Le coup de foudre de Zéphirin
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada Guertin, Stéphane, 1980‐ C'est arrivé à Sainte‐Utopie / Stéphane Guertin ; illustré par Jennifer Larocque. Accompagné d'un DC. ISBN 978‐2‐923312‐08‐8 1. Contes‐‐Ontario. 2. Canadiens français‐‐Ontario‐‐ Folklore. I. Titre. GR113.5.O5G84 2009 398.2'09713 C2009‐905578‐3 Tous droits réservés. Toute reproduction, traduction, ou adaptation, en tout ou en partie, par quelque procédé que ce soit, est strictement interdite sans l’autorisation au préalable de l’Éditeur.
Les Éditions Sans Limites, inc. Orléans (Ontario) Courriel : [email protected] Internet : www.sanslimites.ca Dépôt Légal – 4e trimestre 2009 Bibliothèque Nationale du Canada
Conception de la couverture : Anick Bertrand Photo sur la couverture : Francine Dion Illustrations : Jennifer Larocque Révision : Jacques Côté
Du même éditeur : Pensées du Jour – Tome Bleu Pensées du Jour – Tome Rouge Pensées du Jour – Tome Pas Jaune Pensées du Jour – Tome de Bronze 8850 ‐ Récit d'aventures de Jean‐François Carrey, devenu le plus jeune Canadien à avoir conquis l'Everest
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Préface Il ne faut pas chercher Sainte‐Utopie sur une carte, mais il faut y aller en courant, les pattes aux fesses, dans ce monde de Stéphane Guertin, pour arriver à suivre les péripéties abraca‐dabrantes de la vie des habitants de ce village qu’il a inventé. Ce n’est pas un livre de tout repos, tant il est chargé de rebondissements. Ce livre saisit le lecteur par la main et par le cœur pour l’entraîner à la poursuite des aventures invrai‐semblables, merveilleuses et humoristiques que l’auteur a imaginées et qu’il a truffées de chansons. Mettez‐y la pédale douce, car si vous lisez trop vite, vous raterez toutes les subtilités et les superbes images poétiques que l’auteur nous projette, tous ces mots qu’il invente et tous ses clins d’œil à la gloire de la candeur et de l’intelligence de ses personnages, si débrouillards qu’ils viennent joyeusement à bout de toutes les avaries qui les assaillent. Il ne s’agit pas d’un monde enchanté, mais d’un charmant village où ne vivent pas des rois, des princesses, des lutins, des ogres, des fées ou des dragons, mais juste des villageois attachants, des hommes, des femmes et des enfants au
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nombre de 101. Parmi eux, Zéphirin, le violoneux‐brigadier, et ses soixante‐dix ans d’histoires fascinantes que nous transmet l’auteur. La parole conteuse de Stéphane Guertin est aussi habile que son imagination est fertile. Cette parole, il l’a d’abord dé‐ployée sur scène devant des auditoires captivés pour ensuite la loger à l’enseigne d’un livre, celui que vous tenez entre les mains et que vous lirez avec bonheur et sourires à l’appui. À la fin de la lecture de ces contes, vous aurez le goût... non, le désir fou... non, la rage d’aller faire un heureux séjour à Sainte‐Utopie!
Danièle Vallée
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Avant‐propos J’ai entendu mon premier conte par un bel après‐midi. C’était le même après‐midi où j’ai touché un violon pour la première fois. Pour moi, la musique et le conte ont toujours été reliés. Préparez‐vous, ce que vous lirez sera très musical. Écoutez avec vos yeux et comprenez avec votre cœur. Je vais vous parler d’une place si lointaine que sur le chemin on ne croise que des planteurs d’arbres et des ragots...
