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BRÈVES DE GONDOLE ET AUTRES RÉCITSASPECTS DE LA NOUVELLE CONTEMPORAINE EN EUROPE C’est en entrant à Palerme dans l’église de San Domenico, où, parmi les grands hommes de Sicile, don Nicolà Cirino est inhumé, que je me suis souvenu de cette histoire qui me fit grande impression quand j’étais enfant. Et je me suis décidé à l’écrire, mû par une de ces sollicitations qui nous viennent de cer- taines sensations, cer- taines rencontres, une lecture… Leonardo Sciascia Réversibilité (in La Mer couleur de vin) trad. italien Jacques de Pressac DENOËL 1970 Vous êtes dans un train. Deux personnes échangent ici, une autre téléphone là ; plus loin, on a rivé son front à la vitre… Ça suffit : une histoire est née, un fil imaginaire court et coud ces vies. Un fragment émerge : c’est l’embryon d’une nouvelle. Vous descendez, et ils continuent à vous habiter : c’est parti, l’imaginaire tricote, recompose ce que les mots couvraient, regarnit les silences ; il s’impose par dessus l’apparente sépara- tion déterminée par la distribution hasardeuse sur les sièges du wagon. Il a créé du possible, il a passé outre la soi- disant indépendance de ces existences. Ainsi naît une nouvelle. Ce wagon ça peut être un jardin public, une laverie, chez le coiffeur, une rencontre spor- tive, un ascenseur, etc. Pour le nouvelliste, il n’y a pas de disparate. Dans le puzzle infiniment fractionné de l’humanité, toutes les pièces s’assemblent : il suffit d’en prendre une poignée, et voici que ça dessine tout seul, passer à l’acte (écrire) n’est qu’une option… « La nouvelle échappe aux périls où le roman est exposé (occupation du terrain par les écrivains philosophes, dissocia- tion du moi, effondrement du sujet, après celui de l’objet). La nouvelle tient bon, grâce à sa den- sité. Elle garde un public vrai, celui qui ne demande pas à un livre de lui servir d’aliment (un écrivain n’est pas un restaurant). Il n’y a pas de quoi se nourrir dans une nouvelle, c’est un os. Les personnages sont cernés, gelés dans leur caractère ; ils n’ont pas le temps de tomber malades, de mourir de la maladie du roman contemporain. La nouvelle est une nacelle trop exiguë pour embarquer l’Homme : un révolté, oui, la Révolte, non. » Paul Morand Ouvert la nuit GALLIMARD 1957 conception réalisation : Joël Bertrand / illustrations : Jacqueline Besche / pour le compte des éditions *voir page 1 1

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BRÈVES DE GONDOLEET AUTRES RÉCITS…ASPECTS DE LA NOUVELLE

CONTEMPORAINE EN EUROPE

C’est enentrantà Palerme dansl’église de SanDomenico, où, parmiles grands hommes deSicile, don NicolàCirino est inhumé, queje me suis souvenu decette histoire qui mefit grande impressionquand j’étais enfant.Et je me suis décidé àl’écrire, mû par une deces sollicitations quinous viennent de cer-taines sensations, cer-taines rencontres, unelecture…

Leonardo SciasciaRéversibilité

(in La Mer couleur de vin) trad. italien

Jacques de PressacDENOËL 1970

Vous êtes dans un train.Deux personnes échangent ici,une autre téléphone là ; plus loin, on arivé son front à la vitre… Ça suffit :une histoire est née, un fil imaginairecourt et coud ces vies. Un fragmentémerge : c’est l’embryon d’une nouvelle.

Vous descendez, et ils continuent àvous habiter : c’est parti, l’imaginairetricote, recompose ce que les motscouvraient, regarnit les silences ; ils’impose par dessus l’apparente sépara-tion déterminée par la distributionhasar deuse sur les sièges du wagon. Il acréé du possible, il a passé outre la soi-disant indépendance de ces existences.

