéro.Onvaêtrejumeaux.
Ilaricané,contentdelui.C’estvraiqu’avecmescheveuxras,jen’aijamaiseubeaucoupdepoilssurlecaillou.
Impossiblederépondre.Contrairementàlui, jen’étaispastrèsdouépourraconterdesconneries.Fairelaconversation,débiterdesbanalités,çamegavait.Engénéral,j’évitais.Alors,jemesuiscontentédeleregarderdansleblancdesyeux,enfourrantmesmainsdansmespochespourrésisteràl’enviedelepeindre…oudeletuer.
—J’croisqueMillievakiffer.Tuparles,unbeaucrânetoutlissecommeça!…(Ils’estsoudaininterrompuets’estfrotténerveusementlamâchoire.)Est-cequ’elleestlà,Mo?Est-cequ’elleestavectoi?
—Elleestàl’hôtelavecHenry.Ilétaitclaqué.Ellen’apasosélelaisserseul.
Tagahochélatêteetfermélesyeux.Commes’ilétaitcrevé,luiaussi.—Bien.C’estbien.C’estalorsqu’uneinfirmièreestentréedanslachambre,l’airtrèsaffairé.Enmevoyant,elleaeu
uneseconded’hésitation.J’aifaillimemarrer.Elleauraitsansdoutepréféréêtre touteseuleavecTagpourpouvoirbiens’occuperdelui:typiquementféminin.Toutcequelepersonnelhospitaliercomptaitdepairesdeseinsdevaitêtreàsespetitssoins.Ilallaitêtrelepatientlemieuxbichonnédelamaisondepuisquel’hôpitalexistait!
Jesuisrestépendantqu’elleluicouvraitsoigneusementlesépaulesd’undrapetcommençaitàluiraser la tête avecune tondeuse électrique.Doucement,mècheparmèche. Jusqu’à ce qu’il se retrouveassisdevantmoicommeunbonze.Chauveetbalafré.Ilavaitl’airsidifférent,toutàcoup,sivulnérable,si changé que j’ai desserré les poings, évacuant une partie de la pression – une vraie cocotte-minutetellementjebouillais.
L’infirmière a déclaré qu’il devait se sentir « tellement mieux, maintenant » avant de fairedisparaître lespaquetsde cheveuxet ledrap.Elle l’a ensuite aidé à enlever sa chemised’hôpital, enfaisantbienattentionà laperfetauxappareilsauxquels ilétait relié,avantde l’aideràenenfilerunepropre.J’aicroiséleregarddeTagpendantqu’elleluinouaitlesattachesdansledos.Ilaréponduàmonhaussementdesourcilsparunsouriregoguenard.Iln’avaitpaschangétantqueça,finalement.
N’empêche. Quand elle est sortie, il a fermé les yeux pour se reposer un moment et j’ai sentil’angoisseresserrersonétausurmapoitrine.
—T’asvraimentunesalegueule,Tag.—Toiaussi,Mo,m’a-t-ilrépondudutacautac,sansmêmesouleverunepaupière.—C’esttafaute.Ilasoupiré.—Jesais.Jen’aipasfaitdecommentaire.Jepensaisqu’ilfallaitlelaisserdormirunpeu.Maisaprèsavoir
prisplusieursprofondesinspirations,ilarouvertlesyeuxetsoutenumonregard.—J’suisdésolé,Moïse.—T’aurais pas dû partir comme ça.T’imagines pas le cauchemar que tu nous as fait vivre : un
véritableenfer.Onn’allaitpasycouper,finalement.—J’aipastrouvédemeilleuresolution.—J’envoisbienune,moi.Comme il ne répondait pas, j’ai poussé un long soupir et appuyé mes paumes contre mes yeux
fatigués.— Parfois, j’me dis que lamort est la seule aventure que j’ai pas encore tentée, a-t-il fini par
lâcher.Etj’aimêmetentélecoupdeuxoutroisfois,putain!Leproblèmeaveclamort,c’estquec’estàsensunique.Commelesexeetmettreungosseaumonde.Unefoisquetul’asfait,tupeuxplusrevenirenarrière.
Ilfaisaitdanslemonologuerhétorique,c’étaitclair.Alorsj’ailaissécouler.—Letruc,Mo,c’estquej’aipasdeproblèmeavecça.Siçam’abienapprisunechosed’êtreton
meilleurpote,àforcedetevoircommuniqueraveclesmorts,c’estquej’doispasavoirpeurdelamort.Jesuispasparfait.Maisjecroisquejesuisunmecbien.J’aieuunesacréevie,n’empêche,mêmeavecl’histoiredeMolly:toutceputaindechagrin.Milliem’aditunjourquecequifaitunebonnechanson,c’estqu’ellearriveà tebouleverser.C’estpeut-êtrecequi rend laviebelleaussi.Qu’ellearriveà techambouler.Peut-êtrequec’estcommeçaqu’onsaitqu’onabienvécu.Peut-êtrequec’estcommeçaqu’onsaitqu’onavraimentaimé.
—«Qu’ellearriveàtebouleverser»…Mavoixs’estbrisée.Sicen’étaitpasuneparfaitedescriptiondel’amour,jenesavaispasceque
c’était.Moiaussi, j’avaissubises ravages.J’avaissurvécu.Mais jen’avaisaucuneenviederepasserparlà.
—Je l’aime tellement,Mo. Je l’aime tellement,putain !C’estça leplusdur.Lecancer, jepeuxgérer.Lamort,jepeuxgérer.MaisperdreMillie…Ellevasalementmemanquer,Mo.Ellememanquedéjà.(Iladéglutibruyamment.Sapommed’Adamjouaitauyoyotantsagorgesecontractaitpourétouffercette émotionquinous submergeait tous lesdeux.) J’tediraisbienque tuvasmemanquer aussi,maiscommetupeuxvoirlesmorts,jevaispouvoirrevenirtehanter.
Jeme suismarré. C’est sorti comme un grognement. Et puis jeme suis levé. J’avais besoin debouger,defuircettefoutuetristessequejedétestais,rageantcontre lafutilitédecettepeinedéchirantequej’éprouvaispourtant.
Tagm’aregardéfairelescentpaset,quandj’aifiniparmerasseoir,ilacomprisquej’étaisprêtàentendrelasuiteetilaembrayé:
—Lamort,c’estpasunproblèmepourmoi.J’mesuis faità l’idée.Maismourir…mourir,c’estautrechose.J’aipeurdemourir,Mo.J’aipeurdepasêtreassezfortpourlesgensquim’aiment.J’aipeurdumalquejevaisleurfaire.J’aipeurdecetteimpuissancequivameboufferenvoyantquejepeuxrienychanger.Jeveuxpasresterallongélà,dansunlitd’hôpital,etm’éteindreàpetitfeu.JeveuxpasvoirMillie s’épuiserà s’occuperdemoi. Jeveuxpasqu’Henryassisteàça,àmadégringoladedegéantàloquehumaine.Tupeuxcomprendreça,Mo?
J’aihochélatête.Mêmesiçametuaitdeluidonnerraison.C’étaitcommesijecautionnaiscequ’ilavaitfait:nousplantersansprévenir.
—Quand ils m’ont annoncé ce qui m’attendait, j’ai passé toute la nuit dans mon lit à reluquerl’plafond.Ilsm’onttoutexpliqué:lesrisques,leséchéances,lesscénariosdanslemeilleurdescas,lesscénariosdans le piredes cas.Aumatin, je savais déjàque c’était paspourmoi. J’ai dit au toubib :«Mercibien,maisj’vaisyaller.»
—Ett’auraisrienditàpersonne?—Non.(Ilasecouélatêteenmeregardantdroitdanslesyeux.)Non.—Mais…Jenesuivaispas,là.
—J’aimismes affaires en ordre. J’ai pris rendez-vous avecmon notaire et j’ai tout réglé. J’airédigémontestament,liquidéunpaquetdetrucs.Laseulechosequimedérangeait,c’étaitl’argentquejedevaisencoreàmonpère.J’auraisputoutvendre:lebar,lasalle,malignedefringues.Sijefaisaisça,j’auraisplusqu’assez.Maisjeveuxpaslesvendre.Jeveuxlaisserlasalleauxgars.JeveuxlaisserlebaràMillieetHenrypourqueMilliepuissecontinueràdanserautourdecettefoutuebarrejusqu’àsesquatre-vingtsanssansquepersonnepuisserienluidire,etpourqu’Henryaitunendroitoùilpeutparlersportettoujourstrouverquelqu’unquil’écoute.Iladorelebar.Jevoulaistelaisserquelquechoseaussi,maisjesavaisqueçateplairaitpas.
Ilavaitraison.Ilavaittortpourtoutlereste,maislà-dessus,ilavaitraison.— Même en vendant les appartements et en bazardant tout sauf mon pick-up, je dois toujours
cinquanteplaquesàmonpère.—Cen’étaitpastonhéritage?—J’aijamaisvoulud’héritage.Jevoulaistracermapropreroute.Jeluiaijuréquejeluiauraistout
rembourséavantd’avoirtrenteans.J’iraipasjusque-là,Mo.Alorsilfallaitbienquejetrouveunmoyendelerembourseravant.
—Lematch.—Ouais,lematch.Lehasardavouluqu’onmeproposejustementuncombatavecuntitreàlaclé
quimerapporteraitcinquanteplaquessijegagnais.Etj’avaisstrictementrienàperdre.—Etaprèslecombat?—Jeseraisallé faireunpetit touràDallaspourvoirmamèreetmessœurs,et remboursermon
père.Çafaitunbailquejelesaipasvus.Etpuis…untrekdanslescollinesau-dessusdecetautopontàNephi.
—CeluioùMollyestenterrée.—Celui oùMolly est enterrée. Crapahuter dans les collines. Prendre un cacheton. Regarder le
soleilsecoucherenm’endormant.—Pointbarre?J’avaisdumalàgardermonsang-froid.—Pointbarre,a-t-ilréponduavecleplusgrandcalme.J’aisentilaragememonterdanslapoitrine,m’exploserlestympans.Maisjemesuiscontrôlé.Voix
égale,tonneutre.Apparemment,iln’avaitpaspenséàmedireadieu,àmoi.Iln’avaitpaspenséqu’ilmedevaitaumoinsça.
—Ettuaslaissélescassettes.Pourquoi?—C’étaitmafaçondefairemesadieux.JevoulaisqueMilliesachecequejeressentais.Depuisle
début.Pasàpas.Cequeçaavait étéde tomberamoureuxd’elle.Surtoutqu’ellenedoutepasdemessentiments.Jamais.Jevoulaisqu’ellesachequec’étaitbienréel,quec’étaitparfait,quec’étaitleplusbeaucadeauquej’aiereçudemavie.
—Ettularemerciesenbalançantcecadeauàlapoubelle?
Tag m’a regardé en silence. Son expression n’était plus que compassion. L’amour se lisait surchaquetraitdesonvisageetirradiaitdesesyeux.
—J’t’aime,Mo.Tusaisça,non?a-t-ildittoutdoucement.Jelesavais,oui.Jen’avaisaucundoutelà-dessus.Maisilavaitunesacréefaçondelemontrer!—Vatefairefoutre,Tag!(C’étaitsorticommeunsifflementtantjeserraislesdents.)Jesaisce
quetuattendsdemoi.Jesaisquetuveuxm’entendretedirequej’approuvetadécision.Maisjenesuispasaltruisteàcepoint-là.Jenesuispascegenred’ami-là.Jeneveuxpasquetumorfles.Vraimentpas.Jepartageraiscettesouffranceavectoi,sijepouvais.Jeprendraistaplacelespiresjours,sijepouvais.Parcequejesaisquetuleferaispourmoisanshésiter.Maisjepréfèreencoretevoirmorflerquetevoirbaisserlesbras.Désolé.Siçafaitdemoiunenfoiré,j’assume.Tun’asqu’àl’écriresurunbadge,jeleporterai.J’enairienàbattre.Depuisquandl’idéedejonglerunpeutefaitflipper?
—C’estpasça,Mo.J’airugi:—Foutaises!T’esobligédetebattre,Tag.T’aspaslechoix!Tudoisçaauxgensquit’aiment.Tu
nousledois!—C’estpasmapropresouffrancequim’angoisse,mec.Ilavaitparlésibasquej’aieudumalàl’entendre.—Maiselleestpasséeoù,tarage?Ilestpasséoù,lemonstreauxyeuxvertsquivoulaitmetuer
justeparcequej’avaisoséprononcerlenomdesasœur?Ilestpasséoù,lemecquiaprisuntaureauparlescornesenEspagnejustepourvoircequeçafaisait?Ilestpasséoù,lemecquiadescenduuntypepourmeprotéger, lemecquis’est jetédans la lignede tir?Attends,que jecomprennebien,Tag : tuseraisprêtàmourirpourmesauver lavie,mais tuveuxmêmepasessayerde tebattrepoursauver latienne?
—Passijesuisobligédefairesouffrirlesautrespourça.—Putainmaisarrêtedejouerlessuper-héros,mec!Arrête!Ouj’tecasselagueule,j’tecolleune
camisoledeforceetjet’injectemoi-mêmetachimiojusqu’àcequet’aiesplusqueçadanslesveines.Attends,tuvasvoir.
—Jet’aime,Mo.—Arrêtededireça,Tag!—Jet’aime,Mo.J’ai alors senti commeune sortede fragmentationà l’intérieuret j’ai comprisqu’il fallaitque je
sortedelàavantdepéteruncâble.Jenepleuraisquasimentjamais.J’avaisunefurieusetendanceàtoutgarder pour moi, à emmagasiner la douleur, à l’enfermer dans des petits compartiments cachés, à lamettre dans des cartons, à construire des cloisons étanches. Je la stockais.Maismaintenant, je cédaissouslapression,incapabled’échapperàcettemontagned’émotionsquimenaçaientdem’engloutirdepuisqueMilliem’avaitappelépourmedirequeTagétaitparti.Jecraquais.Ilfallaitquejesorte.
Çam’avaitprisplusieursjourspourenregistrerlescassettes.Audébut,c’étaitjusteunetechniquequej’avais trouvéepourfairemesadieux, lemoyend’exprimercequejeressentais :monamourpourMillie,avecmespropresmots.Etpuis,enracontantnotrehistoire,jem’étaisrenducomptedumiraclequec’était.Moïse avait raison : j’avais eudroit àunmiracle.Et, à chaquemot, chaquecassette, j’endevenais deplus enplus convaincu.Leproblème, c’était que je ne savais pas comment arrêter. Je nevoulaispasquelescassettesfinissent.Jen’arrivaispasàdireadieu.
Quandj’avaisreçucetappelpourlematch,j’avaismislescassettesdanslemeubledemonbureau,à la salle, avec le magnétophone que j’avais emprunté à Henry, et j’avais glissé la clef dans uneenveloppepourMillie.Maisj’avaisencoretellementdechosesàdire.Yavaittoujoursuntrucquimerevenait,untrucquim’avaitéchappé,untrucquejevoulaisluiraconteretj’avaisenviedel’appeler,deluiparler.Etpuisjemerappelaislesmotsdutoubib–«glioblastomedestadeIV»–etjerepensaisàtoutesceshorreursquej’avaisluesenfaisantdesrecherchessurmondiagnostic.Jerevoyaislesphotos.Jemerécitaislespourcentagesdesurvie.Jemereprésentaislafaçondontj’allaismourir,lafaçondontj’allaissouffrir,lafaçondontceuxquim’étaientleplusprochesallaientsouffrir.Etjem’interdisaisdel’appeler. Du coup, jem’étaismis en quête d’un autremagnéto – un perso cette fois – pour pouvoircontinueràm’enregistrer,àfaireencoreplusdecassettes.
Lelendemain,alorsquej’auraisdéjàdûêtreenroutepourVegas,jem’étaisretrouvéàfairetoutesles boutiques d’occasions pour en dénicher un. J’avais touché le jackpot au cinquièmemagasin. Unevieillem’avaitvenduunmagnétophoneaussivieuxqu’elle,untrucportabletoutpoussiéreuxqu’elleavaitsorti de son arrière-boutique, accompagné d’un lot de cassettes vierges encore sous leur emballaged’origine.Letoutpourcentdollars.Ellem’avaitmêmedit,avecleplusgrandsérieux,quejefaisaisune«sacréeaffaire».Elleavaitsansdouteraison.J’auraisdébourséledouble.
Lesrésultatsdemabiopsieétaientrevenusassezvite.J’étaisrestéquedeuxjoursàl’hostoaprèslacraniotomie : pas très long, si on considérait qu’ilsm’avaient quandmême fait un troudans la tête etenlevéungrosmorceaudecerveau.Ilsavaientréussiàretirerquatre-vingt-quinzepourcentdelatumeur.Cequiétaituneexcellentenouvelle.Ilsavaientaussiobtenulesrésultatsdelabiopsiebeaucoupplustôtqueprévu.Ilspensaientqu’ilfaudraitsixjoursaprèsl’opérationpouravoirlesrésultats.J’avaiseudelachance:çan’enavaitprisquequatre.Sacrép’titveinard!
Quandj’avaisétéadmisàl’hôpitalpourmacraniotomie,j’avaisconcluunmarchéavecmoi-même.Si les résultatsétaientnégatifs–pasdecancer–, j’appelleraisMoïseetMillie. Je leur raconterais la
petitefrayeurquejem’étaisfaite.Jeleurdiraisquejen’avaispasvoululesinquiéteretpuis,hein,pasdequoienfairetouteunehistoire:j’allaisbien.JelaisseraisMilliepassersacolèresurmoietmefairelagueule.Etpuisjeluiferaisoubliertoutçaavecmesbaisersetjelaconvaincraisdem’épouser.Pourquoiattendre?J’avaisditquoi,déjà?Quequandonaimaitquelquechoseonluidonnaitsonnom?J’avaisfait ça avecmon bar. Eh bien, j’allais le faire avecma nana. Et si Henry voulaitmon nom aussi, jel’adopterais,putain!Jenevoyaispascequipourraitm’enempêcher.OndeviendraittousdesTaggert.Voilàcequejem’étaispromis.
Et si lesnouvellesn’étaientpasbonnes?Si j’avaisuncancer incurable?Si les résultatsétaientpositifs,jen’appelleraispersonne.
Et c’était ce que j’avais fait. J’avais commandé un taxi pour rentrer après la craniotomie.L’infirmièreavaitinsistépourappelerquelqu’un,«delafamille,unami»,etj’avaisinsistédemoncôtéenluidisantquejepouvaisparfaitementmeprendreenchargetoutseul.Jemesentaistrèsbien.J’avaismalàlatête,normal,maisàpartça,jemesentaisbien.Jerépétaisçaenboucleparcequec’étaitvrai.Moncorpsétaitenpleineforme.C’étaitmoncœurquimefaisaitmal.Moncœurétaitautrente-sixièmedessous. Mais je me sentais bien. J’étais rentré chez moi et j’avais dormi deux jours, me réveillantseulement pour boire de la flotte, aller aux chiottes etme recoucher. C’est alors que j’avais reçu unmessagem’annonçantquelesrésultatsétaientarrivés.J’étaisretournéàl’hostoauvolantdemabagnole.Toutçapourapprendrequ’ilmerestaitentresixmoisetunanàvivre.
