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Que faire de la « tradition » ?
Le potager des malfaiteurs ayant échappé à la
pendaison d'Arto Paasilinna
Roudinesco, en dernière analyse
La psychanalyse en France : un cas grave mais
pas désespéré
Marguerite Duras : «Le plus difficile, c'est de se
laisser faire»
populaires récents
Un concours pour l'égalité
Étienne balibar
Mo Yan: «Il n'est pas si facile de se comporter
en être humain»
Bruce Bégout: «Il est terrible de se dire que le
livre s'achève avec le dernier mot»
Balibar, au sujet du citoyen
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ACTUALITÉ
Etienne Balibar: «Il avait un talent pour instaurer un climatd’égalité»
Actualité 29/01/2015 par Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski (2074 mots)
Quelle fut l’ambiance du séminaire auquel vous avez
participé en 1965 ?
ÉTIENNE BALIBAR. Oui, cinquante ans déjà, j’ai du mal à y
croire. La conclusion logique serait que tout cela n’a qu’un
intérêt archéologique. Je serais prêt à l’admettre si je ne
constatais pas qu’il y a beaucoup de lecteurs de Lire le Capital
dans le monde, y compris dans la jeune génération. L’an dernier
j’ai fait en Angleterre et aux EtatsUnis des cours sur les lectures
de Marx qui ont émergé en Europe au milieu des années 60 :
celle d’Althusser en France et celle de Tronti en Italie, et j’ai pu
voir que cela soulevait beaucoup d’intérêt. Naturellement il ne
faut pas répondre à une telle demande de façon pieuse ou
antiquaire. Il faut essayer de le faire de façon exigeante, sans
concessions.
La première chose que je voudrais dire, c’est que ce séminaire
fut un travail collectif. J’ai écrit quelque part qu’Althusser avait un
talent particulier pour instaurer un climat d’égalité et pour
stimuler le désir et les capacités intellectuelles de ses élèves,
alors même qu’il avait, par définition, plusieurs longueurs
d’avance en philosophie et en politique. D’autre part, à propos
de ses «souvenirs» autobiographiques (L’Avenir dure
longtemps), où il dit que notre lecture du Capital était une façon
de «piéger» le Parti Communiste Français qui se réclamait de
la science marxiste, en le battant en quelque sorte à son propre
jeu, j’ai écrit que je ne croyais pas à cette explication
conspiratrice, inspirée par la désillusion de sa fin de vie. Sur ce
point, il y aurait lieu d’apporter des précisions, compte tenu de
documents qui ont été publiés depuis – voir, par exemple, la
«Note à Henri Krasucki» de février 1965, par Louis Althusser,
sur la politique du parti à l’égard des travailleurs intellectuels,
note publiée par la Fondation Gabriel Péri. Mais, sur le premier
point, je maintiens mon point de vue.Comment s’est formé le groupe d’étudiants autour
d’Althusser ?
Ce groupe était animé à la fois par le désir de participer à un
grand renouvellement en cours de la philosophie et des
sciences humaines, et par la volonté de sortir le marxisme de
son impasse, de façon à retrouver l’alliance de théorie et de
pratique qui faisait sa force historique, dans ce que nous
pensions être une nouvelle «saison» révolutionnaire. En somme,
nous voulions contribuer à ce que Régis Debray baptisera un
peu plus tard une «révolution dans la révolution». Nous étions les
enfants de la guerre d’Algérie, de la révolution cubaine et de la
déstalinisation. Sartre avait proclamé le marxisme «horizon
philosophique indépassable de notre temps», et nous en étions
tous convaincus, mais les instruments philosophiques dont nous
voulions nous servir pour le ressusciter n’étaient pas ceux de
l’existentialisme et de la phénoménologie, c’était ceux de
l’épistémologie historique «à la française» et de ce que
Foucault baptisera un peu plus tard les «contresciences»
structuralistes.
C’est nous (Pierre Macherey, JeanPierre Osier, François
Regnault, Michel Pêcheux, Roger Establet, Yves Duroux,
Jacques Rancière, moimême, plus tard Robert Linhart, Jean
Claude Milner et JacquesAlain Miller) qui étions allés chercher
Althusser, après la publication de ses premiers articles
retentissants sur Marx, pour lui demander de créer un groupe de
travail avec nous. Lui, de son côté, nous avait embarqués dans
un long détour, passant par la critique des textes du jeune Marx
« hégélien » et « feuerbachien », l’étude des origines
philosophiques du structuralisme, et surtout une année entière
consacrée à la refonte de la psychanalyse par Lacan, que nous
avons rencontré en 1963. La quatrième année fut consacrée à
l’étude du Capital, et c’est des exposés du séminaire (moins
celui de Maurice Godelier, qui avait repris des articles déjà
publiés) que sortit le volume de 1965.Quel regard portezvous sur les différents exposés de ce
séminaire ?
Je suis frappé par plusieurs choses. L’une, c’est que le socle
comporte un apport décisif qui vient d’Althusser (c’estàdire de
la nouvelle conception de la dialectique et de l’histoire du
marxisme exposée dans Pour Marx, la fameuse «coupure
épistémologique»), mais aussi une forte influence de notre
formation en cours à la même époque (en particulier l’influence
épistémologique de Canguilhem et celle du structuralisme assez
particulier de Lacan, que naturellement Althusser avait
encouragées). La seconde c’est que, sans que nous en ayons
été complètement conscients à l’époque, nos contributions sont
loin d’aller toutes dans le même sens. C’est particulièrement
clair dans la différence entre le texte de Rancière et le mien, l’un
tirant vers une conception critique (et même «criticiste») du
marxisme, et l’autre vers une conception scientifique (positiviste,
à condition de prendre le terme dans son acception comtienne).
Indépendamment des raisons personnelles et politiques qui ont
conduit à rééditer Lire le Capital en 1968 dans une version
«simplifiée» c’estàdire expurgée (en particulier sans l’exposé
de Rancière), ce qui n’aurait pas pu avoir lieu si je n’avais pas
été d’accord (et dont je ne suis pas fier aujourd’hui), ceci
explique qu’il ait fallu ensuite pratiquement « choisir » entre ces
orientations divergentes. Et la troisième chose qui me frappe,
c’est l’inégale qualité des exposés d’Althusser : à côté de
moments brillants et profonds (la définition de la «lecture
symptomale» ou l’esquisse du «temps historique» comme non
contemporanéité du présent), il y a des développements très
scolaires, et d’autres franchement catastrophiques sur lesquels
il reviendra plus tard (en particulier l’exécution sommaire de
Gramsci comme penseur « historiciste », qui est parfaitement
stalinienne).Ces divergences sontelles le signe d’un travail vivant et
contradictoire ?
On aurait pu même d’ailleurs rêver qu’elles soient discutées en
commun dans les années suivantes, et sans doute c’est ce
qu’Althusser aurait voulu. Cela n’a pas été possible, à la fois
parce que nous n’avions pas les mêmes intérêts
philosophiques, et parce que, dès avant 68, nous avons fait des
choix politiques divergents.
Or tout ce travail était surdéterminé par les intentions politiques,
même s’il contenait des éléments qui peuvent être repris
autrement. Le «groupe» althussérien (qui était fluctuant,
susceptible de s’étendre à d’autres plus anciens, comme
Charles Bettelheim, Badiou, Terray, Suzanne de Brunhoff ou
Poulantzas, ou plus jeunes comme Dominique Lecourt, Christine
BuciGlucksmann, André Tosel) a donc éclaté assez vite. Ses
membres sont passés par des phases tendues dans leurs
relations, mais au fond l’amitié est restée, ou s’est reconstituée,
ce qui est aussi je pense un témoignage de «l’effet Althusser».
Dans La Philosophie de Marx, vous évoquez le projet de
refonte du concept d’histoire par Althusser et la tentative
de construction d’une «topique» pour le matérialisme
historique. Comment arracher l’historicité des luttes de
classes à la linéarité et lui restituer son caractère
d’imprévisibilité ?
Oui, les deux choses sont liées, du moins dans la conception
proposée alors par Althusser qui demeure, à mes yeux, un
instrument de pensée très suggestif. L’idée de la «topique»
vient de Freud, qui s’en sert pour schématiser l’articulation des
«instances» de l’appareil psychique, par définition irréductibles
à une temporalité unique, aussi bien dans une représentation
causaliste que dans une représentation spiritualiste ou
intentionnaliste. C’est une façon originale de combiner Marx
avec Freud, complètement différente du «freudomarxisme» de
l’époque. Elle ne répond pas directement, du moins dans un
premier temps, à la question de savoir s’il y a une
interdépendance de l’idéologie au sens marxien et de
l’inconscient au sens psychanalytique, même si elle n’interdit
pas de la poser (et cette question viendra plus tard, chez
Althusser luimême et certains de ses disciples, comme Michel
Pêcheux).
