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Antoine Compagnon Un été avec Montaigne Éditions des Équateurs

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Les gens seraient étendus sur la plage oubien, sirotant un apéritif, ils s’apprêteraient àdéjeuner, et ils entendraient causer de Montaigne dans le poste. Quand Philippe Val m’ademandé de parler des Essais sur FranceInter durant l’été, quelques minutes chaquejour de la semaine, l’idée m’a semblé trèsbizarre, et le défi si risqué que je n’ai pas osém’y soustraire.D’abord, réduire Montaigne à des extraits,c’était absolument contraire à tout ce quej’avais appris, aux conceptions régnantes dutemps où j’étais étudiant. À l’époque, l’ondénonçait la morale traditionnelle tirée desEssais sous la forme de sentences et l’on prônait le retour au texte dans sa complexité etses contradictions. Quiconque aurait osé découper Montaigne et le servir en morceauxaurait été aussitôt ridiculisé, traité de minushabens, voué aux poubelles de l’histoirecomme un avatar de Pierre Charron, l’auteurd’un Traité de la sagesse fait de maximesempruntées aux Essais. Revenir sur un telinterdit, ou trouver comment le contourner,la provocation était tentante.Ensuite, choisir une quarantaine de passages de quelques lignes afin de les gloser– 3 –brièvement, d’en montrer à la fois l’épaisseurhistorique et la portée actuelle, la gageureparaissait intenable. Fallait-il choisir lespages au hasard, comme saint Augustin ouvrant la Bible ? Prier une main innocente deles désigner ? Ou bien traverser au galop lesgrands thèmes de l’œuvre ? Donner un aperçu de sa richesse et de sa diversité ? Ou encore, me contenter de retenir certains de mesfragments préférés, sans souci d’unité nid’exhaustivité ? J’ai fait tout cela à la fois,sans ordre ni préméditation.Enfin, occuper l’antenne à l’heure de Lucien Jeunesse, auquel je dois la meilleure partde ma culture adolescente, c’était une offrequi ne se refuse pas

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Antoine Compagnon

Un été avec Montaigne

Éditions des Équateurs

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Les gens seraient étendus sur la plage oubien, sirotant un apéritif, ils s’apprêteraient àdéjeuner, et ils entendraient causer de Mon-taigne dans le poste. Quand Philippe Val m’ademandé de parler des Essais sur FranceInter durant l’été, quelques minutes chaquejour de la semaine, l’idée m’a semblé trèsbizarre, et le défi si risqué que je n’ai pas osém’y soustraire.

D’abord, réduire Montaigne à des extraits,c’était absolument contraire à tout ce quej’avais appris, aux conceptions régnantes dutemps où j’étais étudiant. À l’époque, l’ondénonçait la morale traditionnelle tirée desEssais sous la forme de sentences et l’on prô-nait le retour au texte dans sa complexité etses contradictions. Quiconque aurait osé dé-couper Montaigne et le servir en morceauxaurait été aussitôt ridiculisé, traité de minushabens, voué aux poubelles de l’histoirecomme un avatar de Pierre Charron, l’auteurd’un Traité de la sagesse fait de maximesempruntées aux Essais. Revenir sur un telinterdit, ou trouver comment le contourner,la provocation était tentante.

Ensuite, choisir une quarantaine de pas-sages de quelques lignes afin de les gloser

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brièvement, d’en montrer à la fois l’épaisseurhistorique et la portée actuelle, la gageureparaissait intenable. Fallait-il choisir lespages au hasard, comme saint Augustin ou-vrant la Bible ? Prier une main innocente deles désigner ? Ou bien traverser au galop lesgrands thèmes de l’œuvre ? Donner un aper-çu de sa richesse et de sa diversité ? Ou en-core, me contenter de retenir certains de mesfragments préférés, sans souci d’unité nid’exhaustivité ? J’ai fait tout cela à la fois,sans ordre ni préméditation.

Enfin, occuper l’antenne à l’heure de Lu-cien Jeunesse, auquel je dois la meilleure partde ma culture adolescente, c’était une offrequi ne se refuse pas1.

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1. L’engagement

Sous prétexte que Montaigne s’est volon-tiers dépeint comme un honnête homme,comme un oisif retiré sur ses terres, réfugiédans sa librairie, on oublie qu’il a été aussi unhomme public engagé dans son siècle et qu’ila exercé d’importantes responsabilités poli-tiques, durant une époque troublée de notrehistoire. Il a ainsi servi de négociateur entreles catholiques et les protestants, entre HenriIII et Henri de Navarre, le futur Henri IV, et ilen tire cette leçon :

« En ce peu que j’ai eu à négocier entre nosPrinces, en ces divisions, et subdivisions quinous déchirent aujourd’hui : j’ai curieuse-ment évité qu’ils se méprissent en moi, ets’enferrassent en mon masque. Les gens dumétier se tiennent les plus couverts, et seprésentent et contrefont les plus moyens, etles plus voisins qu’ils peuvent : moi, jem’offre par mes opinions les plus vives, et par

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la forme plus mienne. Tendre négociateur etnovice : qui aime mieux faillir à l’affaire qu’àmoi. Ç’a été pourtant jusques à cette heure,avec tel heur (car certes fortune y a la princi-pale part), que peu ont passé de main à autreavec moins de soupçon, plus de faveur et deprivauté. J’ai une façon ouverte, aisée às’insinuer, et à se donner crédit, aux pre-mières accointances. La naïveté et la véritépure, en quelque siècle que ce soit, trouventencore leur opportunité et leur mise » (III, 1,1234-1235).

Toute sa vie adulte a été déchirée par lesguerres civiles, les pires des guerres, rappelle-t-il volontiers, car elles mettent aux prises desamis, des frères. Depuis 1562 – il n’avait pastrente ans – jusqu’à sa mort en 1592, les ba-tailles, escarmouches, sièges et assassinatsn’ont été interrompus que par de courtestrêves.

Comment y a-t-il survécu ? Il se le de-mande souvent dans les Essais. Ici, c’est auchapitre « De l’utile et de l’honnête », en têtedu troisième livre en 1588, après l’expérience

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éprouvante de la mairie de Bordeaux, entemps de guerre et de peste.

L’utile et l’honnête : Montaigne aborde laquestion de la morale publique, ou de la fin etdes moyens, de la raison d’État. La mode est àMachiavel et au réalisme politique, incarnéen Catherine de Médicis, la fille de Laurent II,à qui Machiavel avait dédié Le Prince. Lareine-mère, veuve d’Henri II, mère des troisderniers Valois, aurait pris la décision la plusodieuse de l’époque : le massacre de la Saint-Barthélemy.

Le machiavélisme autorise à mentir, à tra-hir sa parole, à tuer, au nom de l’intérêt del’État, pour assurer sa stabilité, conçuecomme le bien suprême. Montaigne ne s’y estjamais résolu. Il refuse partout la tromperieet l’hypocrisie. Il se présente toujours tel qu’ilest, dit ce qu’il pense, au mépris des usages. Àla voie couverte, comme il l’appelle, il préfèrela voie ouverte, la franchise, la loyauté. Pourlui, la fin ne justifie pas les moyens, et il n’estjamais prêt à sacrifier la morale privée à laraison d’État.

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Or, il constate que cette conduite insenséene lui a pas porté préjudice et qu’elle lui amême plutôt réussi. Sa conduite est non seu-lement plus honnête, mais aussi plus utile.Quand un homme public ment une fois, iln’est plus jamais cru ; il a choisi un expédientcontre la durée ; il a donc fait un mauvaiscalcul.

Selon Montaigne, la sincérité, la fidélité àsa parole, est une conduite bien plus payante.Si l’on n’est pas poussé à l’honnêteté par con-viction morale, alors la raison pratique de-vrait y inciter.

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2. La conversation

Comment Montaigne se comporte-t-il dansla conversation, que ce soit un entretien fami-lier ou une discussion plus protocolaire ? Ill’explique au chapitre « De l’art de conférer »,dans le troisième livre des Essais. La confé-rence, c’est le dialogue, la délibération. Il seprésente comme un homme accueillant auxidées des autres, ouvert, disponible, et nontêtu, borné, buté dans ses opinions :

« Je festoie et caresse la vérité en quelquemain que je la trouve, et m’y rends allègre-ment, et lui tends mes armes vaincues, deloin que je la vois approcher. Et pourvu qu’onn’y procède d’une trogne trop impérieuse-ment magistrale, je prends plaisir à être re-pris. Et m’accommode aux accusateurs, sou-vent plus, par raison de civilité, que par rai-son d’amendement : aimant à gratifier et ànourrir la liberté de m’avertir, par la facilitéde céder » (III, 8,1447).

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Montaigne assure qu’il respecte la vérité,même lorsqu’elle est prononcée parquelqu’un d’antipathique. Il n’est pas orgueil-leux, ne ressent pas la contradiction commeune humiliation, aime à être corrigé s’il setrompe. Ce qu’il apprécie peu, ce sont les in-terlocuteurs arrogants, sûrs de leur fait, into-lérants.

Il semble donc un parfait honnête homme,libéral, respectueux des idées, n’y mettantaucun amour-propre, ne cherchant pas àavoir le dernier mot. Bref, il ne conçoit pas laconversation comme un combat qu’il faudraitemporter.

Pourtant, il ajoute aussitôt une restriction :s’il cède à ceux qui le reprennent, c’est pluspar politesse que pour s’améliorer, surtout sison contradicteur est infatué de lui-même.Alors il s’incline, mais sans soumettre sonintime conviction. N’est-ce pas là de sa partune feinte, malgré son éloge constant de lasincérité ? À ses adversaires effrontés, etmême aux autres, il tend à donner raisonsans résister, par courtoisie, pour, dit-il,qu’on continue de le détromper, de l’éclairer.

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Il faut rendre les armes à l’autre – ou dumoins le lui faire croire –, afin que celui-cin’hésite pas à vous donner son avis dansl’avenir.

« Toutefois, poursuit-il, il est malaisé d’yattirer les hommes de mon temps. Ils n’ontpas le courage de corriger, parce qu’ils n’ontpas le courage de souffrir à l’être : Et parlenttoujours avec dissimulation, en présence lesuns des autres. Je prends si grand plaisird’être jugé et connu, qu’il m’est comme indif-férent, en quelle des deux formes je le sois.Mon imagination se contredit elle-même sisouvent, et condamne, que ce m’est tout un,qu’un autre le fasse : vu principalement queje ne donne à sa répréhension, que l’autoritéque je veux. Mais je romps paille avec celui,qui se tient si haut à la main : comme j’enconnais quelqu’un, qui plaint son avertisse-ment, s’il n’en est cru : et prend à injure, si onestrive [renâcle] à le suivre » (1447).

Montaigne regrette que ses contemporainsne le contestent pas assez, par hantise de sevoir eux-mêmes contestés. Comme ilsn’aiment pas être contrariés, que cela les hu-

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milie, ils ne contrarient pas, et chacuns’enferme dans ses certitudes.

Nouveau et dernier tournant : si Mon-taigne acquiesce aisément à autrui, c’est nonseulement par urbanité, pour encourager soninterlocuteur à lui donner la réplique, maisaussi parce qu’il est peu sûr de lui-même, queses opinions sont changeantes, et qu’il secontredit tout seul. Montaigne aime la con-tradiction, mais il suffit à se la donner. Cequ’il déteste par-dessus tout, ce sont les genstrop fiers qui s’offusquent que l’on ne serange pas à leur avis. S’il est bien une choseque Montaigne condamne, c’est la suffisance,la fatuité.

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3. Tout bouge

On trouverait, un peu partout dans les Es-sais, des propos sur l’instabilité, la mobilitédes choses de ce monde, et sur l’impuissancede l’homme à connaître. Mais nul n’est aussiferme que celui-ci, au début du chapitre « Durepentir », au troisième livre. Montaigne yrésume la sagesse qu’il a atteinte, que lui aprocurée l’écriture de son livre. Nouveau pa-radoxe : la fermeté dans la mobilité.

« Les autres forment l’homme, je le récite :et en représente un particulier, bien mal for-mé : et lequel si j’avais à façonner de nou-veau, je ferais vraiment bien autre qu’il n’est :meshui [désormais] c’est fait. Or les traits dema peinture, ne se fourvoient point,quoiqu’ils se changent et diversifient. Lemonde n’est qu’une branloire pérenne :Toutes choses y branlent sans cesse, la terre,les rochers du Caucase, les pyramidesd’Egypte : et du branle public, et du leur. La

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constance même n’est autre chose qu’unbranle plus languissant. Je ne puis assurermon objet : il va trouble et chancelant, d’uneivresse naturelle. Je le prends en ce point,comme il est, en l’instant que je m’amuse àlui » (III, 2, 1255-1256).

Montaigne commence, comme souvent,par une profession d’humilité. Son but estbas, modeste. Il ne prétend pas enseigner unedoctrine, à la différence de presque tous lesauteurs, qui veulent instruire, façonner. Lui,il se raconte, il dit un homme. D’ailleurs, il seprésente comme tout le contraire d’un mo-dèle : il est « bien mal formé », et c’est troptard pour se réformer. Il ne faudrait donc pasle prendre en exemple.

Et pourtant il cherche la vérité. Mais im-possible de la trouver dans un monde aussiinstable et turbulent. Tout coule, comme di-sait Héraclite. Il n’y a rien de solide sous leciel, ni les montagnes ni les pyramides, ni lesmerveilles de la nature, ni les monumentsédifiés par l’homme. L’objet bouge et le sujetaussi. Comment pourrait-il y avoir une con-naissance solide et fiable ?

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Montaigne ne nie pas la vérité, mais ildoute qu’elle soit accessible à l’homme seul.C’est un sceptique qui a choisi pour devise :« Que sais-je ? », et pour emblème une ba-lance. Mais ce n’est pas une raison de déses-pérer.

« Je ne peins pas l’être, poursuit-il, jepeins le passage : non un passage d’âge enautre, ou comme dit le peuple, de sept en septans, mais de jour en jour, de minute en mi-nute. Il faut accommoder mon histoire àl’heure. Je pourrai tantôt changer, non defortune seulement, mais aussi d’intention :C’est un contrôle de divers et muables acci-dents, et d’imaginations irrésolues, et quandil y échoit, contraires : soit que je sois autremoi-même, soit que je saisisse les sujets parautres circonstances, et considérations »(1256).

Il s’agit de se résoudre à la condition hu-maine, d’accepter sa misère : son horizon estle devenir et non l’être. Dans un instant, lemonde aura changé, et moi aussi. Dans lesEssais, le registre de ce qui lui arrive et de cequ’il pense, Montaigne se borne à noter com-

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bien tout change tout le temps. Il est un rela-tiviste. On peut même parler de perspecti-visme : à chaque moment, j’ai un point de vuedifférent sur le monde. Mon identité est ins-table. Montaigne n’a pas trouvé de « pointfixe », mais il n’a jamais cessé de chercher.

Une image dit son rapport au monde : cellede l’équitation, du cheval sur lequel le cava-lier garde son équilibre, son assiette précaire.L’assiette, voilà le mot prononcé. Le mondebouge, je bouge : à moi de trouver mon as-siette dans le monde.

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4. Les Indiens de Rouen

À Rouen, en 1562, Montaigne rencontratrois Indiens de la France antarctique,l’implantation française dans la baie de Riode Janeiro. Ils furent présentés au roi CharlesIX, alors âgé de douze ans, curieux de cesindigènes du Nouveau Monde. Puis Mon-taigne eut une conversation avec eux.

« Trois d’entre eux, ignorant combien coû-tera un jour à leur repos, et à leur bonheur, laconnaissance des corruptions de deçà, et quede ce commerce naîtra leur ruine, comme jeprésuppose qu’elle soit déjà avancée (bienmisérables de s’être laissés piper au désir dela nouvelleté, et avoir quitté la douceur deleur ciel pour venir voir le nôtre), furent àRouen, du temps que le feu Roi Charles neu-vième y était : le Roi parla à eux longtemps,on leur fit voir notre façon, notre pompe, laforme d’une belle ville » (I, 30, 332).

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Montaigne est un pessimiste : au contactdu Vieux Monde, le Nouveau Monde se dé-gradera – c’est même déjà fait –, alors quec’était un monde enfant, innocent. C’est la findu chapitre « Des cannibales ». Montaignevient de peindre le Brésil comme un âge d’or,comme l’Atlantide de la mythologie. Les In-diens sont sauvages au sens non de la cruau-té, mais de la nature – et nous sommes lesbarbares. S’ils mangent leurs ennemis, cen’est pas pour se nourrir, mais pour obéir àun code d’honneur. Bref, Montaigne leurpasse tout et ne nous passe rien.

« […] après cela, poursuit-il, quelqu’un endemanda leur avis, et voulut savoir d’eux, cequ’ils y avaient trouvé de plus admirable ; ilsrépondirent trois choses, d’où j’ai perdu latroisième, et en suis bien marri ; mais j’en aiencore deux en mémoire. Ils dirent qu’ilstrouvaient en premier lieu fort étrange quetant de grands hommes, portant barbe, fortset armés, qui étaient autour du Roi (il estvraisemblable que ils parlaient des Suisses desa garde) se soumissent à obéir à un enfant,

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et qu’on ne choisissait plutôt quelqu’und’entre eux pour commander » (332).

Par un renversement que les Lettres per-sanes de Montesquieu rendront familier, c’estmaintenant au tour des Indiens de nous ob-server, de s’étonner de nos usages, de noterleur absurdité. La première, c’est la « servi-tude volontaire », suivant la thèse de l’ami deMontaigne, Etienne de La Boétie. Commentse fait-il que tant d’hommes forts obéissent àun enfant ? Par quel mystère se soumettent-ils ? Suivant La Boétie, il suffirait que lepeuple cesse d’obéir pour que le princetombe. Gandhi prônera ainsi la résistancepassive et la désobéissance civile. L’Indien neva pas jusque-là, mais le droit divin du VieuxMonde lui semble inexplicable.

« Secondement […] qu’ils avaient aperçuqu’il y avait parmi nous des hommes pleins etgorgés de toutes sortes de commodités, et queleurs moitiés étaient mendiants à leursportes, décharnez de faim et de pauvreté ; ettrouvaient étrange comme ces moitiés icinécessiteuses, pouvaient souffrir une telleinjustice, qu’ils ne prissent les autres à la

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gorge, ou missent le feu à leurs maisons »(332-333).

Le deuxième scandale, c’est l’inégalitéentre les riches et les pauvres. Montaigne faitde ses Indiens sinon des communistes avantla lettre, du moins des adeptes de la justice etde l’égalité.

Il est curieux que Montaigne ait oublié letroisième motif d’indignation de ses Indiens.Après une merveille politique et une autreéconomique, de quoi pourrait-il bien êtrequestion ? Nous ne le saurons jamais aveccertitude, mais j’ai toujours eu une petiteidée ; je la donnerai une autre fois.

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5. Une chute de cheval

C’est une des pages les plus émouvantesdes Essais, car il est rare que Montaigne ra-conte avec tant de soin une péripétie de savie, un moment aussi privé. Il s’agit d’unechute de cheval et de l’évanouissement quisuivit.