Là où le soleil se pointe toujours vers la fin de la petite nuit à travers les bouleaux... quand les oiseaux se mettent à sifflâyer dans les branches du grand érable en face de l’église... que leurs cousins s’installent sur le grand « Bienvenue » – comme tout le monde l’appelle – la grande pancarte en fer forgé à l’entrée du village, sur laquelle on peut lire depuis cent ans : « Bienvenue à Sainte‐Utopie. Population : 101 »… quand les murmures de la nuit se taisent au profit du clapotis du lac sur le quai municipal et des rires des enfants qui surprennent le concierge de l’école, concentré sur son café... encore chaud de la torréfaction matinale de Denise au comptoir de son restaurant familial pour la 26e année de suite… quand les enfants traversent la rue et montent les grands escaliers de l’école primaire, secondaire, collégiale et presque universitaire
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de Sainte‐Utopie ; à ce moment‐là, le brigadier Zéphirin baisse la vieille pancarte ARRÊT‐STOP rouillée qu’il tient dans ses mains à 8 h et 3 h depuis la vente de sa ferme. Et puis…oups! à la dernière seconde, il doit remonter sa pancarte parce que le petit Mathieu passe. Il est toujours en retard. - Bon. Passe, Mathieu! Une fois que Mathieu arrive en haut des marches, on sait que plus personne ne se promène dans les rues du village. Zéphirin vient s’asseoir sur le banc de la poste, de l’ancien bureau de poste. Ça fait vingt ans que le courrier est rendu dans un dépanneur pas loin de la grande route, que l’ancienne cabane à lettres a été transformée en maison. Mais il n’y a jamais personne qui oserait enlever ce banc, ce lieu de rendez‐vous depuis des générations, directement en face de l’église. Quand le calme reprend le dessus, les soixante‐dix ans d’his‐toires de Zéphirin se mettent à résonner dans ma tête. Résonnent aussi fort que le son de son violon avec lequel il essaie de m’enseigner le savoir familial parce que ses enfants ne voulaient pas l’apprendre. C’est alors que, dans ma tête, le bourdonnement du quotidien se contente d’un rôle de back vocal. Laissant, solistes, les histoires du vieux. - Bienvenue au cœur de Sainte‐Utopie!
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Donc je suis là, sur le banc de la poste avec Zéphirin. La première fois que j’ai vu Zéphirin, c’était un beau samedi que j’avais de congé au camp de plantation. J’étais descendu au village le plus près, qui était Sainte‐Utopie. Puis, je l’ai vu là. Il était assis tout seul sur le banc de la poste, en plein cœur du village. Non seulement était‐il en plein cœur du village, il était directement au sud de l’église, au nord de l’ancienne cabane à lettres, à l’ouest du cul‐de‐sac et à l’est de la grand‐route. En fait, le banc de la poste était exactement en plein cœur des quatre points cardinaux. Zéphirin, je l’ai croisé pour la première fois sur ce banc‐là. Il jouait du violon, tout seul. « Je grafigne le temps », qu’il disait. Puis là, voyant qu’il avait sa casquette posée à terre, comme un petit gars de la ville, j’ai laissé une piastre dedans. En faisant ça, j’ai attiré son attention, mais pas tout à fait de la façon que je pensais. Il a plutôt dit : - Quessé qu’tu fais là? C’est ma casquette! J’ai voulu m’excuser, mais il m’a dit : - Assieds‐toi. Tiens, prends ça.