Pour Althusser la notion de topique était fondamentalement
matérialiste, elle s’opposait à ce qui, dans le marxisme lui
même, perpétue l’héritage de la philosophie hégélienne de
l’histoire, c’estàdire l’idée d’un progrès inévitable de l’humanité
ou de la civilisation vers sa « fin », vers la résolution de toutes
ses contradictions par une dialectique interne. A terme elle
devait l’obliger à « choisir » entre le matérialisme et la
dialectique, mais dans un premier temps elle lui permettait de
refondre la dialectique, en l’arrachant à toute idée de
préformation, de calculabilité, de téléologie. Evidemment cela
ne pouvait pas faire l’affaire du marxisme de parti, qui voyait
dans le communisme l’aboutissement d’une évolution
commencée depuis les sociétés «primitives», et dans le
socialisme d’Etat la forme nécessaire de la «transition» du
capitalisme au communisme.Quel rôle y joue la notion d’Althusser de surdétermination
?
En effet, l’instrument de critique du déterminisme et du finalisme
au moyen de la «topique», dès Pour Marx, ce fut l’idée de la
«surdétermination» des conflits, qui est une notion structurelle
(présente dans tous les moments de l’histoire) mais appliquée
aux conjonctures (toujours singulières, jamais réductibles à un
«type»).
Plus tard Althusser complètera la surdétermination par la «sous
détermination», qui ajoute un élément d’inachèvement,
permettant de penser non seulement des productions
d’événements, mais aussi des évolutions ou des révolutions
«manquées». Ceci dit là encore il y a une forte tension interne,
très difficile à soutenir.
Pour Althusser, qui de ce point de vue est un marxiste
complètement « orthodoxe », le fond commun de toutes les
transformations c’est la lutte des classes : donc les différents
niveaux ou instances hétérogènes, irréductibles à une
temporalité ou causalité unique, sont des modalités de la lutte
des classes, économiques, politiques, idéologiques… C’est
pourquoi la « topique » doit comporter une dernière instance,
rattachée à l’exploitation des travailleurs. Chaque fois qu’il a été
tenté de s’écarter de cette idée pour faire droit à d’autres types
de pratiques, à égalité, on lui a rappelé ou il s’est rappelé à lui
même «le primat de la lutte des classes».Quelle leçon retenir sur les acteurs de l’histoire ?
On peut alors penser que la différence des instances (ou des
pratiques, des mobilisations) ne sera jamais réelle, engendrant
une vraie surdétermination, si n’interviennent pas d’autres
«histoires» que l’histoire de la lutte des classes, y compris dans
son propre déroulement. Et là c’est très difficile, parce qu’il
faudrait arriver à la fois à ne rien retirer de la lutte des classes
(en particulier de son «universalité»), tout en lui ajoutant
constamment autre chose, qui ne lui est pas réductible (y
compris d’autres intérêts, tout aussi universels, comme
l’émancipation des femmes ou les luttes pour l’égalité des
sexualités, des langues et des cultures, ou comme les
engagements religieux, qui l’intéressaient énormément, plus que
le nationalisme, en raison de ses convictions de jeunesse).
Aujourd’hui je serais tenté de penser qu’une bonne façon d’être
althussérien, ou marxiste, c’est de dire qu’il n’y a pas de
pratique ou d’événement qui ne soit pas surdéterminé par la
lutte des classes… Mais Althusser n’aurait sans doute pas pu
dire les choses comme cela.Dans vos Ecrits pour Althusser, vous montrez que la
notion de « reproduction » chez Althusser contient un
projet ontologique, l’idée d’une identité entre lutte et
existence. Quelle est cette idée, à laquelle Althusser
semblait tenir ?
Oui, j’ai écrit cela. C’était avant qu’on découvre les écrits
d’Althusser sur le « matérialisme aléatoire ». Je pensais qu’il
s’agissait d’une thèse philosophique, à laquelle on pourrait
donner une forme spinoziste : pugnare idem est ac existere
(exister c’est la même chose que se battre), mais aussi inspirée
de certaines formules de Marx : «la lutte du prolétariat
commence avec son existence même» (et s’il ne luttait pas
contre l’exploitation, il serait éliminé, car le capitalisme ne
cherche aucunement à «faire vivre» ceux qui produisent sa
richesse et sa puissance). Mais j’y voyais aussi une maxime de
vie d’Althusser luimême, ayant une portée existentielle.
Il faudrait revenir sur tout cela, sur la façon dont, audelà
d’Althusser ou à son propos, on peut combiner une conception
tragique de la vie et de l’historicité, centrée sur le conflit, la «
guerre » au sens général du terme (polemos), avec un
matérialisme des « conditions » toujours changeantes, des
occasions à saisir et à manquer, de la fortuna… Cela explique
pourquoi Althusser a fini par dire que Machiavel était le plus
grand philosophe matérialiste de l’histoire, et a écrit sur lui un
très beau livre (publié après sa mort). Tout cela est aujourd’hui
l’objet de beaucoup de commentaires, je pense au livre de
Warren Montag, Althusser and His Contemporaries:
Philosophy's Perpetual War (Duke University Press, 2013), un
des meilleurs consacrés à son œuvre, qu’il faudrait absolument
traduire, signe de la vitalité aujourd’hui des études «
althussériennes ».
Philosophe, Etienne Balibar rencontre Althusser en 1960 et
publie récemment Saeculum (éd. Galilée) et La philosophie de
Marx (rééd. La Découverte).
Par Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski
Photo : Étienne Balibar ©éditions Galilée
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croire. La conclusion logique serait que tout cela n’a qu’un
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constatais pas qu’il y a beaucoup de lecteurs de Lire le Capital
dans le monde, y compris dans la jeune génération. L’an dernier
j’ai fait en Angleterre et aux EtatsUnis des cours sur les lectures
de Marx qui ont émergé en Europe au milieu des années 60 :
celle d’Althusser en France et celle de Tronti en Italie, et j’ai pu
voir que cela soulevait beaucoup d’intérêt. Naturellement il ne
faut pas répondre à une telle demande de façon pieuse ou
antiquaire. Il faut essayer de le faire de façon exigeante, sans
concessions.
La première chose que je voudrais dire, c’est que ce séminaire
fut un travail collectif. J’ai écrit quelque part qu’Althusser avait un
talent particulier pour instaurer un climat d’égalité et pour
stimuler le désir et les capacités intellectuelles de ses élèves,
alors même qu’il avait, par définition, plusieurs longueurs
d’avance en philosophie et en politique. D’autre part, à propos
de ses «souvenirs» autobiographiques (L’Avenir dure
longtemps), où il dit que notre lecture du Capital était une façon
de «piéger» le Parti Communiste Français qui se réclamait de
la science marxiste, en le battant en quelque sorte à son propre
jeu, j’ai écrit que je ne croyais pas à cette explication
conspiratrice, inspirée par la désillusion de sa fin de vie. Sur ce
point, il y aurait lieu d’apporter des précisions, compte tenu de
documents qui ont été publiés depuis – voir, par exemple, la
«Note à Henri Krasucki» de février 1965, par Louis Althusser,
sur la politique du parti à l’égard des travailleurs intellectuels,
note publiée par la Fondation Gabriel Péri. Mais, sur le premier
point, je maintiens mon point de vue.Comment s’est formé le groupe d’étudiants autour
d’Althusser ?
Ce groupe était animé à la fois par le désir de participer à un
grand renouvellement en cours de la philosophie et des
sciences humaines, et par la volonté de sortir le marxisme de
son impasse, de façon à retrouver l’alliance de théorie et de
pratique qui faisait sa force historique, dans ce que nous
pensions être une nouvelle «saison» révolutionnaire. En somme,
nous voulions contribuer à ce que Régis Debray baptisera un
peu plus tard une «révolution dans la révolution». Nous étions les
enfants de la guerre d’Algérie, de la révolution cubaine et de la
déstalinisation. Sartre avait proclamé le marxisme «horizon
philosophique indépassable de notre temps», et nous en étions
tous convaincus, mais les instruments philosophiques dont nous
voulions nous servir pour le ressusciter n’étaient pas ceux de
l’existentialisme et de la phénoménologie, c’était ceux de
l’épistémologie historique «à la française» et de ce que
Foucault baptisera un peu plus tard les «contresciences»
structuralistes.
