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Les installations sonores situées telles que je les conçois utilisent non seulement l’acoustique du lieu, mais également le contenu sonore souvent très diversifié de l’espace public, pour projeter l’auditeur dans de nouveaux espaces perceptifs. Une composition sonore à partir de prises de son in situ et un système de diffusion adapté au lieu me permettent ainsi de travailler sur une démultiplication des espaces, en réactivant les représentations mentales des auditeurs. À partir de certaines de mes créations sonores récentes, je montrerai de quelle façon j’utilise la signification des sons, la matérialisation d’un corps sonore et la spatialisation du son pour construire chacune de ces œuvres.

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  • etnogrfica X outubro de 2013 X 17 (3): 605-616

    Un art sonore situ : le sens et lespace

    Corsin VogelLes installations sonores situes telles que je les conois utilisent non seulement lacoustique du lieu, mais galement le contenu sonore souvent trs diversifi de lespace public, pour projeter lauditeur dans de nouveaux espaces perceptifs. Une composition sonore partir de prises de son in situ et un systme de diffusion adapt au lieu me permettent ainsi de travailler sur une dmultiplication des espaces, en ractivant les reprsentations mentales des auditeurs. partir de certaines de mes crations sonores rcentes, je montrerai de quelle faon jutilise la signification des sons, la matrialisation dun corps sonore et la spatialisation du son pour construire chacune de ces uvres.

    MOTS-CLS : art sonore, installation sonore, perception, smantique, spatialisation.

    A situated sound art: meaning and space X The sound installations I create take benefit from the acoustics of the place but also from the very rich sound con-tent of the public space, in order to bring the listener into new perceptive spaces. A sound composition based on situated sound recordings and with an appropriate sound diffusion system enables us to work on the condensation of spatial complex-ity, by reactivating mental representations of the listeners. Illustrating my working progress with recent sound creations, I will show the way I use the meaning of sound, the materialization of a sound body and the spatialization of sound in order to build up these sonic works.

    KEYWORDS: sound art, sound installation, perception, semantics, spatialization.

    VOGEL, Corsin ([email protected]) artiste / compositeur, Dole, France.

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    LA RECONNAISSANCE ET LA LOCALISATION DES SONS CONSTITUENT deux fonctions premires de la perception. En effet, identifier une source sonore, cest--dire lui donner du sens, et la positionner dans lespace, sont deux fonctions essentielles la survie. Dans les temps anciens, il sagissait de se protger des prdateurs ; aujourdhui, ce sont par exemple les vhicules motori-ss qui reprsentent un danger pour le piton ou le cycliste. Do le besoin de signaux durgence univoques et facilement localisables. Mappuyant sur mes recherches en acoustique et en perception auditive, notamment dans le cadre dun doctorat sur la perception des signaux davertissement en contexte urbain, jai dvelopp une approche artistique de ces deux fonctions essentielles de la perception auditive consistant jouer avec la smantique des sons et avec lillusion dune omniprsence, dune ubiquit des figures associes aux sons. Ces recherches et exprimentations autour de la perception du son comme un signal dune part, et autour du son comme un objet smantique de notre envi-ronnement quotidien dautre part, mont amen dvelopper une dmarche artistique intimement lie au lieu ou au contexte de production du son.

    Ainsi, mes installations in situ explorent et exprimentent les formes sonores et acoustiques singulires dun lieu, dun contexte, dune temporalit parti-culire. Ces formes sonores, souvent considres comme gnantes car quoti-diennes et anecdotiques, sont pourtant dune grande richesse, tant du point de vue des sources que des ambiances, et elles peuvent tre mises en valeur en les sortant de leur contexte dorigine afin de redonner de la musicalit aux sons du quotidien. Cette approche sinscrit donc dans le prolongement de la musique concrte et notamment du travail du compositeur Luc Ferrari (Caux 2009). Jenregistre des sons que je retravaille, dtourne, dforme, recompose pour crer des objets sonores indits qui rvlent la richesse, la complexit, le pouvoir dvocation et dinterprtation des formes et des textures sonores.

    Dans la mise en espace de mes installations sonores, le lieu et son acous-tique savrent primordiaux, la technique de diffusion devant permettre au visiteur de se projeter dans de nouveaux espaces imaginaires, en mettant en vidence les proprits acoustiques du lieu (comme dans certaines uvres de Janet Cardiff et George Bures Miller) ou, au contraire, en crant des espaces sonores radicalement diffrents de ceux attendus dans le lieu (comme par exemple dans certaines installations de Bill Fontana).

