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Université de Lausanne Travaux de Science Politique Political Science Working Paper Series Editeur responsable Dr. Lionel Marquis Université de Lausanne Institut d’Etudes Politiques et Internationales Bâtiment Anthropole • 1015 Lausanne CH – Switzerland Tel +41 21 692 31 40 Fax +41 21 692 31 45 [email protected] ou [email protected] http://www.unil.ch/iepi Qui gouverne le Tessin ? Les Élites politiques cantonales tessinoises : l’évolution du profil sociologique des Conseillers d’État de 1905 à nos jours Mattia Pacella N° 45 (2010)

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Université de Lausanne

Travaux de Science Politique Political Science Working Paper Series

Editeur responsable Dr. Lionel Marquis

Université de Lausanne Institut d’Etudes Politiques et Internationales

Bâtiment Anthropole • 1015 Lausanne CH – Switzerland

Tel +41 21 692 31 40 Fax +41 21 692 31 45

[email protected] ou [email protected] http://www.unil.ch/iepi

Qui gouverne le Tessin ?

Les Élites politiques cantonales tessinoises : l’évolution du profil sociologique des Conseillers d’État de 1905 à nos jours

Mattia Pacella

N° 45 (2010)

La collection Travaux de Science Politique vise à diffuser des travaux de chercheuses et chercheurs rattachés à l’Institut d’Etudes Politiques et Internationales (IEPI) de l’Université de Lausanne. Il peut s'agir de textes en prépublication, de communications scientifiques ou d’excellents mémoires d’étudiants. Ces travaux sont publiés sur la base d’une évaluation interne par deux membres de l’IEPI. Les opinions émises n'engagent cependant que la responsabilité de l'auteur•e.

Les Travaux de Science Politique sont accessibles gratuitement sur www.unil.ch/iepi (suivre le lien « Publications »).

The Political Science Working Papers Series is intended to promote the diffusion of work in progress, articles to be published and research findings by researchers of the Institute of Political and International Studies, University of Lausanne. The papers submitted are refereed by two members of the Institute. The opinions expressed are those of the author(s) only.

The Political Science Working Papers are available free of charge at www.unil.ch/iepi (click on « Publications »).

© Mattia Pacella

Layout : Elena Avdija

Couverture : Unicom, Université de Lausanne

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Qui gouverne le Tessin ? Les Élites cantonales tessinoises : l’évolution du

profil sociologiques des Conseillers d’État tessinois de 1905 à nos jours

Mattia Pacella1 Institut d’Etudes Politiques et Internationales, Université de Lausanne

Résumé

Parmi les différents objets d’étude, les Elites politiques cantonales sont assez fortement délaissées par les politologues. L’analyse de la classe politique gouvernementale cantonale n’a presque jamais fait l’objet d’une investigation systématique. En Suisse, peu sont les travaux qui se penchent sur la politique locale en l’analysant d’un point de vue sociographique. Certes, au niveau fédéral, l’on parvient mieux à cerner la physionomie et les voies d’accès au Conseil fédéral. Il est plus difficile, par contre, d’entreprendre la même démarche pour les membres des exécutifs cantonaux et des grandes villes. A partir de ces constats, ce travail à caractère exploratoire vise à étudier une fraction de la classe politique cantonale. Plus précisément, en se focalisant sur le cas du Tessin, il met en lumière l’évolution du profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois tout au long du XXe siècle, de 1905 à nos jours. La recherche essaie de prendre en considération les principales caractéristiques sociodémographiques du personnel politique, en abordant de la même manière des facteurs très peu retenus comme le rôle de la famille dans la transmission de mandats politiques et les relations clientélistes en tant que bassin électoral. A partir de là, cette étude de cas qui repose sur des postulats sociologiques plus généraux, cherche à répondre aux questions suivantes : Quels sont les ressources sociologiques décisives pour accéder à l’exécutif cantonal ? Quel est le rôle de la famille dans la politique moderne ? Dans quelle mesure le clientélisme politique est-il encore présent dans la démocracie contemporaine?

Mots-clefs : Elites cantonales, Gouvernement, famille, clientélisme, sociographie

Abstract

The study of cantonal political elite is one of the less studied topic by political scientists. The analysis of the cantonal governmental class has almost never been consistently investigated. In Switzerland, only a few researches focus on the analysis of local policy from a sociographical point of view. At a federal level, it is easier to understand the ways to access the federal council. However, it is more difficult to manage the same investigation on the members of cantonal executive councils and on city council executives. Therefore, this explorative research aims to analyse a part of the cantonal political class. More specifically, it focuses on the canton of Ticino and shows how the sociological profile of members of the Council of State has evolved along the 20th century, from 1905 to nowadays. This research tries to consider main sociodemographic characteristics of these political people, including some less studied aspects such as the role of the family in the transmission of political mandates as well as clientelistic relationships. This analysis

1 Master en Science Politique ([email protected] ou [email protected])

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finally seeks to answer to these following questions based on sociological theories: Which are the decisive sociological resources to access the cantonal executive council? What is the role of the family in the modern political life? How political clientelism is still present in the contemporary democracy?

Keywords : Cantonal elites, government, family, « clientelism », sociographie.

Remerciements/Acknowledgements

Ce travail à caractère personnel n’aurait jamais eu lieu sans l’aide précieuse de toute une série de personnes qui, directement ou indirectement, ont orienté les choix de mon cursus universitaire et de ma vie. D’abord, je tiens à remercier le professeur Thomas David, qui m’a suivi tout au long de ce travail avec ses conseils ponctuels et ses remarques constructives. Ma gratitude va aussi à André Mach, codirecteur également de l’équipe de recherche sur les élites suisses, qui m’a aussi permis d’approfondir les pistes de ma recherche sur un thème peu traité, mais si passionnant. De ce groupe de travail, un remerciement spécial va en particulier aux assistants Andrea Pilotti et Steven Piguet pour leur soutien continu tant pratique qu’intellectuel. Outre à m’avoir initié au programme informatique Filemaker, ils ont été de bons guides et m’ont permis, d’une manière informelle, d’améliorer le présent travail. Egalement, je remercie Oscar Mazzoleni et Mauro Stanga pour les informations précieuses qui ont facilité la recherche de terrain. Comme d’ailleurs, le personnel des archives de la RSI, qui m’ont permis d’accéder à toute une série d’informations fondamentales.

« Sans qu’aucun texte ne l’impose

et sans que le résultat soit voulu

par quiconque, il faut pour devenir

secrétaire d’Etat ou ministre des

propriétés particulières »

(Daniel Gaxie 1986 : 69-70).

« Le Conseil d’Etat représente le

lieu privilégié du pouvoir »

(Ernest Weibel 1996 : 9).

« Aucun des titres de noblesse ne

suffit par soi à conférer la noblesse

dans des sociétés professant le

refus de la noblesse »

(Pierre Bourdieu 1989 : 450).

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Table des Matières/Contents

RÉSUMÉ ................................................................................................. 3ABSTRACT ............................................................................................... 3

INTRODUCTION...................................................................................... 7PROBLÉMATIQUE...................................................................................... 7

Les objectifs de la recherche ................................................................ 9DESSEIN DE RECHERCHE .......................................................................... 11

Questions de recherche ......................................................................11Hypothèses.......................................................................................13Méthodologie et opérationnalisation des concepts...................................19Les sources de la recherche ................................................................22

PREMIÈRE PARTIE : THÉORIE ET CONTEXTE......................................... 24

CHAPITRE 1 : CADRE THÉORIQUE......................................................... 24DÉFINIR ET ÉTUDIER L’ÉLITE..................................................................... 24LA PRODUCTION ET LA REPRODUCTION DE L’ÉLITE.......................................... 25CLIENTÉLISME, CLANISME ET RÔLE DES NOTABLES ......................................... 28

L’état de la littérature sur le clientélisme politique : l’intérêt de ce phénomène.......................................................................................................30

CHAPITRE 2 : CONTEXTUALISATION INSTITUTIONNELLE ET HISTORIQUE............................................................................................................. 35

LE SYSTÈME POLITIQUES TESSINOIS ET SES ACTEURS...................................... 35L’architecture électorale : entre système proportionnel et personnalisation du vote.................................................................................................35La transformation du système des partis des années 1980 : d’un vote par tradition à un vote par conviction.........................................................38Le Tessin, une entité hétérogène : les clivages centre-périphérie et ville-campagne.........................................................................................40Les acteurs politiques et la traduction des clivages .................................41

DEUXIÈME PARTIE : ANALYSE DES DONNÉES ....................................... 46

CHAPITRE 3 : LE PROFIL SOCIOLOGIQUE DES CONSEILLERS D’ETAT TESSINOIS AU XXE SIÈCLE.................................................................... 46

LES VARIABLES SOCIOGRAPHIQUES ............................................................ 46Le rapport genre : le Conseil d’Etat tessinois, un bastion masculin............46L’évolution de l’âge moyen à l’entrée au gouvernement tessinois et la durée du mandat : entre gérontocratie et compétitivité électorale..........................51L’origine géographique : entre clivage centre-périphérie et lieu de formation56Formation et profession : le tropisme vers le droit..................................60Le parcours politique : un « cursus honorum » ? ....................................70Le rôle de l’armée en tant que lieu d’intégration : un processus d’affaiblissement................................................................................75

CONCLUSIONS INTERMÉDIAIRES ................................................................ 79STRATÉGIES DE REPRODUCTION ET RESSOURCES ÉLECTORALES ......................... 80

La dynastie politique : entre dimension familiale et transmission des mandats.......................................................................................................81

LE CLIENTÉLISME POLITIQUE DANS LA SOCIÉTÉ MODERNE : LE CAS DU TESSIN...... 92Une brève recontextualisation .............................................................92D’un clientélisme de notable à un clientélisme de parti : la figure du Juriste95

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Entre relations horizontales et verticales : la figure de l’ « Allround Man » .97DISCUSSION ET CONCLUSIONS INTERMÉDIAIRES ........................................... 99

CONCLUSIONS, LIMITES ET PISTES RÉFLEXIVES................................ 101

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................. 103

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Introduction

Problématique

Selon l’article 29 de la Constitution de la République et du Canton du Tessin, sont éligibles au Conseil d’Etat les personnes qui ont droit de vote au niveau fédéral. Tout citoyen tessinois jouissant de ses droits civiques peut donc, d’un point de vue juridique, exercer une responsabilité gouvernementale. Il en résulte que l’accès à cette fonction politique, comme il est écrit dans la loi, est formellement libre et que l’exercice d’un tel mandat n’est pas soumis à des conditions concernant les activités politiques, économiques et sociales antérieures à l’entrée au Gouvernement.

À partir de ce constat général qui sert de base au système démocratique suisse, nous pouvons avancer l’hypothèse que les portes pour accéder au sommet de la hiérarchie politique cantonale sont ouvertes à l’ensemble des citoyens ordinaires. Mais, dans la réalité, ce principe se manifeste-il véritablement comme tel? Plusieurs recherches, qui ont comme objet la classe politique, tant au niveau international qu’au niveau national, ont démontré qu’au contraire, le personnel politique est tributaire de toute une série de caractéristiques sociodémographiques spécifiques. C’est ainsi que Daniel Gaxie en France a dévoilé que « plus de 80% des membres du Gouvernement ont suivi des études supérieures et plus de 90% appartenaient aux milieux des cadres supérieurs, professions libérales, industrielles et gros commerçants avant d’exercer une fonction politique nationale » (Gaxie 1986 : 70-71). De même, Yves Meny dans son ouvrage de politique comparée entre les démocraties de plusieurs pays occidentaux constate qu’aux États-Unis près de 80% des ministres de 1945 à 1984 ont une origine professionnelle de juriste ou sont issus des milieux d’affaires (Meny 1986 : 292). En ce qui concerne la Suisse, Erich Gruner a montré que sur les 80 Conseillers fédéraux, 70 ont achevé leurs études universitaires et ont, dans la majorité des cas, entrepris des études en droit (Gruner 1970). Au niveau cantonal, l’étude de Ernest Weibel sur les Conseillers d’Etat de la Suisse romande a également démontré que 123 sur 177 membres de ces exécutifs sont titulaires d’un grade universitaire, dont près de deux tiers de juristes. En outre, en ce qui concerne la profession, 50 sur 177 étaient avocats et notaires, 31 étaient des juges et 24 étaient enseignants ou éducateurs (Weibel 1996 : 135).

Ce premier aperçu général2 est donc révélateur de la manière dont la classe politique a fait, à plusieurs reprises, l’objet de recherches sociologiques. Malgré une période pendant laquelle ce thème a été délaissé par les chercheurs en sciences sociales, il existe plusieurs études internationales qui proposent de déterminer l’existence de facteurs sociaux influençant le recrutement des acteurs politiques (Best et Cotta 2000 et 2003, Gaxie 1983 et 1986, Levebvre et Sawicki 2006, Costa et Kerouche 2007). En Suisse, en comparaison avec d’autres pays occidentaux comme la France, les Etats-Unis ou l’Allemagne, ce sujet reste encore peu examiné, en particulier pour la période récente. À cet égard, pour reprendre les mots de Weibel, il faut souligner que « la classe politique gouvernementale 2 Nous ne devons comprendre ces données qu’à titre d’exemple pour la formulation de notre problématique. Chacune des analyses susnommées ne doit être comprise qu’à travers une contextualisation dans sa propre réalité nationale, chaque pays possédant en effet une architecture politique et un fonctionnement de la machine politique bien précis. En outre, nous nous sommes limités ici à évoquer seulement les variables de la profession et de la formation, dans notre travail il s’agira ensuite d’élargir l’angle d’attaque à un éventail de facteurs sociaux plus vaste.

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(fédéralcantonale et dans les villes) n’a jamais fait l’objet d’une investigation systématique. Son profil socioprofessionnel est, de la sorte, peu exploré. Certes l’on parvient tant bien que mal à cerner la physionomie et les voies d’accès au Conseil fédéral. Il est plus difficile, par contre, d’entreprendre la même démarche pour les membres des exécutifs cantonaux et des villes » (Weibel 1991 : 279). De même, Hanspeter Kriesi dans la préface du travail de Jean-Claude Rennwald sur la structure du pouvoir dans le Canton du Jura signale que «les systèmes politiques cantonaux sont encore assez fortement délaissés par les politologues » et il identifie également le caractère exploratoire de cette analyse approfondie du pouvoir politique au niveau cantonal. Malgré cela, cette tendance paraît évoluer ces dernières années grâce à la recherche menée par André Mach et Thomas David sur la composition et l’interrelation des élites politiques, économiques et militaires au niveau fédéral, qui amorce un véritable renouveau dans la littérature contemporaine en Suisse. Notre travail, qui s’insère notamment dans le cadre de cette étude plus vaste, cherche pourtant à éclairer un phénomène politique qui, jusqu’à présent, n’a jamais été exploré : l’évolution du profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois tout au long du XXe siècle.

À la lumière des conditions évoquées auparavant, toute une série de questions peuvent donc ressortir spontanément : Qui dirige réellement le Canton du Tessin ? Quelles sont de facto les ressources et les propriétés nécessaires pour accéder au Gouvernement tessinois et celles-ci évoluent-elles dans le temps ? Quelles sont la composition sociologique ainsi que la nature du cercle gouvernemental dans ce canton et celles-ci varient-elles selon l’appartenance partisane ?

Dans ce travail, nous chercherons à répondre à ces questions et à d’autres interrogations3 inhérentes à une fraction de l’élite politique tessinoise tout en nous intéressant aux caractéristiques sociographiques des Conseillers d’Etat. Plus précisément, nous chercherons, à partir des données prosopographiques récoltées, à en esquisser le profil sociologique et à essayer d’en expliquer l’évolution tout au long des 100 dernières années, c'est-à-dire à partir de l’élection de 1905 jusqu’à l’élection de 2007. Notre propos, qui est entre autres celui de combler une lacune scientifique dans ce champ d’investigation et de fournir de nouvelle pistes réflexives, met donc en avant la centralité de l’État et de son appareil de pouvoir politique en se focalisant principalement sur l’autorité exécutive et administrative de ce canton. Le Conseil d'Etat, contrairement aux débats du Grand Conseil, est caractérisé par des séances non publiques et constitue – comme le souligne Weibel – « le lieu privilégié du pouvoir » (Weibel 1996 : 9). Encastrée entre le plan national et le plan local, cette institution est le point de conjonction entre ces deux réalités. Cet organe est la véritable clef de voûte de l’architecture politique de ce pays. Autrement dit, il est un point d’intégration des différentes sous-cultures cantonales qui assument la fonction de représenter au niveau national l’ensemble des clivages culturels, linguistiques et religieux de la Suisse. Dans ce cadre fédéraliste où « chaque canton constitue un État doté d’une constitution, qui corresponde à une petite nation avec séparation tripartite des pouvoirs et qui est doté d’une forte identité propre » (Seiler 1991), il sera donc nécessaire dans notre travail, même s’il ne s’agit pas d’une démarche comparative stricto sensu, de faire constamment dialoguer ces deux niveaux – cantonal et fédéral – et de prendre toujours en considération leur fort enchevêtrement.

De la même manière, afin de mieux comprendre la sélection de cette fraction de l’élite politique régionale, il se révèle d’autant plus important de prendre en considération l’ancrage local des hommes politiques. À cet égard, Michel Offerlé

3 D’autres questions de recherche et les hypothèses qui en découlent seront abordées plus en détails dans le chapitre spécifique : « Questions de départ et hypothèses ».

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avance l’idée selon laquelle de la même façon que « le citoyen abstrait (votant individuellement sur des bases politiques et nationales) est largement une fiction rétrospective, l’éligible n’est nullement désencastré de son lieu de vie et d’interaction » (Offerlé 1999 : 25). L’autorité d’un politicien, surtout dans un État fédéral comme la Suisse, est donc ancrée profondément à l’échelle locale d’où prendrait source sa légitimité et son soutien. Il en découle ainsi que pour une sociographie des Conseillers d’Etat qui soit le plus pertinente possible, il ne faut pas opérer une déconnexion des réalités régionales et cantonales, mais au contraire effectuer une recontextualisation géographique et sociale. Comprendre cette fonction institutionnelle implique donc inévitablement la compréhension de la réalité sur laquelle cette autorité est exercée : être appelé à revêtir une charge de ce genre est en effet différent d’un canton à l’autre. En effet, toute une série de compétences spécifiques, de tâches et d’enjeux à la fois économiques, politiques et sociaux peuvent s’y manifester sous différents aspects. Cependant, outre cette différenciation spatiale, il faut également tenir compte dans l’analyse d‘une différenciation temporelle : être Conseiller d’Etat diffère en effet selon les périodes prises en compte. À une contextualisation sociale, culturelle, géographique et politique, il faudra également ajouter et intégrer une mise en perspective historique. Sur ce point, Michel Offerlé s’interroge, à juste titre, sur la stratégie de contextualisation à adopter. Dès lors qu’il se demande si une profession est identique dans le temps, ainsi que si elle évolue en elle-même et dans la relation qu’elle entretient avec les autres (Offerlé 1999), il nous fait réfléchir sur l’importance, dans un travail de cette nature, de la contextualisation historique dans le long terme. Cela dit, nous chercherons à tous moments de comprendre et d’intégrer dans l’analyse tant la dimension historique et socioéconomique que les contingences du moment. Une mise en contexte dans le long terme ainsi qu’une prise en compte des spécificités politiques, géographiques, économiques et culturelles des sous entités cantonales seront donc des prérequis indispensables afin de donner une profondeur scientifique à notre travail et elles nous permettrons de comprendre au mieux ce que signifie être et comment on devient Conseiller d’Etat au Tessin.

Les objectifs de la recherche Cette recherche se base sur une analyse socio-historique et diachronique d’une fraction de l’élite politique tessinoise. Les Conseillers d’Etat seront donc examinés à travers une approche sociographique qui vise, entre autre, à l’objectivation du personnel politique à partir des principaux indicateurs sociologiques4 tels que : le genre, l’âge à l’entrée en fonction, la durée du mandat, l’origine géographique (la commune d’origine ainsi que la commune de domicile), l’origine sociale (profession du père), la profession, la formation, le parcours politique (« cursus honorum »), le cumul de mandats (tant politique qu’économique), le grade militaire, les lieux de sociabilité (c’est-à-dire l’appartenance à des associations tels que clubs de service, associations d’étudiants, clubs de sports, fanfares, etc.), et enfin la dynastie politique. Ce travail propose d’aborder son objet d’étude en s’inscrivant dans une logique d’observation empirique qui fonde ses racines dans une récolte des données à travers des recherches d’archive. En raison fait que cette approche pourrait paraître limitée à une démarche plutôt descriptive et factuelle de la réalité, voire même insérée dans un axe empiriste-analytique avec pour seul but de montrer et de décrire les faits sociaux mettant l’accent sur les acteurs sociaux, une dimension

4 Ces facteurs sociaux seront abordés plus en détail dans le chapitre consacré à la méthodologie et à l’opérationnalisation, où ces variables seront examinées et justifiées sous une lentille analytique plus fine.

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plus explicative de ces phénomènes sera apportée. En effet, dans notre travail nous ne nous limiterons pas à une approche descriptive et objective, au contraire nous essayerons d’intégrer dans l’analyse une dimension explicative qui vise à mieux dégager et comprendre la sélection et le recrutement de cette fraction de l’élite politique tessinoise. A cet égard, Gaxie souligne qu’ « aucune condition formelle de sexe, d’origine, de classe sociale, de profession ou de diplôme ne règle l’entrée dans le champ politique » (Gaxie 1983 : 443). Partant du constat que les agents de ce champ présentent des caractéristiques sociales particulières par rapport aux autres agents sociaux, il relève que « la sociologie du personnel politique se donne donc un objet d’investigation lorsque, partant de ce décalage, elle analyse les mécanismes sociaux de sélection de ce personnel. La description des conditions implicites d’accès aux postes gouvernementaux met, plus précisément, en évidence l’influence des facteurs sociaux de la réussite politique qui sont à l’œuvre à travers les contingences historiques, les rapports de force électoraux, les hasard personnels, les stratégies individuelles ou les mécanismes de répartition des postes ministériels » (Gaxie 1983). Grâce à ces outils théoriques, nous chercherons ainsi à tirer des conclusions interprétatives de la réalité gouvernementale tessinoise plus robustes, sans néanmoins entrer dans une orientation politico-idéologique5. L’objectif n’est donc pas d’analyser les facteurs proprement politiques de la réussite gouvernementale, tels que le contenu des politiques, les orientations idéologiques, les propositions politiques ou d’autres attributs idéologiques. Notre propos est ici d’expliquer à partir d’éléments historiques et sociologiques quelles sont les ressources nécessaires ainsi que les propriétés les plus légitimes pour permettre d’accéder au siège politique le plus prestigieux de la Suisse italienne.

La structure de notre travail va s’articuler de la manière suivante. Afin de dégager le propos que nous avons mis en avant ci-dessus, nous commencerons avec une partie dans laquelle traiterons du dessein de recherche en mettant en avant les questions de départs, les hypothèses et la méthodologie d’étude utilisée.

Ensuite, dans un premier chapitre, nous allons décrire notre cadre théorique. Plus précisément, nous allons définir les concepts de base qui nous guideront tout au long de la recherche, à savoir : les concepts d’élite, de clientélisme et de clan. Dans une sous-partie de ce chapitre, nous allons intégrer un bref survol de la littérature existante et aborder notamment les différents auteurs et approches. Nous effectuerons donc un survol succinct des recherches internationales et nationales qui ont abordé ces sujets afin de justifier la pertinence de nos choix et la robustesse de nos hypothèses.

Après avoir fourni ce support théorique, nous consacrerons un deuxième chapitre à la clarification de l’architecture politique, économique, culturelle et sociale du canton du Tessin. Afin de mieux comprendre les dynamique internes propres à cette entité cantonale et les relations qui existent entre le niveau cantonal et le niveau fédéral, nous allons mettre en exergue une contextualisation historique et institutionnelle de la réalité tessinoise, de son système politique et de la nature de toute un série d’événements et de phénomènes caractéristiques de ce canton, tels que : le clientélisme et la personnalisation du vote. Nous allons donc d’abord nous focaliser sur les aspects sociodémographiques et historiques, ainsi que sur l’architecture politique, économique et culturelle, puis sur les principaux acteurs qui animent la vie politique tessinoise. Pour terminer, nous nous concentrerons sur l’équilibre des forces et les clivages qui structurent ces agents politiques.

5 Comme nous l’expliquons, nous ne nous occuperons pas des facteurs idéologiques de la réussite politique, où l’idéologie est entendue en tant qu’ensemble de croyances ou d’idées politiques ayant une valeur intrinsèque qui a des conséquences sur le comportement de qui les partage et sur les relations avec les autres (dans ce cas précis les autres membres du parti).

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Après cette illustration de la réalité tessinoise, nous entrerons plus spécifiquement dans la partie analytique et interprétative de notre recherche. Il s’agira dans ce troisième chapitre de commenter, d’expliquer et d’examiner les données récoltées tout en cherchant à établir dans quelle mesure certaines ressources sociales jouent un rôle dans le recrutement de cette fraction gouvernementale de l’élite politique tessinoise.

À partir de là, deux sous-chapitres seront dédiés plus particulièrement à la dimension familiale et aux lieux de sociabilité en tant que lieux privilégiés de transmission des traditions et de la reproduction de l’élite. Nous avons choisi de donner un statut différent à ces deux parties en raison de leur ancrage dans le cas du Tessin ainsi qu’en fonction d’une volonté d’approfondissement de ces deux thématiques que nous évaluons très capitales pour comprendre les stratégies de reproduction de l’élite gouvernementale tessinoise. Il ne faut pas non plus oublier que tout au long de cette partie de traitement des données, un enchevêtrement des différentes variables explicatives est requis. En effet, nous chercherons tout au long de l’analyse à faire dialoguer entre eux ces différents facteurs sociaux.

En conclusion, nous terminerons avec un bilan de notre recherche tout en cherchant à retracer les grandes tendances qui ont marqué la composition sociologique du Conseil d’Etat tessinois pendant le XXe siècle et nous essayerons, grâce à cette étude « pionnière » et exploratoire, d’ouvrir des pistes réflexives qui, nous le souhaitons, pourraient être reprises par d’autres analyses ultérieures.

Le plan que nous venons de tracer est témoin d’une aspiration, aussi scientifique que personnelle, de mener une recherche dans laquelle l’articulation entre une dimension qualitative et une dimension quantitative soit bien pondérée, de sorte à créer une relation dialectique entre toute une série de concepts théoriques et un travail empirique, entre les acquis des sciences sociales et une observation aussi scrupuleuse que possible des dynamiques de terrain. Tout cela s’inscrit dans une trajectoire académique et personnelle qui nous a conduit après plus d’une année de recherches assidues sur le Conseil d’Etat, miroir et expression d’une société régionale passionnante telle que la Suisse italienne, à retracer, nous espérons le plus fidèlement possible, 100 ans d’histoire politique, sociale et culturelle du canton du Tessin.

Dessein de recherche

Questions de recherche Parler du Tessin, comme évidemment de chacune des autres 25 sous-entités cantonales de la Suisse, implique également une comparaison avec le plan fédéral. En effet, vue la rareté de littérature scientifique en la matière sur ce canton, nous nous appuierons principalement pour la formulation des hypothèses sur des théories développées au niveau fédéral6 ainsi que sur des recherches dédiées à d’autres cantons helvétiques7. Un va et vient constant entre terrain et théorie est cependant nécessaire pour établir l’existence parmi les Conseillers d’Etat de facteurs sociologiques communs. Ce qui fera en sorte de déterminer si l’élite gouvernementale cantonale se révèle aussi relativement homogène que l’élite

6 Dans ce cas, nous pensons aux recherches de Gruner, Altermatt, Kriesi, Masnata et Rubbatel ainsi que Mach et David. 7 Nous pensons ici aux études de Rennwald (1994), Weibel (1996), Biner (1982), Windisch (1986) et Pieth (1973).

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fédérale8. Certaines hypothèses ont été en effet élaborées ou réadaptées après le travail de collecte des données. Tant au niveau méthodologique que théorique notre approche comprend donc certaines particularités. Ainsi, il faut relever que la construction de nos hypothèses n’a été possible qu’à travers un dialogue entre les acquis théoriques et la recherche empirique, autrement dit, elles ne sont pas totalement définies au début du travail mais elles découlent d’une mise à jour progressive des multiples recherches d’archives que nous avons effectuées. La recherche elle-même devient donc un processus de construction continue dans lequel des nouveaux concepts, théories et hypothèses s’ajoutent aux précédents et sont adaptés lorsqu’ils permettent une compréhension plus globale et profonde des phénomènes abordés.

Avant d’entrer dans les détails de la formulation des hypothèses, il nous paraît d’abord nécessaire de rappeler les questions de départ qui guideront notre recherche. Notre travail vise donc à répondre aux interrogations fondamentales suivantes :

Q. 1.1 Dans quelle mesure certaines ressources et propriétés sociologiques jouent-elles un rôle pour arriver à siéger au Conseil d’Etat tessinois et comment celles-ci évoluent tout au long du XXe siècle ?

Q. 1.2 Deuxièmement, considérant l’existence d’une règle plus générale qui veut que les partis les plus importants du canton siègent au Gouvernement, nous examinerons l’influence partisane sur la composition du profil sociologique des différents Conseillers d’Etat. Est-ce que chaque parti politique possède son profil sociologique spécifique et celui-ci change-t-il dans le temps ?

Par rapport au deuxième axe de notre travail, c’est-à-dire celui consacré à la reproduction de l’élite politique, nous essaierons de répondre aux questions suivantes. Premièrement, en ce qui concerne la reproduction familiale de l’élite politique nous nous demanderons :

Q. 2.1 Dans quelle mesure les liens familiaux jouent-ils un rôle dans la reproduction de l’élite politique de ce canton ?

Q. 2.2 Ce phénomène est-il spécifique à un seul parti ou est-il intrinsèque à la totalité des partis gouvernementaux du Tessin ?

Pour ce qui concerne la deuxième dimension, celle de la reproduction de l’élite politique à travers certains phénomènes caractéristiques de cette région:

Q. 3 Dans quelle mesure dans la société tessinoise contemporaine le clientélisme est-il encore un phénomène qui joue un rôle, en tant que bassin de ressources électorales, dans l’accès au gouvernement tessinois?

Afin de répondre à ces questionnements, il faut rappeler que tout au long de notre recherche nous tiendrons toujours en considération l’évolution temporelle et la différenciation de l’appartenance partisane. Ces deux variables de contrôle seront donc des éléments transversaux qui guideront notre étude.

8 Plusieurs de ces travaux ont montré que en ce qui concerne toute une série de variables sociologiques, comme par exemple la profession ou la formation, que l’élite fédérale reste assez homogène (voir Kriesi 1998, Altermatt 1993, Gruner 1966)

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Hypothèses Nous tenterons de répondre aux questions qui précèdent grâce à la vérification de plusieurs hypothèses. Premièrement, il s’agira dans notre recherche de vérifier si les Conseillers d’Etat tessinois sont en majorité détenteurs d’un diplôme universitaire, des juristes, de sexe masculin, âgés en moyenne entre 45-55 ans, avec en moyenne une durée de mandat de douze ans, et gradés au sein de l’armée (hypothèse 1). A cet égard, cette hypothèses se justifie en raison de plusieurs autres analyses. Les recherches d’Erich Gruner d’abord (Gruner 1970 a) et celles d'André Mach et d’Andrea Pilotti ensuite (Mach et Pilotti 2008) ont montré qu'au plan national le personnel politique en général reste en moyenne âgé de 52 ans et est en majorité de sexe masculin. Au plan cantonal, Jean-Claude Rennwald a montré que, dans le canton du Jura, l’âge moyen atteint 50 ans. Cet écart d'âge par rapport à la moyenne au niveau fédéral n'est pas énorme si on tient compte du fait qu’il s’agit dans cette étude des membres du cercle dirigeant jurassien dans son ensemble et pas seulement des Conseillers d’Etat. Ernest Weibel, pour sa part, montre que l’âge moyen des Conseillers d’Etat au moment de la première élection en Suisse romande, de 1940 à 1992, est légèrement plus bas, c’est-à-dire de 44 ans, et que celui de cessation de la fonction politique est de 60 ans, tandis que la durée moyenne d'un mandat est de douze ans (Weibel 1996 : 128). Ces données découlant de différentes recherches empiriques, nous servirons pourtant comme point de départ pour la formulation de notre hypothèse sur les indicateurs sociologiques tels que l’âge d’entrée au Conseil d’Etat et la durée du mandat.

En ce qui concerne le rapport genre, nous pouvons à nouveau avancer comme élément de comparaison l’étude de Rennwald. En tenant compte qu’en 1971 le droit de vote a été accordé aux femmes au Jura et au niveau fédéral, seuls 10% des membres du cercle dirigeant jurassien sont de sexe féminin. Et dans l’ensemble de la Suisse romande, en tenant compte des différentes périodes d’introduction du droit du vote féminin, Weibel constate que parmi les 177 conseillers d’Etat recensés de 1940 à 1992, on ne compte que 2 femmes – Roselyn Crausaz, PDC Fribourg et Ruth Lüthi PSS Fribourg –, même si ce pourcentage de 1992 à nos jours a considérablement progressé (Weibel 1996 : 127). Au niveau fédéral, Kriesi a constaté que, depuis 1971, le pourcentage des candidatures féminines a plus que doublé, de 15,8% lors des élections au Conseil national en 1971 à 32,6% lors des élections de 1991 (Kriesi, 1998 : 216). Au Tessin, vu l’introduction de ce droit en 1969, il faudra également examiner la manière dont la représentation des femmes au Conseil d’Etat évolue dans le temps.

Ensuite, en ce qui concerne le nombre des officiers au sein de l’Assemblée fédérale, alors que pendant cinquante ans, de 1920 à 1968, il est resté constant à environ 40% des membres, la recherche plus récente de Mach et Pilotti a constaté une contraction significative de cette tendance, puisqu'en 1980 l’effectif était de 36% et est tombé à 26% en 2000. Cette évolution n’est guère surprenante si on tient compte d’une part, de l’apparition des femmes au Parlement et, d’autre part, du déclin du prestige de l’armée depuis la fin des années 19809. Rennwald pour sa part a démontré qu’au niveau cantonal entre 1970-1991 seuls 19,2 % du cercle dirigeant jurassien étaient des officiers par rapport aux 45,4% de l’étude du cercle intérieur de l’élite politique suisse effectuée par Kriesi. Malgré que ces données tiennent compte d’une période plus réduite par rapport à notre période analysée, dans notre recherche, il faudra insérer des dynamiques de différenciation temporelle, même si nous devons également tenir compte du nombre plus restreint des membres du Gouvernement tessinois surtout pour la période récente, ce qui pourrait induire une moindre significativité des nos données.

9 A cet égard voir Guisolan (2003)

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Pour ce qui est de la formation et de la profession, notre hypothèse se justifie en raison du fait que, comme le spécifie Urs Altermatt, près de 90% des Conseillers fédéraux ont fait des études supérieures, et sur 99 Conseiller fédéraux, 63 sont titulaires d’une licence ou d’un doctorat en droit (Altermatt 1993 : 73). En raison du profond ancrage du principe de milice au niveau du Parlement helvétique, la question de la « profession principale » (Mach et Pilotti 2008 : 20) des députés a souvent été prise en considération dans les analyses antérieures10, dans notre recherche il sera donc pertinent de vérifier si ce phénomène est également présent dans le Gouvernement tessinois.

En outre, et comme nous l’avons évoqué, il sera nécessaire d’intégrer dans l’analyse l’appartenance partisane et voir s’il existe une différenciation du profil sociologique en fonction de chaque parti. À partir des lectures effectuées au préalable sur le sujet, nous avons constaté que tant les travaux de Altermatt que ceux de Gruner ont souligné une certaine « proximité idéologique »11 entre les différents membres du Gouvernement, dans l'optique de permettre un fonctionnement idéal de cet organe basé sur la règle de la collégialité. À cet égard, Urs Altermatt met en évidence que ceux qui sont élus dans l’exécutif fédéral sont effectivement tributaires d’un « profil moyen » (Altermatt 1993), à savoir qu’ils ne proviennent pas des pôles extrêmes de leur parti. À partir de ce constat, nous pourrions supposer que les Conseillers d’Etat socialistes, par exemple, malgré le fait qu’ils soient élus par le peuple et non pas par le Parlement, soient sociologiquement proches en termes d’appartenance idéologiques des membres des autres partis du Gouvernement, à savoir des partis bourgeois. Cependant, si l'on considère les spécificités du cas tessinois12 et l’existence d’une rupture dans la composition du profil sociologique à partir de l’élection de 197113, il sera davantage pertinent de reformuler cette hypothèse générale en fonction de notre cas régional. En tenant compte de la division en 1971 du parti socialiste au Tessin en deux partis distincts– le Parti Socialiste Autonome (parti qui au début était d’opposition) et le Parti Socialiste tessinois (parti de gouvernement) – nous supposons qu’à partir de cette date, le profil sociologique des Conseillers d’Etat socialistes a subi des modifications substantielles. Auparavant, le profil des Socialistes était éloigné de celui des membres bourgeois du collège gouvernemental. Après 1971, il s’est fortement standardisé au profit d’un profil plus « moyen ». Si nous tenons également compte d’une certaine professionnalisation de la politique au niveau fédéral à partir des années 198014, nous pouvons supposer que : d’une part, les évènements liés à la structure politique au niveau fédéral et d’autre, part les événements spécifiques des années 1970 liés au Parti socialiste tessinois, ont eu un impact sur la composition du profil sociologique au sein des partis de gauche (hypothèse 2). Par conséquent, nous pouvons supposer, par exemple, que les professions libérales, et en particulier les avocats, ont eu un rôle prépondérant aussi dans ce parti.

Troisièmement, nous nous sommes appuyés sur le concept de « cursus honorum » élaboré dans l’article Système gouvernemental et sélection des élites en Suisse, où Erich Gruner souligne que les Conseillers fédéraux ont un parcours politique 10 A cet égard, consulter Gruner (1970 a), Altermatt (1993). 11 Dans notre travail, comme nous l’avons déjà souligné dans la problématique, nous n’aborderons pas les arguments purement politico-idéologiques. Ce constat nous sert néanmoins de base pour la formulation de notre deuxième hypothèse. 12 Par exemple, le Conseiller d’Etat socialiste, Guglielmo Canevascini, qui a été réélu 35 ans consécutivement. Il est important de dire qu’il n’était pas possesseur d’un profil similaire aux partis bourgeois. 13 Première élection après la rupture en deux partis de 1968, à partir de ces événements clefs le PSS subira une scission qui donnera vie au Parti Socialiste Autonome, initialement parti d’opposition, et au Parti Socialiste tessinois. 14 A cet égard, consulter Mach et Pilotti (2008).

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prédéfini. L’accès à ce poste politique passe, selon sa recherche, par un « cursus honorum » strictement défini : ils débuteraient avec une place dans le législatif communal, puis dans l’exécutif communal, après dans le législatif cantonal et seulement en dernière instance, ils arriveraient à l’exécutif cantonal. À partir de ce poste au gouvernement cantonal, il y a la possibilité de passer au Parlement fédéral et, finalement, au Conseil fédéral. Afin d’arriver à siéger au Conseil fédéral, l’élection au Parlement se trouve donc être un passage obligé pour chaque Conseiller fédéral, et il est pratiquement impossible pour les candidats non parlementaires d’être élus, car ils ne disposent de soutien ni à l’Assemblée fédérale ni de la part des citoyens. Siéger au Conseil d’Etat s’avère donc un passage intermédiaire nécessaire à une carrière politique au niveau fédéral.

Dans cette recherche nous nous proposerons donc de voir quel est la pertinance de la théorie de Gruner dans l’arène politique tessinoise et aussi quelles sont les caractéristiques spécifiques de ce canton quant au « cursus honorum ». Tout en sachant qu’après nos prémières recherches, dans le cas du Tessin, l’hypothèse de Gruner n’est pas totalement satisfaite, nous chercherons à voir s’il y a d’autres ressources et voies possibles pour le recrutement à cette fonction politique et comment celles-ci changent dans le temps. Pour ce faire, nous chercherons à croiser cette variable « cursus honorum » avec d’autres variables significatives (comme la profession/formation, partis politique, etc.) afin de voir dans quelle mesure elles s’articulent l’une à l’autre. Bref, il sera intéressant de vérifier d’une part, si des tendances spécifiques se dessinent dans le parcours politique des membres du Conseil d’Etat et si elles évoluent au cours de la période analysée. Et d’autre part, quel sera le parcours politique ces personnes après avoir revêtu cette charge au niveau cantonal (voir si par exemple elles passent au niveau fédéral ou elles termineront la carrière politique).

En résumé, nous pouvons supposer que, vu les spécificités du Tessin, les Conseillers d’Etat ne suivent pas un « cursus honorum » prédéfini : d’abord avec une place dans le législatif communal, puis dans l’exécutif communal, après dans le législatif cantonal et seulement en dernière instance ils arriveraient à l’exécutif cantonal (hypothèse 3) ; par conséquant pour ceux qui ne suivent pas ce parcours preétabli, la socialisation politique et l’entrée au Gouvernement adviennent par l’intermédiaire de professions publiques strictement liées à l’administration étatique telles que, entre autres, juge et procureur publique (hypothèse 4).

Quatrièmement, en raison de certaines spécificités, le Tessin se prête à la formulation de toute une série d’autres hypothèses. En effet, ce canton se situe dans une position géographique particulière entre la plaine du Pô et le plateau suisse alémanique. En raison de cette position, il se trouve dans une certaine dépendance vis-à-vis des décisions politiques prises à Berne, et il se trouve situé entre les transactions économiques de la place financière de Zurich et les transactions commerciales qui proviennent de l’Italie. À cet égard, il faut aussi ajouter que les économistes Bottinelli et Ratti, « décrivent l’environnement tessinois comme étant une entité hétérogène » (cité par Vitali 1996 : 10). A travers leur analyse, ils constatent en effet une forte dépendance de la périphérie par rapport au centre au sein même du Tessin, c’est-à-dire entre les centres urbains plus développés (par exemple, la ville de Lugano) et les zones périphériques du nord et celles frontalières du Sud.