J’étaisrevenuchezmoiparlemêmemoyen.Jen’avaistoujourspasappeléMoïseetjen’avaispasappeléMillie.Jen’avaispasappeléAxelni
emmerdéMikey. J’avais juste laissé tout lemondecroireque j’étaisparti àDallasvoirma familleetj’avaisappelémonnotaire.C’estàpartirdecemoment-làquej’avaismislamachineenroute.Pendantcettepériode-là,jen’avaisréponduàaucuncoupdefil.Jen’avaisluaucundemestextos.Jenepouvaispas,sijevoulaistenir.Maisj’étaisaubeaumilieudel’enregistrementd’unecassettepourMilliequandletéléphoneavaitsonné,m’interrompantdansmonélan.Jel’avaisattrapé,justepourarrêterlasonnerie.C’estlàquej’avaisvulenomdeCliffCordovas’afficheràl’écran.J’avaisrépondud’instinct.
Ilavaituncombatpourmoi.Lesamedisuivant,àVegas–sixjoursplustard–,contreTerryShaw.Cinquantemilledollars si je l’emportais.Dixmille justepouryparticiper. Je luiavaisditquec’étaitcinquantemille, que je gagne ou pas.Mais je lui avais garanti que j’allais gagner. Il avait accepté etm’avaitditque,sijegagnais,laTagTeamrécolteraitvingtmilledollarsenprime.Ilm’avaitditd’êtreàVegassousquarante-huitheures.
Çaallaitbousiller tousmesplans.Monéquipe ledécouvrirait forcément.Lesgars leprendraientmalquejeparticipeàuncombatsanseux.ÇafiniraitparvenirauxoreillesdeMillie.Elleensouffriraitaussi.Moïsemeretrouveraitdansl’au-delàpourmebotterlecul.Maisputain,ceseraitcequis’appellesortirenbeauté!
Jecroyaisque j’allaisêtrefort.Jecroyaisque j’allaismesacrifierpour l’équipe.Jecroyaisquej’allaisfinirenapothéose,auréolédegloire.Mebattreetmourir.Fort.Maisilsm’avaienttrouvéavant.Et,quandj’avaisvuMilliedeboutdanslepublicavecHenryd’uncôtéetMoïsequiluitenaitlamainde
l’autre, et me regardait comme s’il voulait m’étrangler, ma résolution avait chancelé et mes jambesavaientflageolé.
Etçam’avaitchauffé.Jen’allaisquandmêmepastomberenmiettespourqueTerryShawn’aitplusqu’àmebalayerenun
round.Jen’avaisquandmêmepasfaittoutçapourrien.Jen’allaispasvoirtousmesplanspasseràlatrappe justeparcequemananaétaitdans la salle etmonmeilleurpoteme tirait lagueule. Jen’allaisquandmêmepaslaissercespetitsélancementsà la tête, incessantsdepuisquejem’étaisréveilléavecvingtagrafesdanslecrâne,metransformerenchiffemolledécérébrée.Jen’allaispasmelaisserenvoyerautapisparlecancer.Paspendantceround-là,entoutcas.
Jem’étaisbattucomme jenem’étaisencore jamaisbattuavant. J’avaismalpartoutet j’avaisdesacrées baisses de régime, parmoments – plus un effet demesquinze jours sans entraînement quedel’opération,d’ailleurs.J’avaisfaitunpetitjoggingdecinqbornes,lejouroùCordovaavaitappelé.J’enavaiscouruhuit,lelendemain.Laveilleducombat,auclubGold’sGymdeVegas,j’avaissuésangeteauen tapant dans le sac commeune brute à coups de poing et de pied, flairant surma peau l’odeur desdernièresgouttesd’anesthésiquequimerestaientdanslesveines,éprouvantmaforce–plutôtcostaud,lemec ! –,me répétant en boucle que je n’avais rien à perdre. Et je n’étais pas nerveux, en plus.C’endevenaitmêmebizarre.
Cettesensationavaitduréjusqu’àcequejevoieMillie.Lestressm’étaitalorstombédessuscommeunimmeubledevingtétages.J’avaiseuunetrouillebleuedeladécevoir.Pire:demefairerétamersousleshuéesdupublicetqu’ellesoitobligéedese taper lahonteàcausedemoi. J’avaisbienvu la têtequ’elle tirait à la fin du premier round. Elle était malheureuse comme les pierres. Alors je l’avaisappelée.C’étaitplusfortquemoi.Ilfallaitquejelarassure.J’avaisrecommencéaprèsleroundsuivant.Et le suivant. Et puis j’avais remporté la victoire. Son visage s’était soudain illuminé du plus beausourirequej’aiejamaisvu;HenrycriaitmonnometMoïse…Moïsefaisaittoujourslagueule.
C’étaitàcemoment-làquelasalleavaitcommencéàtourner.Lesvisageshurlantdejoies’étaienttousconfondus.Commesij’étaissurunmanège.L’octogonetournoyait.Jenesavaismêmepasquec’étaitpossible.Çadevaitêtreunenouvelleattraction…Etpuisj’avaisfiniparmerendrecomptequec’étaitmoi.C’étaitmatêtequitournait.Etvoilàquejetombais.Moncorpsavaitrebondisurletapis.Moncrânel’avait rejoint avec un temps de retard, comme onmet un point sur un i, comme on achève un pointd’exclamation.Etlafouleavaitrugi.Jen’avaismêmepaslevélesmainspouressayerdemerattraperoumeprotégerlafigure.Lecombatétaitterminé,non?Laclocheavaitsonné.Monregardflous’étaitrivésurMoïse,sonvisagedéjàsombreobscurciparlegrillagedelacage.Maisiln’avaitplusl’airfurax.Ilavait l’airahuri.Jel’avaisvucourirversmoi.Ilavaitcarrémentgrimpépar-dessuslegrillage.J’étaisdanslebrouillardetjen’arrivaispasàmaîtrisermonbrasdroit.Mesmuscless’étaientsoudainmisàsetordre,àtressautercommes’ilsvoulaientpercermapeau.Etpuislegrondementavaitcommencé.Unpeucommeunquinzetonnesquim’auraitfoncédessus.Unpeucommesijemetenaisauborddel’autoroute.Commesij’étaissouscetautopont,pasloindel’endroitoùonavaitretrouvélecorpsdemasœur.
—Tag,tum’entends?Merde,jecroisqu’ilfaitunecrised’épilepsie!
C’étaitMoïsequimeparlait.Maisilmesemblaitsiloin,siloin.Commesisavoixmeparvenaitdel’autreboutduchampoùMollyétaitenterrée.Del’autrecôtéduchamp,enpassantdevantleroutierquiveillaitvaguementsuruneadomorte.Legrondementdescamionscontinuait,uneflopéedecamions,unetornadedequinzetonnesvolantautourdemoi.
—Bordel,ilsemordlalangue!Refoutez-luiceprotège-dentsdanslabouche,putain!Tag!Allez,Tag,déconnepas!
Ladouleurdansmatêteétaitsoudainsiénorme.Pasmoyend’ouvrirlesyeux.Peut-êtrequec’étaitmoi qu’avais une balle dans le cerveau. Peut-être que l’assassin dema sœurm’avait descendu aussi.Non.C’étaitpaspossible:lemeurtrierdeMollyétaitmort.Jel’avaisbuté.Jel’avaistrouvéetbuté.EtleschiensavaienttrouvéMolly.
—MonsieurTaggert,sivousm’entendez,pouvez-vousessayerd’ouvrirlesyeux?J’essayais.J’essayaisbien,pourtant.Ladouleuravaitencorericochédansmatête:leclaquement
d’uncoupdefeurésonnantdufonddemamémoirepourseréverbérerdansmonprésent.Nan.C’étaitpasça.Yavaitpasdeballedansmatête.Yavaitunautreproblèmeavecmoncerveau.
Un jour,ma sœurMollym’avaitmis au défi demanger deux poignées de sable. Elle avait dit :«T’espascap’.»Alors,forcément,jel’avaisfait.Etc’étaitmêmepasdusablemouillé.C’étaitrâpeuxet coupant et si sec que c’était resté collé dansmagorge et que j’avais toussé du sable pendant troisjours. J’avais lamêmesensationdans labouche. Jepouvaispasavaleretma langueétaiténorme :uncorpsétrangerderrièremeslèvresdesséchées.J’avaislegosierenfeu.
Peut-êtrequej’étaisrevenusurlaplageavecMollyetcecielbleusansfin,justeinterrompuparunavionquivolaitàbassealtitude,unebannièrepourunecompagnied’assurancevoituredanssonsillage.Maislevrombissementetlalumièreneprovenaientpasducielclairau-dessusdelalongueplage.Etmagorgen’étaitpasrempliedesable.Aulieudebiplans,ilyavaituncercledelumièresvivesau-dessusdematêteetlevrombissements’étaitchangéenmachinesquibipaientetenvoixinquiètes.
—MonsieurTaggert?J’aicroassé:—Appelez-moiTag.—Tag,savez-vousoùvousêtes?—HôpitalpsychiatriquedeMontlake.Jesentaismêmel’odeurd’eaudeJavel.«MonsieurTaggert » ?Moïsem’appelait pas «monsieurTaggert ». Personne àMontlake
m’appelait « monsieur Taggert ». Même pas le docteur Andelin. Peut-être que j’étais pas àMontlake.Pourtantj’étaisdansunhôpital.J’enétaissûr.
—Vousvousêtesbattu,monsieurTaggert.Vousvoussouvenezdumatch?—J’aigagné?Àpeineunmurmure. J’avais levémesmainspourvoirmesphalanges.Si j’étais à l’hostoà
caused’uncombat,c’étaitsansdoutequej’avaispasgagné.Monpèreallaitêtredrôlementdéçu.
J’avais fermé les yeux pour me protéger de la lumière et des voix, essayant de me rappelercommentj’avaisperdu.
—Jesuisfierdetoi,David.Monpèrenem’avait jamaisdit ça. J’avaisonzeanset ilnem’avait jamaisditune seule fois
qu’ilétaitfierdemoi.Maisill’étaitmaintenant.—C’estvrai?Mavoixsebrisaittellementj’hallucinais.—Ouais.Parfois, fautêtreméchantdans laviepourse fairerespecter.Yapasdehonteàse
défendre.Cen’estpastrèsbienvuparlestempsquicourent.Lesgenspensentquec’estêtreunespritéclairéqued’afficher sa faiblesse.Cen’estpas vrai.Yaun tempspour lesmots etun tempspourl’action.
J’aihochélatête.J’aimaisbienlesmots.Maissebattre,quelpied!—Lesmotsportentbeaucoupmieuxsilapersonneàlaquelletuparlessaitquetuasdequoiles
appuyer,aucasoùilsneréussiraientpasàlaconvaincre.Combiendetempst’asessayéd’êtreamiaveccegarçon?
Monpèrem’ajetéuncoupd’œil,avantdereportersonattentionsurlaroute.—Longtemps.—C’estbiencequejepensais.—Jecroisquej’luiaicassélenez.J’aiessayédenepasparaîtreaussicontentquejel’étais.—Ouais.Yadeschances.Maismaintenantqu’ilsaitquetupeuxluicasserlenez,ilnevapas
êtreaussipressédechercherlabagarre,pasvrai?—Nan.Jemesuistuquelquesminutes.Avantderéussiràl’avouer.—Papa?—Ouais,fiston?—Çam’adrôlementplu.J’aimebienlabagarre,moi.J’veuxrecommencer.
— J’reveux un match. Ch’croyais avoir gagné. Ch’croyais l’avoir nettoyé, c’mec. La
cloch’avaitsonné.J’essayaisd’articuler,maisçasortaitenbouillieetj’étaispasbiensûrd’êtrecompréhensible.
C’étaitlafautedusabledansmabouche.Lesableetmalanguetoutegonflée.Putain,çafaisaitunmaldechien!
— Vous avez remporté le combat. Le match était fini. Mais vous avez fait une crised’épilepsie,monsieurTaggert.Ilfautquenousentrouvionslacause.
Etpuismesyeuxs’étaientferméssansquejeleuraieriendemandéettoutétaitdevenunoir.Plusnoirquelemondeavaitjamaisété.C’étaitlederniertrucquejemerappelais.Etvoilàmaintenantqueje
meretrouvaislà,quejemeretrouvaisàl’hosto:ledernierendroitoùjevoulaismeretrouver.Leseulendroitoùjem’étaisbienjurédenejamaisretourner.Et,cettefois,pasquestiondeprendrelatangente.Plusdefuitepossible.Alorsquoi?Jefaisaisquoi,moi,partantdelà?J’ensavaisrien.
J’sais-pas-quoi-faire. J’sais-pas-quoi-faire. J’sais-pas-quoi-faire… Ce bon vieux refrain quirecommençaitàtournerenboucle,commecesairsqu’onn’arrivepasàsesortirdelatête:çatourne,çatourne,maisçamènejamaisàrien.Alorsjeparlaisdanslemagnéto.Pourchanger.
Quelqu’unavaitamenémonpick-upàl’hôpital,avectoutesmesaffaires–undesmecsquibossaientpourCordova, sans doute. J’avais chopé une infirmière pourm’aider – j’étais vasouilleux, j’avais latrembloteetlatêtequitournait,maisj’arrivaisàmedébrouiller–etj’avaisplacélemagnétoàcôtédematête,surlelitcomplètementabaissé,pourpouvoirparlerdedanssansavoirbesoindeletenirdevantmabouche. Ilsn’allaientsansdoutepasmegarder icibeaucoupplus longtemps.Onallait rentrerdansl’Utahdansunjouroudeux.Axelconduiraitmonpick-up.Quandj’avaisditquejemesentaisenétatdelefaire,Milliem’avaitarrêtétoutdesuiteetl’infirmièreavaitdoucementrigolé.
Jen’avaisjamaisétéseulavecMillie.Pasuneseulefois.Elleétaittoujoursrestéeprèsdemoi,lamainsurmonbras.Ellenem’avaitpas lâchéuneseconde.Maisonn’avait jamaiseuunmomentpournousdeux.JenevoulaispasmeretaperunescènecommeavecMoïseetjenesavaispasquoiluidire.Cettefoutuecrised’épilepsiem’avaitlessivéetçamefaisaitcarrémentdubiendedormir.Quandj’étaisréveillé et qu’elle était là, je ne faisais que la regarder en silence, cramponné à samain. J’essayaisd’imaginer ce qu’elle pouvait penser. Ce qu’elle ressentait. Je croyais le savoir et la douleur que jedevinaismedonnaitjusteenviederedormir.J’avaisbienessayédeluidirecombienjeregrettais.Elleavait justehochélatêteenrépétant:«Jesais,mongrand,jesais»,maissesyeuxs’étaientemplisdelarmesetelleavaitposésonfrontcontremontorsepourlescacher.J’avaiscaressésescheveuxjusqu’àcequelesommeilm’engloutisse.
Lesgars–Axel,Cory,Mikey,PauloetAndy–allaientetvenaient.IlsrefusaientderentreràSaltLakesansmoi.J’avaiscommel’impressionqu’ilsmontaientlagardeàtourderôle.Commesi j’allaisleur refilerentre lesdoigts.Aucundenousneparlaitde la raisonpour laquelle jeme trouvais là.Ontournaitautourdusujetsurlapointedespiedscommeautourd’unéléphantquirisquaitdenouspiétinersionleréveillait.Donc,pourlemoment,onprétendaittousquec’étaitàcausedumatchquej’avaisatterriici.Unmatchque j’avais remportéhaut lamain.Plutôtglorieuxcommesortie,quandmême,non?Dequoilargementalimenternosconversations.
Moïse n’était pas revenu. Moïse ne savait pas faire semblant. Il accompagnait Millie et Henryjusqu’àlaporteetrevenaitleschercherquandHenrycommençaitàs’agiteretqu’ilfallaitlerameneràl’hôtel.JevoyaisbienqueMillieavaitenviederester.Maissesdevoirsdegrandesœurl’appelaientetellepartaitsansprotester,avecunedernièrepressiondelamainsurmonbras,avantdeglisser lesiensousceluid’Henry.Etriendecedontilauraitfalludiscutern’étaitabordé.
Ilsefaisait tard.Lesgarsavaientfiniparregagnerleurhôtelpourlanuit,aprèsavoirfait toutuncinémaendéchirant théâtralement lespapiersquemonnotaire leuravaitenvoyés,clamantque lasalle
m’appartenaitetqu’ilsnesigneraient riendu tout. Ilsétaientsortis,mais j’étaisàpeuprèscertainquel’und’euxresteraitpourveilleràcôtédelaportedemachambre.
J’étaisenfinseul,en traindeparleràunmagnétophonequidevaitêtre largementaussivieuxquemoi,àracontermonhistoire,enespérantréussiràtrouverunechutequinebouleverseraitpaslaviedeceuxquej’aimais.
L
21.
elendemainmatin,Henryaétémonpremiervisiteur.J’aifaillinepaslereconnaître.Iln’avaitplusunseulcheveu,commemoi.Seulel’ombred’unerepoussenaissantelaissaitdevinerqu’ilétaitroux.—Henry!C’estbientoi,mongars?—C’estmoi,a-t-ilmurmuréenacquiesçantdelatête.Ilsemblaitperturbé.MillieetMoïsedevaient luiavoirexpliquéquelquespetiteschoses.J’aurais
préféréqu’ilsneluidisentrien.Maisc’étaitinévitable,j’imagine.Ilsauraientquandmêmepuluilaissercroirequej’étaislààcausedumatch,non?Jenevoulaispasqu’ilsebilepourlereste.
—OùestMillie?J’essayaisdecomblerlesilencequiseprolongeait.—Autéléphone,danslehall.—EtMoïse?—Ilestpartinouschercherunpetitdéjeuneràlacafétéria.J’ai hoché la tête, rassuré.Moïse prenait soin d’eux.Parfait.Andy,Cory,Axel etMikey avaient
veillésureuxaussi,maisilsétaientenroutepourSaltLake,àl’heurequ’ilétait.—Qu’est-cequet’asfaitàtescheveux,Henry?J’essayaisdelerelancer,vuqu’ils’étaitarrêtéaupieddemonlitetrestaitplantélà.Il s’est frotté le crâne à deux mains, manifestement stressé. Il était si changé sans toute cette
tignasse!Pourlapremièrefois,jevoyaisvraimentlaressemblanceavecMillie.Danslesyeuxsurtout.Siellen’avaitpasétéaveugle,Millieauraiteuexactementlesyeuxdesonfrère.N’empêche,laforme,la
couleurtrèspâleetlesépaiscilsnoirsétaientlesmêmes.Etlesyeuxd’Henrydébordaientdequestions,pourlemoment.
Ils’estbrusquementassisauboutdemonlit.Quandilarelevélatêteversmoi,ilavaitleregardperduetseslèvrestremblaient.
—BrianPiccolojouaitdansl’équipedesChicagoBears.Jel’aidévisagé,perplexe.J’aicogitéunebonneminute.Etpuisj’aicompris.—Ouais,c’estça.BrianPiccoloétaiteffectivementunjoueurdefootballaméricain.EtBrianPiccoloétaitmortd’un
cancer à l’âge de vingt-six ans.Mon âge. J’avais fait regarderLaBallade de Ryan àMoïse. Pas leremake.Brian’sSong : lapremièreversion.J’avaischialépendant tout le film.Je l’avaisdéjàvuunedizainedefois,pourtant.Toutlemoissuivant,j’avaisappeléMoïseBillyDee.C’étaitplusmarrantquede l’appeler Gale – d’après Gale Sayers, le meilleur ami de Piccolo. Moïse n’avait pas vraimentapprécié.N’empêche, l’alchimieentreJamesCaanetBillyDeeWilliams, lesdeuxacteursprincipaux,c’étaitpileMoïseetmoi.C’étaitsansdoutemafaçonhenryesquedeluifairecomprendrequejel’aimaissansleluidire.Apparemment,Henryavaitfaitlerapprochement,luiaussi.JeluifaisaispenseràBrianPiccolo.J’étaishonoré.Etterrifié.