« Pendant nos troisièmes troubles, ou deu-xièmes (il ne me souvient pas bien de cela)m’étant allé un jour promener à une lieue dechez moi, qui suis assis dans le moyeu de toutle trouble des guerres civiles de France ; es-timant être en toute sûreté, et si voisin de maretraite, que je n’avais point besoin de meil-leur équipage, j’avais pris un cheval bien aisé,mais non guère ferme. À mon retour, uneoccasion soudaine s’étant présentée, dem’aider de ce cheval à un service, qui n’étaitpas bien de son usage, un de mes gens grandet fort, monté sur un puissant roussin, quiavait une bouche désespérée, frais au demeu-

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rant et vigoureux, pour faire le hardi et de-vancer ses compagnons, vint à le pousser àtoute bride droit dans ma route, et fondrecomme un colosse sur le petit homme et petitcheval, et le foudroyer de sa roideur et de sapesanteur, nous envoyant l’un et l’autre lespieds contremont : si que voilà le cheval abat-tu et couché tout étourdi, moi dix ou douzepas au-delà, étendu à la renverse, le visagetout meurtri et tout écorché, mon épée quej’avais à la main, à plus de dix pas au-delà,ma ceinture en pièces, n’ayant ni mouvement,ni sentiment non plus qu’une souche » (II, 6,594).

D’habitude, Montaigne parle de ses lec-tures et des idées qu’elles lui inspirent, oubien il se dépeint plus qu’il ne se raconte.Mais on touche ici à un événement personnel.La narration est pleine de détails ; les circons-tances sont précises : la deuxième ou troi-sième guerre civile, entre 1567 et 1570. Du-rant une accalmie, Montaigne sort de chezlui, sans s’éloigner de ses terres et sansgrande escorte, sur une monture facile, pourse promener.

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Puis vient la longue et belle phrase narrantla mésaventure, pleine de notations pitto-resques : le puissant roussin monté par un deses gens ; lui-même, « petit homme et petitcheval », renversés par l’énorme bête quifond sur lui. Nous voyons le tableau ; nousnous représentons la campagne de la Dor-dogne, au milieu des vignes, sous le soleil, lapetite troupe gambadant. Puis le choc : Mon-taigne à terre, renversé, défait de sa ceintureet de son épée, contusionné, et surtout éva-noui, ayant perdu connaissance.

Car tout est là. Si Montaigne donne tant dedétails, c’est qu’il ne s’est souvenu de rien etque ses gens lui ont raconté les faits, tout enlui cachant le rôle du grand roussin et de soncavalier. Ce qui l’intéresse et le trouble, c’estsa perte de conscience, puis son lent retour àla vie après qu’on l’eut ramené chez lui en letenant pour mort. Cet accident, c’est doncpour Montaigne le plus près qu’il s’est appro-ché de la mort, et l’expérience a été douce,insensible. Il ne faudrait donc pas craindreexcessivement de mourir.

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Au-delà de cette morale, Montaigne tire del’expérience une leçon plus importante etmoderne. Elle lui donne à réfléchir surl’identité, sur le rapport du corps et del’esprit. Inconscient, il semble qu’il ait agi,parlé, et même donné l’ordre qu’on s’occupede sa femme qui, avertie, se dirigeait vers eux.Que sommes-nous, si notre corps s’agite, sinous parlons, ordonnons, sans que notre vo-lonté y ait part ? Où est notre moi ? Grâce àcette chute de cheval, Montaigne, avant Des-cartes, avant la phénoménologie, avantFreud, anticipe sur plusieurs sièclesd’inquiétude sur la subjectivité, surl’intention ; et il conçoit sa propre théorie del’identité – précaire, discontinue. Quiconqueest tombé de cheval le comprendra.

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6. La balance

Montaigne est un magistrat ; il a reçu uneformation de juriste et il est très sensible àl’ambiguïté des textes, de tous les textes, nonseulement les lois, mais aussi la littérature, laphilosophie, la théologie. Tous sont sujets àinterprétation et contestation, lesquelles, loinde nous rapprocher de leur sens, nous enéloignent toujours plus. Entre eux et nous,nous multiplions les épaisseurs de commen-taires qui rendent leur vérité de plus en plusinaccessible. Montaigne le rappelle dansl’« Apologie de Raymond Sebond » :

« Notre parler a ses faiblesses et ses dé-fauts, comme tout le reste. La plupart desoccasions des troubles du monde sontGrammairiennes. Nos procès ne naissent quedu débat de l’interprétation des lois ; et laplupart des guerres, de cette impuissance den’avoir su clairement exprimer les conven-tions et traités d’accord des Princes. Combien

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de querelles et combien importantes a pro-duit au monde le doute du sens de cette syl-labe, Hoc ? » (II, 12, 820).

En homme de la Renaissance, Montaigneironise sur la tradition médiévale qui a accu-mulé les gloses – comparées à des excré-ments par Rabelais, faeces literarum. Ilplaide pour un retour aux auteurs, aux textesoriginaux de Platon, Plutarque ou Sénèque.

Mais il y a plus. À ses yeux, tous lestroubles du monde – procès et guerres, litigesprivés et publics – sont liés à des malenten-dus sur le sens des mots, jusqu’au conflit quidéchire catholiques et protestants. Montaignele résume à une dispute sur le sens de la syl-labe Hoc, dans le sacrement de l’Eucharistie :Hoc est enim corpus meum, Hoc est enimcalix sanguinis mei, a dit le Christ et répète leprêtre : « Ceci est mon corps, ceci est monsang. » Suivant la doctrine de la transsubs-tantiation, ou de la présence réelle, le pain etle vin se convertissent en chair du Christ.Mais les calvinistes se contentent d’affirmerla présence spirituelle du Christ dans le pain

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et le vin. Qu’en pense Montaigne, qui réduitla Réforme à une querelle de mots ?

Nous n’en savons rien, et il garde pour luison intime conviction.

« Prenons la clause que la Logique mêmenous présentera pour la plus claire. Si vousdites, Il fait beau temps, et que vous dissiezvérité, il fait donc beau temps. Voilà pas uneforme de parler certaine ? Encore nous trom-pera-t-elle : Qu’il soit ainsi, suivonsl’exemple : si vous dites, Je mens, et que vousdissiez vrai, vous mentez donc. L’art, la rai-son, la force de la conclusion de cette-ci, sontpareilles à l’autre, toutefois nous voilà em-bourbés » (820).

L’exemple de l’Eucharistie lui sert à con-firmer son scepticisme en reprenant le para-doxe du Crétois, ou du menteur : « Unhomme déclare “Je mens”. Si c’est vrai, c’estfaux. Si c’est faux, c’est vrai. » Montaigne estun disciple de Pyrrhon, philosophe grec par-tisan de la « suspension du jugement »comme seule conclusion logique du doute.Mais, plus radical encore, il conteste même laformule « Je doute », car si je dis que je

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doute, de cela je ne doute pas : « Je vois lesphilosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent ex-primer leur générale conception en aucunemanière de parler : car il leur faudrait unnouveau langage » (820-821).

Ce nouveau langage, Montaigne l’a trouvéen formulant sa propre devise sous la formed’une question, non d’une affirmation :« Cette fantaisie est plus sûrement conçue parinterrogation : Que sais-je ? comme je laporte à la devise d’une balance » (821). Labalance en équilibre représente sa perplexité,son refus ou son incapacité de choisir.

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7. Un hermaphrodite

Sur le chemin de l’Allemagne, au cours deson voyage de 1580 jusqu’à Rome, Montaignerencontra un homme qui était né fille et quil’était resté plus de vingt ans, avant de deve-nir garçon :

« Passant à Vitry le François je pus voir unhomme que l’Évêque de Soissons avait nom-mé Germain en confirmation, lequel tous leshabitants de là ont connu, et vu fille, jusquesà l’âge de vingt-deux ans, nommée Marie. Ilétait à cette heure-là fort barbu, et vieil, etpoint marié. Faisant, dit-il, quelque effort ensautant, ses membres virils se produisirent :et est encore en usage entre les filles de là,une chanson, par laquelle elless’entravertissent de ne faire point de grandesenjambées, de peur de devenir garçons,comme Marie Germain.

Ce n’est pas tant de merveille que cettesorte d’accident se rencontre fréquent : car si

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l’imagination peut en telles choses, elle est sicontinuellement et si vigoureusement atta-chée à ce sujet, que pour n’avoir si souvent àrechoir en même pensée et âpreté de désir,elle a meilleur compte d’incorporer, une foispour toutes, cette virile partie aux filles » (I,20, 148-149).

Comme ses contemporains, Montaignes’intéresse à ces « Histoires mémorables decertaines femmes qui sont dégénérées enhommes », titre d’un chapitre Des monstreset prodiges, l’ouvrage du médecin AmbroiseParé. La Renaissance est attirée par les curio-sités de la nature, parmi lesquellesl’hermaphrodite, à la fois homme et femme.Marie devint Germain à la suite d’un effortphysique qui délogea son membre viril,jusque-là escamoté, retourné vers l’intérieur,si bien qu’on l’avait toujours cru fille.

Mais Montaigne minimise la merveille. Detels accidents arrivent souvent ; les filles ontdonc raison d’éviter les grandes enjambéesqui les transformeraient en garçons. La causeen est la « force de l’imagination » – c’est letitre du chapitre où figure l’anecdote. Au lieu

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de tant penser au sexe, les filles ont plus vitefait de l’engendrer en elles. À force d’y penser,il leur pousse. Il ne s’agit pas de l’« envie dupénis », théorisée par Freud comme stade dudéveloppement de la petite fille, mais du désirféminin, aussi mystérieux pour Montaigneque pour Rabelais dans le Tiers Livre. À tropdésirer l’homme, vous le devenez. Difficile,comme souvent, de décider si Montaigne semoque.

D’ailleurs, il en vient aussitôt, et bien pluslonguement, à de nombreux cas d’une situa-tion beaucoup plus ordinaire illustrant laforce de l’imagination : à savoir,l’impuissance masculine, le « nouementd’aiguillette », comme on appelait le maléficeconsistant à nouer un cordon en prononçantune formule magique, pour frapper unhomme d’impuissance et empêcher la con-sommation du mariage. Montaigne n’hésitepas à commencer par narrer une circonstanceoù « monsieur ma partie » (156), comme ill’appelle plaisamment en se faisant son avo-cat, « tel de qui je puis répondre, comme demoi-même » (150), lui fit défaut après qu’un

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ami lui eut raconté une sienne défaillance etquand il y repensa au mauvais moment.

Pas de meilleure illustration des rapportscompliqués de l’esprit et du corps que cetorgane masculin qui ne répond pas à mesordres et n’en fait qu’à sa tête, comme s’ilavait sa propre volonté, indépendante de moi,désobéissante, déréglée et rebelle : « Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’ellevoulût ? » (156), demande Montaigne, qui sereprésente l’identité comme un petit théâtrepsychique où dialoguent, se disputent di-verses instances comme sur la scène d’unecomédie : esprit, volonté, imagination.

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8. La dent tombée

La mort est l’un des grands sujets sur les-quels Montaigne médite et auxquels il necesse jamais de revenir. Les Essais sont aussiune préparation à la mort, depuis le chapitre« Que philosopher c’est apprendre à mou-rir », au début du premier livre, jusqu’à la findu troisième livre, au chapitre « De la phy-sionomie », où Montaigne loue l’attitudestoïque des paysans, exposés aux ravages desguerres et de la peste, et aussi sages, tran-quilles que Socrate au moment de boire laciguë, et au chapitre « De l’expérience ».

« Dieu fait grâce à ceux, à qui il soustrait lavie par le menu. C’est le seul bénéfice de lavieillesse. La dernière mort en sera d’autantmoins pleine et nuisible : elle ne tuera plusqu’un demi, ou un quart d’homme. Voilà unedent qui me vient de choir, sans douleur, sanseffort : c’était le terme naturel de sa durée. Etcette partie de mon être, et plusieurs autres,

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sont déjà mortes, autres demi-mortes, desplus actives, et qui tenaient le premier rangpendant la vigueur de mon âge. C’est ainsique je fonds, et échappe à moi » (III, 13, 1716-1717).

On ne peut pas essayer la mort, quin’advient qu’une fois, mais Montaigne profitede toute expérience qui peut lui en donner lepressentiment, par exemple – on en a parlé –une chute de cheval, suivie d’un évanouisse-ment qui lui a paru une mort douce, paisible.Ici, la chute d’une dent donne lieu à une pe-tite fable sur la mort.

Vieillir offre du moins un avantage : c’estque l’on ne mourra pas d’un seul coup, maispeu à peu, bout par bout. Si bien que la« dernière mort », comme il l’appelle, ne de-vrait pas être aussi tranchante que si elle étaitadvenue au cours de la jeunesse et dans lafleur de l’âge. La dent qui tombe – afflictionbanale, non catastrophique, que Montaigne adû connaître – devient un indice du vieillis-sement et une anticipation de la mort. Il lacompare à d’autres défaillances qui affectent

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son corps, dont l’une touche, on le comprend,à son ardeur virile.

La dent et le sexe, Montaigne les associeavant Freud comme signes de puissance, oud’impuissance quand ils manquent à l’appel.

« Quelle bêtise sera-ce à mon entende-ment, de sentir le saut de cette chute, déjà siavancée, comme si elle était entière ? Je nel’espère pas » (1717). La fin du passage estpourtant ambiguë : ce serait bête de ressentirla dernière mort, celle qui n’emportera plusqu’un reste d’homme, comme si elle étaitentière. Montaigne espère que cela ne luiarrivera pas. Mais en est-il convaincu ? Ils’interroge : poser la question, c’est recon-naître qu’elle se pose. On a beau avoir perduune dent et constaté d’autres faiblesses deson corps, la dernière mort n’en sera peut-être pas moins vécue comme si elle était en-tière.

« La mort se mêle et confond partout ànotre vie : le déclin préoccupe son heure, ets’ingère au cours de notre avancement même.J’ai des portraits de ma forme de vingt etcinq, et de trente-cinq ans : je les compare

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avec celui d’asteure [de maintenant] : Com-bien de fois, ce n’est plus moi : combien estmon image présente plus éloignée de celles-là, que de celle de mon trépas » (1718).

Montaigne se raisonne : son esprit fait laleçon à son imagination. Nous possédons desphotos de nous aux divers âges de la vie, noussavons que ce n’est plus nous sur ces clichésjaunis. Montaigne insiste sur la différencequ’il y a entre moi à cette heure et moi jadis.Il n’empêche que quelque chose en moi resteentier : « ce n’est plus moi », dit-il d’un an-cien portrait. C’est donc qu’il reste un moi,une vie intacte, et c’est ce moi qui disparaîtra.

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9. Le Nouveau Monde

La découverte de l’Amérique, puis les pre-mières expéditions coloniales, ont marqué lesesprits en Europe. Certains y ont vu une rai-son d’optimisme, un progrès pour l’Occident,qui doit beaucoup à l’Amérique : les tomates,le tabac, la vanille, le piment, et surtout l’or.Mais Montaigne exprime de l’inquiétude.

« Notre monde vient d’en trouver un autre(et qui nous répond si c’est le dernier de sesfrères, puis que les Démons, les Sibylles, etnous, avons ignoré cettui-ci jusqu’à cetteheure ?) non moins grand, plain, et membru,que lui : toutefois si nouveau et si enfant,qu’on lui apprend encore son a, b, c : Il n’y apas cinquante ans, qu’il ne savait, ni lettres,ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, nivignes. Il était encore tout nu, au giron, et nevivait que des moyens de sa mère nourrice. Sinous concluons bien, de notre fin […], cetautre monde ne fera qu’entrer en lumière,

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quand le notre en sortira. L’univers tomberaen paralysie : l’un membre sera perclus,l’autre en vigueur » (III, 6, 1423-1424).

On n’a pas fini, suggère Montaigne, detrouver des mondes, et à quoi tout cela nousmènera-t-il ? Montaigne pense que le Nou-veau Monde, comparé au sien, est un mondeinnocent, qu’il caractérise par ce qui luimanque : l’écriture, les vêtements, le pain etle vin. Des questions religieuses essentiellessont sous-jacentes. S’ils vont tout nus sanshonte, comme Adam et Eve au Paradis, est-ceparce qu’ils n’ont pas connu la Chute ? Parceque le péché originel les a épargnés ?

Cet autre monde serait plus proche del’état de nature que le Vieux. Or la nature, lamère nature, est toujours bonne pour Mon-taigne, qui ne cesse de la louer, en l’opposantà l’artifice. Plus nous sommes près de la na-ture, mieux c’est ; les hommes et les femmesdu Nouveau Monde vivaient donc mieuxavant que Christophe Colomb ne les dé-couvre.

Montaigne redoute le déséquilibre que lecontact des deux mondes, à des stades diffé-

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rents de leur développement, créera dansl’univers. Il conçoit celui-ci sur le modèle ducorps humain, suivant l’analogie du macro-cosme et du microcosme. L’univers deviendraun corps monstrueux, monté sur une jambevigoureuse, l’autre invalide ; il sera difforme,bancal, boiteux.

L’auteur des Essais ne croit pas au pro-grès. Sa philosophie cyclique de l’histoire estcalquée sur la vie humaine, laquelle va del’enfance à l’âge adulte, puis à la vieillesse, oude la grandeur à la décadence. La colonisa-tion de l’Amérique ne présage rien de bon,car le Vieux Monde corrompra le Nouveau :

« Bien crains-je, que nous aurons très forthâté sa déclinaison et sa ruine, par notre con-tagion : et que nous lui aurons bien cher ven-du nos opinions et nos arts. C’était un mondeenfant : si ne l’avons-nous pas fouetté etsoumis à notre discipline, par l’avantage denotre valeur, et forces naturelles : ni nel’avons pratiqué par notre justice et bonté : nisubjugué par notre magnanimité » (1424).

Le contact du Vieux Monde accéléreral’évolution du Nouveau vers sa décrépitude,

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sans nous rajeunir, car l’histoire va à sensunique et l’âge d’or est derrière nous. Ce n’estpas notre supériorité morale qui a conquis leNouveau Monde, mais c’est notre force brutequi l’a soumis.

Montaigne vient de lire les premiers récitsde la cruauté des colons espagnols auMexique et de leur destruction sauvage d’unecivilisation admirable. Il est l’un des premierscenseurs du colonialisme.

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10. Les cauchemars

Pourquoi Montaigne s’est-il mis à écrireles Essais ? Il en donne l’explication dans unpetit chapitre du premier livre, « Del’oisiveté », où il décrit les mésaventures quisuivirent sa retraite de 1571 :

« Dernièrement que je me retirai chez moi,délibéré autant que je pourrais, ne me mêlerd’autre chose, que de passer en repos, et àpart, ce peu qui me reste de vie : il me sem-blait ne pouvoir faire plus grande faveur àmon esprit, que de le laisser en pleine oisive-té, s’entretenir soi-même, et s’arrêter et ras-seoir en soi : Ce que j’espérais qu’il pûtmeshui [désormais] faire plus aisément, de-venu avec le temps, plus pesant, et plus mûr :Mais je trouve, variam semper dant otiamentem [toujours l’oisiveté rend l’esprit in-constant, Lucain], qu’au rebours faisant lecheval échappé, il se donne cent fois plus decarrière à soi-même, qu’il ne prenait pour

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autrui : et m’enfante tant de chimères etmonstres fantasques les uns sur les autres,sans ordre, et sans propos, que pour en con-templer à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’aicommencé de les mettre en rôle : espérantavec le temps, lui en faire honte à lui-même »(I, 8, 87).