À la lumière de ces constatations, nous pouvons donc nous demander dans quelle mesure ce statut d’hétérogénéité interne et cette dépendance politique et économique externe ont un impact sur le profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois tout au long du XXe siècle. À cet égard, Weibel montre qu'un tiers des 177 Conseillers d’Etat de la Suisse romande est domicilié dans le chef-lieu du canton, tandis qu’un autre tiers réside dans un chef-lieu de district (dans les cantons qui

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sont divisés en districts). Quant au reste, il est disséminé dans les autres communes des cantons (Weibel 1996 : 133). Nous pouvons donc penser que le fait de provenir d’une zone urbaine et aussi le fait d’avoir des liens de sociabilités avec la Suisse alémanique15, peuvent avoir une influence afin de siéger au Conseil d’Etat (hypothèse 5). C’est pourquoi nous proposerons de vérifier si les origines et spécificités géographiques peuvent jouer un rôle dans le recrutement des Conseillers d’Etat tessinois, plus particulièrement il s’agira de voir quel est l’impact de la provenance géographique (centre ou périphérie et ville ou campagne) sur le profil sociologique des membres de l’exécutif afin de vérifier si celles-ci évoluent au cours de la période analysée en fonction du développement sociodémographique du pays. Mais il faudra aussi croiser cette variable à la variable lieu de formation pour évaluer si les Conseillers ont étudié ou ont des relations professionnelles surtout en Suisse alémanique.

Cinquièmement, nous aborderons dans ce travail la relation entre la sphère politique et la sphère économique, que comme nous le verrons ce phénomène pourra déjà véhiculer des logiques clientélistes16. Dans cette logique, nous proposons d’examiner l’évolution du cumul des mandats économiques des Conseillers d’Etat tessinois afin de montrer dans quelle mesure l'élite gouvernementale tessinoise contrôle également des positions importantes dans le système économique et administratif. Comme le soulignent Mach et Pilotti, en raison du caractère de milice du Parlement helvétique et du système fédéraliste, le cumul des fonctions aussi bien sur la plan politique (mandats électifs aux niveaux communal et cantonal) que sur le plan économique (positions dirigeantes dans des associations économiques ou appartenance à des conseils d’administration) est une pratique très fréquente parmi les députés suisses (Mach et Pilotti 2008 : 24). Par ailleurs, Hanspeter Kriesi dans son ouvrage sur le Système politique suisse, et plus précisément sur le noyau informel, constate une certaine configuration de pouvoir fortement intégrée avec un cercle restreint de l’élite politique suisse au cours des années 1970. Les élites entretiennent donc entre elles de fortes relations qui dépassent la structure des institutions formelles. En raison de l’architecture17 qui structure le système politique suisse, les membres faisant partie de ce groupe restreint de la classe politique peuvent êtres considérés, au sens introduit par Gruner, comme des « Allround Man », c’est-à-dire des hommes capables d’entretenir le plus grand nombre possible de relations horizontales et verticales. Tout comme Gruner, Kriesi constate une certaine oligarchie en ce qui concerne les liaisons latérales avec les groupes d’intérêts, les conseils d’administration et les différentes commissions extra-parlementaires. Malgré cela, il faut rappeler que Mach et Pilotti mettent en exergue une certaine diminution du nombre de mandats d’administrateurs parmi les députés: plus précisément, on comptait en moyenne 3.6 mandats par député en 1980 et 2,9 en 2000. Cependant, ils affirment que l’importance des relations entre les politiciens et les milieux économiques paraît encore assez remarquable. De son côté, en ce qui concerne le niveau cantonal, Rennwald observe que 63,7% des membres du PDC et du PLR et 8% des membres du PS siègent dans un ou plusieurs conseils d’administration de sociétés privées. À la lumière de ce constat, nous pouvons donc supposer qu’au sein de la réalité

15 Cela s’explique par le fait que le Tessin étant fortement liée aux décisions politiques prises à Berne et aux transactions financières de Zurich, l’apprentissage du suisse alémanique sera une condition importante afin de siéger au Conseil d’Etat tessinois. 16 A fur et à mesure dans la recherche nous avons réoriente et choisit d’insérer cette partie seulement dans le dernier chapitre dédié eu clientélisme, car on l’évaluait plus pertinent de l’aborder en relation à ce phénomène, étant deux aspects qui vont de pair. 17 Elle renvoie, par exemple, au faible rôle du parlement suisse et à l’existence des instruments de démocratie directe, lesquels engendrent une phase pré-parlementaire avec un rôle prépondérant des commissions extra-parlementaires.

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gouvernementale tessinoise, une intégration entre les sphères politiques, économiques et administratives est une pratique courante (hypothèse 6), tout en gardant à l'esprit que ce phénomène pourrait être objet de changements dans le temps, voire même de diminution pendant la période la plus récente, et pourrait varier d’un parti à l’autre.

Un dernier facteur social qui – comme nous l’avons vu – assume un statut différent dans notre travail, concerne les lieux de sociabilité. En effet, lors de notre recherche d’archive, nous avons constaté qu’une grande majorité des Conseillers d’Etat tessinois ont dans leur jeunesse fait partie d’associations d’étudiants. À cet égard, Urs Altermatt met en avant l’importance, au chapitre des relations informelles, du rôle des sociétés d’étudiants. Selon lui, « environ trois quarts des conseillers fédéraux appartinrent, au temps de leurs études universitaires ou même avant, à l’une ou l’autre société d’étudiants. C’est un chiffre considérable, incontestablement. Avant 1919, il est de 76% ; entre 1991 et 1968, il grimpe même à 82% » (Altermatt 1993 : 75). Sur ce point, encore Jean-claude Rennwald a démontré qu’appartenir à l’une de ces sociétés était une étape primordiale de la vie politique du cercle des dirigeants du Jura. Il la considère comme l’une des plus importantes stratégies de socialisation de l’élite, ce qui au niveau empirique se traduit par 26,7%, des personnes au sein de la super-élite jurassienne entre 1976 et 1978 n'ayant aucune appartenance à une association d’étudiants, et contre seulement 9,1% entre 1979 et 1991. Selon lui, les convictions philosophiques et politiques ainsi que la tradition familiale jouent un rôle primordial dans la décision d’entrer dans telle ou telle société. En ce qui concerne le Tessin, nous supposons que cette appartenance aux associations d’étudiants s'est diffusée dans l’ensemble du siècle passé (hypothèse 7). Il s’agira encore une fois d'intégrer à notre analyse l’appartenance partisane afin de voir si cette reproduction18 de l’élite politique est plus ou moins répandue selon les partis.

En ce qui concerne la reproduction familiale de l’élite politique, Jean-Claude Rennwald (1994) avance la thèse – dans son étude sur la transformation de la structure du pouvoir du Jura – selon laquelle les pratiques de transmission « clanique » du pouvoir sont particulièrement développées dans les cantons périphériques, catholiques, ruraux ou semi-urbains. Dans sa recherche, il décrit une certaine tendance à la transmission des mandats politiques au travers de rapports familiaux complexes19. 27.1% des pères des membres du cercle dirigeant jurassien entre 1979-91 avaient occupé une fonction politique (Rennwald 1994 : 492). Plus largement, si nous considèrons les relations familiales complexes : onze des vingt-deux membres de ce que Rennwald appelle la « super-élite 1979-91 » sont concernés par des liens politico-familiaux particuliers. Sans entrer trop dans les détails de ces résultats, il faut souligner que le poids de la famille joue selon l’auteur un rôle central dans la reproduction de l’élite cantonale jurassienne. Cette thèse qui renvoie à la tendance plus marquée des dynasties politiques au niveau de certains cantons est aussi confirmée par d’autres études (Mansata et Rubattel, 1991, Pieth 1994). Cependant, même si par rapport au niveau fédéral on constate une certaine ouverture de la classe politique aux couches sociales moyennes, voire inférieures (à ce propos consulter Gruner 1970 : 777) et que, comme le soutient Masnata (Masnata et Rubattel 1991 : 127), à ce niveau les postes électifs ne se transmettent aujourd’hui plus que rarement de père en fils, il ne faut pas négliger l’importance des traditions familiales au niveau des cantons. Une étude comparative

18 Il convient ici de croiser cette variable avec la variable reproduction familiale de l’élite. Ces deux stratégies de reproduction sont en effet très corrélées l’une à l’autre. 19 Pas seulement les liens entre : Père-fils (ou fille), mère-fils (ou fille), homme-femme (au sein d’un couple), frère-frère (ou sœur), mais également les liens plus complexes comme (beau-père, gendre, cousins, etc.).

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des parlementaires new-yorkais et bâlois révèle que 23% de ces derniers ont eu un parent au Grand Conseil, et que pour 15% entre eux il s’agissait de leur propre père (Pieth 1973). Dans le cas du canton de Bâle, le recrutement et la carrière politique passent donc à travers une socialisation dans laquelle la famille joue un rôle primordial. Ce travail, dont il faut être prudent à généraliser les résultats à d’autres entités régionales, nous montre cependant de quelle manière, dans certaines régions aux caractéristiques spécifiques, la politique demeure une tradition familiale très ancrée. Nous proposons par conséquent d’explorer dans notre recherche dans quelle mesure cette tradition affecte la classe dirigeante tessinoise et plus précisément le Conseil d’Etat. Nous avançons donc l’hypothèse qu’au Tessin aussi – région qui peut être classée au même titre que le Jura, comme une région périphérique, semi-urbaine et catholique – ces stratégies de reproduction familiale et de dynastie politique sont présentes et perdurent dans le temps jusqu'à nos jours (hypothèse 8).

Nous pouvons également nous demander d’une part, si ces relations politico-familiales se développent à l’intérieur du même parti et, d’autre part, comment celles-ci varient d’un parti à l’autre. Premièrement, Rennwald démontre qu’en règle générale, avec quelques exceptions, la transmission des mandats s’effectue au sein du même parti. Il constate que d’une génération à l’autre l’appartenance partisane ne change presque jamais. Deuxièmement, en ce qui concerne la part de la tradition familiale entre les différentes partis, il affirme que le poids de la famille revêt une importance majeure chez les démocrates-chrétiens. Sur la totalité des membres ayant des liens de parenté au sein du cercle dirigeant jurassien, il constate que : 41 sont PDC, 16 PLR, 15 PS, 8 PCSI, etc. En se reliant au niveau national, il observe que même une étude de Garcia relève le poids important de la famille pour la carrière politique des membres du parti démocrate-chrétien. Ce dernier affirme que : « La quasi-totalité de l’élite démocrate-chrétienne, qui a été socialisée politiquement par des parents membres d’un parti, avait des parents affiliés au PDC. Ce parti est ainsi celui qui recrute essentiellement parmi les enfants des membres du même parti (…). Le PDC est le parti qui laisse le moins « échapper » les enfants de ses membres, puisque parmi les parents membres du PDC, plus de trois quarts des cadres politiques se retrouvent dans le même parti. »

(Rennwald 1994 : 500). En ce qui concerne notre recherche, il nous semble pertinent de vérifier si, et dans quelle mesure, ces phénomènes sont présents dans la réalité tessinoise. Nous pouvons donc supposer que, même dans ce canton, il existe une certaine continuité dans l’appartenance partisane qui se transmet d’une génération à l’autre (hypothèse 9). La transmission des mandats politiques serait donc un phénomène qui s’effectue d’avantage à l’intérieur de la même matrice partisane. Ensuite, il convient de vérifier si ce phénomène est d’avantage spécifique à un seul parti ou s’il est intrinsèque à toute la vie politique cantonale. D’après un premier regard, au Tessin nous pouvons constater que cette pratique n’est pas seulement observable au sein du Parti Démocrate-chrétien, mais qu'elle est aussi répandue surtout au sein du PLR (le parti historiquement le plus important du canton) et dans une moindre mesure au sein d’autres partis gouvernementaux comme le PS et dernièrement la Lega. Nous pouvons donc supposer que dans ce canton, par rapport au niveau fédéral et au canton du Jura, les liens politico-familiaux sont répandus sur un éventail plus vaste qu’un seul parti (hypothèse 10). Nous pouvons également avancer l’hypothèse que la forte transmission des charges politiques au sein du PLR découle de son rôle prépondérant dans la vie politique tessinoise (hypothèse 11).

Si nous regardons plus dans les détails la construction des hypothèses et le va et viens constant entre théorie et pratique dont on a parlé auparavant, dans la première nous avons essayé de faire dialoguer constamment les recherches effectuées au niveau fédéral et au niveau cantonal, ce qui a été aussi convenable

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pour l’hypothèse 6 sur le cumul des mandats, pour l’hypothèse 7 sur les lieux de sociabilité et pour l’hypothèse 9 sur les liens politico-familiaux. D’autres fois, en revanche, ce dialogue entre les deux niveaux – cantonal et fédéral – n’a pas été faisable, soit par manque de littérature et de recherches spécifiques sur l’objet en question, soit par un choix méthodologique spécifique de notre part ou par une assez suffisante justification théorique. Ainsi, l’hypothèse 2 inhérente à l’appartenance partisane s’appuie sur des théories concernant le niveau fédéral et elle a été réadaptée après la collecte des données en fonction de notre cas spécifique, de la même manière que l’hypothèse 4 sur le cursus politique alternatif20. D’autre part, l’hypothèse 10, sur les liens politico-familiaux en relation à l’appartenance partisane, découle exclusivement de nos recherches empiriques, car elle a été construite après cette étape de la démarche et car elle est strictement en lien avec notre cas spécifique. Les hypothèses 3 et 9, au contraire, s’appuient seulement sur des théories qui découlent du niveau fédéral, tandis que l’hypothèse 5, sur l’origine géographique, et l’hypothèse 8, sur la dimension familiale, sont construites seulement sur des recherches élaborées au niveau cantonal, puisque au niveau fédéral, comme nous le verrons, ces hypothèses ne sont pas totalement pertinentes.

Méthodologie et opérationnalisation des concepts Dans cette partie, nous proposons de mieux spécifier la méthode ainsi que les principaux instruments et concepts qui nous guiderons tout au long de notre analyse. Dans cette recherche, l’unité d’analyse est notamment les membres du Conseil d’Etat tessinois. La dimension analytique se focalise sur l’idée de confronter les facteurs sociologiques influant sur l’élection et de déterminer ceux qui diffèrent en fonction de l’appartenance politique et de la période historique. Le premier Gouvernement du canton du Tessin élu directement par le peuple date de 1893. Considérant que nous ne nous concentrons que sur la période de 1905 à 2007, l'analyse portera sur 61 Conseillers d'Etat. Les dates choisies pour une telle exploration sont totalement arbitraires. L’année 1905 coïncide avec la première élection du Conseil d’Etat où les partis ont assumé une nouvelle composition. En effet, depuis cette date et en vertu de la reforme constitutionnelle de 1904 et à la loi relative aux élections politiques du 19 janvier 1905, le Conseil d’Etat est élu au vote proportionnel. Quant à l’année 2007, elle est tout simplement celle de la dernière élection effectuée à ce jour.

Il faut également souligner qu’afin de donner une dimension diachronique et comparative à notre étude, nous avons choisi de diviser arbitrairement en cinq grandes tranches temporelles notre période d’analyse. La première s'étend de 1905 à 1923, cette dernière année constituant la première élection tacite depuis 1893. La deuxième va de 1923 à 1947, cette dernière date constituant la deuxième élection tacite et la première après la deuxième guerre mondiale. La troisième tranche va de 1947 à 1971, où cette date coïncide à la fois avec la première élection à laquelle participent les femmes et avec la scission à l’intérieur du Parti socialiste. La quatrième tranche, de 1973 à 1995, s'achève avec l’entrée au Conseil d’Etat de la Lega dei ticinesi. Il sera également intéressant de voir si pour chacune des différentes variables il y a d'autres ruptures temporelles qui ne coïncident pas avec notre subdivision, voir donc s’il y a d’autres évènements importants qui peuvent expliquer des changements dans la composition de certains profils sociologiques.

20 Cette hypothèse est strictement liée à l’hypothèse 3 sur le « cursus honorum » comme l’explique Erich Gruner.

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En synthèse, dans ce travail, nous considérerons les indicateurs suivants, qui nous servirons pour valider nos hypothèses :

- Âge à l’élection. Cette variable est utile pour mesurer l’ouverture du Conseil d’Etat à différentes générations. Nous nous fonderons donc sur la date d’élection des Conseillers d’Etat par rapport à la date de naissance (indicateur lié à l’hypothèse 1);

- Durée du mandat. Celle-ci nous permettra de mesurer le temps moyen pendant lequel les Conseillers d’Etat sont restés en charge et également la présence d’une certain compétitivité électorale. Nous soustrairons la date d’entrée au Conseil d’Etat à la date de cessation (indicateur lié à l’hypothèse 1);

- Sexe. Celui-ci est déterminant dès 1969, année durant laquelle la possibilité est donnée aux femmes d’accéder au Conseil d’Etat tessinois. Nous chercherons à montrer le pourcentage et la représentation des femmes par rapport à la société, tout comme le laps de temps entre l’introduction du droit du suffrage et d’éligibilité des femmes et les premières véritables élections de femmes au sein du Conseil d’Etat (indicateur lié à l’hypothèse 1);

- Formation. Il s’agira de voir par quelles filières sont passés les Conseillers d’Etat et s’il est possible alors de dégager une formation type. Cet indicateur nous permettra de voir, grâce au croisement avec d’autres variables comme l’origine géographique, dans quelle mesure les relations et le degré d’intégration à d’autres régions suisses ou étrangères – par exemple, avoir étudié en Suisse alémanique ou Italie – ont un effet sur le recrutement au gouvernement (indicateur lié aux hypothèses 1 et 5);

- Profession. Si nous observons ensuite le métier qu’ils exerçaient au moment de l’entrée en fonction dans le collège gouvernemental, il nous sera possible d’identifier des tendances par rapport à la composition professionnelle des membres du Conseil d’Etat. Cet indicateur nous permettra de voir la classe sociale, le positionnement dans la hiérarchie sociale des Conseillers, par rapport au pourcentage effectif de ces professions dans la société civile – voir si celles-ci sont sous ou surreprésentées par rapport à l’ensemble de la société. En outre, cet indicateur en liaison avec la dynastie politique nous permettra également de constater une certaine présence de professions notabiliaires plus enclines à la constitution de clientèles (indicateur lié aux hypothèses 1 et 8);

- Origine sociale. Cet indicateur nous permettra de voir de quel milieu social sont issus les Conseillers grâce notamment à la profession du père. Il sera donc un indicateur utile pour identifier les stratégies de reproduction économiques et successorales de l’élite politique en le mettant en relation avec les liens politico-familiaux (indicateur lié à l’hypothèse 8);

- Grade militaire. Il nous permettra d’identifier dans quelle mesure la sphère politique et la sphère militaire sont perméables l’une à l’autre, nous ne tiendrons compte que du grade maximal obtenu et nous n'inclurons en outre que les officiers dans l'analyse (indicateur lié à l’hypothèse 1);

- Carrière politique avant et après l’élection. Il s’agira d'examiner si le Conseiller d’Etat a été successivement membre du législatif communal, membre de l’exécutif communal, membre du législatif cantonal, membre du législatif fédéral, membre de l’exécutif fédéral. Cet indicateur sera donc nécessaire pour l’identification du « cursus honorum » ou pour l’identification d’autres voies alternatives à l’accès au gouvernement cantonal (indicateur lié aux hypothèses 3 et 4);

- Commune d’origine et lieu de domicile. Cet indicateur est utile pour voir s’il existe des différentiations géographiques ou, au contraire, s’il existe une concentration

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dans des zones spécifiques du canton. Il nous sera alors possible de voir si la provenance (que nous pourrons séparer en zone urbaine - zone rurale et centre-périphérie) des sujets investigués joue un rôle déterminant dans le choix des élus. Nous nous concentrerons principalement sur la commune de domicile (indicateur lié à l’hypothèse 5);

- Cumul des mandats. Cette variable nous permettra de mesurer la relation entre la sphère économique et la sphère politique par l’intermédiaire des doubles mandats (à la fois paraétatique et à la fois dans les conseils d’administration d’entreprises privées). Elle nous permettra de la même manière d’identifier l’existence de relations verticales entre les commissions, les groupes d’intérêts et surtout les entreprises privées ou paraétatiques. Cet indicateur sera utilisé dans le chapitre dédié au clientélisme car un cumul de mandat et les multiples relations qui en suivant dans les secteur privé ou paraétatique pourront marquer la constitution d’une sorte de clientèle (indicateur lié aux hypothèses 6 et 8);

- Appartenance à des associations d’étudiants. Cet indicateur nous permettra de mesurer la reproduction de l’élite et la socialisation politique par le biais de lieux de sociabilité spécifiques, dans le cas échéant les associations d’étudiants (indicateur lié à l’hypothèse 7) ;

- Liens politico-familiaux21. Cet indicateur nous permettra de vérifier dans quelle mesure, parmi les Conseillers d’Etat, il existe des liens à la fois familiaux et politiques avec d’autres personnes qui ont ou qui ont eu des fonctions politiques. Cette variable est donc centrale pour identifier une certaine reproduction familiale de l’élite à travers une transmission des mandats politiques (indicateur lié aux hypothèses 8, 9 et 10).

Variables de contrôle :

- Appartenance partisane. Nous nous intéresserons ici à l’appartenance politique des Conseillers d’Etat tessinois, afin de voir s’il y a des spécificités de profil sociologique internes aux différents partis. Il s’agit donc d’un indicateur transversal qui pour chaque hypothèse nous servira comme variable qui différencie le profil sociologique des Conseillers d’Etat selon leur parti d’appartenance.

Opérationnalisation de la dimension familiale :

En ce qui concerne le chapitre dédié à la dynastie politique, afin de mesurer et de quantifier dans quelle mesure la famille et le clan possèdent un poids dans la reproduction de l’élite gouvernementale tessinoise, il faudra d’abord déterminer, pour chaque membre du gouvernement, s’il possède des relations familiales avec d’autres représentants de la classe politique tessinoise lesquels possèdent, ou ont déjà possédé, une fonction politique sur tous les trois niveaux: communal, cantonal et fédéral. Ces relations familiales, comme on l’a déjà évoqué, peuvent être de différents types, de liens simples tels que: père-fils (ou fille), mère-fils (ou fille), homme-femme (au sein d’un couple), frère-frère (ou frère-sœur) ; ou de liens plus complexes tels que: beau-père, gendre, oncle, cousin. Il s’agira donc de voir combien de Conseillers d’Etat sont concernés par ces relations à la fois politiques et familiales. Ici nous analyserons ces liens dans le cadre de la famille, c’est-à-dire un ensemble qui repose sur la parenté directe. Cependant, pour compléter l’analyse sur les stratégies de reproduction familiale de l’élite et sur le clientélisme, il faut

21 Voir à cet égard la partie : Opérationnalisation de la dimension familiale.

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aussi prendre en considération toute une série de facteurs fondamentaux qui découlent du poids du clan et de la famille élargie. Comme le souligne Rennwald, il faut en effet intégrer des concepts clés suivantes pour l’analyse du pouvoir local ou régional surtout dans des espaces ayant des caractéristiques semblables à celles du Jura et du Valais. Il faut à ce moment là, à l’instar de Rennwald, élargir la définition de la famille en mettant au centre le concept de « clan »22 et de classe de notables. Comme nous l’avons vu, le clan correspond à une famille élargie, c'est-à-dire à un ensemble qui repose non seulement sur la parenté, mais également sur de multiples relations d’amitié, de clientélisme, ou de services réciproques. A cet égard, nous chercherons donc dans l’analyse à associer cette dimension avec d’autres variables comme : le cumul des mandats, soit politiques soit dans les conseils d’administration d’entreprises (ceux-ci peuvent déjà constituer une sorte de clientèle), la profession (être notables pourra aussi être une ressource relationnelle importante pour la constitution de clientèles), les lieux de sociabilité (appartenance à des club-service, fanfares, associations d’étudiants, etc.). À travers le croisement de ces variables nous chercherons à considérer la reproduction familiale de l’élite gouvernementale tessinoise dans toute sa complexité.

Les sources de la recherche Pour terminer cette partie méthodologique il faut rappeler que, en ce qui concerne les sources primaires sur lesquelles se fonde notre analyse de terrain, les éléments empiriques ont été récoltés principalement à travers une recherche d’archive. Au total, la saisie des données a été effectuée pendant plus de deux mois de travail à partir de trois instances principales: aux archives d’Etat de Bellinzona, aux archives de la RSI (Radio televisione Svizzera italiana) de Comano et la Bibliothèque militaire fédérale de Bern.

Premièrement, aux archives d’Etat nous avons eu la possibilité de consulter les fiches consacrées aux Conseillers d’Etat tessinois qui regroupaient les documents officiels et les articles de presse portant sur les aspects biographiques. En effet, pour les données sociodémographiques principales, telles que la formation, la profession, la carrière politique, la durée du mandat, l’âge à l’élection, l’origine géographique, l’appartenance à des associations d’étudiants, il a été possible de se baser sur ces articles et documents qui décrivaient la vie et l’activité de ces élus à partir d’événements importants comme l’élections, le décès, la fin de mandats, des problèmes personnels, politiques ou également judiciaires. Il nous a été possible de comparer différentes sources pour attester de la validité des informations, l’ensemble de la presse tessinoise du XXe siècle a donc été pris en considération tout comme les publications des organes de parti ou les documents et dossier officiels concernant les Conseillers d’Etat. En ce qui concerne l’origine sociale et la dimension familiale, un travail légèrement différent a été opéré. En effet, dans les cas où nous n’avons pas eu d’accès direct à ces deux variables à l’intérieur des fiches mentionnées, nous nous sommes engagés dans une recherche dans la presse. Pour la période la plus ancienne, et donc pour les Conseillers décédés, les nécrologies ont été un outil précieux pour reconstruire l’arbre généalogique et ensuite faire des recherches plus approfondie sur l’activité politique ou l’origine sociale des parents. Pour d’autres cas, le Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) a été un moyen fondamental pour retrouver la profession du père et d'éventuels liens politico-familiaux. Pour la période récente, afin de récolter des informations sur ces deux variables, nous nous sommes axé sur les sources de presse, ainsi que

22 A cet égard, voir Rennwald (1994 : 53) et Windisch (1991).

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sur les documents officiels ou sur Internet, en outre deux fois il a été possible de consulter directement des parents de Conseillers d’Etat.

Deuxièmement, aux archives RTSI nous a permis d'accéder à toute une série d’autres informations qui n’étaient pas disponibles à Bellinzone. La banque de données de la RTSI prévoit des fiches informatisées sur les Conseillers d’Etat qui, en plus de nous fournir un élément de comparaison pour les variables sociodémographiques, nous a permis de repérer le cumul de mandats économiques en indiquant leur appartenance à différents conseils d’administration d’entreprise. Les fonctions dans le secteur privé étaient donc facilement repérables à partir de ces fiches, malgré que pour chaque Conseiller nous ne pouvons pas avoir la certitude par rapport aux mandats totaux qu’il a revêtus dans toute sa vie et nous ne pouvons pas non plus avoir la totalité des informations sur la période précise pendant laquelle il a effectué ces mandats. Pour ce qui est de l’appartenance totale aux conseils d’administration, il est également possible que des données aient pu nous échapper, cependant nous pouvons affirmer que malgré ce risque, le nombre de cas pour lesquels nous n'avons aucune information sur cette variable reste pas trop élevé. Dès lors, nous avons essayé de combler cette lacune en faisant d’autres recherches plus approfondies. Pour les Conseillers d’Etats décédés, les nécrologies se sont à nouveau révélées un outil capital, car elles nous ont permis dans plusieurs cas d'observer quelles étaient les firmes qui apportaient leurs condoléances et, éventuellement, le rôle que le Conseiller revêtait à l’intérieure de celles-ci. Tandis que pour la période plus récente, il a été possible de consulter en ligne la FOSC (Feuille officielle suisse du commerce)23 dans laquelle, pour les Conseillers d’Etat de la période la plus récente, est attestée l’inscription d’éventuels mandats dans le secteur privé.

En dernière instance, à la bibliothèque militaire fédérale nous avons eu accès aux documents officiels qui nous ont permis de recueillir les données concernant la variable relative au grade militaire. Pour établir la relation entre la sphère politique et militaire nous avons donc recherché le grade maximal des Conseillers d’Etat à partir de l’Annuaire des Etats des Officiers.

La saisie des données évoquées ci-dessus a enfin été possible à partir du logiciel File Maker Pro. L’utilisation de ce programme informatique nous a donc servi pour la construction et l’élaboration de notre base de données en s’appuyant en grande partie sur la banque de données plus ample composant la recherche sur les élites suisses de Mach et David.

23https://www.shab.ch/shabforms/COMMON/application/applicationGrid.jsp?template=1&view=2&page=/COMMON/search/searchForm.jsp%3FMODE=SHAB (06.04.2009)

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PREMIÈRE PARTIE : THÉORIE ET CONTEXTE

Chapitre 1 : Cadre théorique

A côté des conceptions pluralistes (Aron 1960,1965 ; Riesman 1952 ; Galbraith 1952; Dahl 1971 a, 1971 b) et marxistes (Poulantzas 1968 ; Miliband 1973) – auxquelles il convient d’ajouter les travaux du courant néo-corporatiste –, la thèse élitiste représente l’une des principales approches de la structure du pouvoir dans les sociétés occidentales (auteurs cités en Rennwald 1991 : 43). Dans notre recherche, il ne s’agira pas d’effectuer une comparaison détaillée des apports et des lacunes que chacune de ces approches possède, ni même de faire l’exégèse des travaux s’inspirant de la doctrine des élites.

Notre ambition est plus modeste et pragmatique, en effet elle n’aspire qu’à montrer de quelle manière les concepts d’élite et de sa de la reproduction, de clientélisme et de clan, peuvent nous servir pour mieux cerner les relations de pouvoir en général et dans le canton du Tessin en particulier. Nous chercherons donc, dans ce chapitre, à définir brièvement non seulement le concept d’élite, mais également de montrer les approches par lesquelles l’élite peut être examinée, cela afin de fournir les outils théoriques tant pour mieux justifier les hypothèses et la méthodologie que nous venons de décrire que pour leur donner une certaine robustesse et ancrage. En effet, l’objectif ici est de donner un cadre théorique plus solide à partir duquel nous pourrons dégager, dans son ensemble, l’évolution du profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois tout au long du XXe siècle.

Définir et étudier l’élite

Le mot élite, féminin de élit, ancien participe passé d’élire en usage déjà au XIIe siècle et qui prend au cours du XIVe siècle le sens de « élu », « choisi », « éminemment », « distingué », qualifie ce qu’il y a de meilleur dans un ensemble d’êtres ou de choses, dans un communauté ou parmi divers individus. On parle ainsi de l’élite de l’armée, de la cavalerie, de la société, d’une profession ou d’un métier, etc. (Busino 1992 : 3). Au sens large, les usages ont fini par donner au mot élite une acception propre, celle qui désigne la minorité disposant, dans une société déterminée, à un moment donné, d’un prestige, de privilèges dérivant de qualités « naturelles » valorisées socialement (par exemple la race, le sang, etc.) ou des qualités acquises (culture, mérite, classe sociale, etc.) (Busino 1992 : 3). Cependant, ce terme connaît une accumulation de dénotations multiples et contradictoires, ainsi que de connotations fort disparates qui ont chargé les mots « élite », « élites », « élitisme », « élitaire » de notions, significations et contenus si opposés qu’au niveau même de son usage courant il peut susciter des soupçons ou engendrer des contresens, voire des discussions méthodologiques, philosophiques et idéologiques inépuisables (Busino 1992 :3). En effet, le mot peut être qualifié tant d’une connotation négative en raison de son caractère peu égalitaire et peu démocratique, qui renvoie à un groupe fermé d’individus décidant de manière autonome, que d’une connotation positive plus valorisante, qui renvoie à l’idée d’une minorité d’acteurs, dotés de qualités supérieures à la moyenne, exerçant des responsabilités importantes. De même, la notion d’élite peut être utilisée au singulier ou au pluriel, renvoyant aux différentes sphères et secteurs de la société.

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Mais tant ou singulier qu’au pluriel le mot désigne le contraire de la masse, entendue comme multitude de personnes, comme peuple dans son entier ou comme majorité de citoyens appartenant au couches populaires ou plus démunies de la hiérarchie social.

Au niveau méthodologique, nous pouvons souligner que les définitions que l’on donne des élites dans une société, dépendent du type d’approche par lequel on les étudie. On distingue souvent, selon les critères d’appartenance retenus, entre les approches « décisionnelles »24 (voir Dahl 1971) « réputationnelles »25 (voir Wolflinger 1960 ; Erikson 1962 ; Kriesi 1998) ou « positionnelles »26 (cité in de Witte, Grunert et Satrustegui 1981). Dans cette recherche, nous nous appuierons sur une définition plutôt minimale des élites, à savoir les acteurs occupant une position de premier rang dans une certaine sphère de la société, et nous nous focaliserons en particulier sur les élites de la sphère politique et en particulier sur le Conseil d’Etat tessinois. C’est la dernière méthode évoquée, qui définit les élites à partir de l’appartenance institutionnelle, qui sera retenue ici pour ça relative simplicité et parce qu’elle paraît particulièrement apte à cerner les élites politiques sans autant prendre en considération les élites administratives, économiques, militaires ou culturelles. Par ailleurs, afin de ne pas sous-estimer le rôle que ces autres élites jouent, notamment au plan cantonal, nous chercherons à mesurer les relations avec ces différents sous-champs de la société à travers des indicateurs spécifiques27.

Même s’il faut souligner le fait que chacune de ces trois approches comporte des lacunes et apporte des avantages spécifiques, et même si la combinaison de deux, voire de toutes, les démarches pourrait être davantage cohérente, le choix de la méthode positionnelle résulte du fait qu’elle est la moins arbitraire et la plus objectivante et permet de ne pas entrer dans une approche qui aurais requis un ultérieur travail qualitatif de récolte de données. Dans notre cas, l’examen d’un certain nombre de décisions et l’établissement de la réputation ou de l’influence des membres de l’élite politique ne seront pas pris en compte tant en raison de la lourdeur méthodologique que cela entraînerait, qu’en raison de la non pertinence que ces aspects possèdent par rapport à ce que nous voulons montrer.

La production et la reproduction de l’élite

Aborder et étudier l’élite, tout comme mettre en évidence l’existence d’une classe dirigeante qui occupe une position de pouvoir centrale, implique forcement d’expliquer et de comprendre comment l’élite se forme, et comment elle se reproduit dans le temps. Au risque de rester trop schématique et trop déterministe, il ne faut pas faire l’erreur de se contenter d’étudier les structures sans s’intéresser à leur fonctionnement concret, à leur origine et à leur perpétuation. Même si les stratégies définies par Bourdieu, que nous verrons par la suite, peuvent paraître abstraites et pas totalement suffisantes pour cerner de manière détaillée la réalité de l’élite et des relations de pouvoir en général, nous chercherons par la suite à compléter l’analyse notamment par le concept de clientélisme et par conséquent par les notions de clans et de notables.

24 Cette démarche consiste à étudier les membres du cercle dirigeant à travers l’influence que ceux-ci ont sur le processus décisionnel. 25 Cette démarche propose d’étudier les membres de l’élite à travers la réputation que ceux-ci possèdent parmi les élites même ainsi que parmi les citoyens ordinaires. 26 Nous expliquons cette approche par la suite, vu qu’il s’agit de la méthode utilisée dans cette recherche 27 Voir à cet égard le chapitre méthodologie et opérationnalisation des concepts.

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Bourdieu, dans l’ouvrage « La noblesse d’Etat » (1989) consacré à l’étude des grandes écoles françaises, définit une relation dialectique entre les acteurs et les structures dans lesquelles ceux-ci évoluent, autrement dit il arrive à expliquer quel est le rapport entre les agents et l’environnement qui forment le cadre des enjeux et de luttes. Pour ce faire, Bourdieu (1989 : 386-396) tente de mettre en exergue toute une série de stratégies de reproduction du personnel des grandes écoles (Science Po, Polytechnique, ENA, etc.), considéré comme l’une des composantes essentielles de la classe dirigeante française. Ces stratégies sont les suivantes : les stratégies de fécondité (nombre d’enfants), les stratégies successorales (transmission du patrimoine entre les générations avec le minimum de pertes possible), les stratégies éducatives, les stratégies prophylactiques (soins, santé), les stratégies proprement économiques (visant à assurer la reproduction du patrimoine), les stratégies d’investissement social (instauration et entretien de relations directement mobilisables), les stratégies matrimoniales, les stratégies de sociodicée (qui visent à légitimer la domination et son fondement). Ce modèle est profondément inspiré de la situation française et il est donc difficile de l’adapter tel quel à notre cas tout comme de le généraliser à tout autre cercle de pouvoir. Néanmoins, nous pouvons nous appuyer sur un certain nombre de stratégies spécifiques qui sont présentes aussi au Tessin et qui pourront être utiles pour mieux dégager et expliquer certaines dynamiques spécifiques et le fonctionnement de certaines logiques de reproduction propres au système gouvernemental de ce canton.

En premier lieu, nous pouvons mobiliser les stratégies éducatives qui, assez intuitivement, nous permettent de voir dans quelle mesure le personnel politique possède un certain capital culturel. La pertinence de cet indicateur « classique »28 acquiert davantage de poids dans le cas du Tessin si l’on tient compte de la fréquentation, par certains membres du cercle gouvernemental tessinois, des mêmes institutions éducatives, en particulier de quelques collèges ou universités suisses en dehors de ce canton. Cela va de pair avec le fait que les liens ainsi tissés au sein de ces lieux d'éducation pourront également se perpétuer à travers quelque société d'étudiants. Donc chercher à croiser la variable de la formation avec, par exemple, l'appartenance à ce type d'associations permettra de montrer en quoi et comment l'élite peut se perpétuer et se reproduire dans le temps, autrement dit comment elle sera capable de se transférer d’une génération à l’autre, par le biais de l’éducation, des traits culturels ainsi que des principes propres au groupe.

Deuxièmement, à côté de ça il vaut la peine de considérer également les stratégies d'investissement social. Dans ce sens donc le fait d’être membres de toute une série d'autres associations, outre les associations d'étudiants29, comme par exemple les clubs-service, les fanfares, les clubs de sport, ou d'avoir des cumuls de mandats dans des sociétés privées ou paraétatiques, permettra de considérer l’ensemble des lieux associatifs et privés qui jouent un rôle dans la reproduction de l'élite. Nous pourrons à travers ces indicateurs montrer de quelle manière posséder différentes relations verticales et horizontales peut être une ressource pour la constitution d'un bassin électoral et, de la même manière, comment cela implique une certain transmission de valeurs et d’intérêts propres à certains groupes sociaux spécifiques. Les stratégies familiales d’investissement social visent donc à conserver, sinon à augmenter, les ressources relationnelles. Un tel capital social repose dans ce sens sur des rapports de parenté ou des relations d’amitié, ou

28 Nous entendons ici classique dans le sens qu’il est l’un des indicateurs de base utilisé dans l’analyse sociographique au même titre que la profession, le sexe, l’âge, etc. 29 Comme nous l'avons vu ce lieu de sociabilité méritera un approfondissement dans un chapitre spécifique.

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dérive de la vie associative ou corporative. « C’est la vie associative, souvent cloisonnée selon des critères d’appartenance sociale, qui contribue à renforcer les habitus sociaux développés dans des familles d’origines sociales différentes et tandis que les clubs de sports chics ou des associations tels que par exemple « Lion’s-Club» et « Rotary-Club» contribuent à consacrer les habitus « positivement » distinctifs »30 de la classe dominante. Nous voyons donc que, dans ce cas aussi, la transmission de valeurs spécifique pourra passer pour la plupart du temps par un bagage culturel et pratique acquis dans la sphère familiale.

Troisièmement, une autre typologie de stratégies de reproduction à retenir dans l’analyse sera les stratégies économiques. De là découle notamment la propension à assurer la meilleure reproduction possible du patrimoine économique et matériel par des formes d’investissement de la force de travail ou de capitaux dans le monde de la production. Même si nous n’allons pas les aborder dans les détails, ces stratégies sont selon nous importantes car elles vont de pair avec une certaine transformation du capital économique en capital culturel et en savoir pratique, par le biais notamment de la transmission de génération en génération des mêmes savoirs professionnels, voire même de la même profession. Autrement dit, à travers cette logique, il conviendra de croiser des variables comme l’origine sociale avec la profession et le cumul de mandats afin de voir de quelle manière une origine sociale élevée avec un certain habitus de classe pourra coïncider avec une reproduction des mandats politiques et une perpétuation de la classe dirigeante.

Enfin, il faudra mobiliser ce que Bourdieu appelle les stratégies de sociodicée. Elles passent par l’insistances qui met en évidence la « compétence » d’un certain nombre de personnalités politiques, compétence liée, par exemple, à une formation de juriste ou d’économiste. En période électorale, ce critère de la compétence, qui dans la plupart des cas se transforme en critère de légitimité, assume davantage d’importance, en particulier dans la constitution des listes de candidats. Bénéficier d’un savoir technique spécifique sera donc une ressource fondamentale qui jouera en rôle surtout par rapport à la visibilité et à la légitimité que le candidat pourra se faire auprès de l’électorat. Pour ces raisons, donc, cette stratégie strictement liée à la transmission d’un capital symbolique propre au personnel politique, croisée notamment avec les autres stratégies de reproduction, sera selon nous très importante à prendre en compte tout au long du travail afin, surtout, de mieux saisir la manière dont la classe dirigeante peut se reproduire et peut reproduire son pouvoir.