—C’estpourmoiquetut’esrasélatête,Henry?Ilaunenouvellefoisacquiescéensefrottantnerveusementlecrâne.—Moïsem’aemmenéchezlecoiffeur.—Ilafaitça,hein?(J’aieuunepenséepourmonamietunpincementaucœur.)Plutôtcoolcomme
effet,non?Henryarecommencéàopinerdubonnet.— Shaquille O’Neal, Michael Jordan, Brian Urlacher, Matt Hasselbeck, Mark Messier, Andre
Agassi…J’ai préféré couper court à cette récitation frénétique de tout ce que lemonde du sport comptait
d’athlètesaucrânerasé.—Onestjumeauxmaintenant,toietmoi.—Jesais,m’a-t-ilrépondu.Jeveuxteressembler.Moncœurs’estserrédeplusbelle.Henryétaitvraimentcraquant,parmoments.—Jepeuxtoucher?Jevoulaisjusteréussiràlefaireapprocher.J’avaisbesoindeletenirdansmesbrasdeuxsecondes.Ils’estlevépours’avancerjusqu’àmoi.Jeluiaiattrapélamainpourl’inciteràserapprocherun
peuplus.Ilafinipars’asseoiràcôtédemoi,têtebaissée,lesyeuxauplancher.J’ai posémamaingauche sur son crâne et j’ai commencé à décrire des cercles, tout doucement.
J’essayais de le réconforter. Mais je savais que je ne pouvais rien faire pour le rassurer. Et ça mebouffait.
C’est alors qu’avec un brusque sanglot, il s’est effondré sur ma poitrine. Je l’ai enlacé et j’aicontinué à le câliner. Il a pleuré troisminutes, trempantma chemise d’hôpital, se cramponnant àmoi
commes’ilavaitpeurdeperdrepied.Etpuisilarecommencéàparler.—David«Tag»…Taggert,pré…prétendantautitredansla…catégoriemi…mi-lourds.Vingt…
victoires,deuxdé…défaitesetdouzeK.O.à…àsonactif.Avecseshoquets,sesmotsàmoitiémangés,savoixétoufféecontremachemise,onauraitditun
speaker qui aurait un peu forcé sur la bouteille avant d’annoncer le prochainmatch. J’ai quandmêmeremarquéqu’ilavaitajoutémesrécentesvictoiresàmabio.
—Pasmal,hein?—Tutebats!s’est-ilalorsécrié.—Ouais.—Tuaimestebattre,a-t-ilinsisté.—Çac’estsûr.—Tuesunbattant!Savoixétaitmontéedanslesaigus.C’estcommeçaquej’aicompriscequ’ilessayaitdemedire.—C’estpaslemêmegenredecombat,Henry.Jeluicaressaistoujourslatêtepouressayerdelecalmer.—C’estpareil.—Nan.C’estpaspareildutout.—Tutebats!—Henry…—Millie,ellesebat!m’a-t-ilcoupéd’unairbuté.—Ça,yapasàdire.ChaquejourqueDieufait.—Mikey,ilsebat.Ilarelevélatête,s’écartantdemoi.Incapabledeparler,j’aiapprouvéensilence.—Moïse,ilsebat.Magorges’estencorecontractée.—EtHenry,ilsebat?Cettefois,c’étaitplusunequestionqu’uneaffirmation.J’aimurmuré:—Oui,Henry,toiaussi.—Monpère,ils’estpasbattu.Ilasoudainplantésesyeuxdans lesmiens.Lasuppliquequ’ony lisaitvenait tellementducœur,
elleétaitsiobstinée,sidébordanted’amourquejen’aipaspurépondre.Lep’titcon,ilmetuait.—TagTaggertestlemeilleurlutteurdel’univers,a-t-ilimploré.Lemeilleurlutteurdel’univers.Commentj’avaispuunjourpenserqu’Henryn’étaitpasdouépourcommuniquer?
—Fautquetut’arrêtes,Mo.J’avaisdéjàlamainsurlapoignée.J’étaisassisàl’arrièreavecMillie,etHenryétaitàl’avantavecMoïse.Onétaitsurlechemindu
retouret le trajetn’auraitpaspuêtrepluspénible,mêmesionm’avait ficelé sur le toitcommeTanteEdnadansBonjourlesvacances.J’étaiscoincé.Jenepouvaisplusfiler.J’étaissoustraitementcontrel’épilepsieetonm’avaitinforméqu’ilétaitillégaldeconduireunvéhiculemotorisépendanttroismoisaprèsavoirétévictimed’unecrised’épilepsiedansl’Étatdel’Utah.CertainsÉtats,commeleColorado,t’interdisaient même de conduire à vie. Légaliser l’herbe mais ne pas laisser quelqu’un comme moireconduire,franchementc’étaitn’importequoi!
LeregarddeMoïseacroisélemiendanslerétro.Depuisnotrehouleuseconversationàl’hôpital,ilm’avaitàpeineadressélaparole.Ilselimitaitàdesmonosyllabesetgrognementsd’oursmalléché.Sacolèreetsafrustrationrivalisaientaveclesmiennes.
—GARE-TOI!C’étaitçaoujevomissaismestripessursabanquettearrière.Ilapilédansungrincementdefreins,
provoquantunegicléedegraviersquandsespneussesontécraséssurlebas-côté.J’aiouvertlaportièrepourmeruerdehors.Letempsdefaireunpasetjedégueulaissursonpneu
arrièredroit.Ha, ilallaitêtrecontent,Moïse!J’auraisdûprévoir lecoup.Lesantalgiquesmefilaienttoujourslagerbe.J’engrelottaisencore.Affalécontreleflancdu4X4,j’avaislatêtequitournait.Jemesentaisfaiblard.Etçamegonflait.J’étaisunbadass,bordel!J’avaisbossédurpourledevenir.J’étaisun coriace, un balèze, et voilà que j’en étais réduit à chanceler et à me raccrocher à tout ce que jetrouvais pour empêcher lemonde de tanguer, en priant qu’il se tienne tranquille deux secondes, assezlongtempspourquejenemevautrepaslamentablement.
OnsetrouvaitaunorddeCedarCity,ausuddeBeaver,unbledquin’offraitqu’unespaceinfinietdésert à contempler. Des champs piquetés de fleurs mauves s’étendaient de chaque côté de la route,paisibles, sur lesquels les montagnes semblaient veiller tels des parents bienveillants. Tout était sitranquille, paraissait si… bénin – comme les grosseurs qui n’étaient pas des tumeurs, n’est-ce pas ?Fumisterie.Quellevastefumisterie,toutça!
—Tuasbesoindefairepipi,Tag?m’alancéHenrydel’intérieurdu4X4.Est-cequ’ilabesoindefairepipi,Amélie?Est-cequejepeuxfairepipiaussi?
Millieestdescenduedevoitureavantdelongerlevéhiculeàtâtons,unemaintendue,jusqu’àcequesesdoigtsviennentfrôlermondos.J’aientenduHenrydemanderàMoïses’ilpouvaitdescendreetMoïseluidired’attendreuneminute.Jel’aibéni.J’adoraisHenry,maisjen’avaispasbesoindetémoins.LefaitqueMillienepuissepasmevoiravaitquelquechosederassurant.Elleétaitrassurante.
Sansunmot,ellem’atenduunebouteilled’eauquej’aiacceptéeavecgratitude.Jemesuisrincélaboucheetj’airecrachéplusieursfoisdesuite.Jemesentaisunpeumoinsmal,déjà.J’airespiréàpetitscoupsprudents,emplissantmespoumonspourvoirsilanauséeétaitpassée.
—Çavamieux?m’a-t-elledemandéavecdouceur.—Ouais.—Tupeuxt’appuyersurmoi,tusais,posertatêtesurmesgenoux.Larouteteparaîtramoinslongue
situdors.Je m’étais tenu bien droit pendant les premières heures du trajet, gardant soigneusement mes
distances.Ellenem’avaitpastouchéetjen’avaispasfaitlepremierpas.Onavaittantdechosesàsedire et, jusqu’à présent, on n’avait pas eu la moindre occasion de se parler vraiment. Culpabilité,confusionetchagrinbataillaient fermedansma tête.Surtoutcesderniers jours. J’avaismisunplanaupoint–unplanpourri, jesais,unplandemerde,maisunplanquandmême. Ilavaitvoléenéclatset,maintenant,j’étaislargué:jenesavaisplusoùj’allais.
Jemesuissoudainrenducomptequej’avaisditcesderniersmotstouthaut.JemesuistournéversMillie pour voir sa réaction. Son visage était si près que je n’aurais eu qu’à me pencher pourl’embrasser.Onn’avaitpasétéaussiprochesdepuiscettenuitavantmacraniotomie.Lanuitoùonavaitfaitl’amour.Quelsalaud!J’avaisfaitl’amouravecMillieet,lelendemain,jem’étaistiré.J’aisentilecoupdepoignarddelaculpabilité.Culpabilité,remordsetdésirmêlés.Etj’aiétéreprisdenausée.
J’airépété:«Jenesaispasoùjevais»enmedétournantetenpriantintérieurementpourquemonventrearrêtedefairedesvaguesetmatêtedejouerauManègeenchanté.
—Moi non plus,m’a fait remarquerMillie à voix basse.Mais ce n’est pas ça quim’empêched’avancer.
Jenepouvaispasluirépondre.J’avaisdéjàdumalàrespireretàmeretenirdevomirenattendantquemonestomacveuillebiensestabiliser.OnafiniparremonterdanslavoitureetHenryapusortiràsontour.Dèsqu’ilarembarqué,onareprislaroute.
Millieatendulamainpourchercherlamienne.Quandellel’atrouvée,ellem’aattiréàelle.J’étaisquandmêmecostaudetjepesaismonpoids,maiselleaposématêtesursesgenouxettirémonmanteausurmes épaules. Jeme suis enfoncé lespoingsdans lesyeux commeunmômequi veut empêcher seslarmesdecouler.Jesuisrestécommeçajusqu’àcequejem’endormesouslescaressesdeMillie,bercéparlesmotstendresdeMillie,lepardondeMillie.Unpardonquejeneméritaispas,pourtant.
(Findelacassette)
MOÏSE
Je ne savais pas trop quoi faire de mes passagers. Je n’osais pas les ramener à Salt Lake.L’appartementdeTagetceluidudessusétaientenvente–ilavaitdéjàunacheteursurlesrangsavantdepartirpourVegas.Sanscompterqu’ilnevaudraitmieuxpaslelaisserseul.Iln’allaitpastrèsbienetjememéfiais.Ilseraitparfaitementcapabledefaireuntrucidiot.Pourchanger.JepourraisraccompagnerMillieetHenrychezeux,àSaltLake,etfaire leforcingpourqueTagvienneavecmoiàLevan.MaisMillienevoudrait jamais. Jemedoutaisqu’elleetTagn’avaientpaspus’expliquer.Et ilsenavaientbesoin.Tagdevaitréparerlemalqu’ilavaitfait.Sic’étaitpossible,dumoins.Jelesaibienvus,danslerétro.TagquibaissaitenfinsagardeetlaissaitMillielecajolerpendantladernièrepartiedutrajet.Ellelui pardonnerait, si cen’était déjà fait.Mais ceque j’ignorais, c’était s’il la laisserait faire.Ah,quelsacrémerdier,cettehistoire.Toutel’histoire.J’airessentiunenouvelleboufféed’anxiété.Jenesavaispasquoifaire.Mêmepasledébutd’unquartdetiersd’idée.
Tagavaitrendez-vousavecsononcologueàSaltLakedansunesemaine.JeluiavaisfaitappelerledocteurShumwayenmaprésenceet j’avaisexigéqu’il lemettesurhaut-parleur.LedocteurShumwayavait été briefé par l’équipemédicale de Vegas. Il était déjà au courant du combat, de l’hémorragiecérébrale et de la tuméfaction qui avaient provoqué la crise d’épilepsie. Il connaissait l’état de santéactueldeTag–étonnammentbon,étantdonnélescirconstances.Apparemment,aprèsunecraniotomie,onattend, en général, minimum un mois pour laisser au patient le temps de s’en remettre avant del’embarquer dans un protocole de traitement – autrement dit, des rayons et de la chimio. L’opérationdataitdetroissemaines.Donclapremièrephasedetraitementn’avaitpasétéretardéeparladécisiondeTagdesetirersansprévenir.MaisledocteurShumwayl’avaitinforméqu’ilétaitpeuprobable,avecle« récent traumatisme » qu’il avait subi (le docteur Shumway était très diplomate) que son traitementcontrelecancerpuissecommencerlasemaineprochaine.Ilallaitfalloirattendreuneguérisoncomplète.
Rien que d’entendre parler de délai, çam’avait remis en rogne direct. Je voulais que cemauditcancersefassepilonner,moi.Là,toutdesuite.Jenevoulaispasattendrepluslongtemps.Tagn’avaitpasl’airplusperturbéqueçaparledélai,lui.Ilétaitjustesoumis.Éteint.Paumé.Ilnesavaitplustropoùil
enétait.IlregardaitMillieavectantdedésiretderegretquec’étaitdifficiledeluienvouloir–pourtantj’avaisencoredelaressource,àceniveau-là.
J’aifiniparleurannoncerfrancoqu’ilsallaienttousveniràlamaisonavecmoi.—Aumoinspourquelquesjours.C’était la seule solution que j’avais pu trouver. On approchait de la bretelle Levan/Mills – une
sortie qui comptait quelques véhicules abandonnés, plusieurs vaches errantes et une retenue d’eauartificielle qui faisait peine à voir. L’autoroute zappait carrément Levan et cette unique sortie, déjà àplusieurskilomètresdupatelin,étaitleseulaccèssionnevoulaitpasêtreobligéderevenirenarrièreenpartantdeNephi.C’estmarrant,Levann’étaitqu’untoutpetitpointsur lacarte,ungraindepoussière,maiscommeGeorgieetKathleenétaientlà-bas,toutàcoupcetroupauméquej’avaistellementdétestémemanquaitcommejamais.
J’ai croisé le regard de Tag dans le rétro et il n’a pas détourné les yeux. Il s’était redressé,abandonnantlesgenouxdeMilliepoursecalercontreledossier.
—Vousveneztousàlamaison.J’avaisrépétéçad’untoncatégorique.Ils’esttournéversMillie,sansdoutepourlaconsulter,maisellehochaitdéjàlatête.Elleajustedit:«OK»,toutsimplement,etj’airecommencéàrespirer–jenem’étaismêmepas
renducomptequejeretenaismonsouffle.Henryaétéleseulàaccueillirlanouvelleaveclesourire.—Voussavezquelepoidsmoyend’unjockeyoscilleentrequarante-septetcinquante-cinqkilos?
(Apparemment,ilavaithâtederemonter.)Maisunjockeydoitêtrefort,a-t-ilajouté,parcequ’unchevaldecoursepèseenmoyennequatrecentcinquantekilosetcourtàsoixante-quatrekilomètresàl’heure.
J’aiappuyésurl’accélérateur,piedauplancher,filantverslamaisonetlaissantlechevaldecoursemoyendansleschoux.
J
22.
’aipassélestroispremiersjourschezMoïseetGeorgie,terrédansmachambre.Georgiem’apportaitdes repas auxquels je ne touchais pas et je dormais à longueur de temps – enfin, autant que je le
pouvais.Etpuislequatrièmejour,j’aicommencéàavoirdesfourmisdanslesjambes.J’avaisretrouvéla forme.Trop, presque : j’étais sur les nerfs. Je ne pouvais pas rester planqué dans cette piaule au-dessusde l’atelierdeMoïse indéfiniment.Mêmesi jenedemandaisqueça. Ilsavaient installéHenrydanslachambredeKathleen–lebébédormaitencoredanssonberceau,àcôtédesesparents–etMilliedanslachambred’amis,aurez-de-chaussée.C’étaitunegrandemaison,unebellemaison,etj’aimaislesgensquil’habitaient.Maisj’avaistoutfaitpourleséviter.
Cematin-là,Moïseadébarquédansmachambre,aupasdecharge,avecletableauqu’ilavaitfaitdeDavidetGoliathetill’aposésurunchevaletenfacedemonlit.Etpuisilajetéuneénormebiblesurmacouverture.Ilmel’ajustebalancéesurlesgenouxetl’aouvertesurunpassagedontilavaitencadréunepartieaucrayonrouge.
—Davidtuelesgéants.LesgéantsnetuentpasDavid,a-t-ilaboyé,enfrappantlelivreduplatdelamain.Lisça.
Etilestreparticommeilétaitvenu.J’aisoulevélepavé.J’aimaisbiencepoidsdansmamain,ladouceurdespagessousmesdoigts.La
couvertureencuirétaitincrustéedelettresd’or:«KathleenWright»,l’arrière-grand-mèredeMoïse–qu’ilavaittoujoursappelée«grand-mère»etdontilavaitdonnélenomàsafille.Vul’étatdubouquin,elledevaitleconsidérercommeunfidèlecompagnon.Çam’étonnaitqueMoïsel’aitlu.C’étaitpourtantlecas,manifestement.Assez,dumoins,pourtrouverlepassagequ’ilvoulaitmemontrer.Jesuisretournéàlapageenquestionetj’ailulesversetsencadrés.
AussitôtqueGoliathsemitenmouvementpourmarcherau-devantdeDavid,DavidcourutsurlechampdebatailleàlarencontredeGoliath.Ilmitlamaindanssagibecière,ypritunepierre,etlalançaavecsafronde;ilfrappaGoliathaufront,etlapierres’enfonçadanslefrontdeGoliath,quitombafacecontreterre.Ainsi,avecunefrondeetunepierre,DavidfutplusfortqueGoliath;illeterrassaetluiôtalavie.Maisiln’yavaitpasd’épéedanslamaindeDavid.Alors,Davidcourut,s’arrêtaprèsdeGoliath,sesaisitdesa lamequ’il tiradu fourreauet luicoupalatêteavecsapropreépée1.
Moïse avait souligné le passageoùDavid se ruait au-devant deGoliath pour l’affronter.Unbonpetit soldat, ceDavid.Apparemment, leDavidde laBible aimait la baston, lui aussi. J’ai refermé lebouquinavecunsoupir.Ilnem’inspiraitpasdesmasses.JesavaiscequevoulaitMoïse.Maisaufond,jen’étaispasconvaincuetj’auraisbienaiméqu’ilécoutecequej’avaisàdirelà-dessus.Moïse«voyait»et,pourlui,toutpassaitparlavue.Maisilsavaitécouter.Parfois.Quandilvoulait.
J’entendaisGeorgieetHenryparlafenêtre.MachambredonnaitsurleronddelongeoùGeorgiefaisaittournerSackettaupas,Henry, ravi,perchésursondos.Legaminbavardaitgaiement,commesiparlerétait toutà faitnaturelchez lui.Yavaitpasàdire,Georgieétait sacrément forte.C’étaitquandmême dingue qu’Henry soit là, qu’il puisse profiter de mon amitié avecMoïse et Georgie : un petitmiracle,quandj’ypensais.Aumoinsquelquechosedebienauquelmeraccrocher.Fallaitcroirequejen’avaispastoutfoiré.Iln’yavaitpasquedumauvaisdanscettehistoire,toutcomptefait.
