Verley, Xavier - La Science, l'Intuition Et l'Art d'Inventer

download Verley, Xavier - La Science, l'Intuition Et l'Art d'Inventer

of 19

Transcript of Verley, Xavier - La Science, l'Intuition Et l'Art d'Inventer

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    1

    La logique et lpistmologie La science, lintuition et lart dinventer

    Xavier Verley

    Philopsis : Revue numrique

    http://www.philopsis.fr

    Les articles publis sur Philopsis sont protgs par le droit d'auteur. Toute reproduction intgrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprs des diteurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant lauteur et la provenance.

    Pour Platon la science impliquait un apprentissage, une recherche,

    do le paradoxe : la science supposait savoir et ignorance ; Quel beau sujet de dispute sophistique tu nous apportes l ! Cest la

    thorie selon laquelle on ne peut chercher ni ce quon connat ni ce quon ne connat pas : ce quon connat, parce que, le connaissant, on na pas besoin de le chercher ; ce quon ne connat pas, parce quon ne sait mme pas ce quon doit chercher. 1

    Ainsi la science implique un certain rapport du connu linconnu qui

    rend possible soit le scepticisme qui rduit linconnu linconnaissable, soit le dogmatisme qui proclame que linconnu est connaissable :

    Voil le problme, cherches-en la solution. Tu peux la trouver par le pur raisonnement. Jamais, en effet, mathmaticien ne sera rduit dire : Ignorabimus 2.

    1 Platon, Mnon, 80 e. 2 D. Hilbert, Sur les problmes futurs des mathmatiques, Compte rendu du deuxime congrs international des mathmaticiens tenu Paris du 6 au 12 Aot,

    1900 , Paris, Gauthier Villars, 1902. A la fin de Naturerkennen und Logik, Naturwissenschaften 1930, p. 387, Hilbert tait revenu de ce quil appelle linsens Ignorabimus ( trichten Ignorabimus ) de Du Bois-Reymond Nous devons savoir, alors nous saurons disait Hilbert (Wir mssen wissen, wir werden wissen).

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    2

    Dans La science et lhypothse, Poincar donne limpression de pencher du ct sceptique ; ne parle-t-il pas de principes qui ne sont que des hypothses rvisables, de dfinitions, daxiomes qui ne sont que des conventions dguises ? On reste tonn quun savant dune telle envergure puisse poursuivre des recherches alors quil serait sceptique. Ni sceptique, ni dogmatique. Alors que cherche-t-il dans la science ? la diffrence des scientistes de lpoque qui rvaient de voir leur science liminer toutes les autres sciences et remplacer la philosophie par une sorte de science des sciences dont ils prtendaient dtenir le secret, Poincar retient du savoir sa puissance dinvention. Il soppose autant ceux qui figent la science dans des principes immuables qu ceux qui rduisent la science une simple langue construite sur des conventions (Le Roy) :

    Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions galement commodes, qui lune et lautre nous dispensent de rflchir 3.

    Savoir, cest inventer mais inventer est-ce simplement dcouvrir, reconnatre quelque chose qui tait dj l ? La question de linvention, souvent pose par ce mathmaticien fru de physique, est-elle une question interne la science ou une question externe pose par le philosophe, le psychologue ou mme le sociologue ?

    Nous voudrions montrer comment linvention, si importante aux yeux de Leibniz, autre savant philosophe, relve dun art irrductible la description des conditions de gense de la connaissance mais dune forme particulire dimagination qui guide lintelligence non par son pouvoir de reprsentation mais par sa puissance dordre et de simplification4.

    1 - Linvention et lintuition

    Lart dinventer, dont parle si souvent Leibniz, commence par des

    classifications, des inventaires partir dune langue ou caractristique universelle pour permettre lanalyse du savoir et remonter ensuite du connu linconnu comme cela se fait en algbre. Ainsi lanalyse rend possible le passage du savoir donn ce qui en rend raison et la synthse intervient pour dmontrer que la vrit dcouverte saccorde avec les vrits ou lois connues. Linvention suppose un rapport du connu linconnu, du voir et du prvoir pour constituer le savoir. La reconnaissance de ce que lon cherche implique un certain rapport de lanalyse et de la synthse, de ce quon appelle aussi lintuition et de la dmonstration. Pour savoir il faut comprendre le lien qui unit vision et prvision, intuition et dduction. Ce lien

    3 Poincar : La science et lhypothse (SH), Introduction, Champs Flammarion, p. 24. Pour les autres ouvrages de lauteur, nous utiliserons les abrviations suivantes. Science et mthode (SM), Flammarion, 1916 ; La valeur de la science (VS) Champs Flammarion, Dernires penses (DP) , Flammarion, 1963. 4 Poincar adhre sans rserve au principe d conomie de la pense de Mach.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    3

    est-il de nature logique ou bien provient-il du pouvoir originairement synthtique de lesprit ?

    Avec Kant, le problme passe du plan de lanalyse logique du savoir formul dans une langue caractristique au plan transcendantal distinct la fois de lanalyse psychologique des empiristes et de lanalyse mtaphysique qui fonde la vrit en Dieu. La perspective critique prise sur la science suppose quelle nest possible qu partir dun esprit qui est la fois spontanit quand il conoit et rceptivit quand il intuitionne. Linvention qui se manifeste dans le progrs de la science suppose un art, cach dans les profondeurs de lme humaine, qui met en relation les concepts et les intuitions. Si la science progresse alors que la mtaphysique stagne, cela ne vient pas dun pouvoir de vision intellectuelle propre lesprit qui connat mais simplement parce que, par les intuitions, lesprit souvre la multiplicit et par les concepts lesprit peut unifier la diversit provenant de la sensibilit. Ainsi lesprit dispose dun pouvoir de synthse a priori qui rend compte des progrs de la science. Lexistence de jugements synthtiques a priori rvlent que le prdicat ou concept appliqu au sujet est irrductible un rapport dinhrence ou didentit et, par voie de consquence, la synthse tant lopration primitive de lesprit connaissant, lanalyse nest plus quun acte driv. La vrit de tels jugements ne peut se prouver par des mthodes logiques mais simplement par le verdict de lexprience, tant entendu que cest lesprit qui interroge comme le fait le prsident dun tribunal pour faire parler la nature. Si lesprit invente et construit de nouvelles vrits, cest en raison de cette dualit entre activit et passivit, spontanit et rceptivit qui saccordent grce au pouvoir producteur et reproducteur de limagination transcendantale quand elle schmatise.