En d’autres termes, comme nous l’avons dit auparavant, ces stratégies ne doivent pas être considérées comme des éléments abstraits détachés l’un de l’autre, mais au contraire comme divers mécanismes de reproduction du groupe qui s’enchevêtrent constamment l’un à l’autre. Ces acquis théoriques nous servent donc à comprendre au mieux pourquoi ces stratégies sont essentielles dans la structuration de l’élite, comment à travers celles-ci l’élite peut devenir un groupe restreint, très soudé et très homogènes, et comment elle peut de cette manière transmettre sans cesse dans le temps les valeurs, les codes, les habitudes culturelles qui sont propres à ce groupe dominant. Pour constituer finalement les mêmes schémas de pensée, de perception et d’appréciation. Sur ce point, Bourdieu (1989 : 258) affirme que « c’est en effet l’adhésion enchantée aux valeurs et à la valeur d’un groupe qui constitue ce groupe en tant que corps intégré et disposé à toutes les espèces d’échanges propres à renforcer l’intégration et la solidarité entres ses membres ».

30http://www.unifr.ch/travsoc/Franco/support%20de%20cours/franz%20schultheis/2005%202006/enfance_pauvre.pdf (p.7; 07/07/2009)

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Cependant ces stratégies, même si elles nous semblent clarifier toute une série de détails, ne sont pas suffisantes en soi pour expliquer et cerner de manière intégrale la nature de l’élite et de sa reproduction. Elles nous donnent, dans une large mesure, l’ampleur du poids que la famille et l’éducation peuvent jouer dans la transmission de certaines valeurs et savoirs spécifiques, mais elles nous ne donnent pas d’explications plus détaillées sur le fonctionnement du recrutement politique et de la constitution d’un bassin électoral. En effet, elles ne nous expliquent pas comment et par quels moyens les mandats politiques peuvent se transférer à l’intérieur de groupes sociaux forts semblables. Dès lors, d’autres éléments peuvent s’avérer nécessaires pour l’analyse. Pour ces raisons, il faut intégrer à la dimension familiale et aux stratégies de reproduction de l’élite les concepts31 de clientélisme et de clan. Ici, il s’agit de compléter le caractère familial de la reproduction de l’élite par les concepts plus larges de clientélisme politique et de clanisme propres aux sociétés modernes. Mobiliser le clientélisme est essentiel car, comme nous le verrons par la suite, ce concept se détache d’une rapport dyadique fondé seulement sur le caractère affectif des relations parentales pour tenir compte de la totalité des facteurs entrant en jeu dans la constitution d’un bassin électoral, comme par exemple les rapports d’amitié, de voisinage, de clientèle et de patronage. La famille pourra jouer un rôle initial dans le transfert des responsabilités politiques, surtout liées à la socialisation primaire, tandis que dans un deuxième temps les ressources clientélistes et le clanisme pourront jouer un rôle pour l’entrée, la durabilité et la perpétuation dans le temps des mandats politiques.

Clientélisme, clanisme et rôle des notables

Avant d’entrer dans les détails de l’analyse des résultats, il convient à présent de mieux définir le concept de clientélisme. L’imperceptibilité de ce phénomène demeure dans la difficulté à le cerner et à le définir dans son ensemble. Ceci tient certes à sa complexité et à sa variabilité dans le temps, mais également aux variables de contextes nationaux et historiques spécifiques. En effet, on désigne souvent la clientèle sous différents termes comme par exemple la faction, la clique ou la coterie. « Certaines expressions sont réservées à certaines régions du monde comme le caudillisme, le caciquisme, le colonisme en Amérique du Sud ou le bossisme aux Etats-Unis, d’autres sont spécifiques à une période historique donnée comme la consorteria ou l’albergho dans l’Italie de la Renaissance » (Tafani 2003 : 8). Dans de nombreux cas, ces spécificités peuvent nous induire à confondre le terme avec d’autres solidarités plus ou moins voisines, comme les réseaux, les ententes, les lobbies, les confréries, les corporations, les franc-maçonneries, les syndicats, etc. Briquet (1997) souligne le fait que ce concept est également fréquemment associé à la corruption32, au népotisme et à l’aliénation de la citoyenneté. Le clientélisme est donc l’objet d’une stigmatisation constante. Ces obstacles peuvent donc rendre aléatoire et ambiguë la définition du clientélisme, qui dans ses nombreuses utilisations spécialisées et vulgarisatrices peut faire l’objet d’une dilatation telle qu’elle risque de le vider de tout sens. Néanmoins, plusieurs auteurs se sont préoccupés d’éclairer la définition de ce terme (Graziano 1974,

31 Ces deux concepts seront l’objet de chapitre spécifiques dans lequel chercherons à faire dialoguer entre eux les facteurs proprement familiaux de la reproduction de l’élite, les ressources clientélistes et le concept de famille élargie ou mieux de clan. 32 Comme le souligne Mariani Arcobello (à paraître), contrairement au clientélisme, la corruption se caractérise par une relation dans laquelle l’équilibre de pouvoir ne favorise pas forcement et constamment l’un des acteurs. De plus, elle n’est marquée par aucun sentiment de solidarité ou affection et elle est généralement occasionnelle, même si elle peut parfois se répéter, voire s’institutionnaliser.

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1976, Eisenstadt et Roniger 1984 ; Briquet 1997 ; Briquet et Sawicki 1998 ; Piattoni 2001). Jean-François Médard estime que la clientèle politique est caractérisée par trois facteurs fondamentaux : la personnalisation, la réciprocité et la dépendance (cité par Briquet et Sawicki 1998 : 7). Ainsi, en nous fondant sur ces auteurs nous essayerons de donner les traits principaux de ce terme, tout en tenant compte de sa complexité.

À partir de là, le clientélisme pourrait être définit comme « une relation utilitaire, néanmoins caractérisée par un sentiment d’affection ou solidarité, entre un personnage profitant d’une condition sociopolitique plus élevée, le patron, et une personne d’une condition inférieure, le client » (Mariani Arcobello : 1). Se rapprochant de cette définition, Vitali met en évidence que trois postulats théoriques sont nécessaires pour caractériser clientélisme. Tout d’abord, la relation clientéliste est dyadique et peut donc concerner deux sujets. Cette relation est aussi asymétrique et se fonde sur l’échange de services ou de biens privés et/ou collectifs. Dans cette relation de nature dyadique, on voit apparaître une concentration de pactes entre les mains d’un décideur unique (le patron) à la recherche d’un surcroît de puissance par la fidélisation d’associés tributaires (le client). Le premier assure au second sa protection, l’accès à des biens et à des services divers et la possibilité de profiter en partie de son prestige social. De son côté, le client accorde à son patron des contreprestations, en premier lieu en travail et/ou en soutien politique et contribue à accroître le prestige social de son patron. Outre l’asymétrie de pouvoir et le sentiment de solidarité qui relie les deux acteurs en dépit de la différence de statut social, il est important relever la longévité de ce lien (se prolongeant, dans la majorité des cas durant une vie entière ; cf. Eisenstadt et Roniger 1992 : 40) qui permet au niveau théorique de le distinguer de la corruption (voire Hervé Rayner, à paraître). Selon Scott, d’un point de vue anthropologique, le clientélisme diffère des autres relations dyadiques sur trois points. La réciprocité directe : le rapport clientéliste se fonde sur un échange direct de services. La réciprocité inégale : il existe un déséquilibre de richesse, de pouvoir et de statut entre les deux sujets de l’échange, entre le patron et le client. Enfin, un autre point que nous estimons important pour notre recherche est le caractère affectif : le rapport est caractérisé en plusieurs cas par des formes rituelles de parenté qui renforcent sa composante affective. A cet égard, il faut souligner que ces traits ne sont pas nécessaires pour définir le clientélisme dans sa complexité car il faut spécifier que les composantes de la dyade ne sont pas exclusivement des individus, mais peuvent aussi être constituées par des acteurs collectifs, par exemple, entre partis politiques et acteurs politiques isolés.

Pour ces raisons, au concept de clientélisme il faut ajouter celui de « clan ». En effet, l’aspect affectif du clientélisme pourra être mieux expliqué par le phénomène de clanisme. Dans la formation des clans, souligne Windisch (1986), la parenté joue un rôle fondamental. Mais il existe également d’autres paramètres, notamment les liens d’amitié, de voisinage, de clientèle et de dépendance (phénomène du patronage). Le clan est donc ici considéré en tant que réseau d’alliances multiples dont le chef naturel est souvent issu d’une dynastie familiale, mais il est possible d’étendre ce concept à la famille élargie, c’est-à-dire à un ensemble qui repose sur la parenté, mais également sur de multiples relations d’amitié ou associatives et sur des services réciproques. Par cette vision conceptuelle, la priorité sera donc donnée à tous les membres de cette tribu qui gravitent dans ses cercles d’influence. Même si les deux concepts peuvent se ressembler, le concept de clientélisme, entendu dans sa variante politique, ou comme le dénomme Graziano, de clientélisme de masse (1989 : 20), soulève des confusions et des difficultés d’interprétation surtout en ce qui concerne sa dimension affective ou familiale. Cet aspect est en effet propre à un clientélisme strictement interpersonnel qui a peu à voir avec les relations clientélistes hautement organisées et se déroulant comme dans notre cas

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dans des contextes politiques complexes. De là découle, à notre avis, la nécessité de combler cette lacune en introduisant le concept de clan et de famille élargie qui complète la notion de clientélisme mentionnée auparavant. Le clan donc se relie et s’enchevêtre à la notion de stratégies de reproduction de l’élite, dans laquelle le rôle de la famille, de la parenté et du voisinage assument un rôle fondamental, tout en complétant la notion de clientélisme de parti grâce à la prise en compte de relations affectives qui dépassent les logiques institutionnelles. Bref, le clientélisme politique explique plus précisément l’échange matériel et les relations de dépendance qu’il y a entre deux sujets à l’intérieur des institutions (ce qui pourra déjà constituer une sorte de bassin électoral), tandis que le clanisme explique plus en détail la dimension familiale de la reproduction de l’élite, qui constitue, entre autre, l’un des lieux de socialisation privilégiés de la transmission de toute une série de structures et de logiques façonnant l’élite même.

A côté de ça, pour éclaircir au mieux notre démarche de recherche, il faut encore intégrer dans l’analyse un autre variable importante liée au concept de clientélisme et de clanisme. Dans cette logique, comme l’a démontré Grémion, il faut souligner dans la constitution des clientèles le rôle central que la profession peut jouer. Le cumul des mandats permet en effet aux hommes qui les occupent de développer sans cesse leurs réseaux de relations (en particulier, cette constitution de clientèles est essentielle pour beaucoup de notables) et d’apparaître ainsi comme irremplaçables, en particulier dans leur fonction de relais entre l’Etat central et les collectivités régionales et locales. De plus, le fait d’être notable permettra d’entretenir plusieurs relations d’échange avec les collectivités locales ou régionales et permettra ainsi la constitution d’une clientèle en étant le point de contact qui cherche à tirer le maximum de l’Etat tout en défendant une identité locales ou régionale. C’est pourquoi nous partageons l’analyse de Graziano selon laquelle les relations interpersonnelles et familiales plus typiques des sociétés traditionnelles, qui comme nous l’avons vu sont également importantes dans la société moderne, coexistent avec les relations inter-bureaucratiques des nouvelles clientèles (1980 : 23). Ceci signifie que les sujets composant la dyade peuvent être des individus, des partis, des administrations mais également des notables locaux. A partir de ces trois concepts fondamentaux nous chercherons tout au long de notre travail à expliquer l’évolution du profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois au XXe siècle et nous les aborderons plus spécifiquement dans deux chapitres33 distincts, mais très liés l’un à l’autre.

L’état de la littérature sur le clientélisme politique : l’intérêt de ce phénomène Parmi les auteurs qui se sont intéressés au clientélisme politique en Suisse, relativement peu ont placé au centre de leurs recherches cet objet scientifique34. Dans les dernières décennies, nous pouvons trouver des recherches35 qui ont essayé de combler le retard accumulé en se focalisant tout particulièrement sur une

33 Le premier : « La dynastie politique : entre dimension familiale et transmission des mandats» ; et l’autre : « Le clientélisme politique dans la société moderne : la cas du Tessin ». 34 A cet égard, Ulrich Pfister relevait cette lacune scientifique au début des années 1990, surtout en tenant compte du fait que dans les pays voisins il y a avait une certaine prolifération de recherche dans le domaine historique. 35 Mariani Arcobello souligne à cet égard les recherches de Simon Teuscher (1997), qui replace le phénomène du clientélisme dans le contexte plus large des différentes formes de sociabilité caractérisant la ville de Berne entre le XVe et le XVIe siècle, et elle mobilise aussi les recherches de Pfister (1992 b) et Head-König (2002) en tant qu’approfondissement en matière.

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approche historique qui insère ce phénomène dans des sociétés traditionnelles. A l’heure actuelle, en Suisse, il n’existe à notre connaissance que très peu d’études sociologiques qui envisagent ce thème en tant qu’objet de recherche36. La science politique suisse a donc fortement délaissé l’étude de ce phénomène en tant que relation de sociabilité, non seulement propre à ce genre de sociétés primitives, mais, à l’inverse, en tant que pratique parallèle au processus de modernisation et de démocratisation politique des systèmes modernes. Ce manque de recherches en la matière nous a donc incité à approfondir cette dimension dans ce travail sur les membres du gouvernement tessinois. En effet, notre propos ici n’est pas celui de donner uniquement des explications phénoménologiques sur les caractéristiques formelles du clientèlisme, tout en se détachant du contexte spécifique – à la fois économique, social et politique – dans lequel il se propage, mais de le restituer dans une réalité historique et géographique bien précise ; plus précisément dans le Canton du Tessin au XXe siècle. Dans le but de fournir des éléments utiles pour une réflexion plus générale, nous chercherons ici à travailler ce concept et à voir empiriquement dans quelle mesure celui-ci est présent dans cet organe étatique.

La pertinence de notre approfondissement sur le clientélisme au Tessin ne découle pas seulement d’un manque de littérature en la matière, mais également du fait que les chercheurs37 qui ont étudié l’histoire politique et sociale du canton affirment, presque unanimement, qu’un tel phénomène est très répandu dans ce canton. Mariani Arcobello tire en effet des conclusions assez nettes à cet égard. Elle affirme que le clientélisme imprègne la réalité du Tessin, s’affirmant comme un élément distinctif des formes de sociabilité de la classe dirigeante et en même temps comme un élément plutôt diffus dans le système économique, politique et social (Mariani Arcobello : 25). Cette étude permet de constater une certaine continuité entre la pratique clientéliste des notables38 du XIXe siècle et celles des partis tessinois du XXe, ce qui démontre que le clientélisme ne semble pas avoir disparu à cause d’un processus efficace de modernisation politique, mais qu’il perdure dans le temps en recourant à différentes ressources et en se manifestant sous des modalités diverses. Le travail de Mariani Arcobello nous fournit donc un arrière plan et une étude assez détaillés du passage au Tessin d’un clientélisme de notable39 caractéristique de l’époque précédant la modernisation politique du canton, à un

36 Les travaux de Windisch (1986) et Rennwald (1994) se focalisent partiellement sur cet aspect mais uniquement au niveau local. Le premier a effectué une étude anthropologique et sociologique sur le rôle des clans dans un petit village du Valais, et le deuxième a mené une recherche sur l’élite cantonale jurassienne qui aborde ce sujet seulement dans des chapitres spécifiques. En ce qui concerne le Tessin, seules deux études ont fait du clientélisme un objet d’analyse central. Rocco Vitali (1996) a étudié ce phénomène d’un point de vue qualitatif en essayant de montrer les relations clientélistes entre le centre et la périphérie, plus précisément entre les maires de certaines communes et les Conseillers d’Etat. D’un point de vue socio-historique le travail plus contemporain de Francesca Mariani Arcobello montre comment le clientélisme au Tessin s’adapte au processus de modernisation entre le XIXe et le début du XXe siècle. 37 Outre Vitali et Mariani Arcobello, des historiens tessinois comme Ceschi (1986, 1996), Bianchi et Giringhelli (1990), Ghiringhelli (1995,1998 b) ont abordé l’argument en marge de différentes œuvres et avec une approche historique qui se distancie de la notre. 38 A savoir, selon une définition minimale à laquelle nous nous tenons, les partis de notables sont des organisations politiques animées par des hommes politiques non professionnels, opérant dans un système politique à suffrage limité, centré sur le parlement, et se composant et se confrontant en premier lieu aux couches supérieures de la population (Pomeni 1994 : 146, 184-187 ; Bartolini 1996 : 520). 39 A savoir l’exploitation de la part des membres de l’élite précédente de leur capital social pendant une phase de constitution et de consolidation progressive des partis politiques, encore d’empreinte notabiliaire.

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clientélisme de parti40 où les rapport de clientèle d’une élite précédant la modernisation se sont institutionnalisés en tant que relation propre aux mécanismes de l’Etat moderne. En étudiant la fin du XIXe siècle et le début du XXe, jusqu’aux années 1920, l’historienne se concentre sur la période précédant la modernisation du système politique tessinois par la constitution et la consolidation des partis politiques telle que nous les connaissons aujourd’hui. Ce faisant, elle arrive à montrer la manière dont les partis politiques ont repris les pratiques clientélistes typiques de la société traditionnelle. En effet, Mariani Arcobello (à paraître, 25) affirme que « les relations de crédits reliant les notables et les couches inférieures de la citoyenneté tout comme les degrés plus élevés de l’échelle sociale, se prolongèrent dans les échanges clientélistes au sein de l’Etat tessinois ». Ces derniers se concrétisèrent plus précisément, à l’intérieure de l’élite même, tout d’abord dans le cas des adjudications et de la première phase d’attribution des emplois publics et ensuite, sur le plan des échanges entre politiciens et électeurs, dans l’attribution des emplois publics à ces derniers. Rocco Vitali, d’autre part, en se penchant sur l’époque moderne, démontre comment ce phénomène se reproduit jusqu’à nos jours en s’institutionnalisant par l’intermédiaire de relations d’échanges de biens et de services entre les élites locales et le centre politique, en d’autres mots comment il est devenu une pratique courante dans l’époque moderne de ce canton.

Dans ce travail, il ne sera pas seulement question de s’inscrire dans la continuité par rapport à ces recherches, mais il conviendra aussi d’apporter une analyse sociographique inédite sur les Conseillers d’Etat tessinois au XXe siècle, en insérant et enchevêtrant entre eux plusieurs facteurs sociaux tels que l’origine familiale, le cumul des mandats et l’appartenance à des lieux de sociabilité spécifiques. Notre intérêt est donc de nous concentrer sur la charge politique la plus élevée du canton. Dans cette perspective, le Conseil d’Etat en tant qu’organe gouvernemental du Tessin assume un rôle significatif et représentatif de la réalité tessinoise dans sa globalité. En effet, sur le plan de l’édification étatique, en raison de sa place spécifique dans la gestion de l’administration publique, le Conseil d’Etat est un lieu privilégié où les relations d’interdépendance entre le centre et la périphérie, entre les réalité locales et le centre politique, et entre les individus et les partis peuvent assumer une place importante. Ceci pourrait marquer déjà un bassin important de ressources clientélistes41. Nous essayerons pourtant à travers une approche sociographique et diachronique de montrer également l’importance du poids de la famille et de certaines stratégies de reproduction de l’élite dans la vie politique de ce canton.

Si nous nous sommes arrêtés ici aux notions de clientélisme et de clan telles qu’elles sont définies par les auteurs que nous avons cités, c’est qu’elles nous paraissent présenter une nécessité et un grand intérêt pour l’analyse du pouvoir local et régional dans une région périphérique, semi-urbaine, catholique telle que le Tessin. En effet, ce choix se justifie par le fait que le Tessin et le Jura, comme

40 Dans lequel des partis politiques modernes ont repris certaines modalités de gestion clientéliste des rapports avec l’électorat caractérisant auparavant les formes de sociabilité des notables. 41 A cet égard, Mariani Arcobello (à paraître : 11) souligne le fait que sur le plan de l’édification étatique, les Départements – en tant qu’unités administratives de l’organe exécutif – furent constitués en 1849. Et si ces derniers servaient en premier lieu à une division du travail plus efficace à l’intérieur du Conseil d’Etat, répondant ainsi à la complexification croissante des charges confiées à ce dernier, ils purent aussi être transformés, avec l’élargissement de l’administration publique, en bassin de ressources clientélistes.

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d’autres régions suisses42, présentent des caractéristiques fort semblables. En profitant d’une autonomie relativement large au sein d’un Etat fédéral, le Tessin – comme le Jura – possède, entre autre, un certain nombre d’éléments traditionnels (Mariani Arcobello à paraître : 2) : l’importance considérable de l’appartenance familiale, un processus de modernisation qui s’est effectué avec un certain retard par rapport au contexte nationale et surtout par la large diffusion des pratiques clientélistes dans la vie sociale, économique et politique.

Dans cette recherche, s’intéresser au clientélisme politique en tant que relation d’échange caractéristique des sociétés modernes nous permet d’aller encore plus en profondeur dans l’analyse des caractéristiques sociographiques des Conseillers d’Etat de ce canton. En effet, ce concept, mis en perspective avec les stratégies de reproduction de l’élite, nous permet d’expliquer la constitution de ressources clientélistes qui peuvent se traduire dans le temps en ressources électorales. Malgré le fait que la dimension familiale et clanique, tout comme l’appartenance associative, soient des facteurs difficiles à articuler avec le concept de clientélisme, tant au niveau théorique qu’empirique, nous chercherons à les faire dialoguer entre eux afin de mieux rendre compte de la complexité de la reproduction de l’élite. Comme nous l’avons souligné, le fait d’être issu d’une famille politiquement déjà active et d’avoir des liens à la fois parentaux et à la fois politiques avec des membres connus dans la vie politique régionale ou nationale, peut déjà constituer une ressource pour le recrutement politique. Même si la transmission de clientèle d’une génération à l’autre est difficile à mesurer, la famille joue un rôle important soit en tant que transmission éducative, soit, au début de la socialisation politique43 et ensuite au moment du recrutement politique, en tant que majeure visibilité auprès de l’électorat. Le nom de famille est en effet déjà un facteur important pour avoir une plus grande résonance dans les périodes électorales. La famille joue donc un rôle capital au début de la socialisation politique, mais aussi pour la transmission de valeurs, principes, capitaux économiques, savoirs techniques et surtout capitaux relationnels. Pour ces raisons, mesurer la profession, le cumul de mandats au sein d’entreprises tant privées que paraétatiques (fonctions dans les conseils d’administration) et aussi auprès d’associations d’étudiants, fanfares, clubs de service ou de sport, permettra de bien rendre compte de la constitution d’un bassin de ressources électorales qui pourront jouer un rôle dans l’accès au gouvernement. Ces autres éléments sociaux seront donc intégrés dans les chapitres consacrés, pour l’un, à la dimension familiale, et, pour l’autre, au clientélisme.

Ces constatations sur l’origine et l’institutionnalisation du clientélisme dans l’Etat moderne nous amènent donc à nous demander si ces pratiques se sont reproduites dans le temps. A cet égard Pompeo Macaluso nous fournit une illustration historique de la manière dont ce phénomène s’est reproduit dans le temps jusqu’aux années 1950-1960. Selon l’historien, la faiblesse des frontières entre société civile et système politique, avec la mobilisation individualiste et la nature du développement économique, renvoient à l’un des aspects plus relevables de la politique tessinoise : le clientélisme. Le passage qu’il y a eu du clientélisme de notable au clientélisme de

42 A cet égard, le travail de séminaire de Aurélien Constantin sur le profil sociologique des Conseillers d’Etat valaisans au XXe siècle, effectué à l’intérieur du cours de Sociologie des Elites mené par André Mach et Thomas David, est un autre exemple de canton profondément traversé par ces logiques dites traditionnelles. 43 Si pouvons entendre la socialisation au sens large comme « le processus durant lequel un individu apprend a devenir membre d’une société donnée dans laquelle il vit, la socialisation politique renvoie à la dimension de la socialisation de l’individu laquelle se manifeste dans le processus de formation et d’intégration à la vie politique plus ou moins long et intense selon les cas spécifiques » (Mazzoleni et Schriber 2000 : 31-32).

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parti a été selon lui un passage hybride44, de transition, surtout entre les deux guerres, tandis que dans les années 1950-1960, dans le plein de la mobilisation sociale, s’affirme une forme accomplie de clientélisme moderne. A cette époque, explique-t-il, on assista à une situation intermédiaire entre ce qui définit une privatisation complète de la politique et une colonisation entière de la société civile45, dans laquelle la classe politique ne se substitue pas intégralement à la société civile, en la colonisant totalement. Au contraire, la classe politique intervient dans les processus sociaux optant pour payer le prix le moins élevé pour le développement politique, de suivre donc des voie qui posent une mineure tension, utilisant le clientélisme comme technique d’organisation du consensus (Macaluso 1997 : 42). En découle une variante clientéliste spécifique de « développement politique » donnant vie à un système qui pourrait être comparé au type d’Etat que Max Weber définit comme « patrimonial », dans lequel à la place d’une objectivité bureaucratique et d’un idéal d’une administration sans égard pour la personne, vaut le principe opposé. Le tout se fonde explicitement sur une considération de la personne, c’est-à-dire sur une relation purement personnelle, sur octrois, sur promesses et sur privilèges. L’agent de ce mécanisme particulier d’encouragement fut une classe politique composée en grande partie de personnes munies de moyens de production considérables, qui avaient comme spécificité l’accès privilégié aux ressources publiques et qui fournissaient des prestations non seulement économiques, mais de liaison entre le pouvoir et l’électeur, auquel elles accordaient des échanges de soutien variables (Macaluso 1997 : 42). Tout ceci donc dans une société qui combinait, comme l’a montré d’ailleurs Mariani-Arcobello pour la période précédente, des éléments de modernisation étatique à des aspects archaïque et traditionnels de relation sociale et politique.

Les travaux de Vitali de Mariani Arcobello et de Macaluso, nous fournissent donc des pistes réflexives très importantes sur le clientélisme au Tessin que nous tenterons de suivre et que nous compléterons avec des recherches sociologiques effectuées dans d’autres cantons et au niveau fédéral. D’autre part, nous chercherons d’aborder l’aspect plus proprement familiale de la reproduction de l’élite dans un chapitre précis qui nous permettra, avant même d’entrer dans les détails du clientélisme politique proprement dit, de voir de quelle manière la sphère familiale joue en rôle dans l’accès à la politique et ensuite dans la constitution d’un bassin électoral. Comme nous l’avons dit auparavant, selon notre conception la famille joue un rôle fondamental surtout au moment de l’entrée en politique en tant qu’institution sociale privilégiée de la transmission de certaines valeurs et principes tout comme de savoirs pratiques spécifiques. Le clientélisme, quant à lui, explique les relations d’échange et les réseaux de sociabilité qui peuvent déjà constituer un bassin de ressources électorales perdurables dans le temps. Cependant, il convient maintenant, avant d’entrer dans l’analyse des données proprement dite, d’apporter un bref éclairage de la réalité géographique, politique et sociale du Tessin.

44 Macaluso soutient ici que dans la réalité les deux typologies ne se présentent presque jamais sous une forme pure, mais qu’il s’agit dans la plupart des cas de formes mixtes où coexistent les deux typologies de clientélisme. 45 La politique est privatisée au moment où des groupes organisés ont un accès direct et privilégié à l’autorité, que ceux-ci utilisent en tant que moyens pour la réalisation de leurs propres intérêts privés. Tandis que la colonisation de la société civile est un processus inverse. Il intervient quand les rapports sociaux déjà réglés par des institutions diverses de l’Etat tombent sous la domination des partis au pouvoir. Le but ici est de réduire l’action des partis adverses, à travers le contrôle d’institutions clés dans la société (banque, hôpitaux, télévision, etc.)

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Chapitre 2 : Contextualisation institutionnelle et historique

Le système politiques tessinois et ses acteurs

Il convenait à Napoléon que la sortie italienne du col du Gothard appartînt à la Suisse et restât ainsi sous contrôle de la France. En 1803, par l’Acte de Médiation, il faisait du Tessin un canton suisse à part entière, donnant à la Confédération un territoire culturellement latin qui allait l’obliger à abriter en son sein une troisième identité, à la fois helvétique et italienne. Parmi les cantons les plus grands du pays, le Tessin s’étend sur une centaine de kilomètres des Alpes jusqu’aux côtes de la plaine du Pô, en s’insérant comme une pointe dans le territoire italien46. Jusqu’à la réalisation du tunnel ferroviaire du Saint-Gothard, ouvert en 1882 et doublé par celui routier seulement en 1980, le canton n’était relié au reste de la Confédération que par des cols ardus, longtemps impraticables. « La barrière géographique des Alpes se superposant à d’autres, telle que celle linguistique, a donc eu des lourdes implications politiques, économiques, voire culturelles, qui persistent en partie encore de nos jours. » (Mariani Arcobello à paraître : 3). Le territoire tessinois, dont presque la moitié est occupée par des montagnes, des forêts et des lacs, se compose de deux zones géologiques majeures, dont la limite est marquée par le relief du Monte Ceneri, avec des caractéristiques très diverses. Si au nord, la zone du Sopraceneri présente les traits typiques des régions montagneuses s’accentuant au fur et à mesure qu’on s’approche des Alpes et du col du Saint-Gothard, au sud, le Sottoceneri appartient au contexte géologique de la plaine avoisinante (voir à cet égard Mariani-Arcobello à paraître). A ces deux régions naturelles correspondent des évolutions économiques et démographiques spécifiques. Selon le premier recensement de la population cantonale de 1808, dans les districts du Sottoceneri de Lugano et de Mendrisio, constituant un sixième du territoire cantonal, se concentraient 40’000 habitants sur un total de 90'000. Le taux de densité démographique de ces deux districts (100 habitants par kilomètre carré) équivalait à celui des régions les plus peuplées de Suisse, tel que le Plateau, ou de la plaine lombarde, tandis que les quatre districts septentrionaux (Vallemaggia, Riviera, Blenio et Léventine) n’atteignaient qu’une densité de 10 à 20 habitants par kilomètre carré, comparable à celle des vallées du Valais et des Grisons (Ceschi, 1998 : 24-25). En 2000 la population de la région du Sottoceneri atteignait 175'000 habitants (400 habitants par kilomètre carré), contre les 130'000 de la région du Sopraceneri (114 habitants par kilomètre carré, avec le seul district de Bellinzone qui possède 263 habitants par kilomètre carré)47.

L’architecture électorale : entre système proportionnel et personnalisation du vote Linguistiquement et culturellement, le canton du Tessin correspond à la partie italophone de la Confédération helvétique. En Suisse, les cantons constituent des systèmes politiques très autonomes. Ainsi, par exemple, les prélèvements fiscaux relèvent entièrement de l’autorité cantonale et l’essentiel de la vie politique 46 A cet égard, pour une description plus détaillée du canton du Tessin, se concentrant notamment sur les aspects géographiques, économiques et démographique, cf. Ceschi, 1998 c: 15-32. 47 Voir à cet égard le site du canton du Tessin (07.07.2009) : http://www.ti.ch/DFE/USTAT/DATI_RIEPILOGHI/default_01.asp?menu=01&key1=01&key1_testo=Popolazione

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concerne l’élection des entités locales qui détiennent de fait de très larges compétences, assumant une représentation de la volonté populaire qui concerne plus directement les citoyens.

Au Tessin, le régime est unicaméral et le mode d’élection des 90 députés (Grand conseil) est proportionnel. Le gouvernement (Conseil d’Etat) est composé de cinq conseillers d’Etat également élus au suffrage universel proportionnel (le seul canton avec celui de Zoug à posséder ce système électoral en Suisse), et le mode de délibération du gouvernement est collégial. Aucun des Conseiller ne peut, à l’heure actuelle, revêtir au même moment la charge de député aux Chambres fédérales, ou assumer le rôle de Municipal ou de Conseiller communal dans une des communes du canton48. Lors des élections de 1995 à nos jours, deux libéraux-radicaux (Partito liberale democratico ticinese – PLRT), un démocrate-chrétien (Partito popolare democratico – PPD) un socialiste (Partito socialista ticinese – PST) et un représentant de la Lega dei ticinesi sont élus à l’exécutif. Cependant, à partir de 1987, la « formule magique »49 qui constituait le statu quo tessinois pendant plus de 60 ans a été totalement dépassée en bouleversant définitivement l’équilibre de pouvoir dans l’arène politique tessinoise. En effet, avant l’entrée au gouvernement du PSA, de 1922 au 1987, l’exécutif était traditionnellement régi par 2 PRD, 2 PDC et 1 PSS.

Tenant compte de l’importance des dynamiques historiques, le système électoral proportionnel actuellement en vigueur s’est imposé dans les année 192050, en réponse au climat de violence et de dispute presque endémique propre à la lutte politique cantonale qui caractérisait le Tessin pendant cette période. Au cours du XIXe siècle, la dispute électorale fut marquée par la volonté de conquête réciproque de la part des partis historiques (les libéraux et les conservateurs) (voir Ghiringhelli 1988 : 13-38). Jusqu’en 1890, les élections se déroulaient selon le système majoritaire, où le gagnant obtiendrait la quasi-totalité des sièges à disposition au législatif cantonal et lui attendait de conséquence les sièges à l’exécutif. Ainsi, la possibilité d’un accord entre les deux partis traditionnels en compétition, à l’époque les libéraux et les conservateurs, n’était pas possible à priori. Pour faire face à cette situation de tension, le gouvernement fédéral décida d’intervenir directement en imposant au canton un gouvernement mixte et l’adoption d’un mécanisme électoral de type proportionnel pour l’élection de l’exécutif et du législatif, afin que les tessinois – pour reprendre les mots du président de la Confédération de l’époque, Luis Ruchonnet – apprennent à « gouverner ensemble » (Pilotti et Stanga 2008 : 72). Ceci implique que ce canton subalpin fut une espèce de laboratoire politique pour la Confédération entière, anticipant ainsi sur l’évolution qui aurait lieu au niveau fédéral presque trois décennies après (Ghiringhelli 1998 : 418). Nous assistons ici au début de la profonde transformation du système politique cantonal qui conduira le canton du bipartisme au multipartisme, même s’il ne s’agit pas d’un processus totalement linéaire. La réforme constitutionnelle de juillet 1892, pour la première fois, établissait l’élection directe de l’exécutif et du législatif par le moyen d’un système proportionnel (art. 3 et art. 5, voir Pilotti et Stanga 2008 : 72). L’élection du gouvernement se prévoyait à l’intérieur d’une seule circonscription constituée au sein du canton, tandis que celle du parlement se déroulait au sein des huit districts fixés par la Loi du 2 décembre 1892. Les dispositions pour les élections du législatif cantonal connurent par la suite des modifications. En effet, en 1904 fut

48 Loi qui est entrée en vigueur le 19 décembre 1963. Cf. Loi sur l’honoraire et les prévoyances en faveur des membres du Conseil d’Etat. 49 C’est-à-dire : 2 PRD, 2 PDC, 1 PSS. 50 Plus précisément le 4 octobre 1920, moment où entrent en fonction les dispositions de la réforme partielle de la Constitution, perfectionnée par la loi sur les élections politiques du 16 décembre de la même année (Caldelari 1979 : 22)

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rétablit le système majoritaire limité lequel resta en vigueur jusqu’au 1920, en suivant en partie ce qui advenait pour l’élection du Conseil national en 1919 (Gruner 1978 : 522, in Pilotti et Stanga 2008). Au Tessin, le système défini fut donc établi par la réforme constitutionnelle, approuvée par le peuple le 22 novembre 1922, avec la formule proportionnelle « presque pure », et l’absence d’un quorum formel (Pilotti et Stanga 2008 : 72). Celle-ci prévoyait une seule circonscription aussi pour les élections du Grand conseil, reconnaissant aux groupes le droit à la représentation régionale à partir de dix circonscriptions51. Le système électoral prévoyait un mécanisme de vote à liste ouverte, c’est-à-dire que l’électeur devait choisir d’abord une liste en ayant ensuite la possibilité d’exprimer des préférences sur des candidats en dehors des listes choisies, comme le prévoyait déjà la loi électorale de novembre 1891. Selon Pilotti et Stanga, l’élection directe du gouvernement, l’absence d’un quorum électoral, la représentation régionale et le panachage étaient tous des aspects structuraux qui favorisaient, à côté d’une pacification du conflit politique, une forte propension à la personnalisation du comportement de vote et, à partir de là, une certaine propension à l’échange clientéliste. Dans un certain sens, ces spécificités du système électoral tessinois, avec la facilité du contact direct entre les candidats et les électeurs, favorisaient la diffusion du vote d’échange, entendu en tant que forme de relation dans laquelle le soutient électoral est récompensé à travers la distribution de matériaux (emplois, subvention, etc.) (Bianchi 1989 : 28-41 ; Ghiringhelli 1995 : 27-31). La faible ampleur des circonscriptions favorisait de fait les contacts personnels entre les politiciens et les citoyens, et de conséquent favorisait aussi le degré de personnalisation.

Du moment que le corps électoral à mobiliser était plus restreint et davantage connu par les partis et les candidats, il était donc pour ces derniers plus facile de se rapprocher de l’électorat à travers un contact direct et capillaire. Une petite circonscription peut en effet favoriser des formes de vote d’échange clientéliste direct. Le vote préférentiel était également un moyen à travers lequel les notables locaux pouvaient reproduire leurs réseaux clientélistes, grâce aussi aux conditions d’indigence des électeurs (Pilotti et Stanga : 2008). Par exemple, en deux occasions (1930 et 1954), le panachage sera abolit par le parlement cantonal car il consentait des accords très peu transparents entre les candidats et se révélait difficilement compatible avec les amples marges de contrôle sur les bulletins de vote que le dépouillement au niveau communal permettait. Le système fut ensuite réintroduit en 1934 et en 1958 (suite à une initiative lancée par le Parti Agrarien), avec l’idée qu’il était nécessaire de laisser à l’électeur la possibilité de choisir les candidats indépendamment de l’appartenance politique52 (Pilotti et Stanga 2008 : 72).

A côté de ça, dans le but de favoriser la personnalisation du vote, le système électoral consolida la légitimité populaire de certains leaders politiques capables de cristalliser autour d’eux une image et une ligne politique propres à leurs partis respectifs. Les exemples de Giuseppe Cattori, dans les années 1910-1920 pour les conservateurs, de Guglielmo Canevascini pour le Parti socialiste (Conseiller de 1922 au 1959) ou de Libero Olgiati, au sein du parti radical, sont révélateurs car, comme nous le verrons par la suite, ils furent d’importants Conseillers d’Etat et de grandes

51 Cf. Loi de l’application de la Réforme Constitutionnelle du 19 décembre 1922 par la nomination du Grand conseil et du Conseil d’Etat (11 décembre 1922), art. 1 et art. 3. Le Tessin avec les Grisons est le seul canton dont l’élection du parlement est prévue selon une seule circonscription (Garrone 1991 : 136) 52 Pendant les années 1950, avec l’objectif de combattre les tripotages électoraux, le parlement décida que les bulletins de vote ne seraient plus rendus au domicile de l’électeur, mais exclusivement au bureau électoral (1954) et que le dépouillement ne serait du ressort des communes mais serait centralisé au niveau cantonal (1958).

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figures de la vie politique tessinoise du siècle passé. Cattori et Canevascini donnèrent vie à ce qu’on appelle « le gouvernement de pays » (« Il Governo di paese ») des 1920 jusqu’en 1935, tandis que Olgiati créa les bases pour « l’entente de gauche », qui définit les sortes du canton entre 1947 et 1967 (Saltini 2004 et Valsangiacomo 2001 in Pilotti et Stanga 2008).

La transformation du système des partis des années 1980 : d’un vote par tradition à un vote par conviction Comme dans d’autres contextes européens (voir à cet égard Lipset et Rokkan 1967, in Pilotti et Stanga 2008), au Tessin, dès les années 1920 et pendant plusieurs décennies, le système politique a été caractérisé par une forte stabilité. La composition des partis du Conseil d’Etat, qui est l’exemple le plus flagrant de cette stabilité, ne varie pas pendant 60 ans, de 1927 à 1987, et a été l’une des plus stables de toute la Suisse (Vetter 1998, in Pilotti et Stanga 2008). C’est seulement à partir des années 1960 que l’on assiste aux premiers signes de changement, mais c’est véritablement dans les années 1980 que s’épuisent les impulsions de l’importante croissance économique de l’après guerre – commencée entre les années 1950 et 1970 – et que se manifestent les effets des profondes transformations sociales et culturelles (mobilité géographique, augmentation de la population, changement de valeurs et de mentalité, etc.) en cours depuis différents décennies. Dans la même période, on assiste à une crise de légitimation des valeurs idéologiques traditionnelles qui garantissaient un ample consensus surtout aux partis historiques. Ainsi, on commence à parler de la crise du vote d’appartenance idéologique qui se traduit par l’érosion des votes pour les listes des partis historiques, fondés pour la plupart au XIXe siècle et au début du XXe. Par conséquent, on retrouve dans cette période un morcellement des politiques territoriales sur lesquelles les partis politiques fondaient le soutien de l’électorat d’appartenance (Mazzoleni 1998 : 82-86), de même qu’un affaiblissement53 des dynamiques clientélistes à la base du vote d’échange (Giringhelli 1995).

Même si ces dynamiques clientélistes, comme nous le montrerons au cours de ce travail, assument dans le temps différents aspects et qu’elles ne s’épuisent pas totalement durant les années 1960-1970, il faut souligner le fait qu’au cours des premières décennies du deuxième après-guerre les cultures idéologiques héritées du XIXe siècle ont permis de mobiliser efficacement ce qu’on appelle plus fréquemment l’électorat d’appartenance, c’est-à-dire un électorat fidélisé, lié par la famille et par la coutume à un parti spécifique. Les partis faisaient donc recours à cette fidélité, surtout à travers les vecteurs idéologiques, pour le maintien de cet électorat. La croissante mobilité géographique qui a caractérisée l’après-guerre, le déclin des idéologies du XIXe siècle et les mutations sociales ont contribué à affaiblir la force des loyautés politiques traditionnelles. En outre, pour certains auteurs54 la diffusion du bien-être économique dans les différentes classes de la population a

53 Nous verrons quelle influence pourra avoir l’affaiblissement de ces dynamiques sur le profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois, et donc si elles sont spécifiques d’une brève période ou si au contraire perdurent dans le temps ou augmentent toujours plus. 54 Voir Pilotti et Stanga (2008), Macaluso (1997), etc.