Ainsi naît une nouvelle. Ce wagon çapeut être un jardin public, une laverie,chez le coiffeur, une rencontre spor-tive, un ascenseur, etc. Pour lenouvelliste, il n’y a pas de disparate.Dans le puzzle infiniment fractionnéde l’humanité, toutes les piècess’assemblent : il suffit d’en prendreune poignée, et voici que ça dessinetout seul, passer à l’acte (écrire)n’est qu’une option…

« La nouvelle échappeaux périls où le roman estexposé (occupation du terrain parles écrivains philosophes, dissocia-tion du moi, effondrement dusujet, après celui de l’objet). Lanouvelle tient bon, grâce à sa den-sité. Elle garde un public vrai,celui qui ne demande pas à unlivre de lui servir d’aliment (unécrivain n’est pas un restaurant).Il n’y a pas de quoi se nourrirdans une nouvelle, c’est un os.

Les personnages sont cernés,gelés dans leur caractère ; ils n’ontpas le temps de tomber malades,de mourir de la maladie duroman contemporain. La nouvelleest une nacelle trop exiguë pourembarquer l’Homme : un révolté,oui, la Révolte, non. »Paul Morand Ouvert la nuitGALLIMARD 1957

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Annah sait qu’elle ne parlera pas,qu’elle ne dira rien, jamais rien. En montant le sen-tier vers la camionnette de la police, elle se retourneun peu, et elle regarde le mur de pierres une der-nière fois, et la mer qui étincelle. Orlamonden’existe plus, ce ne sont que des ruines couleur devieille poussière. Le regard du vieil homme s’éloignedéjà, pareil à la fumée d’un feu étouffé. Mais le refletdu soleil sur la mer brille sur le visage et dans lesyeux sombres de la petite fille, avec la lumière qu’onn’éteint pas de la colère.J.-M. G. Le Clézio Orlamonde(in La Ronde et autres faits divers) GALLIMARD 1982

AUX SOURCES DE LANOUVELLE POLICIÈRE :LE FAIT-DIVERS

À la différence du roman,la nouvelle policière ne souhaite pastant poser puis résoudre un mystère,dérouler une intrigue, que relever cequi, dans le quotidien le plus prosaïque,peut faire l’objet d’une constructionénigmatique. C’est à une synthèse de latragédie classique et du journalisme quese livre le nouvelliste. Il se drape dans larobe de la prêtresse de Delphes à qui ilemprunte la forme la plus elliptiquepour nous délivrer un message à teneurprophétique. À la source, une attentionparticulière au fait-divers.

Donnés comme immédiats, faits etpersonnages sont sans passé ; quant àleur destin, tout l’art de l’auteur est denous suggérer qu’ils le rencontreront (ounon), qu’ils interpréteront (ou non) leurrôle, leur fonction sociale jusqu’au bout.

À la différence du roman,la nouvelle policière ne souhaite pastant poser puis résoudre un mystère,dérouler une intrigue, que relever cequi, dans le quotidien le plus prosaïque,peut faire l’objet d’une constructionénigmatique. C’est à une synthèse de latragédie classique et du journalisme quese livre le nouvelliste. Il se drape dans larobe de la prêtresse de Delphes à qui ilemprunte la forme la plus elliptiquepour nous délivrer un message à teneurprophétique. À la source, une attentionparticulière au fait-divers.

Donnés comme immédiats, faits etpersonnages sont sans passé ; quant àleur destin, tout l’art de l’auteur est denous suggérer qu’ils le rencontreront (ounon), qu’ils interpréteront (ou non) leurrôle, leur fonction sociale jusqu’au bout.

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Les chenillesdu bulldozerécrasèrent les bordsde la caverne, bous-culant les télévi-seurs, lestransistors, les aspi-rateurs, les grille-pain, lesfrigos qui servaientde remparts auparadis de Mireille.La porte du congé-lateur explosa entombant, délivrantune pilede cahiers. L’und’eux s’ouvrit auxpages centrales.

