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1 Wahl, Jean, Vers le concret. Études d’histoire de la philosophie contemporaine. William James, Whitehead, Gabriel Marcel. Avant- propos de Mathias Girel. Deuxième édition augmentée [Vrin, 1932], Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie, 2004 ; ISBN 2-7116-8239-0 ; 222p ; 25. (Michel Weber, Institut supérieur de Philosophie, 1348 Louvain-la-Neuve) On le sait, Jean Wahl (1888–1974) est un des grands philosophes français du XXe siècle. Ou plutôt : on devrait le savoir. Celui qui fut discrètement au cœur de tous les débats philosophiques de l’époque (sinon leur centre générateur) a été en effet quelque peu oublié depuis les années septante. Le grand talent de Wahl fut de se donner systématiquement les moyens de comprendre les enjeux des nouveaux courants philosophiques qui striaient alors le paysage intellectuel occidental (la pensée analytique, la phénoménologie, l’existentialisme, l’idéalisme allemand, la philosophie du procès) et de proposer des pistes pour leur mise en synergie. Ses intérêts spéculatifs et pédagogiques sont donc loin de se restreindre à la « philosophie continentale » : depuis la thèse qu’il soutient en 1920 sur Les Philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique jusqu’à un ouvrage tel que L’Expérience métaphysique de 1964 ou son article « Whitehead » dans l’Encyclopædia Universalis de 1968, son regard resta posé sur la révolution tranquille qui se tramait alors dans les cercles pragmatistes anglo-saxons. Vers le concret rassemble trois belles méditations complémentaires. William James (1842–1910), Alfred North Whitehead (1861–1947) et Gabriel Marcel (1889– 1973) sont tour à tour mis en scène grâce à un éclairage privilégiant, très précisément, leurs postures philosophiques en tant qu’elles constituent une manière de vivre, si pas un exercice spirituel. Il s’agit de trois quêtes (radicalement)

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Wahl, Jean, Vers le concret. Études d’histoire de la philosophie

contemporaine. William James, Whitehead, Gabriel Marcel. Avant-

propos de Mathias Girel. Deuxième édition augmentée [Vrin, 1932],

Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la

Philosophie, 2004 ; ISBN 2-7116-8239-0 ; 222p ; 25€. (Michel Weber,

Institut supérieur de Philosophie, 1348 Louvain-la-Neuve)

On le sait, Jean Wahl (1888–1974) est un des grands philosophes français du XXe

siècle. Ou plutôt : on devrait le savoir. Celui qui fut discrètement au cœur de tous les

débats philosophiques de l’époque (sinon leur centre générateur) a été en effet

quelque peu oublié depuis les années septante. Le grand talent de Wahl fut de se

donner systématiquement les moyens de comprendre les enjeux des nouveaux

courants philosophiques qui striaient alors le paysage intellectuel occidental (la

pensée analytique, la phénoménologie, l’existentialisme, l’idéalisme allemand, la

philosophie du procès) et de proposer des pistes pour leur mise en synergie. Ses

intérêts spéculatifs et pédagogiques sont donc loin de se restreindre à la

« philosophie continentale » : depuis la thèse qu’il soutient en 1920 sur Les

Philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique jusqu’à un ouvrage tel que

L’Expérience métaphysique de 1964 ou son article « Whitehead » dans l’Encyclopædia

Universalis de 1968, son regard resta posé sur la révolution tranquille qui se tramait

alors dans les cercles pragmatistes anglo-saxons.

Vers le concret rassemble trois belles méditations complémentaires. William

James (1842–1910), Alfred North Whitehead (1861–1947) et Gabriel Marcel (1889–

1973) sont tour à tour mis en scène grâce à un éclairage privilégiant, très

précisément, leurs postures philosophiques en tant qu’elles constituent une manière

de vivre, si pas un exercice spirituel. Il s’agit de trois quêtes (radicalement)

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empiricistes : le but, c’est de laisser le sens de toute expérience s’organiser en une

globalité sémantiquement porteuse.