Justebeaucoupplusdemauvaisquedebon.Àcommencerparcequejesentais:jepuais.J’avaisdésespérémentbesoind’unedouche.Enplusd’unlit,Moïseavaitinstalléunénormeévieretdestoilettesau-dessus de son atelier.Mais pas de douche. J’allais donc devoir affronter toute lamaisonnée, si jevoulaismedoucher.Etçaurgeait.
Jemesuisfaufilédanslabaraqueparlaportedugarageetjemesuisarrêtépourtendrel’oreille.J’entendaisbienquelqu’unenhaut–Moïse, rienqu’aubruitdepas–,maisapparemment,personneenbas.La grande salle de bains du rez-de-chaussée communiquait avec la chambre dans laquelleMilliedormait.LelitétaitfaitaucarréetpasdeMillieenvue.J’airecommencéàrespirer.Jemesuisglissédanslasalledebains,j’aipousséleloquetetjemesuisruésousladouche.
Quand je suis ressorti, Millie m’attendait. Elle était bien sagement assise sur le lit, les mainscroiséessurlesgenoux,etellem’attendait,c’esttout.
—Tusensbon,David,m’a-t-ellelancéavecunsourire.Enrepensantàcequecesmots-làévoquaient, j’aieuunpetitpincementaucœur.Ellea tendu le
brasversmoi,commeellel’avaitfaitlesoirdenotrepremièrerencontre,commesiellevoulaitquejeluiserrelamain.
—Bonjour,jem’appelleAmélie.Etjesuisnon-voyante.Jenepouvaispasluirefuserça.Alors,jemesuisapproché,j’aiprislamainqu’ellemetendaitet
j’airécitémaréplique:—Bonjour,Amélie.Moi,c’estDavid.Etjesuispré-voyant.
Jeneluiaipaslâchélamainetellenel’apasretirée.J’aicaressédupoucesapeaudesoie,lesyeuxrivésànosdeuxmainsjointes.Dieuquejel’aimais!J’avaisenviedemeprécipiterverslaporte,delafermeràclef,derenverserMilliesurlelitetdemelaisseraller.Justepourunmoment.J’encrevaisd’envie.
—Maintenantqu’ons’estre-présentés,peut-êtrequetuvasbienvouloirmeparler,m’a-t-ellealorsgentimentproposé.
—J’aipasenviedeparler,Millie.Elle a penché la tête sur le côté. Elle avait perçu l’ardeur dema voix. La petitemusique.Cette
putaindepetitemusiquequivibraittoujoursentrenous,cetairquitournaitenboucle.Elles’estlevéelentement.Elleétaitsiprèsquesoncorpsafrôlélemien.J’aisentisonsouffledans
moncou,unpetitéchodecettemélodiequejenepouvaispasmesortirdelatête.Niducœur.J’aiposélamainsursonvisage.Jeluiailégèrementsoulevélementonjusqu’àcequeseslèvressoientsouslesmiennes. Et puis je l’ai embrassée. Avec une telle délicatesse. Une telle douceur. En m’efforçantdésespérément de ne pas changer lamélodie en symphonie, la petitemusique en un arrangement pourorchestreavecgrossecaisseetclaquementsdecymbalesàlaclef.
Ellearéponduàmonbaiser.Sansaccélérerletempo.Noslèvress’effleuraient,s’épousaientetseséparaient. Pour mieux se rapprocher et recommencer depuis le début. Quand je me suis fait pluspressant,écartantseslèvrespourgoûteràladouceursucréedesabouche,c’esttoutjustesijen’aipasgémi,vaincu.Etpuisons’estretrouvéssurlelit,mesmainssurseshanches,lessiennesempoignantmontee-shirt,etlapetitemusiquedenotrebaisers’estemballéeenunrugissantcrescendo,certesinévitable,maistropprécoce.
Etc’estàcemoment-làqu’ellem’arepoussé.—David,stop!a-t-ellemurmuré,sabouchecherchantlamiennealorsmêmequ’ellemedemandait
d’arrêter.J’aiappuyémonfrontcontrelesienpourmeréfréner–etretenuunjuronquandmacicatrice,encore
sensible,s’estrappeléeàmonbonsouvenir.Milliem’aalorsprislatêteàdeuxmains.Etpuiselleafaitcourirsesdoigtssurmonvisage,commesielleessayaitdeliremonexpression.
—Onn’estpasobligésdeparler,mais tunepeuxpasm’embrassercommeçaetmequittersansprévenir.Pascettefois.Tunepeuxpasmefaireça,David.
Sa voix avait quelque chose de tranchant : un poignard dans un fourreau de velours. Elle neplaisantaitpas.
—Jesuispasbiensûrqueçadépendedemoi,lefaitquejetequitteoupas.J’aisoupiréenroulantsurledospourregarderfixementleplafond.—Cen’estcequej’aivouludire,mongrand.Ettulesaistrèsbien.Elle s’est redressée, a replié ses jambes sous elle.Elle gardait unemainposée surmonbras en
permanence,commeellelefaisaittoujoursquandonétaitproches–lecontactétaitessentiel,pourelle.Ouais,jesavaiscequ’ellevoulaitdire.Jem’étaisbarré.Volatilisé.Etellemedemandaitsij’avais
l’intentionderecommencer.
J’aichuchoté:—Onsurvitpasàcequej’ai.C’estcommeça.Elleatoutdesuitesecouélatête.Ellerefusaitl’évidence.Sonentêtementm’aénervé.Alors,jen’ai
pasprisdegants:—Çateparaîtpeut-êtreromantique,Millie,det’occuperdemoi.Maisc’esttoutsaufromantique.
Ceseramocheetçaferamal.Etjeseraipluslemecdonttuestombéeamoureuse.Jeseraijusteunmecquiessaiedepascreveretquicrèvequandmême.
Elle s’est raidie et sa main s’est crispée sur mon tee-shirt. Tant mieux. Ça voulait dire qu’elleécoutait.
—J’vaisdeveniruneloque.J’vaissansdouteêtremauvaiscommeuneteigneettuvastedemanderce que tu fous avecmoi. J’vais perdremes tablettes de chocolat. Pour toi, c’est bien les reliefs quicomptent,non?J’aidéjàperdumescheveux.J’vaisperdremesforces.Jepourraiplusêtrelàpourtoi,Millie.NipourHenry.Etpuis,unefoisquet’aurasbientoutsacrifiépourmoi,unefoisquet’aurasétéobligéedesupportercetenfer,jemourrai!Jemourraiquandmême,Millie,ettuteretrouverassansrien.PlusdeDavid,plusdeTag.Ilteresteramêmepasmachanson.Justedestonnesdechagrinàtraîner.Ett’enpourrasplusdetoutecettepeine,crois-moi.
J’avaisdéfendumacauseavecferveur,maisMillienes’estpaslaisséimpressionner.—Certainespersonnesméritentqu’onsouffrepourelles.Jesuisforte.J’aieudel’entraînement,tu
sais.Aulieudemeplaindreparcequej’aieumapartd’épreuves,tudevraist’estimerheureuxdelaforcequeçam’adonnée.Et,maintenant,jenousainous.Jet’aitoi.Nem’enlèvepasça,David.
—Jeveuxpasquetupasseslesderniersjoursquinousrestentavecunlégume.Jeveuxpasquetumenourrissescommeunbébéetquetumetienneslamain!Jeveuxpasoubliertonnom.Jeveuxpasquetumevoiesmorfler!
—Ah,mais jene teverraipas !De l’avantaged’êtreaveugle,m’a-t-elle rétorquédu tacau tac,avecdesfrémissementsdecolèredanslavoix.Jeneteverraipasmorflerdutout,n’est-cepas?
J’aipousséun juronet jeme suis levéd’unbond, l’obligeant àme lâcher. Jenevoulaispasmeprendre la tête avec elle. J’ai foncé vers la porte. Je comprenais, maintenant, pourquoi Millie avaittoujoursbesoindemarcherpartoutoùelleallait.Mieuxvalaitmarcherqued’êtreprisaupiège.Etj’étaispiégé.
—Quandvas-tuenfintedécideràcroirequetuméritesd’êtreaimé?Savoixavaitretentiderrièremoi,claireetmaîtrisée,mêmesicettecolèrequ’ellepeinaitàcontenir
lafaisaitbutersurlesmots.Jemesuisarrêténetetjemesuisretournéverselle.Elleessayaitdemesuivre.Et,sijesortaisde
lamaison,j’étaisprêtàparierqu’elleprendraitsacanneetquejemeretrouveraisobligédejouerunepartiedecolin-maillardàtraverslesruesdeLevanpournepasqu’elleseperde.Jevoulais…Ilfallaitqu’ellemelaissepartir.Or,ellen’enavaitaucuneintention,c’étaitclair.
—Millie…
—Non!s’est-elleécriée.Tucroisquetuneméritespasd’êtreaimésitun’espasTag,situn’espasce«mecsexy»!(Elleadessinédesguillemetsenl’airduboutdesdoigts.Ellesefoutaitdemoienmerappelantcetteconversationqu’onavaiteuequandelleavaitjouémesaccordsàlaguitare.)Tucroisquetuneméritespasd’êtreaimé,situesmalade.Tucroisquetuneméritespasd’êtreaimé,situn’espasl’hommefortdelasituationcentpourcentdutemps!Situnepeuxpasveillersurmoivingt-quatreheuressurvingt-quatre,septjourssursept,tunepeuxpasmériterd’êtreaimé,voilàcequetutedis.
—C’estpasça!Jesecouaislatête,nianttoutenbloc.—C’estexactementça,bonsang!s’est-elleénervéeentapantdupied.Elleafaitunpasvers lacoiffeusesur laquelleelleavaitméthodiquementdisposésesaffaireset,
dansunaccèsdecolèrequineluiressemblaitfranchementpas,elleatoutflanquéparterre:sesarticlesdetoilette,sonsèche-cheveux,unepiledelingepropresoigneusementplié…Toutabasculépar-dessusbordetelleacontinuéàpoussercequiluitombaitsouslamain.Commesiellemerepoussait.
—Millie,arrêteça,bordel!Tuvasfinirpartefairemal,moncœur!—NON!a-t-ellehurlé.Cen’estpasmoi,leproblème!Sijeveuxtoutenvoyerbalader,jenevais
pasmegêner.Jenesuispasuneinvalide.Jenesuispasuneprincesse.Jesuisunefemmeadulte.Etj’aile droit de piquer une crise si j’en ai envie ! (Elle m’a pointé du doigt, l’agitant en signed’avertissement.)Etnet’avisepasdevenirrangerderrièremoi!
Jenesavaispasquoidire.Alorsjen’airiendit.Jel’aijusteregardéepéteruncâble.Àcausedemoi.
—Tu sais que, quand j’ai perdu la vue, pendant longtemps jeme suis sentie coupable ? Jemesentaiscoupabledelapeinequejefaisaisàmesparents.Etpuismonpèreestparti.Etmaculpabilitéaétédécuplée.Jemesuissentiecoupablequandmamèreadûbouleversersaviepourl’organiserautourdemacécité.Henryétaitpetitetilavaitsespropresproblèmes.Etj’aggravaisencorelasituation!Touts’effondraitetc’étaitmafaute.C’estcequejemesuisrépétéenbouclependanttrès,trèslongtemps.
Je savais exactement l’effet que ça faisait, la culpabilité. Ellem’avait rongé quandMolly avaitdisparu.Jusqu’àlamoelle.Etellemebouffaitencoremaintenant.MaisMillien’avaitpasbesoindemontémoignage.Ellefrémissaitdecolèreetj’avaisplutôtintérêtàmetaire.
—Jenesaispastrèsbienquandleschosesontcommencéàchanger.Peut-êtreaveclagym.Peut-êtreaveclamusiqueetladanse.Peut-êtrequec’estquandmamèreesttombéemaladeetquequelqu’uns’estmisàdépendredemoi,pourunefois.Et j’airéussiàmedébrouiller,David.J’airéussi!J’étaisforte.Et jeméritais d’être aimée. Je l’avais toujours été ! Seulement, je nem’en rendais pas compte.(Elles’estfrappélapoitrinedupouceavecinsistance.)Jemérited’êtreaimée,a-t-ellerépété.Jemérited’êtreaimée.Tellequejesuis.Avecmesyeuxd’aveugleettoutlereste.
Laboulequej’avaisdanslagorgeétaitsigrosse,sidouloureusequej’ailaissééchapperunpetitgrognementrienqu’enessayantderespirer.Les«yeuxd’aveugle»deMilliedébordaientdelarmesquicoulaientsursesjoues.Ellelesaséchéesd’ungesterageur.
—N’empêche.Jenet’auraisjamaisdemandédem’aimer,David.Jet’aidemandédem’embrasserparcequej’enmouraisd’envie.Maisjamaisjenet’auraisdemandédem’aimer.J’aitropdefierté.Tropderespectdemoi-même.Maistum’asdonnétonamour.Tum’enasfaitcadeau.Tuestombéamoureuxdemoiquandmême!Etjelemérite,cetamour,a-t-elleinsisté,élevantencorelavoix.
—Ouais,j’aifaitça.Et,oui,tulemérites.Le cœur battant, la gorgenouée, j’aimarchévers elle.Ellem’a entendu arriver et elle a reculé,
projetantlebrasenavant,lapaumetournéeversmoipourmerepousser.—Non.Jen’aipas fini,m’a-t-elledit,avecfermeté,maissanscrier,cette fois.Jecomprends la
culpabilité,David,vraiment.Maisl’amour,çanepeutpasêtreàsensunique.L’unnepeutpastoujourstoutdonneretl’autretoujoursprendre.Situm’aimesréellement,tudoismefaireconfiance.
Jenevoyaispersonneenquij’avaisplusconfiance,pasmêmeMoïse.—J’aiconfianceentoi,Millie.—Non,cen’estpasvrai.Tun’aspasconfianceenmoi.Ettunetecroispasdigned’êtreaimé.Je ne pouvais plus respirer. Je ne pouvais plus respirer et je ne pouvais plus bouger.Alors j’ai
continuéàl’écouter.—Tunetecroispasdignedemonamoursitun’espasconstammentl’hommefort,a-t-elleencore
martelé.Ettunecroispasquejesuisassezfortepourêtrelàpourtoiquandtunel’espas.Tunemefaispasconfiance.
—Çan’arienàvoiravec…J’aiconfianceentoi.J’teconnais,Millie.J’avaisdumalàm’exprimer.Jebafouillais.J’essayaisdedirecequejepensaisetdepenserceque
jedisais.Entoutesincérité.—Jedoutepastroissecondesquetusauraismesoutenirjusqu’aubout.Tudisqu’ilfautcroireaux
miracles,maisj’aicommel’impressionquej’aidéjàeudroitaumien.T’esmonmiracleàmoi,Millie.Qu’onsesoitrencontrés,quej’aietrouvél’amourdemavie,c’estunvraimiracle!Jesuisbienconscientdelachancequej’aietjeremercielecieltouslesjours.Tantdegensl’ontpas,cettechance-là.Nous,si.C’estunmiraclequejesoispaspasséàcôté.Etc’estunvraimiraclequetoiaussitum’aimes.
Sabouches’estmiseàtrembleretelleatendulamainversmoi.Enfin,ellemetendaitlamain!Unappel, une supplique. Je suis revenu aussitôt vers elle. Mais elle a posé ses deux mains contre mapoitrine,departetd’autredemoncœur,m’empêchantdel’enlacer.Etpuiselleafaitcourirsesdoigtslelongdemesbras.Elleaprismamaindanslessiennes,l’aportéeàsabouche.Etpuisellel’aembrasséedoucement, tendrement, pressant ses lèvres au creux demapaume comme si elle pouvait soulagermapeine et la sienne à force de baisers. Elle a alors relevé la tête pour poser sa joue dans ma main,l’abandonnantcontremapaume,restantblottielàuninstant,commesi,contrairementàcequ’elleavaitdit,elleypuisaitmaforce.Etpuiselleafaitglissermamaindanssoncou,jusqu’àlapressercontresonsein,lerecouvrantentièrement.
—Laplupartdesgenscroientqu’iln’yariendeplusintimeaumondequelesexe,a-t-ellealorsditàvoixbasse.
J’aitressaillisouslaviolencedecequejeressentais:pouvoirlatouchercommeça,làoùpersonned’autre ne la touchait…Mais je n’ai pas refermémes doigts. Je n’ai pas caressé du pouce la pointedressée,nitentédeluiempoignerlapoitrineàdeuxmains.J’aijusteattendu,percevantsousmesdoigtslesbattementsdesoncœur.Etellem’arécompensédemapatience,enchaînantaussitôt:
—J’ai cru, quand j’ai fait l’amour avec toi, quand je t’ai laissévoir toutdemoi et que tum’aslaisséedécouvrirtoutdetoi,chaquemillimètredetapeau,quandonafaitcesermentavecnoscorpsetavecnoslèvres,j’aicruqueceseraitlachoselaplusintimequ’onpuissejamaisfaire,toietmoi.
—Millie?Jenesavaispasoùelleallaitavecça,maisilyavaitdelatristessedanscesparoles-là.Quelque
chosededéfinitif.Commesielleétaitarrivéeàuneconclusion.Uneconclusionsurmoi.Surnous.—Maisnon,a-t-ellepoursuivisanss’arrêter.Lesexen’estpas lachose laplus intimequedeux
amants puissent partager. Même quand cette relation charnelle est magnifique. Même quand elle estparfaite.(Elleapousséungrossoupir,commesielleserappelaitàquelpointçal’avaitvraimentété,parfait.)Lachoselaplusintimequ’onpuissepartager,c’estdepermettreauxgensqu’onaimeleplusdenousvoirdansnospiresmoments:quandonestauplusbas,danslaplusgrandefaiblesse.Lavéritableintimité,c’estquandrienn’estparfait.Etjenecroispasquetusoisprêtàpartagercetteintimité-làavecmoi,David.
Elles’esttue,laissantsesmotsrésonnerdanslapièce.J’airefermémamainsursonsein.Tantpourlui procurer du plaisir que pour satisfairemon désir. Je ne savais pas comment lui donner ce qu’ellevoulaitautrement.Ellearetenusonsouffle,satêtetombantsurmapoitrine,commesi,enelle,plaisiretpeinebataillaient.
—Jesaispascomment,luiai-jeavoué,enretirantmamainpournepasajoutersonhumiliationàmafrustration.
Ellem’aagrippélamainpourlapresser,cettefois,contresoncœur.—C’estceque jesuisen trainde tedire.En t’appuyantsurmoi.Enmefaisantconfiance.En te
reposantsurmoi.Encomptantsurmoi.Enmelaissantteprotéger.Enmelaissantt’aimer.Toitoutentier.Cancer.Peur.Maladie.Santé.Lemeilleur.Lepire.Toitoutentier.Ettum’aurastoutàtoi.