Montaigne raconte l’origine des Essais,après la résignation de sa charge de conseillerau Parlement de Bordeaux, à l’âge de trente-huit ans. Ce à quoi il aspirait, suivant le mo-dèle antique, c’était au repos studieux, auloisir lettré, à l’otium studiosun, afin de setrouver, de se connaître. Comme Cicéron,Montaigne pense que l’homme n’est pasvraiment lui-même dans la vie publique, lemonde et le métier, mais dans la solitude, laméditation et la lecture. Plaçant la vie con-templative au-dessus de la vie active, il n’estpas encore un de ces modernes qui jugerontque l’homme se réalise dans ses activités,dans le negotium, le négoce, soit la négationde l’otium, du loisir. Cette éthique modernedu travail a été liée à la montée du protestan-tisme, et l’otium, l’oisiveté, a perdu sa valeur

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suprême pour devenir un synonyme de laparesse.

Or, que dit Montaigne ? Que dans la soli-tude, au lieu de trouver son point fixe et lasérénité, il a rencontré l’angoisse etl’inquiétude. Cette maladie spirituelle, c’est lamélancolie, ou l’acédie, la dépression quifrappait les moines à l’heure de la sieste, cellede la tentation.

L’âge, pensait Montaigne, aurait dû luidonner de la gravité, mais non, son esprits’agite au lieu de se concentrer, fait, suivantune belle image, le « cheval échappé », courten tous sens, se disperse plus que du tempsoù sa charge de magistrat l’accablait. Les« chimères et monstres fantasques » quiprennent possession de son imagination, cesont des cauchemars, des tourments, au lieude la paix espérée, comme sur un tableau deJérôme Bosch représentant La Tentation desaint Antoine.

Alors, dit-il, il s’est mis à écrire. Le but dela retraite n’était pas l’écriture, mais la lec-ture, la réflexion, le recueillement. L’écriturea été inventée comme un remède, soit une

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façon de calmer l’angoisse, d’apprivoiser lesdémons. Montaigne s’est résolu à enregistrerles spéculations qui lui passaient par la tête, àles « mettre en rôle », écrit-il. Le rôle, c’est leregistre, le grand cahier des entrées et dessorties. Montaigne s’est décidé à tenir lescomptes de ses pensées, de ses délires, pour ymettre de l’ordre, pour reprendre le contrôlede lui-même.

Bref, cherchant la sagesse dans la solitude,Montaigne a frôlé la folie. Il s’est sauvé, guéride ses fantasmes et hallucinations en les no-tant. L’écriture des Essais lui a donné le con-trôle de lui-même.

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11.La bonne foi

Au moment de publier les deux premierslivres des Essais, en 1580, Montaigne les fitprécéder, suivant l’usage, d’une importanteadresse « Au lecteur » :

« C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Ilt’avertit dès l’entrée, que je ne m’y suis pro-posé aucune fin, que domestique et privée : jen’y ai eu nulle considération de ton service, nide ma gloire : mes forces ne sont pas capablesd’un tel dessein » (53).

Sans doute se pliait-il à la convention de lapréface. Celle-ci prend volontiers la formed’une profession d’humilité et l’auteur s’yprésente sous le meilleur jour à ses lecteurs.Mais Montaigne jouait aussi avec la traditionet la subvertissait en suggérant la grande ori-ginalité de son entreprise.

D’emblée, à l’orée de son livre, il met enavant la qualité humaine essentielle sur la-quelle il insistera d’un bout à l’autre des Es-

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sais, à savoir la foi, la bonne foi. C’est bien laseule vertu qu’il reconnaisse en lui ; elle est àses yeux capitale, indispensable au fonde-ment de tous les rapports humains. Il s’agitde la fides latine, qui signifie non seulementla foi, mais aussi la fidélité, c’est-à-dire lerespect de la foi donnée, à la base de touteconfiance. Foi, fidélité, confiance, et encoreconfidence, c’est tout un : mon engagementvis-à-vis de l’autre, comme on donne parole,comme on s’engage à tenir parole.

Et la bonne foi, la bona fides que prometMontaigne, c’est l’absence de malice, de ruse,de masque, de tromperie, de fraude, bref,l’honnêteté, la loyauté, l’assurance de con-formité entre l’apparence et l’être, la chemiseet la peau. À l’homme de bonne foi, au livrede bonne foi, vous pouvez faire confiance,vous ne serez pas abusé.

Montaigne veut établir avec son lecteurune relation de confiance, comme il s’est tou-jours comporté dans la vie, dans l’action. Or,le fond d’un rapport de confiance, c’estl’absence d’intérêt, la gratuité. Montaignen’entend ni instruire son lecteur, ni élever son

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propre monument, dans un livre qui n’est pasdestiné à sortir du cercle des proches : « Jel’ai voué à la commodité particulière de mesparents et amis » (53), dit-il, afin qu’on sesouvienne de lui après sa mort et le retrouvedans son livre. C’est pourquoi il s’y présentesans ornements :

« Si c’eût été pour rechercher la faveur dumonde, je me fusse paré de beautés emprun-tées. Je veux qu’on m’y voie en ma façonsimple, naturelle et ordinaire, sans étude etartifice : car c’est moi que je peins » (53).

Si les convenances l’avaient permis,comme les Indiens du Brésil, il se serait « trèsvolontiers peint tout entier, et tout nu ».

Le livre se présente comme un autopor-trait, même si tel n’était pas le projet initialde Montaigne, quand il s’était retiré dans sesterres. Il ne se peint pas dans les chapitres lesplus anciens, mais il en est venu peu à peu àl’étude de soi comme condition de la sagesse,puis à la peinture de soi comme condition dela connaissance de soi. L’exigence del’autoportrait, c’est la forme qu’a prise pour

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lui l’instruction de Socrate : « Connais-toi toi-même. »

Mais si le livre a été un exercice spirituel,une sorte d’examen de conscience, s’il ne viseni la gloire de l’auteur ni l’instruction du lec-teur, quel besoin de le rendre public, de lelivrer au lecteur ? Montaigne le concède :« Ainsi, Lecteur, je suis moi-même la matièrede mon livre : ce n’est pas raison que tu em-ploies ton loisir en un sujet si frivole et sivain » (53). Il fait mine d’écarter son lecteur,il le provoque : passe ton chemin, ne perdspas ton temps à me lire. Il n’ignore pas qu’iln’y a pas de meilleure façon de le tenter.

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12. L’assiette

Il faut se représenter Montaigne à cheval,d’abord parce que c’est ainsi qu’il se déplaçaitautour de chez lui, entre ses terres et Bor-deaux, plus loin en France, à Paris, Rouen ouBlois, et lors de son grand voyage de 1580, enSuisse, en Allemagne, jusqu’à Rome, maisaussi parce qu’il ne se sentait nulle partmieux qu’à cheval, parce que c’était là qu’iltrouvait son équilibre, son assiette :

« […] le voyage me semble un exercice pro-fitable. L’âme y a une continuelle exercita-tion, à remarquer les choses inconnues etnouvelles. Et je ne sache point meilleureécole, comme j’ai dit souvent, à façonner lavie, que de lui proposer incessamment la di-versité de tant d’autres vies, fantaisies, etusances : et lui faire goûter une si perpétuellevariété de formes de notre nature. Le corpsn’y est ni oisif ni travaillé : et cette modéréeagitation le met en haleine. Je me tiens à che-

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val sans démonter, tout coliqueux que je suis,et sans m’y ennuyer, huit et dix heures » (III,9, 1519).

D’abord, le voyage permet de rencontrer ladiversité du monde, et Montaigne ne conçoitpas de meilleure éducation ; le voyage illustrela richesse de la nature, prouve la relativitédes coutumes et des croyances, dérange lescertitudes ; bref, le voyage enseigne le scepti-cisme, qui est sa doctrine fondamentale.

Ensuite, Montaigne trouve un plaisir phy-sique particulier à la promenade à cheval,laquelle allie le mouvement et la stabilité,donne au corps une balance, un rythme favo-rable à la méditation. Le cheval libère du tra-vail sans livrer à l’oisiveté ; il rend disponibleà la rêverie. L’équitation lui procure une« agitation modérée », belle alliance determes pour désigner une sorte d’état inter-médiaire et idéal. Aristote pensait en mar-chant et enseignait en déambulant ; Mon-taigne trouve ses idées en cavalant ou en che-vauchant. Il en oublie même sa gravelle, lescailloux de ses reins et de sa vessie.

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Comme à son habitude, il admet pourtantque son goût du voyage, notamment à cheval,peut aussi être interprété comme une marqued’indécision et d’impuissance :

« Je sais bien qu’à le prendre à la lettre, ceplaisir de voyager, porte témoignaged’inquiétude et d’irrésolution. Aussi sont-cenos maîtresses qualités, et prédominantes.Oui ; je le confesse : Je ne vois rien seulementen songe, et par souhait, où je me puisse te-nir : La seule variété me paie, et la possessionde la diversité : au moins si quelque chose mepaie. À voyager, cela même me nourrit, que jeme puis arrêter sans intérêt : et que j’ai oùm’en divertir commodément » (1540).

Trop aimer le voyage, c’est se montrer in-capable de s’arrêter, se décider, se fixer ; c’estdonc manquer d’aplomb, préférerl’inconstance à la persévérance. En cela, levoyage est pour Montaigne une métaphore dela vie. Il vit comme il voyage – sans but, ou-vert aux sollicitations du monde : « Ceux quicourent un bénéfice, ou un lièvre, ne courentpas. […] Et le voyage de ma vie se conduit demême » (1525).

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Si bien que s’il lui était donné de choisir samort, « ce serait, dit-il, plutôt à cheval, quedans un lit » (1526). Mourir à cheval, envoyage, loin de chez lui et des siens, Mon-taigne en rêvait. La vie, la mort à cheval re-présentent parfaitement sa philosophie.

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13. La librairie

La tour de Montaigne est l’une des plusémouvantes maisons d’écrivain à visiter enFrance – à Saint-Michel-de-Montaigne, enDordogne, près de Bergerac. Cette grosse tourronde du XVIe siècle, c’est tout ce qu’il restedu château édifié par son père, Pierre deMontaigne, qui a brûlé à la fin du XIXe siècle.Montaigne y passait le plus de temps qu’ilpouvait, s’y retirait pour lire, méditer, écrire ;sa bibliothèque était son refuge contre la viedomestique et civile, contre l’agitation dumonde et les violences du siècle.

« Chez moi, je me détourne un peu plussouvent à ma librairie, d’où, tout d’une main,je commande mon ménage : Je suis surl’entrée ; et vois sous moi, mon jardin, mabasse-cour, ma cour, et dans la plupart desmembres de ma maison. Là je feuillette àcette heure un livre, à cette heure un autre,sans ordre et sans dessein, à pièces décou-

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sues : Tantôt je rêve, tantôt j’enregistre etdicte, en me promenant, mes songes que voi-ci. Elle est au troisième étage d’une tour. Lepremier, c’est ma chapelle, le second unechambre et sa suite, où je me couche souvent,pour être seul. Au-dessus, elle a une grandegarde-robe. C’était au temps passé, le lieuplus inutile de ma maison. Je passe là et laplupart des jours de ma vie, et la plupart desheures du jour. Je n’y suis jamais la nuit »(III, 3, 1294).

De cette tour d’angle, Montaigne dominaitsa propriété, suivait de haut et de loin lesactivités de sa maisonnée, mais surtout il s’ycachait pour se retrouver, pour « être à soi »,comme il dit, dans le « giron » de ses livres.Cette librairie est célèbre pour les nom-breuses sentences grecques et latines qu’ilavait fait inscrire sur ses poutres après saretraite de 1571. Elles témoignent de l’étenduede ses lectures – sacrées et profanes – et desa philosophie désabusée. Sur ces solives,l’Ecclésiaste, Per omnia vanitas, « Tout estvanité », combinant la leçon de la Bible et la

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sagesse de la philosophie grecque, résume aumieux sa conception de la vie.

Touchante est encore sa façon de présenterses occupations comme si elles comptaientpour rien : feuilleter un livre, et non pas lire ;dicter ses songes, et non pas écrire ; tout celasans projet, sans suite dans les idées. On nousdit que la lecture linéaire, prolongée, conti-nue – à laquelle nous avons été initiés –, dis-paraît dans le monde numérique. Or, Mon-taigne défendait déjà – ou encore – une lec-ture versatile, papillonnante, distraite, unelecture de caprice et de braconnage, sautantsans méthode d’un livre à l’autre, prenant sonbien où elle le trouvait, sans trop se soucierdes œuvres auxquelles il empruntait pourgarnir son propre livre. Celui-ci, Montaigne yinsiste, est le produit de la rêverie, non d’uncalcul.

Un sentiment de fort bonheur colore lesmoments de loisir studieux que Montaignepassait dans sa librairie. Un seul perfection-nement aurait accru son bien-être : une ter-rasse lui aurait permis de penser en mar-chant ; mais il recula devant la dépense.

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« […] si je ne craignais non plus le soin quela dépense, le soin qui me chasse de toutebesogne : j’y pourrais facilement coudre àchaque côté une galerie de cent pas de long,et douze de large, à plain pied : ayant trouvétous les murs montés, pour autre usage, à lahauteur qu’il me faut. Tout lieu retiré requiertun promenoir. Mes pensées dorment, si je lesassis. Mon esprit ne va pas seul, comme si lesjambes l’agitent. Ceux qui étudient sans livre,en sont tous là » (1294).

Toujours cette idée qu’on ne peut bienpenser qu’en mouvement.

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14. Aux lectrices

Montaigne a choisi d’écrire les Essais enfrançais. Dans les années 1570, une telle déci-sion n’allait pas de soi. L’écrivain s’en ex-plique après coup, en 1588, dans le chapitre« De la vanité » :

« J’écris mon livre à peu d’hommes, et àpeu d’années. Si c’eût été une matière de du-rée, il l’eût fallu commettre à un langage plusferme : Selon la variation continuelle, qui asuivi le nôtre jusques à cette heure, qui peutespérer que sa forme présente soit en usage,d’ici à cinquante ans ? Il écoule tous les joursde nos mains : et depuis que je vis, s’est altéréde moitié. Nous disons, qu’il est à cette heureparfait. Autant en dit du sien, chaque siècle »(III, 9, 1532).

Montaigne a rejeté le latin, la langue sa-vante, celle de la philosophie et de la théolo-gie, au profit de la langue vulgaire, celle detous les jours. Cependant, en renonçant à la

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langue monumentale des Anciens, il livre sesréflexions dans un parler instable, changeant,périssable, avec le risque de devenir bientôtillisible.

Le propos ne semble pas relever de lafausse modestie : je suis dépourvu de touteprétention ; je n’écris pas pour les siècles àvenir, mais pour mes proches. L’excuse n’apas l’air conventionnelle, car Montaigne a vusa langue se transformer au cours de sa vie, afait l’expérience de sa mobilité. Il prévoit queles mots dans lesquels il s’exprime serontbientôt méconnaissables. Stendhal, qui faisaiten 1830 le pari qu’on le lirait en 1880 ou en1930, après un demi-siècle ou même unsiècle, plaçait ses espoirs de postérité dans lapérennité du français. Rien de tel chez Mon-taigne, qui parle sérieusement lorsqu’il con-clut de l’évolution du français durant sa vie àl’improbabilité qu’on le lise longtemps. Il s’estheureusement trompé sur ce point.

Or, il aurait pu choisir le latin d’autant plusaisément qu’il l’avait appris dès sa petite en-fance et que c’était pour ainsi dire sa langue

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maternelle. Son père voulait qu’il connût par-faitement cette langue :

« […] l’expédient [qu’il] y trouva, ce futqu’en nourrice, et avant le premier dénoue-ment de ma langue, il me donna en charge àun Allemand, qui depuis est mort fameuxmédecin en France, du tout ignorant de notrelangue, et très bien versé en la latine. […]Quant au reste de sa maison, c’était une règleinviolable, que ni lui-même, ni ma mère, nivalet, ni chambrière, ne parlaient en macompagnie, qu’autant de mots de Latin quechacun avait appris pour jargonner avecmoi » (I, 25, 267-268).

Si Montaigne, qui a parlé le latin avant lefrançais, écrit en français, c’est parce quecette langue est celle du lecteur qu’il souhaite.La langue dans laquelle il écrit est celle dulecteur pour qui il écrit.

Dans « Sur des vers de Virgile », abordantun sujet audacieux, sa sexualité déclinante, ilévoque ses lecteurs, ou plutôt ses lectrices,qui le liront en cachette :

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« Je m’ennuie que mes Essais servent lesdames de meuble commun seulement, et demeuble de salle. Ce chapitre me fera du cabi-net. J’aime leur commerce un peu privé : lepublic est sans faveur et saveur » (III, 5,1324).

Si Montaigne a décidé d’écrire en français,c’est bien parce que ses lecteurs rêvés sontdes femmes, moins familières des languesanciennes que les hommes.

Vous direz qu’il n’hésite pas à truffer sonlivre de citations des poètes latins, en particu-lier dans « Sur des vers de Virgile », pour direle plus intime de lui-même. C’est vrai : iln’était pas à une contradiction près.

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15.Guerre et paix

De nombreuses notations des Essais nousdonnent une idée de la vie quotidienne entemps de guerre, de guerre civile, la pire desguerres, où l’on n’est jamais sûr de se réveil-ler demain en homme libre et quand onabandonne son sort au hasard, comptant surla chance pour survivre. Ainsi, dans le cha-pitre « De la vanité » :

« Je me suis couché mille fois chez moi,imaginant qu’on me trahirait et assommeraitcette nuit-là : composant avec la fortune, quece fût sans effroi et sans langueur : Et me suisécrié après mon patenôtre, Impius haec tamculta novalia miles habebit ? [Ces terres quej’ai tant cultivées, c’est donc un soldat impiequi les aura ? Virgile] » (III, 9, 1514).

Avant de s’endormir, Montaigne confie sonsort conjointement à la divinité païenne de laFortune et au Dieu chrétien du Notre Père,sans omettre de citer Virgile pour les réconci-

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lier. Il sait qu’il ne contrôle pas son destin,qu’il ne dépend pas de lui que sa maison soitconservée. Or, constate-t-il, on s’habitue à laguerre comme à tout :

« Quel remède ? c’est le lieu de ma nais-sance, et de la plupart de mes ancêtres : ils yont mis leur affection et leur nom : Nous nousdurcissons à tout ce que nous accoutumons.Et à une misérable condition, comme est lanôtre, ç’a été un très favorable présent denature que l’accoutumance, qui endort notresentiment à la souffrance de plusieurs maux.Les guerres civiles ont cela de pire que lesautres guerres, de nous mettre chacun enéchauguette [sentinelle, guet] en sa propremaison. […] C’est grande extrémité, d’êtrepressé jusques dans son ménage et reposdomestique. Le lieu où je me tiens, est tou-jours le premier et le dernier à la batterie denos troubles, et où la paix n’a jamais son vi-sage entier » (1514-1515).