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Il m’a prêté son violon. Je lui ai dit que je n’en jouais pas, puis il a répondu : - Moi non plus, je ne jouais pas avant de commencer. Je n’ai pas eu le choix : j’ai pris son violon, puis j’ai commencé à grafigner le temps, moi aussi. J’ai passé tout l’après‐midi à forger mon violon en écoutant les conseils de maître de Zéphirin. - Mets ton doigt là. Ici. Non là. Ici. Pas ce doigt‐ là !*& ?%$ Et j’apprenais tranquillement, pas vite. À chaque mauvaise note, Zéphirin, de toute sa subtilité pédagogique, toussait pour m’enterrer. À la fin de l’après‐midi, j’étais presque capable de faire une chanson et j’ai décidé d’y retourner. Tous les samedis, quand j’avais congé, je descendais au village parce que ça me disait de prendre une petite leçon de violon. Un jour, après avoir travaillé deux, trois reels, Zéphirin s’est tanné. Le silence avait remplacé le grafignage. Puisque je n’avais rien de mieux à faire, je me suis mis à gratter un petit bout de peinture écaillée sur le banc de la poste. Zéphirin, dès qu’il n’avait rien à faire, il remontait son dentier avec sa langue. Plish. Et il le remettait en place. Plosh. On passait du temps comme ça. On était bien. Je grattais, il ploshait ; je
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grattais, il ploshait. Gratte, plosh. Gratte, plosh. Un moment donné, on s’est synchronisés. Je faisais 30 grattes par minute et lui 30 plosh. Au moins on savait quelle heure il était. Gratte, plosh… Après quelques heures, les gens venaient régler leur montre sur « nous autres ». À la fin de la journée, il ne restait plus vraiment de peinture sur le banc et Zéphirin n’avait plus beaucoup de gencive. Il fallait se trouver une autre activité. C’est là que le conte s’est emparé de ses lèvres. Il m’a raconté sa grande histoire d’amour. - Eh oui, c’est arrivé en 1900 noir et blanc, que me dit Zéphirin. Zéphirin, un jeune berger très professionnel, tentait de protéger son troupeau de moutons en cette journée d’orage terrible. De la pluie comme les Niagara qui tombait du ciel. Des éclairs plus brillants que le maire du village, qui avait pourtant une réputation intermunicipale. Tel un garde du corps vaillant, Zéphirin n’hésitait pas à défendre ses pauvres brebis qui frisaient de peur à l’idée de se faire électrocuter par les éclairs. C’était un petit vite. Au fur et à mesure qu’il voyait descendre un éclair du ciel, il tassait vite son troupeau de moutons d’un bord et l’éclair tombait à côté. Un autre éclair arrivait, il tassait le troupeau, etc. Tout allait bien jusqu’à ce
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qu’il se fasse déconcentrer. Au bout de sa terre – bon, ce n’était pas vraiment de la terre, c’était plutôt de la glaise –donc au bout de sa glaise, il vit passer une belle bleue aux yeux blonds comme aurait dit sa mère. À ce moment‐là précisément, le coup de foudre lui tomba dessus. Un coup de foudre chargé de millions de volts amoureux. La secousse fut si brutale que le jeune homme se trouva dorénavant immunisé contre tout autre coup de foudre éventuel. Ç’avait tellement brûlé d’amour que Zéphirin resta bronzé jusqu’en octobre… de l’année d’après. Mais ce n’est rien, comparé à son cœur qui brûle, encore aujourd’hui, pour la belle. Zéphirin, sachant à la perfection comment faire la cour aux dames, se dit : - Je pourrais aller lui parler! Il partit à la course. Il courait et courait avec ses petites bottes en caoutchouc. Plus il courait, plus il voyait que ça ne servait à rien. Il glissait sur la glaise. Cependant, les ruisseaux entre les champs se gonflaient d’eau transformant les petites collines de glaise en îles. Il n’allait pas réussir à rejoindre la belle avant qu’elle ne soit complètement ensevelie. Zéphirin, quand il a vu ses pieds dans glaise, était prêt à tout pour sauver la belle du gouffre. Mais le niveau d’eau montait aussi vite que sa libido.
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Il n’aurait jamais le temps de se rendre avant que son enthousiasme ne se liquéfie. Tout à coup, un éclair vint s’a‐battre directement devant lui. C’est alors que l’éclair de génie le pogna. Zéphirin, qui réfléchissait à la vitesse de la lumière, se dit : - Je l’ai eu, mon coup de foudre, et un coup de foudre, on a ça une fois dans une vie. Immunisé, il pouvait se permettre de tâter le danger. L’éclair était bien ancré dans le sol et retenu par le nuage en haut. Il se rappela ses cours de tir à l’arc et s’étira le bras pour essayer de prendre l’éclair au beau milieu entre ciel et terre. Il tira. Il tira encore plus fort. Les veines commencèrent à sortir de son front. L’éclair était bien retenu au sol et les nuages descen‐daient sous la tension. Dès qu’il lâcherait ses pieds du sol, il partirait comme une flèche pour aller sauver la belle. Il dut faire vite, un éclair ça passe vite. (Vous avez l’histoire en détail dans ce livre pour vous aider à comprendre, mais en temps réel vous n’auriez même pas eu le temps de lire une seule lettre.) Il se lâcha les pieds du sol et partit. Tel un Superman avec des bottes à vache, il vola. Il monta dans le ciel de Sainte‐Utopie. Il monta et monta. Alla chatouiller les nuages et redescendit. Il
