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Trafics analyse Par Matthias Nowak, chercheur au Small Arms Survey. R écemment, l’Afrique de l’Ouest a beaucoup fait parler d’elle. Le Mali — en particulier le Centre et le Nord du pays — est pris dans une spirale de violence depuis 2012. Depuis 2016, selon le projet ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project), 774 incidents entre groupes armés et civils ont causé la mort de plus de 2700 personnes (1). Au Burkina Faso, on constate une flambée des violences. Entre novembre 2018 et mars 2019, on a répertorié 499 victimes civiles d’attaques de natures diverses (2). Plus généralement en Afrique, 150 000 morts violentes ont été enregistrées, dont 40 000 infligées au moyen d’une d’arme à feu (3). Comme le montre cet article fondé sur une étude de terrain menée au printemps 2018 dans les zones frontalières du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire et du Mali, le trafic d’armes légères et de petit calibre (ci-après armes légères) est devenu une composante incontournable de la spirale de la violence et de la pauvreté qui frappe la région. Les armes légères, une marchandise illicite pas comme les autres Partout dans le monde, les armes ont une double fonction pour les acteurs des marchés criminels. Elles sont acheminées à des fins purement économiques, mais elles sont aussi des ins- truments tactiques indispensables au contrôle des autres mar- chés illicites, par exemple celui de la drogue. De plus, les armes ont une durée de vie particulièrement longue. Certains groupes armés utilisent encore des armes qui datent de la Première Guerre mondiale. Les flux illicites d’armes légères organisent donc le déplacement des armes d’un système de conflits à un autre, au fil du temps. Les armes Alors qu’environ un milliard d’armes légères circuleraient dans le monde, seuls 16 % d’entre elles seraient détenues par les forces de l’ordre et l’armée régulière. L’Afrique de l’Ouest et ses zones frontalières poreuses seraient particulièrement vulnérables à ces trafics d’armes qui alimentent l’instabilité et la violence dans la région. Enjeux du trafic d’armes : l’ Afrique de l’Ouest dans la tourmente Photo ci-dessus : Destruction d’armes légères en Côte d’Ivoire. Si la paix est revenue dans le pays et si un programme de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (DDR) a été mis en place à la suite de la crise politico-militaire qui a secoué le pays entre 2002 et 2011, « un grand nombre d’armes et de munitions seraient toujours en circulation », selon un groupe d’experts des Nations Unies en 2015. En Afrique de l’Ouest, les armes circulent d’un conflit à l’autre en profitant de la porosité des frontières de la sous-région. (© UN/ Basile Zoma) Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 52 Août - Septembre 2019 52

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Trafics

analysePar Matthias Nowak, chercheur au Small Arms Survey.

R écemment, l’Afrique de l’Ouest a beaucoup fait parler d’elle. Le Mali — en particulier le Centre et le Nord du pays — est pris dans une spirale de violence depuis

2012. Depuis 2016, selon le projet ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project), 774 incidents entre groupes armés et civils ont causé la mort de plus de 2700 personnes (1). Au Burkina Faso, on constate une flambée des violences. Entre novembre 2018 et mars 2019, on a répertorié 499 victimes civiles d’attaques de natures diverses (2). Plus généralement en Afrique, 150 000 morts violentes ont été enregistrées, dont 40 000 infligées au moyen d’une d’arme à feu (3).Comme le montre cet article fondé sur une étude de terrain menée au printemps 2018 dans les zones frontalières du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire et du Mali, le trafic d’armes légères et de petit calibre (ci-après armes légères) est devenu

une composante incontournable de la spirale de la violence et de la pauvreté qui frappe la région.

Les armes légères, une marchandise illicite pas comme les autresPartout dans le monde, les armes ont une double fonction

pour les acteurs des marchés criminels. Elles sont acheminées à des fins purement économiques, mais elles sont aussi des ins-truments tactiques indispensables au contrôle des autres mar-chés illicites, par exemple celui de la drogue.De plus, les armes ont une durée de vie particulièrement longue. Certains groupes armés utilisent encore des armes qui datent de la Première Guerre mondiale. Les flux illicites d’armes légères organisent donc le déplacement des armes d’un système de conflits à un autre, au fil du temps. Les armes

Alors qu’environ un milliard d’armes légères circuleraient dans le monde, seuls 16 % d’entre elles seraient détenues par les forces de l’ordre et l’armée régulière. L’Afrique de l’Ouest et ses zones frontalières poreuses seraient particulièrement vulnérables à ces

trafics d’armes qui alimentent l’instabilité et la violence dans la région.

Enjeux du trafic d’armes : l’Afrique de l’Ouest dans la tourmente

Photo ci-dessus :Destruction d’armes légères en Côte d’Ivoire. Si la paix est revenue dans le pays et si un programme de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (DDR) a été mis en place à la suite de la crise politico-militaire qui a secoué le pays entre 2002 et 2011, « un grand nombre d’armes et de munitions seraient toujours en circulation », selon un groupe d’experts des Nations Unies en 2015. En Afrique de l’Ouest, les armes circulent d’un conflit à l’autre en profitant de la porosité des frontières de la sous-région. (© UN/Basile Zoma)