Montaigne revient souvent sur ce senti-ment d’insécurité qu’il éprouve même chezlui, dans l’abri fragile de sa demeure, ainsique sur la manière dont nous nous habituons

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à vivre dans l’incertitude. Cette banalité de laguerre apparaît un peu partout dans les Es-sais, l’ordinaire de la guerre, pour ainsi dire,non pas les combats, mais le reste, les arran-gements de tous les jours, pour vivre quandmême, par exemple ceux des paysans, aussisages devant les désastres de la guerre queface aux ravages de la peste.

De nombreux petits chapitres anciens desEssais relèvent d’un art de la guerre – « Si lechef d’une place assiégée, doit sortir pourparlementer » (I, 5), « L’heure des parle-ments dangereuse » (I, 6) –, mais, comme onavance dans le livre, on y trouve surtout, éla-borée par petites touches, une éthique de lavie quotidienne en temps de guerre : com-ment se conduire avec les amis et les enne-mis ? Comment conserver son honnêtetédans les circonstances les plus hostiles ?Comment rester fidèle à soi quand tout estsans cesse bouleversé autour de soi ? Com-ment préserver sa liberté de mouvement ?Les Essais donnent une foule de conseilsépars, résumés dans cette belle proposition :« Toute ma petite prudence, en ces guerres

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civiles où nous sommes, s’emploie à ce,qu’elles n’interrompent ma liberté d’aller etvenir » (III, 13, 1668-1669). C’est dans lechapitre « De l’expérience », le dernier desEssais, résumant leur leçon. Comment con-server sa liberté en temps de guerre, car, pourMontaigne, il n’y a pas de bien supérieur à laliberté ?

Ainsi, les Essais proposent un art non tantde la guerre ou de la paix, que de la paix entemps de guerre, de la vie en paix durant lapire des guerres.

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16. L’ami

La grande affaire dans la vie de Montaignea été la rencontre d’Étienne de La Boétie, en1558, et l’amitié qui s’en est suivie, jusqu’à lamort de La Boétie en 1563. Quelques annéesd’intimité, puis une perte dont Montaigne nes’est jamais remis. Il relata l’agonie de sonami dans une longue et émouvante lettre àson père. Plus tard, le premier livre des Es-sais fut conçu comme un monument à l’amidisparu, dont le Discours de la servitude vo-lontaire devait se trouver au milieu, au « plusbel endroit », tandis que les pages de Mon-taigne n’auraient été que des « grotesques »,des peintures décoratives servant à rehausserle chef-d’œuvre (I, 27, 282). S’il a dû renoncerà ce projet, c’est que le discours de La Boétie– son plaidoyer pour la liberté contre les ty-rans – avait été publié sous la forme d’unpamphlet protestant. Montaigne lui a substi-tué un éloge de l’amitié dans la grande tradi-tion d’Aristote, Cicéron et Plutarque.

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« […] ce que nous appelons ordinairementamis et amitiés, ce ne sont qu’accointances etfamiliarités nouées par quelque occasion oucommodité, par le moyen de laquelle nosâmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi jeparle, elles se mêlent et confondent l’une enl’autre, d’un mélange si universel, qu’elleseffacent, et ne retrouvent plus la couture quiles a jointes. Si on me presse de dire pourquoije l’aimais, je sens que cela ne se peut expri-mer, qu’en répondant : Parce que c’était lui,parce que c’était moi » (I, 27, 290-291).

Montaigne oppose l’amitié, plus tempéréeet constante, à l’amour pour les femmes, plusfiévreux et volage ; il la distingue aussi dumariage, assimilé à un marché, restreignantla liberté et l’égalité. Cette méfiance à l’égarddes femmes, on la retrouvera dans « Des troiscommerces », où il compare l’amour etl’amitié à la lecture. L’amitié, c’est pour lui leseul lien vraiment libre entre deux individus,lien inconcevable sous une tyrannie. C’est unsentiment sublime, du moins non pas l’amitiéordinaire, mais l’amitié idéale qui unit deux

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grandes âmes au point qu’on ne peut plus lesdistinguer.

Il reste pour Montaigne un mystère inex-plicable de son amitié avec La Boétie : « Parceque c’était lui, parce que c’était moi. » Mon-taigne a mis longtemps à frapper cette for-mule mémorable, absente des éditions de1580 et 1588 des Essais, lesquelless’arrêtaient au constat de l’énigme. Il ad’abord ajouté dans la marge de son exem-plaire des Essais, « parce que c’était lui »,puis, dans un second temps et d’une autreencre, « parce que c’était moi ». Pour tenterd’expliquer leur coup de foudre :

« Il y a au-delà de tout mon discours, et dece que j’en puis dire particulièrement, je nesais quelle force inexplicable et fatale, média-trice de cette union. Nous nous cherchionsavant que de nous être vus, et par des rap-ports que nous oyions l’un de l’autre : quifaisaient en notre affection plus d’effort, quene porte la raison des rapports [plus d’effetque l’ouï-dire habituel] : je crois par quelqueordonnance du ciel. Nous nous embrassionspar nos noms. Et à notre première rencontre,

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qui fut par hasard en une grande fête et com-pagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris,si connus, si obligés entre nous, que rien dèslors ne nous fut si proche, que l’un à l’autre »(291).

Montaigne et La Boétie étaient prédestinésl’un à l’autre avant de se connaître. Sansdoute Montaigne idéalise-t-il leur amitié.Bien plus tard, songeant manifestement à sonami, il reconnaîtra qu’il n’aurait pas écrit lesEssais s’il avait conservé un ami à qui écriredes lettres (1, 39, 391). Nous devons les Es-sais à La Boétie, à sa présence puis à son ab-sence.

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17.Le Romain

Montaigne est un homme de la Renais-sance, un familier d’Érasme, lequel, animépar une belle foi humaniste, croyait à la supé-riorité de la plume sur l’épée et plaidait, dansla Querela pacis, pour que les lettres fassenttaire les armes et apportent la paix au monde.Rien de tel chez Montaigne, aussi sceptiquesur le pouvoir des lettres que sur les bienfaitsde l’instruction du prince chrétien, ou sur lafaculté pour un négociateur d’obtenir la paixgrâce à sa force de persuasion. Son expé-rience ne l’encourage pas à penser, suivant lelieu commun, que l’épée cédera à la plume,ou à la toge – Cedant arma togae, comme ledisait Cicéron dans le De officiis.

C’est que Montaigne se méfie des mots etde la rhétorique. À la fin du chapitre « Dupédantisme », il oppose les deux citésgrecques, Athènes, où l’on apprécie les beauxdiscours, et Sparte, où l’on préfère l’action à

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la parole. Entre les deux, Montaigne prendfermement le parti de Sparte, reprenant à soncompte un autre lieu commun, celui del’affaiblissement des individus et des sociétéspar la culture :

« […] l’étude des sciences amollit et effé-mine les courages, plus qu’il ne les fermit etaguerrit. Le plus fort état, qui paraisse pour leprésent au monde, est celui des Turcs,peuples également duits [formés] àl’estimation des armes, et mépris des lettres.Je trouve Rome plus vaillante avant qu’ellefut savante » (I, 24, 221).

Pas de doute : Montaigne associe la déca-dence de Rome au développement des arts,des sciences et des lettres, au raffinement desa civilisation.

« Les plus belliqueuses nations en nosjours, sont les plus grossières et ignorantes.Les Scythes, les Parthes, Tamburlan [Tamer-lan], nous servent à cette preuve. Quand lesGots ravagèrent la Grèce, ce qui sauva toutesles librairies d’être passées au feu, ce fut und’entre eux, qui sema cette opinion, qu’il fal-lait laisser ce meuble entier aux ennemis :

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propre à les détourner de l’exercice militaire,et amuser à des occupations sédentaires etoisives. Quand notre Roi, Charles huitième,quasi sans tirer l’épée du fourreau, se vitmaître du Royaume de Naples, et d’unebonne partie de la Toscane, les seigneurs desa suite, attribuèrent cette inespérée facilitéde conquête, à ce que les Princes et la no-blesse d’Italie s’amusaient plus à se rendreingénieux et savants, que vigoureux et guer-riers » (221-222).

Montaigne accumule les exemples – lesTurcs, les Goths, les Français sous CharlesVIII – montrant que la force d’un État estinversement proportionnelle à sa culture, etqu’un État trop savant est menacé de ruine.Montaigne n’est pas un humaniste naïf, en-thousiaste de la République des lettres ; ilreste un homme d’action, sensible àl’amoindrissement des nations par les lettres.Il est en somme plus romain qu’humaniste,allant parfois jusqu’à faire l’éloge del’ignorance archaïque : « La vieille Rome mesemble en avoir bien porté de plus grandevaleur, et pour la paix, et pour la guerre, que

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cette Rome savante, qui se ruina soi-même »(II, 12, 760).

Ainsi, nulle complaisance excessive pourles lettres n’est à trouver chez Montaigne,mais le maintien aristocratique de la supério-rité des armes, de « la science d’obéir et decommander » (I, 24, 220). L’art de la paix, cen’est pas la rhétorique, mais la force qui dis-suade plus qu’elle ne persuade.

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18. À quoi bon changer ?

Montaigne se méfiait de la nouveauté. Ildoutait qu’elle pût améliorer l’état du monde.On ne trouvera pas dans les Essais les pré-mices de la doctrine du progrès qui fleuriraau siècle des Lumières. Tout projet de ré-forme est dénoncé dans le chapitre « De lavanité » :

« Rien ne presse un état que l’innovation :le changement donne seul forme à l’injustice,et à la tyrannie. Quand quelque pièce se dé-manche, on peut l’étayer : on peut s’opposer àce que l’altération et corruption naturelle àtoutes choses, ne nous éloigne trop de noscommencements et principes : Maisd’entreprendre à refondre une si grandemasse, et à changer les fondements d’un sigrand bâtiment, c’est à faire à ceux qui pourdécrasser effacent : qui veulent amender lesdéfauts particuliers, par une confusion uni-

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verselle, et guérir les maladies par la mort »(III, 9, 1495-1496).

Bien sûr, sous le nom d’innovation ou denouvelleté, Montaigne pense avant tout à laRéforme protestante et aux guerres civiles quiont suivi ; il pense aussi à la découverte del’Amérique et au déséquilibre qu’elle a créédans l’univers, accélérant sa ruine. Pour lui,l’Âge d’or est derrière nous, dans les « com-mencements et principes », et tout change-ment est périlleux, vain. « Un tiens vautmieux que deux tu l’auras », ou même : « Lepire est toujours certain. »

Prétendre transformer l’état des choses,c’est prendre le risque de l’aggraver au lieu del’améliorer. Le scepticisme de Montaigne leconduit au conservatisme, à la défense descoutumes et des traditions, aussi arbitrairesles unes que les autres, mais qu’il ne sert àrien de renverser si l’on n’est pas sûr de pou-voir faire mieux. Dès lors, à quoi bon inno-ver ? C’est pourquoi Montaigne n’a pas ap-précié que la dissertation de son ami La Boé-tie sur la « servitude volontaire », avançantque la désobéissance civile suffirait à faire

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tomber un monarque, ait été détournée en unpamphlet antimonarchiste. Comme tout mé-lancolique, Montaigne magnifie les « effetspervers » de toute réforme, comme on ditaujourd’hui.

Il exagère sans doute en faisant du chan-gement le seul responsable de l’injustice et dela tyrannie dans le monde, mais il opposeavec conviction la réparation ou la restaura-tion de l’état ancien, à l’innovation ou à larefondation radicale. Aucune religion dunouveau chez lui, bien au contraire. Une foisde plus, la métaphore organique de l’État, vucomme le corps humain, suivant l’image dumicrocosme et du macrocosme, lui sert àpenser la société. Or Montaigne se méfie plusque tout de la médecine. Les réformateurssont comme les médecins qui provoquentvotre mort sous prétexte de vous soigner.

« Le monde est inepte à se guérir : Il est siimpatient de ce qui le presse, qu’il ne visequ’à s’en défaire, sans regarder à quel prix.Nous voyons par mille exemples, qu’il se gué-rit ordinairement à ses dépens : la déchargedu mal présent, n’est pas guérison, s’il n’y a

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en général amendement de condition »(1496).

Les maladies sont notre état naturel. Il fautapprendre à vivre avec elles sans prétendreles éradiquer. Montaigne en veut aux agita-teurs, à tous ces apprentis sorciers qui pro-mettent au peuple des lendemains meilleurs.Renvoyant la Réforme protestante et la Liguecatholique dos à dos, Montaigne, qui n’est pasun dogmatique, mais un juriste, un politique,met la stabilité de l’État et l’État de droit au-dessus des querelles doctrinales. Cela fait delui un légitimiste, voire un immobiliste. Leshumanistes ne sont pas encore des hommesdes Lumières, et Montaigne n’est pas un mo-derne.

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19. L’autre

Le dialogue entre Montaigne et les autres,comme un jeu de miroirs, est l’un des aspectsles plus originaux des Essais. Si Montaigne seregarde dans les livres, s’il les commente, cen’est pas pour se faire valoir, mais parce qu’ilse reconnaît en eux. Il l’observe dans le cha-pitre « De l’institution des enfants » : « Je nedis les autres, sinon pour d’autant plus medire » (I, 25, 227).

Montaigne rappelle par là que les autreslui procurent un détour vers soi. S’il les lit etles cite, c’est qu’ils lui permettent de mieux seconnaître. Mais le retour sur soi est aussi undétour vers l’autre, la connaissance de soiprélude à un retour à l’autre. Ayant apprisgrâce aux autres à se connaître, constate-t-il,il connaît mieux les autres ; il les comprendmieux qu’ils ne se comprennent eux-mêmes :

« Cette longue attention que j’emploie àme considérer, me dresse à juger aussi passa-

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blement des autres : Et est peu de choses, dequoi je parle plus heureusement et excusa-blement. Il m’advient souvent, de voir et dis-tinguer plus exactement les conditions demes amis qu’ils ne font eux-mêmes » (III, 13,1675).

La fréquentation de l’autre permet d’aller àla rencontre de soi, et la connaissance de soipermet de revenir à l’autre. Montaigne, bienavant les philosophes modernes, avait perçula dialectique du soi et de l’autre : il faut sevoir Soi-même comme un autre, dira PaulRicœur, pour vivre une vie morale. La retraitede Montaigne n’a jamais été un refus desautres, mais un moyen de mieux revenir auxautres. Il n’y a pas eu deux parties dans sa vie,une première active et une seconde oisive,mais des intermittences, des moments deretraite et de méditation, suivis de retoursréfléchis à la vie civile et à l’action publique.

C’est ainsi que nous sommes tentésd’entendre cette superbe phrase du dernierchapitre des Essais : « La parole est moitié àcelui qui parle, moitié à celui qui l’écoute »(III, 13, 1694). Suivant la complémentarité du

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moi et de l’autre dont Montaigne fait souventl’éloge, la parole, à condition d’être une pa-role vraie, est partagée entre les interlocu-teurs, et l’autre parle à travers moi.

Soyons toutefois prudents dansl’interprétation de cette belle pensée et gar-dons-nous de l’idéaliser. La suite pourrait eneffet donner un sens moins amical, moinscoopératif, et plus agressif, plus compétitif,au jeu de la parole : « Cettui-ci se doit prépa-rer à la recevoir, selon le branle [mouvement]qu’elle prend. Comme entre ceux qui jouent àla paume, celui qui soutient, se démarche ets’apprête, selon qu’il voit remuer celui qui luijette le coup, et selon la forme du coup » (III,13,1694-1695).

Montaigne compare la conversation au jeude paume, donc à une joute, un affrontementoù l’un gagne et l’autre perd, où ils sont desadversaires, des rivaux. Ne nous méprenonsdonc pas. Il ne s’agit pas pour l’un de semettre à la portée de l’autre, mais pour l’autrede compter avec l’un. Dans le chapitre « Del’art de conférer », Montaigne concède lapeine qu’il a de donner raison à un interlocu-

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teur. Mais pour que l’échange soit beau,comme au jeu de paume, chacun doit ymettre du sien.

Ainsi, Montaigne balance entre une con-ception de la parole comme échange oucomme duel. C’est pourtant la confiance quil’emporte, par exemple dans cette généreusesentence du chapitre « De l’utile et del’honnête » : « Un parler ouvert, ouvre unautre parler, et le tire hors, comme fait le vinet l’amour » (III, 1, 1239).

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20. Du surpoids

D’une édition à l’autre, les Essais ontbeaucoup grossi ; leur volume s’est très am-plifié. En se relisant, Montaigne n’a jamaiscessé, jusqu’à sa mort, d’ajouter des citationset des développements dans les marges deson livre. Il commente cette pratique dans lechapitre « De la vanité », justement dans uneaddition tardive du troisième livre :

« Mon livre est toujours un : sauf qu’à me-sure, qu’on se met à le renouveler, afin quel’acheteur ne s’en aille les mains du toutvides, je me donne loi d’y attacher (comme cen’est qu’une marqueterie mal jointe) quelqueemblème supernuméraire. Ce ne sont quesurpoids, qui ne condamnent point la pre-mière forme, mais donnent quelque prix par-ticulier à chacune des suivantes, par une pe-tite subtilité ambitieuse » (III, 9, 1504-1505).

Montaigne jette un regard rétrospectif surson œuvre ; son ironie est manifeste : il parle

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de ses ajoutages comme s’il était un bouti-quier, et de son lecteur comme d’un clientqu’il chercherait à attirer en enrichissant lesarticles qu’il met en vente, en renouvelant samarchandise. Montaigne se moque de lui-même et de son œuvre en se comparant à unartisan : son livre n’est d’ailleurs qu’un as-semblage de morceaux juxtaposés, une mo-saïque de pièces disparates, une bigarrureque rien n’empêche d’étendre indéfiniment,selon les occasions.

« Emblème supernuméraire », « petitesubtilité ambitieuse » : les termes de Mon-taigne pour désigner ce « surpoids » sontambigus, un peu précieux, à la fois concrets etabstraits. Ils témoignent quand même de sonincertitude sur le sens de cette écriture enexpansion, sujet sur lequel il revient souvent.Il ajoute, dit-il ailleurs, mais il ne corrigepoint (II, 37, 1181), ce qui n’est pas tout à faitvrai, mais qui prévient le lecteur qu’il pourratomber non seulement sur des complémentshétéroclites, mais aussi sur des rallonges dis-sonantes ou contradictoires. Les ajoutagessont fortuits ; ils dépendent du hasard d’une

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rencontre faite dans un livre ou dans la vie. Ilne faudrait surtout pas les prendre pour uneamélioration ou une évolution, ni de l’hommeni de l’œuvre, comme Montaigne prend soinde le préciser :

« Mon entendement ne va pas toujoursavant, il va à reculons aussi : Je ne me défieguère moins de mes fantaisies, pour être se-condes ou tierces, que premières : ou pré-sentes, que passées. Nous nous corrigeonsaussi sottement souvent, comme nous corri-geons les autres. Je suis envieilli de nombred’ans, depuis mes premières publications, quifurent l’an mille cinq cent quatre-vingts. Maisje fais doute que je sois assagi d’un pouce.Moi à cette heure, et moi tantôt, sommes biendeux. Quand meilleur, je n’en puis rien dire »(III, 9, 1505).