    Par ailleurs, lorsquelles ne sont pas associes un lieu, mes compositions sonores sont situes dans une forme sonore prexistante : enregistrement audio rcent ou archive sonore, uvre littraire, objet sonore abstrait ou natura-liste Cette forme constitue alors une contrainte de dpart et un matriau souvent exclusif pour laborer une rinterprtation de la forme sonore. La rinterprtation denregistrements sonores prexistants devient ainsi la base de mon schma narratif et de mon criture musicale lectroacoustique ou mixte. Elle autorise une grande libert de transformation, de malaxage de la forme

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    sonore et constitue une dmarche artistique inscrite plutt dans une tempora-lit que dans une spatialit.

    Jaborderai ici trois aspects qui me paraissent essentiels la cration sonore in situ : la smantique des sons et leurs reprsentations mentales associes, la spatialisation du son dans sa dimension la fois immersive et despace de pro-jection, et enfin, la matrialit du corps sonore comme objet palpable ayant une paisseur, dispos dans un espace dexposition interagissant avec lui.

    LA SMANTIQUE DES SONS

    Depuis 1995, je travaille sur la perception du son et sur la puissance sman-tique et plastique de la matire sonore. La smantique tout dabord : une thse de doctorat sur la perception auditive, plus prcisment sur lidentification des signaux davertissement en contexte urbain (Vogel 1999), ma permis denvisa-ger le son en donnant une place centrale lauditeur et non la source sonore, comme cela se fait en physique.1 Les travaux sur la catgorisation prototypique (Rosch 1978) et sur la signification des sons (Dubois 1993, 1998 [1993]) mont permis dapprhender le lien entre les reprsentations dimensionnelles de la physique et la perception catgorielle tudie en psychologie cognitive. En effet, le concept de catgorisation prototypique suppose que les traitements perceptifs relatifs des stimuli aboutissent ncessairement llaboration de catgories. Deux principes fondamentaux rgissent la formation des catgo-ries : dune part, lconomie cognitive soutient le fait que ltre humain cherche obtenir un maximum dinformations de son environnement avec un mini-mum defforts cognitifs ; dautre part, la structure du monde peru suppose lexistence de corrlats entre les proprits des objets qui composent le monde physique, ce qui conduit une rduction notable du nombre de caractris-tiques ncessaires lindividu pour comprendre le monde : on parle de propri-ts pertinentes. A lintrieur de chaque catgorie existe une forme moyenne, le prototype, qui runit les proprits communes aux objets. Cette forme pro-totypique se dfinit par lintermdiaire de ses rapports de ressemblance et de dissemblance avec les autres objets du monde peru et permet dintroduire la notion de typicalit dun objet, de par sa relation au prototype (Dubois 1993: 280-281). Le sens li un son donn sous-entend une identification de la source sonore, mais celle-ci peut se faire de diffrentes faons en fonction du contexte dcoute. Il y a alors ambigut didentification selon le contexte.

    Mon travail sur la smantique des sons consiste notamment oprer des transformations sonores pour accder diverses reprsentations mentales auprs des auditeurs. La matire et les objets sonores tels quils ont t dfinis

    1 Thse prsent au Laboratoire dAcoustique Musicale, Paris (Universit Pierre et Marie Curie, CNRS, Ministre de la Culture), aujourdhui rebaptis laboratoire Lutheries Acoustique Musique.

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    et composs par les fondateurs de la musique concrte, Pierre Schaeffer et Luc Ferrari notamment, en constituent la base. Ainsi, je me concentre en premier lieu sur le timbre sonore, la reconnaissance ou non des sources, leurs cou-leurs sonores et leurs volutions narratives. Cette approche sarticule autour de la question du sens vhicul, suggr, par les sons, et en particulier, la recherche de cette limite perceptive entre lobjet sonore naturel (par exemple la voix par-le) et lobjet musical inou (la mme voix dforme au point dtre perue comme un nouveau son instrumental original). Certaines de mes compositions lectroacoustiques sont ralises partir dun unique lment sonore enregis-tr dans un contexte spcifique donnant sens luvre : un clic analogique et un clic numrique dans Rencontre du troisime Clic (2007), ou encore les dix mots de tonnerre de Finnegans Wake de James Joyce (1939) rcits par Thomas Douglas dans Wylerhafen (2000). Dautres uvres mlangent des sonorits et une criture instrumentale plus formelle avec des objets musicaux inous : la voix et la guitare dans Borgonovo via Paris (2007), ou bien le violoncelle dans Cheminements (2008).

