Verena - Fnac

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Verena Eugène Ternovsky

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Verena

Verena

Eugène Ternovsky

10.82 545519

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 126 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 10.82 ----------------------------------------------------------------------------

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Eugène Ternovsky

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Sa mère est décédée loin de chez elle, à Cagliari, en

Sardaigne. Le circuit méditerranéen que le Club Med lui avait

proposé, elle voulait l’effectuer en compagnie de son ultime ami, Rolf Richter, un sexagénaire d’origine allemande, ingénieur informaticien à la retraite.

Après leur départ, Verena reçut quelques cartes postales de Sassari, de Cabras, de Capoterra. On y voyait des immenses plages flavescentes, des contreforts et des strates tourmentées de montagnes couleur lilas, des gargotes ornées de coquilles et d’alcarazas, les célèbres ruines de Nuraghe Losa entourées de splendides magnolias, des relais en pierre d’une blancheur aveuglante. Des inscriptions alambiquées en sarde les accompagnaient.

Et puis s’installa un long silence. Il dura deux semaines et fut rompu par un coup de téléphone à l’aube. Rolf Richter lui communiqua une lugubre nouvelle. Lors d’une conversation fleuve, il dissuada Verena de prendre l’avion, l’assurant que les services

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funèbres se chargeraient des formalités nécessaires et qu’il veillerait sur le corps lors du transfert.

Verena savait sa mère très malade, le cancer des poumons la rongeant inexorablement depuis trois ans. Elle s’attendait à l’approche de cette mort qui ne voulait pas dire son nom, car cette femme quinquagénaire s’accrochait à la vie avec une opiniâtreté désespérée. Après avoir terminé une séance de chimiothérapie, elle se rendait, malgré la grande fatigue, à l’institut de beauté pour une autre séance, celle d’un habile maquillage, censé atténuer le bleu céruléen de ses joues creuses et la pâleur crayeuse de son front. Elle abandonnait l’élégance classique de ses tailleurs d’autrefois. Désormais, elle portait un blue-jean délavé à la mode, un chandail bigarré au col roulé haut que portent d’ordinaire les lycéens, et un keffieh.

La maladie lui rendit une confuse apparence de sa jeunesse disparue. Sa taille redevint aussi svelte que celle d’une jeune fille. Sa voix de poitrine, jadis retentissante, impérieuse, se mua en une sonorité grêle et murmurante. Pour remédier à la perte de ses cheveux, autrefois abondants, d’un blond foncé, avec un éclat doré, elle choisissait maintenant dans une boutique spécialisée rue Réaumur des perruques à la gamine, des coiffures des plus ébouriffées et fantaisistes. Elle continuait à déjeuner avec Rolf dans leur brasserie préférée, La Belle Alsacienne, à suivre les jeux télévisés, sa distraction favorite, à fréquenter le cercle du bridge et à surfer sur Internet à la recherche

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de vacances à bas prix. Son ami Rolf admirait son stoïcisme et sa rage de vivre.

Quant à Verena, ce faux regain de jeunesse, ce blue-jean fripé, ce keffieh, ils l’effrayaient plus que le teint livide de sa mère ou les syncopes répétées qui nécessitaient parfois l’arrivée du Samu. Elle ne reconnaissait plus en cet être sans âge, constamment remuant, énervé, irascible, dont l’aspect semblait hésiter entre celui d’une jeune femme cacochyme et d’une vieille épuisée, une femme aux formes autrefois opulentes et gracieuses, toujours serrée dans ses tailleurs classiques.

