Un Amour Hors Du Temps

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SommaireUn amour hors du temps .................................................................... 3 01 ........................................................................................................ 3 02 ........................................................................................................ 9 03 ...................................................................................................... 23 04 ...................................................................................................... 30 Chapitre 1 ....................................................................................... 33 05 ...................................................................................................... 41 Chapitre 2 ....................................................................................... 43 06 ...................................................................................................... 47 Chapitre 3 ....................................................................................... 53 07 ...................................................................................................... 56 08 ...................................................................................................... 70 Chapitre 4 ....................................................................................... 73 09 ...................................................................................................... 76 10 ...................................................................................................... 86 11 ...................................................................................................... 99 12 .................................................................................................... 109 13 .................................................................................................... 117 14 .................................................................................................... 128 15 .................................................................................................... 139 16 .................................................................................................... 154 17 .................................................................................................... 163 18 .................................................................................................... 173 19 .................................................................................................... 180 20 .................................................................................................... 186 21 .................................................................................................... 1942

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Un amour hors du tempsDEEPER THAN THE NIGHT

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Je cherche le vampire. Alexander Claybourne dvisagea la petite fille qui se tenait sur le seuil de sa maison. Un adorable bout de chou, de neuf ans tout au plus, avec des cheveux blonds boucls, des yeux noisette et plein de taches de rousseur sur le nez. Excuse-moi, dit-il. Tu peux rpter ? Je veux voir le vampire, dit l'enfant avec impatience. Celui qui habite ici. Alexander rprima une soudaine envie de rire. Qui t'a dit qu'un vampire habite ici ? La petite fille le regarda comme s'il tait demeur. Tout le monde le sait ! Tiens donc ! Et pourquoi veux-tu le voir ? Ma sur, Kara, est l'hpital. Elle a eu un accident de voiture, expliqua l'enfant en reniflant bruyamment. Nana dit qu'elle va mourir. La petite fille insista. Les vampires sont ternels, dclara-t-elle en dtachant lentement chaque mot, comme si elle s'adressait quelqu'un de trs jeune, ou de trs stupide. Si le vampire accepte de venir l'hpital mordre ma sur, elle deviendra ternelle elle aussi. Ah ! s'exclama Alexander, comprenant enfin. Alors, il est l ? Tu es sacrement courageuse d'oser venir ici en pleine nuit. Tu n'as pas peur ? N... non. Comment t'appelles-tu ? Gail Crawford. Et quel ge as-tu, Gail ? Neuf ans et demi. Et... Nana sait o tu es ? Gail secoua la tte.

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Non. Elle est l'hpital. On ne me laisse pas voir Kara, alors Nana m'a confie Mme Zimmermann. Je me suis faufile par la porte de derrire sans qu'elle m'ait vue. Gail leva les yeux sur l'homme qui lui faisait face. tait-ce lui le vampire ? Il tait trs grand, avec de longs cheveux bruns. Il se tenait dans la pnombre de la porte, si bien, qu'elle ne pouvait distinguer clairement son visage, mais il lui sembla qu'il avait les yeux noirs. Il ne ressemblait aucun des vampires qu'elle avait vus dans des films, toujours vtus de costumes sombres, de chemises blanches jabot et de longues capes noires; celui-ci portait un jean dlav et un pull noir. Pourtant, tout le monde Moulton Bay savait qu'un vampire habitait dans l'ancienne maison des Kendall... Gail croisa les bras en frissonnant. Elle tait venue ici de nombreuses fois avec ses amies pour tenter d'apercevoir le cercueil du vampire travers les fentres. En plein jour, elle n'avait jamais vraiment peur, car tout le monde sait que les vampires sont inoffensifs pendant la journe. Mais, l, il faisait nuit noire. Se penchant lgrement, elle jeta un coup d'il derrire l'homme. L'intrieur de la maison avait l'air sombre, lugubre, l'endroit idal pour un vampire. Elle recula d'un pas. Les planches du porche craqurent sous son poids. Avec un bruit donner la chair de poule. Gail s'effora de rassembler tout son courage. Vous allez venir sauver ma sur ? Je regrette, Gail, rpondit Alexander, l'air sincrement dsol, mais je crains de ne pas pouvoir t'aider. La petite fille haussa les paules. Je ne pensais pas vraiment que vous tiez un vampire, confessat-elle, mais a valait quand mme la peine de tenter le coup. Alexander la regarda dvaler les marches du perron et repartir le long de l'troit sentier serpentant travers la fort. Ce chemin tait un raccourci qui menait la route principale. Cette petite ne manque pas de courage, songea-t-il. Venir ici toute seule... Et la recherche d'un vampire...

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Il la suivit du regard jusqu' ce qu'elle ait compltement disparu, jusqu' ce que son oue fine ne peroive plus le moindre bruissement de feuilles ou de brindilles, puis referma la porte. Tout le monde savait donc qu'un vampire habitait ici. Peut-tre tait-il temps de partir. Et pourtant... Alex s'enfona dans la maison. Elle tait immense, trs vieille, avec de hauts plafonds vots, des planchers en bois et des fentres aux volets pais. La demeure solitaire se dressait au sommet d'une butte entoure d'arbres et de ronces. Le plus proche voisin se trouvait plus d'un kilomtre. C'tait la raison pour laquelle Alexander l'avait d'ailleurs choisie. Et depuis cinq ans qu'il s'y tait install, il s'y sentait merveilleusement bien. Mais il tait sans doute temps de bouger. S'il y avait une chose qu'il ne voulait aucun prix, c'tait attirer l'attention sur lui. Jusqu' ce jour, il ne s'tait pas dout une seconde que les gens s'interrogeaient sur l'habitant de cette maison. Passant au salon, il posa une main sur le manteau de la chemine et regarda dans ltre. Il y avait quelque chose de rassurant se tenir ainsi devant un feu vrombissant. Sans qu'il sache pourquoi, cela rpondait un besoin qu'il ressentait tout au fond de lui. Peut-tre tait-ce d l'odeur du bois fumant et au sifflement des flammes. Il regarda le feu, fascin comme toujours par la vie trpidante qui animait les flammes. Il s'loigna de la chemine et erra travers la maison en coutant le vent hurler au-dehors. Les branches d'un trs vieux chne cognaient contre les fentres du premier tage, voquant les doigts d'un squelette grattant contre la vitre, comme si un esprit chass depuis longtemps cherchait pntrer dans la maison. Alex sourit, tonn par son imagination. Dcidment la visite de la petite Gail l'avait perturb. Chassant Gail de ses penses, il passa dans la bibliothque, avec la ferme intention de terminer les recherches pour son prochain roman avant la l in de la nuit.

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Il tait quatre heures du matin quand il baissa les bras, ii n'arrivait pas travailler. Il tait obsd par la gamine venue lui rendre visite dans l'espoir d'un miracle pour sa sur. L'humeur maussade, il sortit dans la nuit, comme attir par une force laquelle il ne pouvait rsister, et s'engagea sur l'troit sentier qui coupait travers bois et conduisait la charmante ville balnaire de Moulton Bay. L'hpital tait situ dans une petite rue aux confins de la ville. C'tait un grand immeuble tout blanc. Alexander se dit qu'il ressemblait plus un ancien mausole qu' un lieu moderne o l'on soigne les gens. A la seconde o il franchit la porte, son odorat particulirement dvelopp fut assailli par des relents de sang, de mort, auxquels se mlaient le parfum doucetre des fleurs, et un mlange de dtergent et d'ammoniaque, d'antiseptiques et de mdicaments. A cette heure matinale, le hall tait pratiquement dsert. Il trouva le service des soins intensifs au bout d'un long couloir. Une infirmire, assise derrire un grand bureau, consultait des papiers. Alex l'observa un moment; puis, se concentrant de toutes ses forces sur un des tmoins lumineux situ l'autre extrmit du couloir, il le fora sonner. Ds que l'infirmire eut quitt son poste, il se faufila derrire le bureau et s'introduisit dans le service des soins intensifs. Il n'y avait qu'une seule patiente : Kara Elizabeth Crawford, vingtdeux ans, groupe sanguin A ngatif. Elle tait enveloppe de bandages et relie un grand nombre d'appareils. Il jeta un rapide coup d'il sur sa fiche. Bien que souffrant de multiples contusions, elle n'avait aucune fracture; une blessure la jambe gauche avait ncessit quelques points de suture. Elle avait galement trois ctes fles, une entaille au cuir chevelu et une hmorragie interne. Curieusement, son visage avait t pargn. Elle avait de jolis traits rguliers, et une chevelure rousse qui accentuait la pleur de sa peau. II y avait quatre jours qu'elle tait dans le coma. Et le pronostic sur son tat tait plus que pessimiste.

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O es-tu, Kara Crawford ? murmura-t-il. Ton esprit est-il encore prisonnier de cette fragile enveloppe charnelle ou bien ton me a-telle dj trouv la rdemption dans l'au-del en attendant que ton corps prisse ? Alex regarda le sang qui tombait goutte goutte d'une poche en plastique, prolonge par un long tube reli au bras de la jeune femme. La forte odeur mtallique rveilla en lui un apptit qu'il n'avait pas ressenti depuis longtemps. Du sang ! Llixir de vie ! Fronant les sourcils, il considra son propre bras et la veine bleu sombre qui battait au milieu. C'tait grce au sang qui coulait dans ses veines qu'il vivait depuis deux cents ans. Si je te donne mon sang, dit-il tout haut, est-ce que cela te ramnera dans le monde des mortels? Ou est-ce que cela coupera le fil tnu qui te raccroche la vie? Du bout du doigt, il effleura la peau douce de sa joue. Puis, cdant une impulsion, il s'empara d'une seringue dont il arracha l'emballage strile et enfona l'aiguille dans la grosse veine de son bras gauche. En deux cents ans, il avait fini par acqurir quelques connaissances mdicales. Aprs avoir retir l'aiguille, il transfusa son propre sang la perfusion de Kara et rpta l'opration plusieurs fois, sans cesser de penser la petite fille aux cheveux blonds boucls qui lui avait rendu visite. D'un air grave, Alexander quitta la salle et se dirigea vers la sortie de secours situe au fond du couloir. Il examina le creux de son bras. Il y avait une tache de sang sch sur sa peau. Du sang trs sombre. Du sang inhumain. Ml prsent celui de la jeune femme. Il se demanda quelle folie l'avait pouss agir ainsi. Son geste allaitil la tuer ou la gurir? Serait-il son sauveur ou son bourreau? Le saurait-il jamais? Il vita de penser aux consquences qui rsulteraient de cet acte irrflchi si jamais elle survivait.

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L'aube commenait poindre lorsqu'il sortit de l'hpital. Inspirant une bouffe d'air frais, il observa le ciel rougeoyant un long moment. Il mourait d'envie d'assister au lever du soleil, de sentir la chaleur d'un jour nouveau, d'couter le monde environnant s'veiller la vie, mais il n'osa pas s'attarder. Il avait pratiquement donn un demi-litre de son sang Kara Crawford, ce qui l'avait affaibli. Dans son tat, la lumire du soleil pouvait lui tre fatale. Il se hta de retourner chez lui.