    Pour concevoir linstallation Lire Freud Ecouter Freud La voix de Sigmund Freud rinterprte expose la Bibliothque Sigmund Freud Paris (2011), je me suis empar dun matriau mythique : la voix de Sigmund Freud, dans un enregistrement ralis par la BBC Londres en 1938. Seul enregistrement connu de la voix de Freud, ce matriau brut possde lui seul un pouvoir de fascination et dinterprtation que jai souhait utiliser pour en proposer de nouvelles reprsentations soumises la libre appropriation et interprtation de chaque visiteur.

    Une premire image, visuelle, de la voix de Sigmund Freud est prsente dans la vitrine de la bibliothque (figure 1). Cette transcription sonagraphique2 dun extrait de lenregistrement ( I succeeded in acquiring pupils and building up an international psycho-analytic association ) voque la voix et la per-sonne de Freud avec une matrialit, une physicalit dautant plus troublante quelle demeure en mme temps abstraite, rsistant la lecture immdiate pour susciter linterprtation ou la contemplation.

    Une autre image, sonore celle-l, de la voix de Sigmund Freud, est ensuite dcouvrir dans lentre de la bibliothque. En respectant scrupuleusement la temporalit de la prosodie de Freud et en utilisant comme unique mat-riau sonore lintgralit de lenregistrement de la BBC, je propose, partir du discours de Freud, une rflexion sur la notion dinterprtation. La voix de Freud, trs distincte et prsente au dbut, avec la sonorit de lenregistrement dpoque, glisse petit petit vers une musicalit plus abstraite, tout dabord par une dmultiplication et une alination de la voix et du langage. Puis, des

    2 Le sonagramme est une reprsentation tridimensionnelle (frquence temps intensit) du son.

  • Figure 1 Lire Freud Ecouter Freud La voix de Sigmund Freud rinterprte . Vitrine de la Bibliothque Sigmund Freud, 2011, Paris, France. Photo : Corsin Vogel.

    transformations plus radicales viennent mtamorphoser le discours en une suite dobjets sonores tranges, qui laissent libre cours au surgissement des images et des associations. Dans la dernire partie, la voix sest pure jusqu ne plus devenir quun unique instrument dont la prosodie reste celle de Freud et dont la matrialit a donn naissance une musique et une posie minimaliste.

    Une autre installation, Voglio sentire le mie montagne (2011), prsente Pontresina (Suisse) dans le cadre de lexposition dart contemporain Vias dArt Puntraschigna, fait rfrence lEngadine du peintre Giovanni Segantini, aux environs de la ville et lemplacement choisi pour linstallation devant lentre de lhtel Post. Ce lieu sert de point dcoute et de point de vue sur le Schafberg ( la montagne des moutons ) et la cabane o Segantini aurait pro-nonc, avant de mourir en 1899, son dsormais clbre vu : Voglio vedere le mie montagne . Lcriture au sol, de couleur jaune Poste , reprend la phrase de Segantini, mais dans laquelle vedere (voir) t remplac par sen-tire (entendre). Elle indique la direction exacte de la chamanna (cabane) Segantini sur le Schafberg (figure 2).

    Depuis le point dcoute, auquel on accde en longeant linscription au sol, les montagnes environnant Pontresina deviennent tout coup audibles : le Schafberg et les milliers de moutons qui y paissaient alors, ainsi que len-vironnement sonore de la ville. Les couleurs sonores de diffrentes saisons et diffrents lieux se mlangent. Les sons des cloches dglises se transforment en tintements de clochettes des moutons, les klaxons de voitures en blements, le clapotis de la fontaine en torrent alpin, etc. Les sons de lenvironnement urbain se projettent petit petit au loin dans la montagne moutons et dans des images idylliques de lenvironnement pastoral alpin.