    De Leibniz Kant, le problme de linvention se dplace et passe de la constitution dune mthode danalyse logique une mthode critique qui fonde le pouvoir dinvention de la science sur une conception transcendantale de lesprit, fonde sur le pouvoir a priori de reprsenter des formes et des concepts. Quel rapport y a-t-il entre la question de lart dinventer et lpistmologie ?

    Toute luvre pistmologique de Poincar montre que pour lui aussi la science pose le problme de linvention mais il donne ce terme un sens diffrent de celui admis par les philosophes qui le pensent souvent en termes de rapport de la vrit connue la vrit inconnue et supposent soit un pouvoir mtaphysique de vision des choses, soit un pouvoir psychologique de reconnaissance de la vrit, soit un pouvoir logique de dduction partir dune langue et dun calcul construits par lesprit. La science nest pas en mesure de proposer un critre pour dmarquer les vrits connues des vrits inconnues puisquil semble quaucun des principes, postulats ou axiomes qui fonde la gomtrie ou la mcanique, ne soit labri de rvisions. Si linvention commence par les inventaires, ceux-ci ne permettent que de classer les faits, les lois sans pouvoir parvenir lunit dune thorie. Poincar a analys le problme de linvention dans les sciences mathmatiques sans supposer aucun de ces pouvoir. La science ne peut pas

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    4

    plus se fier la psychologie qui nous fait connatre le monde des sensations qu la logique qui prtend tout dmontrer. La gomtrie qui est une science se fonde-t-elle sur lintuition ?

    On pourrait penser que ce philosophe qui aime la gomtrie pour son esprit de finesse y trouve une intuition sui generis a dfaut dtre a priori. Or il nen est rien. Lintuition est lie chez lui au pouvoir dimaginer, de feindre qui permet de penser des possibilits inaccessibles toute imagination soucieuse de voir dabord pour juger et dcider. Avant lavnement des gomtries non euclidiennes, on croyait que la gomtrie euclidienne tait plus naturelle et sajustait notre exprience par une sorte dharmonie prtablie. Frege croyait se dbarrasser du problme en recourant au principe logique du tiers exclu : si la gomtrie euclidienne est vraie, une gomtrie non euclidienne ne peut tre que fausse car si le vrai est vrai, le non vrai est faux. Mais ces nouvelles gomtries embarrassent autant les mathmaticiens que les philosophes. Dans La Science et lhypothse, Poincar pose le problme en se demandant si lespace et la gomtrie proviennent de lexprience. Au lieu de concevoir lexprience partir dune intuition sensible, il transforme lexprience dont se rclamait lempirisme traditionnel en une exprience de pense . Ce nest plus lintuition mais limagination qui vient au secours de la pense en supposant un monde possible comme arrire-plan au monde rel. Avant mme dexposer les problmes relatifs aux rapports de lespace et de la gomtrie, Poincar imagine un monde dans lequel des tres auraient appris vivre et se reprsenter les choses partir dune gomtrie trs diffrente de la ntre :

    Commenons par un petit paradoxe. Des tres dont lesprit serait fait comme le ntre et qui auraient les mmes sens que nous, mais qui nauraient reu aucune ducation pralable, pourraient recevoir dun monde extrieur convenablement choisi des impressions telles quils seraient amens construire une gomtrie autre que celle dEuclide et localiser les phnomnes de ce monde extrieur dans un espace non euclidien ou mme dans un espace quatre dimensions.

    Pour nous dont lducation a t faite par notre monde actuel, si nous tions brusquement transports dans ce monde nouveau, nous naurions pas de difficult en rapporter les phnomnes notre espace euclidien. Inversement, si ces tres taient transports chez nous, ils seraient amens rapporter nos phnomnes lespace euclidien. 5

    Au monde euclidien nous substituons par la pense un monde

    sphrique dans lequel la temprature est maximum au centre et diminue quand on sen loigne. Limagination remplace la perception par une exprience de pense qui permet de se mettre distance de lintuition, rendant celle-ci contingente et la transformant en simple habitude. Alors que dans notre monde les solides peuvent tre considrs comme invariables malgr des variations irrgulires et accidentelles, dans ce monde ils seraient

    5 SH, 77.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    5

    dforms par des diffrences de temprature et les habitants deviendraient de plus en plus petits au fur et mesure quils sloigneraient du centre :

    Sils fondent une gomtrie, ce ne sera pas comme la ntre, ltude des mouvements de nos solides invariables ; ce sera celle des changements de position quils auront ainsi distingus, et qui ne sont autres que les dplacements non euclidiens , ce sera la gomtrie non euclidienne. 6

    Cette exprience de pense qui consiste feindre un monde paradoxal

    en nous loignant de nos habitudes mentales, sert de prmisse une sorte de raisonnement par labsurde : si dune hypothse paradoxale sensuivent des consquences non contradictoires, lhypothse demeure parfaitement acceptable. Une telle exprience nest pas un simple substitut de lintuition qui permettrait par la mthode de variation imaginaire dabstraire un invariant ou essence mais elle sert dauxiliaire au raisonnement en permettant de vrifier la cohrence des possibles feints par limagination7. Aussi peut-il conclure, contrairement lesprit de la philosophie transcendantale, que la gomtrie euclidienne ne peut se fonder sur une aucune intuition a priori dans la mesure o elle est relative aux proprits physiques du monde.

    La gomtrie euclidienne repose donc sur de simples hypothses ou axiomes qui nont pas le caractre duniversalit et de ncessit quon accorde aux jugements apodictiques. Parmi ces hypothses figure le fameux postulat dEuclide : Par un point pris hors dune droite, il ne passe quune parallle cette droite . La dmonstration directe de ce postulat sest heurte tant dobstacles quon sest rsolu suivre la dmonstration indirecte par labsurde. La surprise est venue du fait quen supposant quil ny avait aucune parallle ou quil y en avait en nombre infini, aucune contradiction nest apparue. Ainsi sont nes les gomtries non euclidiennes, les unes concevant lespace avec une courbure positive, les autres avec une courbure ngative. Beltrami a montr quon pouvait traduire les termes de la gomtrie non euclidienne en ceux de la gomtrie euclidienne.

    La gomtrie ne peut donc plus tre comprise par le bas, en partant de lintuition ou de lexprience, mais par le haut en adoptant des axiomes8.