C’est nous (Pierre Macherey, JeanPierre Osier, François
Regnault, Michel Pêcheux, Roger Establet, Yves Duroux,
Jacques Rancière, moimême, plus tard Robert Linhart, Jean
Claude Milner et JacquesAlain Miller) qui étions allés chercher
Althusser, après la publication de ses premiers articles
retentissants sur Marx, pour lui demander de créer un groupe de
travail avec nous. Lui, de son côté, nous avait embarqués dans
un long détour, passant par la critique des textes du jeune Marx
« hégélien » et « feuerbachien », l’étude des origines
philosophiques du structuralisme, et surtout une année entière
consacrée à la refonte de la psychanalyse par Lacan, que nous
avons rencontré en 1963. La quatrième année fut consacrée à
l’étude du Capital, et c’est des exposés du séminaire (moins
celui de Maurice Godelier, qui avait repris des articles déjà
publiés) que sortit le volume de 1965.Quel regard portezvous sur les différents exposés de ce
séminaire ?
Je suis frappé par plusieurs choses. L’une, c’est que le socle
comporte un apport décisif qui vient d’Althusser (c’estàdire de
la nouvelle conception de la dialectique et de l’histoire du
marxisme exposée dans Pour Marx, la fameuse «coupure
épistémologique»), mais aussi une forte influence de notre
formation en cours à la même époque (en particulier l’influence
épistémologique de Canguilhem et celle du structuralisme assez
particulier de Lacan, que naturellement Althusser avait
encouragées). La seconde c’est que, sans que nous en ayons
été complètement conscients à l’époque, nos contributions sont
loin d’aller toutes dans le même sens. C’est particulièrement
clair dans la différence entre le texte de Rancière et le mien, l’un
tirant vers une conception critique (et même «criticiste») du
marxisme, et l’autre vers une conception scientifique (positiviste,
à condition de prendre le terme dans son acception comtienne).
Indépendamment des raisons personnelles et politiques qui ont
conduit à rééditer Lire le Capital en 1968 dans une version
«simplifiée» c’estàdire expurgée (en particulier sans l’exposé
de Rancière), ce qui n’aurait pas pu avoir lieu si je n’avais pas
été d’accord (et dont je ne suis pas fier aujourd’hui), ceci
explique qu’il ait fallu ensuite pratiquement « choisir » entre ces
orientations divergentes. Et la troisième chose qui me frappe,
c’est l’inégale qualité des exposés d’Althusser : à côté de
moments brillants et profonds (la définition de la «lecture
symptomale» ou l’esquisse du «temps historique» comme non
contemporanéité du présent), il y a des développements très
scolaires, et d’autres franchement catastrophiques sur lesquels
il reviendra plus tard (en particulier l’exécution sommaire de
Gramsci comme penseur « historiciste », qui est parfaitement
stalinienne).Ces divergences sontelles le signe d’un travail vivant et
contradictoire ?
On aurait pu même d’ailleurs rêver qu’elles soient discutées en
commun dans les années suivantes, et sans doute c’est ce
qu’Althusser aurait voulu. Cela n’a pas été possible, à la fois
parce que nous n’avions pas les mêmes intérêts
philosophiques, et parce que, dès avant 68, nous avons fait des
choix politiques divergents.
Or tout ce travail était surdéterminé par les intentions politiques,
même s’il contenait des éléments qui peuvent être repris
autrement. Le «groupe» althussérien (qui était fluctuant,
susceptible de s’étendre à d’autres plus anciens, comme
Charles Bettelheim, Badiou, Terray, Suzanne de Brunhoff ou
Poulantzas, ou plus jeunes comme Dominique Lecourt, Christine
BuciGlucksmann, André Tosel) a donc éclaté assez vite. Ses
membres sont passés par des phases tendues dans leurs
relations, mais au fond l’amitié est restée, ou s’est reconstituée,
ce qui est aussi je pense un témoignage de «l’effet Althusser».
Dans La Philosophie de Marx, vous évoquez le projet de
refonte du concept d’histoire par Althusser et la tentative
de construction d’une «topique» pour le matérialisme
historique. Comment arracher l’historicité des luttes de
classes à la linéarité et lui restituer son caractère
d’imprévisibilité ?
Oui, les deux choses sont liées, du moins dans la conception
proposée alors par Althusser qui demeure, à mes yeux, un
instrument de pensée très suggestif. L’idée de la «topique»
vient de Freud, qui s’en sert pour schématiser l’articulation des
«instances» de l’appareil psychique, par définition irréductibles
à une temporalité unique, aussi bien dans une représentation
causaliste que dans une représentation spiritualiste ou
intentionnaliste. C’est une façon originale de combiner Marx
avec Freud, complètement différente du «freudomarxisme» de
l’époque. Elle ne répond pas directement, du moins dans un
premier temps, à la question de savoir s’il y a une
interdépendance de l’idéologie au sens marxien et de
l’inconscient au sens psychanalytique, même si elle n’interdit
pas de la poser (et cette question viendra plus tard, chez
Althusser luimême et certains de ses disciples, comme Michel
Pêcheux).
Pour Althusser la notion de topique était fondamentalement
matérialiste, elle s’opposait à ce qui, dans le marxisme lui
même, perpétue l’héritage de la philosophie hégélienne de
l’histoire, c’estàdire l’idée d’un progrès inévitable de l’humanité
ou de la civilisation vers sa « fin », vers la résolution de toutes
ses contradictions par une dialectique interne. A terme elle
devait l’obliger à « choisir » entre le matérialisme et la
dialectique, mais dans un premier temps elle lui permettait de
refondre la dialectique, en l’arrachant à toute idée de
préformation, de calculabilité, de téléologie. Evidemment cela
ne pouvait pas faire l’affaire du marxisme de parti, qui voyait
dans le communisme l’aboutissement d’une évolution
commencée depuis les sociétés «primitives», et dans le
socialisme d’Etat la forme nécessaire de la «transition» du
capitalisme au communisme.Quel rôle y joue la notion d’Althusser de surdétermination
?
En effet, l’instrument de critique du déterminisme et du finalisme
au moyen de la «topique», dès Pour Marx, ce fut l’idée de la
«surdétermination» des conflits, qui est une notion structurelle
(présente dans tous les moments de l’histoire) mais appliquée
aux conjonctures (toujours singulières, jamais réductibles à un
«type»).
Plus tard Althusser complètera la surdétermination par la «sous
détermination», qui ajoute un élément d’inachèvement,
permettant de penser non seulement des productions
d’événements, mais aussi des évolutions ou des révolutions
«manquées». Ceci dit là encore il y a une forte tension interne,
très difficile à soutenir.
Pour Althusser, qui de ce point de vue est un marxiste
complètement « orthodoxe », le fond commun de toutes les
transformations c’est la lutte des classes : donc les différents
niveaux ou instances hétérogènes, irréductibles à une
temporalité ou causalité unique, sont des modalités de la lutte
des classes, économiques, politiques, idéologiques… C’est
pourquoi la « topique » doit comporter une dernière instance,
rattachée à l’exploitation des travailleurs. Chaque fois qu’il a été
tenté de s’écarter de cette idée pour faire droit à d’autres types
de pratiques, à égalité, on lui a rappelé ou il s’est rappelé à lui
même «le primat de la lutte des classes».Quelle leçon retenir sur les acteurs de l’histoire ?
On peut alors penser que la différence des instances (ou des
pratiques, des mobilisations) ne sera jamais réelle, engendrant
une vraie surdétermination, si n’interviennent pas d’autres
«histoires» que l’histoire de la lutte des classes, y compris dans
son propre déroulement. Et là c’est très difficile, parce qu’il
faudrait arriver à la fois à ne rien retirer de la lutte des classes
(en particulier de son «universalité»), tout en lui ajoutant
constamment autre chose, qui ne lui est pas réductible (y
compris d’autres intérêts, tout aussi universels, comme
l’émancipation des femmes ou les luttes pour l’égalité des
sexualités, des langues et des cultures, ou comme les
engagements religieux, qui l’intéressaient énormément, plus que
le nationalisme, en raison de ses convictions de jeunesse).
Aujourd’hui je serais tenté de penser qu’une bonne façon d’être
althussérien, ou marxiste, c’est de dire qu’il n’y a pas de
pratique ou d’événement qui ne soit pas surdéterminé par la
lutte des classes… Mais Althusser n’aurait sans doute pas pu
dire les choses comme cela.Dans vos Ecrits pour Althusser, vous montrez que la
notion de « reproduction » chez Althusser contient un
projet ontologique, l’idée d’une identité entre lutte et
existence. Quelle est cette idée, à laquelle Althusser
semblait tenir ?