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diminué les marges traditionnelles du clientélisme local55. De plus, la crise économique des années 1990 a encore davantage réduit les marges de manœuvre des partis comme médiateurs de ressources publiques, suscitant une crise de confiance envers les partis mêmes. L’autonomie accrue du citoyen s’est ainsi traduite par une croissance de l’électorat d’opinion (voir Ghiringhelli et Ceschi 1998, in Pilotti et Stanga 2008), dont ont bénéficié certains nouveaux partis nés entre les années 1960 et les années 1990 : à commencer par le Parti socialiste autonome (PSA), né en 1969 d’une scission à l’intérieur du Parti socialiste tessinois (PST), qui est ensuite parvenu à faire élire un des ses candidats aux élections du Conseil d’Etat en 1987, excluant ainsi un représentant du PDC (Macaluso 1998). Cela fut donc un important changement qui bouleversa profondément l’appareil étatique et la vie politique tessinoise, vu surtout que pendant 60 ans la composition du Conseil d’Etat n’avait subi aucune modification. A partir des années 1990, l’émergence de la Lega des tessinois, et son entrée au gouvernement en 1995, amèneront une ultérieure confirmation à la théorie de l’affaiblissement des partis historiques (De Laurentis et Giussani 1992). L’évolution du pourcentage de votes assignés aux trois partis historiques (PLRT, PDC, PS) aux élections du Conseil d’Etat confirme le graduel déclin électoral : en 1983, ceux-ci avait dans l’ensemble plus du 80% des suffrages, un petit peu plus de 70% en 1991 et de 60% en 2007 (voir Pilotti et Stanga 2008 : 73). Ces constatations confirment donc ce que Macaluso (1997) appelle un changement dans les comportements électoraux, dû entre autre aux revendications du PSA qui prônait un vote par conviction au détriment d’un vote par tradition, se détachant ainsi d’une culture politique traditionnelle fondée sur les logiques de loyauté et de clientélisme56.

Dans cette partie, nous avons brièvement mis en avant les évènements majeurs qui ont touchés la vie politique tessinoise et qui ont modifié la manière de faire politique à partir des années 1960, ainsi que les éléments institutionnels et structuraux qui en influencent le fonctionnement. Cependant, à ces changements de comportements politiques, s’ajoutent également des spécificités et des facteurs sociaux qui structurent la politique et la société tessinoise selon les clivages

55 Ce constat est donc spécifique d’une période bien précise et nous sert comme explication pour toute une série de phénomènes apparus à cette époque, par exemple la naissance du PSA, le changement de faire politique et de faire opposition propre à ces années, les importants bouleversements sociaux typiques des années 1960-1970 et surtout le changement du comportement de l’électorat qui va vers un vote moins fidélisé. Cependant, comme nous le montrerons ensuite dans les autres chapitres dédiés à l’analyse des données, ces dynamiques n’expliquent que certains phénomènes. En ce qui concerne, d’une part le profil sociologique des Conseillers d’Etat, et d’autre part, les explications que nous mobiliserons avec, ces contingences n’expliquent qu’en partie l’évolution du profil sociologique. Nous verrons, en effet, que certaines manières d’accéder à la politique et certains facteurs sociaux qui ont une influence pour le recrutement politique peuvent être toujours catégorisés comme faisant partie d’une manière de faire politique caractéristique des rapports clientélistes. Ces explications montrent donc le changement des comportements électoraux et le rapport que la classe politique possède avec l’électorat, mais n’expliquent pas totalement les facteurs influençant le recrutement à la politique et plus précisément l’accès au Conseil d’Etat, ou au moins comme nous le verrons ils l’expliquent seulement pour le Conseillers d’Etat du PSA. 56 Dans notre travail, nous verrons si ces évènements caractérisant la politique tessinoise de cette époque se traduisent aussi sur le long terme dans un changement des facteurs influant sur l’accès au gouvernement, c’est-à-dire nous vérifierons si et dans quelle mesure ces dynamiques ont un impact sur le profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois aussi dans ces nouveaux partis.

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« classiques » (voir à cet égard Lipset et Rokkan 1967, in Rennwald 1994 : 59)57 importants pour expliquer la composition des partis et les rapports électoraux présents entre l’élite et les citoyens. Sans entrer trop dans les détails conceptuels une brève analyse sociologique et socio-économique de ces clivages traversant la réalité tessinoise mérite d’être abordée dans les prochaines sous-parties.

Le Tessin, une entité hétérogène : les clivages centre-périphérie et ville-campagne D’un point de vue économique et démographique, les économistes Bottinelli et Ratti, « décrivent l’environnement tessinois comme étant une entité hétérogène » (Vitali 1996 : 10). A travers leur analyse, ils constatent une forte dépendance de la périphérie par rapport au centre. Ce phénomène s’explique par les caractéristiques géographiques du Tessin. En effet, son processus historique de développement économique a été en grande partie déterminé par sa position stratégique entre la plaine du Pô et le plateau suisse alémanique. Ainsi, dans les périodes où les transactions commerciales Nord-Sud empruntaient les voies de communication du Tessin pour franchir les Alpes, l’économie a connu un fort développement. L’apparition des premiers centres urbains a coïncidé avec l’ouverture de la ligne de chemin de fer du Gothard en 1882, autour de l’axe Nord-Sud. C’est uniquement à partir de cette époque que l’on assiste à l’établissement de relations de dépendance économique des périphéries éloignées de la ligne du chemin de fer par rapport à ces nouveaux pôles de développement. En outre, le développement du réseau routier augmenta encore davantage le degré d’ouverture économique du canton et provoqua un fort développement des activités urbaines – surtout dans le secteur commercial et bancaire – dans les centres du Sud du canton. Parmi ceux-ci, la ville de Lugano s’affirme comme le centre principal de développement cantonal, entourée au Nord par les régions cantonales périphériques et au Sud par les régions frontalières italiennes.

A partir de ce constat, nous pouvons soutenir que certaines régions sont plus développées que d’autres soit économiquement, soit démographiquement. A cet égard, il est pertinent de montrer qu’environ 80% de la surface du territoire cantonal est périphérique et nécessite davantage d’investissements dans le secteur de l’environnement (forêts, eaux, économie foncière, etc.) (Vitali 1996 : 11). De plus, l’Etat central cherche à combler le retard de la périphérie, notamment en ce qui concerne le déséquilibre existant en matière d’infrastructures sociales (école, maison pour personnes âgées, etc.). Enfin, cette intervention, comme le souligne Vitali, correspond à une volonté politique. La promotion du développement économique de la périphérie est une visée politique du centre. Dans ce cas, l’objectif préfixé est d’assurer le plein emploi dans les régions moins développées. A cet égard, si l’on considère les variables démographiques et économiques, ainsi que si l’on suppose l’existence d’une politique de redistribution des ressources du centre vers la périphérie du canton, nous pouvons comprendre que la nécessité pour l’élite politique d’avoir le support électoral de la périphérie pourra se traduire dans un

57 Rokkan propose un cadre analytique qui fait une large place à l’histoire. Il montre que quelques grandes fractures historiques sont à l’origine des divisions et des clivages qui marquent fondamentalement, aujourd’hui encore, la vie politique des sociétés européennes. Celui-ci souligne qu’en Europe occidentale, la succession des révolutions nationales et industrielles a engendré et entraîné le développement de quatre clivages fondamentaux : le clivage possédants-travailleurs ; le clivage Etat-Eglise ; le clivage centre-phériphérie ; et le clivage rural-urbain. Nous verrons donc quels sont les clivage plus profonds qui structurent la vie politique tessinoise, tout en sachant que surtout les deux derniers ont une place prévalente dans la réalité de ce canton pour expliquer la nature des rapports clientélistes.

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échange clientéliste. Plus précisément, l’existence de relations plus ou moins intenses qui peuvent relier les acteurs locaux, (maires, électeurs, etc.) et les membres de l’élite centrale (Conseillers d’Etats et députés). A partir de là, Vitali (1996 :19) explique que les acteurs périphériques, grâce au contrôle qu’ils semblent exercer sur la clientèle politique locale, peuvent procurer aux partis le soutien dont leurs représentants ont besoin pour se maintenir au gouvernement et en échange ces acteurs espèrent recevoir les ressources qu’ils demandent. De plus, ce sont surtout les Conseillers d’Etat appartenant à une certains courants (les PDC et les radicaux, mais aussi en moindre mesure le PSS) développèrent une sensibilité périphérique qui semble se traduire par la volonté affichée de redistribution de ressources vers la périphérie même.

Ces considérations, nous amènent donc à nous interroger plus en détails sur la nature même et sur la composition de l’arène politique tessinoise et du système des partis. En effet, si l’élite politique à besoin du support électoral de la périphérie, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la classe dirigeante tessinoise représente ce type de clivage présent dans cette région de la Suisse. Il nous semble donc pertinent de montrer quel est l’impact direct de ces spécificités économiques et démographiques sur la composition de l’arène politique et de ses acteurs, bref comment ces clivages structurent la vie politique de ce canton et comment ils influencent sa composition.

Les acteurs politiques et la traduction des clivages Parmi les différentes typologies de clivage, les clivages centre-peripherie et urbain-rural sont à l’heure actuelle, selon de nombreux auteurs58, les plus accentués et les plus caractéristiques de la vie sociale et culturelle du Tessin59, surtout en ce qui concerne les rapports d’échanges clientélistes que ces clivages peuvent véhiculer60. Comme l’explique Macaluso (1997 : 33), à partir de la moitié du XIXe siècle jusqu’aux premières années du XXe, malgré le fait que les clivages centre-periphérie et Etat-Eglise étaient dans le cas du Tessin superposés, ce qui se reflétait dans des subcultures formant un ensemble cohérente autour des luttes entre libéraux et conservateurs, le clivage de classe était transversal à tout le système de partis. Ce conflit, parfois très important, ne catalysait pas une forte identification subculturelle, vue aussi la faible pénétration du marxisme dans cette région. Pourtant, le PST se structurait essentiellement autour du clivage religieux en tant que défenseur des valeurs anticléricales. C’est seulement durant la première moitié du XXe siècle que se modifièrent l’ensemble des clivages à partir d’un enchevêtrement global des lignes de tension, dû à des conflits posés sur divers niveaux de saillance. Ceci a favorisé des attitudes et des comportements modérés ainsi qu’une certain stabilité de l’Elite, ce qui expliquerait une certaine pacification politique ainsi qu’un maintien du stat quo au Tessin pour plusieurs décennies (Macaluso 1997).

Cependant, comme l’a montré Vitali (1996), l’hétérogénéité de la situation tessinoise surtout en ce qui concerne les clivages centre-périphérie et rural-urbain peuvent expliquer en partie le rapport électoral qu’il y a entre la classe dirigeante et les électeurs. C’est autour de ces clivages socio-économiques présents au Tessin que l’arène politique s’articule fortement. La nature de la classe dirigeante et du 58 Bianchi (1989), Macaluso (1997), Vitali (1996), Pilotti et Stanga (2008). 59 Même si comme le souligne Mazzoleni, le clivage religieux a caractérisé la politique tessinoise pendant une longue partie du XIXe siècle et constitue le point à partir duquel les deux partis de l’époque, les libéraux et les conservateurs, se structuraient. 60 Ici, donc nous nous intéressons particulièrement à ces deux clivages car ils se relient fortement à notre problématique sur le clientélisme (voir Vitali 1996).

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système des partis traduisent donc cette nécessité de prendre en compte le décalage présent entre les zones du pouvoir centralisé plus développées et les zones rurales et périphériques plus démunies de ressources économiques. Le système proportionnel tessinois implique donc une arène politique multipartisane dans laquelle plusieurs groupes se disputent et dans laquelle ces clivages sont traduits. On a vu que dans l’histoire du canton les partis traditionnellement les plus important sont au nombre de trois. Il s’agit des Libéraux-Radicaux (PLR), des Démocrates-Chrétiens (PPD) et des Socialistes (PST), groupes qui se sont partagé le pouvoir au Conseil d’Etat pendant la quasi-totalité du siècle passé. A ces regroupements politiques traditionnels s’ajoutent, comme on l’a vu, deux partis de création plus récente représentés au gouvernement : la « Lega dei ticinesi », et le PSA pour les années 1960-1990. En outre, l’univers partisan tessinois compte aussi d’autres partis en moins importants et non représentés dans l’exécutif, comme l’UDC, les Verts ou d’autres partis de Gauche comme le Mouvement pour le socialisme ou le Parti du Travail.

Nous avons montré qu’en ce qui concerne les dynamiques et les tendances au sein du champ politique, pendant tout le siècle passé jusqu’en 1987, le système des partis reste encore caractérisé par une stabilité relativement continue. Malgré un renouveau du parti Socialiste et un relatif renforcement de la gauche à l’exécutif (au détriment d’un ministre Démocrate-chrétien en 1987), l’entente entre partis « bourgeois » reste vivace. C’est en effet uniquement à partir des années 90 que la Lega constituera un facteur de déséquilibre important (Vitali 1996). Il s’avère donc intéressant d’analyser plus dans le détail la manière dont le système des partis traduit politiquement les exigences de l’électorat et les clivages socio-économiques, culturels ou géopolitiques présents au Tessin et comment celles-ci pourront engendrer des rapports électoraux, entre autres, à vocation clientélistes.

Un exemple révélateur du clivage centre-périphérie est le parti Libéral-radical, qui comme l’indique son nom est divisé entre un courant libéral et un courant radical. En effet, le courant libéral tente de répondre aux exigences de l’électorat de Lugano, expression des couches banquières et bourgeoises du canton, alors que le courant radical apparaît comme étant l’expression du Nord du canton, plus démunis de capitaux économiques et plus périphérique. Une autre distinction qui marque ces deux factions c’est le fait que toutes les deux possèdent des moyens autonomes d’expression (deux journaux différents : « il Corriere del Ticino » pour le côté libéral et « la Regione » pour le côté radical) et se partagent les charges politiques proportionnellement à leur force. Ainsi, Lugano représente la droite du parti et le Nord la tendance plus de gauche. Malgré la simplification, cette division interpartis et interclassiste est liée aux sphères géographiques de référence de ces deux courants. Comme le soutien Arigoni-Bardin et Urio (1986), le soutien électoral dépend de la capacité des forces politiques à redistribuer les ressources économiques vers la base. Donc, au Nord, les notables radicaux ne peuvent revendiquer la défense de leurs seuls intérêts, mais doivent prendre en considération les intérêts des autres catégories sociales qui les soutiennent au niveau électoral. Afin de satisfaire leur électorat, leurs revendications seront ainsi dirigées vers la promotion d’une politique sociale redistributive et moins sélective. Par contre, au Sud, le courant libéral représente les intérêts d’une catégorie de notables fortement présente à Lugano et produit un discours plus orienté vers le libéralisme économique. On en déduit facilement qu’on est en présence de deux partis idéologiquement différents, confrontés à deux structures électorales distinctes, qui traduisent politiquement deux réalités socio-économiques séparées. Nous pouvons donc affirmer que le système des partis est en partie divisé par des clivages régionaux importants. Comme le soutient Vitali, ces clivages se manifestent avec une intensité parfois plus forte que les divisions idéologiques qui ont donné naissance aux partis au cours du XIXe siècle. En effet, en ce qui concerne

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les autres partis, peu de données empiriques nous permettent de distinguer de telles différenciations géopolitiques.

Malgré cela, nous pouvons quand même souligner l’existence d’autres clivages et facteurs culturels ou sociaux qui sont censés expliquer la composition hétérogène du système des partis tessinois. On peut affirmer que le parti Démocrate-chrétien est l’expression directe de la tradition religieuse chrétienne du canton du Tessin. En effet, afin de satisfaire son électorat, le PPD revendique une politique qui renvoie aux racines culturelles et religieuses solidement ancrées dans la tradition tessinoise. A cet égard, nous pouvons soutenir que dans la représentation politique de ce parti la structure socio-économique et géographique assume donc une importance moindre, même si nous pouvons supposer que le PDC revendique une défense des intérêts particulièrement pour les zones périphériques du canton, ce qui va de pair avec une défense des valeurs chrétiennes. Il n’y a donc pas une fragmentation de la représentation des intérêts de l’électorat en fonction du territoire comme dans le cas du PRD, car la force démocrate-chrétienne est répandue de manière quasi homogène sur l’ensemble du territoire tessinois et possède une vocation interclasse. Dans ce cas, il est plus pertinent de parler d’un parti qui traduit les principes d’une tradition religieuse et culturelle ancrée profondément dans l’histoire sociale de ce canton, clivage qui pour une bonne partie du XIXe et XXe siècle a profondément marqué la vie politique tessinoise.

D’autre part, le parti Socialiste est actuellement composé par des politiciens qui ont longtemps tenu un rôle politique d’opposition au sein d’un courant dissident de l’ancien Parti Socialiste tessinois (Vitali 1996 :14-15). Comme nous l’avons déjà mentionné, l’histoire politique de la gauche n’est pas linéaire, en effet en 1992, après 23 ans de scission, le parti Socialiste autonome (qui en 1991 à la suite d’un regroupement d’une partie des forces de la gauche cantonale change de nom et devient parti Socialiste unitaire) a fusionné définitivement avec le parti Socialiste tessinois (qui à cette époque perdait une partie de sa force électorale au profit de ses concurrents de gauche). De toute façon, il faut rappeler que les leaders actuels de ce parti sont entrés au gouvernement seulement en 1987. Ce constat nous amène à réfléchir sur le poids réel dans l’arène politique du PS et quelle partie de l’électorat il est censé représenter. Vitali dans son analyse soutient que si le courant dominant au sein du parti Socialiste (les anciens leaders du parti Socialiste autonome) a une force administrative trop faible, c’est tout d’abord parce qu’il ne dispose pas des moyens nécessaires, mais également parce qu’il n’avait pas besoin, avant d’accéder au gouvernement, d’entretenir des contacts importants avec sa clientèle politique à la périphérie. En effet, son rôle d’opposition à l’intérieur du système politique tessinois l’avait toujours tenu à l’écart du pouvoir exécutif et donc de la redistribution des ressources. En d’autres termes, nous sommes donc confronté à un parti qui doit satisfaire une clientèle électorale essentiellement urbaine et qui ne dépend que faiblement de l’électorat périphérique. Pour conclure sur le PS, nous pouvons souligner le fait que les militants de ce parti étaient pour la plupart61 socialisés à la politique à travers l’activisme syndical. En effet, surtout avant les années 1960-1970, les membres socialistes sont censés être les représentants des mouvement syndicalistes en promulguant une politique qui s’inspire d’une idéologie de gauche, c’est-à-dire une politique qui privilégie entre autre la protection sociale des travailleurs, et une politique économique plus sociale.

Outre les partis dits « traditionnels », le système de partis est depuis plusieurs années confronté à l’émergence d’une nouvelle formation politique : c’est-à-dire la

61 Même s’il s’agit d’un cas idéal-typique dont nous chercherons ensuite à vérifier s’il s’adapte au cas des Conseillers d’Etat à travers notre analyse empirique.

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Lega dei ticinesi. Ce nouvel acteur de l’arène tessinoise a en partie modifié les équilibres qui assuraient depuis longtemps une certaine stabilité au niveau des forces politiques en place. La Lega propose un discours populiste qui rencontre un succès électoral certain et semble d’ailleurs « déstabiliser » les modèles politiques antérieures (Vitali 1996 : 20). Historiquement, ce parti a été fondé en 1991 à Lugano par Giuliano Bignasca. Sa naissance fut de fait précédée par celle du Mattino della domenica, hebdomadaire distribué gratuitement, largement diffusé sur la totalité du territoire cantonal et dont la teneur est fortement polémique et propagandiste. Pour donner un pourcentage électoral qui peut rendre l’idée de la force de ce nouveau parti, nous pouvons montrer que le score atteint lors de ses premières élections, enregistré lors des élections fédérales de 1991, a été de 23,6%. En 1995, la Lega a réussit à faire élire un de ses représentants parmi les cinq membres de l’exécutif cantonal. De plus, lors des élections cantonales du 2007, elle a obtenu un résultat record en arrivant à obtenir 19,7% des votes et en s’imposant comme deuxième force politique au sein du Conseil d’Etat. C’est le signe que l’équilibre tessinois a changé, et nous pouvons soutenir que c’est probablement à cause de l’exubérance de ses leaders que le phénomène de la Lega a suscité un « enthousiasme » auprès d’une bonne partie des medias nationaux et de l’électorat tessinois. Nous sommes donc confronté à un parti qui ne propose pas de satisfaire un électorat spécifique et qui n’incarne pas un clivage particulier. Au contraire, nous sommes face à un type de demande politique articulée autour d’un sentiment et d’un échange populiste et qui se veut anti-etablishement. Néanmoins nous pouvons constater une faiblesse électorale de la Lega au niveau des régions périphériques du canton, indiquant une relative absence de clientèles périphériques sous le contrôle de ce parti. De ces constats il faut retenir le fait que, à travers l’émergence de la Lega dei ticinesi, le système politique tessinois a connu de fait une complexification au niveau de ses mécanismes de fonctionnement.

Dans ces paragraphes, nous avons donc essayé d’expliquer les caractéristiques principales sur lesquelles se fonde la structure du système politique tessinois et de ces acteurs. Mais malgré les particularités socio-économiques, politiques et culturelles du système tessinois des homologies entre le niveau cantonal et le niveau fédéral peuvent être dégagées. Dans la même optique que Kriesi, nous pouvons soutenir que l’élite tessinoise, tout comme l’élite gouvernementale nationale, repose sur un « système de concordance » qui renvoie à une stratégie dominante propre au système politique suisse, c’est-à-dire une stratégie évitant le conflit et s’orientant plutôt vers le compromis. Tout d’abord, les membres du gouvernement ne changent pas fréquemment, bien au contraire nous pouvons affirmer que la Suisse comme le Tessin « ne connaît pas la rotation, typique des autres modes de gouvernement, du personnel gouvernemental » (Gruner 1970 : 70). Cet élément semble être un facteur contribuant à la stabilité de l’administration de la Confédération. Deuxièmement, il faut souligner que le phénomène de concordance ne se limite pas à la collégialité du Conseil fédéral, dans le sens que la concordance entre les membres ne s’arrête pas au fait que leur responsabilité est partagée. L’intégration d’un Conseiller au Conseil fédéral est donc soumise à une règle non formelle, mais implicite au système politique suisse : les Conseillers fédéraux sont déradicalisés, c’est-à-dire que l’intégration se fait au moment où les opposants ne sont pas trop radicaux, mais modérés. Cette caractéristique qu’on peut qualifier de « proximité idéologique»62 est étroitement liée à la concordance, car la recherche du compromis exige que les différentes fractions composant le gouvernement suisse trouvent un point de rencontre, ce qui

62 Dans ce travail, il ne s’agit pas de fournir une analyse sur la dimension idéologique des Conseillers d’Etat, mais dans ce cas il est utile de montrer comment une dite « proximité idéologique » pourrait potentiellement coïncider avec un profil moyen des Conseillers d’Etat.

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se traduit aussi dans une certaine proximité dans la composition du profil sociologique, que nous pouvons identifier en tant qu’un « profil moyen » assez homogène des Conseillers d’Etat. Cette théorie est à notre avis transposable au niveau cantonal, malgré le fait que les Conseillers d’Etat soient élus par le peuple63. Cela est corroboré par un phénomène révélateur. En effet, comme nous l’avons vu avant, pendant 60 ans la composition de l’exécutif au Tessin a été guidée par une stabilité politique qu’on peut nommer la « formule magique » du canton Tessin (2 libéraux-radicaux, 2 démocrates-chrétiens, 1 socialiste). Nous pouvons dégager assez facilement que par rapport à d’autres cantons qui ne sont pas caractérisés par une telle stabilité électorale et une telle tendance conservatrice64, le Tessin se rapproche fortement du système de concordance présent à l’échelle fédérale. Les rapports de force politiques traduisent ainsi des clivages, religieux, socio-économiques et géographiques qui se posent comme stables. Le statu quo au Tessin cache donc une certaine homogénéisation des profils sociologique des différents partis au pouvoir au Conseil d’Etat. Au long de notre travail, nous pouvons en effet montrer que, malgré les évènements qui ont touché le Tessin à partir des années 1960 et qui ont modifié les comportements politiques – passant d’un vote plus de tradition à un vote plus de conviction65 –, les profils sociologiques des Conseillers d’Etat restent assez homogènes tout au long du XXe siècle.

Même si cette partie peut sembler par moments trop caricaturale et idéal-typique, elle nous paraît utile afin de comprendre, d’une manière simple, les spécificités et les événements marquant la réalité politique, sociale et culturelle du Tessin. Nous avons essayé de relier les différents éléments que nous avons abordés à notre problématique de base, car nous estimons que ces facteurs sont très importants afin de comprendre, tout au cours de notre travail, l’ impact qu’ils ont sur l’évolution du profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois, au cours des différentes périodes et au sein des différents partis. Des éléments structuraux capitaux comme, par exemple, l’élection directe du gouvernement, l’absence d’un quorum électoral, la représentation régionale et le panachage, qui sont des aspects qui favorisent une forte propension vers la personnalisation du comportement de vote et, à partir de là, une certaine propension à l’échange clientéliste, sont strictement liés à notre problématique et ils sont également essentiels pour comprendre au mieux les explications inhérentes à l’évolution du profil sociologique des Conseillers d’Etat que nous mobiliserons par la suite. Outre ces éléments, l’analyse des clivages centre-phériphérie et urbain-rural permet d’identifier dans la structuration des rapports politiques entre l’Etat central et les entités locales de nombreux échanges qui se traduisent dans la plupart de cas par relations clientélistes (voir à cet égard Vitali 1996). A partit de là, ces éléments inhérents au clientélisme au Tessin et ces comportements électoraux fortement influencés par la famille et la coutume nous serviront – avec tous les éléments utiles que nous avons mis en exergue auparavant – comme ancrage historique et conceptuel pour la justification de nos explications. Pour ces raisons, il nous paraît pertinent, avant de plonger dans l’analyse des données stricto sensu, de donner une dernière approfondissement élucidation sur le clientélisme au Tessin, sur ses origines, son institutionnalisation, et sur sa durabilité dans le temps.

63 Nous rappelons que les Conseiller fédéraux sont élus par l’Assemblé fédérale et non pas par le peuple. 64 Même si des cantons comme le Valais et le Jura peuvent être classés dans la catégorie de région traversée par cette tendance conservatrice. 65 Cette dichotomie n’est qu’une simplification idéal-typique, les deux catégories peuvent en effet coexister dans des mesures tout à fait différente selon les périodes. Nous avons vu que pour des raisons structurelles le Tessin est perméable à une certaine personnalisation du vote qui favorise une certaine proximité de la classe politique aux entités locales.

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DEUXIÈME PARTIE : ANALYSE DES DONNÉES

Chapitre 3 : le profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois au XXe siècle

Dans ce chapitre, nous proposons d’entrer dans les détails de l’analyse des données et des variables sociographiques que nous avons mobilisées dans la partie méthodologique et d’opérationnalisation des concepts. Il convient donc à ce moment d’aborder ponctuellement la dimension de genre, l’évolution de l’âge moyen à l’entrée dans le gouvernement et la durée du mandat, l’origine géographique, la formation et la profession, le « cursus honorum », ainsi que le grade militaire afin d’esquisser un profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois avec le souci de tenir compte des différentes appartenances partisanes et des modifications temporelles qui peuvent survenir. Il faut garder à l’esprit que ces différents niveaux d’analyse seront toujours mis en relation l’un avec l’autre, mais que dans cette première partie ils seront examinés singulièrement. Il faudra donc, dans un deuxième temps, les examiner plus en profondeur afin de donner le plus d’éléments possibles inhérent la problématique de notre recherche. L’enchevêtrement de ces facteurs s’effectuera dans les deux sous-parties l’une dédiée aux stratégies de reproduction de l’élite et l’autre consacrée au clientélisme politique dans la société moderne. Ainsi, nous chercherons dans ces parties à faire dialoguer entre elles, en premier lieu, des variables comme les liens politico-familiaux, l’origine sociale, l’appartenance à des associations d’intérêts, la profession et le cumul de mandats tant privés que paraétatiques66. Ce passage nous servira pour montrer dans quelle mesure les hypothèses sur ces thèmes –la dimension familiale de la reproduction de l’élite et le clientélisme – sont vérifiées empiriquement dans le cas du Tessin. En outre, nous chercherons par le biais de cette analyse à tester nos hypothèses tout en essayant, comme objectifs ultimes de ce travail, d’avancer des conclusions et de nouvelles pistes réflexives sur la réalité gouvernementale tessinoise au XXe siècle, en essayant, entre autres, de tracer un profil idéal-typique des Conseillers d’Etat de ce canton.

Les variables sociographiques

Le rapport genre67 : le Conseil d’Etat tessinois, un bastion masculin Jusqu’aux années 1970, la Suisse ne possédait, au vu de son système électoral à suffrage masculin, aucun représentant féminin dans le personnel politique à tous les niveaux institutionnels. Les structures d’opportunités en vigueur à l’époque, notamment par le biais de limitations juridiques, ne permettaient donc pas l’accès à la candidature et à la charge élective pour un tel groupe social. Malgré le fait que,

66 Cependant, nous intégrerons dans l’analyse également des variables comme la dimension genre, afin de voir les relations du rôle des femmes avec les origines familiales et les liens politico-familiaux. 67 Nous entendons ici genre en tant que « organisation sociale de la diversification sexuelle », c’est-à-dire que nous nous référons spécifiquement à la construction sociale qui distingue les rôles masculins de ceux féminins.

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depuis cette période, la participation électorale féminine n’a fait que se rapprocher des pourcentages de la participation masculine, au moins dans les pays européens et en Suisse (Verba, Nie et Kim 1987 : 335 : 376 ; Balmer-Cao et Sgier 1998 : 103 ; in Mazzoleni et Scriber 2000), il est intéressant de constater que l’accès des femmes à la politique demeure, la plupart du temps, très limité même plusieurs années après l’introduction du suffrage universel. Tout en sachant que les structures d’opportunités pour le recrutement politique sont – comme nous avons eu la possibilité de le voir dans la partie dédiée à l’étude de l’élite – définies en relation à des critères déterminants dans le cadre social, politique, institutionnel et culturel, ainsi qu’en rapport au degré d’intégration de l’individu dans la société civile et politique, il convient à ce moment de prendre en compte dans l’analyse de l’élite gouvernementale tessinoise le rapport genre, en faisant attention à considérer également d’autres facteurs socio-économiques, institutionnels et culturels qui peuvent influencer le recrutement politique des femmes .

Comme nous l’avons montré dans les hypothèses, l’étude de Rennwald montre que seuls 10% des membres du cercle dirigeant jurassien entre 1970-1991 sont de sexe féminin, tout en rappelant que c’est en 1971 qu’a été accordé le droit de vote aux femmes au Jura comme au niveau fédéral. Dans l’ensemble de la Suisse romande, en tenant compte des différentes périodes d’introduction du droit du vote féminin, Weibel constate que parmi les 177 conseillers d’Etat recensés de 1940 à 1992, on ne compte que 2 femmes – Roselyn Crausaz, PDC fribourg et Ruth Lüthi PSS Fribourg –, même si ce pourcentage de 1992 à nos jours a considérablement progressé (Weibel 1996 : 127). Kriesi, au niveau fédéral, a constaté que depuis 1971 le pourcentage des candidatures féminines a plus que doublé, de 15,8% lors des élections au Conseil national en 1971 à 32,6% lors des élections de 1991 (Kriesi, 1998 : 216). Il postule qu’ entre 1971 et 1976 environ 1200 personnes ont pris les décisions les plus importantes au niveau fédéral. Mais comme le souligne Kriesi, en Suisse on est en présence d’un cercle encore plus restreint de décideurs qui compte à peine trois cents personnes, dont trois femmes seulement. Ce milieu, essentiellement bourgeois, forme un système relativement fermé, auquel appartiennent exclusivement les représentants des associations faîtières et de l'administration. Le critère d'admission décisif était à cette époque d’avoir fait des études de droit ou d'économie, ou encore une carrière militaire. Le recrutement passe donc à travers des réseaux de sociabilité essentiellement masculins, ce qui devient l'un des facteurs de l'exclusion durable des femmes de la politique suisse. L'introduction du suffrage féminin au niveau national, en 1971, a d’ailleurs permis aux femmes d'augmenter leurs chances de jouer un rôle politique aux niveaux local, cantonal et national, mais n’a pas suffit à rompre la domination masculine dans le cercle le plus exclusif. Nous pouvons constater que l'ascension des femmes dans le monde politique s’amplifia essentiellement au cours des années 80, lorsque les femmes rencontrèrent un succès grandissant sur les listes des partis de gauche et écologistes. Cela signifie donc que depuis les années 1980 la représentation des femmes au Parlement est clairement au profit des partis de gauche. Si nous analysons ces données par une comparaison de la représentation entre le niveau fédéral et le niveau cantonal on dénote une certaine correspondance entre les deux. Par ailleurs, comparé à d’autre pays européens la sous-représentation des femmes au parlement n’a rien d’exceptionnel. Il n’en demeure pas moins que cette variable explicative possède de toute façon un véritable poids pour le recrutement de l’élite politique suisse. Ces études, menées sur le plan national, nous permettent de formuler l’hypothèse que la structure spécifiquement masculine propre à la classe dirigeante suisse peut perpétuer des formes particulières de discrimination, d’exclusion et des stéréotypes sur la répartition des rôles, en excluant par conséquent du cercle du pouvoir certaines catégories sociales, en l’occurrence les femmes.

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Au Tessin, les femmes recevront le droit de voter et d’être élues au niveau cantonal et communal le 19 octobre 1969 (Mazzoleni et Scriber 2000), deux ans avant que cette loi ne fut instituée au niveau national. L’omniprésence masculine dans le gouvernement cantonal entre 1905 et 1967 s’explique ainsi par l’inéligibilité féminine déterminée par la législation cantonale tessinoise, néamoins nous avons dû attendre vingt-cinq ans pour l’élection de la première femme au Conseil d’Etat, Marina Masoni. Il convient de souligner que dans ce canton, dans la deuxième moitié des années 1990, le pourcentage réduit des femmes dans le législatif va de pair avec un pourcentage assez élevé de femmes élues au Conseil d’Etat (Mazzoleni et Scriber 2000 : 67). A l’inverse, dans les autres cantons à un pourcentage assez bas d’élues au législatif cantonal correspond généralement un pourcentage d’autant plus bas à l’exécutif. Au parlement du Tessin, on passe de 11.1% de femmes en 1971, à 13,3 en 1987 et 10 % en 1999 même si le nombre de candidates femmes sur le total des candidats est passé de 16,7 en 1971 à 28,6 en 1999. (Mazzoleni et Scriber 2000 : 69). Au Conseil d’Etat, on arrive en 1995, avec l’élection notamment de Marina Masoni (PLRT), à avoir la première femme au gouvernement, et à partir de 1999 on contera toujours deux femmes sur un ensemble de 5 Conseillers d’Etat. Au total, donc, comme nous pouvons le retrouver dans le graphique 1, de 1995 à 2007, nous avons 3 femmes sur 9 élus à l’exécutif, c’est-à-dire un pourcentage assez élevé de 33%. Ceci pourrait démontrer qu’au Tessin dans une élection avec un haut niveau de compétitivité les femmes à partir de cette époque arrivent à s’affirmer plus dans le Conseil d’Etat que dans le Grand Conseil. Cette moyenne est considérablement élevée par rapport à la moyenne intercantonale (calculée sur la base de la situation au premier juillet 1999) où un peu plus de 20% des sièges des gouvernements cantonaux (élus directement par le peuple, mais avec un système majoritaire) sont des femmes. L’augmentation moyenne entre 1995 et 1999 de la proportion des femmes dans les exécutifs cantonaux à été significative, même si, à la moitié de 1999, il y a encore 4 cantons qui sont gouvernés exclusivement d’hommes (Schwytz, Nidwald, Schaffhouse, et le Valais68), et que dans seulement deux cantons (Zurich et Berne) on compte 3 femmes à l’exécutif, mais dans ces deux cas sur un total de 7 sièges (Mazzoleni et Schriber 2000 : 68). Même si une enquête (Ballmer-Cao et Wenger 1989 : 20-22 ; in (Mazzoleni et Schriber 2000) de la fin des années 1980 relevait que le personnel politique féminin suisse tendait à diminuer plus l’importance des charges publiques augmentait, des charges législatives communales aux charges fédérales, en passant par les charges cantonales, cette tendance au canton du Tessin est inversée. Ce qui pose d’ailleurs des questions fort intéressantes auxquelles nous chercherons à répondre. Ces considérations et comparaisons ne doivent cependant pas suggérer des conclusions hâtives sur la représentation des femmes dans la politique tessinoise en général, et une analyse sociologique plus approfondie mérite donc d’être appliquée à ce moment.

68 La première élection d’une femme au gouvernement valaisan date de 2009.

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Graphique 1 : Conseillers d’Etat tessinois selon le genre

Source : Base de données Élites tessinoises

Comme l’illustre le graphique 1 inhérent les Conseillers d’Etat tessinois selon le genre, les changements juridiques et formels à l’égard de la participation politique des femmes n’ont pas eu d’effet immédiat. Autrement dit, les habitudes et les règles implicites de la vie politique tessinoise ont maintenu les femmes à l’écart du gouvernement tessinois pendant encore 26 ans après l’introduction du suffrage universel dans ce canton. En effet à partir de 1969 nous n’assistons à aucun changement dans la composition sexuelle du gouvernement tessinois. Ce phénomène peu s’expliquer par différents facteurs, entre autre, les modes de socialisation qui tendent à attribuer aux femmes un rôle plus passif dans la vie politique (Mottier 1993 : 128). Deuxièmement, la non élection d’une femme dans les années qui ont suivi l’obtention des droits politiques par les femmes est explicable par un certain « effet générationnel ». Autrement dit, l’idée que la politique est un domaine masculin reste dans l’esprit des femmes et en marque le comportement politique. Bref, les citoyennes, écartées pendant des siècles des prises de décisions publiques, peuvent dans une grande mesurer considérer la politique comme une « affaire d’hommes ». Les règles informelles et intrinsèques à la société, voire même une moindre intégration à la politique, sont ainsi des freins à des candidatures et à des élections féminines plus nombreuses.

A cet égard, Mazzoleni et Schriber (2000 : 112) soutiennent que – même si dans la période actuelle, cette tendance de sous-représentation féminine n’est pas totalement due à une prétendue culture politique-électorale réfractaire aux femmes aspirant à une carrière politique au Tessin – les candidates qui se lancent à la conquête du siège arrivent à compenser leur moindre intégration politique par un nombre de ressources socio-professionnelles plus élevées. En effet, les élues doivent posséder, encore plus que les hommes, des origines socio-professionnelles socialement plus valorisées (par exemple père indépendant ou cadre supérieur), un niveau de formation plus élevé (université ou école supérieure), un nombre d’enfants peu élevé et une activité de prestige généralement exercée à plein temps. En outre, un autre tremplin pour accéder à la carrière politique est le fait de pouvoir

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compter sur une expérience politique intense qui dans la plupart des cas commence avec des fonctions revêtue à l’échelon communal ou avec une profession annexe à la politique. Ces considérations sont vérifiées, dans une large partie, par l’analyse empirique des Conseillères d’Etat tessinoises. En effet, si nous considérons plus en détails les déterminants socio-économiques des trois Conseillères femmes, nous verrons que Marina Masoni, outre le fait qu’elle possède une expérience politique qui compte différentes années d’exercice, d’abord comme présidente des Jeunesse libéral radical suisses de 1988-1990 puis au Grand conseil de 1987 au 1995, et qu’elle a un seul enfant, exerçait avant son élection au gouvernement une profession socialement valorisante telle que avocate et notaire. Mais surtout, il faut noter qu’en ce qui concerne l’origine sociale et l’intégration politique de sa famille, Marina Masoni est issue d’une importante famille libérale de la vie politique tessinoise69. Ce phénomène va donc de pair avec le fait que son réseau relationnel et son intégration à la politique sont des éléments qui se transmettent à l’intérieur même du cadre familiale. Ces ressources ont sans doute pu être mobilisées à un moment donné en faveur d’un élection au Conseil d’Etat. En ce qui concerne Laura Sadis, autre membre du PLRT qui a succédé à Masoni en 2007, il est intéressant de constater qu’outre posséder une expérience politique de longue durée – en effet elle a un cursus honorum70 presque parfait car elle est passée du législatif communal de Lugano (1988-1996), au Grand Conseil (1995-2003) et ensuite au Conseil national (2003-2007)71 –, et une profession valorisante d’économiste avec une haute formation universitaire, elle bénéficie tout comme Marina Masoni d’une origine sociale élevée. Elle provient en effet d’une autre importante famille radicale de Lugano. Ce qui encore une fois permet une intégration à la politique et un bassin de ressources électorales plus élevés que par rapport à d’autres candidates féminines.