02Kara mergea lentement des tnbres qui l'enveloppaient. Peu peu, elle prit conscience de voix autour d'elle : celle de Nana, qui priait avec ferveur; et celle de Gail qui la suppliait de revenir elle. Une voix d'homme s'exclama soudain d'un air tonn. Elle reprend connaissance ! Puis une voix de femme. C'est un miracle ! Mademoiselle Crawford ? Kara ? Vous m'entendez ? fit la voix de l'homme qui se pencha sur elle. Elle voulut parler, mais aucun son ne franchit ses lvres. Elle essaya de hocher la tte, mais elle ne pouvait bouger. Aussi cligna-t-elle des yeux en regardant l'homme en blouse blanche pench au-dessus d'elle. Kara ? Gail se glissa sous le bras du mdecin et prit la main de sa sur dans la sienne. Kara, tu es rveille ! G... Gail ?9

La petite fille hocha vigoureusement la tte. Je savais que tu ne m'abandonnerais pas. Je le savais ! Allons, Gail, pousse-toi, ordonna le mdecin. Sortant une lampe de poche de sa blouse, il examina les pupilles de Kara. Pouvez-vous me dire votre nom ? Kara Elizabeth Crawlord. Et savez-vous en quelle anne nous sommes ? 1996. Savez-vous o vous tes ? A l'hpital ? Le mdecin acquiesa. Puis il lui souleva la jambe droite, lui frotta la plante du pied et poussa un soupir de satisfaction en voyant ses orteils se rtracter. Nous allons bien entendu procder d'autres tests, dit-il en rabattant les couvertures, mais je pense qu'elle va se remettre. Dieu soit lou ! murmura Nana. Quand Kara se rveilla de nouveau, il faisait nuit et elle tait toute seule. Quatre jours, avait dit Nana. Elle tait reste quatre jours dans le coma. Elle s'tait souvent demand ce que devenait l'esprit d'une personne plonge dans le coma. Restait-il sagement l'intrieur du corps ou bien errait-il la surface de la terre comme une me en peine ? Kara eut beau faire un effort, elle ne se souvenait de rien, except... Elle se tourna vers la fentre et scruta les tnbres. Il lui semblait se souvenir d'un homme, grand, brun, sans ge, venu son chevet. Mais ce n'tait probablement qu'un rve d la fivre, un produit de son imagination. Aucun tre humain ne pouvait avoir un regard aussi sombre, aucun mortel n'tait capable de se dplacer avec autant de discrtion et de grce. Et puis il avait une voix tonnamment profonde, trs grave, comme remplie de souffrance. Une voix qui avait prononc son nom en lui donnant l'impression de communiquer avec son me. Si ce n'tait qu'un rve, elle tait prte le revivre chaque nuit.

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Reviens, chuchota-t-elle. Reviens, mon ange des tnbres.

Alexander se redressa brusquement en entendant une petite voix rsonner dans sa tte. Sa voix elle. Bien qu'il ne l'et jamais entendue, il la reconnut aussitt. Spontanment, ses lvres murmurrent son nom. Kara. Malgr lui, il se leva et sortit dans la nuit pour s'engager sur le sentier sinueux qui menait en ville. Toutes les cratures de la nuit firent silence sur son passage. Il tait comme une ombre parmi les ombres, avanant dans une obscurit plus profonde que la nuit. Il se retrouva sur le trottoir devant l'hpital, en train de regarder la fentre de la chambre de Kara. Elle l'avait appel, et l'attrait de cette faible voix avait t plus fort que sa volont de lui rsister. Il se dbarrassa de l'infirmire de service en utilisant la mme ruse que la veille. Il s'approcha du lit de Kara et regarda sa poitrine se soulever et s'abaisser au rythme de sa respiration. Ses joues avaient repris un peu de couleur. Ses lvres paraissaient plus pleines, plus douces, comme des ptales de rose trs ples. Ses longs cils taient sombres et fournis. Comme elle est belle ! songea-t-il. Et elle a l'air si fragile... Dlicatement, il effleura sa joue du bout du pouce. Elle esquissa un sourire et se tourna vers sa main, comme pour l'inviter la caresser encore. Alex retira sa main en jurant entre ses dents. Aussitt, elle se rveilla, et il se retrouva face deux yeux bleus rveurs. Ils se regardrent un long moment. Comment vous sentez-vous, mademoiselle Crawford ? demanda Alexander. Mieux. Elle plissa les yeux, s'efforant de distinguer son visage dans la pnombre. Vous tes un mdecin ?

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Il hsita une seconde avant de rpondre. Oui. Vous m'avez sauv la vie. On dirait. Kara frona les sourcils, regrettant de ne pas mieux le voir. Elle avait pourtant l'impression de le connatre. A prsent, mademoiselle Crawford, il faut vous reposer, dit-il en reculant. Son sang l'avait sauve. Il le savait avec autant de certitude qu'il savait que le soleil se lverait l'est. A ces mots, Kara fut envahie d'une soudaine inquitude. Attendez. Je voudrais savoir comment vous vous appelez... Puis elle sentit ses paupires s'alourdir et elle replongea dans un lourd sommeil. Kara dtourna la tte pendant que le Dr Peterson examinait les points de suture sur sa jambe. O est l'autre mdecin ? L'autre mdecin ? Oui, celui qui est pass me voir cette nuit. Comment s'appelle-t-il ? Je ne sais pas. Il tait grand, large d'paules, avec de longs cheveux noirs. II... il avait une voix trs grave. Il n'y a personne dans le service qui corresponde cette description, dit le Dr Peterson avec un sourire indulgent. Vous avez d rver. Non, ce n'tait pas un rve ! protesta Kara en se tournant vers Nana et Gail. Je l'ai vu. Je lui ai mme parl. Allons, allons, fit le mdecin en lui tapotant la main, ne vous nervez pas. Je ne m'nerve pas. Seulement... Kara se laissa retomber sur ses oreillers. Peut-tre avait-elle effectivement rv tout cela. Je repasserai vous voir demain...

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Le mdecin s'arrta sur le seuil en jetant un regard par-dessus son paule. Ne restez pas trop longtemps, madame Corley. Elle a besoin de repos. Compris, rpliqua Nana. Je ne l'ai pas invent, insista Kara ds que le mdecin fut sorti. Voyons, ma chrie, si le mdecin dit qu'il n'y a personne ici qui corresponde cette description, il a srement raison. Nana promena son regard bleu vif autour de la pice, enregistrant tous les dtails. Cette chambre est trs agrable, dcida-t-elle. Elle peut l'tre, au prix qu'elle cote, grommela Kara. Ils ont dit quand je pourrais rentrer la maison ? Pas avant plusieurs jours. Mais le Dr Peterson a dit que j'ai fait des progrs remarquables. En effet, tous les mdecins de l'hpital taient passs voir la miracule. Et c'est vrai, confirma Nana, mais le Dr Peterson veut le garder en observation encore un jour ou deux. Nana prit la main de Kara et la serra avec chaleur. Ma chre enfant, nous avons bien failli te perdre. Je sais... L'ide d'avoir frl la mort d'aussi prs avait quelque chose d'effrayant. Kara s'empressa de changer de sujet. Comment a va l'cole, Gail ? Tu as eu une bonne note ton contrle d'histoire ? Seize, rpondit la petite fille d'un air satisfait. Cheryl a eu dix, et Stphanie cinq. Il n'y a pas de quoi triompher comme a, railla sa sur. Nous devrions partir, dit Nana en se levant. Tu vas te fatiguer. Mais je me sens trs bien ! Le docteur a dit qu'il fallait que tu te reposes. Alors, fais ce qu'il te dit. Nana embrassa Kara sur la joue.

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C'est un miracle, murmura-t-elle en retenant une larme. Un vrai miracle. Veux-tu que je t'apporte quelque chose, demain ? Un livre, peut-tre ? Kara hocha la tte. Oui, c'est une bonne ide. Et aussi du lait la fraise ? Nana sourit. a, c'est la preuve que tu vas mieux. Viens, Gail, allons-y. Je te rejoins dans une minute, dit l'enfant. Il faut que je dise quelque chose Kara. D'accord, mais dpche-toi. Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Kara en souriant. Tu as un secret me dire ? Gail hocha la tte et referma la porte. Cet homme qui est venu te rendre visite cette nuit... il ressemble celui que je suis alle voir. Quel homme ? fit Kara en regardant sa petite sur d'un air inquiet. Tu vas te moquer de moi. Raconte quand mme. Je suis alle l'ancienne maison des Kendall. La maison des Kendall ! Mais tu as perdu la tte ? Pour quelle raison es-tu alle l-bas ? Eh bien, tout le monde dit qu'un vampire habite dans cette maison et... Un vampire ? Oh, Gail... J'ai pens que s'il y avait vraiment un vampire, et qu'il venait le mordre, tu gurirais et tu deviendrais ternelle. Kara secoua lentement la tte. Gail, les vampires n'existent pas. Pas plus que les loups-garous, les monstres marins, les cratures venues de l'espace ou les sirnes. La petite fille croisa les bras en prenant un air- but. Si, a existe ! Kara poussa un soupir. Elles avaient eu cette conversation d'innombrables fois.

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Es-tu en train de me dire que l'homme brun est un vampire et qu'il est venu ici pour me mordre ? Gail approuva de la tte. Alors, il a d changer d'avis. Car je ne me sens pas assoiffe de sang et je n'ai aucune trace de morsure dans le cou. Sans compter qu'il fait grand jour et que je suis compltement rveille. Kara prit les mains de sa petite sur entre les siennes. Ce qui m'a sauve, ce sont tes prires. Les tiennes et celles de Nana. Tu ferais mieux de t'en aller. Nana t'attend. On se reverra demain, d'accord ? D'accord. Kara ne put s'empcher d'esquisser un sourire en regardant sa petite sur sortir de la chambre. Des vampires, il ne manquait plus que a ! En soupirant, Kara ferma les yeux. Il tait effectivement possible qu'elle ait rv de ce mystrieux inconnu venu la voir au beau milieu de la nuit. Toutefois, elle n'en tait pas convaincue du tout. Alexander arrta de taper et ses doigts se figrent sur le clavier de l'ordinateur. Elle pensait lui. Il entendait ses penses, aussi clairement et distinctement que si elle avait t en face de lui en train de lui parler. Elle tait trouble, se demandant s'il existait rellement ou s'il n'tait qu'un vague fantme surgi des profondeurs de son inconscient. Au fur et mesure que la nuit avanait, il ressentit la solitude qu'elle prouvait et l'entendit l'appeler en pleurant en silence. Incapable de rsister plus longtemps, il sortit de la maison pour ne faire plus qu'un avec la nuit. Ses vtements noirs se fondirent dans l'obscurit lorsqu'il s'engagea d'un pas souple et silencieux sur le sentier qui menait la ville. L'hpital apparut devant lui, masse impressionnante de blancheur dans la nuit noire. Pour une fois, l'infirmire de garde n'tait pas son poste. A pas de loup, il suivit le couloir jusqu' la chambre de Kara. Quelques secondes plus tard, il se tenait debout prs de son lit.

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Ce soir, elle semblait aller beaucoup mieux. On lui avait retir la plupart des perfusions; elle avait repris des couleurs et sa respiration tait plus paisible. Ses cheveux, frachement lavs, taient parpills sur l'oreiller comme un soleil flamboyant et soyeux. Dsormais, elle tait une partie de lui, et il tait une partie d'elle. En mlant son sang au sien, il avait cr entre eux un lien sacr que rien ni personne ne pourrait dfaire. Les penses de la jeune femme taient aussi claires pour lui que les siennes. Elle avait besoin d'tre rassure, console, et il lui tait impossible de l'ignorer. Alex se crispa en ralisant qu'elle ne dormait plus, mais qu'elle le fixait intensment de ses yeux bleu vif. Qui tes-vous ? Sa voix tremblait de peur. Un donneur de sang, rpondit-il. J'ai entendu dire que vous alliez mieux, mais je voulais m'en rendre compte par moi-mme. Mais... je croyais que... vous m'avez dit hier soir... Hier soir ? Vous n'tes pas venu hier soir ? Alexander secoua la tte, incapable de profrer haute voix un mensonge. Kara frona les sourcils. Alors, j'ai rv. C'est probable. Bonne nuit, mademoiselle Crawford. Dormez bien. Votre nom... Dites-moi votre nom. Alexander Claybourne, fit-il en inclinant la tte. A prsent, je dois partir. Restez, je vous en prie. Je... j'ai peur. Peur ? Mais de quoi ? Il y avait des sicles qu'il n'avait peur de rien, part qu'on dcouvre qui il tait. D'tre toute seule, sourit-elle en se moquant d'elle-mme. Et de l'obscurit. Bien qu'il n'y et cela aucune raison logique, tre dans le noir l'avait toujours angoisse.