Oui, j’ai écrit cela. C’était avant qu’on découvre les écrits
d’Althusser sur le « matérialisme aléatoire ». Je pensais qu’il
s’agissait d’une thèse philosophique, à laquelle on pourrait
donner une forme spinoziste : pugnare idem est ac existere
(exister c’est la même chose que se battre), mais aussi inspirée
de certaines formules de Marx : «la lutte du prolétariat
commence avec son existence même» (et s’il ne luttait pas
contre l’exploitation, il serait éliminé, car le capitalisme ne
cherche aucunement à «faire vivre» ceux qui produisent sa
richesse et sa puissance). Mais j’y voyais aussi une maxime de
vie d’Althusser luimême, ayant une portée existentielle.
Il faudrait revenir sur tout cela, sur la façon dont, audelà
d’Althusser ou à son propos, on peut combiner une conception
tragique de la vie et de l’historicité, centrée sur le conflit, la «
guerre » au sens général du terme (polemos), avec un
matérialisme des « conditions » toujours changeantes, des
occasions à saisir et à manquer, de la fortuna… Cela explique
pourquoi Althusser a fini par dire que Machiavel était le plus
grand philosophe matérialiste de l’histoire, et a écrit sur lui un
très beau livre (publié après sa mort). Tout cela est aujourd’hui
l’objet de beaucoup de commentaires, je pense au livre de
Warren Montag, Althusser and His Contemporaries:
Philosophy's Perpetual War (Duke University Press, 2013), un
des meilleurs consacrés à son œuvre, qu’il faudrait absolument
traduire, signe de la vitalité aujourd’hui des études «
althussériennes ».
Philosophe, Etienne Balibar rencontre Althusser en 1960 et
publie récemment Saeculum (éd. Galilée) et La philosophie de
Marx (rééd. La Découverte).
Par Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski
Photo : Étienne Balibar ©éditions Galilée
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littéraires (9)
Albert Camus futil obtus ?
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analyse (3)
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La psychanalyse en France : un cas grave mais
pas désespéré
Marguerite Duras : «Le plus difficile, c'est de se
laisser faire»
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Un concours pour l'égalité
Étienne balibar
Mo Yan: «Il n'est pas si facile de se comporter
en être humain»
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livre s'achève avec le dernier mot»
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ACTUALITÉ
Etienne Balibar: «Il avait un talent pour instaurer un climatd’égalité»
Actualité 29/01/2015 par Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski (2074 mots)
Quelle fut l’ambiance du séminaire auquel vous avez
participé en 1965 ?
ÉTIENNE BALIBAR. Oui, cinquante ans déjà, j’ai du mal à y
croire. La conclusion logique serait que tout cela n’a qu’un
intérêt archéologique. Je serais prêt à l’admettre si je ne
constatais pas qu’il y a beaucoup de lecteurs de Lire le Capital
dans le monde, y compris dans la jeune génération. L’an dernier
j’ai fait en Angleterre et aux EtatsUnis des cours sur les lectures
de Marx qui ont émergé en Europe au milieu des années 60 :
celle d’Althusser en France et celle de Tronti en Italie, et j’ai pu
voir que cela soulevait beaucoup d’intérêt. Naturellement il ne
faut pas répondre à une telle demande de façon pieuse ou
antiquaire. Il faut essayer de le faire de façon exigeante, sans
concessions.
La première chose que je voudrais dire, c’est que ce séminaire
fut un travail collectif. J’ai écrit quelque part qu’Althusser avait un
talent particulier pour instaurer un climat d’égalité et pour
stimuler le désir et les capacités intellectuelles de ses élèves,
alors même qu’il avait, par définition, plusieurs longueurs
d’avance en philosophie et en politique. D’autre part, à propos
de ses «souvenirs» autobiographiques (L’Avenir dure
longtemps), où il dit que notre lecture du Capital était une façon
de «piéger» le Parti Communiste Français qui se réclamait de
la science marxiste, en le battant en quelque sorte à son propre
jeu, j’ai écrit que je ne croyais pas à cette explication
conspiratrice, inspirée par la désillusion de sa fin de vie. Sur ce
point, il y aurait lieu d’apporter des précisions, compte tenu de
documents qui ont été publiés depuis – voir, par exemple, la
«Note à Henri Krasucki» de février 1965, par Louis Althusser,
sur la politique du parti à l’égard des travailleurs intellectuels,
note publiée par la Fondation Gabriel Péri. Mais, sur le premier
point, je maintiens mon point de vue.Comment s’est formé le groupe d’étudiants autour
d’Althusser ?
Ce groupe était animé à la fois par le désir de participer à un
grand renouvellement en cours de la philosophie et des
sciences humaines, et par la volonté de sortir le marxisme de
son impasse, de façon à retrouver l’alliance de théorie et de
pratique qui faisait sa force historique, dans ce que nous
pensions être une nouvelle «saison» révolutionnaire. En somme,
nous voulions contribuer à ce que Régis Debray baptisera un
peu plus tard une «révolution dans la révolution». Nous étions les
enfants de la guerre d’Algérie, de la révolution cubaine et de la
déstalinisation. Sartre avait proclamé le marxisme «horizon
philosophique indépassable de notre temps», et nous en étions
tous convaincus, mais les instruments philosophiques dont nous
voulions nous servir pour le ressusciter n’étaient pas ceux de
l’existentialisme et de la phénoménologie, c’était ceux de
l’épistémologie historique «à la française» et de ce que
Foucault baptisera un peu plus tard les «contresciences»
structuralistes.
C’est nous (Pierre Macherey, JeanPierre Osier, François
Regnault, Michel Pêcheux, Roger Establet, Yves Duroux,
Jacques Rancière, moimême, plus tard Robert Linhart, Jean
Claude Milner et JacquesAlain Miller) qui étions allés chercher
Althusser, après la publication de ses premiers articles
retentissants sur Marx, pour lui demander de créer un groupe de
travail avec nous. Lui, de son côté, nous avait embarqués dans
un long détour, passant par la critique des textes du jeune Marx
« hégélien » et « feuerbachien », l’étude des origines
philosophiques du structuralisme, et surtout une année entière
consacrée à la refonte de la psychanalyse par Lacan, que nous
avons rencontré en 1963. La quatrième année fut consacrée à
l’étude du Capital, et c’est des exposés du séminaire (moins
celui de Maurice Godelier, qui avait repris des articles déjà
publiés) que sortit le volume de 1965.Quel regard portezvous sur les différents exposés de ce
séminaire ?
Je suis frappé par plusieurs choses. L’une, c’est que le socle
comporte un apport décisif qui vient d’Althusser (c’estàdire de
la nouvelle conception de la dialectique et de l’histoire du
marxisme exposée dans Pour Marx, la fameuse «coupure
épistémologique»), mais aussi une forte influence de notre
formation en cours à la même époque (en particulier l’influence
épistémologique de Canguilhem et celle du structuralisme assez
particulier de Lacan, que naturellement Althusser avait
encouragées). La seconde c’est que, sans que nous en ayons
été complètement conscients à l’époque, nos contributions sont
loin d’aller toutes dans le même sens. C’est particulièrement
clair dans la différence entre le texte de Rancière et le mien, l’un
tirant vers une conception critique (et même «criticiste») du
marxisme, et l’autre vers une conception scientifique (positiviste,
à condition de prendre le terme dans son acception comtienne).
Indépendamment des raisons personnelles et politiques qui ont
conduit à rééditer Lire le Capital en 1968 dans une version
«simplifiée» c’estàdire expurgée (en particulier sans l’exposé
de Rancière), ce qui n’aurait pas pu avoir lieu si je n’avais pas
été d’accord (et dont je ne suis pas fier aujourd’hui), ceci
explique qu’il ait fallu ensuite pratiquement « choisir » entre ces
orientations divergentes. Et la troisième chose qui me frappe,
c’est l’inégale qualité des exposés d’Althusser : à côté de
moments brillants et profonds (la définition de la «lecture
symptomale» ou l’esquisse du «temps historique» comme non
contemporanéité du présent), il y a des développements très
scolaires, et d’autres franchement catastrophiques sur lesquels
il reviendra plus tard (en particulier l’exécution sommaire de
Gramsci comme penseur « historiciste », qui est parfaitement
stalinienne).Ces divergences sontelles le signe d’un travail vivant et
contradictoire ?