« Cette nuit à troisheures, la dépan-neuse du casseurs’est garée au bordde la Seine, après lespeupliers. Il est des-cendu avec son filset ils ont jeté unhomme dans l’eau.Je crois bien qu’ilétait mort. Quandtout fut empilédans le trou, leconducteur de l’en-gin s’approcha, unjerricane à la mainet arrosa d’essencel’univers mutilé dela clocharde. Il cra-qua une allumette.

Didier Daeninckx Autres lieuxVERDIER 1993

Les chenillesdu bulldozerécrasèrent les bordsde la caverne, bous-culant les télévi-seurs, lestransistors, les aspi-rateurs, les grille-pain, lesfrigos qui servaientde remparts auparadis de Mireille.La porte du congé-lateur explosa entombant, délivrantune pilede cahiers. L’und’eux s’ouvrit auxpages centrales.

« Cette nuit à troisheures, la dépan-neuse du casseurs’est garée au bordde la Seine, après lespeupliers. Il est des-cendu avec son filset ils ont jeté unhomme dans l’eau.Je crois bien qu’ilétait mort. Quandtout fut empilédans le trou, leconducteur de l’en-gin s’approcha, unjerricane à la mainet arrosa d’essencel’univers mutilé dela clocharde. Il cra-qua une allumette.

Didier Daeninckx Autres lieuxVERDIER 1993

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LA NOUVELLE :UN CHEVALDE TROIE

On a l’habitude de recevoir la nouvelle enréférence au roman. Mais qu’en est-il des relationsqu’elle entretient avec d’autres formes d’expression ?

Tant de nouvelles renvoient à la peinture, à la photo(rien de plus apte à provoquer la remontée dessouvenirs), au cinéma (l’usage de plans plus ou moinsséquencés ou continus nous rappelle que la pelliculeest un des vecteurs favoris de l’élément temps avecquoi la nouvelle en découd prioritairement) ; authéâtre aussi et surtout, avec qui elle partage l’absencede notations descriptives ou servant de coordonnées,la priorité donnée à l’élément humain dans ses interre-lations, lorsqu’elles passent par le langage.

Par les deux premières, elle tente de faire advenirdes présences « ectoplasmiques », par les derniers, elleparvient à nous montrer toutes les métamorphoses,les stases par lesquelles passent les personnages quiont été choisis (élus) puis visités, et alors pourcertains, rachetés, pour d’autres, proprement liquidés…

— C’est vrai qu’ils sontbeaux. Je les regarde souvent.C’est mal. Dans la glace.

— La nature est concupiscente.— Ils sont tout gonflés et dou-

loureux… Ils ont mal, parce qu’ilsont envie de vos mains...

— Moi aussi, j’ai mal.— Sentez mon cœur, dit Claire.— Je le sens, répond l’abbé d’une

voix qui faiblit. Je ne devrais pas.Nous ne sommes pas sur terrepour nous occuper des cœurs.Nous en avons après les âmes…

Jean-Pierre H. Tétart Claire (in L’Éden et les cendres) LE TEMPS QU’IL FAIT 1990

— C’est vrai qu’ils sontbeaux. Je les regarde souvent.C’est mal. Dans la glace.

— La nature est concupiscente.— Ils sont tout gonflés et dou-

loureux… Ils ont mal, parce qu’ilsont envie de vos mains...

— Moi aussi, j’ai mal.— Sentez mon cœur, dit Claire.— Je le sens, répond l’abbé d’une

voix qui faiblit. Je ne devrais pas.Nous ne sommes pas sur terrepour nous occuper des cœurs.Nous en avons après les âmes…

Jean-Pierre H. Tétart Claire (in L’Éden et les cendres) LE TEMPS QU’IL FAIT 1990

La toile drainée de bas enhaut par un mouvementascendant. Celui de la lenteet difficile élévation d’uneThérèse élaborant salumière à partir de sa nuit.Le silence du théâtre vide.La soudaine étrangeté dulieu. De cette toile oùvibrent mes couleurs. Decette amitié nouée avec unefemme hors du communperdue en un lointainpassé.