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L'obscurit ne peut pas vous faire de mal, mademoiselle Crawford, dit-il calmement. Je sais... Rationnellement, elle le savait, ce qui ne l'empchait pas d'avoir peur. Je vous en prie, restez avec moi. Quand vous tes l, je n'ai plus aussi peur. Petite folle, songea-t-il. Tu as peur de l'obscurit, mais pas de l'inconnu qui se cache dans l'ombre. Voulez-vous que j'allume la lampe ? Non. Le noir ne m'effraie pas quand vous tes l. Il y avait une certaine excitation rester dans la pnombre avec cet homme, un parfait inconnu. Vous n'tes pas fatigue ? Non. Je n'ai rien fait d'autre depuis deux jours que dormir. Trs bien. Il esquissa un vague sourire. Si vous me parliez un peu de vous ? Il n'y a pas grand-chose dire. S'il vous plat, dit-il en s'asseyant sur la chaise ct du lit et en prenant soin de rester dissimul dans l'ombre. Que voulez-vous savoir ? Tout. Kara rit. Eh bien, je suis ne Denver. J'avais onze ans quand ma sur, Gail, est ne. Et quelques mois plus tard, mes parents ont divorc. Elle haussa les paules. Mme aprs tant d'annes, ce souvenir lui tait encore douloureux. Et bien qu'elle st n'avoir rien se reprocher, elle s'tait toujours demand si ce divorce n'avait pas t sa faute d'une manire ou d'une autre. Je suppose qu'ils ont cru qu'un nouveau bb sauverait leur mariage, reprit-elle, mais a n'a pas march. Ma mre nous a amenes ici et nous nous sommes installes chez Nana, ma grandmre. Quand j'ai eu quatorze ans, ma mre est partie avec un routier et nous n'avons plus jamais entendu parler d'elle. Nana a dcid que

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Gail et moi resterions chez elle. Steve, mon frre an, venait d'entrer l'universit quand nos parents se sont spars. Nana nous a servi la fois de pre et de mre. J'ai termin mes tudes, et maintenant, je suis consultante chez Arias. Elle haussa les paules. Voil, c'est tout. Arias ? Qui est-ce ? Ou qu'est-ce que c'est ? Arias Interiors. C'est une entreprise de dcoration intrieure. Je vois. Et vous, qu'est-ce que vous faites ? Ce que je fais ? Ah, vous voulez dire comme mtier ? J'cris. Des livres ? Alexander acquiesa. Et quel genre de choses crivez-vous ? Des histoires d'horreur, principalement. Comme Stephen King ? Plus ou moins. Kara frona les sourcils. Vous avez dj publi ? Quelques petites choses. J'cris sous le pseudonyme de A. Lucard. A. Lucard! Ses livres figuraient rgulirement sur la liste des bestsellers du New York Times. Personnellement, Kara n'apprciait pas les histoires d'horreur. C'tait seulement par curiosit qu'elle avait lu un de ses livres. Elle n'avait pas ferm l'il de la nuit. J'ai lu un de vos livres, dit-elle avec candeur. a m'a valu de faire les pires cauchemars de ma vie. Toutes mes excuses. Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Plus ou moins sur la mme chose, j'en ai peur. Ma petite sur adorerait lire vos livres, mais Nana ne veut pas. Vraiment ? Je ne pense pas que mes livres intresseraient votre sur. Vous plaisantez ? Elle est folle de monstres ! Et vous ? Que pensez-vous des... monstres ?

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Je n'y crois pas. Alors, j'espre que vous n'en rencontrerez jamais. Alex jeta un coup d'il vers la fentre. Il sentait l'aube approcher. Il faut que je m'en aille. Merci d'tre rest avec moi, monsieur Claybourne. Alexander. Elle distinguait un peu mieux sa longue silhouette carre qui se dtachait sur le mur vert ple. Il portait un jean et un pull noirs. Elle aurait voulu voir son visage, la couleur de ses yeux, la forme de sa bouche. Il avait en outre un lger accent qu'elle n'arrivait pas situer. Vous reviendrez demain ? Je ne sais pas. J'aimerais bien, fit-elle avec une moue boudeuse, mcontente de qumander une faveur, mais ne pouvant s'en empcher. Pourriezvous m'apporter un de vos livres ? Bien entendu, mais je croyais que vous n'aimiez pas les histoires horribles. C'est vrai, mais maintenant que je vous connais... eh bien, j'aimerais faire une nouvelle tentative. Alors, je vous en donnerai un. Bonne nuit, Kara. Bonne nuit. Elle regarda la porte se refermer sur lui et, de faon inexplicable, regretta qu'il ne l'ait pas embrasse au moment de lui dire au revoir. Alexander erra dans les rues obscures, conscient que le lever du jour approchait et qu'il devait rentrer avant qu'il ne soit trop tard. Il marcha travers la ville, en proie un terrible sentiment de solitude. II mourait d'envie de partager sa vie avec une femme, mais n'osait prendre le risque de rvler la vrit sur ce qu'il tait. Il sentit la chaleur du soleil dans son dos. Bientt, les rues se rempliraient de gens qui vivaient et travaillaient, aimaient et riaient, de gens pour qui le monde, avec tout ce qui existait, allait de soi. Alexander rentra chez lui en courant, press de retrouver la scurit de sa maison aux volets clos.

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En se rveillant, sa premire pense fut pour Kara. Il essaya de la chasser de son esprit, dtermin oublier la jeune femme aux cheveux roux et aux yeux bleus rveurs. Compare lui, elle n'tait qu'une enfant, qui avait toute la vie devant elle. Elle tait faite pour la lumire et n'avait nullement besoin d'un homme pas comme les autres qui l'obscurit collait la peau comme un suaire. Il arpenta nerveusement les pices vides de la maison. Finalement, il sortit pour se fondre dans la nuit. Il commena courir, d'un pas agile et lger, et parcourut ainsi des kilomtres, ses pieds foulant peine le sol. Mais il eut beau courir, il ne pouvait fuir les dsirs de son propre cur. Aussi retourna-t-il chez lui, le temps de se changer et d'envelopper un de ses livres. Puis, certain de commettre une erreur, il se mit en route. Alexander ferma les yeux en pensant de toutes ses forces Kara. Sa sur et sa grand-mre taient venues lui rendre visite dans l'aprsmidi, mais elles taient reparties, et elle tait de nouveau toute seule. Extrmement seule. Et elle pensait lui. J'arrive, Kara. Peu aprs, il tait l'hpital, dans sa chambre. Son sourire de bienvenue, sincre et chaleureux, remplit son cur et son me de lumire. Bonsoir, Kara. Bonsoir. Vous avez l'air en forme. Je me sens nettement mieux. Il sortit un paquet envelopp dans du papier blanc de la poche de son manteau. J'espre que vous ne ferez pas trop de cauchemars. Vous y avez pens ! Merci. Kara dchira le papier et examina la couverture. On y voyait un homme aux cheveux de jais pench sur le cou dlicat d'une femme; la lumire de la pleine lune scintillait derrire ses crocs. La faim, lut-elle tout haut. a a l'air horrible. Moins que certains autres de mes romans.

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Vous pourriez me le ddicacer ? Volontiers. Il crivit quelque chose sur la premire page, puis referma le livre et le lui rendit. Vous ne devriez peut-tre pas le lire la nuit. a fait peur ? Il parat que mes histoires sont sombres et mon style lourd. Elle frona les sourcils. Que vos histoires soient sombres c'est certain, mais je n'ai pas trouv que votre style tait lourd. En fait, le livre que j'ai lu tait trs bon. Je veux dire, il tait cens faire peur, et c'est l'effet qu'il m'a fait. Lequel avez-vous lu ? La Jeune Fille et le Dment. C'est un de mes tout premiers. Je pense que vous trouverez, celui-ci beaucoup moins grotesque. La couverture est trs diffrente de celui que je connais. Alexander hocha la tte. A vrai dire, c'est plutt une histoire d'amour. Ah oui ? Il haussa les paules. Une pure aberration, je vous assure. Mais l'intrigue de mon prochain roman est suffisamment remplie de crimes et d'horreur pour satisfaire mes lecteurs les plus assoiffs de sang. Vous ne m'en voudrez pas si je ne l'achte pas ? Pas du tout. Kara le regarda dans les yeux et oublia tout le reste. Comme tout le monde, elle avait entendu parler de coup de foudre. Mais elle n'y croyait pas. Elle avait rencontr des hommes sduisants et avait t attire par eux, mais rien de comparable avec ce qu'elle ressentait en cet instant. prouvait-il la mme chose ? Kara n'avait jamais compris comment une femme pouvait tout laisser tomber pour l'amour d'un homme, mais elle eut soudain la certitude inbranlable que si Alexander lui demandait de le suivre l'autre bout du monde, elle accepterait sans rflchir une seconde. Ce qui tait assez dconcertant, et quelque peu inquitant.

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Elle dut faire un effort pour dtourner son regard. Combien de temps mettez-vous pour crire un livre ? Pas trs longtemps. Trois mois, parfois quatre. Et il y a longtemps que vous crivez ? Une douzaine d'annes. Alexander lui sourit, comme s'il savait qu'elle lui posait toutes ces questions de crainte de laisser un silence gnant s'installer entre eux. Assez parl de moi. Vous allez bientt pouvoir rentrer chez, vous ? Pas avant quelques jours. Et je ne pourrai pas reprendre mon travail tout de suite. Il faut que je parte. Vous devez vous reposer. C'est ce que tout le monde me dit. Alors, ce doit tre vrai. A regret, Alexander se leva. Elle lui faisait penser un rayon de lumire et la nuit dans laquelle il vivait lui paratrait encore plus noire quand il l'aurait quitte, il le savait. Et pourtant, il lui fallait s'en aller. Bonne nuit, Kara. Bonne nuit, Alexander. Merci pour le livre. Avant de sortir de la chambre, il lui sourit. Il ne devait plus la revoir. Kara fixa la porte un instant avant d'ouvrir le livre la page o il avait crit sa ddicace. A Kara Puisse votre confiance vous prserver des monstres de l'univers. Il y avait ensuite sa signature, trace d'une plume ferme : Alexander J. Claybourne. Et juste en dessous : A. Lucard. Elle ne sut comment lui vint l'ide de lire son pseudonyme l'envers, mais quand elle le fit, un frisson la parcourut. Dracula! C'tait en effet un nom idal pour le genre de livres qu'crivait Alexander Claybourne.