On aurait pu même d’ailleurs rêver qu’elles soient discutées en
commun dans les années suivantes, et sans doute c’est ce
qu’Althusser aurait voulu. Cela n’a pas été possible, à la fois
parce que nous n’avions pas les mêmes intérêts
philosophiques, et parce que, dès avant 68, nous avons fait des
choix politiques divergents.
Or tout ce travail était surdéterminé par les intentions politiques,
même s’il contenait des éléments qui peuvent être repris
autrement. Le «groupe» althussérien (qui était fluctuant,
susceptible de s’étendre à d’autres plus anciens, comme
Charles Bettelheim, Badiou, Terray, Suzanne de Brunhoff ou
Poulantzas, ou plus jeunes comme Dominique Lecourt, Christine
BuciGlucksmann, André Tosel) a donc éclaté assez vite. Ses
membres sont passés par des phases tendues dans leurs
relations, mais au fond l’amitié est restée, ou s’est reconstituée,
ce qui est aussi je pense un témoignage de «l’effet Althusser».
Dans La Philosophie de Marx, vous évoquez le projet de
refonte du concept d’histoire par Althusser et la tentative
de construction d’une «topique» pour le matérialisme
historique. Comment arracher l’historicité des luttes de
classes à la linéarité et lui restituer son caractère
d’imprévisibilité ?
Oui, les deux choses sont liées, du moins dans la conception
proposée alors par Althusser qui demeure, à mes yeux, un
instrument de pensée très suggestif. L’idée de la «topique»
vient de Freud, qui s’en sert pour schématiser l’articulation des
«instances» de l’appareil psychique, par définition irréductibles
à une temporalité unique, aussi bien dans une représentation
causaliste que dans une représentation spiritualiste ou
intentionnaliste. C’est une façon originale de combiner Marx
avec Freud, complètement différente du «freudomarxisme» de
l’époque. Elle ne répond pas directement, du moins dans un
premier temps, à la question de savoir s’il y a une
interdépendance de l’idéologie au sens marxien et de
l’inconscient au sens psychanalytique, même si elle n’interdit
pas de la poser (et cette question viendra plus tard, chez
Althusser luimême et certains de ses disciples, comme Michel
Pêcheux).
Pour Althusser la notion de topique était fondamentalement
matérialiste, elle s’opposait à ce qui, dans le marxisme lui
même, perpétue l’héritage de la philosophie hégélienne de
l’histoire, c’estàdire l’idée d’un progrès inévitable de l’humanité
ou de la civilisation vers sa « fin », vers la résolution de toutes
ses contradictions par une dialectique interne. A terme elle
devait l’obliger à « choisir » entre le matérialisme et la
dialectique, mais dans un premier temps elle lui permettait de
refondre la dialectique, en l’arrachant à toute idée de
préformation, de calculabilité, de téléologie. Evidemment cela
ne pouvait pas faire l’affaire du marxisme de parti, qui voyait
dans le communisme l’aboutissement d’une évolution
commencée depuis les sociétés «primitives», et dans le
socialisme d’Etat la forme nécessaire de la «transition» du
capitalisme au communisme.Quel rôle y joue la notion d’Althusser de surdétermination
?
En effet, l’instrument de critique du déterminisme et du finalisme
au moyen de la «topique», dès Pour Marx, ce fut l’idée de la
«surdétermination» des conflits, qui est une notion structurelle
(présente dans tous les moments de l’histoire) mais appliquée
aux conjonctures (toujours singulières, jamais réductibles à un
«type»).
Plus tard Althusser complètera la surdétermination par la «sous
détermination», qui ajoute un élément d’inachèvement,
permettant de penser non seulement des productions
d’événements, mais aussi des évolutions ou des révolutions
«manquées». Ceci dit là encore il y a une forte tension interne,
très difficile à soutenir.
Pour Althusser, qui de ce point de vue est un marxiste
complètement « orthodoxe », le fond commun de toutes les
transformations c’est la lutte des classes : donc les différents
niveaux ou instances hétérogènes, irréductibles à une
temporalité ou causalité unique, sont des modalités de la lutte
des classes, économiques, politiques, idéologiques… C’est
pourquoi la « topique » doit comporter une dernière instance,
rattachée à l’exploitation des travailleurs. Chaque fois qu’il a été
tenté de s’écarter de cette idée pour faire droit à d’autres types
de pratiques, à égalité, on lui a rappelé ou il s’est rappelé à lui
même «le primat de la lutte des classes».Quelle leçon retenir sur les acteurs de l’histoire ?
On peut alors penser que la différence des instances (ou des
pratiques, des mobilisations) ne sera jamais réelle, engendrant
une vraie surdétermination, si n’interviennent pas d’autres
«histoires» que l’histoire de la lutte des classes, y compris dans
son propre déroulement. Et là c’est très difficile, parce qu’il
faudrait arriver à la fois à ne rien retirer de la lutte des classes
(en particulier de son «universalité»), tout en lui ajoutant
constamment autre chose, qui ne lui est pas réductible (y
compris d’autres intérêts, tout aussi universels, comme
l’émancipation des femmes ou les luttes pour l’égalité des
sexualités, des langues et des cultures, ou comme les
engagements religieux, qui l’intéressaient énormément, plus que
le nationalisme, en raison de ses convictions de jeunesse).
Aujourd’hui je serais tenté de penser qu’une bonne façon d’être
althussérien, ou marxiste, c’est de dire qu’il n’y a pas de
pratique ou d’événement qui ne soit pas surdéterminé par la
lutte des classes… Mais Althusser n’aurait sans doute pas pu
dire les choses comme cela.Dans vos Ecrits pour Althusser, vous montrez que la
notion de « reproduction » chez Althusser contient un
projet ontologique, l’idée d’une identité entre lutte et
existence. Quelle est cette idée, à laquelle Althusser
semblait tenir ?
Oui, j’ai écrit cela. C’était avant qu’on découvre les écrits
d’Althusser sur le « matérialisme aléatoire ». Je pensais qu’il
s’agissait d’une thèse philosophique, à laquelle on pourrait
donner une forme spinoziste : pugnare idem est ac existere
(exister c’est la même chose que se battre), mais aussi inspirée
de certaines formules de Marx : «la lutte du prolétariat
commence avec son existence même» (et s’il ne luttait pas
contre l’exploitation, il serait éliminé, car le capitalisme ne
cherche aucunement à «faire vivre» ceux qui produisent sa
richesse et sa puissance). Mais j’y voyais aussi une maxime de
vie d’Althusser luimême, ayant une portée existentielle.
Il faudrait revenir sur tout cela, sur la façon dont, audelà
d’Althusser ou à son propos, on peut combiner une conception
tragique de la vie et de l’historicité, centrée sur le conflit, la «
guerre » au sens général du terme (polemos), avec un
matérialisme des « conditions » toujours changeantes, des
occasions à saisir et à manquer, de la fortuna… Cela explique
pourquoi Althusser a fini par dire que Machiavel était le plus
grand philosophe matérialiste de l’histoire, et a écrit sur lui un
très beau livre (publié après sa mort). Tout cela est aujourd’hui
l’objet de beaucoup de commentaires, je pense au livre de
Warren Montag, Althusser and His Contemporaries:
Philosophy's Perpetual War (Duke University Press, 2013), un
des meilleurs consacrés à son œuvre, qu’il faudrait absolument
traduire, signe de la vitalité aujourd’hui des études «
althussériennes ».
Philosophe, Etienne Balibar rencontre Althusser en 1960 et
publie récemment Saeculum (éd. Galilée) et La philosophie de
Marx (rééd. La Découverte).
Par Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski
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Quelle fut l’ambiance du séminaire auquel vous avez
participé en 1965 ?
ÉTIENNE BALIBAR. Oui, cinquante ans déjà, j’ai du mal à y
croire. La conclusion logique serait que tout cela n’a qu’un
intérêt archéologique. Je serais prêt à l’admettre si je ne
constatais pas qu’il y a beaucoup de lecteurs de Lire le Capital
dans le monde, y compris dans la jeune génération. L’an dernier
j’ai fait en Angleterre et aux EtatsUnis des cours sur les lectures
de Marx qui ont émergé en Europe au milieu des années 60 :
celle d’Althusser en France et celle de Tronti en Italie, et j’ai pu
voir que cela soulevait beaucoup d’intérêt. Naturellement il ne
faut pas répondre à une telle demande de façon pieuse ou
antiquaire. Il faut essayer de le faire de façon exigeante, sans
concessions.