Charles Juliet Maria(in Attente en automne) P.O.L. 1999

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Tous les cent ans, le Pèlerin depierre avançait d’un petit empan, sibien qu’il n’arriverait sans doute enPalestine que vers la fin du monde.

— « Arriverait » ! s’écria le châtelainqui en devint pourpre de fureur. « Ehbien, c’est ce qu’on verra. Avec moi, pasquestion que quelqu’un traverse meschamps, comme bon lui semble ! »

Ils dégagèrent la terre autour de lapierre, attelèrent les bœufs et la tirèrentquatre bons milles en arrière, jusquederrière la colline.

— Il s’en rappellera, qu’il refassemaintenant ses quatre milles, si ça luichante. Ça lui prendra encore une foisdans les cent mille ans ou plus.

Slawomir MrozekAnthropocentrisme(in La vie est difficile)trad. polonais André KozimorALBIN MICHEL 1991

Mon camionest à la casse.J’ai eu unaccident. On s’esttamponnés avecle car scolaire.Mes âmes se tai-sent. Ellesaccueillent lespetites.

— Tout va bien,dit mon bonange, l’assurancemarche.Plus besoin deramasser, ilsse ramassenttout seuls.

— Je tombe enchômage, alors ?

— Non, c’est lescongés payés.

Il a pas demain et il meprend par lamain. Fini debosser. Ouf etmerci à ceux quise reconnaîtront.Béatrix BeckMémoires d’un illettré(in Guidée par le songe)GRASSET 1998

N’ayant pas à se justifierpar de longues explications, sachantque son lecteur acceptera l’absencede préliminaires, bien des nouvellistesen ont profité pour se livrer auxdélices de l’humour. Nous ne sommespas loin de la blague. Tout commeau bistrot, le Je vais vous enraconter une bien bonne se passede présentations.

Ici pas de passé, pas de diktat dumonde réel et de sa logique, bien aucontraire, on les pousse dans leursderniers retranchements en lesprenant au pied de la lettre pourmontrer que l’absurdité est finale-ment dans leur camp. L’inversion desvaleurs, l’incongru, après avoir produitle rire, acquièrent soudain une vertuproprement philosophique : celle denous montrer les limites, les non-sens et la désespérante monotonienon-poétique du quotidien quenous nous imposons de vivre.

L’HUMOUR :

À CONSOMMER

SANS MODÉRATION

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LE TEMPS

QU’IL FAIT,

QU’IL FAUT,

QU’IL AURAIT

FALLU

J’appelais Trésors deux boîtesde fer-blanc naïvement peintes etcabossées qui avaient jadis contenudes biscuits, mais qui recelaient alorsde tout autres nourritures : ce qu’entirait ma grand-mère, c’était desobjets dits précieux et leur histoire,de ces bijoux transmis qui sontmémoires aux petites gens. Desgénéalogies compliquées pendaientavec des breloques aux chaînettes decuivre ; des montres étaient arrêtéessur l’heure d’un ancêtre…

Pierre Michon Vies minuscules GALLIMARD 1984

En matière de temps,les nouvellistes jouentdans deux courses.

Soit qu’ils profitent duresserrement pour faire coïnciderl’action, le texte et la lecture :alors ils semblent survaloriser leprésent, jouant sur l’évidenceque les personnages denouvelles sont intuitivementimmédiats. Le lecteur prend letrain en marche, et accepterad’en sauter en pleine vitesse.Anecdotes attrapées dans unjournal : on passe.