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03Il ne la reverrait plus. Ce fut la promesse qu'il se fit en se rveillant le soir suivant. Une heure passa. Puis deux. Incapable de rsister plus longtemps l'envie de la revoir encore une fois, Alexander prit une douche, enfila un pantalon noir et un pull gris fonc, puis sortit de chez lui. Il s'arrta chez un fleuriste pour acheter un norme bouquet de roses : des jaunes, parce que Kara lui faisait penser un soleil, des roses, qui lui rappelaient la couleur de ses lvres, des blanches, symbole de l'innocence. Et enfin, une rose rouge. Sept heures venaient juste de sonner quand il arriva l'hpital. Il suivit le couloir jusqu' sa chambre, accabl par l'odeur de maladie et de mort qui imprgnait les lieux. Lorsqu'il passa devant le service de soins intensifs, il eut l'impression de voir les esprits des malades agonisants flotter au-dessus de leurs corps allongs, tendant vers lui leurs bras fantomatiques, comme pour l'implorer en silence de leur donner ce que lui seul pouvait leur offrir. Bien sr, ce n'tait que le fruit de son imagination. Mal l'aise, il avana le long du couloir tel un aveugle. Il n'aurait jamais d venir ici. Il se retrouva devant la chambre de Kara et ouvrit la porte. Aussitt, elle lui sourit, son regard bleu, si lumineux, se posa sur lui et ses joues rosirent lgrement. J'esprais que vous passeriez, dit-elle avec un plaisir vident. Alex lui rendit son sourire en lui tendant le bouquet. Merci. Elles sont belles, murmura Kara. Pas autant que vous. Kara se sentit rougir. Vous me flattez. Pas du tout.

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Il y a un vase dans l'armoire. Vous voulez bien les mettre dans l'eau ? Il ouvrit l'armoire, prit le vase qu'il remplit d'eau, puis y mit les fleurs et le posa sur la table de chevet. Alors, fit-il en s'asseyant dans le fauteuil en plastique vert, comment vous sentez-vous, ce soir ? Beaucoup mieux. Le Dr Peterson trouve que je me rtablis trs vite. Il m'a dit que je pouvais rentrer chez moi ds demain. Voil une bonne nouvelle. Kara acquiesa. Mon frre m'a appele aujourd'hui. Il est en Amrique du Sud. Que fait-il l-bas ? Il construit des ponts. Il y a longtemps qu'il y est ? Environ un an. a lui plat normment. Mais je ne sais pas trs bien si c'est le pays qu'il aime ou la belle Bolivienne qu'il y a rencontre. Vous avez des frres et surs ? Non. J'ai aussi une sur, Gail. Mais vous la connaissez, je crois ? remarqua Kara en riant. Elle m'a dit qu'elle tait venue vous rendre visite. Oui, rpondit-il dans un sourire. Elle tait la recherche d'un vampire. Elle a d tre due de ne pas en trouver ! Alexander hocha la tte. Elle est trs courageuse de se lancer la chasse au vampire en pleine nuit. Elle est obsde par tout ce qui a un rapport avec le paranormal, expliqua Kara en secouant la tte. Quand elle sera grande, elle veut devenir chasseur de vampires. Ce n'est pas un mtier courant, notre poque. Je dirais mme n'importe quelle poque, puisque les vampires n'existent pas. Alex haussa les paules.

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Les habitants de certaines rgions ne seraient pas du tout d'accord avec vous. Vous plaisantez ? Mais non. Il y a seulement un sicle que l'Angleterre a dclar illgale la pratique qui consistait enfoncer un pieu dans le cur des suicids pour s'assurer qu'ils ne se transformaient pas en vampires. Vous semblez avoir tudi le sujet fond. Mais n'est-ce pas normal, puisque vous crivez ce propos ? Oui. Autrefois, les gens avaient remarqu que quand un homme bless, ou une bte, perdait beaucoup de sang, il s'affaiblissait. Ils croyaient donc que le sang tait la source de la vitalit, au point qu'ils s'en barbouillaient le corps et quelquefois, mme, en buvaient. Il s'arrta une seconde en imaginant le got chaud et mtallique sur sa langue. On a retrouv des documents sur le vampirisme Babylone, Rome, en Grce, en gypte, en Chine, en Hongrie... Dans la Grce antique, les gens croyaient aux lamia, des femmes-dmons entranant les jeunes gens dans la mort afin de boire leur sang. Kara frissonna. Elle n'avait jamais cru de telles absurdits, mais Alexander en parlait avec conviction, comme s'il pensait rellement que de telles cratures existaient. Sans doute devait-il y croire un peu pour crire des histoires aussi convaincantes. Elle jeta un coup d'il sur le livre qu'il lui avait apport la veille. Alexander suivt son regard. Je n'ose pas vous demander si vous l'avez lu. J'en ai lu la moiti, rpliqua Kara. Elle avait pass une grande partie de la journe lire. Et une fois le roman commenc, elle avait t incapable de le lcher. C'tait un livre sombre, et pourtant elle avait t touche par l'amour qu'prouvait le vampire pour une femme mortelle. Votre verdict? Je comprends pourquoi il a t un best-seller. Aprs avoir lu l'autre, je ne pensais pas que a me plairait. Mais cette histoire... Elle frona les sourcils.

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Ce vampire a l'air si vrai, si tragique. .Te ne peux pas m'empcher de le plaindre. Alexander hocha la tte, satisfait d'entendre qu'elle avait peru l'humanit de son hros. Ce roman est trs diffrent de ceux que vous crivez d'habitude, non ? Assez. Il finit bien ? Vous voulez vraiment que je vous le dise ? Kara secoua la tte. Non. Pourtant, j'avoue que j'ai t tente de lire la fin. Comment pensez-vous que a devrait finir ? Bien. Il y a assez de malheurs comme a dans le monde. Alex acquiesa en silence. Plus que vous ne pouvez l'imaginer... Pendant un instant, il se concentra sur ses propres penses, et se leva en sentant la sur et la grand-mre de Kara approcher. Il se tourna vers la porte lorsqu'elles entrrent dans la chambre. Ds qu'elles l'aperurent, toutes deux se figrent sur place. Alexander sourit malicieusement en voyant Gail le dvisager. Il n'tait pas ncessaire d'tre devin pour lire dans ses penses. Elle se demandait ce qu'il faisait ici, et ce que sa grand-mre dirait si elle apprenait qu'elle tait alle le voir toute seule, si tard dans la nuit. Il fit un clin d'il la petite fille, esprant la mettre l'aise, tandis que Kara faisait les prsentations. Il serra la main de la grand-mre, puis sourit Gail, qui eut l'air soulage en constatant que ni lui ni sa sur n'avaient rvl son secret. Il resta encore quelques minutes, conscient de la curiosit de la vieille dame. La grand-mre de Kara, Lena, tait trop polie pour oser le dvisager ou lui poser des questions indiscrtes, mais il sentit son regard se poser furtivement sur lui et comprit qu'elle se demandait o sa petite-fille l'avait rencontr et pourquoi il tait l. Ds qu'il le put, Alexander souhaita bonne nuit Kara et prit cong. Il ne lui arrivait pas souvent de se laisser piger dans un espace aussi petit en compagnie de mortels, car il avait trop douloureusement

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conscience des diffrences qui le sparaient des humains, de leurs faiblesses et de leurs vulnrabilits. Une fois dehors, il respira profondment l'air de la nuit. En repensant Kara, il maudit l'obscure solitude qui emplissait son me. Ds qu'il fut parti, Nana reporta toute son attention sur Kara. Qui est cet homme ? Tu veux dire M. Claybourne ? videmment, rtorqua Nana. Que fait-il ? O l'as-tu rencontr ? Depuis combien de temps le connais-tu ? Franchement, tu me fais penser un inspecteur de police ! s'exclama Kara en riant. Et quoi... Et o... Et quand ? Ne sois pas insolente, Kara Elizabeth Crawford. Kara soupira. Chaque fois que Nana lui parlait sur ce ton, elle se sentait redevenir une enfant. J'ai fait sa connaissance il y a deux jours peine. Il tait venu donner son sang, et il est pass voir comment j'allais. Elle montra le livre pos sur la table de chevet. C'est un crivain. Gail saisit le livre pour lire le titre. A. Lucard ! C'est vraiment A. Lucard ? Kara hocha la tte. Je n'arrive pas y croire ! C'est pourtant la vrit. Est-ce que ses livres font aussi peur qu'on le dit ? Je pourrai lire celui-ci, quand tu l'auras fini ? Oui, ses livres font peur et, non, tu ne pourras pas le lire. Mais pourquoi ? Parce que tu es trop jeune. Je ne suis pas trop jeune. Si, tu es trop jeune. a suffit, les filles ! Gail, si tu allais me chercher une tasse de caf ? Tu as vraiment envie d'un caf ? Ou cherches-tu simplement te dbarrasser de moi ?

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Fais ce que je te demande, et ne discute pas. Bon, d'accord, maugra Gail. Kara respira un grand coup pour affronter sa grand-mre. Et maintenant, ma chre, explique-moi ce qu'il y a cuite toi et M. Claybourne. Nana, pour l'amour du ciel ! Que veux-tu donc qu'il y ait ? Si je le savais, je ne te poserais pas la question. Il n'y a rien. Je viens peine de le rencontrer ! Kara secoua la tte d'un air agac. Elle adorait sa grand-mre, mais par moments, les ides vieillottes de Nana sur ce qui se faisait et sur ce qui ne se faisait pas l'agaaient beaucoup. Je suis l'hpital ! Ce n'est vraiment pas l'endroit idal pour une histoire d'amour si, toutefois, je voulais en avoir une. Kara ! Excuse-moi. C'est tellement bizarre... qu'il soit venu ici. Qu'est-ce qui est bizarre ? voulut savoir Gail. Elle tendit une tasse en carton remplie de caf sa grand-mre. Rien. Nana s'assit pour boire son caf et couta Gail raconter sa journe d'cole. Quelques minutes plus tard, la sonnerie annonant la fin des visites retentit dans tout l'hpital. C'est toujours demain que tu rentres la maison ? demanda Gail. Oui. La petite fille se tourna vers sa grand-mre. Je pourrais venir chercher Kara avec toi ? Non, tu seras l'cole. Je peux bien manquer une journe. Pas question. Dis bonne nuit Kara. Il faut qu'on s'en aille. Gail embrassa sa sur. Je n'ai jamais le droit de rien faire, se plaignit-elle. Ds que j'irai mieux, nous irons faire des courses toutes les deux. Promis ?

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Promis. Bonne nuit, Kara, dit Nana. Je serai l demain vers dix heures. Bonne nuit, Nana. Kara se laissa retomber sur ses oreillers. Maintenant qu'elle y repensait, elle trouvait trange qu'Alexander Claybourne soit venu la voir. Elle-mme avait plusieurs fois donn son sang la Croix-Rouge, mais elle n'avait jamais eu la curiosit de voir celui ou celle qui on l'avait donn. Peut-tre tait-il tout simplement plus curieux qu'elle. A moins que ce ne soit pour quelque autre sinistre motif... Kara secoua la tte. Elle n'tait pas de nature mfiante. Nana disait mme souvent qu'elle tait trop crdule et, sans doute, tait-ce vrai. Nanmoins, elle prfrait voir le bon ct des gens. Elle savait que le mal existait en ce monde, mais elle ne voyait pas l'intrt de s'y appesantir : le journal tlvis s'en chargeait bien assez ! Aprs tout, le bien existait aussi. Alexander Claybourne l'avait prouv. Il avait fait don de son sang une inconnue et tait ensuite venu voir comment elle allait. Son regard se posa sur le bouquet de fleurs qu'il lui avait apport et elle resta songeuse. Comment avait-il su qui on avait donn son sang ? Ce genre d'information n'tait-elle pas confidentielle ? Kara retira la rose rouge du vase pour en respirer le parfum. Quoi qu'il en soit, il tait l'homme le plus gnreux qu'elle ait jamais rencontr. Ces fleurs avaient d lui coter une petite fortune. Des roses ! Et il y en avait au moins trois douzaines, superbes et toutes en bouton. Elles taient vraiment trs belles, songea-t-elle. N'avait-il pas ajout qu'elles ne l'taient pas autant qu'elle. C'tait un des plus beaux compliments qu'elle et jamais entendu. Un sourire au coin des lvres, Kara prit son livre, impatiente de dcouvrir comment l'histoire d'amour entre le vampire et la femme mortelle se terminait.