Enfin, il faut relever que la Conseillère d’Etat élue en 1999 dans les files du Parti Socialiste, Patrizia Pesenti, ne possédait pas une telle origine sociale valorisante au niveau sociétale mais possédait néanmoins un bagage de ressources électorales qui comblait cette lacune, c’est-à-dire une formation élevée et une activité professionnelle prestigieuse, à savoir Magistrate des jeunes pour le district du Sottoceneri. En ce qui concerne la carrière politique, qui passe par le législatif de Lugano de 1996 à 1999, cette profession annexe au champ politique a probablement pu être mobilisée en tant que facteurs propice à la constitution d’un bassin de ressources relationnelles qui se traduisent en un bassin de ressources électorales déterminantes pour l’élection au Conseil d’Etat. Cette différenciation de profil selon le parti va maintenant nous amener à aborder plus en détails les différences présentes dans les profils par rapport à l’appartenance partisane.

Nous avons vu que sur le plan fédéral, malgré le fait qu’au début des années 1970 il n’y avait pas de sensibles différences entre les divers partis de gouvernement nationaux pour l’élection des femmes au conseil national, dans les dernières années les élues appartenant aux familles politique socialistes et écologistes était proportionnellement plus élues que celles appartenant aux familles bourgeoises (Ballmer-Cao 1995 ; in Mazzoleni et Schriber 2000 : 71). Cependant, comme nous l’avons vu auparavant, pour le Conseil d’Etat tessinois ce clivage net entre gauche et droite n’apparaît pas. En effet, le nombre des élues du Parti radical-démocratique est plus élevé par rapport à celui des socialistes, d’une part à cause du moindre

69 Nous parlerons de ces données plus spécifiquement dans le chapitre dédié à la dimension familiale. 70 De cette variable également nous parlerons après dans l’analyse spécifique sur le cursus honorum et la carrière politique avant et après l’élection au Conseil d’Etat. 71 Voire base de donnée Conseillers d’Etat tessinois.

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poids de ces derniers au gouvernement et d’autre part, à l’inverse, vu la grande importance que le PLRT revêt dans la vie gouvernementale cantonale. Malgré ça, à l’intérieur de ces deux seuls partis qui ont réussi à faire élire des femmes au gouvernement, nous pouvons dénoter des spécificités dans le profil sociologique grâce à des facteurs sociaux spécifiques. Autrement dit, la sélection des membres du PLRT, qui est en général caractérisée historiquement par une certaine fermeture aux classes basses-moyennes72, est faite selon des critères et des attributs sociaux plus valorisants, dont l’origine sociale et l’appartenance aux grandes familles de la même matrice partisane sont parmi les facteurs les plus remarquables. D’autre part, l’ouverture plus marquée des membres du Parti socialiste aux classes moins prestigieuses de la hiérarchie sociale pourrait, à son tour, expliquer l’entrée de la candidate socialiste au gouvernement, même si celle-ci possède des attributs socio-économiques et professionnels qui lui permettent de s’intégrer aux logiques de la classe gouvernementale.

En guise de conclusion de l’analyse du rapport de genre au Conseil d’Etat tessinois, nous pouvons souligner que, par rapport à d’autres cantons, le pourcentage de femmes au gouvernement est plus élevé. Mais, pour une vision plus large sur la sous-représentation des femmes dans la politique du canton, ces données doivent être relativisées et tenir compte du fait que le pourcentage de 33% de Conseillères d’Etat reste quand même assez bas par rapport au total de 54% de femmes dans la population tessinoise (pourcentage de 2006)73. En plus, ces données sont encore davantage relativisés si nous prenons en compte le fait que la représentation des femmes au Grand conseil représente un pourcentage inférieur par rapport au Conseil d’Etat (en moyenne, de 1971 à 1999, de 10-11%). Cela est révélateur d’une sous-représentation encore plus marquée dans la chambre législative, ce qui d’ailleurs signe une spécificité atypique pour le cas du Tessin qui se distancie par rapport aux autres cantons suisses où plus on monte dans la hiérarchie des fonctions politique moins il y a de femme. Cependant, ce qu’il faut retenir en dernier ressort de cette analyse c’est qu’au Tessin également, toute une série de caractéristiques sociales du personnel politique féminin et de ressources socio-économiques et professionnelles jouent un rôle prépondérant dans le recrutement politique. Parmi les autres facteurs que nous avons mobilisés, il sera également nécessaire pour les femmes, afin de conquérir le gouvernement, d’avoir un âge compris entre 30 et 50, les femmes dans cette classe d’âge étant plus favorisées que celles qui se trouvent hors de cette catégorie. L’âge à l’entrée dans le gouvernement s’avère donc la prochaine variable que nous aborderons, et qui nous amènera donc à examiner plus en détails ce facteur en tant que ressource influençant l’accès à la politique et plus précisément au Conseil d’Etat, tout en tenant toujours compte d’autres facteurs ainsi que de l’évolution du contexte historique.

L’évolution de l’âge moyen à l’entrée au gouvernement tessinois et la durée du mandat : entre gérontocratie et compétitivité électorale Comme nous avons pu le montrer dans le cadre des hypothèses, les recherches d’Erich Gruner d’abord (Gruner 1970 a) et celle de André Mach et d’Andrea Pilotti ensuite (Mach et Pilotti 2008), ont montré que sur le plan national le personnel politique reste en moyenne âgé de 52 ans et est en majorité de sexe masculin. 72 Voir à cet égard Macaluso (1997) cité aussi dans la partie de contextualisation institutionnelle du Tessin à la page 66. 73 Sources à la date 09.07.2009 : http://www.ti.ch/dfe/ustat/DATI_CANTONE/01_popolazione/tabelle/T_010203_06C_200600.html

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Altermatt (1999 : 81) démontre, de son côté, que les Conseillers fédéraux demeurent en moyenne à leur place pendant dix ans. Au niveau cantonal, Jean-Claude Rennwald a montré que, dans le canton du Jura entre 1970-1991, l’âge moyen atteint 50 ans. L’écart, en tenant compte qu’il s’agit des membres du cercle dirigeant jurassien dans son ensemble et donc pas seulement des Conseillers d’Etat, n’est pas énorme par rapport au niveau fédéral. Ernest Weibel, pour sa part, considérant cette fois l’âge moyen de l’élection en Suisse romande de 1940 à 1992, montre qu’il est légèrement plus bas, c’est-à-dire de 44 ans, tandis que celui de cessation de la fonction politique est de 60 ans et qu’en moyenne la durée du mandat est de douze ans (Weibel 1996 : 128). Surtout ces données peuvent au premier regard paraître dépourvues de grandes significations. Cependant, l’âge et plus spécifiquement l’âge à l’entrée au gouvernement, que nous considerons ici, donnent un indicateur sociologique très intéressant, surtout si il est mis en perspective avec d’autres variables sociologiques très corrélées l’une à l’autre. En effet, à travers les informations de l’âge biologique des membres pris en considération, nous pouvons dégager des informations sociologiques, en les corrélant selon l’époque, d’une part à la carrière politique précédant l’entrée au gouvernement74 et donc au « cursus honorum », ce qui va de pair avec une certaine acquisition de savoirs techniques et d’expérience en politique. D’autre part, à un certain nombre de savoirs techniques requis au sein du champ politique, ce qui pourrait signifier que nous pouvons nous attendre que pour accéder au Conseil d’Etat une formation plus élevée et un cursus scolaire plus long75 soient nécessaires.

Graphique 2 : Conseillers d'Etat tessinois selon l’âge moyen à l'entrée

Source : Base de données Élites tessinoises

D’après le graphique 2, rares sont les élus qui accèdent au gouvernement tessinois au cours du XXe siècle avant 35 ans et après 55 ans. Au total, sur l’ensemble du siècle, nous constatons une moyenne de l’âge d’entrée de 45 ans (44,4 pour être précis)76, résultat en ligne parfaite avec celle de la Suisse romande. Le plus jeune

74 Cela va de pair avec une certaine expérience accumulée au sein des institutions politiques qui pourra jouer un rôle en tant que ressource à mobiliser lors d’une campagne électorale. 75 Cela pourrait signifier un plus grand temps de formation, par le biais de cursus universitaires et doctorat. 76 Consulter la base de données sur les Elites tessinoise.

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Conseiller d’Etat fut Tito Tettamanti (PDC) élu en 1959, au pouvoir seulement pour une année, qui avait 29 ans à l’époque de l’entrée. Le plus vieil élu au gouvernement fut à l’inverse Achille Borella (PRD) à l’âge de 60 ans en 1905. Au total, sur 61 Conseillers nous en comptons 6 qui sont âgés de moins 35 ans et 4 de plus de 55 (dans l’ensemble le 20%). Si nous analysons les cinq périodes différentes, nous noterons que le pic majeur se situe entre 1923-1947 (en moyenne 47,5 ans à l’entrée), où sur un total de 10 membres du gouvernement 5 avaient plus de 50 ans et seulement 3 moins de 40 ans (Giuseppe Lepori 38, Angiolo Martignoni 37 et Gaetano Donini 31). Par ailleurs, la plus petite moyenne relevable est celle de la période 1947-1971, où celle-ci descend à 40,7 ans, et à partir de cette époque on aura ensuite une moyenne légèrement plus élevée, autour de 42 ans, à l’entrée au Conseil d’Etat (42,9 en 1971-1995 et 41,8 en 1995-2000). Comparée à celle de la population totale, la pyramide des âges des membres du gouvernement montre que le seuil de sous-représentation est dépassé à partir de 35 ans, que la représentation est maximale autour de 45 ans, qu’elle tend à se réduire au-delà et qu’après 55 ans les strates d’âges sont à nouveau sous-représentées au Conseil d’Etat par rapport à leur importance numérique dans la population. Il est significatif de noter que pour la période 1923-1947 seuls 22,8% de la population tessinoise entre 1920 et 1930 était dans la classe d’âge qui va de 35 à 55 ans, ce qui implique une très large surreprésentation de cette catégorie.

Une nécessité primordiale pour devenir Conseillers d’Etat sera donc d’appartenir à une telle fraction de la société. Comme pour le sexe, nous constatons donc l’existence de critères relatifs à l’âge intervenant dans la définition sociale implicite des conditions d’accès au gouvernement. Comme si ces critères – en utilisant les mots de Gaxie (1986 : 70) – s’imposaient à tous ceux qui interviennent dans la sélection du personnel politique, notamment du personnel gouvernemental. A cela, s’ajoute le fait de posséder un bagage culturel et une expérience politique d’un niveau élevé. Ceci se traduit, la plupart du temps, par un cursus universitaire et par une intense carrière politique avant l’élection, et implique une entrée au Conseil d’Etat plus tardive dans la vie d’un individu, comme si seuls les gens dans une classe d’âge de 35 à 55 semblaient prêts à pouvoir revêtir une charge d’un tel niveau de responsabilité. Il faut voir, là encore, l’effet de critères relatifs à l’âge intervenant dans la définition sociale implicite des conditions d’accès aux fonctions gouvernementales. Comme s’il existait un « âge normal » pour exercer ces responsabilités politiques. Comme si ces critères s’imposaient à tous, à ceux qui désignent les candidats aux élections ou les Conseillers, à ceux qui commentent ces nominations dans les conversations quotidiennes ou dans la presse et sanctionnent par là les écarts par rapport aux normes, à ceux qui votent, à ceux qui se tiennent à l’écart de la compétition politique parce qu’ils se jugent ou pensent qu’on va les juger « trop jeunes » ou « trop âgés », sans parler de ceux à qui l’idée d’y participer ne viendrait même pas. (Gaxie 1983 : 443). Cela va donc de pair également avec d’autre logiques sociales. En effet, pour reprendre les termes utilisés par Pierre Bourdieu, la force de la « ségrégation agrégative » est, dans ce cas également, un déterminant dans la constitution du capital social que représentent les relations d’école, principe durable de solidarités et d’échange entre un nombre limité d’individus appartenant à une même classe d’âge. Cette socialisation, qui passe par la formation et par une classe d’âge assez homogène, ayant vécu les mêmes événements et ayant été socialisée dans les mêmes institutions sociales, renvoie ici à un certain « esprit de corps », qu’il est intéressant de mobiliser dans la mesure où ce dernier repose sur un travail régulier d’inculcation effectué dans ces institutions sociales et politiques.

D’autres part, si nous nous penchons sur la cessation d’activité des Conseillers au gouvernement, il s’avère possible de constater que l’âge moyen de sortie est de 55,1 ans. Par rapport à la Suisse romande, cette donnée est donc considérablement

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plus basse, vu que Weibel (1996) avait démontré une cessation de la charge à 60 ans. Cela s’explique par le fait qu’au Tessin la durée moyenne du mandat est de 9 années contre 12 en Suisse romande. Par rapport aux autres cantons suisses, donc, en Suisse italienne la tendance à un renouvellement de la charge politique paraît plus élevée et la vie gouvernementale plus compétitive. En Valais, par exemple, la moyenne de mandats d’affilée est de 3-4 (voir à cet égard le travail de séminaire de Constantin 2009 : 7)77 contre les 2 du Tessin. Une compétition électorale si ouverte dans ce canton a deux raisons fondamentales. D’une part, le fait qu’au Tessin, par rapport au Valais, sont présents des facteurs structuraux et institutionnels tels que le système proportionnel. En effet, la loi électorale proportionnelle par rapport au système majoritaire permet une renouvellement des Conseillers plus élevé et augmente aussi la compétitivité intra- et inter-parti, c’est-à-dire entre les partis et également au sein du parti même. D’autre part, ce chiffre sur la durée moindre des mandats trouve ses racines dans la grande proportion de Conseillers qui restent, pour un tas de raisons multiples, seulement 1 année au pouvoir (au total nous en comptons 9, trois desquels démissionnent à cause de scandales politiques78) ce qui baisse considérablement la moyenne totale. Même s’il faut dire que les démissions sont fort peu probables au Conseil d’Etat, on compte en effet un total de 5 démissions. D’autre part, il est important de rappeler que cette compétitivité, ou « turn-over », de la classe gouvernementale ne se retrouve pas dans le Parti Socialiste, où pour un total de 37 ans d’affilée le leader du parti, Canevascini, a siégé constamment au Conseil d’Etat.

D’après le graphique 3 nous pouvons également souligner qu’au début du siècle la durée moyenne du mandat était légèrement plus élevée et qu’elle va se stabiliser autour de 9 à fur et à mesure des années, sans beaucoup de différences entre les diverses périodes historiques. Ce qui donc d’un point de vu historique ne pose pas des grandes implications, mais relève un certain stabilité de la classe politique à maintenir le pouvoir. Cependant, si nous analysons l’âge moyen par différenciation partisane, on notera que le Parti Socialiste est le parti avec l’âge moyen d’entrée le plus élevé, c’est-à-dire de 46 ans, contre les 43 du PRD et les 41 du PDC. A cet égard, en analysant les données biographiques des Conseillers fédéraux présentées par Altermatt dans son ouvrage Conseil fédéral, Dictionnaire biographique des cent premiers conseillers fédéraux, nous avons noté que le parcours politique des membres du parti socialiste au gouvernement suisse est souvent caractérisé par un passage par le niveau de l’activité politique non conventionnelle, fait qui n’est pas présent dans la carrière politique des Conseillers fédéraux d’autres partis. Plus précisément, lors de l’examen de leurs trajectoires sociales et politiques, on s’aperçoit de leur implication dans des organisations syndicales.

77 Séminaire de master paru dans le cours « Sociologie des Elite », codirigé par André Mach et Thomas David, en 2008-2009. 78 C’est le cas de Tito Tettamanti, élu au gouvernement à 29 ans seulement. Après une année de mandat il est obligé de démissionner suite au scandale provoqué par la réduction remarquable d’une amende au bénéfice d’un ami coupable d’évasion fiscale. Et de Pellegrini Piero qui démissionne en 1968 suite aux polémiques et à la violente campagne de presse dont il a fait objet pour de présumés abus d’office, ensuite il revient à l’activité syndicale comme secrétaire cantonal du OCST. Ainsi que de Fabio Vassalli qui démissionne à l’âge de 42 après un peu moins de 2 ans d’activité au gouvernement suite au scandale financier du Crédit Suisse de Chiasso (voir base de données Conseillers d’Etat tessinois).

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Graphique 3 : Durée moyenne du mandat des Conseillers d'Etat tessinois au XXe siècle

Source : Base de données Élites tessinoises

A cet égard, André Mach dans son texte « Evolution politico-économique et structures de concentration entre associations économiques et État : entre dépendance internationale et dynamique endogène », se penche sur les liens entre partis politiques et organisations associatives et met en évidence l’existence d’une collaboration étroite entre le Parti Socialiste suisse et les syndicats pendant le XXe siècle. Bref, il en conclut que les deux institutions seraient historiquement liées. Les tendances remarquées au niveau national, peuvent être élargies au niveau cantonal, à savoir que nous pouvons supposer l’existence de liens entre les syndicats et quelques Conseillers d’Etat tessinois socialistes. Cette hypothèse nous permet ainsi d’expliquer la différence d’âge constatée entre les Conseillers d’Etat socialistes et les Conseillers d’Etat d’autres partis. Autrement dit, nous supposons que la participation politique par des formes non conventionnelles pourrait avoir retardé la participation politique conventionnelle, à savoir leur élection au Conseil d’Etat. En outre, nous pouvons faire l’hypothèse que l’âge moyen plus élevé des Conseillers d’Etat socialistes peut être lié, outre à la militance syndicale, à la filière à l’intérieur du parti. Les socialistes ont souvent connu la formation de « nomenclatures », auxquelles on ne pouvait accéder qu’après une longue période de militance dans le Parti Socialiste. Nous supposons ainsi que la carrière politique d’un membre du Parti Socialiste exige tout d’abord une carrière interne au parti. Par conséquent, ce n’est qu’après avoir gravi tous les échelons qu’un membre du parti socialiste peut se présenter aux élections.

Pour conclure, en discutant ainsi l’interrogation du début de ce chapitre, dans laquelle nous envisagions au Tessin un gouvernement constitué d’une majorité de personnes « âgées », nous avons constaté qu’il y a, par rapport à l’âge, un seuil et un plafond, et que si le poids des classes d’âge entre 35 et 55 est disproportionné – puisqu’il est quatre fois de plus élevé chez l’élite gouvernementale par rapport à la distribution des citoyens tessinois – cela ne signifie pas que cette élite constitue une gérontocratie stricto sensu. Plus globalement, un peu plus de 80 % des Conseillers d’Etat tessinois au XXe siècle se situant dans une fourchette de vingt ans, plus précisément entre 35 et 55 ans, ce qui est un pourcentage assez important, nous pouvons donc relever une certain importance de l’âge en tant que ressource mobilisable et nécessaire lors d’une élection au Conseil d’Etat tessinois.

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L’origine géographique : entre clivage centre-périphérie et lieu de formation Nous avons mentionné auparavant que le canton du Tessin, en se situant dans une position géographique particulière entre la plaine du Pô et le plateau suisse alémanique, se prête à la formulation d’hypothèses inhérentes à ces spécificités géographiques. Nous avons dit qu’en raison de cette position, il se trouve dans une certaine dépendance vis-à-vis des décisions politiques prises à Berne, et qu’il se trouve situé entre les transactions économiques de la place financière de Zurich et les transactions commerciales qui proviennent de l’Italie. À cet égard, il faut aussi ajouter que les économistes Bottinelli et Ratti, décrivent «l’environnement tessinois comme étant une entité hétérogène » (cité par Vitali 1996 : 10). A travers leur analyse, ils constatent en effet une forte dépendance de la périphérie par rapport au centre au sein même du Tessin, c’est-à-dire entre les centres urbains plus développés (par exemple, la ville de Lugano) et les zones périphériques du nord et les zones frontalières du Sud.

À la lumière de ces constatations, nous nous sommes donc demandé dans quelle mesure ce statut d’hétérogénéité interne et cette dépendance politique et économique externe ont un impact sur le profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois tout au long du XXe siècle, surtout en considérant les différentiations des partis dues justement à ces clivages centre-péripherie et rural-urbain. À cet égard, Weibel montre qu’un tiers des 177 Conseiller d’Etat de la Suisse romande est domicilié dans le chef-lieu du canton, tandis qu’un autre tiers réside dans un chef-lieu de district (dans les cantons qui sont divisés en districts). Quant au reste, il est disséminé dans les autres communes des cantons (Weibel 1996 : 133). En rappelant l’hypothèse de départ, nous voulons observer si le fait de provenir d’une zone urbaine, surtout dans l’époque moderne, peut avoir une influence sur l’accès au Conseil d’Etat. Nous chercherons aussi à voir si, comme le soutiennent Bottinelli et Ratti, le fait de faire ses études dehors du canton est également vu comme un lieu d’intégration et de reproduction de la classe gouvernementale tessinoise.

Sans tenir compte des différentes fusions entre communes, survenues après 2000 dans ce canton, on compte au Tessin, entre 1950 et 2000, seulement 3 villes ayant plus de 10'000 habitants79 (Lugano, Locarno et Bellinzone, Locarno avant 1950 comptait moins de 10’0000 habitants) et la plupart des communes se situent entre 300 et 3000 habitants.

En tenant compte de la Commune de domicile et non pas de celle d’origine, le tableau 1 est révélateur d’une évolution graduelle qui amène à avoir une nette distinction entre le début et la fin du siècle. Selon le clivage centre-périphérie, nous pouvons en effet constater qu’au début du XXe siècle, en raison aussi de l’état sociodémographique et économique moins développées de l’époque, la majorité des Conseillers d’Etat était issus des zones rurales du canton, constituées pour la plupart de petits villages de moins de 300 habitants et de communes comprenant entre 300 et 1000 habitants (à cet égard, voir tableau 2). Le lieu de domicile de ces Conseillers est donc localisé pour la plupart dans la périphérie du canton, ce qui explique une plus grande représentation de ces zones et également des intérêts ruraux typiques de ces endroits traditionnels. Ensuite, nous pouvons également relever du tableau 1 que la proportion des Conseillers d’Etat résidant dans une ville s’est accrue au fur et à mesure de la croissance urbaine du canton. Surtout à partir de 1947, nous constatons une augmentation dans le nombre de personnes vivant en ville, 11 sur 16 en 1947-1971, 11 sur 13 en 1971-1995 et 5 sur 6 en 1995- 79A cet égard : http://www.ti.ch/DFE/USTAT/DATI_CANTONE/02_territorio/tabelle/T_020205_03C.html (27.07.2009)

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2007. La plupart du temps, ces personnes proviennent de villes entre 300 et 10’000 habitants et le nombre de gens qui habitent dans les trois plus grandes villes du Tessin va lui aussi augmenter progressivement. On arrive, entre 1971 et 2007, à un total de 12 Conseillers sur 19 qui habitent entre Lugano, Bellinzone ou Locarno. La majorité des Conseillers, comme nous l’observons dans le tableau 4, provient en outre du district de Lugano, en bonne partie de Massagno, une importante ville à côté de Lugano, et dans une moindre mesure des régions plus périphériques comme la Leventina, la Val Maggia, la Riviera ou la Val de Blenio.

Tableau 1 : Conseillers d’Etat, par période, selon le clivage rural-urbain

Ville Campagne

1905-1923 4 12

1923-1947 3 6

1947-1971 11 5

1971-1995 11 2

1995-2007 5 1

Source : base de données Élites tessinoises

Tableau 2 : Conseillers d’Etat, par période, selon le clivage centre périphérie

Période/no habitants <300 300-10000 >10000

1905-1923 6 9 2

1923-1947 0 7 2

1947-1971 0 10 6

1971-1995 0 6 7

1995-2007 0 1 5

Source : base de données Élites tessinoises

Ces dynamiques s’expliquent, comme nous venons de le dire, par l’urbanisation et par la croissance économique qui caractérise le canton à partir des années 1950, et nous pouvons aussi supposer que la technicisation progressive et la complexification de la politique à partir des années 1960-1970 va de pair avec une surreprésentation des milieux et des intérêts urbains. Si nous mobilisons à ce moment Vitali (1996), nous pouvons démontrer que la périphérie, à travers des relations clientélistes avec le centre, arrive à combler son retard, notamment en ce qui concerne le déséquilibre existant en matière d’infrastructures sociales (école, maison pour personnes âgées, etc.). Cette intervention, comme le souligne Vitali, correspond à une volonté politique. La promotion du développement économique à la périphérie est une visée politique du centre. Dans ce cas, l’objectif préfixé est d’assurer le plein emploi dans les régions les moins développées. Pour ces raisons donc, la centralisation de l’Etat et l’importance grandissante que celui-ci a revêtu

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dans l’époque moderne est allée de pair avec une ressource électorale davantage importante, comme celle de vivre dans une ville plus centrale. Les logiques internes au parti même peuvent privilégier une certaine légitimité et une certaine compétence, à travers également un niveau de formation élevé, des gens qui représentent le centre du canton.

Tableau 3 : Conseillers d’Etat, au XXe siècle, selon le lieu de domicile

Locarno (ville) 4

Bellinzona (ville) 8

Lugano (ville) 7

Leventina 5

Blenio 1

Val Maggia 2

Luganese 13

Mendrisiotto 9

Locarnese 5

Riviera 3

Bellinzonese 5

Source : base de données Élites tessinoises

Tableau 4 : Conseillers d’Etat, par période et par parti, selon le clivage rural-urbain

Parti/clivage Ville Campagne

PRD 19 13

PDC 13 8

PSS 3 4

Lega 1 0

Source : base de données Élites tessinoises

Enfin, le tableau 4, en ce qui concerne l’appartenance partisane, confirme encore une fois la présence de clivages socio-économiques structurant la vie politique et sociale du canton et qui sont traduit par les acteurs politiques tessinois. En effet, comme nous l’avons montré dans la partie consacrée aux acteurs politiques tessinois et plus spécifiquement aux clivages centre-périphérie et rural-urbain, le PRD est divisé en deux courants très distincts l’un de l’autre. Le courant libéral tente en effet de répondre aux exigences de l’électorat de Lugano, expression des couches de banquiers et bourgeoises du canton, alors que le courant radical apparaît comme étant l’expression du Nord du canton, plus démunis de capitaux économiques et plus périphérique. Le tableau montre que les deux ailes sont plutôt reparties selon le clivage ville-campagne, même si le centre est plus représenté que la périphérie, 59% des Conseillers d’Etat PRD tout au long du XXe siècle provenant de la ville. Nous pouvons donc supposer que la localisation spatiale du parti est bien

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représentée : même si la région de Lugano (10 Conseillers sur 32 du PRD) est la plus représentée et est fondamentalement l’expression du courant libéral, en revanche les régions de Bellinzone, des vallées du Nord et de Locarno, restent plutôt représentatives de l’aile radicale. Le PDC aussi, parti que se veut défenseur des valeurs culturelles et religieuses du canton, connaît une représentation plutôt focalisée sur les zones urbaines, même si dans une large mesure les zones rurales sont également représentées (40% de zones rurales contre 60% des zones urbaines). Le Parti Socialiste, quant à lui, possède une plus grande représentation des zones rurales et, en ce qui concerne la représentation des zones urbaines, les Conseillers d’Etat du PS proviennent de zones périphériques, par exemple Benito Bernasconi de Chiasso, Rossano Bervini de Mendrisio (Tremona), et Pietro Martinelli de Origlio. Nous pouvons donc supposer que les logiques du parti ont favorisé une représentation plus élevée des zones périphériques.

Tableau 5 : Conseillers d’Etat, par période, selon le lieu de formation

UniGe UniL UniFri UniBe EPFZ/UniZh UniNe/UniBa ita

1905-1923 4 2 1 1 2 0 3

1923-1947 2 0 2 1 2 0 0

1947-1971 0 0 3 5 1 1 1

1971-1995 2 2 3 1 3 1 0

1995-2007 0 0 0 0 6 0 0

Tot 8 4 9 8 14 2 4

Source : base de données Élites tessinoises

D’autre part, en ce qui concerne le degré de formation, le tableau 5 nous suggère que la compétence acquise au sein de lieux de socialisation universitaires demeure l’un des facteurs les plus importants du recrutement politique. Outre les raisons que nous aborderons plus en détails dans le chapitre dédié à la formation et à la profession, le lieu de formation, en raison de sa position géographique spécifique dans la Suisse alémanique, pourrait favoriser une intégration de la classe politique. Comme nous l’avons montré, le Tessin vit dans une situation de dépendance vis-à-vis des transactions économiques de la place financière de Zurich et des transactions commerciales qui proviennent de l’Italie , ainsi que des décisions politiques centralisées à Berne. Du tableau ci-dessus, nous pouvons déduire que le cursus académique hors canton est un passage quasi obligé. Outre le fait que 49 Conseillers possèdent un titre universitaire, il est intéressant de noter que ceux-ci l’ont obtenu en Suisse et plus particulièrement en Suisse alémanique. Si, au début du siècle, la Suisse romande paraît être dans une large mesure le lieu privilégié de formation pour l’élite gouvernementale tessinoise - 8 Conseillers sur 20 entre 1905 et 1947 ont en effet suivi leurs études à Genève ou à Lausanne -, la Suisse alémanique tout au long du siècle demeure incontestablement la destination privilégiée : sur 49 personnes 33 ont suivi une Université entre Zurich (14), Berne (8) et Fribourg (9, même si cette ville est bilingue) et Bâle (1). Nous sommes donc en présence d’une socialisation faite par des institutions précises qui donne l’ampleur de l’importance de l’apprentissage d’une langue en tant que compétence spécifique pour accéder au Conseil d’Etat. Outre homogénéiser l’élite en lui donnant une série de structures semblables, ces Universités sont de véritables lieux d’intégration de l’élite et lieux de transmission de compétences spécifiques. Etre au Conseil d’Etat nécessite donc une série de compétences dont la formation en Suisse

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alémanique est de base, ce qui assez intuitivement vérifie dans l’ensemble notre quatrième hypothèse80. D’une part, le fait de provenir d’une zone urbaine et d’autre part le fait d’avoir des liens de sociabilités avec la Suisse alémanique, a un poids non négligeable afin de siéger au Conseil d’Etat.

Formation et profession : le tropisme vers le droit Le rapport des professions et des positions sociales occupées dans le gouvernement avec la population active mérite également d’être abordé. Comme nous l’avons évoqué dans l’introduction, en ce qui concerne la profession et la formation du personnel politique, Daniel Gaxie en France a dévoilé que « plus de 80% des membres du Gouvernement ont suivi des études supérieures et plus de 90% appartenaient aux milieux des cadres supérieurs, professions libérales, industrielles et gros commerçants avant d’exercer une fonction politique nationale » (Gaxie 1986 : 70-71). De même, Yves Meny, dans son ouvrage de politique comparée entre les démocraties de plusieurs pays occidentaux, constate qu’aux États-Unis presque 80% des ministres de 1945 à 1984 ont une origine professionnelle de juriste ou sont issus des milieux d’affaires (Meny 1986 : 292). En ce qui concerne la Suisse, Erich Gruner a montré que sur les 80 Conseillers fédéraux, 70 ont achevé leurs études universitaires et ont, dans la majorité des cas, entrepris des études en droit (Gruner 1970). De la même manière, en raison du profond ancrage du principe de milice au niveau du Parlement helvétique, la question de la profession a été largement reprise. A partir de là, il arrive a démontrer que, entre 1848 et 1968, les professions indépendantes (avocats et entrepreneurs) ont perdu au fur et à mesure de leur importance et ont été remplacées, d’un part, par des hommes dont l’activité dans les organisations politiques et les groupes d’intérêts est devenue une profession, et d’autre part, par des professions salariées (secteurs privé et public), qui restent néanmoins le plus faible pourcentage (Gruner 1970 a : 776-777). Au niveau cantonal, l’étude de Ernest Weibel sur les Conseillers d’Etat de la Suisse romande a également démontré que 123 membres de ces exécutifs sur 177 sont titulaires d’un grade universitaire et les juristes constituent près des deux tiers. En outre, en ce qui concerne la profession, 50 sur 177 étaient avocats et notaires, 31 occupaient des fonctions de magistrats ou juge et 24 étaient enseignants ou éducateurs (Weibel 1996 : 135). En ce qui concerne la formation et la profession, notre hypothèse81 concernant le Tessin se justifie donc en raison du fait que, comme le spécifie Urs Altermatt, près de 90% des Conseillers fédéraux ont fait des études supérieures, et sur 99, 63 sont titulaire d’une licence ou d’un doctorat en droit (Altermatt 1993 : 73). Egalement, elle se justifie en raison du profond ancrage du principe de milice au niveau du Parlement helvétique, ce qu’implique que la question de la « profession principale » (Mach et Pilotti 2008 : 20) des députés a souvent été prise en considération dans les analyses antérieures82, dans notre recherche il sera donc pertinent de vérifier si ce phénomène est également présent au Gouvernement du Tessin.

En effet, encore dans la littérature analysant le niveau fédéral, Altermatt souligne que jusqu’au début des années 90, presque le 90% des 101 élus était détenteur d’un titre universitaire. Il est encore plus intéressant de relever que 64 des 89 Conseillers fédéraux ont suivi des études en droit, alors que huit sont détenteurs d’un diplôme au polytechnique fédéral. La prédominance des « juristes » prévalu jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, tandis que dans les dernières décennies on remarque une croissance des Conseillers fédéraux diplômés en économie 80 Voir hypothèse 4 aux pages 18-19. 81 Voir hypothèse 1 à la page 15. 82 A cet égard, consulter Gruner (1970 a), Altermatt (1993).

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politique, sciences politiques et histoire. La prédominance de ce genre de professions est en grande partie la conséquence du fait que le système politique suisse est un système de milice, comme on l’a vu auparavant le parcours politique qui permet à un individu d’arriver à siéger dans l’exécutif national est jalonné par le passage obligé dans des instances caractérisées par la non professionnalisation. Selon Papadopulos83 ce système favorise la formation d’une élite politique composée presque exclusivement par des représentants du monde bourgeois, car la fonction de parlementaire étant peu rémunérée, le parlement n’est accessible qu’à des gens assez « riches » pour dédier beaucoup de temps à un travail sans rémunération, tandis qu’il reste prohibitif pour d’autres types de professions propres aux classes populaires. Comme le souligne Neidhart « si le système de milice84 ne coûte pas cher et sert à l’intégration des différents niveaux du système politique et aussi aux différents systèmes de la société, il représente pourtant des obstacles pour le fonctionnement du Parlement » (in Kriesi 1998 : 211). Mise dans ce contexte, l’élite politique suisse, tout comme l’élite tessinoise, doit par conséquent faire face au poids important du système des associations d’intérêts, des partenariats sociaux et du monde des affaires en général, entités qui sont censées avoir une expertise majeure et des ressources plus techniques. Ces constatations sont donc révélatrices des implications qu’elles peuvent avoir sur la formation et sur la profession caractérisant le profil sociologique des Conseillers d’Etat. On peut bien comprendre que ce système de milice tel que nous venons de le décrire privilégie des professions qui véhiculent un niveau élevé de capital culturel, économique, sociale et symbolique. Faire partie d’une arène politique fondée sur le principe de milice signifie entre autres posséder ce type de capitaux justement pour faire face aux obstacles et aux implications que celui-ci mobilise. Selon Kerr (in Kriesi 1998 : 215) en effet, il y a seulement quatre professions qui sont fortement surreprésentées au sein de l’Assemblée fédérale. Presque trois quart des élus se recrutent donc parmi ces quatre catégories professionnelles : 18% des députés sont des propriétaires d’entreprise, des industriels ou des cadres supérieurs85, 24% appartiennent aux professions libérales86, 14% sont des haut fonctionnaires, des enseignants, ou appartiennent au clergé87 et enfin 15% seulement sont des hommes ou des femmes politiques88. On peut aussi noter que dans ces cas on rencontre des variations importantes d’un parti à l’autre, l’appartenance partisane a donc un impact sur la profession que le membre d’un parti exerce. Ainsi les députés socialistes font très souvent partie de la profession qui peut se combiner le mieux à leurs exigences politiques, d’un part ils représentent des associations d’intérêts (16%), notamment les syndicats, d’autre part ils sont des professionnels de la politique (34%). En revanche, la majorité des membres des grandes formations bourgeoises, sauf l’UDC, sont des miliciens qui exercent en général des fonctions importantes dans le secteur privé. Plus précisément ils sont soit des grands patrons (31% au PRD, 12% au PDC), soit ils exercent une profession libérale (27% au PRD, 44% au PDC). Enfin, au sein de l’UDC, 30% sont issus de la paysannerie, alors que seuls 6% de la population

83 Voir : Cours de Politique suisse à la faculté de Science politique auprès de l’Université de Lausanne année 2004-2005. 84 Le concept de milice politique, inspiré du principe organisationnel de l’armée suisse (une armée non professionnelle, fondée sur une continue demande de service pour un certain nombre d’années), se fonde essentiellement sur trois principes : ce concept désigne l’exercice en mode intermittent, pour une période circonscrite, d’une activité d’intérêt publique, et son déroulement est conçu comme une activité accessoire non rémunérée, à la limite rémunérée par des formes d’indemnités réduites. (Mazzoleni 2003 : 79) 85 Comparé à 3% seulement de la population active en Suisse. 86 Comparé à 2% seulement de la population active en Suisse. 87 Comparé à 1% seulement de la population active en Suisse. 88 Nombre presque insignifiant dans la population active en Suisse.

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appartient encore à ce métier. Si on réfléchit sur ces données on arrive facilement à déduire que la variable explicative de la profession assume un poids important dans le recrutement de l’élite politique suisse. En effet, nous pouvons constater que dans cette analyse effectuée par Kriesi (1998 : 215) dans la majorité des cas les membres de la classe dirigeante sont issus d’une couche sociale considérée comme élevée. Tableau 6 : Conseillers d’Etat selon la profession, par période

Profession/période 1905-1923 1923-1947 1947-1971 1971-1995 1995-2007 TOT

Avocat et notaire 8 5 8 4 4 30

Procureur Pub-Juge 0 0 1 3 1 5

Médecin 4 0 0 0 0 4

Politicien 2 0 0 0 0 2

Professeur (éducation) 0 2 0 1 0 3

Journaliste 1 0 1 1 0 3

Ingégneur 1 2 0 3 0 6

Agriculteur 0 0 0 0 0 0

Economiste 0 1 3 1 1 6

Syndicaliste 0 0 3 0 0 3

Source : base de données Élites tessinoises

De surcroît, une autre analyse peut nous aider à mieux saisir dans quelle mesure la formation et la profession jouent en rôle dans le recrutement des Conseillers d’Etat. La recherche effectuée par Rennwald propose en effet d’analyser cette homogénéité de l’élite politique nationale, laquelle a été aussi relevée au niveau cantonal. On s’aperçoit ainsi d’une certaine similarité entre le cercle dirigeant cantonal – jurassien - et le cercle national. Le cercle dirigeant jurassien est restreint, relativement uni et homogène. Plus précisément, dans le début des années 90, les principales caractéristiques d’un dirigeant jurassien sont les suivantes : appartenance à un parti bourgeois (surtout PDC) et à un groupe d’intérêt économique (patronal en principe), études supérieures, exercice de la profession de juriste, d’enseignant, de permanent politique, de cadre supérieur du public ou du privé, et de sexe masculin. On constate facilement que pour l’essentiel ces traits correspondent à ceux que l’on trouve sur le plan national, voire dans d’autres démocraties occidentales. Néanmoins, l’influence des caractéristiques d’un canton sur la composition de son élite implique certaines variations, c’est-à-dire que les cantons n’ont pas tous les mêmes stratégies de reproduction : « Désormais proche de l’élite politique suisse, le cercle dirigeant jurassien recourt cependant à un certain nombre de stratégies de reproduction particulières. A défaut d’être uniques, elles sont en partie spécifiques aux cantons catholiques et périphériques. Leur analyse met en évidence entre autre l’importance des notables » (Rennwald 1994 : 479).

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Graphique 4 : Conseillers d'Etat selon la profession au XXe siècle

Source : base de données Élites tessinoises

En ce qui concerne le Tessin, le tableau 6 et le graphique 4 sont témoins d’une situation dans laquelle la figure du juriste est prédominante. Ces données nous restituent donc le poids de cette profession dans la classe gouvernementale tessinoise et nous démontrent assez largement que dans ce canton aussi la profession joue un rôle prépondérant dans l’accès à la politique. Être des notables et avoir une profession d’avocat et notaire ou de procureur public et juge est l’une des ressources les plus importantes pour devenir Conseiller d’ Etat. En effet, parmi les 61 Conseillers tessinois, le 48 % (avocat et notaire) plus le 8% (procureur public et juge) font partie des professions qui peuvent être catégorisées dans cette classe de notable. Nous pouvons donc affirmer que la stratégie de sociodicée expliquée par Bourdieu, qui renvoie à la compétence et au pouvoir symbolique de toute une série de professions comme les juristes ou les économistes, est fondamentale pour la reproduction de l’élite politique et est également au Tessin une pratique très courante. Grâce à ces données, nous pouvons enfin affirmer que les hypothèses formulées au niveau fédéral sont vérifiées empiriquement dans l’ensemble. Ce que nous venons d’illustrer dans le cas de la classe politique suisse est donc aussi vérifié au niveau cantonal, posant ainsi de fortes homologies entre les deux niveaux. Cependant, si nous considérons les spécificités du Tessin et que nous redonnons une contextualisation géopolitique et socio-économique, aux facteurs endogènes tant au niveau fédéral que cantonal (comme le système de milice, par exemple) 89 s’ajoutent également des facteurs explicatifs spécifiques à ce canton, facteurs qui seront mieux repris dans la partie sur le clientélisme.

89 Ces facteurs renvoient au système juridique suisse et tessinois. En effet, comme on l’a vu précédemment, le phénomène d’un parlement semi-professionnel dit de milice implique également la prolifération à l’intérieur de la classe dirigeante tessinoise des activités bien rémunérées tant du point de vue du capital économique que du capital culturel et social, ces professions permettant à l’individu d’avoir plus de temps à disposition pour faire face aux exigences requises dans le champ politique.