    6 SH, 91 7 Poincar na pas besoin de rifier les possibles (abstraction mtaphysique) puisquil rduit lexistence mathmatique la non contradiction. 8 Si lespace gomtrique tait un cadre impos chacune de nos reprsentations, considre individuellement, il serait impossible de se reprsenter une image dpouille de ce cadre, et nous ne pourrions rien changer notre gomtrie. Mais il nen est pas ainsi, la gomtrie nest que le rsum des lois suivant lesquelles se succdent ces images. Rien nempche alors dimaginer une srie de reprsentations, de tout point semblables nos reprsentations ordinaires, mais se succdant daprs des lois diffrentes de celles auxquelles nous sommes accoutums. On conoit alors que des tres dont lducation se ferait dans un milieu o ces lois seraient ainsi bouleverses pourraient avoir une gomtrie diffrente de la ntre. SH, 88.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    6

    Mais comment faut-il concevoir ces axiomes quinvoquait dj Euclide ? Pour Poincar ce sont de simples propositions indmontrables, qui figurent au dbut des livres de gomtrie. Faut-il abandonner Euclide et rejoindre laxiomatisation de cette science entreprise par Hilbert ? Pour ce dernier, les axiomes ne sont que des dfinitions implicites qui permettent de dterminer une varit despace et par suite une gomtrie, parmi la multiplicit des espaces possibles. Il envisage mme la possibilit de gomtries non archimdiennes qui nadmettent pas laxiome dArchimde. Celui-ci stipule qutant donnes deux longueurs ingales de mme espce, A > B, il existe un nombre entier n suffisamment grand pour que multipli par B, ce nombre atteigne une grandeur suprieure A. Entre les points dune droite non archimdienne sintercalent une infinit dautres points. Les axiomes qui fondent la gomtrie ne proviennent ni dune mystrieuse intuition, ni de jugements synthtiques a priori puisque nous pouvons imaginer des axiomes qui engendrent des gomtries compatibles avec dautres expriences de pense. Ils ne peuvent non plus tre simplement drivs de lexprience qui peut rendre compte de la gense de la gomtrie sans que cela permette de dire que la gomtrie soit une science exprimentale :

    Si elle tait exprimentale, elle ne serait quapproximative. Et quelle approximation grossire ! La gomtrie ne serait que ltude des mouvements des solides ; mais elle ne soccupe pas en ralit des solides naturels, elle a pour objet certains solides idaux, absolument invariables, qui nen sont quune image simplifie et lointaine. La notion de ces corps idaux est tire de toutes pices de notre esprit et lexprience nest quune occasion qui nous engage len faire sortir. Ce qui est lobjet de la gomtrie, cest ltude dun groupe particulier ; mais le concept gnral de groupe prexiste dans notre esprit au moins en puissance. Il simpose nous, non comme forme de notre sensibilit, mais comme forme de notre entendement.9

    Quand il sagit de rendre compte de la possibilit de la gomtrie, on

    invoque une sorte dexprience propre de lespace quon nomme lintuition sensible a priori. Mais ce terme auquel se rfre souvent Poincar na pas le sens que lui donnent les philosophes. Chez Kant lintuition renvoie une reprsentation immdiate, a priori, dune forme qui sapplique un contenu apprhend par les sens. Loin de croire quil puisse y avoir des formes a priori de la sensibilit, lauteur de La science et lhypothse pense que lintuition ne peut nous faire connatre des formes. Lespace ne prexiste pas la perception des choses ; comme Leibniz et Mach, Poincar dfend une thorie relativiste de lespace, entendant par l quil faut que soient donnes des choses pour quon puisse ensuite dfinir les relations entre elles ; on ne peut concevoir lespace comme un cadre tout prpar nos sensations et reprsentations 10. Ainsi lespace comme forme subjective absolue (Kant), il oppose une thorie relativiste de lespace qui prsuppose que nous navons

    9 SH, 93. 10 SH, 77.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    7

    dintuition ni de la ligne droite, ni de la distance. De telles intuitions relvent de lillusion :

    Il ny a pas dintuition directe de la grandeur, avons-nous dit, et nous ne pouvons atteindre que le rapport de cette grandeur nos instruments de mesure. Nous naurions donc pas pu construire lespace si nous navions eu un instrument pour le mesurer ; eh bien, cet instrument auquel nous rapportons tout, celui dont nous nous servons instinctivement, cest notre propre corps. Cest par rapport notre corps que nous situons les objets extrieurs, et les seules relations spatiales de ces objets que nous puissions nous reprsenter, ce sont leurs relations avec notre corps. Cest notre corps qui nous sert, pour ainsi dire, de systme daxes de coordonnes. 11

    Ainsi ce que Poincar appelle intuition na pas de rapport avec ce que les philosophes nomment par ce terme ; ni connaissance dune vrit vidente, ni apprhension ou connaissance instantane de relations, lintuition sapparente plus linstinct et aux sensations qu une vision. La soi disant intuition de lespace ne peut fonder une gomtrie car lespace provient autant de la vue que du toucher ou des muscles, ce qui implique quon distingue lespace reprsentatif, li aux sens, de lespace de la gomtrie. lopposition kantienne spontanit et rceptivit des reprsentations, Poincar oppose laspect sensitif et involontaire laspect moteur qui provient des mouvements du corps et des muscles rpondant aux informations sensorielles. Une conception naturaliste de lespace remplace la conception transcendantale fonde sur la puissance de synthse a priori qui se manifeste dj au niveau de la sensibilit. Chez Poincar, limagination qui invente na plus cette fonction spontane de production car la reprsentation nest plus quune reproduction de la sensation qui comprend le moment de la rceptivit sensorielle conjugu celui de la rponse motrice. Mais comment seffectue linvention ?

    Il nest plus possible alors de soutenir que le pouvoir dinvention de la science repose sur lintuition. Entre le corps qui sert de systme naturel daxes de coordonnes et lespace gomtrique il y a toute la diffrence qui spare le vcu entendu comme ensemble de sensations avec leur ractions musculaires et le conu entendu comme savoir des lois qui permettent de comprendre la succession des sensations. La science ne peut compter simplement sur lexprience pour garantir le passage de lun lautre. La gomtrie apparat quand, pour suppler limprcision et lapproximation de lexprience, on pose des axiomes et des conventions pour rendre raison de lobservation et des faits. Si lintuition est prive du pouvoir dinventer partir de synthses a priori, lesprit dispose du pouvoir dinventer par la libert de choisir parmi toutes les conventions ou possibilits de limagination celles qui sont les plus simples et les plus commodes. La science progresse moins par un pouvoir de synthtiser que par un pouvoir de choix de lesprit qui souvre des mondes possibles (espaces des gomtries non euclidiennes, non archimdiennes, gomtrie non argusienne, non

    11 SM, 104

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    8

    pascalienne12) par un pouvoir dimaginer consistant substituer au vcu des sensations, des conventions ou des symboles.