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04Kara en eut vite assez de rester la maison. Elle avait l'habitude d'tre active. En tant que consultante, elle se rendait frquemment dans des villes voisines afin de conseiller de grandes entreprises sur la manire de redcorer leurs bureaux. Elle revenait justement d'un rendez-vous de travail quand elle avait eu son accident. Elle roulait sur l'autoroute en coutant de la musique; et elle s'tait retrouve l'hpital, enveloppe de bandages, sans avoir le moindre souvenir de ce qui s'tait pass. Elle avait de la chance d'tre encore en vie. Elle zappa sur diffrentes chanes de tlvision, mais il n'y avait que des feuilletons ou des talk-shows sans aucun intrt. Elle teignit le poste et prit le dernier roman d'Alexander qu'elle avait demand Nana de lui acheter. Contrairement La Faim, qui racontait une belle histoire d'amour et qui, sa grande joie, finissait bien, Le Prince des tnbres tait un vrai roman d'horreur. L'histoire tait effrayante et, pourtant, lorsqu'elle essayait de l'analyser, elle n'arrivait pas trouver exactement ce qui la rendait si terrible. Il n'y avait l rien d'pouvantable, rien de sanglant. Peut-tre tait-ce simplement d au fait que toute l'histoire paraissait vridique et plausible. Kara posa le roman quand Gail rentra de l'cole. Salut, p'tit chou, ta journe s'est bien passe? Pas trop mal. J'ai eu quinze en math. C'est bien. Nana a fait des biscuits ce matin. Tu veux bien aller m'en chercher, avec un verre de lait? D'accord. Gail jeta son pull et ses livres sur une chaise avant de filer dans la cuisine. Elle en revint quelques instants plus tard avec deux grands verres de lait et une assiette de biscuits. O est Nana ? Elle est alle jouer la canasta chez Mme Zimmermann.30

Oh, fit Gail en s'asseyant un bout du canap, comment est ton livre ? Trs bon. C'est un crivain bourr de talent. Pourquoi crois-tu que les gens disent qu'un vampire habite dans cette maison ? a devrait tre vident, mme pour une gamine comme loi, rpliqua Kara avec un sourire. Il passe son temps crire des histoires de vampires et de loups-garous. Tu sais, quand je suis alle dans sa maison, il y faisait vraiment trs noir. Tu n'es pas rentre dedans ? Non. Mais j'ai vaguement aperu l'intrieur, rpliqua Gail en grignotant un biscuit d'un air songeur. Et il n'y avait aucune lumire. Peut-tre tait-il dj couch. Il n'tait pas si tard que a. Certaines personnes se couchent trs tt, tu sais. C'est possible. Tout de mme, c'est bizarre. Qu'est-ce qui est bizarre ? Eh bien, je suis souvent alle l-bas avec Stphanie et Cheryl, et nous n'avons jamais vu personne. Et alors ? Peut-tre qu'il se lve tard et qu'il crit la nuit. Tous les vampires dorment pendant la journe. Oh, je t'en prie, Gail! Arrte de t'imaginer que chaque inconnu que tu croises est un vampire ou un loup-garou ! a va, a va... Tu veux le dernier biscuit ? Non, mange-le. Gail engouffra le dernier biscuit, puis se leva. Je vais passer un moment chez Cindy. Tu as besoin de quelque chose, avant que je m'en aille ? Non, je te remercie. Ne rentre pas trop tard. Promis. A tout l'heure. Au revoir. Kara regarda par la fentre. C'tait un bel aprs-midi, clair et ensoleill, un jour idal pour aller faire une longue promenade au parc. Dire qu'elle tait oblige de rester allonge sur un canap, la

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jambe surleve par un coussin. Et elle avait beau adorer sa grandmre, il lui tardait de retrouver son propre appartement. Nana avait fait toute une histoire quand Kara avait dcid de dmnager, mais elle avait besoin de se sentir indpendante, d'avoir un chez-soi, mme si son appartement ne se trouvait qu' un kilomtre peine de la maison de sa grand-mre. Elle se demanda ce qu'Alexander Claybourne tait en train de faire, si elle le revenait et s'il pensait elle aussi souvent qu'elle pensait lui. Alexander errait dans les bois situs derrire sa maison, luttant dsesprment contre son envie de revoir Kara. Il y avait maintenant six semaines qu'il ne l'avait pas vue. Six interminables semaines... Mais cette attente avait t bnfique son travail. Tourment par le dsir qu'il avait d'elle, il avait pass de longues heures devant son ordinateur dverser toute sa frustration dans ce qu'il crivait. Les mots lui venaient facilement. Des mots rageurs, qui jaillissaient telle de la lave et enflammaient les pages. Comme si la solitude et la colre accumules depuis deux cents ans lui chappaient, libres par son dsir pour une femme mortelle aux cheveux flamboyants comme le feu et aux yeux aussi bleus qu'un ciel d't. Il n'avait dsormais aucune peine sympathiser avec son vampire, songea-t-il avec tristesse. Mais ce soir, il ne pensait nullement au roman qu'il tait en train d'crire. Ne faisant qu'un avec la nuit, il se dplaait travers la fort, sans faire de bruit. Il huma l'odeur d'un sconse, d'un feuillage en dcomposition et la puanteur d'un cadavre d'animal. Il entendit la course affole des cratures nocturnes qui hantaient l'obscurit, les battements d'ailes et le cri d'agonie d'une bte de proie qui n'avait pu chapper son prdateur. Arriv au sommet de la colline, il s'arrta pour scruter les tnbres en cherchant Kara. Il savait o habitait sa grand-mre. Il tait pass devant la petite maison de brique rouge chaque nuit depuis six semaines, en proie un profond tourment. L, envelopp du manteau de la nuit, il avait, cout la voix de Kara, respir son parfum, lu dans ses penses.

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La prendre et t si facile... La faire sienne... A prsent, ils taient lis par le mme sang. A tout jamais. Alexander ferma les yeux. Il lui suffirait d'attendre qu'elle soit toute seule, de la sduire d'un regard et de l'emmener chez lui. Il passerait des heures lui faire l'amour, puis il effacerait tout de sa mmoire... Laissant chapper un juron, il se remit courir dans la nuit, pour fuir sa peau douce et bronze, ses yeux d'azur et ses lvres couleur de roses d't. Loin de la trs ancienne maldiction qui hantait son me. Il ne pouvait cependant fuir le souvenir de son sourire, ni celui de la douceur voluptueuse de sa voix. De retour chez lui, il se laissa tomber sur la chaise devant son ordinateur, surpris de se sentir brusquement oblig d'crire sa propre histoire plutt que la fiction laquelle il travaillait. Au cours de ses longs sicles d'existence, une fois rsign son sort, il s'tait toujours refus remuer le pass. Agir autrement et t impensable. C'tait la seule faon de rester sain d'esprit. De toute manire, il n'y avait aucun moyen de revenir en arrire, et il et t vain de se lamenter sur ce qu'il avait tout jamais perdu. Pendant une courte priode de sa vie, il avait pleur sa femme et sa fille, regrett son ancienne vie, puis il avait chass tous ses souvenirs, refusant de s'abandonner la douleur et au chagrin. Alors, pourquoi maintenant ? se demanda-t-il. La rponse tait la fois simple et complexe. C'tait cause de Kara. Quelque chose en elle lui rappelait AnnaMara, lui faisait regretter sa vie d'antan, lorsqu'il tait un homme mortel. Comme chaque fois qu'il tait troubl, il chercha refuge dans le roman qu'il tait en train d'crire. Il alluma l'ordinateur. Il regarda un instant l'cran vide d'un bleu lumineux, puis ouvrit le document qu'il voulait et commena lire.

LE SOMBRE CADEAU

Chapitre 1

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Je suis n dans un petit village de Roumanie, le dernier de sept fils. Selon une vieille lgende, le septime fils d'un septime fils tait destin devenir un vampire. tant enfant, cette histoire me terrifiait. Les vampires vivaient dans l'obscurit et buvaient le sang des tres vivants. La seule ide de boire du sang me rendait malade, mais c'tait le fait d'tre condamn vivre dans les tnbres qui m'effrayait le plus, car j'avais une peur terrible de l'obscurit. Aussi loin que je m'en souvienne, mes rves ont t hants par d'indicibles terreurs. J'ai suppli de nombreuses fois ma mre de me dire que toute cette lgende n'tait pas vraie, et que je ne me transformerais pas en vampire en grandissant. De nombreuses fois, elle m'a tenu dans ses bras en m'assurant que ce n'tait que des histoires de vieilles femmes. Pourquoi n'ai-je jamais vu briller l'clat de la vrit dans son regard ? En grandissant, mes rves se firent, de plus en plus intenses. La terreur qui me hantait cessa, d'tre sans nom et sans visage. Elle prit les traits d'une femme, une femme au teint olivtre et aux cheveux noirs comme du charbon. Aux yeux d'ambre aussi brlants que les feux de l'enfer. A l'ge de vingt-deux ans, je tombai amoureux de la fille du forgeron. Un an plus tard, nous tions maris, et pendant les cinq annes qui suivirent, je n'ai connu que le bonheur. Mais AnnaMara tait parfois triste car elle ne parvenait pas tre enceinte, mais moi, qui tais un peu goste, a m'tait gal. Je ne voulais rien d'autre quAnnaMara. Mes cauchemars avaient cess depuis longtemps. Et ma peur du noir s'tait envole dans les douces treintes de ma femme. C'est alors que, une nuit o nous tions enlacs dans les bras l'un de l'autre, elle m'a annonc qu'elle portait notre enfant. A cet instant, je sus ce qu'tait la vraie joie. La vie tait belle, le bb poussait dans le ventre de ma bien-aime et notre amour devenait plus fort et plus profond chaque jour. Notre fille naquit par un beau matin ensoleill, au dbut du printemps. Elle mourut le lendemain, l'aube, et sa mre avec elle. Le bb tait arriv avant terme; et AnnaMara avait succomb la

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fivre puerprale. Je les ai enterres toutes les deux au sommet d'une colline balaye par le vent. Ma femme, ma fille, mais aussi mon cur. Les cauchemars sont revenus cette nuit-l...

Alexander s'adossa sa chaise et tira ses longues jambes. Il avait donn son hrone le nom de son pouse : AnnaMara, aux cheveux d'or soyeux et aux yeux bruns. Il n'avait pas voulu penser elle depuis des sicles mais, maintenant, un flot de souvenirs l'assaillait : l'amour qu'ils avaient partag, le bonheur qu'ils avaient connu ensemble. Elle avait nomm leur fille AnTares. AnTares, le seul enfant qu'il ait engendr. Il fixa l'cran de l'ordinateur, et les mots devinrent flous. Il n'avait aim aucune femme depuis AnnaMara. Bien sr, il y avait eu d'autres femmes dans sa vie, des professionnelles, payes pour lui donner du plaisir, mais aucune femme qui il ait os avouer ce qu'il tait vraiment. Et prsent, aprs plus de deux sicles, il venait de rencontrer une femme dont il voulait gagner le cur, une femme qui il mourait d'envie de se confier. Mais, pour son bien, il ne pouvait l'aimer. Kara tait assise sur la balancelle au fond du jardin, en train d'admirer les collines qui s'levaient vers l'est au-del de Moulton Bay. Comme trs souvent ces temps-ci, ses penses allaient vers Alexander. O tait-il ce soir? Que faisait-il? Sept semaines... La dernire fois qu'elle l'avait vu remontait sept semaines. Elle avait cru qu'il y avait quelque chose entre eux, une attirance mutuelle, mais elle s'tait apparemment trompe. Car s'il avait ressenti pour elle ne serait-ce que la moiti de ce qu'elle ressentait pour lui, il l'aurait certainement appele. Au bout de quatre semaines, mettant de ct son orgueil et son bon sens, elle avait essay de lui tlphoner, mais l'opratrice l'avait informe qu'il n'y avait personne dans l'annuaire sous le nom d'Alexander Claybourne ou d'A. Lucard.