Soit qu’en nous donnant lefragment, ils déploient tout unart pour nous suggérer le tout.C’est là l’héritage du conte : « Ilsvécurent heureux et eurentbeaucoup d’enfants », et voici enune seconde résumée une vie.Le détail empilé sur le détail estrenvoyé au roman. Le morceaude sparadrap temporel qui nouscolle aux doigts présente deuxbouts et suffit à rappeler qu’au-delà il y avait un rouleau…

Que faire des événements quin’ont pas leur place définie dans letemps, des événements arrivés trop tard, aumoment où le temps avait déjà été attribué,partagé, pris, et qui restent sur le carreau ?

Le lecteur a-t-il jamais entendu parler desvoies parallèles du temps ? Oui, il existe detelles voies marginales, un peu illégales il estvrai. Essayons-donc de dégager à un certainpoint de l’histoire une voie sans issue, un cul-de-sac, afin d’y pousser cette histoire illicite.Surtout, ne craignez rien. L’opération seraimperceptible, le lecteur n’éprouvera aucunchoc. Peut-être même qu’au moment où nousen parlons la manœuvre est déjà accomplie etque nous avançons sur la voie parallèle ?

Bruno SchulzLe Sanatorium au croque-mort

trad. polonais Georges SidreDENOËL 1974

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Ce que je t’ai raconté n’a pas etne peut avoir de conclusion, ilfaut que cette histoire resteouverte. Ouverte, dirais-je, detoute part, laissée à la sensibi-lité et l’imagination du lecteur.Autrement, elle deviendraitune accumulation de banalitésextravagantes. D’ailleurs, àbien y réfléchir, la plupart desévénements de la vie humainesont ainsi, ils demeurentouverts, ils ne sont pas clos, ilsrestent suspendus au-dessusde nos têtes, sans conclusion.

Gustaw Herling Le Portrait vénitientrad. polonais Th. Douchy L’ARPENTEUR-GALLIMARD 1995

Une « tradition » plus moderne, dégagéede l’origine « conte », produit des nouvelles« ouvertes ». De même qu’un bon tableau débordetoujours de son cadre, la nouvelle contemporaineentend que rien ne se résolve dans l’espace du récit.Il n’y a plus de chute au sens propre, mais une simpleinterruption, un congé pris avec les protagonistesque l’auteur nous abandonne. La lecture se prolongeau-delà de la page ; le blanc qui suit le dernier mot,c’est à nous de le remplir par une rêverie poétiqueque nourrira notre propre expérience humaine.

NOUVELLE : OUVERTE ET SUSPENDUE

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Elle tombait sur la plainecentrale, sur les collinesnues, tombait mollement surla tourbière d’Allen et plusloin, à l’occident, mollementtombait sur les vaguesrebelles et sombres duShannon. Elle tombait aussidans tous les coins du cime-tière isolé où Michael Fureygisait enseveli. Elle s’étaitamassée sur les croix tordueset les pierres tombales, surles fers de lance de la petitegrille, sur les broussaillesdépouillées. Son âme s’éva-nouissait peu à peu comme ilentendait la neige s’épandrefaiblement sur tout l’universcomme à la venue de la der-nière heure sur tous lesvivants et les morts.

James Joyce Gens de Dublintrad. Iva Fernandez

PLON 1962

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Mais la nouvelle ne peutcomplètement congédier l’auto-biographie. La mémoire est unemachine qui se nourrit de fragments,on ne peut, sauf artifices roma-nesques, la retranscrire dans uncontinu temporel. Le nouvellistepense que les multiples facettes de lapersonnalité ne font jamais totalité ;et que la rencontre fortuite avec telobjet, telle perception déclenchealéatoirement la remontée des sou-venirs en séquences autonomes.

Le bref récit de vie se dépouillealors de toute fiction, de touteillusion de cohérence pour nousrestituer la part de hasard qui nousjette dans les événements que noussubissons. Nous ne sommes alors,protagonistes, que les interprètesd’une action, jamais les héros d’uneimaginaire saga.