Le scepticisme de Montaigne est extrême.La première rédaction des Essais n’était pasinférieure ; l’âge ne contribue pas à la sa-gesse ; les nouveaux développements du livrene sont pas plus sûrs. Et le paradoxe est pa-tent : « Moi à cette heure, et moi tantôt,sommes bien deux », soutient-il, mais « Mon

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livre est toujours un », maintient-il. C’est làune contradiction qu’il assume : je suis sansdoute inconstant, je change sans cesse, maisje me reconnais dans la diversité et la totalitéde mes actes et de mes pensées. Montaigneen arrivera ainsi peu à peu à s’identifier par-faitement à son livre : « Je n’ai pas plus faitmon livre, que mon livre m’a fait. Livre con-substantiel à son auteur » (II, 18, 1026) ; et« qui touche l’un, touche l’autre » (III, 2,1258). L’homme et le livre ne font qu’un.

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21. La peau et la chemise

Montaigne a été un homme politique, unhomme engagé – je l’ai déjà rappelé –, mais ila toujours veillé à ne pas trop se prendre aujeu, à garder du recul, à se regarder fairecomme s’il était au spectacle. C’est ce qu’ilexplique dans le chapitre « De ménager savolonté », au troisième livre des Essais, aprèsson expérience de maire de Bordeaux :

« La plupart de nos vacations sont far-cesques. Mundus universus exercet histrio-nam [Le monde entier joue la comédie. Pé-trone]. Il faut jouer dûment notre rôle, maiscomme rôle d’un personnage emprunté. Dumasque et de l’apparence il n’en faut pas faireune essence réelle, ni de l’étranger le propre.Nous ne savons pas distinguer la peau de lachemise. C’est assez de s’enfariner le visage,sans s’enfariner la poitrine » (III, 10, 1572-1573).

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Le monde est un théâtre : Montaigne fileici un lieu commun, familier depuisl’Antiquité. Nous sommes des acteurs, desmasques ; ne nous prenons donc pas pour despersonnages. Agissons avec conscience ;remplissons nos devoirs ; mais ne confon-dons pas nos actions et notre être ; mainte-nons de la marge entre notre for intérieur etnos affaires.

Montaigne nous tient-il une leçond’hypocrisie ? Adolescent, je le pensais enlisant les Essais la première fois et me méfiaisde ce genre de distinction subtile. Les jeunesgens rêvent de sincérité, d’authenticité, etdonc d’une parfaite identité, d’une transpa-rence idéale, entre l’être et le paraître. Ainsi,Hamlet dénonce les manières de la cour etrefuse tout compromis. Il s’écrie devant laReine, sa mère : « I know not “seems” » –« Je ne connais pas les semblants » (dans latraduction du fils Hugo).

Puis l’on découvre qu’il vaut mieux que lespuissants ne se prennent pas trop au sérieux,ne collent pas entièrement à leur fonction,sachent garder un certain sens de l’humour,

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ou de l’ironie. C’était un peu ce que le MoyenÂge avait théorisé dans la doctrine des deuxcorps du roi : d’une part le corps politique etimmortel, d’autre part le corps physique etmortel. Le souverain ne doit pas confondre sapersonne et sa charge, mais il ne doit pas nonplus trop douter de son emploi, au risque decompromettre son autorité, comme un autrehéros de Shakespeare, Richard II, roi tropconscient de jouer un rôle et bientôt renversé.

Montaigne préfère avoir affaire à deshommes qui, pour le dire simplement, n’ontpas la grosse tête :

« J’en vois qui se transforment et se trans-substantient en autant de nouvelles figures, etde nouveaux êtres, qu’ils entreprennent decharges : et qui se prélatent jusques au foie etaux intestins, et entraînent leur office jusquesen leur garde-robe. Je ne puis leur apprendreà distinguer les bonnetades qui les regardent,de celles qui regardent leur commission, ouleur suite, ou leur mule. Tantum se fortunaepermittunt, etiam ut naturam dediscant [Ilsse confient tant à la fortune qu’ils en oublientla nature. Quinte-Curce]. Ils enflent et gros-

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sissent leur âme, et leur discours naturel,selon la hauteur de leur siège magistral. LeMaire et Montaigne ont toujours été deux,d’une séparation bien claire » (1573).

Si Montaigne, une fois élu maire, n’a pasjoué à l’Important – comme disait le philo-sophe Alain –, il n’en a pas moins exercétoutes les prérogatives de sa charge avec fer-meté, contrairement à ce que l’on a pu laisserentendre en le prenant au mot. Nul éloge del’hypocrisie quand il demande que l’on isolel’être du paraître, mais une exigence de luci-dité et, avant Pascal, une mise en gardecontre la duperie de soi-même.

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22. La tête bien faite

Dans tout débat sur l’école, on ne tarde pasà convoquer Rabelais et Montaigne : Rabelaisqui voulait, suivant la lettre de Pantagruel àson fils Gargantua, que celui-ci devînt un« abîme de science », et Montaigne qui préfé-rait un homme à « la tête bien faite » plutôtque « bien pleine ». Voilà résumés, et oppo-sés, les deux objectifs de toute pédagogie :d’une part, des connaissances, d’autre part,des compétences, pour employer le jargond’aujourd’hui. Montaigne protestait déjàcontre le bourrage de crâne scolaire dans leschapitres « Du pédantisme » et « Del’institution des enfants », au premier livredes Essais :

« De vrai le soin et la dépense de nospères, ne vise qu’à nous meubler la tête descience : du jugement et de la vertu, peu denouvelles. Criez d’un passant à notre peuple :Ô le savant homme ! Et d’un autre, Ô le bon

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homme ! Il ne faudra pas à détourner les yeuxet son respect vers le premier. Il y faudrait untiers crieur : Ô les lourdes testes ! Nous nousenquérons volontiers, Sait-il du Grec ou duLatin ? écrit-il en vers ou en prose ? mais, s’ilest devenu meilleur ou plus avisé, c’était leprincipal, et c’est ce qui demeure derrière »(I, 24, 208).

Montaigne fait le procès de l’enseignementde son époque. La Renaissance prétend avoirrompu avec l’obscurité du Moyen Âge et re-trouvé les lettres anciennes, mais l’on conti-nue de privilégier la quantité de l’instructionau détriment de la qualité de son assimila-tion. À la science pour la science, Montaigneoppose la sagesse. Il dénonce la perversitéd’une éducation encyclopédique pour laquelleles connaissances deviennent un but en soi,alors que le savoir importe moins que ce quel’on en fait, le savoir-faire et le savoir-vivre.On respecte les hommes savants au lieud’admirer les hommes sages. Montaigne en-fonce le clou :

« Il fallait s’enquérir qui est mieux savant,non qui est plus savant. Nous ne travaillons

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qu’à remplir la mémoire, et laissonsl’entendement et la conscience vide. Toutainsi que les oiseaux vont quelquefois à laquête du grain, et le portent au bec sans letâter, pour en faire becquée à leurs petits :ainsi nos pédants vont pillotant la sciencedans les livres, et ne la logent qu’au bout deleurs lèvres, pour la dégorger seulement, etmettre au vent » (208).

Je reviendrai sur la méfiance de Mon-taigne envers la mémoire. Il s’excuse souventd’en être dépourvu, mais, au fond, il en estbien content, car la mémoire n’a rien d’unatout, quand elle sert à faire l’économie dujugement. Il compare la lecture, toute ins-truction, à la digestion. Les leçons, comme lesaliments, ne doivent pas être goûtées du boutdes lèvres seulement, et gobées toutes crues,mais mâchées lentement, ruminées dansl’estomac afin de nourrir de leur substancel’esprit et le corps. Sinon, on les régurgitecomme une nourriture étrangère.L’éducation, selon Montaigne, visel’appropriation des savoirs : l’enfant doit lesfaire siens, les transformer en son jugement.

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Le débat sur la mission de l’école n’est pasclos. Mais, pour résumer les positions, il neserait pas juste d’opposer trop vite le libéra-lisme de Montaigne à l’encyclopédisme deRabelais. D’abord, si la lettre de Pantagruel àGargantua proposait un programme exhaustifet excessif, c’est qu’il était destiné à un géant.Ensuite, la lettre se poursuivait par ce conseilque Montaigne n’aurait pas désavoué :« Science sans Conscience n’est que ruine del’âme. » La conscience, c’est-à-direl’honnêteté, la moralité, est bien le but der-nier de tout enseignement. C’est ce qui restequand on a digéré, quand on a presque toutoublié.

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23. Un philosophe fortuit

Montaigne se méfiait de l’éducation tropscolaire – je viens de le rappeler. Suivant lagrande polarité qui régit toute la pensée desEssais, l’opposition de la nature et de l’art, dela bonne nature et du mauvais artifice, la cul-ture a de grandes chances d’éloigner de lanature au lieu de la révéler à elle-même. Aus-si Montaigne rappelle-t-il volontiers que seslectures ne l’ont pas détourné de sa proprenature, mais lui ont permis au contraire de ladécouvrir.

« Mes mœurs sont naturelles : je n’ai pointappelé à les bâtir, le secours d’aucune disci-pline : Mais toutes imbéciles qu’elles sont,quand l’envie m’a pris de les réciter, et quepour les faire sortir en public, un peu plusdécemment, je me suis mis en devoir de lesassister, et de discours, et d’exemples : ç’a étémerveille à moi-même, de les rencontrer parcas d’aventure, conformes à tant d’exemples

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et discours philosophiques. De quel régimentétait ma vie, je ne l’ai appris qu’après qu’elleest exploitée et employée. Nouvelle figure :Un philosophe imprémédité et fortuit » (II,12, 850).

Superbe formule que cette définition –dans l’« Apologie de Raymond Sebond » –, àla fois très modeste et très ambitieuse, d’uneéthique personnelle. Montaigne nous dit deuxchoses capitales. Premièrement, qu’il s’est faittout seul, que ses lectures, que les savoirs nel’ont ni transformé ni abâtardi, que sesmœurs, c’est-à-dire son caractère, sa con-duite, ses qualités morales, sont bien lessiennes et n’ont pas été décalquées sur desmodèles étrangers. Secondement, que quandon se met à écrire, à se raconter, à parler desoi, avec des exemples et des discours – c’est-à-dire des cas et des raisonnements sur cescas –, on se reconnaît après coup dans leslivres. Montaigne nous dit que c’est ens’écrivant, en se décrivant, qu’il a comprisnon seulement qui il était, mais de quel régi-ment, de quel groupe ou quelle école, il sesentait le plus proche. Bref, Montaigne n’a

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pas choisi de devenir stoïcien, sceptique ouépicurien – les trois philosophies auxquelleson l’associe souvent –, mais il a reconnu, unefois sa vie passée, que ses comportementsavaient été naturellement conformes auxdoctrines des uns ou des autres. Par hasard etde façon improvisée, sans projet ni délibéra-tion.

C’est pourquoi il serait erroné d’expliquerMontaigne par son appartenance à telle outelle école philosophique de l’Antiquité. Mon-taigne hait l’autorité. S’il se réclame d’un au-teur, c’est pour signaler une rencontre acci-dentelle ; et s’il passe sous silence le nomd’un auteur qu’il cite, c’est pour que son lec-teur apprenne à se méfier de tout argumentd’autorité, comme il le confie dans le chapitre« Des livres » :

« Je ne compte pas mes emprunts, je lespèse. Et si je les eusse voulu faire valoir parnombre, je m’en fusse chargé deux fois au-tant. Ils sont tous, ou fort peu s’en faut, denoms si fameux et anciens qu’ils me semblentse nommer assez sans moi. Es raisons, com-paraisons, arguments, si j’en transplante

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quelqu’un en mon solage, et confonds auxmiens, à escient j’en cache l’auteur. […] Jeveux qu’ils donnent une nasarde à Plutarquesur mon nez, et qu’ils s’échaudent à injurierSénèque en moi » (II, 10, 645-646).

Si Montaigne dissimule quelques-uns deses emprunts, c’est pour éviter que son lec-teur ne s’incline devant le prestige des an-ciens, pour qu’il ose réfuter leur autoritécomme il se permet de contester celle deMontaigne.

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24. Une leçon tragique

Durant la révolte contre la gabelle, enGuyenne, après le rétablissement par Henri IIde l’impôt sur le sel, Tristan de Moneins, lieu-tenant du roi de Navarre, envoyé à Bordeauxpour mettre de l’ordre, fut mis à mort par lesémeutiers le 21 août 1548. Or Montaigne as-sista à cet événement mémorable ; son père,Pierre Eyquem, était alors jurat – magistratmunicipal – ; il était lui-même un garçon dequinze ans.

« Je vis en mon enfance, un Gentilhommecommandant à une grande ville empressé àl’émotion d’un peuple furieux : Pour éteindrece commencement du trouble, il prit parti desortir d’un lieu très assuré où il était, et serendre à cette tourbe mutine : d’où mal luiprit, et y fut misérablement tué » (I, 23, 199).

Ce fut une affreuse boucherie : le gouver-neur fut saigné, écorché, dépecé, « salécomme une pièce de bœuf ». Suivant un récit

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contemporain : « joignant la raillerie à lacruauté, ils firent des ouvertures au corps deMoneins en plusieurs endroits, et le rempli-rent de sel, pour marquer que c’était en hainede la gabelle qu’ils s’étaient révoltés ». Lechoc fut inoubliable pour le jeune homme.

Si Moneins fut exécuté, Montaigne juge,dans le chapitre « Divers événements demême conseil » du premier livre, que ce fut àcause de son irrésolution en face de la fouleen fureur :

« […] il ne me semble pas que sa faute fûttant d’être sorti, ainsi qu’ordinairement on lereproche à sa mémoire, comme ce fut d’avoirpris une voie de soumission et de mollesse :et d’avoir voulu endormir cette rage, plutôt ensuivant qu’en guidant, et en requérant plutôtqu’en remontrant » (199-200).

Selon Montaigne, Moneins fut responsablede son sort par son comportement. Une ter-rible répression suivit à Bordeaux : privationdes privilèges de la ville, suspension des ju-rats, dont Pierre Eyquem, destitution deGeoffroy de La Chassaigne, le grand-père dela future femme de Montaigne. L’épisode le

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marqua pour toujours et il en tira une leçondont il se souvint lorsque, maire de Bordeauxà son tour, il dut lui aussi faire face à unefoule hostile, en mai 1585, à la fin de son se-cond mandat, dans un moment de vive ten-sion entre les ligueurs catholiques et les ju-rats. Malgré les craintes d’une insurrection, ildécida de procéder à la revue annuelle de labourgeoisie en armes :

« On délibérait de faire une montre géné-rale de diverses troupes en armes, (c’est lelieu des vengeances secrètes ; et n’est pointoù en plus grande sûreté on les puisse exer-cer) […]. Il s’y proposa divers conseils,comme en chose difficile, et qui avait beau-coup de poids et de suite : Le mien fut, qu’onévitât surtout de donner aucun témoignagede ce doute, et qu’on s’y trouvât et mêlâtparmi les files, la tête droite, et le visage ou-vert […]. Cela servit de gratification enversces troupes suspectes, et engendra dès lors enavant une mutuelle et utile confidence »(200-201).

Alors que Moneins s’était montré hésitant,Montaigne attribue son propre succès à son

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assurance, à la confiance qu’il témoigna dansle danger, à sa droiture et à son ouverture.Sans du tout se mettre en avant, il racontecomment il prit une décision difficile. Il ne ditpas expressément qu’il eut à l’esprit la scènetragique à laquelle il avait assisté près de qua-rante ans plus tôt. Mais, comme les deux ré-cits se suivent, cela va de soi. Il est rare que,dans les Essais, nous tombions sur des mo-ments vécus avec autant d’intensité, de gravi-té – et de simplicité.

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25. Le livre

Dans le chapitre « Des trois commerces »,Montaigne compare les trois genres de fré-quentation qui ont occupé la plus belle partde sa vie : les « belles et honnêtes femmes »,les « amitiés rares et exquises », enfin leslivres, qu’il juge plus profitables, plus salu-taires, que les deux premiers attachements :

« Ces deux commerces [l’amour etl’amitié] sont fortuits, et dépendantsd’autrui : l’un est ennuyeux par sa rareté,l’autre se flétrit avec l’âge : ainsi ils n’eussentpas assez pourvu au besoin de ma vie. Celuides livres, qui est le troisième ; est bien plussûr et plus à nous. Il cède aux premiers, lesautres avantages : mais il a pour sa part laconstance et facilité de son service » (III, 3,1292).

Depuis la mort de La Boétie, Montaignen’a plus connu de vraie amitié, et il regretteailleurs, dans le chapitre « Sur des vers de

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Virgile », la diminution de sa vigueur amou-reuse. Sans doute ces deux sortesd’accointance donnent-elles lieu à des empor-tements plus fiévreux, à des sensations plusvéhémentes, parce qu’elles vont au contact del’autre, mais elles sont aussi plus éphémères,plus imprévisibles, moins continues. La lec-ture, elle, offre l’avantage de la patience et dela permanence.

Ce parallèle entre l’amour, l’amitié et lalecture, lesquelles composeraient une sortede gradation, a pu heurter. Ainsi, la lecture,exigeant la solitude, serait-elle supérieure àtoutes les relations engageant autrui, conçuescomme des divertissements qui nous éloi-gnent de nous-même. Les livres seraient demeilleurs amis ou amours que les êtres réels.Avant de l’affirmer, n’oublions pas que Mon-taigne ne cesse jamais de concevoir la viecomme une dialectique entre moi et autrui. Sila rareté de l’amitié et la fugacité de l’amourincitent à privilégier le refuge de la lecture,celle-ci ramène inévitablement aux autres.Des « trois commerces », admettons toutefoisque la lecture soit le meilleur :

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« Cettui-ci côtoie tout mon cours, etm’assiste partout : il me console en la vieil-lesse et en la solitude : il me décharge dupoids d’une oisiveté ennuyeuse : et me défaità toute heure des compagnies qui me fâ-chent : il émousse les pointures de la douleur,si elle n’est du tout extrême et maîtresse :Pour me distraire d’une imagination impor-tune, il n’est que de recourir aux livres, ils medétournent facilement à eux, et me la déro-bent : Et si ne se mutinent point, pour voirque je ne les recherche, qu’au défaut de cesautres commodités, plus réelles, vives et na-turelles : ils me reçoivent toujours de mêmevisage » (1292).

Les livres sont des compagnons toujoursdisponibles. Vieillesse, solitude, oisiveté, en-nui, douleur, anxiété : il n’est aucun mal or-dinaire de la vie auquel ils ne sachent fournirun remède, à condition que ces maux nesoient point trop vifs. Les livres modèrent lessoucis, offrent un recours et un secours.