    Contrairement certaines installations de lartiste amricain Bill Fontana et ses diffusions sonores transposes dans dautres lieux (Moore 2010), il ne sagit pas ici de diffuser des ambiances des pturages alpins en temps rel

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    dans la ville, mais plutt de recons-tituer une forme sonore qui voque un pass acoustique et ractive les reprsentations en mmoire des visi-teurs. En effet, les sources sonores prsentes ont disparu du paysage local depuis plusieurs dcennies.

    LA SPATIALISATION DU SON / / LIMMERSION SONORE

    Lespace li au son constitue un deu-xime axe de rflexion de mon tra-vail de cration. Au cours de mon doctorat, une autre problmatique exprimentale est apparue : celle de la diffusion dchantillons sonores urbains sur des haut-parleurs et dans un laboratoire. Lapproche choisie ne fut pas celle de la ralit virtuelle o lon essaie de sapprocher au maximum de la ralit physique du son et de sa propagation, mais celle de la validit cologique des sons ( Gibson 1986 [1979]) pour laquelle on doit sassurer que les auditeurs ragissent comme si ils taient en situation relle. Gibson considre que la perception doit studier dans des conditions naturelles, cologiques, en accord avec nos mouvements dans notre environnement. Par ailleurs, il introduit le concept daffordance, qui correspond une information potentiellement utile et pertinente pour agir. Ainsi, lindividu utilise un certain nombre de ces capacits pour les mettre en relation avec son environnement. Laccent est donc port sur les descrip-tions de la structure des vnements pertinents pour les auditeurs, do mer-gent certaines proprits perues comme invariantes. Le concept de validit cologique nous apporte les moyens mthodologiques pour effectuer certaines abstractions du monde sensible sans pour autant altrer laccs aux repr-sentations en mmoire des individus. Il sagit donc de faire fonctionner lil-lusion rfrentielle des auditeurs laide des sons enregistrs, abstraits dun environnement multisensoriel, en donnant les informations ncessaires pour atteindre les mmes reprsentations en mmoire que les auditeurs avaient tablies lors dune perception directe, en situation. Sassurer de ladquation entre la raction des sujets en laboratoire et celle au quotidien consiste alors tester lensemble de la chane sonore, de lenregistrement la restitution. Le systme le plus efficace sera celui qui permet aux individus de sintgrer dans la squence sonore avec lquipement technique le plus lger possible. Il fera lobjet de tests dcoute pour valider exprimentalement les techniques

    Figure 2 Voglio sentire le mie mon-tagne . Vias dArt Puntraschigna 2011, Pontresina, Suisse. Photo : Corsin Vogel.

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    de prise de son, ainsi que les configurations de diffusion sonore dans un espace dcoute donn.

    Pour des ambiances sonores urbaines, immersives par essence, la spatialisa-tion du son devient une thmatique incontournable. Mais la notion dinstal-lation sonore, situe dans une partie dun espace public, ncessite daborder la question de lintrieur et de lextrieur de linstallation. Si lintrieur fait rfrence limmersion auditive, lextrieur met en avant le concept de corps sonore, dobjet sonore apprhend comme un volume palpable qui volue dans le temps. Jy reviendrai dans la dernire partie.

    Je cherche, dans la mesure du possible, restituer cette immersion sonore (ou enveloppement) dans mes crations. Plusieurs possibilits soffrent nous : travailler sur la base dune diffusion multicanal (sur quatre ou six haut-parleurs, voire plus), profiter dun espace rverbrant ou aux proprits acoustiques par-ticulires, ou encore jouer avec la capacit dabstraction des auditeurs : plus un son a une smantique associe forte, plus on se projette facilement dans ce son. Labsence visuelle des sources sonores confre la spatialisation du son un effet de surprise, une attention particulire, l o le cinma se heurte des problmes de cohrence avec limage (Bailbl 1998). Par ailleurs, larchitecture du lieu et son implantation dans lespace environnant prdterminent le type de diffusion et la forme du corps sonore souhaits, tout en constituant des contraintes acoustiques qui permettent de rinterprter le lieu et de lui donner des significations diffrentes.