—Jesaispassijepeuxlebattre,Millie.Jemesuisétranglé.Etbrusquementmisàchialer.Mapremièreréactionaétéderemercierleciel
qu’elle neme voie pas.Et puis j’ai senti sesmains surmes joues, séchantmes larmes, et jeme suisrenfermé.Maisjenemesuispasécarté.Elles’esthisséesurlapointedespieds,inclinantmonvisagevers le sien pour unir ses lèvres tremblantes auxmiennes,m’apaisant,me rassurant, reconnaissantmapeurpourcequ’elleétait.Etcen’étaitpasjustedelapeur,c’étaitmaplusgrandepeur:sijemebattais,jenesavaispassij’allaisl’emporter.J’étaismêmeàpeuprèssûrquej’allaisperdre,enfait.J’avaislegoûtdeslarmesdeMilliesurleslèvresetjesavaisqu’ellegoûtaitlesmiennes.Etpuiselles’estremiseàchuchotercontremabouche:
—Tun’espasobligédelebattre,David.Tun’espasobligédelebattre.Tun’asqu’ànouslaissercombattreavectoi.
Jel’aienlacée,cettefois,etjel’aitenuedansmesbrassansbougerunbonmoment,incapabledeparler.Etpuisj’airécupérémavoix.SanslâcherMilliepourautant.
—Onjettepasl’éponge.—Onneculpabilisepas,arenchériMillie.—Amélieveutdire«travailleuse».Jenesaispaspourquoiçam’étaitvenuàl’esprit.Commeellemesoutenait,jedevaispenseràsa
force.—Exactement.(Elleaesquisséunsouriretremblotant.)Ettoi?Tuvastedécideràtravailleravec
moioupas?
1.BibleduroiJacques,ISamuel17,48-51.Textelégèrementmodifié:lemot«Philistin»anotammentétéremplacéparGoliath.
23.
ÀMOÏSE
unmoment,j’aientenduungrosboucanenbas.J’aitendul’oreille,alarmé.Alarméetunpeuénervéaussi. Kathleen dormait et je n’avais vraiment pas envie qu’elle se réveille. Elle faisait deux
nouvellesdents.Autantdirequ’ellenerayonnaitpasdebonheur.Etqu’ellerâlait.J’aialorsentendulavoixdeMillie,forte,enrognemême.Jemesuisarrêté,auxaguets.J’aiensuiteentendulagrossevoixdeTagquigrondait.EtMilliequiluirenvoyaitlaballedirect,encoreplusfurax.Jesuisalléjusqu’enhautdel’escalieretj’aicaptéquelquesbribesdeladiscussion.Millievidaitsonsac.Elledéballaittoutd’unetraite,sansmêmereprendresonsouffle.Etpuislaportedelachambreaclaqué,étouffantlesbruitsdeconversation. J’ai commencé à descendre. Pour la première fois de la semaine, je reprenais un peuespoir.JenesavaispascommentMillies’yétaitprise,maisTagétaitdanssachambreetilsmettaientenfinleschosesàplat.
C’estlemomentqu’achoisiHenrypourdéboulerdanslamaison,leprénomdeMilliedéjàsurleslèvres.J’aidévalélesdernièresmarchespourl’intercepter.
—Henry!Attends!Ilasursauté,seretournantd’unbond.C’estvraiquej’yétaispeut-êtrealléunpeufort.Maispas
questiondelaisserquoiquecesoitinterromprecequisepassaitderrièrecetteporte.—N’yvapas.MillieestavecTag.Etilfautleslaissertranquillescinqminutes.Henryaexaminélaporteclose.Etpuisilareportésonattentionsurmoietahochélentementlatête.
JesuisalorsallénouschercherdeuxpetitescanettesdeCocabienfraîchesaufrigo;jeluienaitenduuneet j’aipassémonbrasautourdesesépaulespour l’entraînerdehors.Ons’estassissur la terrasse, lespiedscaléscontrelarambarde,pourpouvoirregarderGeorgiebossertoutendescendanttranquillementnoscanettes.J’adoraisregarderGeorgietravailler.
—Axeln’estjamaismontéàcheval,acommentéHenry.Ilrepensaitmanifestementàlaveilleausoir,oùMikeyetAxelavaientdébarquépourramenerle
pick-updeTag–dont ilsnesavaientpas tropquoifaireàSaltLake,vuque lasituationétaitaupointmort.
—Nan.Est-cequetuluiasmontrécommentilfallaits’yprendre?Je savais trèsbienqu’Henryavait unpeuétalé sa science,mais jevoulais luidonner l’occasion
d’enparler.Tagn’étaitmêmepasdescenduquandlesgarsétaientarrivés.C’étaitunvraimiraclequ’ilsoitseulementdanslamêmepiècequeMillieàl’heurequ’ilétait.
—Ouaip.Jeluimontredestrucsetilmemontredestrucs,aréponduHenryenhochantlatête.Jefaispartiedel’équipe.
Àmontourd’acquiescer.Tagavaitvraimentsuréunirunebandedemecsgéniaux.Etlepluscool,chezeux,c’étaitlafaçondontilstraitaienttousHenry.
—Iln’yapasde«je»dansuneéquipe,m’asoudainsortiHenry,avecgravité,commes’ilrécitaitunecauseried’avant-matchentendueàlatélé–oupeut-êtrequ’ilavaitentenduçaàlasalle.
—Nan.—Iln’yapasde«je»danslaTagTeamnonplus,a-t-ilajouté.—Nan,yenapas.—Etnous,onfaitpartiedel’équipedeTag?m’a-t-ildemandé.Jem’apprêtaisdéjààluiexpliquercequ’étaitréellementleTagTeam,cequ’ilappelaitl’«équipe
deTag»–lamarquedefringues,lesboxeurs,lasalle…–,etpuisjemesuisravisé.—Ouais.Onfaitpartiedel’équipedeTag.—Parcequ’onl’aime?—Ouais.Jen’aipaspuallerpluslointantj’avaislagorgeserrée.Encore.J’enavaistellementmarred’être
toutletempsàvifcommeça.MaisHenryavaitl’artdemetomberdessussansprévenirpourmebalancerdesvéritéspremières,en lesprésentantde tellefaçonqu’onauraitditdes trucscarrémentprofonds.ÀVegas,MillieluiavaitexpliquélamaladiedeTagdumieuxqu’elleavaitpuetils’étaitpointépourmedemanderdel’emmenerchezlecoiffeur.IlvoulaitavoirlamêmetêtequeTag,m’avait-ildit.Jen’avaispastropcomprispourquoi.J’avaisjustecruquec’étaitlecasclassiquedumômequiveutressembleràson héros. Mais Millie n’en était pas revenue qu’Henry veuille se faire couper les cheveux.Apparemment, il avait des problèmes avec ça et c’était un véritable événement. Je comprenaismaintenant:c’étaitsamanièredesoutenirTagmoralement,de«fairepartiedelaTagTeam»,commeildisait. J’ai regardéGeorgie passer par-dessus la clôture pour venir vers nous.Ouf,moi aussi j’allaisavoirunpeudesoutienmoral.Çatombaitbien.
—Maisilyenaun,de«je»,dansDavidTaggertJunior,aobjectéHenry,commesiçaréduisaitànéanttoutelabellethéoriedu«Pasde“je”dansuneéquipe».
Jeme suismarré.Un bon gros éclat de rire qui exprimait toutmon soulagement et qui lui a faittournerlatêted’unairétonné.
—Tut’ensortaissibien,mongarçon.J’aimêmecruquetuallaisréussiràm’inspirer.J’étaisbiencontentdepouvoirencoremelâcher,deréussiràdécompresserunpeu.—Iln’yapasde«je»dansHenry,a-t-ilcependantenchaîné.
— Ni dans Moïse, ai-je renchéri en rigolant, incapable de reprendre mon sérieux. On est lesaltruistesdelabande.
— Mais il y a deux « je » dans Georgie, m’a-t-il fait remarquer, alors que l’intéressée nousrejoignaitsurlaterrasse.
—Ouaip.Etjesuisbienplacépourlesavoir!«Moi,moi,moi»,çan’arrêtepas.Tout enparlant, j’ai attrapéGeorgiepar lamain.Elle anoué sesbras autourdemoncouetm’a
embrassé.Justeunpetitbaiser.—OùestMillie?a-t-elledemandé,refusantdemordreàl’hameçon.—ElleestavecTag,luiaréponduHenry.Etonleslaissetranquilles.Georgiem’ajetéuncoupd’œilenarquantunsourcil.—Ahoui?Elleavaitcommeunenoted’espoirdanslavoix.—Ouais.EtMillieneprendpasdegants.J’avaisbaisséd’unton,maisHenryaentenduquandmême.—«Unboxeurpeureux,çan’existepas»,a-t-ilrécité–unvraiperroquet,cemôme!C’estceque
Tagrépètetoutletemps.Etilrépèteaussiqu’AméliesebatchaquejourqueDieufait.—Alléluia!Dieusoitloué!s’estexclaméeGeorgie.Magrand-mèren’auraitpasmieuxdit.C’étaientdesfillesdeLevan,touteslesdeux,etellesavaient
passé une bonne partie de leur vie en voisines. Donc pas vraiment étonnant qu’il y ait une certaineressemblance,j’imagine.
—Amen,ai-jeconclupourresterdanslamêmeveine.—MohammedAmélie,aplaisantéGeorgie.«Volecommeunpapillon…»—«…piquecommel’abeille»,acomplétéHenry.—Jevaisallervoircommentvamafille,nousaannoncéGeorgie,ens’éloignantdéjà.Jesavaisqu’elleallaitprofiterdepasserdevantlachambred’amispourécouterauxportes,mais
j’ai laissécouler : j’espéraisbienqu’ellemeferaituncompterendu.Henrys’est levéàson tourpourallerverslemanègeéchangeravecSackettquitrottaitdéjàendirectiondelaclôturepourlesaluer.
Ducoinde l’œil, j’ai alors surpris unvague éclatmouvant, une sortedemiroitement, commeunmirage, comme l’effet produit au-dessus du toit noir demabagnole un jour de canicule. J’ai sentimanuque s’embraser et, au lieude résister, j’aiouvert lesvannes,pluscurieuxqu’alarmé.Cen’étaitpasMolly,aujourd’hui.
Jel’aitoutdesuitereconnue.Jenel’avaispourtantvuequ’uneseulefois.Ellem’amontré…deladentelle. Juste de la dentelle. Une longue envolée de dentelle. Et puis elle a disparu. Mais j’avaiscompriset,pourlapremièrefoisdepuisledépartdeTag,l’étauquimebroyaitlecœurs’estlégèrementdesserré.
J’aitroquéunechambrecontreuneautre,meterrantjustedansunepartiedifférentedelamaisondemonmeilleurami.Maisjenemeplanquaispas,cettefois.Jemesoignais.Oujereprenaisespoir.C’étaitpeut-êtreça.Peut-êtrequejem’autorisaisàreprendreespoir.
Personne n’est venu frapper. Personne n’est venu apporter des repas ou glisser desmots sous laporte.PasmêmeHenry. Il était entre de bonnesmains, on le savait bien,Millie etmoi.Alors, on estrestésenfermésdansnotretanière,touslesdeux.
Dehors,lanuittombaitetlesétoilesfaisaientleurapparition.Millienepouvaitpaslesvoir,maisjeluiaiditqu’ellesétaienténormesetqu’ellesilluminaientleciel,del’autrecôtédelabaievitrée.Jeluiairacontéque,quandj’étaispetit,j’avaisdormisouscesétoiles,couchésurletrampolinedanslejardindenotremaisonàDallas.Jeluiairacontécomment,dixansplustard,ons’étaitretrouvésallongéssurlepontd’unbateauquidescendaitleNil,Moïseetmoi.Encetespaceinfini,j’avaisreconnucettevieillesensation.Exactementlamêmequecelledemanuitdehors,gamin.Jenecomptaispaspourdubeurre,moi,souslesétoiles.Jenemesentaispasminuscule.Jemesentaisimmense,aucontraire,commesilecieltournaitautourdemoi.J’étaisplusgrosquelesétoiles.J’étaisplusgrosetplusbrillant,etlemondem’appartenait.J’étaissiénormequejen’avaisqu’àleverlepoucepoureneffacerplusieurs,qu’àleverlamainpourfairedisparaîtreunpanentierduciel.Quelpouvoir!Quelgéant!Jen’étaisplusDavid,j’étaisGoliath.
Et,étendulà,surcelit,avecMillie,àcontemplerlesétoilesquiscintillaientau-dessusd’unbledpauméoù jenem’étais jamaissentichezmoi,cette impressiona resurgi. J’avaisune raisond’être. Jen’étaispas insignifiant. J’avaisvouludisparaîtrene serait-cequepourque le cancerdisparaisse avecmoi.Maislesétoilesmemurmuraientquej’avaistoutfaux.Onnedisparaîtjamais.Onchange.Onpart.Ontournelapage,c’esttout.Maisonnedisparaîtjamais.Mêmequandoncroitlevouloir.
Millie n’a pas ri. Elle nem’a pas charrié enme disant que jeme prenais pourDieu. Elle s’estcontentée de m’écouter parler pendant que mes doigts couraient sur sa peau de velours, grimpant etdégringolant le longde son dos, suivant la courbe de sa hanche et le galbe de sa jambequ’elle avaitglisséeentrelesmiennes.Alorsjel’aiplaquéecontremoi,mamainaucreuxdesesreins.Ellearetenusonsouffleetelleamurmurémonnom.EtvoilàquejemereprenaispourDieu.
Jenesaispasquelleheureilétaitquandonarecommencéàseparler.Onavaitdormidesheuresetons’étaitréveillésavecleventrequigargouillaitetlagorgesèche.Maisonétaitjustealléssecollerlenezsouslerobinetdelasalledebainspours’arroserlegosier,histoiredenepasavoiràsortirdenotrerefuge.EtpuislabouchedeMillieavaittrouvélamienne,seslèvresfraîchesetdégoulinantesd’eauquiluicoulaitsurlementonetsefaufilaitentresesseins,etonavaitremisça.Àunmoment–lejourn’étaitpasencorelevé–,j’avaisvoulumeglisserhorsdulit,essayantd’échapperdélicatementàl’étreintedemabelleendormie. Jen’avaispasdémêlémes jambesdessiennesqu’elle se redressait, assise,droitecommeunI,parfaitementréveillée,tendantlesbrasversmoi,enpanique.
Çam’afaitmaldevoircetteangoissesursonvisage.Parcequec’étaitmafaute.—Chuuuuut,Millie. Je nevais nulle part, promis. J’reviens tout de suite. (Je lui ai embrassé le
front,caressélescheveux.)Rallonge-toi.Jetejurequejetequitteraiplus–pasvolontairement,entoutcas.Plusjamais.
Elleahochélatêteets’estlaisséeretombersurlesoreillerspendantquej’enfilaismonjean.Maisquand je suis revenu, quelques minutes plus tard, elle avait les yeux ouverts et elle m’attendait, auxaguets,lesdrapsremontésjusqu’auxaisselles,unbrasrepliésouslanuque.
—Tuétaispasséoù?m’a-t-elledemandé.J’aigrogné,prenantmaplusbellevoixd’hommedescavernes:—Tonpuissantchasseurarapportéviande,femme.Etdupain.Etdufromage.Et…—EtlepotdeMiracleWhip?m’a-t-elleaussitôtcoupé.—Beurk!—Tusaisquej’adorelamayo.Jeluitendusonsandwichsuruneassiette,tartinédemayonnaisejustecommeellel’aimait.—EtdelaMiracleWhip.J’aieuletempsdem’enfilertroissandwichspendantqu’ellemangeaitlesien,avantd’ouvrirune
canettedesodaenécoutantlecrépitementdesbullespourrendreunsilencieuxhommageàundesbruitsfavorisdeMillie.
Notre festin terminé, jesuis retournéàpasde loupdans lacuisinepourmettrenosassiettesdansl’évier,rangerlamayonnaiseetlerestedeviandeetdefromageaufrigo,etrefermerlepaquetdepaindemie.C’est à cemoment-là que j’ai repéré les clefs demonpick-up sur le plande travail. Jeme suisarrêté dansmon élanpour réfléchir deux secondes.Et puis je les ai attrapées auvol.Enmoinsd’uneminute,j’avaispassélaported’entrée,ouvertlaportière,grimpéàl’intérieur,sautéàterre,refermélaportièreetrepassélaporte.UnechancequelabaraquesoitencoreendormieetqueMillienem’aitpassuivi.
Quandjesuisrevenu,ellesebrossait lesdentset lescheveuxenmêmetemps,machemisesur ledos.Jemesuisassissurlelitetjel’airegardée,savourantlespectacle.Maismalgrél’eauquicoulait,ellem’avaitentendurevenir.Ellesavaitquej’étaislà.
Elleestretournéesecoucher,sepelotonnantdanslelit,etj’aieuenviedeluienlevermontee-shirtetd’envoyervalsermonjean.Maiscertainescirconstancesrequièrentunminimumdedécenceetj’avaiscommel’impressionquec’enétaitune.J’airampéjusqu’àm’enroulerautourd’elle,sondoscalécontremontorse.
Etpuisj’aichuchotédanssescheveux:—Tuveuxbienm’épouser,Millie?Elles’estétranglée:—Quoi?—Tuveuxbienm’épouseretmelaisserdevenirlefrèred’Henry?J’aimeraisquetufassespartie
delaTagTeam.Je répétais la demande enmariage d’Henry pour faire lemalin,mais j’avais lesmainsmoites –
heureusementqu’elleavaitencoremontee-shirtpouréponger!J’aitentédeluifairel’article:— D’après les statistiques, les athlètes qui bénéficient d’une solide cellule familiale sont plus
équilibrés, ont plus d’endurance, plus de motivation et surtout de meilleures performances que lesathlètesquinesontpasmariés.
Si cen’étaitpas,motpourmot, cequ’Henrym’avait sorti, cen’étaitpas loin.Cependant,Millierestaitmuetteetjenepouvaispasvoirsonexpression.
—J’aifailliteledemander,ilyaunmois.J’avaisachetélabague.Elleétaitencoredanslaboîteàgantsdemonpick-up.
Et,maintenant,elleétaitdanslapochedemonjean,attendantbiengentimentqueMilliemedonnesaréponse.
—Jesais.Tumel’asdéjàdit,a-t-ellemurmuré.—Lescassettes?Maisoui,biensûr,jeluiavaisdéjàdit!—Oui.—Siriendetoutçaétaitarrivé,sijet’avaisdemandéilyaquinzejours,avantquetoutsecassela
gueule,qu’est-cequetum’auraisrépondu?J’avaislecœursigrosquej’avaisdumalàrespirer.—Non.Jet’auraisditnon.Monestomacafaitdesvaguesetjel’aiserréeencoreplusfortcontremoi–alorsmêmequej’avais
déjàenviedetoutlaissertomber.Moncœurs’étaitmisàcognercommeunmalade.—Pourquoi,Millie?—Parcequejepensaisquetuauraisbesoindeplusdetemps.—Tupensaisque,moi,j’auraisbesoindeplusdetemps?