On peut quand même sentir pointer unpeu d’ironie dans ce portrait avantageux deslivres. Ceux-ci ne protestent jamais, ne se

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rebellent pas lorsqu’ils sont négligés, à la dif-férence des femmes et des hommes de chairet d’os. Les livres sont des présences toujoursbienveillantes, douées d’équanimité, alorsque les amis et les amantes souffrent dessautes d’humeur.

À l’orée des temps modernes, Montaigneest de ceux qui, par leur éloge de la lecture,ont le mieux annoncé la culture de l’imprimé.Au moment où nous sommes peut-être entrain de la quitter, il est bon de se souvenirque c’est dans les livres que les hommes et lesfemmes se sont connus et retrouvés, durantplusieurs siècles en Occident.

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26. La pierre

Montaigne doit son idée de la reproductionsexuée à la médecine de son temps, inspiréed’Aristote, d’Hippocrate et de Galien. Ceux-ciaccordaient les plus grands pouvoirs à la fa-culté générative du sperme. C’est ainsi queMontaigne s’extasie sur les mystères de latransmission des caractéristiques familiales,dans le dernier chapitre du deuxième livredes Essais, « De la ressemblance des enfantsaux pères » :

« Quel monstre est-ce, que cette goutte desemence, de quoi nous sommes produits,porte en soi les impressions, non de la formecorporelle seulement, mais des pensements etdes inclinations de nos pères ? Cette goutted’eau, où loge-t-elle ce nombre infini deformes ? Et comme portent-elles ces ressem-blances, d’un progrès si téméraire et si déré-glé, que l’arrière-fils répondra à son bisaïeul,le neveu à l’oncle ? » (II, 37, 1188).

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Le monstre, c’est la chose incroyable, pro-digieuse et admirable. Les hommes de la Re-naissance, notamment les médecins commeAmbroise Paré ou Rabelais, s’intéressaientvivement à lui, y cherchant l’explication de lanature. Comme eux, Montaigne accorde unbien moindre rôle aux femmes qu’auxhommes dans la procréation : « […] lesfemmes, dit-il ailleurs, produisent bien toutesseules, des amas et pièces de chair informes,mais […] pour faire une génération bonne etnaturelle, il les faut embesogner d’une autresemence » (I, 8, 86). De cette semence, résul-tent non seulement les ressemblances phy-siques, mais aussi les traits de caractère, lestempéraments, les humeurs qui se propagentde génération à génération au long d’une li-gnée.

Si Montaigne se passionne autant pourl’énigme de la reproduction, c’est qu’il a desraisons toutes personnelles de le faire : il es-time que sa maladie lui a été transmise parson père, cette gravelle, ces petits caillouxdans les reins dont l’excrétion lui cause de

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vives douleurs. Ces pierres, il les doit à PierreEyquem, au prénom prophétique :

« Il est à croire que je dois à mon pèrecette qualité pierreuse : car il mourut mer-veilleusement affligé d’une grosse pierre, qu’ilavait en la vessie : Il ne s’aperçut de son mal,que le soixante-septième an de son âge : etavant cela il n’en avait eu aucune menace ouressentiment, aux reins, aux côtés, ni ailleurs[…]. J’étais né vingt-cinq ans et plus, avant samaladie, et durant le cours de son meilleurétat, le troisième de ses enfants en rang denaissance. Où se couvait tant de temps, lapropension à ce défaut ? Et lorsqu’il était siloin du mal, cette légère pièce de sa subs-tance, de quoi il me bâtit, comment en por-tait-elle pour sa part, une si grande impres-sion ? Et comment encore si couverte, quequarante-cinq ans après, j’aie commencé àm’en ressentir ? seul jusques à cette heure,entre tant de frères, et de sœurs, et tous d’unemère. Qui m’éclaircira de ce progrès, je lecroirai d’autant d’autres miracles qu’il vou-dra : pourvu que, comme ils font, il ne medonne en paiement, une doctrine beaucoup

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plus difficile et fantastique, que n’est la chosemême » (II, 37, 1189).

Montaigne n’en revient pas que le mal pa-ternel ait sommeillé si longtemps en lui avantde s’éveiller dans ses reins, qu’il n’ait affectéque lui parmi ses frères et sœurs, mais,comme il se méfie profondément des méde-cins, il réfute à l’avance les explications fan-taisistes du phénomène qu’ils pourraientproposer. Même face à ce prodige qui le con-cerne au premier chef – sa pierre –, Mon-taigne ne renonce pas au doute et se borne àconstater, à questionner.

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27. Le pari

La religion de Montaigne reste pour nousune énigme. Bien malin celui qui réussira àdémêler ce qu’il croyait vraiment. Fut-il unbon catholique ou un athée masqué ? Il mou-rut en chrétien, et les contemporainss’accommodèrent de ses actes de foi, parexemple lors de son voyage à Rome en 1580,mais, tôt dans le XVIIe siècle, on vit en lui unprécurseur des libertins, les libres penseursqui annoncèrent les Lumières.

C’est qu’il sépare absolument la foi de laraison dans l’« Apologie de Raymond Se-bond », l’immense et compliqué chapitrethéologique du deuxième livre des Essais :« C’est la foi seule qui embrasse vivement etcertainement les hauts mystères de notreReligion » (II, 12, 694), affirme-t-il d’emblée,tandis que la raison humaine, impuissante,humiliée, ravalée au rang de l’animal, ne sau-rait prouver ni l’existence de Dieu ni la vérité

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de la religion. Pour caractériser son attitude,on parle de « fidéisme », doctrine faisant dela foi une grâce, un don gratuit de Dieu, sansle moindre rapport à la raison. L’avantage,c’est de laisser le champ libre à la raison pourexaminer tout le reste, ce que Montaigne nemanque pas de faire avec une extrême au-dace, si bien que, de la religion, il ne subsisteplus que cette foi maintenue en dernière ins-tance, envers et contre tout, quasi étrangère àla condition humaine. Dans l’« Apologie »,Montaigne doute de tout, pour proclamer safoi au bout du compte, comme si de rienn’était.

Le « scepticisme chrétien », comme on dit,c’est – avant le pari de Pascal – le doute quimène à la foi. Mais que vaut cette foi, si, enchemin, le relativisme a rendu toutes les reli-gions équivalentes et si la religion n’est plusqu’une affaire de tradition ? Nous adoptonscelle de notre pays, comme nous suivons sescoutumes et obéissons à ses lois, mais celle-làn’est pas plus fondée que celles-ci :

« Tout cela c’est un signe très évident quenous ne recevons notre religion qu’à notre

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façon et par nos mains, et non autrement quecomme les autres religions se reçoivent. Nousnous sommes rencontrés au pays, où elle étaiten usage, ou nous regardons son ancienneté,ou l’autorité des hommes qui l’ont mainte-nue, ou craignons les menaces qu’elle attacheaux mécréants, ou suivons ses promesses. Cesconsidérations-là doivent être employées ànotre créance, mais comme subsidiaires : cesont liaisons humaines. Une autre région,d’autres témoins, pareilles promesses et me-naces, nous pourraient imprimer par mêmevoie une créance contraire. Nous sommesChrétiens à même titre que nous sommes ouPérigourdins ou Allemands » (700).

Prises à la lettre, de telles déclarations sontplus que troublantes ; elles sont même blas-phématoires : les religions se transmettentpar l’autorité de la coutume, par les supersti-tions qui s’attachent à ce qu’elles promettentou ce dont elles menacent. Montaigne sug-gère certes que d’autres considérations moinshumaines et plus transcendantes sont indis-pensables à la foi – toujours la grâce des fi-déistes –, mais la chute n’en est pas moins

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destructrice : si nous sommes chrétienscomme nous sommes Périgourdins ou Alle-mands, que reste-t-il de la vérité et del’universalité de l’Église catholique ? « Quellevérité est-ce que ces montagnes bornent,mensonge au monde qui se tient au-delà ? »,lit-on encore dans l’« Apologie » (898).

Et à quoi se réduit la distinction des catho-liques et des protestants ? Montaigne ne serisque jamais à livrer ce qu’il pense de latranssubstantiation, de la présence du corpsdu Christ dans le pain et le vin, mais – Dieusait pourquoi – j’ai souvent pensé que telétait – j’avais promis d’y revenir – le troi-sième motif de la perplexité des Indiens qu’ilavait rencontrés en 1562 à Rouen.

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28. Honte et art

Montaigne parle de sa sexualité avec uneliberté qui peut déconcerter aujourd’hui. C’estdans le chapitre « Sur des vers de Virgile »,au troisième livre des Essais, pour regretter lavigueur de sa jeunesse. Il éprouve tout demême le besoin de se justifier, ce qui prouvequ’il ne se livre pas sans avoir conscience debriser un tabou.

« Mais venons à mon thème. Qu’a faitl’action génitale aux hommes, si naturelle, sinécessaire, et si juste, pour n’en oser parlersans vergogne, et pour l’exclure des propossérieux et réglés ? Nous prononçons hardi-ment, tuer, dérober, trahir : et cela, nousn’oserions qu’entre les dents. Est-ce à direque moins nous en exhalons en parole,d’autant nous avons loi d’en grossir la pen-sée ? Car il est bon, que les mots qui sont lemoins en usage, moins écrits, et mieux tus,sont les mieux sus et plus généralement con-

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nus. Nul âge, nulles meurs l’ignorent non plusque le pain. Ils s’impriment en chacun, sansêtre exprimés, et sans voix et sans figure. Etle sexe qui le fait le plus, a charge de le taire leplus. C’est une action, que nous avons miseen la franchise du silence, d’où c’est crime del’arracher. Non pas pour l’accuser et juger :Ni n’osons la fouetter, qu’en périphrase etpeinture » (III, 5, 1324-1325).

Montaigne s’interroge longuement sur cequi nous interdit de parler du sexe, alors quenous nous entretenons sans hésiter de tantd’autres activités bien moins naturelles etplus abominables, dont les crimes comme levol, le meurtre ou la traîtrise. Il s’agit d’uneréflexion importante sur un affect humaincapital : la honte. Pourquoi résistons-nous àparler de cela que nous faisons tous lesjours ? Comment justifier cette pudeur quitouche aux choses du sexe ? Montaigne a sonexplication : nous y pensons d’autant plusque nous en parlons peu. Autrement dit, sinous en parlons peu, c’est pour y penser plus.Nous taisons ces mots-là, mais nous les sa-vons parfaitement, et nous les chérissons

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d’autant plus qu’ils restent secrets. Bref, lemystère qui entoure le sexe contribue à sonprestige. Montaigne songe en particulier auxfemmes – « le sexe qui le fait le plus » et quile tait le plus –, suivant un préjugé misogynebien enraciné à la Renaissance et dont Rabe-lais offre de nombreux exemples, faisant, à lamanière de Platon et des médecins, du sexeféminin un animal autonome et vorace.

Montaigne reconnaît toutefois un im-mense bénéfice secondaire de l’interdit quipèse sur le sexe : comme on ne peut pas enparler ouvertement, on trouve le moyen d’enparler autrement, « en périphrase et pein-ture », dans des poèmes et des tableaux.Montaigne explique l’art par la honte ou lapudeur, comme la recherche d’une façon voi-lée, couverte, indirecte, de dire le sexe.

Quant à sa misogynie, il y renonce heureu-sement à la chute du chapitre, pour affirmerfortement l’égalité des hommes et desfemmes :

« Je dis, que les mâles et femelles, sont je-tés en même moule, sauf l’institution etl’usage, la différence n’y est pas grande : Pla-

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ton appelle indifféremment les uns et lesautres, à la société de tous études, exercices,charges et vacations guerrières et paisibles,en sa république. Et le philosophe Antisthèneôtait toute distinction entre leur vertu et lanôtre. Il est bien plus aisé d’accuser l’un sexe,que d’excuser l’autre. C’est ce qu’on dit, Lefourgon se moque de la pelle » (1407).

Montaigne sait bien qu’il cède à des clichéslorsqu’il caricature la sexualité féminine : letisonnier, qu’il nomme le fourgon, et la pelle,symboles sexuels évidents, sont renvoyés dosà dos, aussi ridicules – et honteux – l’un quel’autre.

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29. Des médecins

Montaigne n’aimait pas les médecins – jel’ai déjà signalé. C’est même la professioncontre laquelle il se déchaîne avec le plusd’alacrité. Il prenait les médecins pour desincapables ou des charlatans qui, en particu-lier, n’y pouvaient rien à sa gravelle, ses cail-loux dans les reins. Il instruit leur procès unpeu partout dans les Essais, ici dans le cha-pitre « De la ressemblance des enfants auxpères », le dernier du deuxième livre :

« […] de ce que j’ai de connaissance, je nevois nulle race de gens si tôt malade, et si tardguérie, que celle qui est sous la juridiction dela médecine. Leur santé même est altérée etcorrompue, par la contrainte des régimes. Lesmédecins ne se contentent point d’avoir lamaladie en gouvernement, ils rendent la san-té malade, pour garder qu’on ne puisse enaucune saison échapper leur autorité. D’unesanté constante et entière, n’en tirent-ils pas

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l’argument d’une grande maladie future ? »(II, 37, 1193).

Montaigne exagère sans doute : leshommes et les femmes qui suivent les pres-criptions de leur médecin, prétend-il, sontplus malades que les autres ; les médecinsimposent des remèdes ou régimes qui fontplus de mal que de bien ; aux inconvénientsde la maladie, ils ajoutent ceux du traite-ment ; les médecins rendent les gens maladespour assurer leur pouvoir sur eux ; les méde-cins sont des sophistes qui travestissent lasanté en l’annonce d’une maladie. Bref, ilvaut mieux ne pas avoir affaire à eux, si l’onespère conserver la santé.

La médecine du temps de Montaigne étaitfruste et incertaine ; il avait doncd’excellentes raisons de s’en méfier et de lafuir. Une seule technique médicale trouvaitgrâce à ses yeux, la chirurgie, parce qu’elletranchait net, là où le mal était indubitable,conjecturait et devinait moins – « parcequ’elle voit et manie ce qu’elle fait », observe-t-il dans le même chapitre (1209) –, mais sesrésultats étaient très hasardeux. Pour le reste,

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Montaigne ne faisait pas grande différenceentre la médecine et la magie, et il ne comp-tait au fond que sur lui-même pour se soi-gner, c’est-à-dire pour suivre sa nature :

« J’ai été assez souvent malade : j’ai trouvésans leurs secours, mes maladies aussi doucesà supporter (et en ai essayé quasi de toutesles sortes) et aussi courtes, qu’à nul autre : etsi n’y ai point mêlé l’amertume de leurs or-donnances. La santé, je l’ai libre et entière,sans règle, et sans autre discipline, que de macoutume et de mon plaisir. Tout lieu m’estbon à m’arrêter : car il ne me faut autrescommodités étant malade, que celles qu’il mefaut étant sain. Je ne me passionne pointd’être sans médecin, sans apothicaire, et sanssecours : de quoi j’en vois la plupart plus af-fligés que du mal. Quoi ? eux-mêmes nousfont-ils voir de l’heur et de la durée en leurvie, qui nous puisse témoigner quelque appa-rent effet de leur science ? » (1193).

Au nom de la nature, Montaigne efface lafrontière de la maladie et de la santé. Lesmaladies font partie de la nature ; elles ontleur durée, leur cycle de vie, auquel il est plus

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sage de se soumettre que de prétendre le con-trarier. Le refus de la médecine fait partie dela soumission à la nature. Montaigne modifiedonc le moins possible ses habitudes quand ilest malade.

Vient alors la flèche du Parthe : les méde-cins ne vivent pas mieux ni plus longtempsque nous ; ils souffrent les même maux etn’en guérissent pas davantage. Cette fois, nesuivons pourtant pas trop vite les conseils deMontaigne : nos médecins n’ont plus rien desapprentis sorciers de la Renaissance et nouspouvons, semble-t-il, leur faire confiance.

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30. Le but et le bout

On se dispute beaucoup pour savoir si lapensée de Montaigne a évolué au cours de larédaction des Essais, ou bien si elle a toujoursété désordonnée, plurielle, en mouvement. Ily a en tout cas un sujet qui le préoccupebeaucoup et dont il semble parler différem-ment au début et à la fin : c’est la mort. Unchapitre important du premier livre em-prunte son titre à Cicéron : « Que philoso-pher, c’est apprendre à mourir », et paraîtinspiré par le stoïcisme le plus sévère :

« Le but de notre carrière c’est la mort,c’est l’objet nécessaire de notre visée : si ellenous effraie, comme est-il possible d’aller unpas avant, sans fièvre ? Le remède du vulgairec’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutalestupidité lui peut venir un si grossier aveu-glement ? […] Ôtons-lui l’étrangeté, prati-quons-le, accoutumons-le, n’ayant rien si

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souvent en la tête que la mort » (I, 19, 128-132).

Le sage doit maîtriser ses passions, donc sapeur de la mort ; puisque celle-ci est inévi-table, il faut l’« apprivoiser », s’y habituer, ypenser toujours, afin de dominer l’effroiqu’inspire cet adversaire implacable.

À la fin des Essais, cependant, Montaignesemble avoir compris, en observant la rési-gnation des paysans face à la peste et à laguerre, qu’on ne se prépare pas à la mort parun exercice de la volonté, et que l’incuriositédes gens simples constitue la vraie sagesse,aussi noble que celle de Socrate condamné ausuicide :

« Nous troublons la vie par le soin de lamort, et la mort par le soin de la vie. L’unenous ennuie, l’autre nous effraie. Ce n’est pascontre la mort, que nous nous préparons,c’est chose trop momentanée : Un quartd’heure de passion sans conséquence, sansnuisance, ne mérite pas des préceptes parti-culiers. À dire vrai, nous nous préparonscontre les préparations de la mort. […] Mais ilm’est avis, que c’est bien le bout, non pour-

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tant le but de la vie. C’est sa fin, son extrémi-té, non pourtant son objet. Elle doit être elle-même à soi, sa visée, son dessein » (III, 12,1632-1633).

Montaigne aime les jeux de mots : la mortest le bout, non le but de la vie. La vie doitviser la vie, et la mort adviendra bien touteseule.

Mais a-t-il évolué avec l’âge ? Ce n’est passûr. Dans « Que philosopher, c’est apprendreà mourir », il multipliait les conseils sous laforme d’antithèses si sophistiquées qu’ellespouvaient faire douter de son adhésion in-time à la thèse qu’elles exprimaient :

« Il est incertain où la mort nous attende,attendons-la partout. La préméditation de lamort, est préméditation de la liberté. Qui aappris à mourir, il a désappris à servir. Il n’y arien de mal en la vie, pour celui qui a biencompris, que la privation de la vie n’est pasmal. Le savoir mourir nous affranchit detoute sujétion et contrainte » (I, 19, 132-133).

C’était comme si son esprit raisonnait sonimagination, mais sans parvenir à y croire,

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comme s’il répétait une leçon. Il semblaitmême ironiser sur ce combat perdu d’avanceavec la mort : « Si c’était ennemi qui se pûtéviter, je conseillerais d’emprunter les armesde la couardise » (131), c’est-à-dire de fuir.