    Lachvement du processus imaginatif qui ouvre la pense la combinaison et au choix des possibles sachve dans la constitution dun systme symbolique qui remplace les entits possibles par des symboles et dont la consistance vient de leur cohrence. Sagissant de comprendre le nombre incommensurable ou irrationnel, Poincar renvoie Dedekind qui le considre comme un symbole et rompt avec la tradition qui le rduit au schme de la quantit (Kant). Priv de toute relation une intuition qui remplirait son contenu, le symbole, tel que lentend Poincar, sapplique des possibles dont la cohsion provient de leur non contradiction. Tels les possibles leibniziens, les possibles associs aux symboles tendent vers lexistence :

    En rsum, lesprit a la facult de crer des symboles, et cest ainsi quil a construit le continu mathmatique, qui nest quun systme particulier de symboles. Sa puissance nest limite que par la ncessit dviter toute contradiction ; mais lesprit nen use que si lexprience lui en fournit une raison.

    Dans le cas qui nous occupe, cette raison tait la notion du continu physique, tire des donnes brutes des sens. Mais cette notion conduit une srie de contradictions dont il faut saffranchir successivement. Cest ainsi que nous sommes conduits imaginer un systme de symboles de plus en plus compliqu. Celui auquel nous nous arrterons est non seulement exempt de contradiction interne, il en tait dj ainsi toutes les tapes que nous avons franchies, mais il nest pas non plus en contradiction avec diverses propositions intuitives et qui sont tires de notions empiriques plus ou moins labores. 13

    Ainsi la science mathmatique ne peut justifier ni une conception

    transcendantale de la connaissance la manire de Kant ou de Husserl, ni une conception platonicienne, fonde sur le caractre idal des objets mathmatiques car ceux-ci dpendent de dfinitions et de conventions traduites par des symboles. Pour Poincar lintuition mathmatique ne peut tre comprise que dans un cadre naturaliste14. Linvention requiert essentiellement limagination, non pas limagination psychologique qui engendre limaginaire mais limagination logique qui consiste tendre le champ du possible et sassurer chaque tape de sa non contradiction. Cette imagination, substitut de lintuition et de linstinct, peut-elle jouer un rle mdiateur dans la ncessit daccorder la dmonstration que rclame les logiciens et lintuition que revendiquent les gomtres ?

    12 DP, Les fondements de gomtrie, p. 161/185. 13 SH, 55 14 Ne parle-t-il pas dun travail inconscient propos de linvention mathmatique ? SM, 53 sqq.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    9

    Dans La valeur de la science15, Poincar part de lopposition de deux sortes de mathmaticiens, les analystes proccups de logique et les gomtres qui recourent lintuition. Les premiers, soucieux de rigueur et de certitude, mettent laccent sur la ncessit de prouver en dcomposant la dmonstration en un certain nombre doprations lmentaires et les seconds, impatients datteindre le but, voient lunit qui les rassemble :

    Le logicien dcompose pour ainsi dire chaque dmonstration en un trs grand nombre doprations lmentaires ; quand on aura examin ces oprations les unes aprs les autres et quon aura constat que chacune delles est correcte, croira-t-on avoir compris le vritable sens de la dmonstration ? 16

    Pourtant lopposition logique/intuition ne se rduit pas lopposition strilit (de la logique) / fcondit (de lintuition) puisque Poincar reconnat quil y a des inventeurs aussi en analyse.

    Ainsi, la logique et lintuition ont chacune leur rle ncessaire. Toutes deux sont indispensables. La logique qui peut seule donner la certitude est linstrument de la dmonstration : lintuition est linstrument de linvention. 17

    Ainsi lintuition qui guide le mathmaticien est comparable celle du

    joueur car elle implique autant la conjonction ou combinaison des coups que la disjonction qui isole un coup pour le mettre en rapport avec les autres coup possibles. La mtaphore du jeu dchecs18, si souvent utilise, montre la possibilit daccorder lintuition gomtrique et la dmonstration logique dans la mesure o lune comme lautre prsupposent lapprhension de lordre entendu autant comme principe de classification que de succession dans une suite :

    Une dmonstration mathmatique n'est pas une simple juxtaposition de syllogismes, ce sont des syllogismes placs dans un certain ordre, et l'ordre dans lequel ces lments sont placs est beaucoup plus important que ne le sont ces lments eux-mmes. Si j'ai le sentiment, l'intuition pour ainsi dire de cet ordre, de faon apercevoir d'un coup d'il l'ensemble du raisonnement, je ne dois plus craindre d'oublier l'un des lments, chacun

    15 VS, ch. 1, Intuition et logique en mathmatique. 16 VS, p. 36. 17 Id., p. 37. 18 Dans la question du fondement des mathmatiques, la rfrence au jeu dchecs, prsente chez beaucoup de logiciens ou mathmaticiens (Hilbert et Carnap) justifie la rduction au formalisme. Poincar montre que mme dans le jeu dchecs les coups ne rsultent pas dune dduction logique mais dune apprhension des relations entre les diffrents coups par une sorte de choix. Dans les fondements axiomatiques de la thorie des ensembles, laxiome de choix (Zermelo), qui a un sens diffrent de celui que lui donne Poincar, a suscit des controverses. Brouwer dveloppe aussi lide de suite de choix ; voir Jean Largeault, Intuition et intuitionisme, ch. V, Le second acte de lintuitionisme et les principes de lanalyse , p. 111.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    10

    d'eux viendra se placer de lui-mme dans le cadre qui lui est prpar, et sans que j'aie faire aucun effort de mmoire. 19

    Si linvention vient de lintuition, celle-ci napprhende aucune vrit ou essence mais seulement un ordre ou une classification la fois interne concernant les lments de lensemble et externe dans la mesure o il concerne lensemble comme distinct de ses lments.

    2 - Gnralit et gnrativit de linvention

    a) La relation du gnral au particulier

    La conception positiviste (Duhem) et nopositiviste de la science (

    Carnap) a contribu rduire le problme de linvention ou de la dcouverte scientifique une question trangre la science. Si tout ce qui est scientifique doit pouvoir se formuler logiquement, linvention relve dun art cach plus proche de la psychologie et de son allie la mtaphysique que de la science20. De Duhem Popper, les pistmologues saccordent pour considrer la question de linvention comme une pseudo question dans la mesure o linconnu recherch implique lappel lintuition. Le pouvoir dinvention se rduit alors au pouvoir de dduire des consquences partir dhypothses ou daxiomes. La dduction logique au moyen de rgles (rgles de substitution et du modus ponens) rend possible le passage du connu (axiomes, dfinitions, hypothses) linconnu (les consquences) grce la relation de consquence immdiate qui lie une proposition antcdente une proposition consquente.