J’hallucinais.Elleahochélatête–justeunpetitcoupdementon.Sescheveuxm’ontchatouilléleslèvres.J’aiattendudeux,troissecondesavantderépondre,letempsd’assimilerletruc:
—Etmaintenant?—Maintenant,j’aitellementenviedet’épouserquejemeficheéperdumentquetuaiesbesoinde
plusdetemps.J’ai éclaté de rire. Encore une chance que je sois allongé : j’étais si soulagé que j’en avais le
vertige.Etpuisj’aiétéprisd’undoute.—T’auraispaschangéd’avisparcequej’aiplusdetempsdutout?Mavoixs’étaitenrayéesurlafin.Jel’aisentietressaillirdelatêteauxpieds.—Non.J’aichangéd’avisparceque jeneveuxplusqu’onnoussépare.Personne.Jamais.Jene
veuxpasqu’onpuissemerefuserd’êtreàtescôtés.JeveuxêtreuneTaggert.OuuneTaggerson.J’aieul’impressionqu’elleessayaitdesourire,maisjenecroispasqu’elleaitréussi.—Jeveuxêtreà toi, a-t-elle insisté. Jeveuxque tu soisàmoi.Litd’hôpital,mon lit, ton lit, ça
m’estégal.Jeveuxjusteêtreavectoi.—Tuveuxt’occuperdemoi,quoi.Elleaignorécetristeconstat,préférantreformulerleschosesàsasauce:—Sijen’étaispasaveugle,j’auraisditoui.Ilyaunmois.J’auraisditoui.J’attendaislasuite.—Maisparcequejesuisaveugle,j’auraisvoulutedonnerplusdetempspourquetuterendesbien
comptedansquoitut’embarquais.—Jen’auraispaschangéd’avis,moncœur.—Jeseraitoujoursaveugle,David.—Yadeschances,oui.—Et,ilyaunmois,tuvoulaism’épouserquandmême?Elleconnaissaitdéjàlaréponse,c’étaitclair.—Ouais,absolument.—Tuvoulaism’épousermalgrémacécité.Ehbien,moi,jeveuxt’épousermalgrétoncancer.C’est
sidifficilequeçaàcomprendre?—Non.J’avais dit non. Parce que ce n’était pas difficile du tout. Pas quand elle présentait les choses
commeça.Onestrestésallongésensilence,chacunplongédanssespensées,écoutantl’autrerespirer,cogitant
desoncôté.Maisj’avaisprismadécisionàlasecondeoùj’avaiscouchélespouces.Moïsem’avaitbienprévenuquec’étaitleprixàpayer,non?
—Toutourien,Millie?luiai-jedemandé,labouchecontresatempe.—Tout.
—Pareil.Tout ou rien, c’était bien moi, ça. Et, puisque j’allais devoir me battre, puisqu’il n’était plus
questiondefuir,j’avaisbienl’intentiondetoutavoiraussilongtempsquejelepourrais.J’aiplongémamaindanslapochedemonjeanetj’aisortilabague.
24.
JMOÏSE
’étaisdeboutavantl’aube.Jemesentaisfébrile,maussade–encoreplusqued’habitude,jeveuxdire.Alors,j’avaisdécidédepeindreunpetitmoment.Maisçan’avaitpassuffiàmedébarrasserdemes
fourmisdanslesjambes,nidecesnœudsquej’avaisàl’estomac.Ducoup,quandlesoleilavaitpointéleboutdesonnez,j’avaisfaitunepleinecafetièredecaféfraisetdécidédepasserunpeudetempsdehorsàregarderlemondes’éveiller,avantquelerestedelamaisonn’enfasseautant–après,pourlaséancecontemplation,ceseraitrâpé.
—Vulatronchequetutires,tespenséesdoiventpeserminimumunetonne,m’abalancéTag,d’unevoixencorerauquedesommeil.
Lesbaiesvitréessurmagauchesesontreferméessansbruit.Tags’estaffalésurletransatvoisindumien,faceausoleilquiflemmardait.Leregardbraquédroitdevantlui,unetasseentresesgrandesmains,ils’estmisàsirotermoncaféaveclamêmedélectationques’ilgoûtaitauparadis.
—Tiens,tiens,tiens…J’ai senti un sourire goguenardme retrousser les lèvres. Jem’étais pourtant promis denepas le
vannersurlesseizeheuresbientasséesqu’ilvenaitdepasserenferménon-stopavecMillie.Etvoilà.Iln’avaitpasposélepiedsurlaterrassequejeluitombaisdessus.
Ilnem’apasrendumonsourire,niditdelaboucler.Ilparaissaitcrevé.Maisilavaitbonnemine.Aussiincroyablequeçapuisseparaître,ilavaitbonnemine.L’aircontent.Comblé,même.Jenem’étaistoujourspashabituéàsabouleàzéro.Çafaisaitunpeutropskinheadàmongoût.MaisTagpouvaitselepermettre.Avecsamâchoirecarrée,çalefaisaitbien–mêmesiçam’arrachaitdel’admettre.
—T’asvraimentunesalegueule,Tag.Jelecharriais.C’étaitjustenotrefaçondefonctionner.—Toiaussi,Mo,m’a-t-ilaimablementrépondu.—C’esttafaute.Exactement lesmots que j’avais prononcés à l’hôpital. Jem’en suis tout de suite voulu. J’aurais
aimépouvoirlesretirer.OK,c’étaitsafaute.Maiscen’étaitpasdesafaute.
Ils’estcontentédecontinueràsavourersoncafé.—Çat’arrivederepenseràMontlake?J’aiaspiréunepetitegorgée.Unpeucommejem’yprenaisaveccetteconversation,plongeantjuste
unorteildanscequiressemblaitunpoiltropàunchaudronpourqu’onveuilles’yaventurerplusprofond.—Toutletemps.Ilarepiquédunezdanssatasse.—Moiaussi.Toutletemps.Surtoutdernièrement.Onétaitassislà,commedeuxpetitsvieuxquisirotenttranquillementleurspetitsverressurleurpetit
banc,sanssesoucierdutempsquipasse,sanschercheràlereteniralorsmêmequ’illeurfileentrelesdoigts.C’estquandmêmemarrant.Lesvieillardssaventbienqueleursjourssontcomptés.Pourtant,ilsn’ontjamaisl’airpressésd’enprofiter.
—C’étaitunesalepériode,Mo,acommentéTagàvoixbasse.—Salepériode.Maisonn’avaitrienàperdre.—Et,maintenant,onatoutàperdre.—Maintenant,onatoutàperdre.—J’airêvédelafemmedudocteurAndelin.Ilmesortaitçacommeça,lui!Çam’atellementscotchéquej’aicomplètementoubliéoùjevoulais
envenir,déjà,aveccetteconversation.—Quoi?—Tut’rappellescetteséanceoùtul’asvue?Leurfoutugroupedeparole,là,aenchaînéTag,avec
unregardacéré.Tusais,lejouroùons’estrencontrés?—Lejouroùt’asessayédemetuer?J’aivoulumemarrer,maisçaressemblaitplutôtàungrognementétouffé.Commesijevenaisdeme
prendreuncoupdepoingàl’estomac.Çatombaitassezbien,vuquec’étaitexactementcequeTagavaitfait. Je lui avais parlé deMolly et ilm’avait balancé undirect dans le ventre.Avant deme filer unemandaleetdemeplaquerausol.Etj’avaisaccueillicettebastoncommeunevéritablelibération:tropcontentdepouvoirenfinmelâcher,jeluiavaisrenducouppourcoup.
—Commentt’aspusavoir?m’ademandéTag,enplongeantsonregardvertdanslemien,quandleboucanautourdenousabaisséd’uncran.Commentt’aspusavoirpourmasœur?
Lesaides-soignantsnousonttouslesdeuxrelevéssansménagementetnousontfaitasseoir,maisledocteurAndelinnevoulaitpaslâcherl’affaire.
— Moïse, tu veux bien expliquer à Tag ce que tu entendais quand tu lui as demandé s’ilconnaissaitunecertaineMolly?
—Jenesaispassic’estsasœur.Jeleconnaispas.MaisçafaitquasicinqmoisquejevoisplusoumoinsrégulièrementunecertaineMolly.
Ilsm’onttousdévisagéensilence.—Quetulavois?afinipars’étonnerledocteurAndelin.Tuveuxdirequetufréquentescette
jeunefille?
—Jeveuxdirequ’elleestmorte.Etjesaisqu’elleestmorteparcequeçafaitcinqmoisquejelavois,ai-jepatiemmentrépété.
LatêtedeTag!Ilbouillaittellementderagequ’ilendevenaitpresquecomique.—Quetulavoiscomment?m’aencoredemandéledocteurAndelin.Ilavaitadoptéunevoixmonocorde,unregardfroid.J’aiimitésontondétachéetjel’aimatéd’unairimpassible.—Comme jevoisvotre femme,docteur.Ellen’arrêtepasdememontrerunpare-soleil,de la
neigeetdescaillouxaufondd’unerivière.Jenesaispaspourquoi.Maisvouspouvezsansdoutemeledire.
Lamâchoireinférieuredutoubibs’estdécrochéeetsonteintaviréaugrissale.—Qu’est-cequeturacontes?a-t-ilsoufflé.Çafaisaitunmomentquejelaluiréservais,celle-là.Alors,commeilm’avait tendulaperche,
pourquoipasmaintenant?Peut-êtrequesafemmemeficheraitlapaixetquejepourraism’occupersérieusementdeMollyetdumoyendem’endébarrasserunebonnefoispourtoutes.
—Elle ne vous lâchepasd’une semelle.Elle vousmanque trop.Et elle se fait du souci pourvous.Ellevabien.Maispasvous.Jesaisquec’estvotrefemmeparcequ’ellevousmontreentraindel’attendre devant l’autel. Votremariage. Lesmanches de votre veste de smoking sont un peu tropcourtes.
J’essayaisdelajouerdésinvolte,deleforceràsortirdesonrôledepsy.Jefouillaisdanssaviepourl’empêcherdefouillerdansmatête.Maislaviolenceduchocs’estpeintesursonvisage.Ilétaitdéfigurédechagrin.Çam’arefroidiaussisec.J’aibaisséd’unton.Commentcontinueràl’agresserenlevoyantmorflercommejamais?Surlecoup,j’aieuhonteetjemesuismisàregarderfixementmesmains.
EtpuisledocteurAndelinareprislaparole:—Mafemme,Cora,rentraitdutravail.Ilspensentqu’elleaétéaveugléeparlaréverbération
du soleil sur la neige. Cela arrive parfois, là-haut, sur le plateau, vous savez. Elle a dévié de satrajectoire.Lavoitureadéfoncéleraildesécuritéets’estretrouvéesurletoitaufonddelarivière.Cora…Coras’estnoyée.
Il avait annoncéça comme s’il nousprésentait lamétéo.Mais sesmains tremblaientquand ils’estcaressélabarbe.
Àunmoment,aucoursdecerécittragique,lafureurdeTagétaitretombée.Ilnousobservait,letoubibetmoi.Sesyeuxpassaientde l’unà l’autreavecunmélangedeconfusionetdecompassion.MaisCoraAndelinn’enavaitpasfini.Commesiellesavaitquej’avaisréussiàcapterl’attentiondesonmarietque,pourelle,chaquesecondecomptait.
—Beurredecacahuète,assouplissantDowney,HarryConnickJunior,parapluies…Je me suis brusquement interrompu. L’image suivante était si intime. Finalement, je l’ai dit
quandmême:—Votrebarbe.Elleaimaitsacaressequandvous…
Cette fois, jemesuis tu. Ils faisaient l’amouret jenevoulaispasvoir la femmedecethommenue.Encoremoinslevoir,lui,àpoil.Orjelevoyaisàtraverssesyeuxàelle.
MaisledocteurAndelinétaitàfonddedans,lui.Immergédanssespropressouvenirs,ilavaitunregardd’unbleuinsensé,brûlantd’uneincroyableintensité.Etd’unautretrucaussi.Delagratitude.Oui,sesyeuxdébordaientdegratitude.
—Celafaisaitpartiedeschosesqu’ellepréférait.Lejourdenotremariage,elleamarchéversl’autelsurunechansondeHarryConnick.Et,oui,monsmokingétaituntantinettropcourt.«C’esttouttoi,ça»,disait-elletoujoursenriant.Etsacollectiondeparapluiescommençaitàprendredesproportionsassezdélirantes.
Savoixs’estbrisée.Ils’estsubitementplongédanslacontemplationdesesmains.Ilyavaittantdecompassiondanscettepièce,unetelleémotionaussiquesilescinqpersonnes
présentesavaientpuvoir ceque je voyais, ellesauraient toutesdétourné les yeuxpour laisserauxdeuxamantsunpeud’intimité.Maisj’aiétéleseulàvoirCoraAndelincaresserlatêtebaisséedesonmari, avant que les fragiles contours de sa silhouette désincarnée ne se fondent dans la lumièredéclinante.
C’est drôle, je n’avais pas repensé àCoraAndelin depuis que j’avais quittéMontlake. Et je nel’avaispasrevuedepuiscejour-là.Exactementcommejel’avaisprévu,d’ailleurs.Maismonsouvenirétaitsivif,siprécisquej’avaisuneimpressiondedéjà-vu.CommesiTagn’étaitpasleseulàavoirrêvéd’elle.L’expressiondudocteurAndelin,quandjeluiavaisditquejevoyaissafemme,étaitgravéeauferrougedansmamémoire.Jeluiavaisbalancétouscesprécieuxdétailsàlafigure–lesdétailsdesavieàelle,deleurvieàtouslesdeux–,justeparcequejevoulaisl’empêcherderegarderdetropprèsdanslamienne.J’étaisunsacrésalaud,dansmongenre,àl’époque.
—Tuterappellesquandtuluiasditqu’elleallaitbien,maispaslui?J’aihochélatête,scié.
Ellenevouslâchepasd’unesemelle.Ellevousmanquetrop.Etellesefaitdusoucipourvous.
Ellevabien.Maispasvous.
—C’estpourçaqu’elleétaitrevenue.Ellesebilaitpourlui,a-t-ilpoursuivi.—J’arrivepasàcroirequetutesouviennesdeça!—Yadestrucsquis’oublientpas,Mo.Etmoi,jamaisj’oublieraiça.(Ilasecouélatête,commesi
cesimageslehantaientencore.)Tucroisquesit’asrevuMolly–etmemenspas,Mo:jesaisquetul’asrevueplusieursfois,maintenant–,tucroisquec’estjusteparcequ’ellesebilepourmoi?
J’aiperçuunepointedenostalgiedanssavoix:uneétincelled’espoirdansmoncœur.— Ça se pourrait bien, lui ai-je répondu à voix basse, soufflant sur l’étincelle pour qu’elle
s’enflamme.Ilahochélatêteetposésatassevideàsespieds.Maisjen’étaispasprêtàrefermersitôtlechapitresurMontlake.
—Avantqu’onquitte l’HP, tum’asdemandédetegarderenvie.Tum’asditde tecogner,de teflanquerparterre,demedémerderpourfairecequ’ilfallait,coûtequecoûte.Tut’ensouviens?
Jeneleregardaispas.Impossibledeleregarderetréussiràmecontrôlerenmêmetemps.—Ouais,j’mesouviens.— Je t’ai répondu que je le ferais… (J’ai été obligé de m’arrêter. J’ai pris deux grandes
inspirationsetuneénormegorgéedecafépoursoulagermagorgequimebrûlaitàforcedesecontracter–sansmêmeparlerdecettedouleurdansmapoitrine.)Etj’aibienl’intentiondetenirparole.
Mavoixs’étaitbriséesurlederniermot.Commeilnerépondaitpas,j’aiprissurmoietjemesuistournéverslui.Ildéglutissaitnon-stopalorsqu’iln’avaitplusunegouttedecaféàavaler.Ils’estfrottélementon,
passant lamaindevantses lèvres tremblantes : ilavaitautantdemalquemoiànepassombrer,çasevoyait.
—Jenepeuxpasguérirlecancer,Tag.Etjenepeuxcarrémentpasempêcherlesgensquej’aimedemequitter: jen’aipaspusauverGG;jen’aipassauvéÉli.Maisj’aiquelquespetitesficellessurlesquelles je peux tirer, de l’autre côté.Et va falloir qu’ilsmepassent tous sur le corps s’ils veulentt’avoir.
Ilahochélatête.—OK,a-t-ilmurmuré.OK.MaisMo,siçasuffitpas–si,auboutducompte,çasuffitpas–,faut
que tu me promettes de t’occuper deMillie et d’Henry.Millie va pas vouloir te laisser faire. C’estqu’elleestbutéequandelles’ymet.Maisassure-toiqu’ellearrêtepasdedanser.Moi,j’aihorreurdeça,maiselleadoredanser.Etc’estça leplus important.Assure-toiqu’elle fait les trucsqu’elleaime.Lalaissepasmepleurertroplongtemps.LalaissepasfairecommeledocteurAndelinquiaobligésafemmeàlesuivrepartoutparcequ’ilarrivaitpasàlalaisserpartir.Aide-laàmelaisserpartir,Mo.Dis-luiquej’suisheureux.Démerde-toi,embrouille-la,maisfaiscequ’ilfaut.
Jemesuisétranglé,entrerireetlarmes.—Dis-luiquejemebatsaucielavecdeschampionsdelégende,quejecoursdansdesprairiesen
fleurs, que toutes les beautés du paradism’abreuvent du divin jus de la vigne…Non, attends, laissetomber.Çaluiplairaitpas.Dis-luijustequejebouffeduraisin.
Lerireaprisledessusetjemesuisessuyélesyeux.—Jevaismebattrecontreceputaindetruc,Mo.Jevaismebattredetoutesmesforcesjusqu’àce
que la cloche sonne.Mais si la cloche sonne plus tôt que prévu, faut que tume promettes que tu vast’occuperdemanana.Marchéconclu?
—Marchéconclu.Justeunmurmureétouffé:jepouvaisàpeineparler.Et puis on est restés tous les deux silencieux unmoment, pris entre chagrin et gratitude, à nous
débattreavecceflotd’émotions,etcetteironiecruellequiveutqu’ilnepuissepasyavoirdebonsansmauvais.Nidedouleursansdouceurpourcompenser.
Quandj’aientendulaportes’ouvrir,j’aibaissélatête.Jen’étaispasenétatd’affronterleregarddequelqu’un.Maisc’étaitMillie,etMillienepouvaitpasvoirquejechialais.Elleavaitlesjouesrosesetbrillantes, comme si elle venait de faire sa toilette, et ses cheveuxbruns tombaient bien épais et bienlissessursesépaules.Elleavaitunetassedecaféàlamain–macafetièredevaityêtrepassée.Elleatendul’autreenavant.
—David?Tueslà?Danssabouche,cenomdevenaitunmotdoux.—Ici,monange.Tags’estlevépourluiprendrelamainetlafaireasseoirsursesgenoux.Illuiaprissatassepour
luivolerunegorgéedecafétoutchaud,pendantqu’elledéposaitunbaisersursajouerâpeuse.Elleavaitpassésonbrasautourdesoncouetj’airemarquésabague.Moncœurs’estgonfléd’uncoup–mêmesice n’était pas une surprise pourmoi. Et, pendant quelques secondes, il n’y a plus eu que le bon quicomptait.Çam’arappelémavisiondelaveille.
—J’airevutamaman,Millie.J’avaisfaitdemonmieuxpourlaménager.MaisTags’estbrusquementtournépourmefusillerdu
regard, lesyeuxétincelantsdanssonvisagelas.Millies’est tournéeaussi,aveclenteur,commesielleprenaitletempsdes’ouvrirmentalementàl’impossible.
—Jel’aivuehier.Oh,àpeineuneminute.Elleveutquetuportessonvoile,jecrois.
Milliem’aappelé.Ellesemblaitgênéedemedéranger,maisilyavaitdelaterreurdanssavoix.Çam’atellementrappelélecoupdefilquej’avaisreçusixsemainesplustôt,quandTagavaitdisparu,quej’aiétéimmédiatementprojetéenarrière,saisidelamêmeangoisse,delamêmeappréhension.