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Graphique 5 : Conseillers d'Etat selon la profession par période

Source : base de données Élites tessinoises

D’un point de vue diachronique le graphique 5 montre, encore une fois, la prépondérance des professions de juriste dans la vie politique tessinoise. Entre 1905 et 1971, 50%90 des Conseillers d’Etat exerçaient une telle profession, la diminution à 30%91 de 1971-1995 s’explique par l’augmentation du nombre des procureurs publics et juges92 à 20%. Ensuite, le graphique montre que pour la période 1995-2007 l’augmentation des professions de juriste est presque totale : on arrive à 90% de avocats et notaires93 contre 10% seulement d’économistes (il s’agit de Laura Sadis, la seule économiste de cette période élue en 2007). Cette augmentation surprenante du poids des juristes dans la réalité gouvernementale tessinoise peut donc laisser supposer une certaine professionnalisation de la politique au Tessin comme en Suisse, même si à l’inverse de ce que montrent Mach et Pilotti (2008), dans ce canton le rôle des économistes est moins influant par rapport au niveau fédéral, en raison des particularités endogènes propres à ce canton. Si l’on compare ces données à celles du Grand Conseil, nous constatons une nette différence. En effet, comme le montrent Mazzoleni et Stanga (2003), les avocats et les notaires y ont perdu de l’importance de manière durable. Si des années 1920 à 1967, en moyenne 36% des députés tessinois exerçaient un profession d’avocat, de 1971 à 2003 la moyenne est de 21 % au détriment d’autres professions comme les commerçants et d’autres catégories de profession du

90 Nombre insignifiant dans la population active de cette période. En 1950, en compte 140 avocat et notaire (voir Annuario statistico ticinese 2000, p. 170). 91 Nombre insignifiant dans la population active de cette période. En 1970, en compte 210 avocat et notaire (voir Annuario statistico ticinese 2000, p. 170). 92 A cet égard, il sera intéressant de comparer cette donnée avec le cursus honorum, afin de voir si un accès alternatif au gouvernement correspond à une différenciation de profession dans cette période. 93 Comparé au 0,4% seulement de la population active. (voir Annuario statistico ticinese 2000, p. 170).

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secteur tertiaire (économiste, banquier, etc.). Ce phénomène s’explique, entre autre, par un recrutement plus dur et plus sélectif pour le gouvernement par rapport au Grand conseil. Comme d’ailleurs l’explique Gaxie, plus on monte dans la hiérarchie des charges politiques, plus on aura des professions valorisées dans la hiérarchie sociale. D’autre part, la Conseil d’Etat demeure au niveau cantonal le lieu privilégié du pouvoir, et surtout un point de synthèse entre l’Etat et l’administration, où on a une plus grande personnalisation du vote, et un plus grand échange clientélistes, tout cela favorisant donc une plus forte représentation des professions telles que les juristes.

Tableau 7 : Conseillers d’Etat selon la formation par période

Profession/période 1905-1923 1923-1947 1947-1971 1971-1995 1995-2007 TOT

Droit 9 4 11 7 5 36

Médecine 3 0 0 0 0 3

Sciences ingénieur 1 1 0 3 0 5

Lettres 0 1 0 0 0 1

Maths/informatique 0 1 0 0 0 1

Sciences économiques 0 0 0 1 1 2

Sciences naturelles/agron. 0 1 0 1 0 2

Apprentissage 1 0 3 0 0 4

Maturité 0 0 0 1 0 1

Certificat 1 0 2 0 0 3

Manquant 1 2 0 0 0 3

Source : base de données Élites tessinoises

Graphique 6 : Conseillers d'Etat selon la formation par période

Source : base de données Élites tessinoises

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A ce moment, il convient également de souligner le fait que la relation entre formation et profession est très étroite. Généralement, le fait d’exercer une profession dans un domaine comme le droit va naturellement de pair avec une formation suivie dans la même branche. Le tableau 7 et le graphique 6 montrent à cet égard que les Conseillers d’Etat qui possèdent un titre universitaire au Tessin sont la grande majorité, (seuls 14 % d’entre eux ne possède pas de titre universitaire) et qu’en plus ont été acquis majoritairement dans le domaine juridique. D’un point de vue diachronique, nous pouvons observer qu’au début du siècle jusqu’en 1947, les filières suivies, tout en gardant à l’esprit que 50% des Conseillers d’Etat exercent une profession d’avocat, sont plus hétérogènes. En effet, 3 ont fait médicine, 2 une école d’ingénieurs, 1 les Lettres, 1 des mathématiques, 1 des sciences naturelles, 1 a fini un apprentissage et 1 a un certificat d’école secondaire. Pendant la période 1947-1971, nous constatons une montée de ceux qui ont terminé droit (70%) et un bon pourcentage de gens qui ont fait un apprentissage (Federico Ghisletta du PSS, Piero Pellegrini du PSS et Adolfo Janner du PDC)94. Ensuite, dans la période 1971-1995, on assiste a une diminution des formations en droit en faveur, surtout, des formations d’ingénieurs. En effet, à cette période arrivent au pouvoir trois Conseillers d’Etat avec ce titre, pour la précision Pietro Martinelli (PSS), Ugo Sadis (PRD) et Fulvio Caccia (PDC). Nous pouvons néanmoins déduire, à partir de ces exemples, que le poids prépondérant des avocats dans l’arène politique tessinoise durant tout le XXe siècle demeure assez stable, en arrivant en 1995-2007 à un pic de 80% de Conseillers qui ont suivi cette filière. A cet égard, il est pertinent d’affirmer que par rapport au niveau fédéral, il n’y a pas eu au Tessin une augmentation des professions économiques au sein du Conseil d’Etat. En revanche, le cas tessinois montre que les juristes constituent un véritable bastion stable qui est une variable constante de toute la période analysée. Force est de constater que ce n’est que dans la période 1971-1995 qu’il y a une faible diminution des professions liées au droit au profit des professions liées au monde de l’ingénierie, et seulement dans les dernières années de l’économie. Au final, on peut donc affirmer que de manière générale être juriste s’avère être une nécessité du cas tessinois.

Cette donnée est frappante et montre que pour faire partie de l’exécutif tessinois il est quasiment indispensable d’exercer une profession liée à un capital culturel et à un savoir faire technique nécessaires pour faire face aux exigences et aux contraintes structurelles tessinoises. Enfin, il convient aussi de montrer que cette tendance n’a pas diminué dans les dernières années, au contraire on assiste à l’heure actuelle à une augmentation des avocats et parallèlement à une augmentation des détenteurs d’un titre universitaire. Il est intéressant de montrer que de 2000 jusqu’au 2007, la totalité des membres du Conseil d’Etat exerce la profession d’avocat et a obtenu la licence en droit auprès de l’Université de Zurich (seule Laura Sadis n’est pas passée par cette filière, mais elle a suivi la filière d’économie politique, toujours à l’Université de Zurich)95. Cette donnée est encore plus frappante car elle révèle une stabilité de la classe politique presque « gênante ». A cet égard, nous pouvons affirmer, encore un fois, que le fait d’être socialisé dans un même réseau de sociabilité en Suisse allemande s’avère être, surtout dans les dernières années, une véritable nécessité du cas tessinois, et nous pouvons donc supposer que la maîtrise de la langue allemande parallèlement à l’acquisition d’un savoir-faire technique apparaissent comme des exigences prépondérantes, voire « obligatoires », de l’architecture politique de ce canton. Il nous semble en outre pertinent d’affirmer que les contraintes socio-économiques et 94 Comme nous le verrons après, également en ce qui concerne la formation l’appartenance partisane a une influence directe sur le profil des Conseillers. 95 Ces données nous démontrent encore une fois ce que nous avons montré dans le chapitre sur l’origine géographique et sur le lieu de formation hors du Tessin à la page 86.

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géopolitiques auxquelles est confronté le Tessin exigent à l’heure actuelle une prise en charge de la situation financière et politique par la classe dirigeante toujours plus importante. Nous pouvons avancer donc l’hypothèse que pour faire partie de l’exécutif tessinois, on est presque obligé de satisfaire certains critères professionnels qui permettent de gérer la situation de forte dépendance économique et juridique à laquelle le canton Tessin est confronté.

Le parti socialiste : un processus d’intégration graduel

Comme nous l’avons soulevé précédemment dans la problématique, la compréhension du profil sociologique des Conseillers d’Etat dans son ensemble exige l’analyse des effets de l’influence de l’appartenance partisane sur la dimension professionnelle. A présent, donc, pour pouvoir vérifier si l’appartenance à un parti plutôt qu’à un autre a un impact véritable sur la variable professionnelle des membres du Conseil d’Etat, une analyse interpartis s’impose. D’un point de vue analytique, il s’agira pour nous de vérifier si au sein du parti Socialiste, parti qui idéologiquement devrait être moins proche des partis de droite traditionnellement au pouvoir, se dessinent les mêmes tendances de composition professionnelle que celles que nous venons de montrer.

À partir des lectures effectuées au préalable sur le sujet, nous avons vu que tant les travaux de Altermatt que ceux de Gruner ont souligné une certaine « proximité idéologique »96 entre les différents membres du Gouvernement, dans l’objectif de permettre un fonctionnement idéal de cet organe basé sur la règle de la collégialité. À cet égard, Urs Altermatt met en évidence que ceux qui sont élus dans l’exécutif fédéral sont effectivement tributaires d’un « profil moyen » (Altermatt 1993), à savoir qu’ils ne proviennent pas des pôles extrêmes de leur parti. À partir de ce constat, nous avons supposé que les Conseillers d’Etat socialistes, malgré le fait qu’ils soient élus par le peuple et non pas par le Parlement, sont sociologiquement proches en terme d’appartenance partisane des membres des autres partis du Gouvernement, à savoir des partis bourgeois. Cependant, prenant en considération les spécificités du cas tessinois97 et l’existence d’une rupture dans la composition du profil sociologique à partir de l’élection de 197198, nous avons formulé une autre hypothèse en fonction de notre cas régional. Tenant compte de la division en 1971 du parti socialiste au Tessin en deux partis distincts – le Parti Socialiste Autonome (parti qui au début était d’opposition) et le Parti Socialiste tessinois (parti de Gouvernement) – nous avons supposé qu’à partir de cette date, le profil sociologique des Conseillers d’Etat socialistes a subi des modifications substantielles.

96 Dans notre travail il n’y aura pas lieu, comme nous l’avons déjà souligné dans la problématique, d’aborder les arguments purement politico-idéologiques. Ce constat nous est servi de base pour la formulation de notre hypothèse. 97 A savoir, le Conseiller d’Etat socialiste, Guglielmo Canevascini, qui a été réélu pour 35 ans consécutivement. Il est important de dire qu’il n’était pas possesseur d’un profil similaire aux partis bourgeois de droite. 98 Première élection après les faits de 1968, à partir de ces événements clefs le PSS subira une scission qui donnera vie au Parti Socialiste Autonome, initialement parti d’opposition, et au Parti Socialiste tessinois.

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Tableau 8 : Conseillers d’Etat socialistes par profession selon le mandat

Mandat Nom Prènom Profession Parti

1922-1959 Canevascini Guglielmo Politicien / paysan PSS

1959-1959 Pellegrini Piero Journaliste / ouvrier PSS

1959-1971 Ghisletta Federico Syndicaliste/agriculteur PSS

1971-1983 Bernasconi Benito Magistrat et juge PSS

1983-1991 Bervini Rossano Avocat et notaire PSS

1987-1999 Martinelli Pietro Ingénieur PSA

1999-en charge Pesenti Huber Patrizia Magistrat PSS

Source : base de données Élites tessinoises

Grâce au tableau 8, nous constatons qu’au sein du Parti socialiste, sur 7 Conseillers d’Etat 3 exercent une profession liée au monde juridique. Ce chiffre nous révèle donc l’importance des avocats par rapport aux autres professions dans ce parti également. Ce constat permet de vérifier la première partie de notre hypothèse qui renvoie au fait qu’au sein du PSS aussi il y a une certaine homogénéisation pour la charge de Conseillers d’Etat vers un profil moyen, dont la profession est un indicateurs très important.

Cependant, à travers une analyse diachronique et une contextualisation historique, nous pouvons observer des modifications non négligeables dans le profil des Conseillers d’Etat socialistes, au cours du XXe siècle. A cet égard, nous pouvons souligner le fait que pendant les mandats des 3 premiers Conseillers d’Etat socialistes on retrouve des origines socioprofessionnelles liées au monde salarial et agraire, voire des professions moins valorisées dans la hiérarchie sociale. Ces trois Conseillers d’Etat socialistes sont Guglielmo Canevascini, son successeur, Federico Ghisletta et pour un brève période Piero Pellegrini. Le premier, politicien de métier, mais d’origine paysanne, a eu une socialisation précoce à la politique, en adhérant au parti socialiste à l âge de 18 ans (Valsangiamo 2001). Pendant toute sa carrière politique, il a revêtu plusieurs charges importantes, en autre il était le secrétaire de la chambre du travail, un militant actif de forces syndicales et un défenseur ardent des droits des travailleurs. Le deuxième Conseiller d’Etat a également exercé une profession proche du milieu populaire en étant syndicaliste, mais agriculteur de profession. Le troisième, quant à lui, même s’il n’est resté au pouvoir que quelques mois avant son décès, était journaliste mais surtout un ouvrier de profession, autant de parcours professionnels qui se détachent des logiques prépondérantes de la classe gouvernementale tessinoise.

Par conséquent, ce constat nous incite à réfléchir sur les changements advenus dès 1971. En effet à partir de cette date, on assiste à un bouleversement et à une rupture par rapport à la situation précédente, car comme le tableau 8 le montre, à partir de ce moment dans le parti socialiste font irruption également des Conseillers d’Etat qui sont détenteurs d’un savoir technique et d’un capital économique plus

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reconnus99. A cet égard, nous pouvons avancer l’hypothèse que, par rapport au passé, le parti Socialiste lui aussi s’adapte aux exigences et aux contraintes structurelles de la vie politique tessinoise. Nous pouvons donc affirmer qu’en raison de loi de 1968 qui atteste la majeure professionnalisation de la fonction de Conseiller d’Etat100, d’une complexification de la politique et d’un renouveau des logiques libérales, le recrutement à la fonction de Conseiller d’Etat tessinois devient moins accessible pour ceux qui exercent des professions de bas niveau économique. A partir de là nous pouvons supposer que pendant une période de crise comme celle des années 70, les forces politiques suisses sont enclines à collaborer entre elles en faveur de la gouvernabilité du pays et que d’autres priorités vont donc prévaloir aussi au sein du Parti Socialiste. Les événements de scission interne au PSS en sont un exemple flagrant. Ce contexte économique de crise et cette dépendance politique externe peuvent être ainsi révélateurs pour comprendre les changements qui ont eu lieu pendant ces années, le fait de connaître les mécanismes étatiques se révélant alors fondamental pour gouverner le pays. De surcroît, il est pertinent de soutenir qu’avec la fin de la période marquée par le leadership de Canevascini, on assiste à une progressive convergence vers le centre au Conseil d’Etat. Après lui en effet, il y a eu un changement marqué de la composition professionnelle des Conseillers d’Etat socialistes plus orienté vers les professions libérales ou les hautes cadres.

En guise de conclusion de ce chapitre, nous pouvons dire que l’appartenance partisane ne joue qu’un rôle marginal sur le déterminant sociologique de la profession au sein du parti Socialiste. En ce qui concerne la profession, ce n’est que dans une période marquée par un contexte social, économique et politique bien précis qu’on trouve des représentants qui ne sont pas, comme dans le cas des autres partis, liés au monde juridique. Cependant, après cette période on assiste également à une véritable montée au pouvoir des avocats ou des profession socialement plus valorisées dans le cadre du parti Socialiste. Ce phénomène montre entre autre la forte stabilité et la forte propension pour le statu quo de la vie politique suisse qui se confirme d’ailleurs par le fait qu’aussi au sein d’une nouvelle force populiste comme la Lega dei ticinesi, les juristes sont majoritaires101. Ce que nous pouvons enfin démontrer par notre recherche empirique est lié à l’hypothèse 2, plus précisément qu’avant cette période de crise qui se traduit par une scission au sein du PSS, le profil des Socialistes était distancié par rapport aux autres membres bourgeois du collège gouvernemental, et qu’après cette date il s’est fortement standardisé au profit d’un profil plus « moyen ». Si nous tenons également compte d’une certaine professionnalisation de la politique au niveau fédéral à partir des années 1980102, nous pouvons affirmer que: d’une part les évènements liés à la structure politique au niveau fédéral et d’autre part les événements spécifiques des années 1970 liés au Parti socialiste tessinois, ont eu un impact sur la composition du profil sociologique au sein des partis de gauche, ce qui se traduit également dans une plus grande représentation des professions libérales, en particulier les avocats, également dans ce parti.

99 Nous pouvons soutenir que l’ingénieur Pietro Martinelli, fervent syndicaliste et représentant de la gauche, possède également un niveau élevé de scolarisation et se distingue d’une profession comme celle exercée par Canevascini ou Ghisletta. En effet, le fait d’être ingénieur et d’avoir terminé le polytechnique à Zurich signifie à notre avis qu’il est détenteur d’un niveau de formation socialement plus élevé. 100 Voire annexe : Loi sur l’honoraire et les prévoyances en faveur des membres du Conseil d’Etat 101 Il s’agit ici de spécifier que le seul Conseiller d’Etat de cette force politique, Marco Borradori, est lui aussi un avocat. 102 A cet égard, consulter Mach et Pilotti (2008).

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Le parcours politique : un « cursus honorum » ? « Flavio Cotti est un aimable politicien qui a accompli un « cursus honorum » impeccable. De la race de ceux qui par talent, mais également par destin se retrouvent à diriger un pays »103. Cette citation, trouvée au hasard lors de la récolte des données dans les archives cantonales à Bellinzone, malgré l’aspect caricaturale et médiatique que nous ne considérons pas dans cette recherche, est révélatrice de la valeur du parcours politique dans la carrière d’un politicien. En effet, cet extrait à connotation positive valorise le « cursus honorum » du Conseiller Flavio Cotti en mettant l’accent sur toute une série d’éléments comme le talent et le destin qui donneraient un statut presque divin aux dirigeants du pays. On s’aperçoit donc que dans cette phrase des termes comme « aimable politicien » ou comme « race » et « talent » s’associent à « cursus ad honorum ». La carrière politique d’une personne publique assume ainsi un caractère de l’ordre du naturel ou du biologique. A ce stade des interrogations surgissent donc spontanément, on peut se demander par exemple si en réalité des individus, pour effectuer une telle carrière politique, doivent véritablement détenir des qualités personnelles spécifiques ou il y a au contraire une multiplicité de causes concurrentes qu’interviennent dans la carrière politique. Que signifie alors arriver à siéger au Conseil d’Etat au niveau tessinois? Y a-t-il un véritable parcours à suivre avec des étapes obligatoires ou au contraire y a-il des voies multiples pour le rejoindre? Dans cette partie, nous proposerons donc d’analyser le « cursus honorum » propre au Conseillers d’Etat tessinois au XXe siècle, tout en cherchant à dégager des parallélismes avec le niveau fédéral, mais surtout de voir les spécificités propres à ce canton. Nous ne manquerons pas, pour ce faire, de considérer les différents facteurs sociaux qui entrent en concurrence pour l’accès à la charge la plus élevée du canton du Tessin.

La prise en compte de cette variable est due, entre autre, au fait que nous nous sommes appuyés sur le concept de « cursus honorum » élaboré dans l’article Système gouvernemental et sélection des élites en Suisse, où Erich Gruner souligne que les Conseillers fédéraux ont un parcours politique prédéfini. L’accès à ce poste politique passerait, selon sa recherche, par un « cursus honorum » strictement défini : d’abord avec une place dans le législatif communal, puis dans l’exécutif communal, après dans le législatif cantonal et seulement en dernière instance, ils arriveraient à l’exécutif cantonal. À partir de ce poste au Gouvernement cantonal, existe la possibilité de passer au Parlement fédéral et, finalement, au Conseil fédéral. Afin d’arriver à siéger au Conseil fédéral, l’élection au Parlement semble donc un passage obligé pour chaque Conseiller fédéral, puisque pour les candidats non parlementaires il est pratiquement impossible d’être élus, car ils ne disposent ni de soutien à l’Assemblée fédérale ni du soutien des citoyens. Siéger au Conseil d’Etat s’avère donc un passage intermédiaire nécessaire à une carrière politique au niveau fédéral.

Dans cette partie, nous nous proposerons donc de voir quelle est la pertinence de la théorie de Gruner dans l’arène politique tessinoise et aussi quelles sont les caractéristiques spécifiques de ce canton. Tout en sachant que d’après nos premières recherches, dans le cas du Tessin, l’hypothèse de Gruner n’est pas totalement satisfaite, nous chercherons à expliquer s’il y a d’autres ressources et voies possibles pour le recrutement à cette charge politique et comment celles-ci

103 Citation tirée de BERNASCONI, Moreno, Opuscolo di presentazione de «La svizzera nell'ora della verità, Flavio Cotti a colloquio con Moreno Bernasconi Armando dado Editori». Il s’agit d’une brochure de présentation du livre: « la Suisse à l’heure de la vérité » qui est un entretien entre le Conseiller d’Etat et Conseiller fédéral Flavio Cotti et le journaliste du « Giornale del Popolo », un journal traditionnellement proche du PPD, paru après la fin du mandat du Conseiller fédéral.

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changent dans le temps. Pour ce faire, nous chercherons à croiser cette variable « cursus honorum » avec d’autres variables significatives (comme la profession/formation, par exemple). Bref, il sera intéressant de vérifier, d’une part s’il y a des tendances spécifiques dans les parcours politique des membres du Conseil d’Etat et si elles évoluent au cours de la période analysée. Et d’autre part, quel sera leur parcours politique après avoir revêtu cette charge au niveau cantonal.

Tableau 9 : Conseillers d’Etat par parcours politique avant l’élection

Parcours/période 1905-1923 1923-1947 1947-1971 1971-1995 1995-2007 TOT

rien 1 1 2 3 0 7

communal 2 1 3 4 1 11

Communal +

cantonal 1 2 8 5 1 17

cantonal 10 3 1 1 1 16

comm+cant+fed 1 1 2 0 2 6

communal+federal 0 0 0 1 1 2

cantonal+fédéral 1 1 0 0 0 2

Source : base de données Élites tessinoises

D’après le tableau 9, sans entrer dans une analyse trop détaillée, nous pouvons constater une certaine hétérogénéité de la carrière politique avant l’élection des Conseillers d’Etat tessinois tout au long du XXe siècle. Aucune tendance prédominante ne peut être reliée à un parcours idéal typique. Cependant, il y a des tendances plus importantes que d’autres lesquelles méritent d’être analysées. En effet, ces données mettent au jour le nombre important de Conseillers d’Etat qui passent par le niveau communal et ensuite par le niveau cantonal. Comme nous pouvons le relever du graphique 8, sur 61 Conseillers d’Etat analysés, 28% (17 pour la précision) commencent tout d’abord leur carrière politique en siégeant dans une commune104 et après passent par le niveau législatif cantonal. D’autre part, il est important de relever que d’autres voies pour accéder au Gouvernement peuvent également être mises en avant. Surtout au début du siècle, la pratique de passer seulement par le législatif cantonal était très diffusée. Nous pouvons supposer à cet égard que les ressources acquises à travers une expérience politique plus longue, commencée dans une commune, étaient à cette époque moins fondamentales à mobiliser. D’autres ressources sociales pouvaient donc jouer un rôle dans le recrutement au gouvernement, par exemple, le fait d’être issu d’une grande famille ou d’avoir un bagage éducatif et professionnel plus élevé105. A partir de ce constat, donc, nous pouvons expliquer une valeur si élevée c’est-à-dire un total le 26 % de Conseillers d’Etat qu’au long du XXe siècle sont passés seulement par le niveau cantonal. L’importance relevable de cette forme de carrière politique, au début du siècle, pourrait biaiser le résultat final, vu que depuis 1923 seules 6 personnes ont 104 Il s’agit ici de noter que par rapport à la théorie de Gruner, nous n’avons pas différencié, pour des causes de faisabilité, entre niveau communal législatif et niveau communal exécutif. 105 Si nous croisons ici la variable cursus honorum à la variable origine sociale ou formation et profession, nous verrons que les trois sont strictement liées. D’un part une profession et une formation socialement plus privilégiées pourront combler l’expérience moindre acquise en politique, et de l’autre le fait d’être d’issu d’une grande famille sera également une ressource à mobiliser lors de l’élection au Conseil d’Etat.Voir à cet égard le chapitre sur l’origine sociale.

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suivi un tel parcours pour accéder au gouvernement, mais cela reste quand même un pourcentage élevée qui donne de bonnes pistes réflexives pour des futures recherches sur cette période.

En outre, il est intéressant de relever que le troisième pourcentage le plus élevé reste le passage par la commune. Ceci atteste une certaine socialisation politique qui passe essentiellement par le niveau local et qui sera une étape primordiale à l’acquisition de savoirs techniques propres à la politique. Ces chiffres sont donc l’indice du poids important qu’assume une carrière politique qui passe par des étapes de graduelle responsabilité, tout en sachant que cette tendance n’arrive pas à fournir une vérification complète de la théorie de Gruner. En effet, au Tessin le « cursus honorum » stricto sensu106 n’est pas, comme au niveau fédéral, une règle obligée. En effet, en se basant sur une échelle inférieure à celle fédérale, l’entrée à la politique et le parcours qui en résulte peuvent être moins strictement définis par des étapes de responsabilité graduelles. En effet, l’exigence d’avoir acquis un bagage d’expérience politique sera un facteur plus prépondérant pour l’accès au niveau fédéral.

Graphique 7 : Conseillers d'Etat selon le parcours politique avant l'élection

Source : base de données Élites tessinoises

Cependant, si nous observons le graphique 8 encore plus dans les détails on s’aperçoit que la plupart des Conseillers d’Etat effectuent une carrière politique en revêtant des fonctions dans la commune : la socialisation à la politique passe donc véritablement par ce niveau communal. Nous pouvons donc supposer que l’accès au Conseil d’Etat nécessite une appropriation des structures et des logiques politiques qui commencent justement par ce premier niveau d’initiation à la politique. Si nous considérons les données non-aggregées pour l’acquisition du savoir-faire technique et d’une expérience nécessaire à gouverner le canton, cette première étape joue un rôle encore plus prépondérant. En effet, la représentation 106 C’est-à-dire un « cursus honorum » comme l’entend Gruner, caractérisé par le passage séquentiel par des étapes prédéfinies entre le niveau législatif communal et le niveau exécutif cantonal.

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graphique nous indique que sur les 61 Conseillers d’Etat, 59% sont passés avant leur entrée au gouvernement par une commune. D’un point de vue de construction du bassin électoral, si nous nous relions à notre problématique sur le clientélisme, nous pouvons supposer à travers ce chiffre que le fait de tisser des relations avec les populations locales et d’avoir un ancrage local solide pourra ensuite être mobilisé en tant que ressource pour l’accès au Conseil d’Etat. Cela ne demeure qu’une hypothèse, bien entendu, qui néanmoins nous permet de réfléchir à nouvelles pistes réflexives lesquelles pourront être parcourues par d’autres recherches à caractère plus qualitatif.

Par ailleurs, l’absence d’un cursus prédéfini et graduel comme celui décrit par Gruner nous permet aussi de considérer, par rapport à ces nombreuses pistes atypiques de la carrière politique des Conseillers d’Etat, le fait qu’un bonne nombre, 12%, de ce ceux-ci n’avait aucune fonction politique avant l’entrée au gouvernement. Pour ces autres membres de l’exécutif tessinois dépourvus de toute carrière politique avant leur élection, un facteur explicatif pourrait ainsi être le fait que la plupart de ces Conseillers exercent une profession paraétatique, comme celle de procureur public ou juge. Nous pouvons donc supposer que cette profession véhicule une fonction socialisatrice aux affaires étatiques et à la chose publique. Elle mobilise en effet toute une série de capitaux culturels, techniques et relationnels qui ne nécessitent pas une acquisition graduelle à travers la machine politique. La fonction paraétatique est une autre voie pour acquérir les savoirs techniques propres, par exemple, à l’étape communale. A cet égard, un certain nombre d’exemples concrets, qui illustrent de manière judicieuse la valeur ajoutée de cette profession, peuvent être mobilisés. Nous retrouvons parmi les 7 cas de Conseillers d’Etat sans carrière politique avant l’élection, des personnages comme Dick Marty (PRD) Plinio Cioccari (PRD) ou Renzo Respini (PDC), tous professionnellement impliqués dans un domaine lié à l’administration étatique. Grâce à cette fonction publique, ils ont acquis une expérience technique qui les a familiarisés aux dynamiques propres à l’appareil étatique, qu’au contraire ceux exerçant une profession dans le secteur privé ne peuvent généralement acquérir qu’en passant par le niveau communal.

Tableau 10 : Conseillers d’Etat selon le parcours politique après l’élection, par période

Parcours/période 1905-1923

1923-1947

1947-1971

1971-1995 1995-2007 TOT

Rien 7 3 9 6 0 25

Communal 0 0 1 0 0 1

Comm+cant 1 0 0 1 0 2

Cantonal 4 4 3 2 0 13

Comm+cant+fed 2 0 0 0 0 2

Communal+federal 0 0 1 0 0 1

Cantonal+fédéral 3 0 1 1 0 2

Fédéral 0 2 0 3 0 5

Source : base de données Élites tessinoises

Graphique 8 : Conseillers d'Etat selon le parcours politique après l'élection

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Source : base de données Élites tessinoises

Après ces constats, nous pouvons retenir qu’au Tessin le recrutement de l’élite gouvernementale passe par des voies différentes, un « cursus honorum » unique et valable pour tout le monde n’y est donc pas relevable, ce qui confirme d’ailleurs notre hypothèse. On en déduit ainsi qu’à travers cette analyse des carrières politiques des Conseillers d’Etat tessinois les postulats de Gruner sont à relativiser. Nous pouvons avancer l’hypothèse que l’analyse de Gruner en se focalisant seulement sur le niveau fédéral ne tient pas compte, comme dans notre cas, de la totalité des facteurs et logiques présentes dans l’arène politique au plan cantonal. Au contraire, il prend en considération seulement les politiciens qui sont arrivés à siéger au Conseil fédéral, une infime minorité donc de l’ensemble des politiciens qui ont revêtu des fonctions gouvernementales cantonales.

De notre part, si nous nous reprenons la théorie de Gruner, il faut souligner le fait que seuls quatre politiciens tessinois ont revêtu la fonction de Conseiller fédéral : Enrico Celio (PDC), Giuseppe Lepori (PDC), Nello Celio (PRD), et Flavio Cotti (PDC). Parmi ces quatre, le dernier semble être le plus proche de la théorie formulée par Gruner, tout en tenant compte qu’il n’a pas exercé la fonction de maire. Cependant, il reste quand même un bon exemple pour illustrer un « cursus honorum » qui se compose d’étapes progressives à l’intérieure de l’appareil politique suisse. En outre, une dernière particularité interne au cas tessinois qui mérite d’être relevée. Il s’agit du fait que, comme le montre le graphique 9, les Conseillers d’Etat, après avoir revêtu cette fonction, n’assument pour la plupart plus aucune charge politique et nous pouvons donc supposer qu’ils reviennent à exercer la même profession qu’avant, à savoir juriste ou, pour 10 d’entre eux, décèdent pendant la charge politique. Pour ce qui est du cumul des mandats politique pendant la charge de Conseiller, il faut relever qu’avant la Loi de 1963 sur l’honoraire et les prévoyances en faveur des membres du Conseil d’Etat107, qui limitait le cumul de mandats au niveau fédéral, cantonal et communal, cette pratique était également peu présente. Il est arrivé seulement trois fois qu’un Conseiller ait une charge au Conseil national et une fois au niveau communal. Au Tessin, le Conseil d’Etat paraît être une institution dont les membres, même dans les périodes de non professionnalisation 107 Voir annexe : Loi sur l’honoraire et les prévoyances en faveur des membres du Conseil d’Etat.

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de la politique, étaient presque contraints de s’engager dans leur tâche à temps complet.

Finalement, pour répondre aux questions initiales, ce qui nous reste à retenir après cette analyse c’est l’importance du niveau communal dans la socialisation à la politique des Conseillers d’Etat. Comme nous l’avons montré, afin de revêtir la fonction de Conseillers d’Etat, la commune semble être l’instance d’initiation à la politique qui permet au futur Conseiller de cerner au mieux les logiques de la gestion étatique. Cette étape facilite ainsi la compréhension de toute une série de dynamiques clés du champ politique comme son fonctionnement, sa structure, ses règles implicites et les rapports de forces interpartis ou intra-partis. A cet égard, l’article de Rocco Vitali montre finement le rôle important que le niveau communal joue dans l’intériorisation de certaines logiques politiques et de certaines connaissances clés. Il n’y a pas seulement une dimension politique d’acquisition des savoirs spécifiques, mais il y a aussi une dimension plus relationnelle. Autrement dit, le futur Conseiller d’Etat, grâce à la fonction de maire, peut élargir son réseau relationnel tout en instaurant des connaissances personnelles clés qui lui permettront ensuite de mener une carrière politique à un niveau plus élevé, à savoir le niveau cantonal. Le témoignage d’un maire du parti Libéral-Radical est très significatif à cet égard : « Si je me présente comme Conseiller d’Etat de mon parti, je ne rencontre aucun problème car pendant les dernières élections cantonales j’ai été très actif et j’ai approfondi les contacts à l’intérieur de mon parti. » (Vitali 1996 : 16). Nous interprétons ce discours comme un élément qui corrobore les constatations que nous avons formulées auparavant. Il atteste donc qu’il y a bien des facteurs politiques et juridiques, mais qu’il y a aussi une dimension relationnelle non négligeable, ce qui nous relie d’ailleurs à notre discours sur le clientélisme.

En guise de conclusion, il s’agit donc de relativiser la citation avec laquelle nous avons commencé ce chapitre. A notre avis, plus que de qualités innées, il nous semble plus pertinent de soutenir que la carrière politique d’un Conseiller d’Etat dépend aussi et surtout de facteurs politiques, socio-économiques, juridiques, professionnels et relationnels.

Le rôle de l’armée en tant que lieu d’intégration : un processus d’affaiblissement Les relations entre la sphère militaire et la sphère politique méritent à présent d’être analysées plus en détails, même si dans cette recherche nous n’approfondirons pas cette autre dimension de la reproduction de l’élite tessinoise, nous nous bornerons à donner quelques pistes interprétatives en proposant une mise en perspective avec le niveau fédéral. Nous verrons donc quel rôle assument pour l’élite ces lieux de formation, de socialisation et d’intégration, très importants pour un pays multiculturel tel que la Suisse. En ce qui concerne le nombre des officiers au niveau fédéral, alors que pendant cinquante ans, de 1920 à 1968, il est resté constant à environ 40% des membres de l’Assemblée fédéral, la recherche plus récente de Mach et Pilotti a constaté une contraction significative de cette tendance puisqu’en en 1980 l’effectif était de 36% et qu’en 2000 il s’abaisse à 26%. Cette évolution n’est guère surprenante si on prend en considération d’une part l’apparition des femmes au Parlement et, d’autre part, le déclin du prestige de l’armée depuis la fin des années 1980108. Rennwald, pour sa part, a démontré qu’au niveau cantonal entre 1970-1991 seuls 19,2 % du cercle dirigeant jurassien étaient

108 A cet égard voir Guisolan (2004).

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des officiers par rapport au 45,4% de l’étude du cercle intérieur de l’élite politique suisse effectuée par Kriesi. Même si ces données ne prennent en considération qu’une période plus réduite, dans notre recherche, nous tiendront compte des dynamiques de différenciation temporelle, de professionnalisation de la politique, et également des structures institutionnelles de ce pays109, même si nous devons aussi tenir compte du nombre plus restreint des membres du Gouvernement tessinois surtout pour la période récente, ce qui pourrait entraîner une moindre significativité des nos données.

Tableau 11 : Conseillers d’Etat selon le grade militaire par période

Grade/Période 1905-1923

1923-1947 1947-1971 1971-1995 1995-2007 TOT (%)

Lieutenant 0 1 1 0 0 2 (3%)

Premier-lieutenant 1 0 1 0 0 2 (3%)

Capitaine 2 0 1 3 1 7 (11%)

Major 0 0 1 2 0 3 (5%)

Colonel 2 1 0 1 0 4 (7%)

Brigadier 0 0 1 0 0 1 (2%)

Pas de grade 6 7 10 7 5 35 (57%)

Manquant 5 1 0 0 0 6 (10%)

Juge Milit 0 0 1 0 0 1 (2%)

Gradé (%) 31% 20% 37,5% 46% 16% 33%

Source : base de données Élites tessinoises

D’auprès le tableau 11, nous pouvons relever toute une série de considérations qui concernent le cas du Tessin. Sachant que ce canton, outre qu’avoir une langue différente et minoritaire, est la seule partie de la Suisse au delà de la frontière naturelle des Alpes, et sachant que l’armée, surtout dans ce pays, joue un rôle d’intégration des citoyens et de l’élite, nous pouvons nous attendre un rôle d’autant plus important de cette institution en tant que facteur de socialisation et d’intégration de l’élite gouvernementale tessinoise. Ces chiffres montrent donc dans quelle mesure, dans ce canton aussi, l’armée peut fournir un élément socialisateur entraînant ainsi la constitution d’un bassin de ressources relationnelles et formatives. En effet, 33% des Conseillers d’Etat – sans compter le 10% de données manquantes qui reste assez élevé surtout pour la première période – entreprennent une carrière au sein du corps des officiers de l’état-major. Au total, une bonne partie des membres de l’exécutif tessinois, 20 pour être précis, monte dans la hiérarchie militaire. La plupart d’entre eux atteint le grade de capitaine (7 pour la précision) et dans une moindre mesure de colonel (4 dans l’ensemble). Le plus haut gradé a été le membre PRD, Brenno Galli, brigadier de 1962 jusqu’à 1975, 3 ans après sa sortie du Conseil d’Etat. Une autre particularité à relever est le fait que le Conseiller socialiste Benito Bernasconi a revêtu la charge de major de 1968 jusqu’à 1985, 3 ans avant d’accéder au gouvernement. Cela semble être une exception

109 Comme nous l’avons vu, par exemple, le système politique de milice. Principe qui dérive en fait de l’acception utilisée pour définir notamment l’armée suisse.

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dans le Parti Socialiste car aucun autre membre de ce parti n’a gradé dans l’armée, suivant ainsi un certain principe antimilitariste propre aux socialistes. Au total, donc, ce réseau social a servi en tant que lieux d’intégration pour un pourcentage non négligeable de Conseillers d’Etat au Tessin, et même si ceci ne peut être considéré comme une condition sine qua non de l’accès à cette charge étatique, l’intégration à l’armée reste une bonne ressource à mobiliser lors de l’élection. D’ailleurs, suite à la sortie du gouvernement, cette charge revêtue précédemment pourra permettre à son tour de monter encore plus dans la hiérarchie militaire, comme par exemple dans le cas de Brenno Galli.

Cependant, il faut préciser que, d’un point de vue diachronique et contextuel110 et en tenant compte du pourcentage élevé de données manquantes pour la première période, il est intéressant de noter que, entre 1905-1923 et 1923-1947 une baisse importante du nombre de gradés à l’armée survient, en effet ce nombre passe de 31% à 20%. Concernant ce résultat, nous pouvons nous référer à François Masnata (1963 in Chardon et Matter 2009 : 15) qui souligne un certain sentiment d’antimilitarisme surtout propre au Parti socialiste, mais qui dans le cas tessinois – peut être à cause de la proximité avec l’Italie – semble être répandu parmi tous les partis. Nous pouvons également retrouver la baisse observée ci-dessus dans le travail de séminaire relatif à l’armée suisse effectué par Chardon et Matter dans le cours Sociologie des Elites111, où entre 1910 et 1937 on passe au niveau fédéral de 57,4% à 35,%. Ensuite la tendance présente au Tessin s’observe également au niveau fédéral. Autrement dit, le pourcentage s’élève jusqu’en 1971-1995 où il atteint 45%, contre 41% au parlement fédéral. En outre, le pourcentage redescend jusqu’en 1995-2007, où il atteint alors16 %. Malgré le fait que nos données concernent un nombre d’individus moins élevé – ce qui implique une significativité moins élevée surtout pour la dernière période pour laquelle nous n’avons que 6 Conseillers– cela n’empêche pas d’affirmer que ces résultats vont dans le sens de notre hypothèse stipulant une diminution du pourcentage de Conseillers d’Etat gradés, en raison de la professionnalisation croissante de la politique tant au niveau cantonal qu’au niveau suisse et de la présence des femmes. Ceci correspond d’ailleurs aux logiques observées par Mach et Pilotti (2008) dans leur recherche sur les parlementaires suisses de l’époque contemporaine. En général, donc, nous pouvons constater que, nonobstant le fait que la sphère militaire et la sphère politique soient très proche dans ce canton, ces relations subissent des affaiblissement suivant un processus de séparation continu. L’armée constitue un lieu de formation et de ressources relationnelles surtout pour les périodes précédent la professionnalisation de la politique. Cependant, dans ce canton également, cette institution ne revêt plus le rôle d’intégration qu’elle possédait auparavant pour l’élite gouvernementale tessinoise. Nous pouvons avancer l’hypothèse que l’armée sera à terme remplacée par d’autres ressources sociales, comme par exemple la formation universitaire en droit ou les post-grades et le MBA ou qu’elle sera tout simplement substituée en tant que lieu privilégié de socialisation par d’autres institutions socialisatrices.

110 Malheureusement, nous n’avons pas trouvé les pourcentages relatifs aux gradés au sein de la population tessinoise en général, ce qui nous empêche de faire des comparaisons avec l’élite gouvernementale afin de voir dans quelle mesure il y une représentativité des citoyens. Il faut aussi tenir compte, pour une analyse plus fine, du fait que les pourcentages du personnel de l’élite politique tessinoise, vu son haut degré de formation, peuvent être biaisés par ce facteur social. En effet des recherches démontrent à cet égard que les personnes possédant un titre universitaire ont une propension plus grande à grader dans l’armée (voir à cet égard Gruner 1970). 111 Cours de la faculté de sciences politiques de l’Université de Lausanne, codirigé notamment par Thomas David et André Mach en 2008-2009.