    Les exprimentations sur la validit cologique des sons mont amen dvelopper des systmes de diffusion du son en multicanal, spcifiquement adapt au lieu. Ainsi, luvre monumentale Rouge Ruisseau (2008), pour laquelle il sagissait de sonoriser une rue sur une centaine de mtres, a nces-sit 16 haut-parleurs rpartis rgulirement de part et dautre de la rue, comme huit systmes strophoniques dpendants les uns des autres (figure 3). Jai retenu ce systme pour crer lillusion dune rivire sonore dvalant la rue et allant sengouffrer dans une librairie dans laquelle se tenaient au mme moment des lectures de romans noirs. Les sons, issus en particulier de chants rvolutionnaires de la Commune, dfilent, telle une manifestation du souvenir dans cette rue o furent riges les dernires barricades de la Commune et qui, bien plus tt, accueillait un canal dapprovisionnement de Paris en eau potable. Lapproche est donc historique, sans enregistrements sonores et jai essay dinciter les passants se laisser entraner par ce flot sonore dlimit par larchitecture dune rue trs enveloppante et charge dhistoire, pour servir les lectures dextraits de romans noirs.

    Linstallation Hors-Champs (2011) a t pense pour une bergerie dans laquelle le son tait diffus : quatre enclos dlimitant les espaces rservs quatre troupeaux de moutons mont conduit utiliser une quadriphonie installe dans la charpente, les haut-parleurs tant orients vers lextrieur, vers

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    Figure 3 Rouge Ruisseau . Nuit Blanche, 2008, Paris, France. Photo : Corsin Vogel.

    les quatre enclos (figure 4). Lcoute se faisait donc en gnral indirectement, le son se rflchissant sur les murs et le sol des quatre coins de la ferme, sauf se positionner dans lun des quatre enclos brebis. Un visiteur se trouvant au centre de la bergerie profitait ainsi dune quadriphonie avec des sources se dplaant tout autour de lui, tandis quun auditeur excentr pouvait identifier quatre corps sonores associs aux quatre parties distinctes de la bergerie. Il sagissait de proposer une coute dcale de lespace intrieur de la bergerie de Vernand : un hors-champ spatial, cinmatographique, dans lequel on peroit la prsence des brebis pourtant visuellement absentes, et un hors-champ tempo-rel, qui rappelle lambiance sonore de la bergerie durant les mois dhiver.

    LA MATRIALIT DU CORPS SONORE

    Dans son Trait des objets musicaux, Schaeffer (1966) dfinit lobjet sonore comme un lment sonore fini ayant un dbut et une fin, et de forme mer-geant sur un fond . Cette dfinition peut tre galement associe la notion plus gnrale dvnement sonore. Theile (1980) tente dtre un peu plus prcis en ajoutant la structure de lvnement sonore, dfinie ci-dessus, un lieu et une source : cest la partie du son provenant dune source sonore unique et qui dtermine ou influence les proprits de lvnement auditif associ, savoir un lieu et une structure . Mais lobjet sonore a galement une matrialit, une masse, une paisseur, un grain, une profondeur, un peu

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    Figure 4 Hors-Champs . Troisime cycle dart contemporain, 2011, Vernand, France. Photo : Corsin Vogel.

    comme une photographie (Deshays 2004). Deshays prcise que le son est lin-terprtant de limage filmique, mais que, plac aux cts dun objet immobile ou dans un espace architectural donn, il en modifie la perception.

    Cest le cas de linstallation Schamser Klangskulptur (2010, Zillis, Suisse) dont le systme de diffusion est bas sur un hexagone rgulier aux som-mets duquel se trouvent six haut-parleurs (figure 5). Ce systme hexaphonique est le premier dune srie de pices travailles dans ce format. Il sagit pour moi de disposer dun systme minimal permettant de restituer avec prcision suffisante un espace sonore (en termes de localisation auditive cologique, qui autorise une illusion auditive cohrente pour le visiteur, et non de ralit virtuelle, qui cherche tre proche de la propagation physique du son). Au centre du cercle form par ces six haut-parleurs, limmersion sonore permet lauditeur de faire abstraction des murs, de se projeter lextrieur du btiment et de goter aux sonorits de toute la valle de Schams. A lextrieur du cercle, cest un corps sonore qui se prsente devant nous, palpable et invitant le spectateur le pntrer et le traverser. Linstallation propose une approche anecdotique (selon le compositeur Luc Ferrari) de la vie dans la valle de Schams. Des prises de son in situ alimentent une composition spatialise dans laquelle lauditeur peut simmerger pour se projeter dans de nouveaux espaces imaginaires. Le lieu de diffusion est un espace confin, petit, vot et par consquent lacoustique trs particulire. Lide tait donc de placer le visiteur au centre du systme hexaphonique et de lui permettre dabattre