La préface (écrite en 1931-1932) montre l’unité de ces trois esquisses à l’aide

de deux fils : d’une part, l’héritage bergsonien des trois penseurs débattus ; d’autre

part, l’importance partagée de trois traits empruntés à James — le concept

d’expérience (avec son caractère vague et confus tempéré par une densité

émotionnelle et même spirituelle), la nécessité d’engrener les relations internes et les

relations externes (c’est-à-dire la durée et le temps physique afin d’autoriser à la fois

la liberté et le déterminisme, l’existence et l’être), et l’opacité constitutive du concret

(son épaisseur non-rationnelle), telle qu’elle se manifeste dans le corps vécu.

L’étude sur James (originellement publiée en 1922) montre, à l’aide de sa

correspondance (et ce y compris certaines lettres inédites à l’époque), combien la

pratique philosophique était fondamentale dans la lutte incessante qu’il livrait

contre la maladie, le désespoir et la folie. Tous les problèmes fondateurs du

pragmatisme jameséen sont évoqués et leur portée historique clarifiée (exception

faite toutefois de l’obscure relation qui unissait sa destinée à celle de C. S. Peirce). On

assiste ici à un tour de force d’autant plus remarquable qu’il est antérieur au célèbre

Thought and Character of William James (1935) de R. B. Perry. L’impact de James en

France est dû principalement à ses affinités électives avec Bergson et

subsidiairement à son interaction avec Husserl, Russell et Wittgenstein et aux efforts

de Lalande et de Boutroux ; grâce aux analyses très fines de Wahl, le contexte de ces

débats revit malgré ses difficultés périphériques.

L’introduction à Whitehead (originellement publiée en 1931) partage la

même in-quiétude holistique : faire sens des travaux qui s’étirent entre l’Enquiry

Concerning the Principles of Natural Knowledge de 1919 et Process and Reality de 1929

(parfois, il est vrai, au prix de raccourcis conceptuels). On voit clairement comment

la destruction annoncée des sophismes engendrés par le matérialisme scientiste

nécessite un concept d’événement « fort », concept qui, à son tour, demande une

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reconstruction de la causalité et de la spatio-temporalité. Si la mise en contraste avec

Husserl est parfois assez osée, cette étude demeure un moment-clef de la découverte

du philosophe britannique en francophonie : après Henri Bergson (1859–1941),

Émile Meyerson (1859–1933), Louis Couturat (1868–1914) et avant Maurice

Merleau-Ponty (1908–1961) et Gilles Deleuze (1925–1995), les efforts heuristiques de

Jean Wahl, contemporains du reste de ceux, considérables, de Philippe Devaux

(1902–1979), demeurent de la plus grande importance pour les études

whiteheadiennes.

Le chapitre consacré à Gabriel Marcel (originellement publié en 1930)

exploite un matériau principal — son Journal métaphysique (1927) — du point de vue

de la confrontation qu’il met en scène entre Hegel, Bradley et Bergson. Les concepts-

clefs sont, une fois encore, la subjectivité, l’incarnation et la nuit émotionnelle de

l’expérience. À la faveur d’un argument visant à restaurer la primauté de l’existence

en philosophie et à fonder sa religiosité, le point focal devient la vertu auto-validante

de la foi. Ici, les préoccupations de Wahl semblent se confondre avec celles de

Alphonse De Waelhens (1911–1981), dont la ferveur philosophique était, elle aussi, à

la fine pointe de la recherche en phénoménologie existentielle.

L’avant-propos de M. Girel (ATER à Paris I Panthéon-Sorbonne) — dont la

thèse de doctorat (« Croyance et conduite : Peirce et les pragmatistes »), annoncée

pour l’année prochaine, est très attendue depuis que ses recherches ont été

couronnées par la Charles S. Peirce Society — fait pleinement justice au

développement de la pensée de Wahl et constitue en lui-même une contribution

remarquable.

Les intuitions métaphysiques de Wahl, lucidement ancrées dans une culture

philosophique profonde, sont aussi sûres que son style est limpide. Puisse la

réédition de ce volume contribuer à son rayonnement.