Même sur l’attitude devant la mort, Mon-taigne n’a pas vraiment évolué au cours desEssais, mais hésité. Comment vit-on lemieux ?

En ayant toujours la mort à l’esprit,comme Cicéron et les stoïciens, ou bien en ypensant le moins possible, comme Socrate etles paysans ? Partagé entre la mélancolie et lajoie de vivre, Montaigne a tergiversé –comme nous tous –, et sa leçon finale avaitété énoncée dès le début : « Je veux […] quela mort me trouve plantant mes choux »(135).

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31. Une partie de lui-même

En 1595, dans l’édition posthume des Es-sais, Montaigne clôt le chapitre « De la pré-somption », où il vient de se dépeindre, puisde recenser quelques contemporains remar-quables, par un vibrant éloge de Marie deGournay, sa fille d’alliance. Comme ce com-pliment ne figurait pas dans les précédenteséditions des Essais et que Mlle de Gournay apréparé celle-ci, l’authenticité de ces lignesflatteuses a pu être contestée :

« J’ai pris plaisir à publier en plusieurslieux, l’espérance que j’ai de Marie de Gour-nay le Jars ma fille d’alliance : et certes aiméede moi beaucoup plus que paternellement, etenveloppée en ma retraite et solitude, commel’une des meilleures parties de mon propreêtre. Je ne regarde plus qu’elle au monde. Sil’adolescence peut donner présage, cette âmesera quelque jour capable des plus belleschoses, et entre autres de la perfection de

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cette très sainte amitié, où nous ne lisonspoint que son sexe ait pu monter encore » (II,17, 1022-1023).

C’est dans l’édition de Mlle de Gournay, ini-tialement précédée d’une importante préfacesignée d’elle, qu’on a lu les Essais durant plu-sieurs siècles et qu’ils ont marqué, parexemple, Pascal et Rousseau. Au XXe siècle,on a préféré l’« exemplaire de Bordeaux »,jugeant plus fidèle ce gros in-quarto del’édition de 1588, couvert par Montaigned’annotations marginales, ses « allongeails »,comme il les nommait. Entre l’édition de 1595et l’exemplaire de Bordeaux, les divergencessont nombreuses, dont le morceau surMlle de Gournay, absent de l’exemplaire deBordeaux. Or, aujourd’hui, l’édition pos-thume a été réhabilitée, car elle se serait fon-dée sur un meilleur texte. Il n’y aurait doncplus de raison de douter du beau portrait queMontaigne a fait de sa fille d’alliance :

« […] la sincérité et la solidité de sesmœurs, […] sont déjà battantes, son affectionvers moi plus que surabondante : et telle ensomme qu’il n’y a rien à souhaiter, sinon que

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l’appréhension qu’elle a de ma fin, par lescinquante et cinq ans auxquels elle m’a ren-contré, la travaillât moins cruellement. Lejugement qu’elle fit des premiers Essais, etfemme, et en ce siècle, et si jeune, et seule enson quartier, et la véhémence fameuse dontelle m’aima et me désira longtemps sur laseule estime qu’elle en prit de moi, avantm’avoir vu, c’est un accident de très digneconsidération » (1023).

Ce commerce entre un homme d’âge mûret une jeune femme, de plus de trente ans sacadette, a intrigué. Montaigne n’a plus eud’ami, au sens de l’idéal antique, depuis lamort de La Boétie en 1563, mais il jugeMlle de Gournay digne de figurer au panthéondu siècle. Férue de grec, de latin et de cultureclassique, loin d’être une « précieuse ridi-cule », comme on l’a parfois présentée avecmalveillance, elle a découvert seule les deuxpremiers livres des Essais, à l’âge de dix-huitans, et elle a été transportée d’admiration ;elle a rencontré Montaigne une seule fois, àParis, en 1588, puis elle a correspondu aveclui jusqu’à sa mort – avant d’être chargée par

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Mme de Montaigne de préparer l’édition pos-thume des Essais.

Montaigne, dont un seul de ses six enfants,sa fille Léonor, avait survécu, confie qu’ilaime sa fille d’alliance « plus que paternelle-ment » et comme si elle était une partie delui-même, ou encore qu’il « ne regarde plusqu’elle au monde », tandis qu’elle lui voueune affection « plus que surabondante ».Leur attachement prouverait, s’il en était be-soin, que Montaigne ne fut pas victime despréjugés de son siècle contre les femmes,puisque c’est pour une jeune fille qu’il aéprouvé, dans ses dernières années, une ami-tié exceptionnelle, digne de l’Antiquité.

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32. La chasse et la prise

Dans le chapitre « Sur des vers de Vir-gile », Montaigne, l’homme droit, sincère,honnête, celui qui déteste par-dessus tout ladissimulation, redécouvre paradoxalementles prestiges de la voie couverte en matièreamoureuse. Ce qu’il aperçoit à cette occasion,c’est en somme la différence entre la porno-graphie, qui montre tout, et l’érotisme, quivoile pour mieux suggérer et pour attiser ledésir :

« L’amour des Espagnols, et des Italiens,plus respectueuse et craintive, plus mineuseet couverte, me plaît. Je ne sais qui, ancien-nement, désirait le gosier allongé comme lecol d’une grue, pour savourer plus longtempsce qu’il avalait. Ce souhait est mieux à proposen cette volupté, vite et précipiteuse : Même àtelles natures comme est la mienne, qui suisvicieux en soudaineté. Pour arrêter sa fuite, etl’étendre en préambules ; entre eux, tout sert

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de faveur et de récompense : une œillade, uneinclination, une parole, un signe. Qui se pour-rait dîner de la fumée du rôt, ferait-il pas unebelle épargne ? » (III, 5, 1380-1381).

Ainsi, Montaigne fait l’éloge de la lenteuren amour, de la séduction et de la galanterie,considérées comme des qualités méridio-nales. Même lui, qui, avoue-t-il, est « vicieuxen soudaineté », c’est-à-dire incapable deretarder sa volupté, comprend qu’il est uneoccupation où la manière trop directe et ou-verte, ne paie pas. Les charmes de la lascivitétiennent au prolongement des préparatifs.Quant à la comparaison insistante des plaisirsde l’amour et de ceux de la table, elle nousrappelle que la luxure et la gloutonnerieétaient, sont encore, des vices, deux des septpéchés capitaux, aggravés par les manœuvresdilatoires qui en retardent le but.

Au fond, Montaigne semble éprouver lui-même de la surprise à se voir réhabiliter, sansqu’il l’ait prévu, la feintise et la duplicité, qu’ilcondamne partout ailleurs : « Apprenons auxdames à se faire valoir, à s’estimer, à nousamuser, et à nous piper. Nous faisons notre

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charge extrême la première : il y a toujours del’impétuosité Françoise » (1381). En la ma-tière, il reviendrait aux femmes de faire lan-guir les hommes dans les préliminaires de lacoquetterie et du flirt, de temporiser, de diffé-rer leurs faveurs.

Or, de cet exemple, Montaigne tire une le-çon bien plus large pour la conduite de la vie,une leçon qui infléchit son éthique sponta-née : « Qui n’a jouissance, qu’en la jouis-sance : qui ne gagne que du haut point : quin’aime la chasse qu’en la prise : il ne lui ap-partient pas de se mêler à notre école. Plus ily a de marches et degrés, plus il y a de hau-teur et d’honneur au dernier siège. Nous nousdevrions plaire d’y être conduits, comme il sefait aux palais magnifiques, par divers por-tiques, et passages, longues et plaisantes ga-leries, et plusieurs détours. […] Sans espé-rance, et sans désir, nous n’allons plus rienqui vaille » (1381).

Dans la chasse, le plaisir ne tient pas à laprise, mais à la chasse elle-même et à tout cequi l’entoure, la promenade, le paysage, lacompagnie, l’exercice. Un chasseur qui ne

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pense qu’à la proie, c’est ce qu’on appelle unviandard. Et Montaigne en dirait autant debien d’autres activités moins sensuelles, parexemple la lecture ou l’étude, ces chassesspirituelles dont nous pensons parfois revenirbredouilles, alors que les bonheurs se sontaccumulés tout le long du chemin. Notreécole, comme dit Montaigne, c’est celle duloisir, l’otium de l’homme libre et lettré, lechasseur de livres qui peut consacrer sontemps à une occupation sans but immédiat.

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33. La désinvolture

Dans les Essais, Montaigne fait preuved’une étonnante liberté d’écriture. Il rejetteles contraintes de l’art d’écrire appris àl’école ; il défend un style insoucieux et dé-gourdi, qu’il analyse dans le chapitre « Del’institution des enfants » :

« Je tords bien plus volontiers une bellesentence, pour la coudre sur moi, que je nedétords mon fil, pour l’aller quérir. Au re-bours, c’est aux paroles à servir et à suivre, etque le Gascon y arrive, si le François n’y peutaller. Je veux que les choses surmontent, etqu’elles remplissent de façon l’imagination decelui qui écoute, qu’il n’ait aucune souve-nance des mots. Le parler que j’aime, c’est unparler simple et naïf, tel sur le papier qu’à labouche : un parler succulent et nerveux, courtet serré, non tant délicat et peigné, commevéhément et brusque. […] Plutôt difficilequ’ennuyeux, éloigné d’affectation : déréglé,

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décousu, et hardi : chaque lopin y fasse soncorps : non pédantesque, non fratesque, nonplaideresque, mais plutôt soldatesque,comme Suétone appelle celui de Jules César »(I, 25, 265).

Montaigne n’aime pas les transitions et lesornements ; il entend aller droit au but etdénonce tous les effets de style ; il refused’utiliser les mots pour cacher les choses, dedissimuler les idées sous les figures. Pour lui,les mots sont comme des vêtements qui nedoivent pas déformer le corps, mais le mou-ler, le laisser deviner, comme une secondepeau juste-au-corps, soulignant les formesnaturelles. C’est encore une façon de refuserl’artifice, le maquillage. Non seulement Mon-taigne a choisi le français au lieu du latin,mais, si un mot français lui manque, iln’hésite pas à recourir au patois, et il vanteune manière d’écrire qui reste au plus près dela voix, « tel sur le papier qu’en la bouche ».La description de sa langue idéale est con-crète, savoureuse, charnelle. Il accumule lesadjectifs sensuels pour évoquer le style qu’iladmire et qui présente toutes les caractéris-

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tiques de la brièveté, la brevitas austère desSpartiates qui se distingue de l’abondancecopieuse, l’ubertas des Athéniens, au risquede devenir un peu difficile et de frôler le styleénigmatique des Crétois. Aux grands lieux del’éloquence rhétorique, l’école, la chaire et lebarreau – « le pédantesque, le fratesque et leplaideresque » –, Montaigne opposel’élocution militaire de Jules César, son stylecoupé, serré, fait de phrases courtes,abruptes, et non de périodes.

Mais Montaigne a un autre modèle plusrécent à l’esprit, qu’il a trouvé dans un ou-vrage à la mode, Le Livre du courtisan deBaldassare Castiglione, publié en 1528 : c’estce qu’on appelle en italien la sprezzatura, ladésinvolture ou la nonchalance de l’hommede cour, la négligence diligente, qui, àl’opposé de l’affectation, dissimule l’art.

« J’ai volontiers imité cette débauche quise voit en notre jeunesse, au port de leursvêtements. Un manteau en écharpe, la capesur une épaule, un bas mal tendu, qui repré-sente une fierté dédaigneuse de ces pare-ments estrangers, et nonchalante de l’art :

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mais je la trouve encore mieux employée en laforme du parler. Toute affectation, nommé-ment en la gaieté et liberté Françoise, estmésadvenante au courtisan. Et en une Mo-narchie, tout gentilhomme doit être dressé auport d’un courtisan. Par quoy nous faisonsbien de gauchir un peu sur le naïf et mépri-sant » (265-266).

Le style de Montaigne, c’est cela : une capejetée sur l’épaule, un manteau en écharpe, unbas qui tombe ; c’est le comble de l’art quirejoint la nature.

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34. Antimémoires

Montaigne entretient des rapports trèsambigus avec la mémoire. Conformément à latradition ancienne, il ne cesse d’en fairel’éloge, comme d’une faculté indispensable àl’homme accompli. La mémoire est la der-nière partie de la rhétorique ; grâce à elle,l’orateur dispose d’un trésor de mots et dechoses lui permettant de bien parler en toutescirconstances. Tous les traités de rhétorique,comme ceux de Cicéron ou Quintilien, encou-ragent à l’entraînement de la mémoire, et laRenaissance est l’âge de la mémoire artifi-cielle et des théâtres de mémoire. Or Mon-taigne se distingue en insistant souvent sur lapauvreté de sa mémoire, par exemple dansson autoportrait du chapitre « De la pré-somption » :

« C’est un outil de merveilleux service, quela mémoire, et sans lequel le jugement faitbien à peine son office : elle me manque du

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tout. Ce qu’on me veut proposer, il faut que cesoit à parcelles : car de répondre à un propos,où il y eut plusieurs divers chefs, il n’est pasen ma puissance. Je ne saurais recevoir unecharge sans tablettes : Et quand j’ay un pro-pos de conséquence à tenir, s’il est de longuehaleine, je suis réduit à cette vile et misérablenécessité, d’apprendre par cœur mot à mot ceque j’ai à dire : autrement je n’aurais ni façon,ni assurance, étant en crainte que ma mé-moire vînt à me faire un mauvais tour » (II,17, 1002-1003).

Montaigne avoue qu’il souffre d’une mau-vaise mémoire. Cela fait partie de la longueliste des défauts qu’il signale chaque fois qu’ilfait son autoportrait, afin d’illustrer sa mé-diocrité physique et morale. Il est incapablede retenir un discours compliqué, et donc d’yrépondre ; si on lui confie une mission, il fautque celle-ci soit consignée par écrit ; et s’ildoit tenir un discours, il lui faut l’apprendrepar cœur et le débiter mécaniquement. Ceque Montaigne s’obstine à rappeler, c’est qu’illui manque cette mémoire agile de l’orateurqui, pour prononcer son discours, se repré-

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sentait une architecture, une maison, dont ilparcourait les pièces par la pensée, récupé-rant dans chacune d’elles les choses et lesmots qu’il y avait préalablement déposés. Lamémoire de Montaigne n’a pas cette sou-plesse ; c’est pourquoi il doit se contenter deréciter ses discours.

Mais l’absence de mémoire offre des avan-tages. D’abord elle interdit le mensonge, con-traint à la sincérité. Un menteur sans mé-moire ne saurait plus ce qu’il a dit, et à qui ; ilse contredirait forcément, exposant bientôtses tromperies. Ainsi, Montaigne peut pré-senter son honnêteté en toute modestie, nonpas comme une vertu, mais comme une con-dition à laquelle le condamne son défaut demémoire. Ensuite, l’homme sans mémoire aun meilleur jugement, car il dépend moinsdes autres :

« C’est le réceptacle et l’étui de la science,que la mémoire : l’ayant si défaillante je n’aipas fort à me plaindre, si je ne sais guère. Jesais en général le nom des arts, et ce de quoiils traitent, mais rien au-delà. Je feuillette leslivres, je ne les étudie pas : Ce qui m’en de-

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meure, c’est chose que je ne reconnais plusêtre d’autrui : C’est cela seulement, de quoimon jugement a fait son profit : les discourset les imaginations, de quoi il s’est imbu.L’auteur, le lieu, les mots, et autres circons-tances, je les oublie incontinent. Et suis siexcellent en l’oubliance, que mes écritsmêmes et compositions, je ne les oublie pasmoins que le reste » (1005-1006).

Bref, en matière de mémoire, la professiond’humilité de Montaigne pourrait bien avoirla valeur d’une revendication d’originalité.

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35. Odeurs, tics, mimiques

Montaigne s’intéresse dans les livres à desdétails qui peuvent nous sembler très acces-soires, comme celui-ci, dans le petit chapitre« Des senteurs », au premier livre :

« Il se dit d’aucuns, comme d’Alexandre legrand, que leur sueur épandait une odeursuave, par quelque rare et extraordinairecomplexion, de quoi Plutarque et autres re-cherchent la cause. Mais la commune façondes corps est au contraire : et la meilleurecondition qu’ils aient, c’est d’être exempts desenteur » (I, 55, 509).

Montaigne a lu ce trait minuscule dans lesVies parallèles des hommes illustres de Plu-tarque, son livre de chevet, un best-seller dela Renaissance. D’abord, cela nous rappelleque les odeurs pouvaient être un suppliceavant l’hygiène moderne : si « la communefaçon des corps est au contraire »d’Alexandre, comme le note Montaigne, c’est

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que la plupart des hommes sentaient mau-vais. Lorsque Montaigne voyage, il est in-commodé par les miasmes de la ville : « Leprincipal soin que j’aie à me loger, c’est defuir l’air puant et pesant. Ces belles villes,Venise et Paris, altèrent la faveur que je leurporte, par l’aigre senteur, l’une de son marais,l’autre de sa boue » (512).

Le mieux que l’on puisse espérer, c’est queles hommes ne sentent rien. Or Alexandre – àla sueur suave – non seulement ne sentait pasmauvais, mais sentait naturellement bon.Selon Plutarque, il avait un tempéramentchaud, tenant du feu, qui cuisait et dissipaitl’humidité de son corps. Montaigne raffole dece genre de notations qu’il récolte chez leshistoriens. Il s’intéresse non aux grands évé-nements, aux batailles, aux conquêtes, maisaux anecdotes, aux tics, aux mimiques :Alexandre penchait la tête sur le côté, Césarse grattait la tête d’un doigt, Cicéron se curaitle nez. Ces gestes non contrôlés, échappant àla volonté, en disent plus sur un homme queles hauts faits de sa légende. C’est eux queMontaigne recherche dans les livres

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d’histoire, ainsi qu’il l’indique dans le cha-pitre « Des livres », au deuxième livre desEssais, à travers une image empruntée au jeude paume, celle de la « droite balle », la ballefacile qui arrive sur mon coup droit :

« Les historiens sont ma droite balle : carils sont plaisants et aisés : et quant et quant[en même temps] l’homme en général, de quije cherche la connaissance, y paraît plus vif etplus entier qu’en nul autre lieu : la variété etvérité de ses conditions internes, en gros eten détail, la diversité des moyens de son as-semblage, et des accidents qui le menacent.Or ceux qui écrivent les vies, d’autant qu’ilss’amusent plus aux conseils qu’aux événe-ments : plus à ce qui part du dedans, qu’à cequi arrive au dehors : ceux là me sont pluspropres » (II, 10, 658).

Dans les livres des historiens, ses lecturespréférées, Montaigne s’attache non aux évé-nements, mais aux « conseils », c’est-à-direaux délibérations qui préparent les décisions,à la manière dont les décisions sont prises. Lecours des événements dépend de la fortune ;

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la délibération nous en dit plus sur leshommes, car elle nous fait pénétrer en eux.