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Kara avait lu tous ses livres. Deux fois. La premire fois, ils l'avaient effraye. La seconde, elle avait dtect une sorte de fil continu qui courait le long de chaque histoire. Quel que soit le hros, il portait toujours un lourd fardeau ou dissimulait un sombre secret, et c'tait toujours un homme seul, qui avait peur d'aimer et d'accorder sa confiance. Etait-ce une pure concidence? Un appel l'aide silencieux ? Ou seulement le fruit de son imagination ? O tait-il ? Pourquoi ne l'appelait-il pas ? Pourquoi n'tait-il pas revenu la voir ? Et pourquoi n'arrtait-elle pas de penser lui ? Kara ! C'tait sa voix, si douce qu'elle n'aurait su dire si elle l'avait vraiment entendue ou si son imagination lui jouait des tours, tant elle avait envie de le revoir. Kara ! Lentement, osant peine esprer, elle se tourna vers l'endroit d'o provenait la voix. Il tait l, sa haute silhouette sombre se dtachant sur l'obscurit de la nuit. Alexander ! A pas lents, il s'avana. Le clair de lune le nimbait d'une lumire argente. Il se tenait devant elle, aussi grand et large d'paules que dans son souvenir. Ses longs cheveux bruns flottaient au vent encadrant un visage aux traits anguleux. Comment allez-vous ? demanda-t-il. Sa voix tait aussi douce qu'une prire, aussi intime que la caresse d'un amant. Bien, rpondit-elle. Et vous ? Moi aussi. Comment avance votre nouveau livre ? Lentement. Ah ? Et pourquoi ? Leurs regards se croisrent, et ses yeux sombres la fixrent avec une trange intensit. J'avais d'autres choses en tte. Tout coup, elle eut l'impression de manquer d'air, comme si quelqu'un avait aspir tout l'oxygne contenu dans l'atmosphre.

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Oh ! Quel genre de choses ? Kara... Elle se pencha en avant, attendant sa rponse, esprant qu'il allait dire qu'elle lui avait manqu, qu'il avait pass chacun de ses moments veills ne penser qu' elle. Alex l'observait attentivement, sans la quitter des yeux. Elle sentit la chaleur et le pouvoir de son regard. cet instant, elle et t prte lui dire tout ce qu'il avait envie d'entendre, faire tout ce qu'il lui aurait demand. Bien qu'ils ne se fussent pas encore touchs, elle eut la sensation que sa main lui caressait les cheveux. Au bout de quelques secondes, il recula d'un pas et dtourna le regard. Alexander, fit-elle d'une voix tremblante, hsitante. Que voulez-vous de moi, Kara ? Ce que je veux ? Je ne cesse de hanter vos penses depuis des semaines. Kara le regarda fixement. Comment le savait-il ? Je lis dans vos penses. Je ressens votre solitude, votre nervosit. Il serra les poings pour s'empcher de la toucher. Que voulez-vous de moi? Je... rien. Vous ne pouvez pas me mentir, Kara. Je sais que vos nuits sont longues et que le sommeil ne vous apporte gure de repos. Vous vous tes demand pourquoi je ne vous avais pas appele, pourquoi je n'tais pas venu vous voir. Comment savez-vous ces choses ? Vous ne pouvez pas deviner mes penses. C'est impossible ! Il y a peu de choses impossibles dans la vie. Kara dtourna les yeux, embarrasse l'ide qu'il ait devin ses penses les plus intimes. Ne vous dtournez pas. Je n'ai pas besoin de lire dans vos penses pour les connatre, car ce sont les mmes que les miennes. Mes nuits moi aussi sont longues et solitaires. Votre image me

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hante toute la journe. Le souvenir de votre sourire flotte dans mes rves. J'ai envie de... De quoi ? demanda-t-elle d'une voix rauque. Aucun homme ne lui avait jamais dit des choses aussi romantiques, ni ne l'avait fait se sentir aussi dsirable. De quoi avez-vous envie ? De ceci. Alors, s'agenouillant devant elle, Alex prit son visage entre ses mains et l'embrassa. Il tait arriv Kara de se faire embrasser, souvent mme, mais jamais comme a. Ses lvres se pressrent sur les siennes, douces et brlantes. Ses doigts se posrent sur ses paules en la serrant fermement, et elle sentit la force de ses mains, la puissance qui manait de tout son tre. Il entendit un gmissement sourd. Venait-il d'elle ou bien de lui ? Sa langue effleura sa lvre, puis se faufila l'intrieur de sa bouche tendre et douce. Et elle se sentit fondre sous la douce pression de ses doigts qui glissaient sur ses bras. Ses mains lui parurent fraches sur sa peau nue. Kara. La voix tremblante, Alex se recula. Elle le regarda, les yeux mi-clos. Il lui caressa la joue, et elle tourna son visage vers sa paume pour l'encourager. Il n'aurait pas d venir ici. Il se releva, s'apprtant lui dire que tout ceci tait une regrettable erreur, lorsqu'elle lui agrippa la main et la serra de toutes ses forces. Ne partez pas. Kara, coutez-moi... Non. Je ne veux pas entendre ce que vous avez me dire. Mais c'est pour votre bien. Alors, je suis certaine que je ne veux pas l'entendre. Tel un loup aux abois, Alex se tourna vers la maison. Lena Corley approchait. Il faut que je parte, dit-il. Pas avant de m'avoir promis de revenir demain.

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Il entendit Lena Corley appeler Kara. Il ne voulait pas que la vieille femme le trouve ici, qu'elle lui pose des questions auxquelles il ne pouvait rpondre. Alexander ? D'accord. Demain soir. A quelle heure ? Dix heures, ce n'est pas trop tard ? Non. Alors, ici, dix heures. Il prit sa main qu'il porta ses lvres et la baisa dlicatement. A demain, murmura-t-il. Et, replongeant dans l'obscurit, il disparut dans la nuit. A demain, rpta Kara en se demandant comment elle allait faire pour survivre en attendant de le revoir. Alexander s'installa devant son ordinateur, le regard riv l'cran, et reprit l o il en tait rest.

Les cauchemars reprirent cette mme nuit, plus forts, plus pouvantables que jamais. AnnaMara partie, il ne me restait plus rien de ma vie ni de mon foyer. Aussi dcidai-je de dire adieu mes parents et de quitter le village, afin de fuir le souvenir de ma femme et de mon enfant. De fuir les images qui avaient recommenc hanter mes rves. Comme j'ai t ridicule d'avoir cru pouvoir chapper ainsi mon destin ! J'tais en France, en train de noyer mon chagrin dans un tonneau de bire, la nuit o elle me trouva. Je ne sais combien de temps elle resta prs de moi avant de me toucher. Je me rappelle seulement avoir soudain aperu les yeux d'ambre les plus magnifiques que j'eusse jamais vus. A cet instant, je compris que j'tais perdu, inexorablement et tout jamais, et que je ferais tout ce qu'elle me demanderait. Elle pronona mon nom, et je ne lui demandai mme pas comment elle le connaissait.

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Elle prit ma main, et je la suivis hors de la taverne, dans une rue sombre, jusqu' une maison obscure. Depuis cette nuit, j'ai t son prisonnier. Sans qu'elle air besoin de m'attacher avec des chanes ou de m'enfermer dans un donjon. Le pouvoir de son regard et la force de sa volont suffirent me rduire l'tat d'esclave. Je dormais le jour et me rveillais la tombe de la nuit. Elle me dit qu'elle s'appelait Lilith, et qu'elle m'attendait depuis le jour de ma naissance. Dclaration que je trouvai trange en raison de son jeune ge. C'tait une trs belle femme, la plus belle que j'eusse jamais vue. Ses cheveux, plus sombres que la nuit, cascadaient sur ses reins tels des flots tnbreux. Sa peau tait d'une blancheur de porcelaine et ses lvres d'un rose d'une extrme pleur. C'tait aussi une femme fortune. Sa maison tait vaste, et richement meuble, remplie de peintures et de tapisseries, de poteries et de figurines exotiques. Elle m'emmenait l'opra et au thtre, me parait des plus beaux atours, m'apprenait lire et crire. Je ne la voyais jamais pendant le jour. Pas plus que je ne la voyais manger. Quand j'osais l'interroger ce sujet, elle me rpondait qu'elle prfrait se coucher tard et dner seule. Et je la croyais. Plus tard, je ralisai qu'elle m'avait embrum l'esprit de manire ce que ce genre de choses me paraissent normales et sans importance. Les mois passrent. Je n'tais ni heureux ni triste. Je faisais ce qu'elle me demandait sans penser au lendemain. Jusqu'au soir o je me rveillai et o Lilith n'tait plus l...

Alexander se cala au fond de sa chaise, et ses penses abandonnrent Lilith pour revenir Kara. Demain soir, elle l'attendrait.

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05Kara mangea du bout des lvres, couta avec impatience Gail lui rciter ses leons et s'installa devant la tlvision sans la regarder vraiment. A huit heures et demie, elle alla border sa sur dans son lit et souhaita bonne nuit sa grand-mre. A neuf heures, elle prit un bain moussant, puis passa un pantalon de soie noire et un pull rose ple, se brossa les cheveux, se lava les dents et se mit du rouge lvres. A dix heures, Kara sortit dans le jardin et alla s'asseoir sur la balancelle. Et elle attendit. Et attendit encore. A onze heures, elle se dit qu'il ne viendrait pas. Mais elle continua attendre, en se demandant ce qu'Alexander Claybourne avait de particulier pour la toucher si profondment. Peut-tre tait-ce cet air de suprme solitude qu'il semblait traner avec lui. Ou parce qu'elle avait l'impression qu'il avait besoin d'elle. Mais peut-tre prenait-elle ses dsirs pour des ralits ? Kara. C'tait sa voix. L'avait-elle rellement entendue ou avait-elle rv ? Alexander ? Je suis l. Elle se redressa en se frottant les yeux. J'ai d m'endormir. Vous n'auriez pas d rester l. Il fait froid. Il tait envelopp dans un long manteau noir qui lui fit penser aux cache-poussire que les cow-boys portaient autrefois. Il le retira et le lui passa sur les paules. Vous aviez dit que vous seriez l dix heures. Je sais.

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Kara leva les yeux sur lui, attendant une explication, une excuse. Mais il se contenta de rester l en la fixant de ses yeux sombres remplis de tristesse. Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle. Quelque chose ne va pas ? Je n'aurais pas d venir. Pourquoi ? Oh, non... Kara secoua la tte, convaincue qu'il allait lui annoncer qu'il avait une femme et des enfants. Vous tes mari, c'est a ? Alexander eut un lire lger, regrettant que ce ne ft une chose aussi banale qui les spart. Non, Kara, je ne suis pas mari. Alors, qu'est-ce qu'il y a ? Je crains que vous ne m'ayez pos la seule question laquelle je ne puisse rpondre. Eh bien, je ne la poserai plus. La simplicit de sa raction et la confiance qui brillait dans ses yeux eurent raison de lui. S'agenouillant devant elle, il lui prit la main. Kara, je ne suis pas comme les autres hommes. Il ne faut pas que vous m'aimiez, ni que vous me fassiez confiance. Je ne comprends pas. Priez le ciel de ne jamais comprendre. Nous n'allons plus jamais nous revoir ? Il vaudrait mieux. Pour qui ? Pour vous. N'ai-je pas mon mot dire ? Non. Si vous ne voulez plus me voir, pourquoi tes-vous venu ce soir ? Parce que je n'ai pas pu m'en empcher. Kara esquissa un petit sourire de triomphe. Vous avez donc envie de continuer me voir ! C'est mon plus cher dsir. Moi aussi.