Après la conversation nocturne avec Rolf, Verena passa le reste de la nuit figée dans son lit. Elle ne pleurait pas, mais de temps à autre quelque chose comme un étouffement la prenait à la gorge. Elle songeait à sa mère qu’elle avait peu connue, passant son enfance dans le Nord, à Cysoing, chez sa grand-mère maternelle, et son adolescence dans un pensionnat pour jeunes filles à Lille. En vain cherchait-elle une image tant soit peu réconfortante de la disparue. Une autre, de manière sournoise, revenait sans cesse. Elle voyait sa mère allongée à plat ventre sur le canapé, tapissé d’un velours couleur perse, dans l’appartement de son ami (le sien, elle l’avait vendu il y a belle lurette), le téléphone portable ou le baladeur dans les mains, oreillettes plantées sur sa perruque, une tasse de muesli posée sur le guéridon à côté. Elle se délectait de la dernière nouveauté d’un

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rappeur en vogue, déclarant que ce rhapsode faubourien était un pur génie, comme l’étaient les idoles de sa jeunesse, Duke Ellington ou John Coltrane.

* * *

Bien que dans son état civil elle portât le prénom de Véronique, sa mère l’appelait Verena. À douze ans, elle apprit la raison du changement de prénom, et avec lui l’histoire peu ordinaire de sa famille.

Sa grand-mère Clotilde avait eu dans sa jeunesse un grave revers qui l’avait déshonorée aux yeux de ses proches. En 1942, alors que sa famille résidait dans une modeste maison près de Sarlat-la-Canéda, Clotilde fit connaissance d’un médecin allemand, quadragénaire et francophone. Avant la guerre, il avait fait ses études de médecine à Strasbourg. Ses rencontres furtives avec Clotilde durèrent quelques mois et furent brutalement interrompues sous la menace du père, résistant de première heure. Quand il apprit que sa fille attendait un enfant de ce schleu, il jura, furieux, qu’il l’étranglerait de ses propres mains. À la fin de leur dispute orageuse, il avait mis Clotilde à la porte, lui conseillant de ne pas remettre les pieds dans sa maison avant qu’elle n’eût de bons soins d’une faiseuse d’anges. Clotilde partit le jour même à Sarlat.

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Là, elle était hébergée par une parente éloignée qui déplorait la dureté de son père.

Clotilde s’efforça, tant qu’elle pouvait, de dissimuler sa délivrance toute proche, la grossesse et la naissance de l’enfant n’étant pas passées inaperçues. Des bonnes âmes voisines s’en souvinrent lors de la Libération. Plusieurs hommes armés vinrent la chercher à son domicile. Ils l’amenèrent sur la place du marché et la firent asseoir sur un haut tabouret au centre de la plate-forme de camion aux ridelles baissées. Quelques jours auparavant, on y transportait le fumier, et maintenant, s’en dégageait une forte odeur nauséabonde. On lui déchira la robe, de manière à mettre à nu son ventre arrondi. On y écrivit en lettres majuscules : PUTE BOCHE. Trois autres filles, un svastika tracé sur le front ou dans l’échancrure de la robe, se trouvaient à ses côtés. L’une d’elles, d’une trentaine d’années, tondue à ras, l’œil au beurre noir, le visage couvert de meurtrissures, tremblotait imperceptiblement. Plusieurs voix s’élevèrent joyeusement, proposant de pendre cette femme qu’on tenait pour informatrice de la Gestapo.

L’homme qui coupait les cheveux de Clotilde maniait avec maladresse de gros ciseaux qu’on utilisait d’ordinaire pour la tonte des moutons. De temps à autre, il jetait des mèches dorées dans l’air bleuté et, une fois tombées, il les écrasait du pied, en accompagnant ce geste d’un propos obscène et d’un

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gros rire méchant, au grand divertissement de la foule. Quand la tonte fut terminée, on promena les femmes, deux heures durant, sur le camion à travers la ville ; on laissa partir Clotilde à l’heure où la nuit déjà couvrait d’un noir velouté la ville endormie.

L’enfant, né prématurément, reçut au baptême le prénom Marie-Madeleine. Dans le proche voisinage de Clotilde, mais aussi dans une entreprise où elle travaillait comme visiteuse médicale, on traitait souvent sa fille, derrière son dos, de « bâtarde boche ». Le grand-père refusait de voir cette engeance maudite ; il vendit sa modeste propriété en viager et alla s’installer dans une maison de retraite à Saint-Junien. Il interdit à sa fille de le contacter. Après la mort de sa parente, Clotilde réussit à obtenir un travail dans la banlieue lilloise, à Faches-Thumesnil, et quitta pour toujours le pays périgourdin. Elle ne s’était jamais mariée.