La première chose que je voudrais dire, c’est que ce séminaire
fut un travail collectif. J’ai écrit quelque part qu’Althusser avait un
talent particulier pour instaurer un climat d’égalité et pour
stimuler le désir et les capacités intellectuelles de ses élèves,
alors même qu’il avait, par définition, plusieurs longueurs
d’avance en philosophie et en politique. D’autre part, à propos
de ses «souvenirs» autobiographiques (L’Avenir dure
longtemps), où il dit que notre lecture du Capital était une façon
de «piéger» le Parti Communiste Français qui se réclamait de
la science marxiste, en le battant en quelque sorte à son propre
jeu, j’ai écrit que je ne croyais pas à cette explication
conspiratrice, inspirée par la désillusion de sa fin de vie. Sur ce
point, il y aurait lieu d’apporter des précisions, compte tenu de
documents qui ont été publiés depuis – voir, par exemple, la
«Note à Henri Krasucki» de février 1965, par Louis Althusser,
sur la politique du parti à l’égard des travailleurs intellectuels,
note publiée par la Fondation Gabriel Péri. Mais, sur le premier
point, je maintiens mon point de vue.Comment s’est formé le groupe d’étudiants autour
d’Althusser ?
Ce groupe était animé à la fois par le désir de participer à un
grand renouvellement en cours de la philosophie et des
sciences humaines, et par la volonté de sortir le marxisme de
son impasse, de façon à retrouver l’alliance de théorie et de
pratique qui faisait sa force historique, dans ce que nous
pensions être une nouvelle «saison» révolutionnaire. En somme,
nous voulions contribuer à ce que Régis Debray baptisera un
peu plus tard une «révolution dans la révolution». Nous étions les
enfants de la guerre d’Algérie, de la révolution cubaine et de la
déstalinisation. Sartre avait proclamé le marxisme «horizon
philosophique indépassable de notre temps», et nous en étions
tous convaincus, mais les instruments philosophiques dont nous
voulions nous servir pour le ressusciter n’étaient pas ceux de
l’existentialisme et de la phénoménologie, c’était ceux de
l’épistémologie historique «à la française» et de ce que
Foucault baptisera un peu plus tard les «contresciences»
structuralistes.
C’est nous (Pierre Macherey, JeanPierre Osier, François
Regnault, Michel Pêcheux, Roger Establet, Yves Duroux,
Jacques Rancière, moimême, plus tard Robert Linhart, Jean
Claude Milner et JacquesAlain Miller) qui étions allés chercher
Althusser, après la publication de ses premiers articles
retentissants sur Marx, pour lui demander de créer un groupe de
travail avec nous. Lui, de son côté, nous avait embarqués dans
un long détour, passant par la critique des textes du jeune Marx
« hégélien » et « feuerbachien », l’étude des origines
philosophiques du structuralisme, et surtout une année entière
consacrée à la refonte de la psychanalyse par Lacan, que nous
avons rencontré en 1963. La quatrième année fut consacrée à
l’étude du Capital, et c’est des exposés du séminaire (moins
celui de Maurice Godelier, qui avait repris des articles déjà
publiés) que sortit le volume de 1965.Quel regard portezvous sur les différents exposés de ce
séminaire ?
Je suis frappé par plusieurs choses. L’une, c’est que le socle
comporte un apport décisif qui vient d’Althusser (c’estàdire de
la nouvelle conception de la dialectique et de l’histoire du
marxisme exposée dans Pour Marx, la fameuse «coupure
épistémologique»), mais aussi une forte influence de notre
formation en cours à la même époque (en particulier l’influence
épistémologique de Canguilhem et celle du structuralisme assez
particulier de Lacan, que naturellement Althusser avait
encouragées). La seconde c’est que, sans que nous en ayons
été complètement conscients à l’époque, nos contributions sont
loin d’aller toutes dans le même sens. C’est particulièrement
clair dans la différence entre le texte de Rancière et le mien, l’un
tirant vers une conception critique (et même «criticiste») du
marxisme, et l’autre vers une conception scientifique (positiviste,
à condition de prendre le terme dans son acception comtienne).
Indépendamment des raisons personnelles et politiques qui ont
conduit à rééditer Lire le Capital en 1968 dans une version
«simplifiée» c’estàdire expurgée (en particulier sans l’exposé
de Rancière), ce qui n’aurait pas pu avoir lieu si je n’avais pas
été d’accord (et dont je ne suis pas fier aujourd’hui), ceci
explique qu’il ait fallu ensuite pratiquement « choisir » entre ces
orientations divergentes. Et la troisième chose qui me frappe,
c’est l’inégale qualité des exposés d’Althusser : à côté de
moments brillants et profonds (la définition de la «lecture
symptomale» ou l’esquisse du «temps historique» comme non
contemporanéité du présent), il y a des développements très
scolaires, et d’autres franchement catastrophiques sur lesquels
il reviendra plus tard (en particulier l’exécution sommaire de
Gramsci comme penseur « historiciste », qui est parfaitement
stalinienne).Ces divergences sontelles le signe d’un travail vivant et
contradictoire ?
On aurait pu même d’ailleurs rêver qu’elles soient discutées en
commun dans les années suivantes, et sans doute c’est ce
qu’Althusser aurait voulu. Cela n’a pas été possible, à la fois
parce que nous n’avions pas les mêmes intérêts
philosophiques, et parce que, dès avant 68, nous avons fait des
choix politiques divergents.
Or tout ce travail était surdéterminé par les intentions politiques,
même s’il contenait des éléments qui peuvent être repris
autrement. Le «groupe» althussérien (qui était fluctuant,
susceptible de s’étendre à d’autres plus anciens, comme
Charles Bettelheim, Badiou, Terray, Suzanne de Brunhoff ou
Poulantzas, ou plus jeunes comme Dominique Lecourt, Christine
BuciGlucksmann, André Tosel) a donc éclaté assez vite. Ses
membres sont passés par des phases tendues dans leurs
relations, mais au fond l’amitié est restée, ou s’est reconstituée,
ce qui est aussi je pense un témoignage de «l’effet Althusser».
Dans La Philosophie de Marx, vous évoquez le projet de
refonte du concept d’histoire par Althusser et la tentative
de construction d’une «topique» pour le matérialisme
historique. Comment arracher l’historicité des luttes de
classes à la linéarité et lui restituer son caractère
d’imprévisibilité ?
Oui, les deux choses sont liées, du moins dans la conception
proposée alors par Althusser qui demeure, à mes yeux, un
instrument de pensée très suggestif. L’idée de la «topique»
vient de Freud, qui s’en sert pour schématiser l’articulation des
«instances» de l’appareil psychique, par définition irréductibles
à une temporalité unique, aussi bien dans une représentation
causaliste que dans une représentation spiritualiste ou
intentionnaliste. C’est une façon originale de combiner Marx
avec Freud, complètement différente du «freudomarxisme» de
l’époque. Elle ne répond pas directement, du moins dans un
premier temps, à la question de savoir s’il y a une
interdépendance de l’idéologie au sens marxien et de
l’inconscient au sens psychanalytique, même si elle n’interdit
pas de la poser (et cette question viendra plus tard, chez
Althusser luimême et certains de ses disciples, comme Michel
Pêcheux).
Pour Althusser la notion de topique était fondamentalement
matérialiste, elle s’opposait à ce qui, dans le marxisme lui
même, perpétue l’héritage de la philosophie hégélienne de
l’histoire, c’estàdire l’idée d’un progrès inévitable de l’humanité
ou de la civilisation vers sa « fin », vers la résolution de toutes
ses contradictions par une dialectique interne. A terme elle
devait l’obliger à « choisir » entre le matérialisme et la
dialectique, mais dans un premier temps elle lui permettait de
refondre la dialectique, en l’arrachant à toute idée de
préformation, de calculabilité, de téléologie. Evidemment cela
ne pouvait pas faire l’affaire du marxisme de parti, qui voyait
dans le communisme l’aboutissement d’une évolution
commencée depuis les sociétés «primitives», et dans le
socialisme d’Etat la forme nécessaire de la «transition» du
capitalisme au communisme.Quel rôle y joue la notion d’Althusser de surdétermination
?
En effet, l’instrument de critique du déterminisme et du finalisme
au moyen de la «topique», dès Pour Marx, ce fut l’idée de la
«surdétermination» des conflits, qui est une notion structurelle
(présente dans tous les moments de l’histoire) mais appliquée
aux conjonctures (toujours singulières, jamais réductibles à un
«type»).
Plus tard Althusser complètera la surdétermination par la «sous
détermination», qui ajoute un élément d’inachèvement,
permettant de penser non seulement des productions
d’événements, mais aussi des évolutions ou des révolutions
«manquées». Ceci dit là encore il y a une forte tension interne,
très difficile à soutenir.