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Voyant qu'il allait reprendre la parole, elle lui mit la main devant la bouche. Non. Ne dites plus rien. J'ai envie d'tre avec vous, et vous avec moi, je ne vois donc pas o est le problme. Dlicatement, il prit sa main et embrassa le creux de sa paume. J'espre que vous ne le verrez jamais, dit doucement Alexander. Il se releva et la fit mettre debout. Et votre jambe, elle va mieux ? Kara hocha la tte. Le docteur m'a dit que je pourrais reprendre le travail la semaine prochaine. Reviendrez-vous ici, demain soir ? Elle acquiesa, le cur rempli de bonheur. Vous n'allez pas m'embrasser pour me souhaiter bonne nuit ? Est-ce que le soleil se lvera demain matin ? dit-il dans un murmure. Aussitt, sa bouche se posa sur la sienne en un long et lent baiser qui la fit trembler de tout son tre. Lorsqu'il abandonna ses lvres, Kara faillit perdre l'quilibre, et elle serait certainement tombe s'il ne l'avait pas rattrape dans ses bras. J'espre que vous ne le regretterez pas. Non, chuchota-t-elle, je ne le regretterai pas. Bonne nuit. Et il espra, pour son bien, qu'elle se lasserait de lui avant qu'il ne soit trop tard. Profitant des dernires heures prcdant le lever du jour, Alexander s'installa devant son ordinateur et relut ce qu'il avait crit un peu plus tt.

LE SOMBRE CADEAU

Chapitre 2

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J'errai travers la maison la recherche de Lilith. Pour la premire fois, je remarquai qu'il y avait de lourdes tentures devant chaque fentre et, lorsque j'en ouvris une, je vis qu'il y avait aussi des volets l'extrieur. Je ne trouvai pas Lilith. Arriv au pied du grand escalier, je relevai la tte vers le haut des marches plong dans l'obscurit. Elle m'avait interdit de monter l'tage mais, cette nuitl, quelque chose m'y attira avec une force irrsistible. Quelque chose de plus fort que la peur de faire une terrible dcouverte, plus fort que la simple curiosit. Au fur et mesure que je gravis les marches, je compris que je venais de m'embarquer dans un voyage sans retour, et pourtant je continuai. Aujourd'hui encore, je pense que je savais dj ce que j'allais trouver derrire la porte. Peut-tre mme, l'avais-je toujours su. La bouche sche, le cur battant, j'ouvris la porte de la chambre de Lilith et me retrouvai face une scne sortie tout droit d'un de mes cauchemars d'enfant : Lilith, entirement vtue de noir, tait penche sur le corps d'un jeune garon. Bien que je n'eusse fait aucun bruit, elle se tourna vers moi et me fixa de ses yeux d'ambre, dans lesquels brillait une lumire semblant venir d'un autre monde. Des images horribles se superposrent dans ma tte: le visage blme du garon et les taches carlates sur le dessus de lit blanc, du mme rouge que le sang qui coulait des lvres de Lilith. Elle me foudroya du regard. Puis, tout doucement, elle reposa le corps du garon sur le lit et se leva. A pas lents, elle avana vers moi. Mon instinct me criait de prendre nies jambes mon cou, mais j'tais incapable de bouger. Je ne pus que rester l, horrifi, sachant que les cauchemars que je faisais depuis toujours allaient finalement devenir ralit. Tu n'aurais pas d venir ici. Sa voix tait basse et vibrante de rage. Je voulus parler, lui dire que j'tais dsol, mais aucune parole ne franchit ma bouche. Je restai l, fig sur place, dvisager son visage et ses lvres dgoulinantes de sang.

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Elle posa la main sur mon paule. Tu es un bel homme, Alesandro, dit-elle d'une voix douce et aguicheuse. J'esprais attendre encore un an ou deux avant de l'amener ici, mais maintenant que tu es l... Elle haussa les paules. Le sombre cadeau ne devrait pas tre accord ceux qui sont trop jeunes. Je tremblai de tous mes membres, plus effray que jamais. Elle s'en aperut, et cela sembla lui faire plaisir. Je vous en prie, arrivai-je articuler. Je vous en supplie... Tu me supplies de quoi ? demanda-t-elle d'une voix doucereuse, le regard plus brlant que de la braise. Ne faites pas a. De quoi parles-tu ? Je jetai un coup d'il vers le corps tendu sur le lit. Je ne veux pas devenir comme vous. Lentement, elle regarda par-dessus son paule, puis me fixa nouveau. Prfrerais-tu tre comme lui? Je la dvisageai sans rien dire, refusant ces deux possibilits. Lilith me caressa la joue. Sa main, d'ordinaire si froide, tait toute chaude. Ses joues s'taient empourpres. Je tressaillis en sentant ses ongles s'enfoncer dans ma chair travers ma peau. Lorsqu'elle retira sa main, elle tait, trempe de sang, et je la vis avec horreur lcher ses doigts sanguinolents. Sucr, ronronna-t-elle. J'tais sre que ton sang serait sucr. Non... Je fis un pas en arrire et me retournai, prs de m'enfuir, quand sa main me saisit par le bras. J'tais grand et muscl. Elle tait petite, menue, toutefois ses doigts se refermrent sur moi tel un tau d'acier, et je ne pus rien faire pour me dgager. Elle sourit, dcouvrant ses longs crocs. Je compris cette seconde ce qu'tait la vritable peur. Paniqu, je me dbattis et lui donnai un coup de poing en plein visage.

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Avec un coup pareil, il m'tait dj arriv d'envoyer des hommes robustes au tapis. Lilith ne sourcilla mme pas. Ses mains se transformrent en griffes, et ses doigts s'enfoncrent dans mon bras, lacrant mes habits et ma chair. Je tombai genoux en gmissant. Lilith s'agenouilla prs de moi, le regard enflamm. Te tuer m'est insupportable, dit-elle. Mais je crains de ne pouvoir te laisser partir. Tu en as trop vu, et tu sais ce que je suis. Aussi... Elle me prit dans ses bras et me serra contre elle. Son haleine sentait le sang, empestait la mort. Je vous en supplie, murmurai-je, furieux d'entendre ma voix trembler. Ce sera bientt fini, mon ange, chantonna-t-elle en se penchant sur moi. Je ne vis alors plus que son visage, et les flammes qui dansaient au fond de son regard impitoyable. Ses dents me mordirent, le cou. Une peur comme je n'en avais encore jamais connu m'envahit, puis disparut, laissant place une extase presque voluptueuse. Toutes mes forces semblaient m'avoir quitt. J'avais de plus en plus de mal respirer, penser. Soudain, j'eus la sensation de partir la drive, de flotter doucement, aussi lger que l'air. Les tnbres se refermrent sur moi, plus sombres que jamais. En me retrouvant plong dans le noir, je poussai un hurlement, mais aucun son ne sortit de ma gorge. J'tais en train de mourir. Seul. Dans cette obscurit que j'avais redoute toute ma vie. Je le savais, mais j'tais trop faible pour m'en soucier. Sans doute y aurait-il de la lumire au paradis, pensai-je en priant le ciel de mourir le plus vite possible et de me frayer un chemin hors de ces tnbres pour retrouver la lumire. Ce fut alors que je sentis quelque chose sur ma langue. Une goutte de feu liquide qui embrasa tout mon corps. En ouvrant les yeux, je compris que je ne verrais plus jamais le monde de la mme manire. Que je ne serais plus jamais le mme...

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Alexander se redressa, satisfait de ce qu'il avait crit, en pensant que, comme Alesandro, il ne serait plus jamais le mme.

06Kara l'attendait, assise sur la balancelle comme la nuit prcdente. Alexander sentit sa prsence avant mme de sauter pardessus la barrire et d'atterrir silencieusement sur les pieds. Malgr la pnombre, il aperut sa silhouette menue, vtue d'un pantalon vert et d'un haut blanc qui lui dnudait les paules. Alors qu'il parcourait la distance qui les sparait, Kara se leva pour venir sa rencontre. Ils se rejoignirent proximit d'un pcher en fleur. Pendant un instant, leurs regards se croisrent, puis elle se retrouva dans ses bras, et il l'embrassa en la serrant contre lui comme s'il ne devait plus jamais la laisser partir. Kara. Il resserra son treinte, comme s'il voulait ne faire plus qu'un avec elle. Elle sentait bon le soleil et les fleurs. Sa peau tait douce et tide. Fermant les yeux, il se laissa envahir par sa chaleur. Deux cents ans, songea-t-il. Il y avait deux cents ans qu'il n'avait pas tenu une femme qu'il aimait dans ses bras; deux cents ans qu'il n'avait permis aucune femme de l'aimer. Il avait oubli combien c'tait merveilleux. Tu m'as manqu, dit Kara. Elle leva les yeux et fut surprise de l'intensit de son regard. Vraiment ? La voix d'Alexander tait grave. Oui. J'ai pens toi toute la journe, dit-elle en le regardant de nouveau. Et toi, tu as pens moi ? A chaque seconde.47

Il l'enlaa par la taille, et ils allrent s'asseoir sur la balancelle. Ce matin, j'ai reu un coup de tlphone de l'hpital de Grenvale, commena Kara. Ils veulent que j'aille faire des examens. Quel genre d'examens ? Je ne sais pas exactement. Des examens de sang, je crois. Quelque chose ne va pas ? Je n'en sais rien. Pendant mon sjour l'hpital, les mdecins n'arrtaient pas de s'extasier sur la rapidit avec laquelle je m'tais remise, et voil maintenant qu'ils veulent faire d'autres examens. Tu penses que le sang qu'ils m'ont transfus est contamin ? Elle ne put se rsoudre exprimer tout haut ses craintes les plus terribles, mais la menace du sida lui tait videmment venue l'esprit. Je suis sr que non. Alexander regardait au loin. Il savait parfaitement ce qu'ils avaient trouv : la trace de son sang, un sang inconnu. Pourquoi n'as-tu pas le tlphone ? demanda subitement Kara. Parce que j'estime que ce serait une intrusion dans ma vie prive. Mais comment restes-tu en contact avec ton diteur ? Par courrier. Comme j'cris pendant la journe, je prfre ne pas tre drang par la sonnerie d'un tlphone. a m'empcherait de me concentrer. Il lui prit la main. Tu as essay de m'appeler ? Kara hocha la tte. Il y a une quinzaine de jours, reconnut-elle. Et aprs avoir reu ce coup de fil de l'hpital, j'ai regrett de ne pas pouvoir te joindre. Alors, il va falloir que je fasse installer une ligne. Elle lui sourit, comme si elle venait de dcrocher le gros lot la loterie. Je vais probablement passer la nuit Grenvale. Nana va venir avec moi. Une de ses plus vieilles amies habite l-bas. Elles passeront la journe ensemble pendant que je serai l'hpital. Kara baissa les yeux sur la main d'Alex qui tenait la sienne.