Contrairement à sa mère, résignée, effacée, affichant toujours un air accablé et coupable, Marie-Madeleine, dès son enfance, se révolta contre cette situation. S’approchant des seize ans, elle se fit fièrement appeler à la façon allemande, Magdalena. Au collège, elle entonnait souvent devant ses copines ébahies une chanson de Trenet qu’elle avait modifiée, avec un air de défi, à sa manière : « Pauvre France, ce pays de décadence ! » Elle jurait qu’elle le quitterait pour aller vivre en Allemagne ou au Benelux. « Je ne suis pas française, moi ! Je suis allemande ! »,

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répliquait-elle rageusement chaque fois où elle était obligée de remplir des formulaires administratifs.

À l’âge adulte, cette révolte prit un nouveau virage. Marie-Madeleine demanda à plusieurs reprises et sans succès aucun le changement de son état civil. Quand elle eut dix-huit ans, le cancer du sein frappa Clotilde. Marie-Madeleine arracha à la mourante le nom de son père. Après les obsèques, elle contacta l’ambassade d’Allemagne et une société caritative, basée en Thuringe, qui venait en aide aux enfants français, nés pendant la guerre d’un père allemand. Déployant une énergie à toute épreuve, elle put se procurer les coordonnées de son géniteur. Il vivait près de Bochum et y exerçait la profession de médecin généraliste.

Marie-Madeleine lui adressa une lettre, signée votre fille Magdalena. Une semaine plus tard, elle reçut une réponse qui dépassait dix pages. Le père allemand se disait fou de joie de retrouver sa fille française. Il lui proposa de venir chez lui le plus vite possible. Son geste quasi paternel toucha Marie-Madeleine par sa délicatesse : le père glissa dans l’enveloppe, en toute illégalité, plusieurs billets de grosses coupures pour les frais de voyage.

Elle partit pour l’Allemagne le jour même où elle avait reçu le visa. Elle s’imaginait, d’après quelques aveux de sa mère, trouver un bel homme bien bâti, d’une prestance sportive, courtois, parfaitement francophone…

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Elle vit un vieillard obèse, aux yeux incolores et aux joues flasques que sillonnaient maintes rides profondes de couleur brique rouge. Il respirait bruyamment et se déplaçait avec l’aide d’une canne anglaise. Il souffrait d’une grave insuffisance cardiaque, aggravée par le diabète et des ennuis rénaux. Ayant perdu sa femme dans un accident de voiture il y a quelques années, il vivait désormais seul, une femme de ménage venant trois fois par semaine.

Durant le séjour de Magdalena à Bochum, ils ne se séparèrent point. Son père la fit visiter la ville dont les vieilles maisons aux décors baroques richement colorés ravirent Magdalena. Il la présenta avec fierté à ses quelques connaissances, plutôt rares. Il voulait entamer aussi vite que possible une procédure de reconnaissance de sa fille auprès des autorités allemandes. Ils décidèrent que Magdalena s’installerait à Bochum, apprendrait la langue allemande, suivrait une formation professionnelle et ferait sa vie dans le pays de son père. Quant à la fille de Magdalena, celle-ci préféra qu’elle terminât ses études en France, bien que son père voulût qu’elle vînt, elle aussi, habiter sa spacieuse maison : « Je suis impatient de voir cette petite ! »

Un mois plus tard, Magdalena retourna en France pour liquider ses affaires, prendre congé de son employeur et retrouver sa fille, pour lui annoncer leur prochain départ. Celui-ci n’eut jamais lieu. Les préparatifs de voyage terminés, les malles bouclées,

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Magdalena et Verena s’apprêtaient à passer leur dernière nuit parisienne quand l’avocat de son père lui passa un coup de téléphone pour annoncer une sinistre nouvelle.