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Tableau 12 – Conseillers d’Etat selon le grade militaire selon l’appartenance partisane

Parrti/gradé non oui

PRD 15 (60%) 10 (40%)

PDC 13 (65%) 7 (45%)

PSS 6 (86%) 1 (14%)

Lega 1 (100%) 0 (0%)

Source : base de données Élites tessinoises

Pour conclure cette partie, il faut souligner qu’en ce qui concerne l’appartenance partisane, nous avons vu que le parti socialiste est fidèle aux idéaux antimilitaristes qu’il revendique en ayant seulement 1 membre gouvernemental qui a entrepris une carrière au sein de l’Armée. Par rapport aux autres deux partis traditionnellement plus importants, nous pouvons montrer avec le Tableau 12 que les pourcentages de gradés sont assez proches, 45% de gradés pour le PDC contre 40% pour le PRD. Le parti démocrate-chrétien semble donc être le plus sensible à certaines traditions et logiques de formation propres à des lieux sociaux spécifiques112.

En faisant abstraction des différences inter-partisanes, nous pouvons en fin de ce chapitre rappeler, à l’instar de Chardon et Matter, que le rôle de l’armée dans la reproduction de l’élite suisse en général et tessinoise en particulier a subi de profonds changements surtout dans la période récente. A partir du début du XXe siècle jusqu’aux années 1980, nous pouvons affirmer que celle-ci avait, de manière générale, plus de l’importance pour le peuple et pour l’Etat, tant au niveau symbolique (on pense ici à la neutralité et au rôle de défense) qu’au niveau de l’intégration et de la formation. En effet, l’armée, surtout dans la première moitié du XXe siècle, a représenté un équivalent fonctionnel à une Ecole ou à une Université fédérale, et surtout était capable d’assurer une formation homogène mais aussi une cohésion culturelle et idéologique (Roth 1994 : 133, in Chardon et Matter 2009 : 31), ainsi que, ajouterons-nous, un rôle de socialisation en tant que ressource relationnelle. De cette manière, l’armée a permis de créer une certaine cohésion nationale dans un pays multiculturel tel que la Suisse. Outre une formation reconnue sur plan national et un synonyme de compétence générale et de commandement, elle était en effet une valeur symbolique qui illustrait une certaine intégration aux principes et valeurs étatiques défendus par la plus grande part de la classe dirigeante. Cette ressource était aussi essentielle à la constitution d’un bassin relationnel fondamental pour l’accès à la politique, et, plus particulièrement, au gouvernement tessinois.

A ces dynamiques, s’ajoutent comme nous l’avons vu, toute une série d’événements qui changent le rôle et la valeur de l’armée dans la société et dans l’Etat. La conjoncture internationale de l’après guerre froide qui entraîne une certaine professionnalisation de l’armée, la professionnalisation même de la politique au niveau national et cantonal ainsi que l’apparition des femmes dans la sphère politique, tous ces facteurs ont fortement influés sur le prestige et même sur la fonctionnalité de cette institution qui, au Tessin aussi, se traduit par un nombre de gradés plus faible dans le gouvernement tessinois à la période récente.

112 Comme nous le verrons après, soit dans le cas de la dimension familiale et dans le cas des associations d’étudiants.

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Conclusions intermédiaires

En guise de conclusions de cette partie consacrée à l’analyse des variables sociographiques principales, il faut dire qu’en résumé nous avons jusqu’ici abordé la dimension de genre, l’évolution de l’âge moyen à l’entrée dans le gouvernement et la durée moyenne du mandat, l’origine géographique, la formation et la profession, le « cursus honorum », ainsi que le grade militaire, afin de tracer un profil des Conseillers d’Etat tessinois, tout en l’insérant dans un contexte historique et dans une différenciation partisane. Pour atteindre ce but heuristique, nous avons cherché à considérer ces différentes variables d’abord séparément, puis, dans un deuxième temps, nous avons essayé de les enchevêtrer entre elles quand cela nous a paru le plus pertinent. L’un des objectifs principaux de cette recherche était en effet de voir quels sont les facteurs sociaux les plus influents, en tant que ressources électorales, afin d’accéder au gouvernement de ce canton. Répondre à ce questionnement, on le comprend assez facilement, reste néanmoins une œuvre très difficile. D’autant plus qu’il est difficile, vu la forte corrélation entre ces différents indicateurs, de conclure avec une certitude statistique absolue et incontestable. Malgré ça, nous pouvons chercher à comprendre, à travers la validation de nos hypothèses, les données statistiques trouvées, et surtout à travers la contextualisation historique et théorique mobilisée, quel sont les facteurs sociaux qui ont le plus d’incidence sur le recrutement gouvernemental.

En nous focalisant donc sur les hypothèses inhérentes à ces variables, nous pouvons affirmer que les 5 premières hypothèses mobilisées dans ce travail sont dans une bonne mesure vérifier empiriquement par nos résultats. En ce qui concerne la première hypothèse, nous pouvons soutenir que les Conseillers d’Etat tessinois sont en prévalence détenteurs d’un diplôme universitaire, exercent un profession de juriste, sont de sexe masculin, âgés en moyenne entre 45-55 ans, dans une bonne mesure gradés au sein de l’armée, mais qu’ils ont en moyenne une durée de mandat de neuf ans et pas de douze comme nous l’avions supposé. Cela valide donc dans une bonne mesure nos suppositions relatives à des variables comme le genre, l’évolution de l’âge moyen, le grade militaire, à l’exception, peut-être, de la durée du mandat. Ces résultats nous donnent déjà une fidèle représentation de l’homogénéité relative de l’élite gouvernementale tessinoise, sur ces aspects très proches en cela de homogénéité de la l’élite fédérale. Surtout en ce qui concerne la profession et la formation, la significativité de nos résultats, mise en relation avec la grande homogénéité du niveau fédéral, peut nous conduire vers l’idée que ces deux variables, si elles sont liées l’une à l’autre, sont des ressources fondamentales pour parvenir à la politique en général, et plus précisément au Conseil d’Etat tessinois. Ceci, donc, nous ramène à notre cadre théorique sur la reproduction de l’élite dans le sens où on peut retrouver, à l’instar de Pierre Bourdieu, derrière ces dynamiques des stratégies de sociodicée qui mettent en évidence une certaine compétence spécifique, considérée également en tant que ressource électorale.

La deuxième hypothèse, plus compliquée à confirmer dans toutes ses nuances, nous donne quand même l’importance qu’a joué la professionnalisation politique et, plus particulièrement, les évènements qui ont touché le Tessin dans les années 1970, c’est-à-dire la scission du Parti Socialiste en deux courants. Ces contingences ont en effet eu un impact sur le profil sociologique au sein de ce parti, d’une part, parce que la professionnalisation politique a introduit l’exigence d’avoir des titres d’étude plus élevés, les titres universitaire supérieurs devenant aussi dans ce parti une règle générale, mais surtout parce que la professionnalisation politique a influé, comme dans les autres partis aussi, sur le rôle croissant des juristes. D’autre part, les évènements qui ont affecté la gauche à cette époque ont provoqué un impact

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également sur la profession du seul membre du PSA, lequel se distancie des autres membres socialistes par une formation d’ingénieur, au détriment des professions de juriste. Ce qui signifie donc une profession moins usuelle dans l’arène politique tessinoise et ce qui fait qu’une filière plus ou moins valorisée dans les logiques du gouvernement est intégrée.

En outre, en ce qui concerne les hypothèses 3 et 4, liées au « cursus honorum » et à la carrière politique des Conseillers d’Etat, nous pouvons affirmer qu’elles se voient également confirmées dans une bonne mesure. Si grâce a nos recherches préalables sur le canton du Tessin nous voulions mesurer la pertinence de la théorie de Gruner sur le « cursus honorum » dans ce canton, nous avons vu que ces suppositions nous ont conduit a démontrer qu’au niveau cantonal la carrière politique des Conseillers d’Etat ne suit pas, comme c’est le cas au niveau fédéral, un parcours préétabli. La base pour faire de la politique au Tessin est en fait la commune, qui permet une socialisation aux logiques de la politique et permet également de tisser un réseau de connaissances très important. En plus, on a démontré qu’une autre voie pour l’accès au gouvernement pour les personnes dépourvues de toute carrière politique passera par l’exercice d’une profession publique strictement liée à l’administration étatique telles que, entre autres, juge et procureur publique

En dernière instance pour cette partie de conclusions intermédiaires, il faut relever qu’en ce qui concerne l’hypothèse 5, d’une part, le fait de provenir d’une zone urbaine, plus proche du centre étatique, et d’autre part le fait d’avoir des liens de sociabilités avec la Suisse alémanique, ce qui permet d’acquérir une ressource comme la langue, tellement importante pour la gestion des affaires d’un zone de frontière à moitié entre les décisions politique et les transactions financières de la suisse alémanique, s’avèrent être des ressources importantes afin d’accéder au Conseil d’Etat. Cela surtout dans la période moderne où le progressif développement sociodémographique du pays et la professionnalisation de la politique jouent un rôle non négligeable.

A présent, il convient de plonger plus en profondeur dans les chapitres dédiés à l’analyse des stratégies de reproduction de l’élite et au clientélisme. Tout en sachant que, dans les parties dédiées aux facteurs sociaux abordés jusqu’à maintenant, nous avons cherché constamment à insérer ces deux thèmes transversaux dans l’analyse, ou, au moins, quand nous l’avons estimé le plus pertinent. Malgré ça, il faut dire que le caractère large et ambitieux de notre travail, qui propose de considérer un grand nombre de variables sociologiques, a sûrement pu disperser des informations importantes que nous avions voulu intégrer et a également pu affaiblir la cohérence de notre corpus de travail, donnant parfois une moindre profondeur à notre analyse.

Stratégies de reproduction et ressources électorales

Les chapitres qui suivent seront dédiés, comme mentionné plus haut, à une analyse plus détaillée touchant certaines stratégies de reproduction et ressources électorales de l’élite, plus en particulier du gouvernement tessinois tout au long du XXe siècle. D’une part, la dimension familiale et les liens politico-familiaux seront des thèmes qui nous montrerons dans quelle mesure, dans ce canton, les charges politiques se transmettent d’une génération à l’autre, et, à partir de là, comment la socialisation politique peut véhiculer une « prédisposition » à faire de la politique apprise surtout à l’intérieur du cercle familial et, dans la jeunesse, à l’intérieure d’associations d’étudiants. D’autre part, quand on abordera un certain type de ressources électorales, il faudra également parler du clientélisme politique proprement dit. Cela permettra de se pencher sur un phénomène très difficile à

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saisir empiriquement au travers d’une analyse statistique, mais qui sera dégagé ici à travers l’utilisation de toute une série de facteurs sociaux qui laissent présupposer l’existence de relations clientélistes. Partant de ce constat, donc, nous évaluons que, dans un premier temps, les logiques apprises dans la famille peuvent transmettre une prédisposition à faire de la politique, ensuite, dans un deuxième temps de la vie dans un individu, les relations clientélistes peuvent constituer une ressource électorale afin de prendre le pouvoir et ensuite de le maintenir.

La dynastie politique : entre dimension familiale et transmission des mandats Les liens politico-familiaux

Tout d’abord, nous nous intéressons à la dimension familial et affective et à la transmission de mandats politiques qui peut survenir d’une génération à l’autre. La parenté est, comme nous l’avons vu, un des facteurs les plus importants jouant un rôle dans la reproduction de l’élite politique et dans la constitution de clans. Avoir une origine sociale privilégiée et pouvoir invoquer des liens de parenté avec une élite politique pourraient déjà constituer un facteur déterminant de pouvoir, tout comme de reproduction de ce pouvoir en tant que bassin électoral et en tant que transfert de responsabilité et de légitimité. Même si le raisonnement inverse pourrait être mobilisé, c’est-à-dire que – phénomène qui se peut vérifier plus rarement – l’héritage de la famille pourrait produire l’effet contraire113, à savoir une non réélection.

Néanmoins, la famille joue un rôle important soit en tant que transmission éducative, soit, au début de la socialisation politique et ensuite au moment du recrutement politique, en tant que vecteur d’une plus grande visibilité auprès de l’électorat. Le nom de famille est en effet déjà un facteur important pour avoir une plus grande résonance lors des périodes électorales. La famille joue donc un rôle capital au début de la socialisation politique, mais aussi pour la transmission de valeurs, principes, capitaux économiques, savoirs techniques et surtout capitaux relationnels. Dans un premier temps, il convient donc de voir si la famille a pesé – et dans quelle mesure – sur la formation du cercle gouvernemental tessinois.

Tableau 13 : Conseillers d'Etat selon les liens politico-familiaux au XXe siècle

Père Fils G.Père B.Père Frère Cousin 32% 19% 5% 2% 11% 6%

B. Fils B. Frère Arrière G. Fils Oncle Petit Fils Neveu

2% 2% 2% 11% 3% 2% Source : base de données Élites tessinoises

Dans son étude, Rennwald a constaté que 27.1% des pères des membres du cercle dirigeant jurassien entre 1979-91 avaient occupé une fonction politique. En ce qui concerne le Tessin, cette donnée assume une importance encore plus grande.

113 A cet égard, le cas de Marina Masoni de 2007 est révélateur de comment la famille a joué un effet négatif pour la réélection de cette ex-Conseillère d’Etat.

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S’agissant du mandat politique exercé par le père des Conseillers d’Etat appartenant à notre échantillon, on peut constater qu’il existe, à l’intérieure de plusieurs familles, une certaine tradition dans la détention d’un mandat politique. Le tableau 13 montre notamment que 32% des pères des Conseillers d’Etat ont eu une charge politique sur les trois différents niveaux nationaux – à savoir communal, cantonal et fédéral – tout au long du XXème siècle. Ce phénomène est révélateur d’une assez large tendance selon laquelle la transmission des fonctions politiques de père en fils est une pratique encore plus marquée au Tessin que dans le canton du Jura ou de Bâle. À côté de cela, une autre donnée importante qui atteste de l’importance de la reproduction familiale dans la transmission des mandats politiques, nous est fournie par la proportion des fils des Conseillers d’Etat qui ont occupé une fonction politique, c’est-à-dire le 19%. Ceci est donc le deuxième pourcentage le plus important de notre graphique, ce qui démontre encore plus en profondeur la manière dont la socialisation à la politique peut être une structure sociale largement intériorisée à travers l’éducation familiale. Au total, comme nous pouvons l’observer dans le tableau 14, sur 61 Conseillers d’Etat, 35 ont eu au moins un lien à la fois politique et à la fois familial, c’est-à-dire – si nous ne tenons pas compte des 4 données manquantes – plus de la moitié des membres du gouvernement tessinois (57%). Parmi ces 35 personnes, le 46% (28 Conseillers d’Etat) possède entre un et deux parents qui avaient des charges politiques avant ou après leur mandat et le 12% (7 Conseillers d’Etat) possède entre trois et cinq liens à la fois familiaux et à la fois politiques. Ces données démontrent de manière évidente le rôle prépondérant que joue la famille dans la reproduction de la classe politique cantonale ; dans notre analyse la notion théorique de clanisme se voit ainsi confirmée de manière empirique. Par conséquent, dans une bonne mesure nous pouvons affirmer que la huitième hypothèse que nous avons avancée, selon laquelle nous voulions tester si au Gouvernement tessinois également ces stratégies de reproduction familiale et de dynastie politique sont présentes et perdurent dans le temps jusqu'à nos jours, se voit donc vérifiée.

Tableau 14 : Conseillers d’Etat selon la transmission des liens politico-familiaux par appartenance partisane

PRD PDC PSS Lega

aucun lien 11114 10115 5 0

lien avec même parti 18 11 1 0

lien avec autre parti 3 0 1 1

CdE Tot 32 21 7 1

Source : base de données Élites tessinoises

Si l’on rentre plus dans les détails et que l’on considère l’appartenance partisane, nous pouvons voir que, en règle générale, ces relations se développent à l’intérieur d’un même parti. Sur la totalité des membres ayant des liens de parenté au sein du cercle dirigeant jurassien, Rennwald avait constaté que : 41 sont PDC, 16 PRD, 15 114 Nous avons inséré ici les 2 données manquantes, même si dans le pourcentage calculé plus en haut elles ne sont pas tenues en compte. 115 Aussi ici nous avons inséré les 2 données manquantes, elles ne sont pas tenues en compte dans le pourcentage non plus.

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PS, 8 PCSI, etc. Dans le cas du Tessin sur les 63 relations politico-familiales singulières observées116, il est arrivé seulement cinq fois que ces liens prennent place en dehors de la même matrice partisane : une fois entre un père PRD et un Conseiller PSS117, une fois entre un frère PDC et un Conseiller PRD118, une fois entre un père conservateur et un Conseiller PRD119, une fois entre un père PSS et un Conseiller PRD120 et une fois entre un père PRD et un Conseiller de la Lega121. Comme nous pouvons le voir dans le tableau 13, sur les 35 Conseillers d’Etat concernés par ces liens, 21 ont été au sein du PRD (c’est-à-dire que 65 % des 31 Conseillers PRD ont eu des liens politico-familiaux. De ces 21, 18 ont eu la même appartenance partisane), 11 ont été au sein du PDC (c’est-à-dire que 52% des 22 Conseillers PDC ont eu des liens politico-familiaux dans ce parti), 2 ont été au sein du PS (c’est-à-dire que 25% des 7 Conseillers d’Etat du PSS ont eu des liens politico-familiaux dans ce parti), enfin le seul Conseillers au sein la Lega avait des liens en dehors de son parti (même s’il faut souligner qu’au XXème siècle il n’y a eu qu’un membre de ce parti au gouvernement). Nous pouvons donc évaluer que, par rapport au cas du Jura, au Tessin ce n’est pas seulement le PDC qui est le parti le plus enclin à ce genre de stratégie de reproduction, mais aussi le PRD, le parti qui historiquement joue un rôle particulièrement important dans la vie politique de ce canton, et dans une moindre mesure le PSS. En ce qui concerne la Lega, il faut souligner le fait qu’il s’agit d’un nouveau parti, né en 1991. Ainsi, comme le démontre Garcia (1991), le PDC apparaît comme le parti qui ne laisse pas « échapper » les enfants de ses membres. En effet, aucun Conseiller d’Etat PDC qui avait des relations à la fois parentales et politiques ne possédait de relations en dehors de ce parti. La totalité de ces individus a donc eu une socialisation politique intérieure à la famille qui passait à travers une reproduction et transmission de la même appartenance partisane. Nous pouvons supposer que dans ce cas, la transmission des valeurs chrétiennes-catholiques permet un degré de transmissibilité des préférences partisanes plus élevé. Mazzoleni avait en effet relevé dans son travail sur les parlementaires tessinois dans les années 1990 que plus de 87% des candidats – et pas seulement des élus PDC –avait au moins un de leurs deux parents liés au même parti (Mazzoleni et Schriber 2000 : 41) et au sein du PDC, presque 97 % des membres était de religion catholique contre 75,9 % des membres du PRD (Mazzoleni et Schriber 2000 : 37). Ceci démontre une forte transmission des valeurs religieuses qui peuvent aller de pair avec une transmission des préférences idéologiques à l’intérieur de la famille. La formation de l’habitus, les structures intériorisées, la vision et division du monde, seront toutes des logiques apprises dans le cadre familiale, et à travers ces résultats nous pouvons en

116 Ici nous nous référons au total des relations que possèdent les 35 Conseillers d’Etat concernés. 117 Le Conseiller en question est Guglielmo Canevascini, le père, en effet, libéral fervent, participa à la révolution du 1890 (Libera Stampa, 22.07.1965). 118 Il s’agit du Conseiller Giovanni Rossi, dont la famille fut politiquement divisée dans une branche conservatrice, de laquelle a fait partie le Conseiller d’Etat Luigi Rossi jusqu’en 1890, Grand Conseiller en 1889-1890, fondateur en 1885 et président de Lepontia en 1886, il est appelé le martyr de la Révolution de 1890 car il perdra la vie durant les événements de cette époque (Celio 2007 : 179-183). 119 Le Conseiller en question est Emilio Bossi, sa famille était de foi conservatrice, il se rebelle dans sa contre l’ambiance familiale surtout en ce qui concerne le côté clérical qui définissait comme « la religion des pères » (Celio 2007 : 139-143). 120 Il s’agit de Giuseppe Buffi dont le père provient d’une famille socialiste et était actif dans le PST (parti socialiste tessinois) et dans le syndicat de catégorie. 121 Il s’agit de Marco Borradori, dont le père Elio a en effet été un militant du PRD.

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conclure qu’elles seront également structurantes pour le choix politique des futures Conseillers d’Etat.

Grâce à ces données, nous pouvons donc conclure dans cette partie que, même dans le canton du Tessin, il existe une certaine continuité dans l’appartenance partisane qui se transmet d’une génération à l’autre, ce qui confirme d’ailleurs notre neuvième hypothèse. En outre, en ce qui concerne la dixième hypothèse, nous pouvons affirmer que notre recherche démontre que la transmission des mandats politiques est un phénomène qui s’effectue d’avantage à l’intérieur de la même matrice partisane et que donc ce phénomène est intrinsèque et assez répandu dans l’ensemble de la vie politique cantonale. Ceci confirme notre hypothèse et nous montre que par rapport au niveau fédéral et au canton du Jura, les liens politico-familiaux sont répandus sur un éventail plus vaste qu’un seul parti, surtout au sein du PLRT vu son rôle prépondérant dans la vie politique tessinoise.

Tableau 14 a : Conseillers d’Etat selon les liens politico-familiaux par période

Lien/période 1905-1923 1923-1947 1947-1971 1971-1995 1995-2007

0 liens 5 (34%) 4 (50%) 8 (57%) 3 (25%) 1 (20%)

1 lien 2 0 4 9 2

2 liens 6 2 1 0 1

3 liens 2 0 1 0 1

4 liens 0 1 0 0 0

5 liens 0 1 0 0 0

tot liens 10 (66%) 4 (50%) 6 (43%) 9 (75%) 4 (80%)

Source : base de données Élites tessinoises

Enfin, en ce qui concerne la dimension diachronique de liens à la fois politiques et familiaux, nous pouvons relever que la seule période où le pourcentage des personnes qui ne possèdent de parents impliqués en politique est supérieur à celui des personnes ayant un membre de leur famille actif dans la sphère politique, se situe entre 1947-1971. En effet, 57 % des Conseillers d’Etat dans cette période n’avaient pas de liens politico-familiaux, ce résultat peut être expliqué par le fait que sur ces 8 personnes sans liens figurent 2 socialistes provenant d’aucune famille impliquée en politique. Comme l’explique Macaluso (1997), pendant cette période au Tessin, surtout autour de la fin des années 1960, les événements de bouleversement qui ont affecté le Parti socialiste, avec la scission en son sein, l’ont porté à prôner une politique qui privilégiait un vote par conviction contre un vote par tradition. Nous pouvons en déduire que cette attitude peut aussi avoir eu des impacts à l’intérieure même du Parti socialiste et surtout pour les gens choisis pour la candidature, en plus comme nous l’avons vu avant, ce parti reste le moins touché par ce type de traditions familiales.

L’origine sociale : entre stratégies économiques et transmission de valeurs

Cela nous permet donc d’aborder plus dans les détails une autre variable fortement corrélée à ces pratiques de transmission de mandat de génération en génération.

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En effet, un autre indicateur essentiel pour comprendre dans l’ensemble la reproduction de l’élite est l’origine sociale. Les liens avec la famille d’origine – et plus particulièrement entre parents et fils – sont généralement considérés parmi les conditions qui favorisent le plus ou dans certains cas peuvent entraver122 la carrière politique. Nous avons vu que la socialisation politique familiale peut être entendue en tant que moyen de transmission d’une sensibilité spécifique par rapport à la vie politique, et également comme un vecteur d’appartenance à une famille politique déterminée. Un intérêt pour la politique sera transmis dans la plus part des cas à travers un parent ou l’autorité parentale, d’autant plus si ceux-ci sont impliqués en politique (Mazzoleni et Schiber 2000 : 32). De la même manière, le rapport entre l’extraction sociale des parents et celle des fils est considérée comme un important indicateur de la reproduction sociale qui mérite à présent d’être abordé. Cette transmission est également mise en rapport à la transmission d’attitudes, de goûts, de façon de voir spécifiques, mais aussi de réseaux sociaux (contact associatif, relations professionnelles, etc.). Ceci nous incite donc à considérer l’origine sociale avant et la profession spécifique du père après, en essayant de les mettre en perspective avec le contexte historique. On peut relier cala à ce que Pierre Bourdieu appelle les stratégies économiques, c’est-à-dire une propension à assurer la meilleure reproduction possible du patrimoine économique et matériel par des formes d’investissement de la force de travail ou de capitaux dans le monde de la production. Même si nous n’allons pas les aborder dans les détails, ces stratégies sont selon nous importantes car elles vont de pair avec une certaine transformation du capital économique en capital culturel et en savoir pratique, par le biais notamment de la transmission de génération en génération des mêmes savoirs professionnels, voire même de la même profession.

Tableau 15 : Conseillers d’Etat selon la profession du père par période

Profession/Période 1905-1923 1923-1947 1947-1971 1971-1995 1995-2007 TOT

avocat et notaire 3 3 2 1 2 11 (25%)

Commerçant et entr. 3 2 1 3 0 9 (20%)

Médecin 4 1 0 0 0 5 (11%)

Ingégneur 2 0 0 2 2 6 (13%)

agriculteur et paysan 2 1 2 2 1 8 (18%)

architecte 1 0 0 0 0 1 (2%)

Education 0 1 2 1 0 4 (9%)

Armée 0 0 0 1 0 1 (2%)

Source : base de données Élites tessinoises

Grapique 9 : Conseillers d'Etat selon l'origine sociale par période

122 Comme par exemple dans le cas de Marina Masoni.

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Source : base de données Élites tessinoises

Grâce au tableau 15 et au graphique 9, nous pouvons donc voir qu’en ce qui concerne l’origine sociale la majorité des Conseillers d’Etat est issue de catégories socio-professionnelles socialement plus valorisées. En effet, au total, 58% des membres du gouvernement tessinois possèdent une origine sociale libérale et intellectuelle. En outre, 23% des Conseillers sont issus d’une famille de la grande, moyenne ou petite bourgeoisie, et seuls 19% appartiennent à une famille d’agriculteurs ou ouvrière. D’un point de vue historique, plusieurs liens peuvent être faits. Tout d’abord, en ce qui concerne le début du siècle, les Conseillers qui proviennent de la bourgeoisie sont plus présents. Comme nous avons pu le voir dans le chapitre sur le « cursus honorum », cette donnée pourra être explicative pour un certain parcours politique avant l’entrée au gouvernement caractérisé par l’étape du législatif cantonal seulement. Donc, le fait d’être issu d’une grande famille pourra être une ressource qui remplace dans un certain sens la pratique acquise par le niveau communal. A part ça, il faut relever qu’au cours du XXe siècle les professions libérales et intellectuelles prennent toujours plus de place jusqu’à arriver, entre 1995-2007, à 90% de Conseillers issus d’une famille où le père faisait partie de cette catégorie. Enfin, il faut encore relever qu’en ce qui concerne la profession du père, on trouve un plus haut pourcentage d’avocats et de notaires, plus précisément le 25%. Cette donnée nous confirme encore mieux qu’on n’est pas seulement en présence d’une certaine transmission de valeurs ou d’appartenance politique, mais que la profession est également quelque chose qui, dans une bonne mesure, est transmise de père en fils. Ce qui nous confirme d’ailleurs que les stratégies économiques, dont nous venons de parler, sont des pratiques très courantes dans la classe gouvernementale au Tessin.

En ce qui concerne l’appartenance partisane il faut dire qu’elle représente assez fidèlement les clivages socio-économiques et géo-politiques dont les partis sont structurés. En effet, le tableau 16 nous montre assez fidèlement comment, selon le parti de provenance, les Conseillers traduisent les clivages les plus importants du canton du Tessin. En effet, le fait que les membres du PSS proviennent tous, sauf un, de familles ayant une origine sociale ou ouvrière ou paysanne est révélateur. Et aussi comment le PDC, plus que le PRD, représentant plus les zones rurales a en son sein un pourcentage plus élevé de personnes issues de catégories salariées ou d’agriculteurs. Cela donc nous conduit a montrer un exemple plus concret de comment la famille et l’origine familiale pourra jouer un rôle important dans l’élection et dans la non élection au Conseil d’Etat tessinois.

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Tableau 16 : Conseillers d’Etat selon l’origine sociale par appartenance partisane

parti/origine Agriculteur Ouvrier/Salarié Prof.

libérale/intellectuelle bourgeoisie

PRD 0 1 (2%) 15 (58%) 10 (38%)

PDC 2 (11%) 2 (11%) 13 (68%) 2 (11%)

PSS 3 (43%) 3 (43%) 1 (14%) 0

Lega 0 1 0 0

Source : base de données Élites tessinoises

Le poids de la famille : entre ressource symbolique et défaite électorale

D’un point de vue historique, le poids de la famille n’est pas une ressource quelconque dans la reproduction de l’élite politique. A cet égard, il est intéressant de reprendre un passage de Mariani Arcobello qui peut nous permettre de comprendre davantage comment la transmission des mandats politiques aux trois niveaux – communal, cantonal et fédéral – se reproduit sur plusieurs générations. Dans une première investigation conduite sur 128 familles de l’élite tessinoise actives dans les institutions cantonales et fédérales entre 1803 et 1920, Mariani Arcobello montre que la continuité de leur présence publique est immédiatement évidente. Nombre de ces clans eurent des représentants institutionnels pendant plusieurs générations et/ou comptèrent plusieurs exposants en même temps. A côté de l’exemple des Pioda, présents pendant trois générations sans interruptions des députations tessinoises aux institutions cantonales ou fédérales, se distinguent aussi les cas des Battaglini (présents pendant quatre générations consécutives), de la branche de Riva San Vitale des Bernasconi (3-4 générations), des Bolla (4), des Borella (4-5), des Dazzoni (3), des Franzoni (3), des Jauch (3), des Lotti (3), des Luvini (3), des Morosini (4), des Olgiati (3), des Pagnamenta (3), des Pasta (3), des Pedrazzini (3), des Pioda (3), des Polar (3), des Reali (3), des Respini (3), de la branche de Arzo des Rossi (4), de celle de Locarno des Rusca (4), des Sacchi (4), de la branche de Chiasso des Soldini (4), des Stoppani (3-4) et des Veladini (4)123. En général, par cette première investigation elle arrive, d’une part, à constater empiriquement la centralité de l’appartenance familiale dans le système politique tessinois et, d’autre part, à mettre en relief l’importance de la présence dans les institutions de l’ensemble des stratégies familiales (Mariani Arcobello : 22). Pour nous ces données sont témoins de toute la profondeur que ces pratiques revêtent dans la reproduction familiale de l’élite politique tessinoise ; elles nous démontrent ainsi l’ancrage historique de ce phénomène et sa présence dans la transmission des mandats politiques d’une génération à l’autre, c'est-à-dire sa diffusion au Tessin tout au long du XIXe et au début XXe siècle.

123 Ces données se basent sur une première recherche, centrée sur la composition des députations tessinoises aux institutions cantonales et fédérales. Cette investigation a été menée en croisant les informations contenues chez Dotta (1903), Godet, Türler et Attinger (1921-1934), Gruner (1966) et à la Fondation DHS (2002). Pour simplifier, seules les lignées masculines des familles ont été prises en considération. Sandro Guzzi-Heeb (2008) a d’ailleurs récemment souligné l’importance des lignées féminines dans les stratégies globales des groupes parentaux.

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Pour vérifier cela, nous pouvons mobiliser d’autres exemples encore plus récents. Le cas le plus frappant est celui du Conseiller d’Etat Angelo Tarchini (1874-1941), en charge environ six mois en 1927, mais qui reste néanmoins très significatif. En effet, il y a eu entre fils, petit-fils et arrière-petit-fils une reproduction de sa souche pendant quatre générations. Son fils, l’avocat Settimio, a été municipal et vice-syndic de Balerna pour une longue période, et également membre du Grand Conseil. De plus, celui-ci a été, entre autres, le fondateur de la caisse Raiffaisen. D’un autre fils, Giancarlo (avocat et juge d’instruction) qui n’avait pas de liens politiques selon nos informations, Angelo Tarchini a eu un petit-fils appelé comme lui (la transmission familiale passe également par le niveau symbolique par le fait de donner le même prénom que les grands-parents). L’avocat Angelo « junior », licencié en droit à Zurich, a ensuite entrepris la carrière de municipal et conseiller communal de Viganello dans le PDC et sa femme Daniela Terco a aussi été conseillère communale PDC de la même commune. Leur fille Laura, présidente du PDC de Lugano est conseillère communale de Lugano et Andrea (son frère) est également conseiller PDC de Viganello. Tarchini est donc une importante figure du parti conservateur tessinois : syndic de Balerna de 1924 jusqu’à sa mort, député au Grand Conseil de 1897 jusqu’à sa mort, président du PDC de 1911 à 1941, membre également du Conseil national à plusieurs reprises. Il est ainsi un exemple très significatif d’une pratique, celle de la transmission des mandats politiques, qui se fait à l’intérieur de la famille. Comme le montrait Garcia (1991 : 65), il semble exister chez les enfants des membres des partis une « prédisposition » sociale pour l’engagement politique. Le fait que Angelo Tarchini fut fondateur et président de Lepontia Honoraria124, une association d’étudiants conservatrice active dans toute la Suisse mais principalement au Tessin, est également révélateur du fait que cette prédisposition ne peut être qu’une structure et une attitude transmise et intériorisée par le biais d’un processus pédagogique multiforme. Derrière cet exemple, on voit qu’il y a des logiques quasi volontaires de transmettre à la postérité un héritage symbolique, culturel et idéologique, ce que Parcheron appelle la « transmission des préférences idéologiques au sein de la famille et du groupe ». En fait, c’est surtout parmi l’élite des partis bourgeois que la probabilité d’avoir eu des parents membres d’un parti politique est la plus forte. Garcia a montré à cet égard que six membres sur dix des partis radical et démocrate chrétien ont eu des parents intégrés dans un parti. Ceci est donc le fruit d’un travail d’apprentissage, ce que Bourdieu (1989 : 388) appelle les stratégies éducatives – conscientes ou inconscientes –, qui ne passe pas exclusivement par l’institution scolaire stricto sensu mais plus globalement au travers des institutions éducatives, en particulier quelques collèges ou universités, qui permettent, grâce aux sociétés d’étudiants, de tisser des liens amicaux et d’apprendre les même pratiques et vision/division du monde, perpétuant ainsi l’héritage du groupe dans le temps. C’est à partir de cela que nous allons, dans la partie suivante, croiser la dimension familiale avec ces différentes stratégies de reproduction de l’élite. Mais avant de faire cela il convient encore de montrer un autre exemple que nous estimons révélateur du poids important que la famille peut jouer en politique, soit comme bassin de ressources électorales soit comme héritage négatif qui pèse sur une nouvelle réélection.

A cet égard, un exemple très significatif et plus actuel du rôle et de l’importance de la famille et de son « statut » symbolique dans la construction d’un électorat est celui de la non-réélection de Marina Masoni et de la nouvelle élection de Laura 124 Voir à cet égard la partie consacrée à l’appartenance aux associations d’étudiants. Lepontia en effet est subdivisée en différentes fractions, entre autres: Lepontia Friburgensis de Fribourg, Lepontia Bernesis de Berne et Lepontia Honoraria active principalement au Tessin mais aussi dans d’autres parties de la Suisse, même s’il y a eu au cours du XXe siècle d’autres fractions de Lepontia qui se sont dissoutes.

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Sadis en 2007, ce qui montre d’ailleurs une certaine reproduction et diffusion des pratiques de transmission des mandats politiques de père en fils/fille qui perdurent jusqu’à nos jours. En effet, ces deux Conseillères d’Etat proviennent d’importantes familles liées aux Parti Radical Démocratique tessinois. Ugo Sadis, Conseiller d’Etat entre 1971 et 1975 pour le PRD, est le père de Laura et a été une figure importante de la politique tessinoise entre les années 1960 et 1980 en représentant l’aile la plus radicale du parti. Un cas très significatif du poids que la famille peut jouer dans la constitution d’un bassin électoral est mis en évidence, par exemple, par un article de journal où Laura Sadis est définie comme une « enfant de la balle»125 et qui est accompagné d’une photo où elle est combinée à la figure de son père Ugo. Nous relevons donc l’importance de l’image qu’on veut fournir pour la première élection d’une personne qui est issue d’une famille politiquement et symboliquement importante. L’image qu’on veut fournir est donc valorisante et symboliquement très chargée tout en mettant en évidence les caractéristique « quasi naturelles » de la prédisposition à faire de la politique et de la légitimité à revêtir une charge politique d’une telle épaisseur. Valorisation de ces caractéristiques qui d’ailleurs, pour d’autres Conseillers d’Etat qui se présentent à l’élection pour une deuxième ou une troisième fois, ne se manifeste pas, comme si les liens de parenté avec une famille importante n’étaient alors plus indispensables pour faire de la politique.

À l’inverse, le cas de Marina Masoni est caractéristique de la manière dont dans d’autres situations l’héritage de la famille peut peser de manière négative sur la réélection. Pour ce qui est de l’origine familiale de Marina, Franco Masoni, le père, a été un ancien Grand Conseiller (1959-1975), Conseiller National (1967-1975) et Conseiller aux Etats (1975-1979, 1983-1991) et il était entre autres le représentant principal de l’aile droite luganaise du PRD tessinois. Sa femme, Valeria, a été la première avocate et notaire du canton du Tessin. Les Masoni ont donc été une des plus importantes familles dans l’arène politique tessinoise pendant la deuxième moitié du XXe siècle, tenant en compte le fait que Marina a été la première femme élue au Conseil d’Etat en 1991. Dans ce contexte, les élections cantonales du 1er avril 2007 ont pourtant mis en évidence que la famille n’est pas seulement un atout positif, mais qu’il peut s’avérer, même si c’est très rare, que celle-ci produise l’effet contraire. Franco Masoni, en effet, a été jusqu’avant les élections cantonales de 2007 impliqué dans des disputes avec les organes fiscaux tessinois autour de la « Fondazione Villalta ». Une fondation qui était hors canton et donc considérée comme une stratégie de la part de la famille Masoni pour ne pas payer les impôts au Tessin. Ces événements liés à Valeria et Franco Masoni ont suscité un scandale surtout envers sa fille Marina Masoni, la Conseillère d’Etat en charge de diriger le département de la finance et des contributions. Ces événements ont suscité encore plus de scandale dans la population tessinoise et ont provoqué une tempête médiatique qui a fortement touché l’image de Marina Masoni à laquelle n’ont donc pas suffit les 52.908 suffrages obtenus contre les 62.643 obtenus par Laura. Les affaires de la famille Masoni ont donc influencé fortement et de manière négative sur sa non réélection. Nous pouvons donc supposer que le rôle et le poids de la famille peuvent s’avérer d’autant plus importants lorsqu’on cherche à se faire connaître parmi l’électorat cantonal. Autrement dit, dans un tel cas – qui demeure cependant un cas particulier et pas généralisable car en règle générale, comme nous l’avons montré, la famille est un élément très significatif dans la captation des suffrages – l’explicitation du lien familial est centrale lors de la première candidature quand le candidat a un statut d’inconnu, tandis que, dans les candidatures suivantes, en raison de sa pratique politique, d’autres éléments sont supposés peser plus auprès de l’électorat. Le « clan », et surtout le nom de famille, sont ainsi à considérer en tant que capitaux symboliques qui pèsent surtout au 125 In « Il Caffé », 4 février 2007, p. 45.

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début de la carrière politique, tandis qu’après ils deviennent des éléments plus implicites et « secondaires » dans l’image qu’on veut donner auprès de l’électorat.

Stratégies éducatives, les associations d’étudiants. Le cas du PDC : Lepontia une étape obligée ?

Un autre aspect de la reproduction de l’élite concerne, comme nous l’avons souligné avant, les stratégies éducatives. Assez intuitivement, ces dernières nous permettent de voir dans quelle mesure le personnel politique possède un certain capital culturel. La pertinence de cet indicateur, comme nous l’avons dit, acquiert davantage de poids dans le cas du Tessin, si l’on tient compte de la fréquentation, par certains membres du cercle gouvernemental tessinois, des mêmes institutions éducatives, en particulier de quelques collèges ou universités suisses en dehors de ce canton. Cela va de pair avec le fait que les liens ainsi tissés au sein de ces lieux d'éducation pourront également se perpétuer à travers quelque société d'étudiants. Donc, nous estimons utile à ce stade d’analyser l'appartenance à ce type d'associations d’étudiant, ce qui permettra, entre autres, de montrer en quoi et comment l'élite peut se perpétuer et se reproduire dans le temps par le biais de ces lieux de socialisation. Autrement dit, comment elle est capable de transférer d’une génération à l’autre, à travers notamment l’éducation, des pratiques et des savoir-faire pratiques propres à certains groupes spécifique. Nous voulons donc ici montrer en quoi ces associations peuvent constituer, d’un part, un processus de formation et de socialisation primordiale pour l’intégration des logiques politiques, et de l’autre, une acquisition de savoir technique et relationnel nécessaire ensuite pour la constitution d’un bassin électoral.

D’un point de vue comparatif, sur le plan fédéral, Urs Altermatt met également en avant l’importance, au chapitre des relations informelles, du rôle des sociétés d’étudiants. Selon lui, « environ trois quarts des conseillers fédéraux appartinrent, au temps de leurs études universitaires ou même avant, à l’une ou l’autre société d’étudiants. C’est un chiffre considérable, incontestablement. Avant 1919, il est de 76% ; entre 1991 et 1968, il grimpe même à 82% » (Altermatt 1993 : 75). Sur ce point, encore Jean-claude Rennwald a démontré qu’appartenir à l’une de ces sociétés était une étape primordiale de la vie politique du cercle des dirigeants du Jura. Il la considère comme l’une des plus importantes stratégies de reproduction de l’élite, ce qui au niveau empirique se traduit par 26,7%, des personnes au sein de la super-élite jurassienne entre 1976 et 1978 n'ayant aucune appartenance à une association d’étudiants, contre seulement 9,1% entre 1979 et 1991. Selon lui, les convictions philosophiques et politiques ainsi que la tradition familiale jouent un rôle primordial dans la décision d’entrer dans telle ou telle société.