J’appelle ici narrats desimages organisées sur quoidans leur errance s’arrêtentmes gueux et mes animauxpréférés, ainsi que quelquesvieilles immortelles. Parmicelles-ci, une au moins a étéma grand-mère. Car il s’agitaussi de minuscules terri-toires d’exil sur quoi conti-nuent à exister vaille quevaille ceux dont je me sou-viens et ceux que j’aime […]avant de reprendre leur pro-gression vers le rien.

Antoine VolodineDes Anges mineurs SEUIL 1999

Mais sur ces entrefaites, qu’en est-il desmorts, des offensés pour toujours ? Ilsrestent sur les routes, et ils ne deman-dent rien, mais aucune paix, aucun ciel,aucun repos ne les soustrait à nosesprits. Une chaîne nous lie tous à eux,ils nous poussent tous ensemble à boirele poison de leurs derniers instants, dupoint où ils connurent ce que nous nepouvons imaginer qu’à la dérobée, parapproximations opiacées. Elda — vingt-deux ans et la poitrine transpercée — setient encore à l’orée du bois étendue surle dos, son visage est assombri pour tou-jours par la soudaine impossible vérité. Andrea Zanzotto 1944 : faier !(in Au-delà de la brûlante chaleur)trad. italien Philippe Di MeoMAURICE NADEAU 1997

PAR LES SENTIERS DE LA MÉMOIRE…

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LA DOUBLUREEST TOUJOURSDANS LE MIROIR

« Il me semble qu’on s’absenteparce qu’on doit laisser la place àquelqu’un d’autre. Ce pourraitêtre le cas de deux personnes par-tageant le même corps, n’est-cepas ? Par exemple, ma sœurjumelle pourrait partager moncorps avec moi. Dans ce cas, ilfaudrait que je m’absente chaquefois qu’elle viendrait, n’est-cepas ? » C’était elle en fait quidisait cela, qui s’était mise àparler par ma bouche.

Anna Kavan Absences (in Nouvelles d’une vie)trad. anglais Claire Malroux COMPLEXE 1990

Le stylo-bille progressaitpetit à petit sur la peau blanche,retroussant à chaque fois un peuplus la chemise. Le nain ne levaitpas les yeux, tressaillant simple-ment par moments. Le graisseurhaletait, une goutte de sueurclaire et une seule tombait parintermittence dans le champ deson dessin, mais en quoi unegoutte de sueur pouvait-ellegrever le fantastique paysagebleu qui était en train de prendreforme tressaillant et haletantdans un même mouvement, toutcela traversé de sentiers qui sehâtaient, qui grouillaient desplus bizarres monstres etgnomes. Et le nain, là-dessus, serelève en titubant et s’éloigne, etdisparaît comme un néant dansle lointain…Cees Nooteboom Le Nain de Huelva(in Le Matelot sans lèvres)trad. néerlandais Daniel CuninLE PASSEUR 2002

Un autre des héritages de la nouvellecontemporaine vient de la tragédie, lorsqu’elle se lance dans lerécit d’une brève et fulgurante « crise triangulaire ».

Le récit se déploie sur un ring où vont s’affronter le personnageet son double, son reflet, sa caricature. Le double veut s’identifier àsa source pour posséder ce qu’elle possède : des biens, des qualitéset surtout un amour. Les frères ousœurs ennemi(e)s sont une figure spé-culaire : c’est en miroir, dans le miroir,que mon jumeau veut m’affronter, mevaincre et jouir de mon bien.

D’où la présence dans beaucoup detextes de bouffons grotesques et dif-formes qui sont la représentation uni-verselle du double mimétique, celuiqui singe. En voulant posséder mestrésors, mon altérité monstrueuse merenvoie une image de moi-même queje ne peux soutenir : l’un des deux estde trop, d’où, dans les nouvelles, cetteprofusion de disparitions.

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