    Mais dans le domaine des mathmatiques o linfini sourd de toute part, peut-on rduire linvention la dduction logique pour aller des principes aux consquences ? Lenjeu de cette question est important puisquil pose dabord le problme du sens du logicisme : peut-on rduire les concepts et la dduction mathmatique des concepts et une dduction logiques sans nier le pouvoir dinvention propre toute science et aussi larithmtique ? Mais il pose aussi le problme du finitisme, savoir le rapport du fini linfini.

    La possibilit mme de la science mathmatique semble une contradiction insoluble. Si cette science nest dductive quen apparence, do lui vient cette parfaite rigueur que personne ne songe mettre en doute ? Si, au contraire, toutes les propositions quelle nonce peuvent se tirer les unes des autres par les rgles de la logique formelle, comment la mathmatique ne se rduit-elle pas une immense tautologie ? Le syllogisme ne peut rien nous apprendre dessentiellement nouveau et, si tout devait sortir du principe didentit, tout devrait aussi pouvoir sy ramener.

    19 SM, 47. 20 Jacques Hadamard pose bien le problme du rapport de linvention et de la dcouverte dans lIntroduction lEssai sur la psychologie de linvention dans le domaine mathmatique.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    11

    Admettra-t-on donc que les noncs de tous ces thormes qui remplissent tant de volumes ne soient que des manires dtournes de dire que A est A ? 21

    Quen est-il du logicisme ? Poincar sest oppos aux thses logicistes

    soutenues lpoque par Couturat et Russell qui croient pouvoir rduire larithmtique, devenue science fondamentale (arithmtisation de lanalyse), des principes logiques (dfinitions et axiomes). Frege22 a montr comment le concept de nombre pouvait tre dfini en terme de classe dquivalence (quinumricit) et Russell, dans les Principia mathematica, comment la dduction mathmatique pouvait se rduire une dduction logique. Pour Poincar, le logicisme ignore certains aspects du raisonnement mathmatique et confond la vrification qui correspond lopration logique quon nomme instanciation23 et qui nest finalement quune exemplification, de la vritable dmonstration qui invente la solution :

    La vrification diffre prcisment de la vritable dmonstration, parce quelle est purement analytique et parce quelle est strile. Elle est strile parce que la conclusion nest que la traduction des prmisses dans un autre langage. La dmonstration vritable est fconde au contraire parce que la conclusion y est en un sens plus gnrale que les prmisses. 24

    Ceux que Poincar nommera ultrieurement, avec une pointe dironie,

    les logisticiens ignorent le rle de la gnralisation et mettent laccent sur le rapport exclusif du gnral au particulier dans la dmonstration mathmatique. Poincar montre que la dfinition des oprations les plus lmentaires de larithmtique, telles que laddition et la multiplication, implique quon dfinisse lopration par deux quations (dfinitions rcursives), lune sappliquant un nombre de base, 1, et lautre au nombre n qui gnralise lopration un nombre quelconque. La gnralit de la seconde quation implique quon peut obtenir une infinit dinstances quand on prend des nombres particuliers comme 2, 3 etc. La dfinition purement logiciste de larithmtique ne tient pas compte de ce passage du particulier (le nombre de base 1) au gnral ( n) nimporte quel nombre).

    Mais Poincar ne sen tient pas aux dfinitions ; il remet en cause lanalyse du raisonnement mathmatique en montrant que trs souvent la dmonstration mathmatique procde par rcurrence. La dmarche consiste partir dune base, 0 ou 1 et montrer que si le thorme est vrai pour n 1, il est vrai de n. Par suite on peut dire que le thorme est vrai quelque soit n.

    21 SH, 31. 22 Voir Frege, Les fondements de larithmtique. 23 Linstanciation consiste en logique des prdicats remplacer dans une formule une variable par une constante. Lnonc Tous les hommes (H) sont mortels (M) est traduit par la formule x H(x) M(x) ; linstancitation consiste dcapiter le quantificateur x et remplacer la variable x par une constante a qui dsigne un individu ; la formule devient : Ha Ma. Cf. Logique symbolique, Xavier Verley, Ellipses, 1999. 24 Poincar, SH, p. 33/4.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    12

    Ainsi la raison de la critique du logicisme par Poincar ne se fait pas, comme on le dit souvent, parce quil oppose lintuition comme fonction de dcouverte la logique rduite la dduction. Il reste sur le terrain des logisticiens en situant le problme de linvention au niveau de la gnralisation. La thse logiciste ne peut tre soutenue que si on admet que la dmonstration mathmatique repose sur le principe didentit et le principe de non contradiction qui impliquent que la conclusion ne dpasse ni ne contredise la porte des prmisses. En analysant le rle du raisonnement par rcurrence et de linduction complte en mathmatique, Poincar montre que la dduction mathmatique est irrductible une dduction logique et par suite il est vain de vouloir dfinir logiquement le nombre entier qui, tel le concept de groupe, ne peut tre que lobjet dune intuition pure.

    Saisir ce quil y a dessentiel dans le nombre, cest savoir que tout nombre a un successeur immdiat. Les logisticiens prtendent que la dfinition du nombre entier sidentifie au principe dinduction complte dans la mesure o lessentiel du nombre est lide de succession. Poincar montre quil nest pas possible de dfinir le nombre sans cercle vicieux et par suite ce qui est essentiel dans le nombre ne peut tre donn dans la dfinition :

    Les dfinitions du nombre sont trs nombreuses et trs diverses ; je renonce numrer mme les noms de leurs auteurs. Nous ne devons pas nous tonner qu'il y en ait tant. Si l'une d'elles tait satisfaisante, on n'en donnerait plus de nouvelle. Si chaque nouveau philosophe qui s'est occup de cette question a cru devoir en inventer une autre, c'est qu'il n'tait pas satisfait de celles de ses devanciers, et s'il n'en tait pas satisfait, c'est qu'il croyait y apercevoir une ptition de principe.

    J'ai toujours prouv, en lisant les crits consacrs ce problme, un profond sentiment de malaise ; je m'attendais toujours me heurter une ptition de principe et, quand je ne l'apercevais pas tout de suite, j'avais la crainte d'avoir mal regard.