Je les avais encore vus, la semaine précédente, à leur mariage. Ça m’avait redonné tellementd’espoir. J’étais tellement sûr qu’ils allaient passer au travers. Pas seulement vaincre le cancer,maisconjurerlesort.Ilsétaientsibeaux,touslesdeux,sifousl’undel’autre.Leurdévotionétaitpalpable,unevibrationteintéederosequejebrûlaisdepeindre.C’estvraiqu’ilsn’avaientpasperdudetemps.Tagn’étaitpasdugenreàfairetraînerleschoses.Maiscen’étaitpascommes’ilsbrûlaientlesétapes:riendeprécipitélà-dedans,c’étaittrèsréfléchi.
Lemariageet la fête surpriseauTag’sm’avaient donné enviedeme remarier avecGeorgie.Onavaitprisunebaby-sitteretonavaitdansétoutelanuit:unepremièredepuisnospropresnoces.
—Moïse?—Qu’est-cequisepasse,Millie?
—Onétaitcenséscommencerlachimiodemain,maisTagaeudelafièvretoutelajournée.Ilestmalade,Moïse,vraimentmalade.Etjeveuxqu’ilailleàl’hôpital.Luiditqu’ondevraitattendredemainpuisqu’onadéjàunrendez-vous,detoutefaçon.Jeneveuxpasattendre,moi.JepourraisappelerAxelouMikey,maisc’estleurbossetilsonttendanceàluiobéir.Mêmes’ilsecomportecommeunimbécile.
—J’arrive.Tagn’apasbeaucoupprotesté,enfait.Letempsquejedébarque,uneheureetdemieplustard,il
étaitdéjàtropmalpournoustenirtête.Cequinel’apasempêchédemefaireunclind’œiletd’insisterpours’asseoiràl’arrièreavecMillie«pourpouvoirluitenirlamain».Ilsn’avaientpasvraimenteudelunedemiel.Milliedisaitqu’elles’enfichait,quecequiluiimportait,c’étaitd’avoirsonmariauprèsd’elle.Unelunedemiel,çapouvaitbienattendre.Paslachimio.
Henryn’apasvouluretourneràl’hôpitalavecnous.Cen’étaitpasmoiquiallaisluijeterlapierre:jen’enavaisaucuneenvienonplus.IlestdoncrestéavecRobin–quin’étaitpastrèsdouéepourcachersescraintes.Aucundenous,d’ailleurs.
—J’reviens,Henry,luiapromisTag.Enregistrelescombatspourmoi,OK?Jelesaiprépayéssurlachaînesport.Jeveuxlecompterendudétailléàmonretour.
D’aprèsletoubib,sontauxdeglobulesblancsétaitélevé,maisceluidesesplaquettesétaitencoreassezhautpourqu’onpuisseprocéderà lapremièreséancedechimio. Ils l’ontquandmêmeadmisenobservation.Sanstoutefoisdéceleraucuneinfection,niaucuneautrecauseàl’originedelafièvre.Ilsontfiniparendéduire,vingt-quatreheuresplustard,quecettefièvreétaitjusteune«tentativedesoncorpspourcombattrelecancerparlui-même».
Aprèsavoirfaittomberlafièvre,ilsluiontdoncadministrésapremièrecuresurplace.Tags’estensuite reposé confortablement,Millie à ses côtés. Il avaitmême réussi à lespersuaderqu’il pourraitrentrerdèssaséancedechimioterminée.
C’estalorsquelestremblementsontcommencé.Tagtremblaittellementqu’ilsecouaitlelit.Ilestpasséde«sereposerconfortablement»à«frôlerlamort»,enquelquessecondes.J’aicouruchercheruneinfirmièrequin’arienpufairepourlui,àpartbiperletoubib.Lestremblementssesontaccentués.C’étaitcommesisacrised’épilepsierecommençait.SaufqueTagétaitparfaitementconscient,cettefois,etcrucifiédedouleur.Unedouleurquisemblaitnejamaisdevoirs’arrêter.
— Les… laisse pa-a-as me sauver-er-er, Millie, hoquetait-il, en contractant la mâchoire pouressayerd’articuler.J’veuxpa-a-asêtrebranché-é-éàdesma-a-a-chinespourqu’onsoitobligé-é-éd’medé-é-é-brancheràlafin.J’veuxpasd’ça-a-a.J-u-u-ure-moiqu’tu-u-um’laissera-a-a-asmourir.
—Ok,David.Ok,jetelejure,jetelejure,tentaitdelarassurerMillied’unevoixdouce.Ellen’enavaitpasmoinslesyeuxgrandouverts,commesiellefaisaituneffortdésespérépourle
voir.Comme si elle focalisait toute son énergie sur lui.Comme si elle refusait qu’il y ait lemoindreobstacleentreeux,pasmêmeceluidesessimplespaupières.Ils’était tournésur lecôté,appuyantsonfrontcontrelapoitrinedeMillie.Secouéeparsesconvulsions,claquantdesdentsaussifortquelui,elledevait lutter pour ne pas le lâcher. Elle se cramponnait.À unmoment, il a demandé qu’on lui donnequelquechosepourbloquersesmâchoires.Ilavaitdéjàdusangdanslaboucheàforcedesemordrela
langue. Il a pourtant réussi à garder la tête contre elle, alors que tout son corps ruait sur le lit étroitcommeunchevalsauvage.
—Ilnousarrivedevoircegenredemanifestation,acommentélemédecin,quandilaenfinréponduàl’appeldel’infirmière.Lachimiothérapieattaquelecancer.C’estunvéritablecombatquiselivreencemomentdanslecorpsdupatient,lequelréagitplusoumoinsviolemment.
Ce qu’il ne disait pas, c’était si Tag allait ou non remporter ce combat. Pendant quatre longuesheures, on s’est tous posé la question.À unmoment, j’ai été obligé de sortir de la chambre pourmereprendreetappelerGeorgie.J’enaiprofitépourconsolidermesbarrières.Simonmeilleuramidevaitmourir,jenevoulaispaslesavoir.Jenevoulaispasvoirsasœurmortesedresserderrièresonépaule,nisonarrière-grand-mèreattendrebiengentimentqu’ilpassedel’autrecôté.Jerefusaisdevoirquoiquecesoit.Jenevoulaisriensavoir.Jerefusaisdesavoirparceque,enl’occurrence, l’espoirétaitd’uneimportancevitale.L’espoirétaittropprécieux.Etcen’étaitcertainementpasmoiquiallaisl’ôteràmonamiouàlafemmedesavie.
Verslafindelanuit,quandlesconvulsionsontcommencéàs’espacer–lepireétaitmanifestementpassé–,Millieestalléeseréfugierdanslepetitcabinetdetoiletteetjel’airemplacéeauchevetdemonami.
Ilm’aregardéetm’ademandé:—Est-cequetulesvois,Moïse?Est-cequeMollym’attend?Parceque,situlesvois,onsaittous
lesdeuxcequeçaveutdire,hein?—Non,ellenet’attendpas,monvieux.Iln’yaquenousici:toi,Millieetmoi.Personned’autre.
Tonheuren’estpasencorearrivée,Tag.Jenementaispas.Jerefusaisdecroirequ’ilpuisseenêtreautrement,c’esttout.Ilarespiréunboncoupetm’aagrippélamain.—Jet’aime,Mo,tusais?—Jet’aimeaussi,Tag.C’était la première fois que je le lui avouais. La première fois que je disais un truc pareil à
quelqu’und’autrequeGeorgie.Etcesmots-làfaisaientmal.QuandjedisaisàGeorgiequejel’aimais,cen’étaitpasdouloureux.Maisça,là?C’étaitatroce.
—Jel’savais,a-t-ilchuchoté.Etpuis,avecunsoupirdesoulagement,Tagaglissédanslesommeil.Etjemesuisaccrochéàmon
ami,biendécidéàtenirparoleetàlegarderparmilesvivants.
C
25.
’estmarrant.J’aimontélaTagTeamparcequejesavaisquesurlering,dansl’octogone,personnenecombatvraimentseul.T’eslà,àluttercontreunadversaire,maislevraicombat,lui,sedéroule
dans les semaines, lesmois, les annéesmêmequi précèdent lematch. Il est dans la préparation, dansl’équipequeturéunispourt’aideràtepréparer.Legarsquimontesurleringatoujoursuneéquipe,tuvois.
Comme t’as une équipe et que cette équipe compte sur toi, tu peux pas jeter l’éponge.Ni toi nipersonne.Encombatlibre,jeterl’éponge,c’estpirequeperdreunmatch.Situtebatsjusqu’auboutetquetuperds,t’aspasvraimentperdu.Maissitumontessurleringetquet’esobligédejeterl’éponge?Alorsça,c’estdurpourunboxeur.C’estdurpoursonéquipe.Çafoutunsacrécoupaumoral.Çaveutdirequet’aspaspristonadversaireausérieux,quet’aspasfaittesdevoirs,quetut’espasbienpréparé,quetonéquipet’apasbienaidéàtepréparer,etquetut’esfaitchoperenflag.Oualorsçaveutdirequet’asbaliséetquet’aspascruentescapacités.Quet’aspaseuconfianceentoi.Quet’aspaseuconfianceen ton équipe.Alors, t’as baissé ton froc : t’as jeté l’éponge. C’est une sacrée dégringolade, et pourremonteraprèsça…
Onnesebatjamaisseul:c’étaitmadevisepourlaTagTeam.Enfin,pourtoutlemonde,enfait.C’était ma devise pourmes coéquipiers, mais je n’y croyais pas pourmoi : j’étais la Tag Team, jevoulaisêtrel’équipeàmoitoutseul,supportertouslesautres.AvantlecombatcontreSantos,j’avaisditàMilliequ’onsebattaittoujoursseuletj’imaginequ’aufond,jevoulaispasqu’onsebattepourmoi.Pastrèsmalindemapart?Carrémentévident?Possible.Maisjesuiscommeça.Enfin,j’étaiscommeça.
Monobjectif,maintenant?Nepasjeterl’éponge.Tenirlarampe.Nerienlâcher.Mebattre.Maiscommejel’aiditàMoïse,quandlaclochesonne,ellesonne.Enattendant,monéquipemesoutient.Toute
monéquipe.Lesgarssont tousvenusàmonmariageen tee-shirtTagTeam.Enfait, iln’yavaitpasuneseule
personnedans lecortègequineportaitpasun tee-shirtTagTeamavecsoncostumeousa jupe.Mêmemesparentsetmesdeuxsœurs,quim’ontfaitlasurprisedevenir.Henryportaitlesienavecunevestedesmokingetunnœudpap.Moïseétaittoutennoir,commed’hab.Maisilavaitcomplétésonlookparunepairedelunettesdesoleilqu’iln’apasenlevéeuneseulefois,pasmêmeaucoursdelacérémonie–quisedéroulaitdansl’églisepréféréedeMillie.Lesverresfumésavaientbeauluicacherlesyeux,jesavaisqu’ilpleurait.J’aichialéaussi,j’avoue,maisjenemesuispassentiobligédelecacher.L’égliseétaitpleinedegensquicomptaientpourmoi,degenspourlesquelsjecomptaisetc’était,deloin,leplusbeaujour dema vie – ce qui prouve bien que,même avec un cancer, tu peux encore avoir de beaux joursdevanttoi.Pleindebeauxjoursdevanttoi.
C’estHenryquiaconduitMillieàl’autel.Elleportaitlevoiledesamèreetunerobededentelleblanche qui semblait appartenir à une autre époque – peut-être celle dont je lui avais parlé quand ons’était rencontrés. En la regardant avancer vers moi dans cette robe, je me suis pris à croire à laprovidenceetàtoutescesconneriesauxquellesonavaittoujoursditqu’onnecroiraitjamais,Moïseetmoi.Oupeut-êtrequelaroben’yétaitpourrien.Peut-êtrequec’étaitjustelabeautédelamariée.Rienquedelavoir,j’étaisheureuxd’êtreenvie.Maisbon,elleavaittoujourseuceteffet-làsurmoi,detoutefaçon.
Onafaitlafêteaubar:uneréceptionquiressemblaitplusàunafterqu’àautrechose.AvecMillie,onadanséjusqu’àl’essoufflement.Maisonestpartispendantquelafêtebattaitencoresonplein.Commejen’étaispascenséprendrelevolant,c’estMikeyquiajouéleschauffeurspournousconduireànotrehôtel,dansleboucandesboîtesdeconserveattachéesaupare-chocs,avecdesgantsdeboxeetunepairedechaussuresd’Axelpointure51,tandisqu’àl’intérieurdelabagnole,DamienRicechantaitAccidentalBabiesàtue-tête–demandeexpressedeMillie–etqu’onsepelotaitsurlabanquettearrière.
Enparlantdebébés,onadécouvertqueMilieétaitenceinteexactementunmoisaprèslemariage.Cequin’avaitabsolumentriend’accidenteldansnotrecas.Millieavaitdésirécettegrossesse,jepense.C’estvraiqu’une fois la chimioet les rayonscommencés, il nepourraitpasy avoirdepetitsTaggertavantlafin–quelquesoitlesensqu’ondonneaumot«fin»,enl’occurrence.Alors,elleavaittoutfaitpourqueçaarriveavant.Elle renforçait l’équipe, engageaitdenouvelles recrues, faisait toutpourmedonnerdesraisonsenbétondem’accrocher.Onétaittoujoursenmode«Toutourien»etonacélébrélanouvelle.Onrefusaitd’avoirpeurdel’avenir,devoirlesgéantstapisdansl’ombre.
Demoncôté,j’étaisjustesupercontent.Doublementparcequ’elleneseraitplustrèslongtempsenétatdedanser autourdecette foutuebarre. Jenevoulaispas laisserparler l’hommedes cavernesquisommeillaitenmoi–enfin,chezmoi, ilétaitquandmêmevachementbienréveillé,fautêtrehonnête–,maisjeneraffolaispasdel’idéequed’autresmecspuissentmatermafemmependantsesexhibitionsdepole-dance. Je lui ai bien suggéré de jouer de la guitare deux soirs par semaine au bar, plutôt.Maisfinalement,elleaparusesatisfairedelimitersesnumérosdedanseausous-soldelamaisonetd’ajouter
descoursdeyogaprénatalauprogrammefitnessdelasalle–cequinousaamenépasmaldenouvellesadhésionsauclub,d’ailleurs.
Moïse faisait de sonmieux pour empêcher lamort d’approcher et je lui laissais croire qu’il lepouvait.Mais j’étaispassé tropprès, pendant cettepremière séancede chimio,pournepas savoir cequ’il en était.Personnenepourrait la repousserquandelle finirait par arriver.Et je lavoyais arriverpourpasmaldegensquisouffraientautourdemoiaucentredetraitement.EncoreunechancequeMillienepuissepaslesvoir.C’étaitunebénédiction,enunsens.
Onm’avaitadresséauHuntsmanCancerInstituteet,aprèsdesanalysespluspoussées,matumeuravaitétérétrogradéedustatutdeglioblastomedestadeIVàceluid’astrocytomeanaplasiquedestadeIII.Bonne nouvelle. Excellente nouvellemême, qui changeait un diagnostic fatal en un diagnostic porteurd’espoir.Oupresque,parcequebientôtons’estrenducomptequelesexcroissancesdelatumeurqu’onm’avaitenlevéerefusaientdecapituler.Moisaprèsmois,mesrésultatsd’IRMvariaientàpeine.
Quoiqu’ilensoit,bonnesnouvelles,mauvaisesnouvelles,oncontinuaitàcélébrerlavie.Onriait.Ons’aimait.JechantaistoujoursetMilliedansaittoujours,mêmesiellen’avaitplusquemoipourtoutpublic,et réciproquement–valaitmieux !Elledisaitqu’aussi longtempsque jechanterais,ellenemeperdrait pas. Et ça avait l’air de marcher. Son ventre s’arrondissait, mon chiffre d’affaires aussi et,surtout,Henrygrandissait.Ilavaitpousséd’uncoup,pendantl’été,etcommençaitàsemusclersouslasupervisionconstantedesgarsdelasalle.Avecsescheveuxcourtsetsoncorpsathlétique,ilétaitquasiméconnaissablequandilestentréenpremièreaulycée.
Il avait arrêté de chercher des géants dans tous les coins. Quant à nous, au lieu de géants, oncherchait desmiracles. C’est marrant mais plus on en cherchait, plus on en trouvait. Henry tenait unjournaldenostrouvaillesetnousenfaisaituncompterendudétailléjouraprèsjour.
L’accouchementdeMillieadurélongtemps.Beaucouptroplongtemps.Maisons’enestsortis.Ons’enesttoussortis.Millieagéréçacommeunechef.Riendesurprenantlà-dedans:elleréussittoutcequ’elle entreprend. C’était un gros garçon : quatre kilos deux cent vingt-sept pour cinquante-sixcentimètres.Ilmeressemblaittellementqu’enlevoyantjen’aipaspum’empêcherdememarrer…etdechialer. Comment faire autrement ? Il était complètement chauve, ce qui accentuait encore laressemblance.J’avaisperdu tousmescheveuxavec les rayonset,depuis, je lesgardaiscourts.Henry,lui,ilajustehochélatête,avecdesminesdegrandsage,commesinotreressemblancecoulaitdesource.
Milliepensaitqu’ondevraitlaissersonfrèrechoisirleprénom.Jemepréparaisdéjààcequemonfils porte un nom de bœuf japonais ou d’autre chose tout aussi exotique qui aurait l’airméchammentridiculesurunpetitgarçonblanc.MaisHenryalonguementréfléchi,avectoutelagravitéquis’imposait,
et l’abaptiséDavidMoïse.Cequim’allait impec.Bizarrement,Millie,quin’a jamais raffolédemonsurnom, l’a d’emblée appeléMo. Intéressant, non ? Elle disait que j’étais son David et que le petitbonhomme devait avoir sa propre identité à lamaison. Et elle était convaincue queMoïse ne verraitaucuninconvénientàpartagersondiminutif.Quandmonamiaapprislanouvelle,iladitquelepetitMopouvaitbienleprendre,qu’iln’envoulaitpas,«etbondébarras!»Ildétestaitquejel’appelleMo.Maisjesavaisqu’aufond,iljubilait.
LepetitMoavaitbeauêtreungrosbébé,ilparaissaitsimenuqu’onl’agardédansnosbrastroisjours de suite, tellement on avait la trouille de le perdre si on le posait quelque part. Peu avant sanaissance,Millie avait pété lesplombs,m’avouant combien elle avait peurdenepas être capabledes’occuperdelui.Pourmoi,çan’ajamaisfaitaucundoute:elleal’instinctmaternel.C’estinnéchezelle.Cequ’ellenesaitpas,elleledevine.Etvitefait.Elleaabordélamaternitécommeelleabordetoutlereste,aveclamêmepugnacité.Sanscompterqu’ellematernaitdéjàHenrydepuislongtemps:ellen’étaitpasprécisémentunedébutantedansle«métier».Jemedemandecombienilyademèresaveuglesdanslemonde.Jesaisqueçaexiste,mêmesiçanecourtpaslesrues.