Magdalena apprit que son père fut trouvé mort dans son jardin deux jours auparavant.

Cette nouvelle plongea Magdalena dans un état de désespoir extrême. Secouée de convulsions, elle donna de la tête contre la porte, proféra des injures démentes contre le ciel et Dieu, et finit par tomber en pâmoison. Terrifiée, Verena fit venir le Samu. Aussitôt sa mère fut hospitalisée et placée dans les services psychiatriques de l’hôpital Sainte-Anne. Elle y resta trois mois. Deux fois par semaine, Verena lui rendait visite.

À la veille de Noël, Magdalena fut invitée à se présenter à l’ambassade d’Allemagne. On l’informa que la procédure de reconnaissance, suivie par l’avocat de son père, avait abouti. Dorénavant, elle pourrait, si elle le souhaitait, demander la nationalité allemande. D’autre part, le testament de son père, déposé chez le notaire, désignait Magdalena comme sa seule et unique héritière. Selon l’avocat, la somme des biens immobiliers (la maison et sa résidence secondaire de Wismar, au bord de la Baltique) devait approcher le demi-million de francs français.

Magdalena loua pour sa fille, qui avait quitté son internat lillois, un petit studio, et lui trouva un travail dans une boutique de pierres précieuses, La Tour des Tourmalines, située en face de l’église de La Trinité.

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La gérante, madame Krill, grosse Alsacienne asthmatique, était sa meilleure amie. La boutique affichait une enseigne coquette, peinte en rouge rubis et en vert émeraude, et exposait en vitrine toute une gamme de pierres et de perles, chaque pièce placée dans un écrin, fabriqué en velours cramoisi.

En même temps, Magdalena exigea que sa fille recherchât un travail plus solide et surtout plus rémunérateur (infirmière, secrétaire, opératrice en informatique) que celui d’une vendeuse occasionnelle ; elle promit de payer sa formation professionnelle. Elle demanda aussi qu’elle obtînt dans les meilleurs délais son permis de conduire. Verena comprit alors que sa mère avait abandonné le projet initial de s’installer ensemble dans la demeure paternelle à Bochum.

« Je vais passer quelque temps en Allemagne. Je te ferai signe dès que je verrai plus clair dans mes affaires… oh, pas plus tard que dans deux ou trois semaines ! »

Son absence et le silence qui l’accompagna durèrent un an.

* * *

Leurs retrouvailles furent décevantes. Une brume matinale de septembre argentait

délicatement les contours de La Trinité quand Verena

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vit une femme quitter le taxi qui s’était arrêté devant la porte de la boutique. Elle portait une sorte de mantelet en renard doré et un chapeau tyrolien aux plumes polychromes. Un homme d’une trentaine d’années quitta à son tour la voiture. Petit, mince, il ressemblait à une jolie fille moustachue un peu fripée, avec ses jambes courtaudes et une mèche noire, plaquée sur son front fuyant. Ayant aperçu sa fille à travers la vitre de la vitrine, Magdalena lui fit un geste joyeux.

« Je te présente, ma chère, mon ami Wolfgang », lança-t-elle en entrant dans la boutique.

Le regard admiratif que celui-ci jeta furtivement sur Verena ne devait pas échapper à Magdalena. Sur un ton agacé, elle prononça quelques phrases en allemand, avant de proposer de se retrouver à midi dans le restaurant où elle avait jadis ses habitudes. Sa mère et le compagnon ne restèrent dans la boutique qu’une dizaine de minutes, et Verena fut décontenancée par une remarque caustique de Magdalena qui lui avait reproché son manque de goût vestimentaire, trouvant sa robe terriblement démodée.

Cette visite inopinée fut suivie d’autres, espacées d’un an ou deux. Magdalena venait toujours en compagnie d’un ami du moment – Frank, athlète d’une quarantaine d’années, sombre et taciturne, qui observait Verena, visiblement perturbé, Claus, jeune Autrichien de vingt-cinq ans, aux yeux d’un bleu azur qu’il braquait avec insolence sur les bras et les mollets