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vit bien que l’attraction terrestre était plus forte que l’attraction de la belle. Au moment où il se disait qu’il n’y avait plus rien à faire, un autre éclair descendit tranquillement dans le ciel, traçant devant lui un « z », un « w » sur le côté, un « a » accent circonflexe et à la trente‐quatrième lettre qui était un « Z » majuscule avec une cédille en dessous, il se pogna sur la cédille, puis il balança l’éclair comme une liane électrique et remonta dans le ciel de Sainte‐Utopie. En haut, se trouvait un autre éclair. Il s’accrocha et redescendit, et ainsi de suite. Notre Tarzan électronique avait trouvé son moyen de loco‐motion. D’une liane lumineuse à l’autre, il se promenait dans les champs de Sainte‐Utopie. Après quatorze éclairs, il était rendu. Il se laissa tomber et aglaisit devant la belle. Zéphirin enlaça la belle pour la rassurer, mais l’eau montait toujours autour d’eux. La belle, qui ne savait pas nager, cria à Zéphirin dans un élan de passion : - Fais quelque chose. Je suis toute mouillée! Zéphirin qui savait comment réagir face à ce type de problème, mit sa main dans son pantalon et lui dévoila son arme secrète. Elle, de s’écrier : - Comment tu vas faire, c’est tout petit?
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Zéphirin tenait dans sa main virile une minuscule allumette en bois. Une éclisse avec un peu de soufre au bout pour son allumage. Zéphirin, question de bien protéger l’allumette de la pluie battante, prit le tablier de cuisinière que la belle avait autour de la taille et le mit au‐dessus de leurs têtes. Il inséra l’allumette entre deux de ses doigts rugueux et la ressortit aussitôt. La friction provoquée entre l’embout recouvert de soufre pour son allumage et la peau rocailleuse de ses doigts alluma le brasier. Le petit feu de camp miniature les réchauffa tout d’abord, puis les sécha et ensuite fit monter de l’air chaud dans le tablier de la belle. Le tablier se gonfla et se transforma en montgolfière à deux. Les amoureux s’y accro‐chèrent et se mirent à monter dans le ciel. C’est comme ça que la belle partit en balloune. Ils montèrent si haut qu’ils dépassèrent la première couche de nuages. Ils traversèrent la deuxième, la troisième et se rendirent jusqu’au septième ciel. Tout ça, grâce à une petite allumette. De là à croire que les armes les plus simples, les plus minimalistes, sont parfois les plus efficaces, surtout en amour. Tant qu’à avoir atteint le septième ciel ensemble, les amoureux se présentèrent.
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- Moi c’est Béatriche. - Moi c’est Zéphirin. Et ils discutèrent longuement de ce qui venait de se passer. - Je me suis balancé d’un éclair à l’autre. - Ouain, j’ai vu ça! Et là, je vous fais grâce des détails, mais ils eurent ensuite une conversation fort intéressante sur la politique municipale. Ils éteignirent la petite allumette d’amour, puis la montgolfière tandem redescendit vers le village.
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Le grand « Bienvenue » En arrivant à l’entrée de Sainte‐Utopie, devant le grand « Bienvenue », c’était la consternation générale. Tout le mon‐de de Sainte‐Utopie était en rond autour du « Bienvenue », la pancarte à l’entrée du village. Cette journée‐là, le coup de foudre n’était pas seulement tombé sur les deux amoureux, mais aussi sur le fameux « Bienvenue ». Directement sur le fer forgé. Ç’avait tellement chauffé que le métal s’était tordu de tous les côtés. On ne lisait plus « Bienvenue à Sainte‐Utopie Population : 101 » comme depuis cent ans, comme depuis la création du village. Les chiffres avaient travaillé. Le dernier chiffre « 1 » s’était tout tordu et il était devenu un « 2 ». On entendit les ragots des villageois : - Ç’a pas de bon sens. - C’est un mensonge! - On n’est pas 102 pantoute. - D’un coup que quelqu’un d’un autre village voit ça, il va dire : « Fausse représentation! Scandale! Regarde‐les donc se vanter! »
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