    C'est qu'il est impossible de donner une dfinition sans noncer une phrase, et difficile d'noncer une phrase sans y mettre un nom de nombre, ou au moins le mot plusieurs, ou au moins un mot au pluriel. Et alors la pente est glissante et chaque instant on risque de tomber dans la ptition de principe . On na pas dfinir le nombre entier ; en revanche, on dfinit dordinaire les oprations sur les nombres entiers 25

    Lappel lintuition vient de ce quil existe toujours de lindfinissable et de lindmontrable et, pour penser un contenu sans risquer la rgression linfini, il faut bien fixer la pense un commencement sans savoir a priori sil est vrai ou faux :

    On ne peut tout dmontrer et on ne peut tout dfinir ; et il faudra toujours emprunter lintuition 26

    25 SM, 165/6, SM, 141. 26 SM, 138/9.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    13

    b) La relation du fini linfini

    Pour Poincar, le logicisme repose sur une conception errone de la

    gnralisation. Alors que les logisticiens insistent sur le caractre essentiel de la dduction, lauteur de La science et lhypothse retient leur caractre inductif et par suite ne voit pas de raison dtablir une coupure entre sciences formelles (logique et mathmatique) et science du rel (physique, biologie, etc.) la manire des nopositivistes. Mais la critique de la gnralisation mathmatique implique aussi une relation du fini linfini tant dans les dfinitions que dans les dmonstrations. Dans la mesure o le raisonnement par rcurrence est un infrence qui lie un nombre de base nimporte quel nombre, linfrence inductive implique bien le passage du fini linfini :

    Le caractre essentiel du raisonnement par rcurrence cest quil contient, condenss pour ainsi dire en une formule unique, une infinit de syllogismes. 27

    Ainsi le problme de linvention en mathmatique pose aussi la

    question de la relation de la gnrativit et de la gnralit. Bien quelle soit une extension et une extrapolation, linvention mathmatique ne peut se fonder sur un pouvoir de synthse a priori dvolu lesprit mais seulement sur un pouvoir de gnralisation. La pense avance en passant de la partie ou lment lensemble sachant quau dpart il ny pas dlment sans ensemble. La gnralisation qui permet dinventer risquerait de tomber dans le cercle vicieux et la strilit si elle nimpliquait pas aussi le passage du fini linfini. Mais en quel sens peut-on parler de linfini ?

    Poincar pose en principe quil nest possible de raisonner que sur des objets quon peut dfinir en un nombre fini de mots. Or une dfinition nest rien dautre quune classification qui rpartit les objets en deux groupes distincts, ceux qui satisfont la dfinition et ceux qui ny satisfont pas. Placer un nombre dans un ensemble suppose la permanence du principe de classification. Les phrases servant dfinir les lments dun ensemble fini peuvent tre numrotes et restent en nombre fini puisquon peut leur associer un nombre entier. Mais sil faut dfinir les points de lespace (infini non dnombrable qui a la puissance du continu), aucun nombre entier ne pourra lexprimer car le nombre des points de lespace est plus grand que celui des entiers.

    Sagissant des thormes concernant des nombres infinis, leur vrification ne peut porter que sur un nombre fini de cas :

    Mais comme les vrifications ne peuvent porter que sur des nombres finis, il sensuit que tout thorme sur les nombres infinis ou surtout sur ce quon appelle ensembles infinis, ou cardinaux transfinis, ou ordinaux transfinis, etc., etc., ne peut tre quune faon abrge dnoncer des propositions sur les nombres finis. Sil en est autrement, ce thorme ne sera pas vrifiable, et sil nest pas vrifiable, il naura pas de sens. 28

    27 Id., p. 38/9. 28 DP, 30/1

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    14

    Lintervention de linfini dans les propositions mathmatiques (dfinitions et dmonstrations) suppose ce quon appelle le finitisme tant entendu que ce qui est fini se reconnat au fait quil peut tre modifi quand on lui ajoute une unit. Un tel point de vue soppose autant lide mtaphysique de linfini (Descartes, Spinoza, Leibniz) qu la thorie ensembliste du transfini qui suppose lintelligibilit et lantriorit de linfini sur le fini. Lusage du mot tous dans les dfinitions ne pose pas de problmes quand il sagit dun ensemble fini dobjets mais quand ceux-ci sont en nombre infini il faudrait admettre lexistence de tous ces objets antrieurement leur dfinition. Poincar rejette donc lide cantorienne dun infini actuel et considre que la vrit des propositions mathmatiques ne peut tre prouve que de manire finie. Le finitisme de Poincar repose sur lide que fini est synonyme de discursif ou mieux dnumrable. La gnralisation qui fonde la fois la dmonstration mathmatique (induction complte) et lintuition gomtrique doit toujours tre rductible une numration exprimable par des nombres entiers.

    3 - Linvention dans les sciences physiques :

    hypothse, convention et exprience

    Il semble donc que dans les mathmatiques linvention de thormes

    soit due lintuition quil faudrait concevoir non pas comme une vision mais plutt comme une induction ou encore comme le pouvoir de prolonger lexprience par limagination. Si les sens ne sont pas mis en cause dans les mathmatiques, il nen va pas de mme dans les sciences de la nature o intervient lobservation ; quel rle joue lexprience et dans quelle mesure elle contribue linvention de nouvelles thories ou ladoption de nouveaux principes ?

    La physique mathmatique comprend une partie abstraite, forme de principes, et une partie concrte compose de faits et de lois ; cette partie, la base de la thorie, provient de lexprience. Ainsi la mcanique classique reflte ce double aspect ; tantt on la considre comme une science dductive, un chapitre particulier des mathmatiques (comme la mcanique analytique de Lagrange), ou comme une science inductive, exprimentale. En supposant quelle soit une science exprimentale, peut-on conclure que ses grands principes drivent de lexprience ? Toute exprience nest pas galement bonne pour la science ; les faits intressants sont ceux qui se rptent car ils servent dcouvrir des analogies dans des circonstances diffrentes. Dans une perspective transcendantale, lexprience est dtermine par des conditions a priori, universelles et ncessaires mais dans la perspective naturaliste de Poincar lexprience se caractrise par son incompltude do la ncessit de gnraliser pour inventer lois et principes :

    Si timide que lon soit, il faut bien que lon interpole ; lexprience ne nous donne quun certain nombre de points isols il faut les runir par un

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    15

    trait continu ; cest l une vritable gnralisation. Mais on fait plus, la courbe que lon tracera passera entre les points observs et prs de ces points ; elle ne passera pas par ces points eux-mmes. Ainsi on ne se borne pas gnraliser lexprience, on la corrige ; et le physicien qui voudrait sabstenir de ces corrections et se contenter vraiment de lexprience toute nue serait forc dnoncer des lois bien extraordinaires. 29

    Linduction qui joue un rle en mathmatique (induction complte) suffit-elle confirmer la gnralit des lois ? Poincar remarque que les traits de mcanique ne distinguent pas nettement exprience et raisonnement mathmatique, ce qui est convention et hypothse. Il y est question despace absolu, de temps absolu, de gomtrie euclidienne quon ne peut considrer comme des conditions a priori simposant lexprience : ce sont de simples conventions ou des dfinitions dguises. Analysant le principe dinertie et la loi dacclration, Poincar refuse le dilemme vrit a priori ou fait exprimental et pencherait pour une sorte de gnralisation naturelle.