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    les murs et de se projeter lextrieur par simple immersion dans lespace sonore cr. Il peut ainsi promener son imaginaire dans toute la valle et sur les alpages qui lentourent, malgr lobstruction visuelle des murs de la salle, et couter le fauchage et le schage de lherbe, la traite des vaches ou encore une dambulation dans la maison de retraite voisine. Luvre diffuse se mlange continuellement aux sources sonores qui passent (voitures, enfants), que lon peut entendre par une petite fentre et qui modifient chaque coute notre perception de linstallation. Une incitation rflchir lenvironnement sonore et aux activits de la valle, en les coutant autrement.

    Une autre installation sonore, Wandelgang (2011), reprend cette ide dobjets sonores palpables, clairement localisables dans lespace (figure 6). Lutilisation dun haut-parleur ultra-directif mobile et fix au plafond de la passerelle du Muse dArt des Grisons Coire (Suisse) permet de projeter mme le sol de la passerelle le son de pas enregistrs pralablement. Telle une poursuite lumineuse dans un thtre, une source sonore fantme se promne sur le sol, comme si une personne invisible montait et descendait continment cet espace qui se transforme en salle des pas perdus . Les pas diffuss ayant t enregistrs tantt sur du gravier ou de lherbe, tantt en extrieur avec des chaussures talons ou en intrieur avec des chaussons, font rfrence des reprsentations en mmoire partages par la grande majorit des auditeurs. En traversant la passerelle, leur mmoire est ractive et ils peuvent se surprendre chercher une personne connue qui dambule ct deux ou se

    Figure 5 Schamser Klangskulptur . 555 Ons Val Schons, 2010, Zillis, Suisse. Photo : Corsin Vogel.

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    Figure 6 Wandelgang . Muse dArt des Grisons, 2011, Coire, Suisse. Photo : Corsin Vogel.

    projeter dans un autre lieu, comme le jardin du muse et ses alles de gravillons que lon aperoit depuis la passerelle.

    Enfin, laspect palpable du son se dcouvre parfois de manire parfaitement inattendue, comme une rvlation auditive. Jen ai fait lexprience lors de mesures de bruit du Beluga, lavion-cargo A300-600ST dAirbus. Lors dun passage de lavion basse altitude, moteurs coups (le temps des mesures), on observait le stupfiant passage silencieux de cet immense avion qui dfie les lois de la pesanteur. Et tout coup, quelques secondes aprs le survol de lavion, des spirales sonores se matrialisrent dans lespace et se dpla-crent toute allure tout autour de moi, tels de joyeux vifs et gros insectes. Si lexplication acoustique de vortex crs en bouts dailes est trs plausible, la rvlation auditive, elle, nen a pas t moins inoue et potique. Cest le genre dexprience perceptive que je souhaite chacune et chacun, dans le silence dun espace presque vide ou dans le brouhaha incessant dune ville turbulente. Il suffit alors dcouter.

    CONCLUSION

    Ces quelques expriences personnelles sur la smantique des sons, leur spatia-lit et leur plastique, sans oublier leurs volutions et vanescence temporelles, mont permis de suggrer au public, par lintermdiaire dinstallations sonores in situ, des coutes trs diversifies. Il sagit avant tout de donner couter autrement un quotidien o les sons, mme les plus forts, sont souvent relgus sous une paisse couche dindiffrence, quand ils ne sont pas rejets et stig-matiss par les extrmistes du silence. Proposer de nouvelles formes dcoute,

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    ractiver des imaginaires propres chacune et chacun, laisser les auditeurs sapproprier les sons diffuss, laisser les couteurs faire les tableaux,3 tels sont les objectifs de cette dmarche artistique. Les projets ne manquent pas pour dvelopper ces aspects passionnants de lobjet sonore, objet la fois sman-tique, temporel et spatial. Jouer avec ces trois caractristiques offre une libert immense pour sculpter les sons et suggrer du sens afin daccder auprs des auditeurs une multitude de reprsentations en mmoire.

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    3 En rfrence Marcel Duchamp : Ce sont les regardeurs qui font les tableaux .