Pour Althusser, qui de ce point de vue est un marxiste
complètement « orthodoxe », le fond commun de toutes les
transformations c’est la lutte des classes : donc les différents
niveaux ou instances hétérogènes, irréductibles à une
temporalité ou causalité unique, sont des modalités de la lutte
des classes, économiques, politiques, idéologiques… C’est
pourquoi la « topique » doit comporter une dernière instance,
rattachée à l’exploitation des travailleurs. Chaque fois qu’il a été
tenté de s’écarter de cette idée pour faire droit à d’autres types
de pratiques, à égalité, on lui a rappelé ou il s’est rappelé à lui
même «le primat de la lutte des classes».Quelle leçon retenir sur les acteurs de l’histoire ?
On peut alors penser que la différence des instances (ou des
pratiques, des mobilisations) ne sera jamais réelle, engendrant
une vraie surdétermination, si n’interviennent pas d’autres
«histoires» que l’histoire de la lutte des classes, y compris dans
son propre déroulement. Et là c’est très difficile, parce qu’il
faudrait arriver à la fois à ne rien retirer de la lutte des classes
(en particulier de son «universalité»), tout en lui ajoutant
constamment autre chose, qui ne lui est pas réductible (y
compris d’autres intérêts, tout aussi universels, comme
l’émancipation des femmes ou les luttes pour l’égalité des
sexualités, des langues et des cultures, ou comme les
engagements religieux, qui l’intéressaient énormément, plus que
le nationalisme, en raison de ses convictions de jeunesse).
Aujourd’hui je serais tenté de penser qu’une bonne façon d’être
althussérien, ou marxiste, c’est de dire qu’il n’y a pas de
pratique ou d’événement qui ne soit pas surdéterminé par la
lutte des classes… Mais Althusser n’aurait sans doute pas pu
dire les choses comme cela.Dans vos Ecrits pour Althusser, vous montrez que la
notion de « reproduction » chez Althusser contient un
projet ontologique, l’idée d’une identité entre lutte et
existence. Quelle est cette idée, à laquelle Althusser
semblait tenir ?
Oui, j’ai écrit cela. C’était avant qu’on découvre les écrits
d’Althusser sur le « matérialisme aléatoire ». Je pensais qu’il
s’agissait d’une thèse philosophique, à laquelle on pourrait
donner une forme spinoziste : pugnare idem est ac existere
(exister c’est la même chose que se battre), mais aussi inspirée
de certaines formules de Marx : «la lutte du prolétariat
commence avec son existence même» (et s’il ne luttait pas
contre l’exploitation, il serait éliminé, car le capitalisme ne
cherche aucunement à «faire vivre» ceux qui produisent sa
richesse et sa puissance). Mais j’y voyais aussi une maxime de
vie d’Althusser luimême, ayant une portée existentielle.
Il faudrait revenir sur tout cela, sur la façon dont, audelà
d’Althusser ou à son propos, on peut combiner une conception
tragique de la vie et de l’historicité, centrée sur le conflit, la «
guerre » au sens général du terme (polemos), avec un
matérialisme des « conditions » toujours changeantes, des
occasions à saisir et à manquer, de la fortuna… Cela explique
pourquoi Althusser a fini par dire que Machiavel était le plus
grand philosophe matérialiste de l’histoire, et a écrit sur lui un
très beau livre (publié après sa mort). Tout cela est aujourd’hui
l’objet de beaucoup de commentaires, je pense au livre de
Warren Montag, Althusser and His Contemporaries:
Philosophy's Perpetual War (Duke University Press, 2013), un
des meilleurs consacrés à son œuvre, qu’il faudrait absolument
traduire, signe de la vitalité aujourd’hui des études «
althussériennes ».
Philosophe, Etienne Balibar rencontre Althusser en 1960 et
publie récemment Saeculum (éd. Galilée) et La philosophie de
Marx (rééd. La Découverte).
Par Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski
Photo : Étienne Balibar ©éditions Galilée
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Etienne Balibar: «Il avait un talent pour instaurer un climatd’égalité»
Actualité 29/01/2015 par Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski (2074 mots)
Quelle fut l’ambiance du séminaire auquel vous avez
participé en 1965 ?
ÉTIENNE BALIBAR. Oui, cinquante ans déjà, j’ai du mal à y
croire. La conclusion logique serait que tout cela n’a qu’un
intérêt archéologique. Je serais prêt à l’admettre si je ne
constatais pas qu’il y a beaucoup de lecteurs de Lire le Capital
dans le monde, y compris dans la jeune génération. L’an dernier
j’ai fait en Angleterre et aux EtatsUnis des cours sur les lectures
de Marx qui ont émergé en Europe au milieu des années 60 :
celle d’Althusser en France et celle de Tronti en Italie, et j’ai pu
voir que cela soulevait beaucoup d’intérêt. Naturellement il ne
faut pas répondre à une telle demande de façon pieuse ou
antiquaire. Il faut essayer de le faire de façon exigeante, sans
concessions.
La première chose que je voudrais dire, c’est que ce séminaire
fut un travail collectif. J’ai écrit quelque part qu’Althusser avait un
talent particulier pour instaurer un climat d’égalité et pour
stimuler le désir et les capacités intellectuelles de ses élèves,
alors même qu’il avait, par définition, plusieurs longueurs
d’avance en philosophie et en politique. D’autre part, à propos
de ses «souvenirs» autobiographiques (L’Avenir dure
longtemps), où il dit que notre lecture du Capital était une façon
de «piéger» le Parti Communiste Français qui se réclamait de
la science marxiste, en le battant en quelque sorte à son propre
jeu, j’ai écrit que je ne croyais pas à cette explication
conspiratrice, inspirée par la désillusion de sa fin de vie. Sur ce
point, il y aurait lieu d’apporter des précisions, compte tenu de
documents qui ont été publiés depuis – voir, par exemple, la
«Note à Henri Krasucki» de février 1965, par Louis Althusser,
sur la politique du parti à l’égard des travailleurs intellectuels,
note publiée par la Fondation Gabriel Péri. Mais, sur le premier
point, je maintiens mon point de vue.Comment s’est formé le groupe d’étudiants autour
d’Althusser ?
Ce groupe était animé à la fois par le désir de participer à un
grand renouvellement en cours de la philosophie et des
sciences humaines, et par la volonté de sortir le marxisme de
son impasse, de façon à retrouver l’alliance de théorie et de
pratique qui faisait sa force historique, dans ce que nous
pensions être une nouvelle «saison» révolutionnaire. En somme,
nous voulions contribuer à ce que Régis Debray baptisera un
peu plus tard une «révolution dans la révolution». Nous étions les
enfants de la guerre d’Algérie, de la révolution cubaine et de la
déstalinisation. Sartre avait proclamé le marxisme «horizon
philosophique indépassable de notre temps», et nous en étions
tous convaincus, mais les instruments philosophiques dont nous
voulions nous servir pour le ressusciter n’étaient pas ceux de
l’existentialisme et de la phénoménologie, c’était ceux de
l’épistémologie historique «à la française» et de ce que
Foucault baptisera un peu plus tard les «contresciences»
structuralistes.
C’est nous (Pierre Macherey, JeanPierre Osier, François
Regnault, Michel Pêcheux, Roger Establet, Yves Duroux,
Jacques Rancière, moimême, plus tard Robert Linhart, Jean
Claude Milner et JacquesAlain Miller) qui étions allés chercher
Althusser, après la publication de ses premiers articles
retentissants sur Marx, pour lui demander de créer un groupe de
travail avec nous. Lui, de son côté, nous avait embarqués dans
un long détour, passant par la critique des textes du jeune Marx
« hégélien » et « feuerbachien », l’étude des origines
philosophiques du structuralisme, et surtout une année entière
consacrée à la refonte de la psychanalyse par Lacan, que nous
avons rencontré en 1963. La quatrième année fut consacrée à
l’étude du Capital, et c’est des exposés du séminaire (moins
celui de Maurice Godelier, qui avait repris des articles déjà
publiés) que sortit le volume de 1965.Quel regard portezvous sur les différents exposés de ce
séminaire ?
Je suis frappé par plusieurs choses. L’une, c’est que le socle
comporte un apport décisif qui vient d’Althusser (c’estàdire de
la nouvelle conception de la dialectique et de l’histoire du
marxisme exposée dans Pour Marx, la fameuse «coupure
épistémologique»), mais aussi une forte influence de notre
formation en cours à la même époque (en particulier l’influence
épistémologique de Canguilhem et celle du structuralisme assez
particulier de Lacan, que naturellement Althusser avait
encouragées). La seconde c’est que, sans que nous en ayons
été complètement conscients à l’époque, nos contributions sont
loin d’aller toutes dans le même sens. C’est particulièrement
clair dans la différence entre le texte de Rancière et le mien, l’un
tirant vers une conception critique (et même «criticiste») du
marxisme, et l’autre vers une conception scientifique (positiviste,
à condition de prendre le terme dans son acception comtienne).
