9I S T O R I ADu 3 au 17 avril 2009 Le Courrier de RussieLe Courrier de Russie
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Livres
Rester debout
« Le responsable du bâtiment vint dansnotre cellule et m’annonça la décision(…). Ma peine avait été prolongée de
cinq ans. – Signez, dit le responsable.
Je signai sans un mot.– Vous avez compris ?
Il y avait longtemps que j’avais compris.Je me replongeai dans la lecture de
Proust. »
Le 1er septembre 1935, jour de la ren-
trée des classes, le jeune Youra, élève de
seconde, n’alla pas à l’école. A bord du
bateau Travailleur de choc, il scrutait
l’horizon en tentant d’apercevoir le
mystérieux archipel des Solovki. Il
n’était pas simple passager, mais
détenu. Mineur délinquant ? Pire !
Youra, arrêté à la sortie de ses cours
quelques mois auparavant, avait tenté
de dynamiter des ponts, fomenté l’as-
sassinat du secrétaire du Comité
Central d’Ukraine ainsi qu’un attentat
contre Staline. La société devait se
débarrasser d’un tel élément ! Sauf que
tout ceci est faux, et que Youra fait par-
tie des milliers de citoyens arrêtés pour
des crimes qu’ils n’ont même jamais
songé à commettre. Une peine de trois
ans : il aurait du avoir dix-huit ans à sa
sortie du camp. Il en aura trente-six.
C’était ainsi..., roman autobi-
ographique, raconte son arrivée et sa
vie dans le camp des Solovki, l’un des
plus anciens, aménagé dans un
monastère. Youra découvre un monde
étrange où se superposent différentes
strates de l’histoire russe : des bandits,
mais aussi des intellectuels – Russes
blancs, prêtres, philosophes et inven-
teurs, étrangers accusés d’espionnage,
leaders politiques déchus... « le soir,sous les voûtes du monastère, on lesentendit souvent réciter du Virgile et duHorace en latin. » Dans cette galerie de
portraits, personne n’est ce qu’il semble
être, et chaque personnage a une his-
toire à raconter.
Malgré le défaitisme de ses
codétenus, Youra fait preuve d’un opti-
misme sans faille. « J'ai quarante ans demoins que Staline », se dit-il, choyant
cette pensée qui lui permet de croire en
sa libération. Le moyen de rester
humain : se souvenir. Et il a tout re-
tenu : les prénoms, noms, patronymes,
numéros de cellule, motifs de
condamnation et détails biographiques
de l’ensemble de ses codétenus.
Adolescent curieux et doté d'une
mémoire phénoménale, il côtoie les
meilleurs esprits de son temps et se
forge, au fil des conversations, une
opinion propre sur l'état de son pays. A
la bibliothèque du monastère, Youra
dévore le savoir et se fait aider par des
enseignants, apprend plusieurs langues
y compris des rudiments de turc. Il
étudie l’allemand auprès d’un prélat,
envoyé en Russie par le Saint-Siège
pour enquêter sur l'état des colonies
allemandes et fait prisonnier car devenu
témoin gênant de leur déchéance.
« Sans doute, presque tous avaient-ils desenfants ou des petits-enfants, dont ilsétaient séparés, et mon jeune âge suscitaitde bons sentiments chez la plupart d'entreeux ».
Au-delà de sa valeur indéniable de
document historique, C’était ainsi... est
un grand roman initiatique. La candeur
et la fougue de son auteur, son sens de
l’observation et l’évolution du person-
nage font tourner page après page, sans
se lasser, pour arriver au happy-endpromis par la quatrième de couverture :
une fois libéré, Iouri Tchirkov soutient
sa thèse de doctorat et devient pro-
fesseur de géographie à l’Académie
Timiriazev, où il dirigera la chaire de
météorologie et de climatologie. C’étaitainsi... détonne, par sa foi dans la vie et
dans l’avenir, et se détache de nombre
de témoignages publiés dans les années
1990. D’une intensité rare, cette leçon
d’optimisme est une approche excel-
lente pour découvrir l’histoire des
camps, rendue accessible même aux
jeunes lecteurs grâce à ses airs de roman
d’aventure, son style enlevé, ses dia-
logues vifs et ses personnages
attachants. Cet univers surprenant, où
la connaissance du Cavalier sans tête de
Mayne Reid peut vous sauver la vie
dans une cellule remplie de truands,
fascine malgré la noirceur de certaines
de ses pages où l’auteur ne nous
épargne pas les maladies, l’humiliation,
l’injustice et la mort, ses plus fidèles
compagnons de voyage.