    Conformment sa mthode, il fait appel une fiction ou exprience de pense pour montrer que cette loi nest ni ncessaire, ni universelle car dautres lois seraient compatibles avec le principe de raison suffisante. Le principe dinertie qui dit que le mouvement dun corps qui nest soumis aucune force est rectiligne et uniforme, nest quun cas particulier dun principe beaucoup plus gnral quon peut formuler ainsi : lacclration dun corps ne dpend que de la position de ce corps, des corps voisins et de leurs vitesses. La fiction de Poincar consiste se demander ce quil adviendrait si, au lieu de considrer la vitesse invariante, on supposait que ce soit la position ou lacclration qui ne changent pas. La substitution de la loi gnralise dacclration la loi classique nen changerait pas la signification et serait tout simplement une traduction en dautres termes de la loi particulire. Vrifie exprimentalement sur quelques cas particuliers, elle peut tre gnralise sans craindre quune exprience nouvelle ne vienne linfirmer. Mais partir dun certain degr de gnralisation, lexprience ne peut plus confirmer ou infirmer.

    Si on considre la loi fondamentale de la dynamique, elle stipule que la force est gale au produit de la masse par lacclration. Quest-ce que la force ? la masse ? lacclration ? Pour certains la masse est le produit du volume par la densit (Newton) ; pour dautres la force est la cause qui produit le mouvement ; pour dautres lacclration est gale la force qui agit sur un corps divise par sa masse. Il est difficile de voir comment ces trois concepts, interdpendants, pourraient tre drivs de lexprience. Dfinir la force comme ce qui cause le mouvement dun corps napprend rien sur le mouvement. La dfinition de la force doit permettre de dterminer dans quels cas des forces sont gales : lgalit peut tre vrifie soit par lquilibre des poids des corps sur les plateaux dune balance, soit par lopposition de deux forces qui sannulent mais dans ce cas la dfinition de lgalit fait intervenir le principe de lgalit de laction et de la raction :

    29 SH, 159.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    16

    Nous voici donc, pour reconnatre lgalit de deux forces, en possession de deux rgles : galit de deux forces qui se font quilibre ; galit de laction et de la raction. Mais, nous lavons vu plus haut, ces deux rgles sont insuffisantes ; nous sommes obligs de recourir une troisime rgle et dadmettre que certaines forces comme, par exemple, le poids dun corps, sont constantes en grandeur et en direction. Mais cette troisime rgle, je lai dit, est une loi exprimentale ; elle nest quapproximativement vraie ; elle est une mauvaise dfinition. 30

    Si on veut comprendre la force partir de lintuition quon en en a, il ne reste qu lenraciner dans leffort mais le physicien, qui souvent prpare le travail de lingnieur, substitue la mesure lintuition pour rendre possible le calcul et la prvision. Ce qui reste alors de la force quand on lui te sa composante anthropomorphique nest quun symbole :

    Mais il y a plus : cette notion deffort ne nous fait pas connatre la vritable nature de la force ; elle se rduit en dfinitive un souvenir de sensations musculaires, et on ne soutiendra pas que le soleil prouve une sensation musculaire quand il attire la terre. Tout ce quon peut y chercher, cest un symbole, moins prcis et moins commode que les flches dont se servent les gomtres, mais tout aussi loign de la ralit. 31

    La dfinition de la masse pose des problmes semblables. Quand on

    veut dfinir lacclration et les masses de deux corps, on suppose que ces corps ne reoivent lacclration daucun autre corps. Il faut dcomposer lacclration en composantes. On peut aussi comprendre la masse en adoptant la loi de la gravitation qui dit que lattraction de deux corps est proportionnelle leur masse et inversement proportionnelle au carr de leur distance. En fin de compte la masse se rduit un coefficient quil est commode dintroduire dans les calculs :

    Nous pourrions refaire toute la mcanique en attribuant toutes les masses des valeurs diffrentes. Cette mcanique nouvelle ne serait en contradiction ni avec lexprience, ni avec les principes gnraux de la dynamique (principe de linertie, proportionnalit des forces aux masses et aux acclrations, galit de laction et de la raction, mouvement rectiligne et uniforme du centre de gravit, principe des aires). Seulement les quations de cette mcanique nouvelle seraient moins simples.32

    Ainsi, si les principes des sciences physiques ne peuvent tre que

    partiellement confirms par lexprience, la science risque dtre le produit dune simple construction symbolique de lesprit et lexprience est moins une condition de possibilit que loccasion dtablir un lien avec le donn

    Les principes de la dynamique nous apparaissent dabord comme des vrits exprimentales ; mais nous avons t obligs de nous en servir comme dfinitions. Cest par dfinition que la force est gale au produit de

    30 SH, p. 120. 31 SH, 125 32 SH, p. 123.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    17

    la masse par lacclration ; voil un principe qui est dsormais plac hors de latteinte daucune exprience ultrieure. Cest de mme par dfinition que laction est gale la raction. Mais dira-t-on, ces principes invrifiables sont absolument vides de toute signification ; lexprience ne peut les contredire ; mais ils ne peuvent rien nous apprendre dutile ; quoi bon alors tudier la dynamique. 33

    Linfrence conduisant des vrits exprimentales aux dfinitions ne

    posent problme que si on cherche y retrouver une relation modale identifiant exprimental ncessaire et dfinition contingent. Mais la rfrence des conventions nimplique pas larbitraire car dans la science les dfinitions sont assujetties la condition de cohrence. Que ce soit la base (exprience) ou au sommet (les principes), la science implique un choix, rendu ncessaire par lindtermination ou la surdtermination des donnes qui exclut les catgories jumelles de la ncessit et de la vrit. A lincompltude de lexprience correspond alors lincompltude des principes et le travail de la science consiste plutt ajuster indfiniment lune lautre. Cette conception de la science nest pas loigne de celle des nopositivistes du cercle de Vienne : dans un apologue bien connu, Neurath montre quil ny a pas de donn ou de tabula rasa dans lexprience et par suite la science ne peut tre quune reconstruction perptuelle :

    Nous sommes tels des navigateurs obligs de reconstruire leur bateau en haute mer, sans jamais pouvoir le dmonter dans un dock et le rebtir neuf avec de meilleurs pices. 34

    A la diffrence des nopositivistes viennois, Poincar ne rduit pas les propositions de la science de simples noncs quon transforme par des procdures logiques appropries et il accorde une importance essentielle au problme de linvention dans la science. Ni ralisme, ni empirisme, ni nominalisme, linconnu que recherche la science se situe dans une relation mobile, fluctuante entre le pouvoir de combinaison propre limagination qui prospecte grce aux expriences de pense et la ncessit de choisir parmi tous les possibles.