« Voilà pourquoi en toutes sortes, c’estmon homme que Plutarque. Je suis bien mar-ri que nous n’ayons une douzaine de Laërce,ou qu’il ne soit plus étendu, ou plus entendu :Car je suis pareillement curieux de connaîtreles fortunes et la vie de ces grands précep-teurs du monde, comme de connaître la di-versité de leurs dogmes et fantaisies » (II, 10,658-659).

Amateur de vies, Montaigne s’est donc misà écrire la sienne.

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36. Contre la torture

L’affaire Martin Guerre est célèbre. Cepaysan du comté de Foix avait quitté son vil-lage à la suite d’un conflit familial. Quand ilrevint douze ans plus tard, un sosie avait prissa place, jusque dans le lit conjugal. Il déposaplainte. S’ensuivit un long procès pour dépar-tager les deux hommes. En 1560, Arnaud duTilh, l’usurpateur – incarné à l’écran par Gé-rard Depardieu, dans Le Retour de MartinGuerre, film de Daniel Vigne de 1982 –, futdéclaré coupable et pendu. Jean de Coras,conseiller au parlement de Toulouse, publiale récit de cette « histoire prodigieuse denotre temps ». Montaigne l’évoque au troi-sième livre des Essais, dans le chapitre « Desboiteux » :

« Je vis en mon enfance, un procès queCorras, conseiller de Toulouse fit imprimer,d’un accident étrange ; de deux hommes, quise présentaient l’un pour l’autre : il me sou-

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vient (et ne me souvient aussi d’autre chose)qu’il me sembla avoir rendu l’imposture decelui qu’il jugea coupable, si merveilleuse etexcédant de si loin notre connaissance, et lasienne, qui était juge, que je trouvai beaucoupde hardiesse en l’arrêt qui l’avait condamné àêtre pendu. Recevons quelque forme d’arrêtqui dise : La Cour n’y entend rien ; Plus li-brement et ingénument, que ne firent lesAréopagites : lesquels se trouvant pressésd’une cause, qu’ils ne pouvaient développer,ordonnèrent que les parties en viendraient àcent ans » (III, 11, 1601).

Montaigne confond les années – il avaitvingt-sept ans à l’époque et n’était plus enfant–, mais confesse sa perplexité. À la place deCoras, il n’aurait pas su trancher entre lesdeux Martin, le vrai et le faux, celui qui avaitoccupé longtemps la place auprès des siens etde sa jeune femme, et celui qui était revenuaprès des années et avait réclamé sa place.L’aventure du prétendu Martin Guerre luisemble si « merveilleuse » qu’il trouve bienaudacieuse l’assurance du juge qui le con-damna, et il eût préféré, comme les Aréopa-

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gites devant un cas inexplicable, qu’il eûtsuspendu son jugement.

Montaigne s’intéresse à Martin Guerreparmi d’autres affaires difficiles ou impos-sibles à débrouiller. Il s’élève contre la tor-ture, à laquelle on recourt pour les résoudre –par exemple avec les sorcières, pour les-quelles il réclame, à peu près seul en sontemps, la même abstention du jugement :

« Les sorcières de mon voisinage, courenthasard de leur vie, sur l’avis de chaque nouvelauteur, qui vient donner corps à leurs songes.[…] puisque nous n’en voyons, ni les causes,ni les moyens : il y faut autre engin que lenôtre. […] À tuer les gens : il faut une clartélumineuse. […] Et suis l’avis de saint Augus-tin, qu’il vaut mieux pencher vers le doute,que vers l’assurance, ès choses de difficilepreuve, et dangereuse créance » (1601-1604).

La mode était aux traités de démonologiequi prétendaient expliquer les phénomènesde magie noire et qui justifiaient l’usage dessupplices dans les procès de sorcellerie. Mon-taigne reste sceptique : pour lui, les sorcièressont des folles et les démonologues des im-

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posteurs ; sorcières et démonologues sontvictimes de la même illusion collective. Notreignorance devrait nous conduire à plus deprudence et de réserve. « Après tout, conclutMontaigne, c’est mettre ses conjectures à bienhaut prix, que d’en faire cuire un homme toutvif » (1604-1605).

En face du faux Martin Guerre et des sor-cières, ou encore des Indiens du NouveauMonde – dans le chapitre « Des coches » –,Montaigne s’élève contre toute forme decruauté et prône la tolérance, l’indulgence.Peu de sentiments le définissent mieux queceux-là.

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37. Sic et non

Chaque fois que Montaigne touche auxchoses de la religion, il le fait avec une ex-trême circonspection, par exemple àl’ouverture du chapitre « Des prières », dansle premier livre des Essais, au moment dedonner son avis sur cet acte rituel de la viechrétienne :

« Je propose des fantaisies informes et ir-résolues, comme font ceux qui publient desquestions douteuses, à débattre aux écoles :non pour établir la vérité, mais pour la cher-cher : Et les soumets au jugement de ceux, àqui il touche de régler non seulement mesactions et mes écrits, mais encore mes pen-sées. Également m’en sera acceptable et utilela condamnation, comme l’approbation, te-nant pour absurde et impie, si rien se ren-contre ignoramment ou inadvertammentcouché en cette rhapsodie contraire auxsaintes résolutions et prescriptions de l’Église

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Catholique Apostolique et Romaine, en la-quelle je meurs, et en laquelle je suis né » (I,56, 512-513).

Le chapitre commence, une fois de plus,par une profession d’humilité : ici, ce ne sontque libres discussions où l’on se garde biend’aboutir à des conclusions ; on dispute pourle plaisir de disputer ; comme, sur les bancsde l’université, on soutient aussi bien le pourque le contre d’une thèse, pro et contra, sic etnon, pour s’entraîner, non pour promulguer ;il s’agit bien d’Essais, c’est-à-dire d’exercicesou d’expériences de pensée, de jeux d’idées,nullement d’un traité de philosophie ou dethéologie. Montaigne ne tient pas à ses pro-pos, se dit prêt à les réfuter s’ils devaient êtrejugés erronés, et se soumet sans réserve àl’autorité de l’Église.

Ce sera le sens de son voyage à Rome en1580, afin de présenter les livres I et II desEssais à la censure pontificale. Celle-ci criti-qua bien quelques points de détail, commel’utilisation du mot de fortune, mais n’objectarien, par exemple, au fidéisme, au scepti-cisme chrétien, c’est-à-dire à la séparation

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quasi absolue de la foi et de la raison dansl’« Apologie de Raymond Sebond ». Et Mon-taigne, sentant la mort plus proche, renforçaaprès 1588 le début « Des prières » pour af-firmer son attachement traditionnel àl’Église.

Cela ne l’empêche pas de clamer un peupartout sa méfiance à l’égard des miracles etdes superstitions, ou, on l’a vu, de réclamerplus de tolérance pour les sorcières de sesenvirons. On trouve aussi dans les recoins desEssais des propos plus troublants, commecelui-ci, dans l’« Apologie » :

« Ce que je tiens aujourd’hui, et ce que jecrois, je le tiens, et le crois de toute macroyance ; tous mes outils et tous mes res-sorts empoignent cette opinion, et m’en ré-pondent, sur tout ce qu’ils peuvent : je nesaurais embrasser aucune vérité ni conserveravec plus d’assurance, que je fais cette-ci. J’ysuis tout entier ; j’y suis vraiment : mais nem’est-il pas advenu non une fois, mais cent,mais mille, et tous les jours, d’avoir embrasséquelque autre chose à tout [avec] ces mêmes

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instruments, en cette même condition, quedepuis j’ai jugée fausse ? » (II, 12, 874).

Ainsi, je peux croire aujourd’hui de toutema foi en ceci ou cela, avec une sincérité etune assurance totales sur le moment, tout ensachant qu’il m’est arrivé souvent de changerde conviction. L’incertitude du jugement etl’inconstance des actions sont les maîtresmots des Essais, répétés en tous leurs lieuxstratégiques. En parlant de sa croyance, Mon-taigne ne fait pas ici expressément référence àla foi chrétienne, mais elle n’échappe à laversatilité qu’en la supposant d’un tout autreordre, sans commune mesure avec l’homme.

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38. L’ignorance savante

Vers la fin du premier livre des Essais, audébut du chapitre « De Démocrite et Héra-clite » – le philosophe qui rit et le philosophequi pleure, deux manières d’exprimer le ridi-cule de la condition humaine –, Montaignefait le point sur sa méthode :

« Je prends de la fortune le premier argu-ment : ils me sont également bons : et ne des-seigne [projette] jamais de les traiter en-tiers » (I, 50, 490).

Autrement dit : « Tout argument m’estégalement fertile » (III, 5, 1373) : la médita-tion de Montaigne peut prendre son départde n’importe quelle observation, lecture ourencontre de hasard. C’est pourquoi il aimetant le voyage, en particulier – on l’a vu – lapromenade à cheval, pendant laquelle luiviennent le mieux les idées, suscitées, puissuspendues, par le mouvement des choses, dela vie. Il suit une pensée durant un moment,

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puis l’abandonne pour une autre, mais celan’est pas bien grave, car tout se tient.

Ce bref point de méthode appellera plustard une addition prolongée :

« Car je ne vois le tout de rien : Ne fontpas, ceux qui nous promettent de nous lefaire voir. De cent membres et visages, qu’achaque chose j’en prends un, tantôt à lécherseulement, tantôt à effleurer : et parfois àpincer jusqu’à l’os. J’y donne une pointe, nonpas le plus largement, mais le plus profondé-ment que je sais. Et aime plus souvent à lessaisir par quelque lustre inusité » (I, 50,490).

Cette fois, après avoir publié ses Essais,Montaigne est plus assuré : ceux qui préten-dent aller au fond des choses, dit-il, noustrompent, car il n’est pas donné à l’homme deconnaître le fond des choses. Et la diversitédu monde est si grande que tout savoir estfragile, se résume à une opinion. Les chosesont « cent membres et visages ». « Leur plusuniverselle qualité, c’est la diversité » (II, 37,1229). Si bien que tout ce à quoi je puis pré-tendre, c’est d’éclairer tel ou tel de leurs as-

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pects. Montaigne multiplie les points de vue,se contredit, mais c’est que le monde est lui-même plein de paradoxes et d’incohérences.

« Je me hasarderais de traiter à fondquelque matière, si je me connaissais moins,et me trompais en mon impuissance. Semantici un mot, ici un autre, échantillons dépris deleur pièce, écartés, sans dessein, sans pro-messe : je ne suis pas tenu d’en faire bon, nide m’y tenir moi-même, sans varier, quand ilme plaît, et me rendre au doute et incertitude,et à ma maîtresse forme, qui est l’ignorance »(I, 50, 490).

Seule l’illusion peut nous faire croire quenous irons au bout d’un sujet. Allant de-ci de-là, abordant toute chose par un petit côté,Montaigne n’écrit pas comme si c’était pourde bon, sérieusement, définitivement, maisen suivant son bon plaisir, en se contredisantà l’occasion, ou en suspendant son jugementsi la matière est intraitable ou indécidable,comme la sorcellerie.

Le passage, l’addition se conclut par unéloge de l’ignorance, « ma maîtresse forme ».Mais, attention, cette ignorance qui est la

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leçon finale des Essais, ce n’est pasl’ignorance primitive, la « bêtise et igno-rance » de celui qui refuse de connaître, quin’essaie pas de savoir, mais l’ignorance sa-vante, celle qui a traversé les savoirs et s’estaperçu qu’ils n’étaient jamais que des demi-savoirs. Il n’y a rien de pire au monde que lesdemi-savants, comme dira Pascal, ceux quicroient savoir. L’ignorance dont Montaignefait l’éloge, c’est bien celle de Socrate, qui saitqu’il ne sait pas ; c’est « l’extrême degré deperfection et de difficulté » qui rejoint « lapure et première impression et ignorance denature » (III, 12, 1638-1639).

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39. Le temps perdu

Dans les marges de l’exemplaire de Bor-deaux des Essais, ce gros volume in-quarto del’édition de 1588 que Montaigne bourrad’« allongeails » jusqu’à sa mort en 1592,nombreuses sont les réflexions qui reviennentaprès coup sur son projet, comme cette addi-tion du chapitre « Du démentir » :

« Et quand personne ne me lira, ai-je per-du mon temps, de m’être entretenu tantd’heures oisives, à pensements si utiles etagréables ? Moulant sur moi cette figure, ilm’a fallu si souvent testonner et composer,pour m’extraire, que le patron s’en est fermi,et aucunement formé soi-même. Me peignantpour autrui, je me suis peint en moi, de cou-leurs plus nettes, que n’étaient les miennespremières. Je n’ai pas plus fait mon livre, quemon livre m’a fait. Livre consubstantiel à sonauteur : D’une occupation propre : Membrede ma vie : Non d’une occupation et fin tierce

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et étrangère, comme tous autres livres » (II,18, 1026).

À quoi bon les Essais ? Ce qui rend Mon-taigne si humain, si proche de nous, c’est ledoute, y compris sur lui-même. Il hésite tou-jours, partagé entre le rire et la tristesse. Aubout des Essais, cet homme qui leur a voué laplus belle part de sa vie en est encore à sedemander s’il a perdu son temps. Le livre estdonné pour un moulage, comme une em-preinte prise sur un modèle afin d’en repro-duire les contours. Mais Montaigne va plusloin, ne se contente pas de cette analogiesimple : il décrit aussitôt une dialectique quilie l’original et la reproduction, le « patron »et la « figure », pour reprendre ses termes.L’action du moulage a transformé le modèle,qui en ressort mieux « testonné », c’est-à-diremieux coiffé, plus arrangé. Le modèle se re-trouve dans la copie, mais la copie a modifiéle modèle : ils se sont faits l’un à l’autre, oul’un l’autre, si bien qu’ils sont devenus indis-tincts : « qui touche l’un, touche l’autre »,dira Montaigne dans le chapitre « Du repen-tir » (III, 2, 1258).

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On sent qu’il éprouve une certaine fiertéd’avoir réussi dans une entreprise sans pré-cédent, puisqu’aucun auteur avant lui n’avaiteu l’ambition de réaliser cette parfaite identi-té entre l’homme et le livre. Mais cette petitevanité doit être aussitôt démentie, car touts’est fait sans dessein, par hasard, en suivantson plaisir.

« Ai-je perdu mon temps, de m’être renducompte de moi, si continuellement ; si curieu-sement ? Car ceux qui se repassent par fan-taisie seulement, et par langue, quelqueheure, ne s’examinent pas si primement, nine se pénètrent, comme celui qui en fait sonétude, son ouvrage et son métier : quis’engage à un registre de durée, de toute safoi, de toute sa force. […] Combien de fois m’acette besogne diverti de cogitations en-nuyeuses ? » (II, 18, 1026-1027).

Montaigne a conscience de la singularité etde la témérité de sa démarche : ceux quis’examinent seulement en pensées, en pa-roles, ou de temps à autre, ne vont pas aussiloin dans la connaissance de soi, c’est-à-direla connaissance de l’homme. Montaigne sait

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que le fait d’écrire, de s’écrire, l’a changé, enlui-même et avec les autres. « Qu’un hommetel que Montaigne ait écrit, véritablement lajoie de vivre sur terre s’en trouve augmen-tée », reconnaîtra Nietzsche.

Mais il n’est pas question de « planter unestatue au carrefour » (II, 18, 1025) : dès qu’ils’est un peu poussé, Montaigne se retire :avant tout, l’écriture a été une distraction, unremède contre l’ennui, un secours contre lamélancolie.

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40. Le trône du monde

Longtemps, je me suis demandé si j’oseraisciter la conclusion très irrévérencieuse desEssais, au risque d’effaroucher les oreillesdélicates. Mais si Montaigne l’a dit, de queldroit ne pas le redire ? Allons-y, puisque c’estla dernière occasion : « Ésope ce grandhomme vit son maître qui pissait en se pro-menant. Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-ilchier en courant ? Ménageons le temps, en-core nous en reste-t-il beaucoup d’oisif, etmal employé » (III, 13, 1739).

Toute une philosophie de la vie est ainsirésumée en quelques mots frappants. Leshommes de la Renaissance ne faisaient pastant de manières que nous et disaient fran-chement ce qu’ils pensaient. Le dernier cha-pitre des Essais, « De l’expérience », exposela sagesse finale de Montaigne, souvent asso-ciée à l’épicurisme. Prenons le temps devivre ; suivons la nature ; jouissons du mo-

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ment présent ; ne nous précipitons pas pourrien. Festina lente ou « Hâte-toi lentement »,comme le résumait une devise paradoxaleprisée par Erasme. Comme Montaignel’exprime un peu plus haut :

« J’ai un dictionnaire tout à part moi : jepasse le temps, quand il est mauvais et in-commode ; quand il est bon, je ne le veux paspasser, je le retâte, je m’y tiens. Il faut courirle mauvais, et se rasseoir au bon » (1732).

Pressons le pas quand nous avons de lapeine, mais savourons tranquillement lesplaisirs de l’instant. Carpe diem, disait Ho-race. « Cueille le jour présent sans te soucierdu lendemain » ; profite du moment dans saplénitude sans penser à la mort. Les dernièrespages des Essais déclinent cette morale soustoutes ses formes, prêchent la coïncidenceavec soi-même :

« Quand je danse, je danse : quand je dors,je dors. Voire, et quand je me promène soli-tairement en un beau verger, si mes penséesse sont entretenues des occurrences étran-gères quelque partie du temps : quelque autrepartie, je les ramène à la promenade, au ver-

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ger, à la douceur de cette solitude, et à moi »(1726).

L’éthique de la vie que se propose Mon-taigne est aussi une esthétique, un art devivre en beauté. La saisie du moment devientune manière d’être au monde, modeste, natu-relle, simplement et pleinement humaine.

« La gentille inscription, de quoi les Athé-niens honorèrent la venue de Pompeius enleur ville, se conforme à mon sens :

D’autant es tu Dieu, comme

Tu te reconnais homme.

« C’est une absolue perfection, et commedivine, de savoir jouir loyalement de sonêtre : Nous cherchons d’autres conditions,pour n’entendre l’usage des nôtres : et sor-tons hors de nous, pour ne savoir quel il yfait. Si avons-nous beau monter sur deséchasses, car sur des échasses encore faut-ilmarcher de nos jambes. Et au plus élevé trônedu monde, si ne sommes-nous assis, que susnotre cul. Les plus belles vies, sont à mon grécelles, qui se rangent au modèle commun et

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humain avec ordre : mais sans miracle, sansextravagance » (1740).

Les derniers mots des Essais acceptent lavie telle qu’elle nous est donnée et quoiqu’elle nous réserve, la même pour tous, pourles grands et pour les humbles, puisque, de-vant la mort, nous sommes tous pareils. Mon-taigne trouve même à reprocher à Socrate,son suprême héros, d’avoir voulu échapper àla condition humaine en ayant un démon quile tirait par la manche comme un ange gar-dien. Montaigne, lui, c’est l’homme nu, sou-mis à la nature, approuvant son sort, notrefrère.

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Le texte est celui de l’édition de 1595 ; lapagination, celle du « Livre de poche », coll.« La Pochothèque » (Librairie générale fran-çaise, 2001), sous la direction de Jean Céard.