Daria Moudrolioubova
Iouri Tchirkov, C’était ainsi..., Paris, Editions des
Syrtes, 2009. 367 p.
Avant les moines L’archéologue Alexandre Martynov révèle la préhistoire des îles Solovki
Quand Alexandre Martynov mit le piedaux Solovki, en 1971, leur histoire com-mençait à l’âge de fer. Le jeune professeur d’histoire, passionnéd’archéologie, parvint, à force de travailacharné, à la faire remonter jusqu’aumésolithique. « Dans mes rêves lesplus fous, je n’aurais pas imaginédécouvrir des monuments aussianciens », dit-il. Chef de l’expéditionarchéologique de l’archipel et collabo-rateur du musée des Solovki,Alexandre Martynov explique qui aconstruit les « labyrinthes » des îles, etquel était leur peuplement avant la fon-dation du monastère de laTransfiguration, au XVè siècle.
Le Courrier de Russie : Qui a découvertles îles Solovki ?Alexandre Martynov : Elles ont été
découvertes et redécouvertes plusieurs
fois. D’après les traces, les premières
visites ont eu lieu il y a 6 460 ans. On
trouve une dizaine de zones de peuple-
ment, dispersées dans l’archipel, datant
de cette période. Nous savons que les
hommes qui atteignaient les côtes des
Solovki venaient en été et repartaient
avant l’arrivée des grands froids. Il
s’agissait de peuples finno-ougriens, qui
vivaient en permanence en Carélie. La
science ne connaît rien d’autre sur leurs
origines ethniques, encore moins sur
leur langue, car l’écriture n’existait pas
encore. Nous pouvons simplement
constater que ces pionniers étaient
d’excellents marins, capables d’un
courage extraordinaire. Ils traversaient
des distances importantes dans des
embarcations très fragiles, faites d’é-
corce de bois. Nous avons le projet, cet
été, de reproduire ce modèle de bateau
et de redécouvrir les îles, sur la trace de
nos ancêtres !
LCDR : De quand datent les découvertessuivantes ?A.M. : Les habitants des terres de
Carélie n’ont pas cessé de les redécou-
vrir, depuis le cinquième millénaire. On
trouve des traces de leur présence au
mésolithique, au néolithique, à l’âge de
bronze et à l’âge de fer. Les îles
changeaient de contours et de dimen-
sions, mais n’en finissaient pas
d’éveiller la curiosité des Anciens. En
l’an 3000 avant notre ère, les îles ont été
découvertes par des habitants de la côte
orientale de la mer Blanche, notam-
ment de la péninsule d’Onéga. Ce sont
ces derniers qui auraient édifié les
fameux « labyrinthes» de l’île, au moins
en grande partie.
LCDR : On en compte trente-cinq surl’ensemble des îles de l’archipel, qui rap-pellent d’autres labyrinthes du même
type, dispersés en Finlande, en Suède eten Norvège. Que sait-on de leur destina-tion ?A.M. : Rien de très précis, ma-
lheureusement. Sur le littoral des
Solovki, on trouve quelques labyrinthes,
où les pêcheurs préhistoriques priaient
leurs dieux pour une pêche féconde. En
s’éloignant des côtes, des labyrinthes
entourés de petites amas de pierre dis-
simulent des sépultures humaines. On
suppose que les tribus onégiennes y
enterraient leurs morts, transportés spé-
cialement depuis le continent.
LCDR : Pourquoi ne pas les enterrer là oùils vivaient en permanence ?A.M. : Les ancêtres préféraient les
emporter au-delà de la mer pour
empêcher les âmes de revenir. C’est
aussi pour cette raison qu'ils construi-
saient des dédales à proximité des
cimetières. L’âme sortie de sa tombe
devait se perdre dans ce labyrinthe inex-
tricable. Ces constructions de pierre
reproduisent le monde souterrain, où
les morts errent dans l’obscurité sans
pouvoir trouver de sortie. Selon les
croyances des tribus des terres d’Onéga,
les morts s’en allaient au pays de la nuit
éternelle, là où le Soleil se couche. Les
îles Solovki, qui se trouvent précisément
dans cette direction, étaient ainsi
perçues comme la première escale,
nécessaire et obligatoire, de toute âme
accomplissant son voyage posthume.