    4 - La science, linvention et la vrit

    Puisque la science invente en posant des principes, en choisissant des

    dfinitions, nous devons nous demander si une telle invention, dtache du pouvoir subjectif deffectuer des synthses a priori, ne risque pas de devenir une projection de limagination. Inventer serait-ce construire ? Poincar recourt lide de construction sans lui donner le sens kantien. Construire pour lui cest combiner pour analyser et dcouvrir des relations entre lments qui napparaissaient pas au niveau des lments :

    33 SH, p. 123. 34 Otto Neurath, noncs protocolaires in Manifeste du Cercle de Vienne et autres essais, Sous la direction de Antonia Soulez, p. 223

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    18

    Les mathmaticiens procdent donc par construction , ils construisent des combinaisons de plus en plus compliques. Revenant ensuite par lanalyse de ces combinaisons, de ces ensembles, pour ainsi dire leurs lments primitifs, ils aperoivent les rapports de ces lments et en dduisent les rapports des ensembles eux-mmes. Cest donc par une dmarche purement analytique, mais ce nest pas pourtant une marche du gnral au particulier, car les ensembles ne sauraient videmment tre regards comme plus particuliers que leurs lments. 35

    Si la science rsultait dune invention en quel sens pourrait-on dire que ses axiomes, principes et lois sont vrais ? Linfrence qui conduit du donn au construit va-t-elle du vrai au vrai ? La gnralisation luvre dans toute science, mathmatique comprise, nimplique pas la certitude et linfaillibilit car elle est plus proche de linduction que de la dduction logique. Poincar sait que linduction, complte ou non, implique une certaine indtermination des principes et une incompltude de lexprience ce qui rend problmatique lapplication du prdicat vrai tant au niveau de lexprience quau niveau de la thorie ; on ne peut dire ni quun fait, ni quune loi, ni quun principe ou une dfinition sont vrais car ils nont de sens qu lintrieur dune thorie mais, attendu que celle-ci est toujours incomplte, on ne peut non plus lui appliquer le prdicat vrai . Do la ncessit de substituer le prdicat commode 36. En soulignant limportance des conventions et affirmant que les axiomes de la gomtrie euclidienne sont simplement plus commodes, Poincar nadopte pas une position pragmatiste ou sceptique mais il montre le caractre problmatique de lide de vrit applique aux mathmatiques et la physique. Quon parte de lexprience et de lobservation, des principes et des axiomes, il y a toujours un choix justifi par la ncessit de simplifier et de retrouver une harmonie entre lexprience et la thorie. L o il y a choix, il ne peut tre question que de commodit et non de vrit. Au lieu de dire que lois et principes sont vrais, on aurait pu dire quils sont probables. Mais ce terme dfini dans le cadre du calcul des probabilits, renvoie lui aussi des conventions :

    Pour entreprendre un calcul quelconque de probabilit, et mme pour que ce calcul ait un sens, il faut admettre, comme point de dpart, une hypothse ou une convention qui comporte toujours une part darbitraire. Dans le choix de cette convention nous ne pouvons tre guids que par le principe de raison suffisante. 37

    En rappelant limportance des conventions, Poincar montre que ni

    lexprience, ni les principes ou lois nont de caractre contraignant. La gnralisation qui fonde linvention scientifique implique une relation du simple au complexe mais o est le simple ? Les empiristes croient que la

    35 SH, p. 43. 36 Mmes les logiciens se mfient de ce terme ; la peur des antinomies (du menteur par exemple) les conduit le remplacer par analytique (Carnap). 37 SH, 213.

  • pistmologie La science, lintuition et lart dinventer Delagrave dition 2006, Xavier Verley

    19

    base est simple alors que les idalistes prtendent que ce sont les principes poss par lesprit ; des deux cts on croit pouvoir dcider de ce qui est simple et complexe et on proclame que la science marche vers lunit et la simplicit. Lucide, Poincar constate la vanit dun tel schma :

    Dans les phnomnes connus eux-mmes, o nos sens grossiers nous montraient luniformit, nous apercevons des dtails de jour en jour plus varis ; ce que nous croyions simple redevient complexe et la science parat marcher vers la varit et la complication. 38

    Si Poincar se pose le problme de la valeur de la science, cela vient de ce quil ne part pas dune ide a priori fonde sur lide de vrit et dvidence. Si on admet que la science progresse, on ne peut plus fonder ce progrs sur lide empiriste de la gnralisation ou sur une conception transcendantale du savoir qui rduit lesprit la simple forme dun je pense . Irrductible une infrence qui va du simple au complexe, du particulier au gnral, du fini linfini, la gnralisation ne peut tre assimile une infrence linaire car il dpend du savant de dcider o sarrtent le fini et le simple. Mais il ne dispose daucun critre de dmarcation. De mme que Gdel dcouvre lindcidabilit des systmes formels et remet en question le projet dune fondement logique des mathmatique, Poincar dcouvre lindcidabilit tant au niveau de lexprience que des principes. Mme si la science doit renoncer lide de vrit ncessaire, elle est irrductible lopinion versatile ou la fantaisie dune imagination dbride car si lexprience ne suffit pas donner les prmisses dune conclusion vraie, elle est loccasion de tirer de nouvelles prsomptions. Si linvention est essentielle la science, elle ne peut sauto fonder dans une ncessit propre la raison humaine qui disposerait du pouvoir logique de dmontrer. Pour se comprendre, la science doit revenir son histoire :

    Tout ce que nous pouvons faire, cest dobserver la science daujourdhui et de la comparer celle dhier. De cet examen nous pourrons sans doute tirer quelques prsomptions. 39

    38 SH, 183. 39 SH, 183.