En ce qui concerne le Tessin, à partir du tableau 17, nous pouvons observer que, sur un total de 61 Conseillers d’Etat, 25 ont été des membres d’associations d’étudiants. Sur 22 Conseillers PDC, 16 personnes – c’est-à-dire 74%126 – ont fait partie de l’association d’étudiants conservatrice appelé Lepontia/Guardia Luigi Rossi. Dans une moindre mesure, sur 31 Conseillers PRD, 5 ont fait partie de l’association d’étudiants Helvetica ou des Jeunesses PRD et 4 de la Demopedeutica127, une autre association de matrice libérale-radicale. Il est

126 Cette donnée est d’autant plus frappante si on pense au nombre insignifiant de citoyens tessinois qui pendant tout le siècle ont fait partie d’une telle organisation. 127 Il s’agit d’une société tessinoise des amis de l’éducation du peuple et d’utilité publique, fondée en 1837 à l’initiative de Stefano Franscini (voir à cet égard : http://adisi.livejournal.com/61424.html - 10.05.2009)

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important de relever que ces stratégies de reproduction qui amènent à devenir membre d’une association d’un tel type se retrouvent encore une fois dans une mesure très nette au sein du PDC.

Tableau 17 : Appartenance aux associations d'étudiants des Conseillers d'Etat

Lepontia/Guardia Luigi Rossi

Jeunesse PRD/Helvetica Demopedeutica Massonerie

16 5 4 3 Source : base de données Élites tessinoises

L’appartenance à ces associations d’étudiants dans la période de la jeunesse et au cours de la formation des Conseillers d’Etat tessinois est donc une donnée permanente qui n’est guère affectée par le contexte particulier, mais qui perdure sans cesse jusqu’à nos jours. L’adhésion à ces associations est un passage quasi obligé dans la carrière des gouvernants de ce canton, surtout en ce qui concerne le parti conservateur des Démocrate-chrétiens. Il est donc pertinent de mobiliser encore un fois Carlos Garcia (1991 : 65) selon lequel il existe des « prédispositions » sociales d’engagement politique chez les enfant des membres des partis bourgeois et surtout du PDC, ce qui se traduit par une prédisposition à faire de la politique déjà dans l’âge le plus jeune. L’entrée en politique présuppose donc dans la majorité des cas une formation et une socialisation politique qui passe véritablement par ces institutions sociales spécifiques, dont la religion en tant que valeur unifiant est un véritable vecteur d’intégration. Nous pouvons donc avancer l’hypothèse que les convictions religieuses, philosophiques et politiques ainsi que la tradition familiale jouent un rôle important dans la décision d’entrer dans telle ou telle association. De plus, le fait d’adhérer à une société de ce genre, comme le souligne Gloor (1991), joue un rôle capital dans la création d’un réseau de relations qui pourrait servir plus tard en tant que subtile alchimie qui fait naître l’amitié et qui préside à la création de liens qui durent souvent toute une vie. Cependant, il ne s’agit pas seulement de prédispositions, ou d’un capital relationnel à mobiliser lors d’une élection, il s’agit surtout d’un processus d’apprentissage à faire politique, à gérer les logiques de groupe, à parler devant un public, à entrer dans les débats ainsi qu’à prendre la parole, autant de comportements qu’on apprend petit à petit à travers ce processus d’apprentissage implicite et explicite qui se fait notamment au sein des associations et qui facilite ensuite l’entrée en politique. Cela donc, outre qu’être un capital relationnel qui perdure toute une vie et qui pourra servir de ressource en tant que bassin électoral, constituera également un savoir pratique qui permettra d’acquérir une compétence et une hexis corporelle capitales pour l’accès en politique et au Conseil d’Etat plus en particulier.

D’un point de vue historique128, l’association qui forme le plus de Conseillers d’Etat tessinois est, comme nous l’avons vu, l’association Lepontia, nommée ainsi en hommage aux « Leponti » les présumés aborigènes du Tessin. Cette association est donc fondée en 1885 à Bellinzone par une quinzaine de membres sympathisants de la Société des étudiants suisses qui voulaient créer une association regroupant tous les étudiants catholiques du Tessin. Sans entrer dans les détails des événements historiques qui ont caractérisé cette association, elle a été active dans les plus grandes villes universitaires suisses et aussi italiennes, entre autre : Fribourg, 128 http://www.lepontia.ch/index.php?option=com_content&view=article&id=2&Itemid=6 (27.07.2009)

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Berne, Lausanne, Zurich, Turin, Milan, etc. Ce qui nous intéresse le plus est le fait que pendant plus d’un siècle des personnalités publiques de grande importance ont été membres de Lepontia, parmi lesquels : les quatre Conseillers d’Etat et Conseillers fédéraux Giuseppe Motta, Enrico Celio, Giuseppe Lepori et Flavio Cotti, et les Conseillers d’Etat tessinois Luigi Rossi, Giuseppe Cattori, Angelo Tarchini, Mario Soldini, Tito Tettamanti, Alberto Lepori et Fulvio Caccia, etc. Ces personnages sont donc l’exemple de la manière dont la socialisation primaire et familiale, d’abord, et l’appartenance à une association d’étudiants ensuite, pourront être des facteurs non négligeables de la carrière politique d’une personne. A la question initiale de savoir si Lepontia est une étape obligée de la carrière d’un Conseiller d’Etat tessinois PDC, nous pouvons répondre assez intuitivement de manière affirmative.

Le clientélisme politique dans la société moderne : le cas du Tessin

Ces arguments nous amènent à aborder un phénomène qui, comme nous l’avons vu, est très ancré au Tessin : le clientélisme. Cet argument a servi d’élément transversal, tout au long de notre recherche, en tant qu’angle d’attaque et lentille analytique en mesure d’apporter des explications plus pertinentes et qui prennent en considération la structure et la réalité tessinoise, lors de l’analyse de certaines variables. Cependant, il est vrai que ce phénomène est très difficile à mesurer dans sa complexité, surtout d’un point de vue statistique et quantitatif. Pourtant, nous voulons fournir dans cette partie une analyse du clientélisme par le biais de facteurs sociaux spécifiques qui pourront l’expliquer, tout en cherchant, en dernière instance, à fournir des pistes réflexives auxquelles pourront faire suite d’autres recherches plus ponctuelles. Il convient à présent d’analyser plus en détails les relations clientélistes à travers les facteurs qui pourraient jouer un rôle dans la constitution d’un bassin électoral, c’est-à-dire la profession et le cumul de mandats dans des associations privées (conseil d’administration d’entreprise, club-service, etc.). Cependant, avant d’entrer dans les détails, une brève recontextualisation montrant la pertinence de cet argument s’impose.

Une brève recontextualisation Selon certains auteurs129, le déclin des relations clientélistes est un phénomène caractéristique de la modernisation et du développement des sociétés contemporaines. À partir de ce constat, les systèmes politiques democratiques seraient progressivement moins touchés par un phénomène qui pourrait sembler faire partie des corporations des maçons médiévales, des clientèles notabiliaires du XIXème siècle ainsi que des clubs des Jacobins de la Révolution française. Nous pouvons estimer que se sont donc succédées ou ont coexisté, depuis le XVIIIème siècle, des démocraties à dominante souverainiste – le pouvoir est confondu avec un idéal unitariste –, à dominante présidentielle – le pouvoir est confié à une personnalité élue –, à dominante parlamentaire – le pouvoir est entre les mains d’une élite représentative –, à dominante partisane – le pouvoir est accaparé par

129 À cet égard, voir : Theobald, Robin (1992). « On the Survival of Patronage in Developed Societes », Archives européennes de sociologie 33 :183-191. Et : Papadopoulos Yannis (1991). Les transformations du clientélisme de parti en Grèce. Lausanne : polycopié présenté lors du XV congrès mondial de l’AISP.

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les chefs de partis - ou à dominante polyarchique – le pouvoir est partagé entre des décideurs multiples (Tafani 2003 : 13-14).

Le postulat du déclin des relations clientélistes se fonde essentiellement sur deux arguments théoriques de base. Tout d’abord, l’accroissement de la sécurité individuelle, qui consitue un acquis du capitalisme avancé (Scott 1974), rendrait non fonctionnel le principe de réciprocité (Gouldner 1960) qui représentrait la composante sécurisante des relations dyadiques clientélistes (Graziano 1976)130. Suite à ce premier postulat, certains auteurs partent du principe que l’expression des besoins et des intérêts dans les sociétés relevant du capitalisme avancé serait désormais canalisée par des organisations formelles, des institutions établies qui rendraient caduque le support de l’échange clientéliste traditionnel (Eisenstadt et Roniger 1984 et Jobert 1983). Ainsi, les partis, les syndicats, les mouvements d’opinion ou bien encore la presse, assumeraient à l’heure actuelle cette fonction de canalisation et d’agrégation des intérêts (Vitali 1996 : 2). Deuxièmement, comme l’évoque Rocco Vitali, un second argument renvoie au fait que la socialisation juridico-politique accrue, accompagnant la modernisation sociale, constituerait un obstacle contre lequel se heurteraient les formes traditionnelles et fort peu démocratiques d’échanges. Par conséquent, une administration de ce type se rapprocherait toujours plus de l’idéaltype wébérien de l’autorité légale-rationnelle, et deviendrait de plus en plus imperméable à toute tentation d’utilisation du bien public à des fins sélectives et non neutres (Boissevain 1974, cité par Vitali 1996). Par ce discours, nous pouvons estimer que la pensée rationaliste tend à convaincre les gens que les systèmes politiques modernes seraient fondés seulement sur une représentation démocratique où l’accès à la politique serait ouvert à l’ensemble des citoyens ordinaires.

À côté de ces auteurs, comme nous l’avons vu d’autres analyses ont démontré, à l’inverse, que le phénomène du clientélisme n’est pas exclusivement spécifique de systèmes politiques peu développés ou en voie de développement, mais qu’il peut être également observé au sein des sociétés modernes, sans pour autant être incompatible avec les principes démocratiques. Jean-Louis Briquet, dans cette logique, nous invite à ne pas considérer le clientélisme comme un résidu d’une société traditionnelle dans un contexte moderne ni comme une conséquence de l’échec de la démocratisation due au mauvais fonctionnement des institutions (Briquet et Sawicki 1998 : 3). L’échange clientéliste, comme le démontre de la même manière Vitali, peut se faire, et se fait, dans le respect des procédures légales prévues puisque celles-ci ne sont pas, à priori, incompatibles avec ce phénomène. De cela découle une structure d’échanges plus complexe caractérisée par des pratiques clientélistes qui cohabitent avec des formes de représentation démocratique fondée sur le principe légal-rationnel et juridique de la démocratie moderne. À travers cette analyse, Vitali démontre par exemple que, dans le cas du Tessin, le rapport centre-péripherie est traversé de fortes relations clientélistes surtout en ce qui concerne le rapport d’échange entre les maires des communes et les Conseillers d’Etat. Selon son analyse, les acteurs périphériques, grâce au contrôle qu’ils semblent exercer sur la clientèle politique locale, peuvent procurer aux partis le soutien dont leurs représentants ont besoin pour se maintenir au gouvernement. Jean-Claude Rennwald, dans son étude sur la transformation de la structure du pouvoir du Jura, démontre également que dans ce canton les pratiques du « clanisme » et du « clientélisme »131 sont particulièrement développées. Nous avons vu que, dans sa recherche, il avance la thèse selon laquelle la transmission

130 L’adjectif dyadique comme on l’a vu, désigne plus spécifiquement ce type de relation impliquant un nombre de participant égal et non pas supérieur à deux. 131 Nous avons abordé ces deux termes en détails dans la partie du cadre théorique : clientélisme clanisme et rôle des notables.

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des mandats politiques à travers des rapports familiaux complexes, s’est fortement répandue surtout dans les cantons suisses périphériques, catholiques, ruraux ou semi-urbains. Sans entrer trop dans les détails de ces résultats, il faut cependant souligner que le poids de la famille joue, selon l’auteur, un rôle central dans la reproduction de l’élite cantonale jurassienne et que le pouvoir notabiliare jurassien se caractérise par une triple appartenance – à une grande association, à une société d’étudiants et à un club-service – ainsi que par le cumul de plusieurs fonctions publiques et associatives. En outre en ce qui concernce le tessin, les recherches de Mariani Arcobello (à paraître) et de Macaluso (1997) sont révélatrices de comment ce phénomène s’est créé au Tessin et de la manière dont il s’est institutionnalisé jusqu’à nos jours en tant que relation d’échange regulatrice des rapports politiques132.

Après cette brève recontextaulisation, nous pouvons rappeler la définition sur laquelle nous nous basons pour expliquer ce phénomène. Nous avons défini le clientélisme comme « une relation utilitaire, néanmoins caractérisée par un sentiment d’affection ou de solidarité, entre un personnage profitant d’une condition sociopolitique plus élevée, le patron, et une personne d’une condition inférieure, le client » (Mariani Arcobello : 1). La relation clientéliste est caractérisée par trois facteurs fondamentaux, elle est en effet dyadique, et peut donc concerner deux sujets, asymétrique et se fonde sur l’échange de services ou de biens privés et/ou collectifs. Ensuite, nous avons vu que le clientélisme diffère des autres relations dyadiques sur trois points. La réciprocité directe : le rapport clientéliste se fonde sur un échange direct de services. La réciprocité inégale : il existe un déséquilibre de richesse, de pouvoir et de statut entre les deux sujets de l’échange, entre le patron et le client. Enfin, un autre point que nous estimons important pour notre recherche est le caractère affectif : le rapport est caractérisé dans plusieurs cas par des formes rituelles de parenté qui renforcent sa composante affective.

Dans ce chapitre, il nous paraît pertinent, afin de rendre compte de ce phénomène et des vecteurs conceptuels et pratiques que celui-ci véhicule, de mesurer la modalité de réciprocité à travers des outils sociologiques comme la profession et le cumul de mandat, puisque nous avons déjà abordé avant l’aspect purement affectif dans le chapitre dédié à la dimension familiale. La réciprocité directe sera donc donnée, d’une part, par la nature même de l’institution gouvernementale tessinoise, qui est un point de conjonction entre l’administration et l’Etat et peut déjà entraîner une sorte de réciprocité et des relations avec plusieurs acteurs. Mais cela ne suffit pas car d’autre part, le fait de posséder plusieurs relations et sièges dans le secteur privé pour défendre des intérêts particuliers, peut également impliquer la construction de relations réciproques directes. En plus, ces différents acteurs pourront revêtir un rôle de pouvoir et un statut moins privilégié par rapport aux Conseillers d’Etat, ce qui pourra signifier une certaine réciprocité inégale entre ces deux parties. Tout cela c’est donc pour voir dans quelle mesure le clientélisme est présent dans les rapports d’échange des Conseillers d’Etat tessinois et en tant que ressource de constitution d’un bassin électoral, nécessaire à prendre le pouvoir et à le maintenir dans le temps. Enfin, dans ce cadre nous pourrons également considérer l’exercice d’une profession, dont la classe des avocats est un exemple flagrant, en tant que compétence spécifique et savoir faire pratique qui permet aux Conseillers de tisser un rapport inégal entre eux et leurs clients, vus ainsi comme des ressources électorales utiles pour le recrutement au gouvernement.

132 Voir à cet égard la partie précédente sur le clientélisme au Tessin en cours d’institutionnalisation.

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D’un clientélisme de notable à un clientélisme de parti : la figure du Juriste La profession, comme le démontrent plusieurs auteurs, est l’un des facteurs les plus prépondérants pour la constitution d’un bassin électoral ainsi que pour l’obtention de suffrages électoraux. Le rôle des notables surtout, vus comme un point de contact entre l’Etat et la défense des identités locales et régionales, est une ressource à la fois symbolique et matérielle susceptible de mobiliser dans la compétition électorale plus de soutien populaire. En effet, comme le démontre Lacroix (1985), « la compétition sur le marché politique est très relative, puisqu’elle ne concerne que ceux, aristocrates et bourgeois précisément, qui visent soit à voir confirmer leurs prérogatives notabiliaires, soit à voir affirmer par la reconnaissance électorale leur toute neuve puissance sociale ». Le graphique 4 (p. 91), qu’on a montré avant dans le chapitre dédié à la profession, nous a démontré assez largement que dans le cas du Tessin la profession joue aussi un poids prépondérant quant à l’accès à la politique. Être notable et avoir une profession d’avocat et notaire ou de procureur public et juge est l’une des ressources les plus importantes qu’il faut mobiliser pour devenir Conseiller d’ Etat. En effet, parmi les 61 Conseillers tessinois, 48 % (avocat et notaire) et 8% (procureur public et juge) font partie des professions qui peuvent être catégorisées dans cette classe de notable. Nous pouvons donc affirmer encore une fois que la stratégie de sociodicée expliquée par Bourdieu, qui renvoie à la compétence et au pouvoir symbolique de toute une série de professions comme les juristes ou les économistes, est fondamentale pour la reproduction de l’élite politique et qu’elle est aussi au Tessin une pratique très courante133. Comme l’a démontré Windisch (cité par Rennwald 1994 : 54), dans ce canton également, clans et notables sont, semble-t-il, strictement corrélés les uns aux autres.

En ce qui concerne le cas du Tessin, dans l’ouvrage d’Angelo Rossi (in Vitali 1996), « Une économie à la traîne », ce dernier essaie de donner des explications structurelles à ces phénomènes intrinsèques à ce canton. En effet, l’économiste, en analysant les facteurs de dépendance de l’économie tessinoise, arrive à nous fournir des indications très importantes pour comprendre ce que signifie être un avocat au Tessin. Selon lui, le modèle de développement économique de ce canton ont été d’une nature tout à fait particulière : en effet les capitaux provenaient de l’extérieur (en particulier de l’Italie) et les décisions économiques relevaient des centres bancaires situés en Suisse alémanique. Ceci a ainsi engendré une situation de forte dépendance économique et a accentué le pouvoir d’une classe d’avocats qui jouait le rôle d’intermédiaire entre ces diverses instances externes. Quant aux relations internes au canton, les rapports que cette « classe d’avocats » entretenait avec le reste de la société tessinoise étaient, selon Rossi, de nature clientéliste. En effet, le mode de fonctionnement du système politique reposait sur un échange entre ressources économiques et voix électorales qui s’effectuait sous le contrôle de cette catégorie professionnelle. Les conditions socio-économiques et géopolitiques du Tessin, tout comme sa position géographique au milieu de deux pôles attractifs tels que l’Italie et la Suisse alémanique, jouent donc un rôle fondamental sur le profil sociologique des Conseillers d’Etat. Dans ce sens, l’accès au Conseil d’Etat présuppose de remplir certaines conditions formatives et professionnelles. Il s’avère donc nécessaire, ou du moins utile, d’exercer une profession qui peut permettre la gestion de la chose publique grâce à la possession d’un savoir technique et d’un capital culturel spécifique. Pour gérer les affaires étatiques au Tessin, il est fondamental d’avoir ce bagage qui permet de faire face à une situation de forte

133 Cette partie est réintroduite ici car il nous semblait pertinent de la relier à ce chapitre, même si elle est reprise de l’analyse de la profession et de la formation.

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dépendance externe. Ainsi, il est d’autant plus nécessaire de constituer un bassin de ressources clientélistes qui permettent de constituer à leur tour un bassin électoral pour l’accès à cette charge étatique entre administration et politique. Etre des notables permettra donc la constitution d’un bassin de ressources électorales non négligeables.

Ces pratiques clientélistes n’étaient pas une chose inhabituelle dans cette région de la Suisse. Nous pouvons donc retrouver à côté de ces raisons exogènes des causes endogènes profondément ancrées dans la structure sociale, économique et politique de ce canton. Pour évoquer encore une fois Mariani Arcobello, elle met en évidence que les relations de crédit reliant notables et couches inférieures de la citoyenneté (comme par exemple la grande famille des Pagnamenta qui tissait de fortes relations de dépendance avec les habitants de la valle Verzasca)134, mais aussi les degrés plus élevés de l’échelle sociale (ici l’exemple de deux autres familles importantes, les Maderni et les Beroldingen, qui visaient à favoriser l’accès des membres de la famille ou de leur acolytes aux charges institutionnelles)135 se prolongèrent dans les échanges clientélistes au sein de l’Etat tessinois. Ces derniers se concrétisèrent tout d’abord à l’intérieur de l’élite même, dans le cas des adjudications et de la première phase d’attribution des emplois publics et ensuite, sur le plan des échanges entre politiciens et électeurs, dans l’attribution des emplois publics de ces derniers (Mariani Arcobello : 25). Cela témoigne donc du fait que ces pratiques étaient usuelles déjà avant la modernisation de l’Etat et qu’elles se sont reproduites jusqu’à nos jours. D’un clientélisme se servant de moyens exercés par des exposants jouissant d’un certain prestige social on est donc graduellement passé à un clientélisme basé sur le contrôle et la distribution discrétionnaire des biens publics par les principaux exposants de partis politiques. Ces exemples nous montrent en quoi l’Etat moderne, avec le savoir technique toujours plus important qu’il entraîne, s’est substitué à la propriété foncière en tant que bassin de ressources clientélistes, tandis que les liens de cette nature qui, auparavant étaient seulement des liens de réciprocité « affectives », semblent s’être progressivement institutionnalisés au sein de l’Etat. De sorte que les partis politiques se sont de plus en plus superposés aux notables, dont ils ont hérité les anciens liens les unissant au peuple. On est donc passé d’un clientélisme de notable stricto sensu à un clientélisme de parti où le rôle de la profession de juriste est primordial.

Ces constatations sur l’origine et l’institutionnalisation du clientélisme dans l’Etat moderne nous amènent donc à nous interroger sur le rôle des notables dans la vie politique tessinoise. La figure du juriste est une constante toujours plus présent dans le Conseil d’Etat. Ce phénomène qui, comme nous l’avons vu, se propage parallèlement à la modernisation pourrait aussi être un ressource non seulement d’une compétence spécifique pour faire de la politique, mais aussi d’une ressource clientéliste qui peut se traduire en ressource électorale lors d’une élection. Cependant, d’un point de vue implicite, comme le souligne Macaluso (1997), il faut ajouter que cette logique d’intérêt était et est encore diffusée aux mêmes critères de recrutement des rôles dans l’élite. En effet, comme nous l’avons montré, dans la plupart des cas, la sélection de l’élite dans un état qui s’appuie sur ces logiques pourra être orientée vers l’ « attribution » plutôt que vers la « réalisation », donc vers une sélection des individus fondée davantage sur la base d’attributs de statut social (les grandes familles libérales et conservatrices, l’origine sociale, la profession, etc.), et de fidélité ou de confiance aux amitiés politiques, que par rapport au rendement du rôle et au mérite de la personne. C’est justement de ces dynamiques que découle une homogénéité élevée du personnel politique, des

134 Pour approfondir l’argument voir Mariani Arcobello (à paraître). 135 Voir toujours Mariani Arcobelle (à paraître : 21-22)

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modèles de carrière et aussi de langage, uniformisés et homogènes, jusqu’à rendre souvent caduques et artificielles les différences de parti et de classe (Macaluso 1997 : 43). En ce qui nous concerne donc, des habitus de classe similaires pourront favoriser l’entrée en politique. Mais ils pourront de la même manière, si ils sont enchevêtrés a toutes les autres variables que nous avons abordées jusqu’à maintenant, maintenir le pouvoir pour une période plus ou moins longue. La profession de juriste est donc un vecteur de cette logique qui permettra de faire perdurer dans le temps, grâce à la constitution de clientèles qu’elle permet, la charge politique de Conseillers d’Etat.

Entre relations horizontales et verticales : la figure de l’ « Allround Man » Tout ceci nous amène à aborder un autre paramètre qui est, comme nous l’avons vu, fortement lié à la notion de clientélisme : le cumul de mandats tant privés que paraétatiques. Il faut rappeler tout d’abord que nous sommes conscient, pour des raisons de faisabilité, que nous avons agrégé les données de manière arbitraire. Autrement dit, nous n’avons pas réussi à distinguer par catégories les différents sièges au sein de conseils d’administration paraétatiques ou privés, d’où découle une certaine imprécision de l’analyse. Cependant, nous pouvons affirmer que les données récoltées concernent exclusivement des associations actives dans le secteur privées, ou des fondations, ou encore des institutions paraétatiques (comme par exemple ATEL, FART, CORSI, etc.). Rennwald, à cet égard, a démontré que le pouvoir notabiliaire jurassien se caractérisait par une triple appartenance – à une grande association, à une association d’étudiants et à un club-service – ainsi que par le cumul de plusieurs fonctions publiques et associatives. De son côté, en ce qui concerne le niveau cantonal, il observe que 63,7% des membres du PDC et du PLR et 8% des membres du PS siègent dans un ou plusieurs conseils d’administration de sociétés privées. De même, Hanspeter Kriesi (1998), dans son ouvrage sur le Système politique suisse et plus précisément sur le noyau informel, constate une certaine configuration de pouvoir fortement intégrée avec un cercle restreint de l’élite politique suisse au cours des années 1970. Les élites entretiennent donc entre elles de fortes relations qui dépassent la structure des institutions formelles. En raison de l’architecture136 qui structure le système politique suisse, les membres faisant partie de ce groupe restreint de la classe politique, peuvent êtres considérés, au sens introduit par Gruner (1970), comme des « Allround Man », c’est-à-dire des hommes capables d’entretenir le plus grand nombre possible de relations horizontales et verticales. Tout comme Erich Gruner, Kriesi constate une certaine oligarchie en ce qui concerne les liaisons latérales avec les groupes d’intérêts, les conseils d’administration et les différentes commissions extraparlementaires.

Tableau 18 : Conseillers d’Etat selon le cumul de mandats au XXe siècle

136 Elle renvoie, par exemple, au faible rôle du parlement suisse et à l’existence des instruments de démocratie directe, lesquels engendrent une phase pré-parlementaire avec un rôle prépondérant des commissions extra-parlementaires.

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Nombre de Mandats

pas

mandats entre 1 et 2 entre 3 et 4 plus de 5

Nombre de CdE 8 (13%) 17 (25%) 12 (23%) 22 (39%)

Source : base de données Élites tessinoises

Graphique 10 : Conseillers d'Etat selon le cumul de mandats évolution par période

Source : base de données Élites tessinoises

D’abord, en ce qui concerne ce dernier élément, le tableau 18 démontre qu’également dans le canton du Tessin cette pratique est un facteur structurant de la vie politique de cette région périphérique et semi-urbaine. À cet égard, nous pouvons souligner le fait que 39% des Conseillers d’Etat siègent dans 5, ou plus, conseils d’administrations d’entreprises privées ou paraétatiques et que seulement 13% n’ont aucun cumul de mandats. Ceci est déjà un résultat révélateur de l’importance pour les Conseillers d’entretenir plusieurs relations verticales mais surtout horizontales. Malgré le fait que nous n’avons pas de données statistiques précises, nous pouvons affirmer que ces relations se tissent la plupart du temps avant l’entrée du Conseiller au gouvernement, ce qui présuppose encore davantage l’utilité de certaines ressources clientélistes en tant que bassin électoral nécessaire pour l’élection. Dans la majorité des cas, ces relations perdurent dans le temps en ayant aussi une certaine tendance à augmenter après la sortie du Conseil d’Etat. Dans le cas du Tessin, nous pouvons donc affirmer que pour ce qui concerne les gouvernants la figure de l’Allround Man est une expression concrète du caractère du personnel politique. Cette figure pourrait donc être aussi considéré comme un dernier élément intrinsèque au clientélisme, propre notamment à une institution politique, le Conseil d’Etat, qui gère l’administration publique.

En outre, si nous considérons l’évolution dans le temps de cette pratique, nous pouvons démontrer que la progressive augmentation des personnes siégeant dans plus de 5 conseils d’administration atteint son pic entre 1995 et 2007, date à laquelle on compte plus de 60% de Conseillers d’Etat qui ont ce nombre de relation avec le privé et le paraétatique. Cela témoigne d’une pratique qui avec la professionnalisation et la modernisation de l’Etat ne s’achève pas, mais qui au

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contraire se propage en s’institutionnalisant en tant que ressource. Les théories de Mariani-Arcobello, de Macaluso et de Vitali, se trouvent donc, à travers cette variable, confirmées incontestablement. Le fait d’avoir des relations verticales devient donc une norme générale qui paraît être à la base des relations d’échange et de la défense d’intérêts particuliers et qui règle à son tour la fonction de Conseiller d’Etat. Donc, avec la modernisation étatique, ces logiques qui pouvaient sembler appartenir à une société traditionnelle assument dans le temps une importance de plus en plus grande.

Tableau 19 : Conseillers d’Etat selon le cumul de mandats par appartenance partisane

parti/no mandats 0 1 à 2 3 à 4 5 >

PRD 5 (16%) 6 (19%) 8 (26%) 13 (39%)

PDC 2 (10%) 8 (38%) 3 (14%) 8 (38%)

PSS 1 (14%) 1 (14%) 3 (43%) 2 (29%)

Lega 0 0 1

Source : base de données Élites tessinoises

En ce qui concerne l’appartenance partisane, nous pouvons enfin dire que le parti qui semble posséder le plus de relations de ce genre est le PRD, au sein duquel 39% des Conseillers d’Etat siègent dans plus de 5 conseils d’administration. En outre, ces pratiques se voient diffusées également dans le PDC, avec 38% siégeant dans plus de 5 conseils d’administration, et dans une moindre mesure dans le PSS, où Guglielmo Canevascini avec ses 12 sièges dans plusieurs associations tessinoises est celui qui à tissé le majeur nombre de relations verticales constituant un grand bassin de ressources clientélistes, lui permettant une perduration du pouvoir au cours du temps.

Pour conclure, en ce qui concerne la reproduction de l’élite et la transmission de certaines valeurs et intérêts propres à des groupes sociaux spécifiques, nous pouvons encore ici faire référence aux stratégies d’investissement social. Comme nous l’avons vu, celles-ci visent à conserver, sinon à augmenter, les ressources relationnelles. Un tel capital social repose dans ce sens sur des rapports de parenté ou des relations d’amitié, ou dérive de la vie associative ou corporative. Même si l’acquisition de valeurs par le biais de la famille n’est par central dans ce discours, nous pouvons souligner le fait qu’appartenir à une famille privilégiée, dans laquelle ce genre de pratiques sont partagées, peut entraîner une certaine transmission de dispositions permettant la constitution ensuite de ressource clientélistes. Pourtant, malgré le fait que nous ne puissions pas mesurer de quelle manière une clientèle se transmet d’une génération à l’autre, nous pouvons supposer en dernière instance que les ressources relationnelles et clientélistes que nous avons décrites peuvent être activées en tant que ressources électorales afin d’accéder au Conseil d’Etat et afin de maintenir le pouvoir dans le temps.

Discussion et conclusions intermédiaires

Nous pouvons affirmer, après notre analyse, que le clientélisme au Tessin ne semble pas être un agrégat caractéristique seulement des sociétés traditionnelles.

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Les institutions établies qui, selon certains auteurs137, rendraient caduque le support de l’échange clientéliste traditionnel, comme on l’a démontré, sont appropriées par les Conseillers d’Etat. Associations d’intérêt, banques, television, transports publics, et encore beaucoup d’autres instances privées et paraétatiques de ce genre sont sous l’égide de personnes ayant de nombreuses relations verticales et horizontales, ce qui peut constituer des conflits d’intérêt entre le public et le privé, entre l’Etat et la société civile, non négligeables. Macaluso (1997) qualifiait d’hybride le passage qu’il y a eu du clientélisme de notable au clientélisme de parti, où on assiste à une situation intermédiaire entre ce qui définit une privatisation complète de la politique et une colonisation entière de la société civile, dans laquelle la classe politique ne se substitue pas intégralement à celle-ci (Macaluso 1997 : 42). A travers notre recherche, nous avons montré que cette situation intermédiaire va à fur et à mesure progresser vers une situation où la classe politique pénètre toujours plus la société civile en occupant les positions centrales qui en régulent le fonctionnement. Une classe des avocats toujours plus importante et une progressive augmentation du cumul de mandats, tant privés que paraétatiques, en sont un exemple flagrant. Aux arguments qui soutenaient que la socialisation juridico-politique accrue, accompagnant la modernisation sociale, constituerait un obstacle contre lequel se heurteraient les formes traditionnelles et fort peu démocratiques d’échanges, nos résultats demontrent le contraire. Par conséquent, une administration qui se rapprocherait toujours plus de l’idéaltype wébérien de l’autorité légale-rationnelle, et deviendrait de plus en plus imperméable à toute tentation d’utilisation du bien public à des fins sélectives et non neutres, n’est pas présent au Tessin. Nous pouvons soutenir, à la manière de Macaluso, que nous sommes en présence d’une variante clientéliste spécifique de « développement politique » donnant vie à un système qui pourrait être comparé au type d’Etat que Max Weber définit comme « patrimonial », dans lequel à la place d’une objectivité bureaucratique et d’une administration sans égard pour la personne, vaut le principe opposé. Le tout se fonde explicitement sur une considération de la personne, c’est-à-dire sur une relation purement personnelle, sur octrois, sur promesses et sur privilèges où la plupart du temps le recrutement politique est orientés vers l’« attribution » plutôt que vers la « réalisation », donc à travers une sélection des individus fondée davantage sur la base d’attributs de statut social (les grandes familles libérales et conservatrices, l’origine sociale, la profession, etc.), et de fidélité ou confiance aux amitiés politiques, que par rapport aux exigences de la fonction et au mérite de la personne.

Nous avons dit également que par sa nature même le Conseil d’Etat, entre la gestion de l’administration et l’Etat, se prête déjà à la reproduction de toute une série de relations clientélistes. Cependant, les résultats auxquels nous sommes arrivés donnent l’ampleur du fait que les échanges clientélistes, et leur impact sur le profil sociologique, vont non seulement perdurer dans le temps en s’adaptant à la modernité étatique, mais qu’ils vont à fur et à mesure devenir toujours plus diffusés. Cela donc pourra avoir à son tour des effets sur le recrutement et la sélection de la classe politique, qui devient de plus en plus homogène et plus intégrée dans des logiques similaires, d’où découle une homogénéité élevée du personnel politique, des modèles de carrière et aussi de langage, uniformisés jusqu’à rendre souvent caduques et artificielles les différences de parti et de classe.

A côté de ces ressources relationnelles qui ont une influence sur le recrutement au gouvernement et sur le maintien du pouvoir, nous avons également cherché à montrer l’importance de la dimension familiale et du « clan » dans le transmission de mandats politique d’une génération à l’autre. La famille, selon les résultats obtenus, joue donc un rôle non négligeable dans la transmission de valeurs, de 137 Voir le chapitre dédié à la recontextualisation du clientélisme (p. 131-132).

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prédispositions, de savoirs pratiques, de visions du monde, et de toute une série d’autres facteurs qui pourront favoriser l’entrée en politique, pour la plus part des cas dans le même parti d’appartenance que la famille, et de la l’entrée au gouvernement. La famille outre qu’être un lieu de formation et de socialisation politique est aussi une ressource électorale qui peut permettre l’élection au Conseil d’Etat. D’ailleurs, comme nous l’avons souligné auparavant, le fait de posséder un nom de famille déjà connu sur la scène publique sera un facteur de visibilité qui pourra jouer un rôle non négligeable. Nous pouvons donc affirmer que nos hypothèses inhérentes à la dimension familiale sont dans l’ensemble vérifiées. En effet, nous pouvons conclure qu’au Tessin, les stratégies de reproduction familiale et de dynastie politique sont présentes et perdurent dans le temps jusqu'à nos jours et sont des logiques répandues dans un grand nombre de partis. Ce qui nous incite à dire que la famille au Tessin reste un facteur fondamental de la reproduction du pouvoir et de l’élite. La structure du pouvoir que nous venons de décrire est donc tributaire d’un échange et d’une reproduction de la classe politique profondément ancrés dans un système traversé par des relations clientélistes. Cette société est fondamentalement touchée par des caractéristiques telles que : une forte concentration du pouvoir, un faible renouvellement de l’élite politique ainsi qu’un important cumul des fonctions et des appartenances associatives. Le clan et la famille élargie sont donc des ressources qui jouent un rôle central dans la transmission du pouvoir et dans la reproduction du cercle gouvernemental. De la même manière que Windisch et Grémion, nous pouvons considérer que le vote, dans une société de cette sorte, ne fait dès lors que reproduire une domination plus ancienne, qui pourrait être, pour certains aspects, semblable à celle de l’Ancien Régime. Cette permanence du poids des bourgeois et des notables et du poids du clan dans la transmission des mandats politiques est en effet fort semblable à celle que nous avons esquissée pour le cas du Tessin. Une société où la perpétuation des mandats politiques se fait en grande partie par une appartenance à une famille privilégiée qui transmet, de génération en génération, un capital pratique, culturel, symbolique et aussi politique ; ce qui pourrait être vu comme un double transfert : tant de responsabilité que de légitimité.

Conclusions, limites et pistes réflexives

Tout au long de notre recherche, nous avons essayé de répondre à des exigences heuristiques destinées à donner des réponses tant empiriques que théoriques sur l’évolution du profil sociologique des Conseillers d’Etat tessinois tout au long du XXe siècle. Notre cas est donc propre à une région bien précise de la Suisse qui, comme nous l’avons vu, a des caractéristiques géopolitiques, socio-économiques et culturelles bien spécifiques. En fonction du contexte historique et de l’appartenance partisane, nous avons donc essayé de répondre à nos questions de départ en montrant toute une série de ressources et facteurs sociaux jouant un rôle dans l’accès au gouvernement de ce canton. Des caractéristiques sociographiques comme la profession, la formation, l’origine géographique, le grade militaire, la durée du mandat et le « cursus honorum », ont servi de variables explicatives afin de décrire les conditions de ce recrutement politique, tout en essayant de voir lesquelles de ces conditions concurrentes étaient les plus influentes. D’un autre côté, la dimension familiale et le clientélisme, en tant qu’éléments d’analyse transversaux, ont permis d’aborder d’autres variables, comme par exemple le cumul de mandats, l’appartenance à des associations d’étudiants, les liens politico-familiaux, l’origine sociale, toute en cherchant à répondre à la question sur les stratégies de reproduction de l’élite ainsi qu’à fournir des explications par rapport à

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la constitution de ressources électorales permettant de prendre et de maintenir le pouvoir.

Cependant, d’un point de vue critique, nous sommes conscients que la recherche que nous venons d’effectuer peut présenter, comme d’ailleurs la plupart des travaux en sciences sociales, toute une série d’éléments critiques et de lacunes scientifiques. Des faiblesses méthodologiques peuvent notamment être relevées surtout en ce qui concerne le dernier chapitre consacré au clientélisme. En effet, l’analyse sociographique sur laquelle nous nous sommes appuyé permet d’objectiver toute une série d’indicateurs pouvant expliquer les relations d’échanges clientélistes, en fournissant des résultats statistiques précis. Pour compléter cette analyse descriptive, nous avons essayé d’ajouter des éléments historiques et contextuels qui donnent une profondeur analytique plus importante. Cependant, pour saisir dans leur complexité ces relations qui sont la plupart du temps tacites ou informelles, ce volet quantitatif ne suffit pas, à notre avis, à épuiser une question d’une telle ampleur. Afin d’étudier plus en détail ces relations d’échange de type clientéliste qui lient le personnel politique, nous estimons qu’il serait plus convenable, pour des recherches futures, d’insérer dans l’analyse une démarche qualitative qui amènerait à interroger le terrain et les acteurs sociaux d’un point de vue plus compréhensif et qui, enfin, pourrait dévoiler des dynamiques que la seule approche quantitative n’arrive pas à discerner. Le croisement d’une démarche qualitative et d’une démarche quantitative pourra donc permettre d’aller plus en profondeur dans l’analyse en essayant de dégager des explications pertinentes et une compréhension plus fine de la nature informelle des relations clientélistes. Cependant, nous pouvons enfin souligner que le but ultime de notre recherche exploratoire demeure de donner des pistes réflexives sur la réalité tessinoise et également sur d’autres réalités cantonales qui, nous l’espérons, pourront être adaptées et parcourues par d’autres recherches scientifiques plus ponctuelles.

En dernier lieu, nous pouvons conclure en esquissant l’idéaltype du Conseiller d’Etat. Les étapes quasi nécessaires qu’il faut franchir pour parvenir au gouvernement au Tessin sont : en premier lieu, naître dans une famille plutôt privilégiée, soit politiquement soit économiquement ; ensuite, dans la période de la jeunesse, adhérer à une association d’étudiants qui amène, petit à petit, à entrer dans un parti politique lequel, dans la plupart des cas, est le même que celui du père ; ayant atteint l’âge adulte et ayant terminé une formation universitaire en droit, suivrait le fait d’exercer une profession juridique d’avocat ou de notaire et, enfin, d’appartenir à un nombre assez important d’associations privés et paraétatiques qui permettent de consolider le bassin de soutien ainsi que le pouvoir pour au moins deux mandats consécutifs. Cela, bien entendu, n’est qu’une simple esquisse caricaturale et idéal-typique de la carrière des Conseillers d’Etat qui, cependant, nous permet de dévoiler et de démontrer, à la manière d’arguments empiriques, des convictions qui demeurent encore aujourd’hui profondément ancrées dans le sens commun de la plupart des gens.

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Dans la collection « Travaux de Science Politique »

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10. Mach André (1995) Représentation des intérêts et capacité d'adaptation de l'économie suisse.

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