Indépendamment des raisons personnelles et politiques qui ont
conduit à rééditer Lire le Capital en 1968 dans une version
«simplifiée» c’estàdire expurgée (en particulier sans l’exposé
de Rancière), ce qui n’aurait pas pu avoir lieu si je n’avais pas
été d’accord (et dont je ne suis pas fier aujourd’hui), ceci
explique qu’il ait fallu ensuite pratiquement « choisir » entre ces
orientations divergentes. Et la troisième chose qui me frappe,
c’est l’inégale qualité des exposés d’Althusser : à côté de
moments brillants et profonds (la définition de la «lecture
symptomale» ou l’esquisse du «temps historique» comme non
contemporanéité du présent), il y a des développements très
scolaires, et d’autres franchement catastrophiques sur lesquels
il reviendra plus tard (en particulier l’exécution sommaire de
Gramsci comme penseur « historiciste », qui est parfaitement
stalinienne).Ces divergences sontelles le signe d’un travail vivant et
contradictoire ?
On aurait pu même d’ailleurs rêver qu’elles soient discutées en
commun dans les années suivantes, et sans doute c’est ce
qu’Althusser aurait voulu. Cela n’a pas été possible, à la fois
parce que nous n’avions pas les mêmes intérêts
philosophiques, et parce que, dès avant 68, nous avons fait des
choix politiques divergents.
Or tout ce travail était surdéterminé par les intentions politiques,
même s’il contenait des éléments qui peuvent être repris
autrement. Le «groupe» althussérien (qui était fluctuant,
susceptible de s’étendre à d’autres plus anciens, comme
Charles Bettelheim, Badiou, Terray, Suzanne de Brunhoff ou
Poulantzas, ou plus jeunes comme Dominique Lecourt, Christine
BuciGlucksmann, André Tosel) a donc éclaté assez vite. Ses
membres sont passés par des phases tendues dans leurs
relations, mais au fond l’amitié est restée, ou s’est reconstituée,
ce qui est aussi je pense un témoignage de «l’effet Althusser».
Dans La Philosophie de Marx, vous évoquez le projet de
refonte du concept d’histoire par Althusser et la tentative
de construction d’une «topique» pour le matérialisme
historique. Comment arracher l’historicité des luttes de
classes à la linéarité et lui restituer son caractère
d’imprévisibilité ?
Oui, les deux choses sont liées, du moins dans la conception
proposée alors par Althusser qui demeure, à mes yeux, un
instrument de pensée très suggestif. L’idée de la «topique»
vient de Freud, qui s’en sert pour schématiser l’articulation des
«instances» de l’appareil psychique, par définition irréductibles
à une temporalité unique, aussi bien dans une représentation
causaliste que dans une représentation spiritualiste ou
intentionnaliste. C’est une façon originale de combiner Marx
avec Freud, complètement différente du «freudomarxisme» de
l’époque. Elle ne répond pas directement, du moins dans un
premier temps, à la question de savoir s’il y a une
interdépendance de l’idéologie au sens marxien et de
l’inconscient au sens psychanalytique, même si elle n’interdit
pas de la poser (et cette question viendra plus tard, chez
Althusser luimême et certains de ses disciples, comme Michel
Pêcheux).
Pour Althusser la notion de topique était fondamentalement
matérialiste, elle s’opposait à ce qui, dans le marxisme lui
même, perpétue l’héritage de la philosophie hégélienne de
l’histoire, c’estàdire l’idée d’un progrès inévitable de l’humanité
ou de la civilisation vers sa « fin », vers la résolution de toutes
ses contradictions par une dialectique interne. A terme elle
devait l’obliger à « choisir » entre le matérialisme et la
dialectique, mais dans un premier temps elle lui permettait de
refondre la dialectique, en l’arrachant à toute idée de
préformation, de calculabilité, de téléologie. Evidemment cela
ne pouvait pas faire l’affaire du marxisme de parti, qui voyait
dans le communisme l’aboutissement d’une évolution
commencée depuis les sociétés «primitives», et dans le
socialisme d’Etat la forme nécessaire de la «transition» du
capitalisme au communisme.Quel rôle y joue la notion d’Althusser de surdétermination
?
En effet, l’instrument de critique du déterminisme et du finalisme
au moyen de la «topique», dès Pour Marx, ce fut l’idée de la
«surdétermination» des conflits, qui est une notion structurelle
(présente dans tous les moments de l’histoire) mais appliquée
aux conjonctures (toujours singulières, jamais réductibles à un
«type»).
Plus tard Althusser complètera la surdétermination par la «sous
détermination», qui ajoute un élément d’inachèvement,
permettant de penser non seulement des productions
d’événements, mais aussi des évolutions ou des révolutions
«manquées». Ceci dit là encore il y a une forte tension interne,
très difficile à soutenir.
Pour Althusser, qui de ce point de vue est un marxiste
complètement « orthodoxe », le fond commun de toutes les
transformations c’est la lutte des classes : donc les différents
niveaux ou instances hétérogènes, irréductibles à une
temporalité ou causalité unique, sont des modalités de la lutte
des classes, économiques, politiques, idéologiques… C’est
pourquoi la « topique » doit comporter une dernière instance,
rattachée à l’exploitation des travailleurs. Chaque fois qu’il a été
tenté de s’écarter de cette idée pour faire droit à d’autres types
de pratiques, à égalité, on lui a rappelé ou il s’est rappelé à lui
même «le primat de la lutte des classes».Quelle leçon retenir sur les acteurs de l’histoire ?
On peut alors penser que la différence des instances (ou des
pratiques, des mobilisations) ne sera jamais réelle, engendrant
une vraie surdétermination, si n’interviennent pas d’autres
«histoires» que l’histoire de la lutte des classes, y compris dans
son propre déroulement. Et là c’est très difficile, parce qu’il
faudrait arriver à la fois à ne rien retirer de la lutte des classes
(en particulier de son «universalité»), tout en lui ajoutant
constamment autre chose, qui ne lui est pas réductible (y
compris d’autres intérêts, tout aussi universels, comme
l’émancipation des femmes ou les luttes pour l’égalité des
sexualités, des langues et des cultures, ou comme les
engagements religieux, qui l’intéressaient énormément, plus que
le nationalisme, en raison de ses convictions de jeunesse).
Aujourd’hui je serais tenté de penser qu’une bonne façon d’être
althussérien, ou marxiste, c’est de dire qu’il n’y a pas de
pratique ou d’événement qui ne soit pas surdéterminé par la
lutte des classes… Mais Althusser n’aurait sans doute pas pu
dire les choses comme cela.Dans vos Ecrits pour Althusser, vous montrez que la
notion de « reproduction » chez Althusser contient un
projet ontologique, l’idée d’une identité entre lutte et
existence. Quelle est cette idée, à laquelle Althusser
semblait tenir ?
Oui, j’ai écrit cela. C’était avant qu’on découvre les écrits
d’Althusser sur le « matérialisme aléatoire ». Je pensais qu’il
s’agissait d’une thèse philosophique, à laquelle on pourrait
donner une forme spinoziste : pugnare idem est ac existere
(exister c’est la même chose que se battre), mais aussi inspirée
de certaines formules de Marx : «la lutte du prolétariat
commence avec son existence même» (et s’il ne luttait pas
contre l’exploitation, il serait éliminé, car le capitalisme ne
cherche aucunement à «faire vivre» ceux qui produisent sa
richesse et sa puissance). Mais j’y voyais aussi une maxime de
vie d’Althusser luimême, ayant une portée existentielle.
Il faudrait revenir sur tout cela, sur la façon dont, audelà
d’Althusser ou à son propos, on peut combiner une conception
tragique de la vie et de l’historicité, centrée sur le conflit, la «
guerre » au sens général du terme (polemos), avec un
matérialisme des « conditions » toujours changeantes, des
occasions à saisir et à manquer, de la fortuna… Cela explique
pourquoi Althusser a fini par dire que Machiavel était le plus
grand philosophe matérialiste de l’histoire, et a écrit sur lui un
très beau livre (publié après sa mort). Tout cela est aujourd’hui
l’objet de beaucoup de commentaires, je pense au livre de
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