LCDR : Pourquoi existe-t-il si peu d’in-formation confirmée sur les labyrinthesdes îles Solovki ?A.M. : Il faudrait pouvoir faire des
fouilles dans les labyrinthes mêmes.
Mais cela entraînerait inévitablement
leur destruction, ce que je considère, en
tant que scientifique, inadmissible. Le
seul archéologue à avoir effectué des
fouilles dans un labyrinthe est
Alexandre Brioussov, frère du poète
Valeri Brioussov. En 1930, il en a dé-
truit un sans pour autant faire de réelles
découvertes. C’était une période
d’anarchie absolue dans la science
archéologique, ce qui a permis que ces
fouilles soient effectuées. De nos jours,
il aurait été banni de l’ordre des archéo-
logues.
LCDR : Que sait-on sur l’histoire plusrécente des îles Solovki ? Entre la préhis-toire et l'arrivée des premiers moines ?A.M. : Au Moyen Âge, les îles étaient
régulièrement fréquentées par les
Tchouds « aux yeux blancs », qui
arrivaient des côtes orientales de la mer
Blanche. Ce peuple semi-légendaire, de
chevaliers et de magiciens, y faisait escale
avant de repartir pour les pays scandi-
naves, avec lesquels ils entretenaient des
relations de commerce intenses1. A la
même époque, du XIIè au XVè siècle, les
îles étaient visitées par les Samis, venant
de Carélie. Ce peuple, dont les descen-
dants habitent encore en Russie et dans
les pays scandinaves, a laissé sur l’archipel
de nombreuses idoles de pierre, des
seyedes. [Les Samis croyaient que leurs
ancêtres se pétrifiaient après la mort, et
avaient coutume de les honorer en les
couvrant de sang d’animaux ou en leur
offrant une tête de poisson ou de renne,
pour s’assurer une chasse fructueuse,
ndlr]. Les Samis ont aussi édifié quelques
labyrinthes. Enfin, les livres monastiques
racontent que Pierre le Grand, impres-
sionné par ces dédales lors de sa visite sur
les îles en 1702, en aurait, à son tour, fait
bâtir un par ses soldats.
LCDR : Depuis 1984, vous dirigezl’ensemble des fouilles archéologiques quiont lieu sur les îles. Vous avez comblébeaucoup de lacunes dans la préhistoirede l’archipel, notamment en découvrantdes monuments datant du mésolithique.Le lieu représente-t-il quelque chose departiculier pour vous ?A.M. : Pour moi, les Solovki sont avant
tout un endroit au passé très riche, per-
mettant de nombreuses découvertes
archéologiques. Je ne trouve pas,
contrairement à un très grand nombre
de gens, qu’il s’agisse d’un lieu unique
et exceptionnel, sorte de centre spirituel
de la Russie. On trouve sur ces îles
autant de sainteté et de péché que
partout ailleurs.
LCDR : Vous êtes né dans la régiond’Archangelsk et avez vécu toute votre viedans le Nord russe. Existe-t-il une réellespécificité des habitants de cette région ?A.M. : Les gens du Nord ont toujours
été considérés comme très hospitaliers
et solidaires. Il y a une trentaine d’an-
nées, lorsque, professeur de lycée, j’or-
ganisais des randonnées avec mes
élèves, je pouvais sans crainte me
présenter dans une maison de village en
étant certain de trouver un accueil
chaleureux, un repas chaud et un
endroit sûr pour passer la nuit.
Pourtant, même à l’époque, nous
préférions frapper aux portes des
maisons qui semblaient les plus dému-
nies... Aujourd’hui, c’est fini. Les gens
n’ouvrent plus au premier venu et,
quand ils accueillent des visiteurs, c’est
en échange d’une somme d’argent.
Propos recueillis par Inna Doulkina
1En témoigne une collection de bijoux tchoudiens
datant du XIII siècle, découverte récemment sur les
îles Solovki. Appelés « bijoux russes », ils étaient très
répandus à l’époque en Finlande, en Suède et en
Norvège.
D.R
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