Chaquefoisqu’elleparcourtdesmainssoncorpsminuscule,qu’elledessineduboutdesdoigtssestraitsminiatures,Millieexigeque je luidécrive leplus infimedétail : sonnezenbouton, l’arcdeseslèvres,sespetitesoreilles,sespaupièresfinescommedupapierdesoie.Sesdoigts,sesorteils,lesmini-vaguesdesacolonnevertébrale,larondeurdesonbidon…Depuissanaissance,jel’aisouventsurpriseentraindel’exploreravecamour,commesielles’étaitbienjuréquerienneluiéchapperait.Çamefaitquandmêmemalpourellequ’ellenepuissepaslevoir,desavoirqu’elleneverrajamaislevisagedesonfils.Bon,sionvaparlà,elleneverrajamaislemiennonplus.MaisMillieestconvaincueque,siellepouvaitvoir,ellenousreconnaîtraittoutdesuite.Elleapeut-êtreraison,d’ailleurs.Peut-êtrequ’àforcedenoustoucher,denoussentir,denouschercher,denoustrouver,ellenousconnaîtbienmieuxquesiellenousvoyait.
Pour le moment,Millie dort et, dans la douceur du clair de lune qui entre par la fenêtre de lachambre,j’arriveàdiscernerlapâleurdesonbrasetlamassesombredesescheveuxéparssurl’oreillerblanc.C’estunebûcheuse,maMillie–mabien-nomméeAmélie.Elleatenuparoleetm’aaccompagnépasàpas, suivantmacadencesans faiblir.Fidèleà sapromesse,elle s’estoccupéedemoi largementautant,etmêmeplus,quejen’aiprissoind’elle.
Plongé dans la contemplation dema femme endormie, je tiensmon fils de deux semaines blotticontremapoitrine.Lamainposéesursondos, jesenssoncorpssesouleverets’abaissercommes’ilaspirait la vie dans ses petits poumons et la laissait refluer. Sa bonne joue rebondie est posée dansl’échancruredemontee-shirtenVet,vucettebizarresensationdemouillé, jesuissûrqu’ilm’abavédessus.Ils’estassoupientétantetjel’aidélicatementprisdesbrasdesamèrepourluifairefairesonrotetqueMilliepuisseenfinsereposer–etquejepuisseenprofiterunpeuaussi,j’avoue.C’estquec’estun vorace, mon fiston : il passe son temps à manger.Mais je parierais qu’il aimemoins le lait quel’endroit d’où il sort.Nonmais c’est quoi cette obsession des garçons pour les nichons ?Dès qu’onl’arracheauseindesamère,ilhurle.Tantetsibienquejeluiaidéjàtrouvéunrefrain:«Mo-veut-en-
co’!Mo-veut-en-co’!»D’oùleslogan«MowantsMo’»quejevaiscommercialiseravecmamarquedevêtementsTagTeam.Peut-êtrequejevaismêmelancerunelignepourenfants:Mo&Co.Oupourfemmesenceintes:Millie&Mo.Cequisonneencoremieux.
—Moenveuttoujoursplus,pasvrai,mongrand?Jedéposeunbaisersursoncrânetoutlisse.IlsentlapoitrinedeMillie.Autrementdit,leparadis.
Mêmeseshurlementssemblentdivins.Millieaffirmequesoncrivigoureuxestdevenul’undesessonspréférés,àlasecondeoùilestvenuaumonde–enbraillantcommesionluiôtaitlavieaulieudelaluidonner.
Lesyeuxtoujoursrivéssurlebeauvisagedesamère,jemurmure:—Papaaussienveutenco’.Encore,encore,etencore…J’airecommencéàluifairedescassettes.J’auraispupasseraudictaphonenumérique,maisçame
convient très bien, moi, les cassettes. J’aime leur côté concret. Millie a dit qu’elle allait les fairetransférersurCDetj’airéponduquec’étaitunebonneidée.Maisjecontinueàfairedescassettes.J’enaiunsacréstockmaintenant:lejournalaudiodetoutel’annéedernière,touslesjoursdemavie,touslesjoursdenotrevieensemble.Maintenant,jelesfaispourlepetitMo.
—David?Millieaunevoixensommeilléeettâtonneavecprécautionlaplaceàcôtéd’elle.—Jel’ai,jel’ai.Rendors-toi,jolieMillie.Vulelongsilencequimerépond,jemedisqu’ellem’aentendu.Onesttouslesdeuxsurlesgenoux,
faut dire. Lessivés. On vient de passer une année chaotique : l’enfer et le paradis. Miracles etmalédiction.Lecombataétérudeetjenesuistoujourspasdébarrasséducancer.Bon,jen’aipasperdulabataille,nonplus.Cequineveutpasdirequejenevaispasperdrelaguerre.Jevaispeut-êtreperdre,àlafin.Maisça,onrefused’ypenser.
—Etvoilàmaintenantquejen’arrivepasàmesortircettechansondelatête!Comme j’étaispersuadéqu’elledormait, j’ai sursauté, forcément.Ducoup,Moplisse sespetites
lèvres roses et laisse échapper une plainte : d’oreille d’homme, on n’a jamais rien entendu de sidéchirant.
Onpoussetouslesdeuxenchœurun«Ooooouh!»quimonteverslafinpourexprimerunemêmeextasedevantcequ’onconsidère,d’uncommunaccord,commel’êtreleplusadorabledel’univers.Lesdouxpleurssemuentbientôtenunbruitdesuccionfrénétique.Sapetitetêterebonditsurmontorse,sabouchelargementouvertecherchantquelquechosequejenepeuxrésolumentpasluiprocurer.Devantcetaveud’impuissance,jesuisbienobligédelerendreàsamère.
Milliem’aentenduarriver,tendantlesbrasversluipourleblottircontreelleetluidonnercequ’ilréclameàlongueurdejournée.
Jelâcheunsoupir:—Tropgâté.Etjemerecoucheàcôtéd’eux,sanspouvoirlesquitterdesyeuxtantlespectacleestbeau.—Iln’estpastropgâté,c’estunbébé,merétorqueMilliedansunmurmureamusé.
—Jeparlaispasdelui.Jeparlaisdemoi.J’effleureseslèvresetellesemetàfredonner:—J’aimeteslonguesjambes,j’adoretesseins,maiscequejepréfèreestsousmamain.—Etc’estça,lachansonquitetrottedanslatête?Jerigoledoucement.—Oui,gémit-elle.Etj’aibesoind’unautreverspour«Rienn’rimeavecDavid».Jememarrecarrément.—Chaquejourquipasse,monamourgrandit,jet’aimeraisencoreplusavectescheveuxgris.—Oh,c’estmieux!Jememetsalorsàchanter:—Jet’aimematin,midietsoir…—…jet’aimemêmequandonsebagarre,complète-t-elle.—J’adorelabagarre.J’aiditçajustepourlafairemarcher.Maisellemerépond,d’unevoixtendre:—Jesaisquetuaimestebattre,David.C’estmêmecequejepréfèrecheztoi.Alorsjerecommenceàl’embrasseretj’oublietoutdelachanson.Jel’embrassejusqu’àcequ’elle
aitlespaupièreslourdesetquelepetitMosemetteàgigoterentrenous.JelereprendsdansmesbrasetjelaisseMilliedormir,pendantquejebercemonfistonenluiracontantmatoutepremièrebagarre.Çaal’airdelecalmer–etmoiaussi.
Mosemetàronflerensourdineetjeluisouris,reconnaissantdebonnegrâcequelerécitdemesexploitsn’apasgrandintérêtpourlui.Ilpréfèrelargementlesnichonsauxbastons,detoutefaçon.Jenepeux pas lui vouloir.Mais j’espère être encore là assez longtemps pour lui faire découvrir qu’il y aquandmêmed’autresplaisirsdanslavie.Ilfautquejeluimontrecommentallongerunedroite,déjà.Etcomment s’en prendre une, aussi. Je veux lui apprendre comment tomber et comment rebondir mêmequandonestentraindeperdrelapartie.Dansmavie,raressontlescombatsquejen’aipasgagnés.Maispourêtrehonnête,jenesaispassijevaisremportercelui-là.Non,jenesaisvraimentpas.
Monhistoirenevapeut-êtrepass’acheverparunmiracle.Maiscomme jenesuispaspressédevoirlafin,jevaisjustemecontenterdeprendrelesmiraclesquiseprésententenchemin.Etcarrémentlazapper,lafin.J’aicomprisuntruc:c’estpasparcequejevoispascequ’ilyadevantmoiqueçadoitm’empêcherd’avancer.C’estMilliequimel’aappris.
Del’avantaged’aimeruneaveugle.
Épilogue
OMOÏSE
nmeurttous.Unjouroul’autre.C’estcommeçaquel’histoiresetermine.Onn’ycoupepas.Iln’yaaucunevariantepossible.Aucuneexception.Onmeurttous.Jeunes,vieux,forts,faibles,onfinit
tousparpartir. J’aiapprisà l’accepter.Peut-êtremêmemieuxque laplupartdesgens.Mêmesi jenecroispasquejepourraijamaislecomprendre.
Quandletempslepermet,j’aimebienmarcherjusqu’aucimetièresurlepromontoirequidominelavalléeausuddeLevan. Iln’yapasgrand-choseàvoir :quelquesmaisonsenbordureduvillage,deschamps,uneautorouteetdescollinesau loin.Enfait, lavuen’apasbeaucoupchangéaucoursdecesquarantedernièresannées.J’aidenombreuxmembresdemafamilleenterrésici.Monarrière-grand-mèreaétéenterréeici.Mamère.Monpetitgarçon,quejen’aijamaisconnudesonvivant.
Latombed’Éliestcelleàlaquellejerendsleplussouventvisite.J’aimedéposerdespetiteschosespourluisursastèle.Descaillouxbrillants,despointesdeflèches,unpinceauneufetunpetitchevalenplastique.Lesannéesontbeaupasser, lescadeauxnechangentjamais.Parcequeluinechangejamais.Dansmatête,ilesttoujourslemêmepetitgarçon,cepetitgarçonquinevieillitpasetattendquelquepartquejelerejoigne.Jesaisbienqu’iln’avaitpasbesoindetoutescesbabioles.Jesaisbienqu’iln’enveutpas,même.Jelesluidonneparceque,moi,j’enaibesoin.Parcequ’ilmemanque.Toujours.Mêmesijevis très bien sans lui.Même sima vie est remplie de gens que j’aime et quim’aiment. Rien ne peutcomblerlevidequ’ilalaissé.
Et j’en ai d’autres, des places vides comme ça : de ces petites niches individuelles, toutesdifférentes par leur aspect et l’émotion qu’elles suscitent. Espaces inhospitaliers que je ne peux pasremplir,oùriennepousse,oùlesmursrésonnentetlesilencerègne.Etchacund’euxestassociéàunestèleaucimetière.
Le cimetière de Levan s’est agrandi au fil des ans. Quand le jeune homme que j’étais alors estrevenupourlapremièrefoisàLevan,revenuchercherGeorgie–chercherunsensàsavie–,ilyavaitencoredesrangéesetdesrangéesd’emplacementslibres,petitesétenduesd’herbeverteenattentedeces
chers disparus en instance. Mais toutes ces rangées sont pleines, maintenant. D’autres ont même étéajoutéesetlecimetièren’estplussipetitqueça.
LesparentsdeGeorgiesont touslesdeuxdécédésetelleaaussiperduunfrère,quelquesannéesauparavant.Axelaététuédansunaccidentdevoiture,cinqansaprèslemariagedeTagetMillie.Onatousétébouleversésparsadisparitionet,commesafamilleenSuèdenes’estpasmanifestéeetqu’aucundesesprochesn’aréponduànostentativesrépétéesdelescontacter,onl’aamenéici,àLevan,etonl’aenterréaveclafamille.Parcequec’étaitcequ’ilétaitdevenu:unmembredelafamille.Jel’airevuunefoisoudeux,aussigrand,blondetbaraquédanslamortqu’ill’étaitdanslavie.Ilsourittoujoursetmemontredestrucs:dessouvenirsdutempsoùils’entraînaitàlasalle,dutempsoùilétaitavecTagetsonéquipe,etpuisuntasdebric-à-bracquejenecomprendspastoujoursmaisquejenemanquejamaisdepeindre. Ce sont les trucs qui comptaient pour lui et je n’ai pas besoin de les comprendre pour lespeindre.
Lavien’apasétéfacilepourlaTagTeam.Maisbon,lavien’estjamaisfacilepourpersonne.Ilyaquelquesannées,lafemmedeMikeyaperdusoncombatcontrelecancerduseinet,aprèsça,Mikeyn’apastardéàplonger.LeursenfantsétaientgrandsetMikeyétaitfatigué.C’étaitunvétéranetilauraitdûavoirdroitauxhonneursmilitaires,maisiln’enavaitpasvoulu.IlavaitperduunejambeenIrak,maisilavaittrouvéunefamilleauseindelaTagTeam.Iladoncexpriméledésirdesefaireenterrerici,prèsdesafemme,etonlesaenterrésàsixmoisd’intervalle,pastrèsloind’Axel.
QuandleplusjeunefilsdeCoryestmortd’uneleucémie,ilyaunedizained’années,ilsl’ontamenéiciaussi. Ils tenaientàcequ’ilsoitentourédans lamortdegensqui l’auraientaimédans lavie.S’ilsavaientsurvécu.S’ilavaitsurvécu.Sapetitestèleestgravéed’unarbreetonl’aenterrépasloind’Éli,quoique laplace laplusproched’Élisoitdéjàpriseetmarquéed’unestèleàmonnom.EtaunomdeGeorgieaussi.Avecnosannéesdenaissance,untiret,etunblancpourunedatequeseulelamortdonneraunjour.
J’aidespetits-enfants,maintenant.Pleinmême.Onaeudeuxautresfilles,Georgieetmoi–maispas d’autre fils après Éli – et toutes nos filles sontmariées et ont quitté lamaison pour élever leurspropresenfants.LefilsdeTag,Mo,s’estengagédanslesmarinesetafiniparentrerenpolitique.C’estleportraittoutcrachédesonpère:grand,desyeuxverts,unfrancsourireflanquédefossettesetunsacrérépondant,aveclamâchoireàl’avenant.Maisilsaitécouter,commesamère,et,commeelle,c’estunbosseur.Et,grâceàHenry,ilalecerveaucommeuneencyclopédie:incollablejusquedanslesmoindresdétails.Le sénateurDavidMoïseTaggert est unhommed’influence avec lequel il faut compter.On amêmecommencéàavancersonnomcommepossiblecandidatàlaprésidentielle.Quantàmoi,çamefaitjuste secouer la tête, en espérant que personne ne va venir fourrer son nez àLevan pour déterrer descadavresetessayerdejeterl’opprobresursafamilleetsesamis.Jetiensàmatranquillité.
Jerespireprofondémentpouremplirmespoumonsdecesilenceetdecebonair,etjemepenchepourarracherunemauvaiseherbe,chassercetintrusdemesplates-bandescernéesdemeschèresstèles.Quand jeme redresse, je surprends unmouvement du coin de l’œil et jeme retourne pour voir Tagavancerversmoiàgrandspas,avecsesépaulestoujoursaussicarrées,sondostoujoursaussidroitetson
sourire toujours aussi ravageur.Sonnommevient aux lèvres etmoncœur segonflepour l’accueillir,souhaiterlabienvenueàmonvieilami.Çafaisaitunmoment,etilm’avaitmanqué.
J
Remerciements
eledispourtousmeslivres,alorscedoitêtrevrai:chaquenouveauromanestplusdifficileàécrirequeleprécédent.Jen’ai jamaisl’impressionquelesmotscoulentdesourceetquelespersonnages
m’entraînentdansleursillage.Jen’aijamaisaucunecertitude.Jenesuisjamaissûredemoi.Jenepeuxjamaisprédirecequ’onaimeraoupas.Jenesaisjamaissimonnouveaulivreferal’unanimitéparmimesfidèleslecteurs.Jenesaisrienderien.Celadit,jesuisfièredecelivre.Jesuisfièredeseffortsqu’ilm’acoûtés.Etjesuiscontentequecenesoitpasfacile.Sic’étaitfacile,ceneseraitpasaussigratifiantd’arriveraubout.C’estladifficultédelatâchequidonneàlatâchetoutesavaleur.Et,quandj’écris,çaveutdirequelquechosepourmoi.J’espèrequeçaveutdirequelquechosepourvousaussi.
Celivreestdédiéà:CodyClark,quis’estéteintenjanvierdernieraprèsavoirluttéquatreanscontrelecancer.Nousne
nous sommes jamais rencontrés, toi etmoi,mais tu n’en es pasmoins un exemple pourmoi : tum’asinspirée.Mercidet’êtretantbattuetden’avoirjamaisoubliédedire:«Jet’aime.»Jeteprometsdeveillersurtamaman.
StephenieThomas,votredignitéetvotreforcefontdevousunmodèle.Mercid’avoirpartagévotretraverséedu cancer avecmoi de si bonnegrâce.Lemonde a besoindeplus de femmes commevous.Puissiez-vousnejamaisnousquitter.
Nicole Rasmussen, une maman aveugle avec quatre beaux enfants et un mari dévoué. Merci dem’avoir permis de tant apprendre auprès de vous, de m’avoir fait partager votre vie, d’être un telexemplededéterminationetdecran.
Richard Stowell et la charmante Ann. Merci pour votre générosité, pour cet amour que vouspartagez l’un avec l’autre et avec tous ceux qui vous approchent.Merci de m’avoir rappelé que lesorages,aussifortssoient-ils,nefontquepasser.
Jeremercieégalementdufondducœur:
Mafidèleassistante,TamaraDebbaut, toujoursaussidévouée,intelligenteetefficace.Et,enplus,ellepartagemessouffrances.Voilàcequej’appelleunevéritableamie.
Mesenfantsetmonmari:vousmerendezmeilleure.Sansvous,jenesortiraisjamaislatêtehorsdel’eau.Vousêteslebonheurdemesjoursetvousmerappelezquotidiennementcequicomptevraiment.Jevousrendsgrâcedel’amourquevousmeportez.
Jeveuxégalementexprimermaplusprofondegratitudeàmesparentsetàmesfrèresetsœursquinemanquentjamaisdem’assurerdeleuraffectionetdemedirequ’ilssontfiersdemoi.Ilssontmesplusgrandssupporters.
ÀTinaKleukerpourm’avoir faitbénéficierdeses talentsetàMandyLawlerpourcroireenmaplumeetpourm’aideràm’yretrouverdanslajungledesmédias.ÀKareyWhite,auteureetcorrectriceextraordinaire, merci pour ton excellent travail et ton soutien. À Hang Le, merci pour la superbecouverture!Jemesurelachancequej’aiquevousmettiezvotregénieauservicedemestextes.ÀJulieTitusdeJTFormatting, tusaisque jeseraisperduesans toi.ÀAdamLegasetRivenAthletics,mercid’avoir répondu à toutes mes questions sur l’univers des arts martiaux mixtes. À l’équipe deDystel&Goderich,merci de si bien défendremes intérêts. Et, enfin, àmes lecteurs et bloggeurs quim’ontsoutenuecontreventsetmaréesetquicroientenmoietenmeshistoires.Sansvous,rienneseraitpossible. Je ne peux pas tous vous nommer au risque d’oublier quelqu’un qui mérite tout autant mareconnaissance.Maismerci.Ilnesepassepasunseuljoursansquevousmetiriezdeslarmesdejoie.
avecd’autresromansdelacollectionwww.facebook.com/collectionr
Top Related