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Tu pourrais peut-tre m'appeler, demain soir ? Naturellement. Tiens, tu n'auras qu' utiliser mon tlphone portable. Je descendrai au Grenvale Motel. Alexander considra un instant le petit appareil compact avant de hocher la tte. Je t'appellerai l-bas, dit-il en fourrant le tlphone dans sa poche. Et je viendrai te voir ici mercredi soir. Oh oui ! s'exclama-t-elle avant de se mordiller la lvre. Tu crois que tu pourrais venir plus tt, mercredi soir ? Si tu veux. Alexander la regarda tracer des lignes imaginaires du bout du doigt sur le dessus de sa main. Sa vie tait ainsi, pensa-t-il. Faite de cercles sans le moindre sens qui ne commenaient et ne finissaient nulle part. Jusqu' prsent. Que dira ta grand-mre ? C'est sans importance. Ce matin, je suis passe prendre ma voiture chez le garagiste et je pense rentrer chez moi jeudi. Je te donnerai mon adresse mon retour. Alexander acquiesa en silence, bien qu'il connt dj l'endroit o Kara habitait. Tu n'es pas n dans ce pays, n'est-ce pas ? Non. Pourquoi me demandes-tu cela ? A cause de ta manire de parler. Non qu'elle ne soit pas correcte... Oh, je ne sais pas comment l'expliquer... C'est juste cause de la faon dont tu tournes parfois tes phrases. Alexander lui sourit. Elle tait trs perspicace. L'anglais n'tait pas sa langue maternelle. Veux-tu qu'on sorte quelque part, jeudi soir ? D'accord, rpondit-elle avec enthousiasme. O irons-nous ? O tu voudras. Peut-tre au cinma ? Avec plaisir. Je meurs d'envie de voir le nouveau film de Mel Gibson. A quelle heure dois-je venir te chercher ? A sept heures ?

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Sept heures, rpta-t-il d'un ton solennel. A prsent, il faut que je m'en aille. Il se fait tard. Oh... dj ? Alex serra les poings, redoutant de rester trop longtemps et de ne pouvoir surmonter le dsir qu'il avait d'elle. Il effleura brivement ses lvres. Je t'appellerai demain soir au motel. Et surtout, ne t'inquite pas. Tout va bien se passer. Je voudrais... Quoi, Kara ? Je voudrais que tu puisses m'accompagner. Elle n'avait pas conduit depuis l'accident. Avoir peur tait ridicule, mais elle ne pouvait s'empcher de ressentir une lgre apprhension. J'aimerais pouvoir le faire. Malheureusement, j'ai un rendezvous demain matin que je ne peux pas repousser. Je comprends. C'tait comme aprs une chute de cheval, se dit-elle. Et puisque Nana ne savait pas conduire, elle n'avait d'autre choix que de remonter en selle, sauf qu'il ne s'agissait pas d'un cheval mais d'une Camry vert fonc. Bonne nuit, Kara. Bonne nuit. Alexander la regarda au fond des yeux et se demanda comment elle avait russi conserver une telle innocence, une telle confiance, dans une poque aussi tumultueuse. C'tait une jeune femme moderne, qui vivait seule, avait un mtier, et pourtant il sentait en elle une vulnrabilit qui la distinguait de toutes les autres. Peut-tre tait-ce en raison de cette particularit mme qu'elle lui rappelait AnnaMara. Kara leva les yeux vers le mdecin. Il s'appelait Dale Barrett. C'tait un homme d'ge moyen, grand, aux cheveux bruns et raides, avec des yeux marron clair qui n'inspiraient nullement confiance. Je ne comprends pas.

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Nous non plus, mademoiselle Crawford. Nous avons trouv dans votre sang un anticorps inhabituel que nous n'avons jamais vu. Nous voudrions procder des examens plus approfondis. D'autres examens ? fit Kara en secouant la tte. Pas question. Mademoiselle Crawford, vous comprenez bien qu'il est important que nous dterminions l'origine de cet anticorps. Pour l'instant, nous ignorons les effets qu'il pourrait avoir. Nous devons vrifier s'il est contagieux ou non. Je ne voudrais pas vous alarmer, mais il y a de fortes probabilits pour que cet anticorps s'avre fatal. Fatal ! Mais je me sens trs bien. Je comprends parfaitement votre inquitude, mademoiselle Crawford. Vraiment ? Bien entendu. J'ai dj pris les dispositions ncessaires. Une chambre vous attend. Kara se leva d'un bond. Attendez une minute, je n'ai pas donn mon accord. Je crains de devoir insister. Le Dr Peterson est-il au courant ? Pourquoi n'est-il pas ici ? Il viendra vous voir ds que vous serez installe, rpondit Barrett avec un sourire rassurant. Le Dr Peterson est un excellent mdecin, mais c'est un simple gnraliste. Il a voulu s'assurer que vous recevriez les meilleurs soins possibles, c'est pourquoi il m'a demand de vous examiner. L'hmatologie est ma spcialit. La panique saisit Kara en voyant deux hommes portant des masques et des blouses blanches entrer dans la salle de consultation. Je veux parler ma grand-mre. Vous la verrez en temps utile, rtorqua le Dr Barrett en sortant une seringue de sa poche. Kara recula d'un pas. Qu'est-ce que c'est que a ? Quelque chose qui va vous aider vous dtendre, rien de plus. Je n'en veux pas. J'ai l'impression que vous tes au bord de la crise de nerfs, mademoiselle Crawford. Ceci vous calmera.

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Barrett fit un signe de tte aux deux infirmiers. Non ! Kara poussa un hurlement quand les deux hommes l'empoignrent et quand elle sentit l'aiguille s'enfoncer douloureusement dans son bras. Non, je vous en prie Elle regarda le mdecin, et sa vision se brouilla. Tout ceci ne pouvait tre vrai... Alexander ! Elle cria son nom en silence avant de sombrer dans l'inconscience. Lena Corley secoua la tte. Je ne comprends pas. Qu'avez-vous dit ? Nous avons trouv une anomalie dans le sang de votre petitefille. Nous allons la garder en observation jusqu' ce que nous ayons dtermin s'il y a un risque de contagion ou de toxicit. Comment une chose pareille a-t-elle pu arriver ? Nous l'ignorons. Y avait-il quelque chose d'anormal dans le sang qu'on lui a donn ? Le mdecin secoua ngativement la tte. Nos donneurs de sang sont slectionns avec le plus grand soin. C'est pourquoi nous sommes perplexes. Nous avons les noms des gens dont le sang a t utilis. Ils ont tous subi un contre-examen. Lena Corley considra le papier pos devant elle. Ils voulaient qu'elle fasse admettre Kara l'hpital afin de procder des examens plus complets. Le mdecin, un certain Dr Barrett, lui avait expliqu que sa petite-fille s'tait vanouie au cours d'une prise de sang et qu'elle n'avait pas encore repris connaissance. Ils craignaient que cette raction n'ait un rapport avec l'anomalie dcouverte dans ses globules rouges. Selon le mdecin, il tait urgent de trouver la cause de son problme. Pensez votre autre petite-fille, madame Corley. Vous ne voudriez tout de mme pas prendre le risque qu'elle soit contamine ? Non, bien sr que non, mais...

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Je comprends votre trouble, mais il ne faut pas vous inquiter, assura le Dr Barrett. Je vous promets que nous ferons tout ce que nous pourrons pour Kara. Il lui tendit un stylo. Signez ici, je m'occuperai du reste. Lena plissa les yeux pour dchiffrer les minuscules caractres et secoua la tte. Il y a des tas de mots que je ne comprends pas. C'est normal. Tout ceci est du jargon administratif. a dit simplement que vous nous donnez l'autorisation de garder Kara cette nuit et de lui prescrire un traitement. Je ne sais pas si... Madame Corley, dans des cas comme celui-ci, le temps est un facteur essentiel. Voulez-vous vraiment mettre la vie de Kara en danger en attendant plus longtemps ? Avec un soupir rsign, Lena signa le document. Ce soir-l, Alex tlphona au Grenvale Motel six heures, mais le rceptionniste l'informa que Kara n'tait pas encore arrive. Il eut une seconde d'inquitude, qu'il s'empressa de chasser de son esprit. Kara tait une adulte. Peut-tre tait-elle alle dner quelque part ou faire des courses. Grenvale tait une ville importante, plus grande que Moulton Bay, et il tait encore tt. Il dcida d'crire un peu et de la rappeler ensuite.

LE SOMBRE CADEAU

Chapitre 3Je regardai Lilith dans les yeux. Que m'as-tu fait ? Je t'ai rendu immortel. Je continuai la dvisager, comprenant au plus profond de mon tre que mon me tait maudite jamais.53

Qui es-tu ? Une lueur amuse passa dans ses yeux. Qui crois-tu que je sois ? Je ne sais pas. Mais si, tu le sais ! Je secouai la tte. Ce n'est pas possible... On nous connat sous des noms divers. Vrykalakes, blutsauger, upiry, vampyr, vampire... Lilith sourit. Un vampire, Alesandro, voil ce que je suis. Et toi aussi. Non... Dsespr, je la fixai un moment. Elle tait l'incarnation mme de tous mes cauchemars, de toutes les craintes qui m'avaient tourment au cours de ma vie jusqu' ce jour. Un vampire. Un mort vivant. Sors, dit-elle brusquement. Vide-toi de tous tes fluides, et reviens ensuite me voir. Je fis ce qu'elle me demandait. Insensible tout ce qui m'entourait, j'obis. Je savais que c'tait l'hiver, qu'il faisait froid, mais je ne ressentais absolument rien. A mon retour, je la trouvai assise au bord du lit. Quand tu te rveilleras demain, la transformation sera termine, dit-elle en allant devant la fentre. Le jour va bientt se lever. Je suivis son regard. La fentre tait drape d'une tenture en pais damass vert qui aurait arrt la lumire du soleil le plus clatant Comment savait-elle que le jour approchait ? me demandai-je. Tu peux passer la journe ici, avec moi, dit-elle. Demain, il faudra que tu trouves un endroit o te reposer. Comme je ne disais rien, et que je continuais la regarder fixement, elle eut une moue dgote. Viens, dit-elle en me prenant par la main. Elle m'entrana vers une porte troite, puis dans un escalier qui dbouchait sur une petite salle sans fentres, entirement vide,

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l'exception d'un cercueil en bois grav, pos sur une estrade surleve. Lchant ma main, elle monta les marches jusqu'au cercueil et souleva le couvercle, rvlant l'intrieur doubl de satin vert sombre. Puis elle me tendit sa main. Viens vite, Alesandro. L'aube approche. Je la regardai, ttanis. Non ! Qu'y a-t-il ? lana-t-elle d'un air ddaigneux. Ce n'est quand mme pas cette bote qui te fait peur? Je secouai la tte en silence, honteux de lui avouer que ce n'tait pas le cercueil qui m'effrayait. Ce qui me terrorisait, c'tait l'ide de me retrouver dans l'obscurit la plus complte. Fais comme tu voudras, fit-elle alors d'une voix pleine de mpris. Me tournant le dos, elle s'tendit dans le cercueil d'un mouvement gracieux, tel un roseau pliant sous le vent. Je restai l un long moment, puis, sans savoir comment ou pourquoi, je sus que le soleil venait de se lever. Je me sentis devenir lourd, lthargique. Cette sensation inhabituelle m'affola, aussi me prcipitai-je dans le cercueil. Lilith s'tait tendue sur le ct afin de me laisser de la place. Elle sourit d'un air satisfait avant de rabattre le couvercle, et nous nous retrouvmes prisonniers des tnbres. Un cri rauque et primitif s'chappa de ma gorge, puis je fus comme aspir au fond d'un immense gouffre obscur et perdis soudain conscience. Lorsque je me rveillai, le soir suivant, elle n'tait plus l. Je restai encore allong quelques instants, le corps douloureux. Tout coup, ralisant o j'tais, je jaillis hors du cercueil et me ruai vers sa chambre. Lilith tait assise sur un banc tapiss de velours, en train de se brosser les cheveux. Pour la premire fois, je me rendis compte qu'il n'y avait pas un seul miroir dans la maison. Enfin rveill? fit-elle. Je pensais que tu serais un lve-tt comme moi. Lilith, aide-moi.

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Qu'est-ce qui ne va pas ? J'ai mal. Je pressai les mains sur mon ventre, persuad que j'allais mourir, avant de me rappeler que j'tais prsent immortel. Ce n'est rien, commenta-t-