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des stocks nationaux libyens ont par exemple été utilisées par nombre de combattants de groupes non étatiques sahéliens à compter de 2011, avant d’être réacheminées, plus récemment, vers leur pays d’origine en proie à une nouvelle intensification des combats. Sachant qu’au moins 75 millions de fusils d’assaut de type Kalachnikov ont été produits depuis la création de ce modèle emblématique, on mesure l’ampleur supposée de ces stocks en mouvement (4).Selon le Small Arms Survey, 1,013 milliard d’armes légères cir-culent dans le monde, et près de neuf armes sur dix sont déte-nues par des civils (84 %). Les forces armées régulières et les forces de l’ordre n’en détiendraient donc qu’un peu plus de 150 millions (5). Mais que sait-on exactement de la quantité d’armes illicites en circulation ? L’étude de ce marché à la fois dissimulé et stratégique est une tâche particulièrement ardue (voir encadré ci-contre).Des recherches récentes ont pourtant mis en lumière un cer-tain nombre de caractéristiques du trafic d’armes légères en Afrique, et de ses liens (ou pas) avec la criminalité organisée. Les armes qui circulent illégalement sur le continent peuvent, notamment, être classées dans deux catégories : les armes légères qui n’ont jamais quitté la sphère illicite et les armes licites devenues illicites (6) :• Les premières n’ont pas été produites par une industrie officielle ou n’ont jamais été enregistrées par un détenteur autorisé. Elles peuvent avoir été produites artisanalement, généralement dans des ateliers de petite taille et en petite quantité. Il peut également s’agir d’armes d’alarme ou encore d’armes neutralisées détenues par des collectionneurs qui sont converties pour leur permettre de tirer des balles réelles.• Les secondes sont généralement des armes des stocks natio-naux qui ont été détournées. Ce sont des armes initialement détenues par les forces de l’ordre qui peuvent, par exemple, être vendues sur les marchés noirs à la suite de détournements actifs (corruption, vente ou encore location des armes à des cri-minels par les détenteurs) ou passifs (armes volées ou récupé-rées au cours d’affrontements).Dans la zone trifrontalière du Mali, du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire, par exemple, on observe actuellement une recru-descence des détournements d’armes des stocks nationaux. Des armes utilisées pendant la crise ivoirienne ont été retrou-vées dans les stocks de groupes armés maliens et burkinabè.

Certaines armes saisies au Mali (près de Sikasso) portaient des traces d’effacement du numéro de série, une particularité qui peut laisser penser qu’elles étaient conservées dans un stock national avant leur détournement. Enfin, le Mali a récemment eu à déplorer plusieurs détournements notoires d’armes éta-tiques au profit de groupes terroristes. Comme le montre le graphique ci-contre, c’est aux frontières terrestres des États que sont effectuées le plus de saisies (un peu moins du tiers du nombre total de saisies). Cette statis-tique vient confirmer les inquiétudes exprimées par nombre d’États africains, qui considèrent le trafic transfrontalier ter-restre comme un obstacle majeur à la lutte contre la proliféra-tion des armes légères (7).

Les pôles d’attraction du trafi c dans la zone trifrontalière Mali, Burkina Faso et Côte d’Ivoire Les territoires burkinabè, ivoirien et malien constituent un

espace géographique clé pour l’acheminement des marchan-dises, situé à mi-chemin entre, d’une part, les régions côtières du golfe de Guinée et, d’autre part, le Grand Sahel et le Sahara. La Côte d’Ivoire, notamment, est un point d’entrée pour les marchandises destinées à ses voisins enclavés du Nord, le Mali et le Burkina Faso.

Mesurer le commerce illicite des armes légères : une tâche complexeLes méthodes utilisées pour estimer l’ampleur du trafi c d’armes légères sont multiples, mais les experts ne s’accordent pas sur leur validité.Généralement, on estime la taille du marché illégal à partir de celle du marché légal, en se basant sur la proportion des armes illégales saisies (armes volées, détenues sans permis, provenant de pays voisins, etc.). Cette approche pose toutefois problème : les armes saisies ne sont pas représentatives des stocks d’armes illicites, et la proportion ainsi calculée n’est qu’une approximation. De plus, il n’existe pas d’approche systématique de l’évaluation de la proportion des armes illicites saisies. Selon les modèles les plus fi ables, le rapport armes illicites/armes licites serait compris dans une fourchette allant de 1 à 8 %. Sachant que la valeur des transferts légaux d’armes légères est estimée à 5,7 milliards de dollars US par an (1), celle du marché illicite des armes oscillerait entre 57 et 456 millions de dollars US.Les méthodes d’estimation fondées sur ce principe général ne prennent pas en compte certains des aspects les plus importants du trafi c d’armes légères : la nature des armes, l’évolution qualitative du matériel en circulation ou encore la provenance et la destination des fl ux illicites.En adoptant des approches plus qualitatives — études de terrain, entretiens avec des informateurs confi dentiels, etc. —, il est possible de mieux appréhender ce phénomène ainsi que les dynamiques propres à un moment ou à un lieu spécifi que. Ces méthodes ne visent pas à la production d’estimations spectaculaires, mais à celle d’analyses détaillées des dynamiques complexes qui sous-tendent le trafi c et des liens que ses acteurs entretiennent avec la criminalité organisée et les groupes armés non étatiques. M. N.

(1) Paul Holtom et Irene Pavesi, « Trade Update 2018: Sub-Saharan Africa in Focus », décembre 2018.

Lieux des saisies d’armes, selon l’Organisation mondiale des douanes, 2012–2015Source : Organisation mondiale des douanes(https://bit.ly/30sBnzM)

Frontières terrestres31 %

Ports maritimes5 %

Centres postaux16 %

Intérieur des terres20 %

Aéroports28 %

Photo ci-dessus :Le 19 juillet 2018, des policiers américains rassemblent un total de 3500 armes à feu confisquées pour les détruire. (© AFP/Getty Images/David McNew)

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Dans cette zone géographique, le trafic d’armes légères s’est structuré autour de deux pôles qui exercent une très forte attraction sur les flux d’armes légères : le Nord et le Centre du Mali, et le Sud de la Libye, en proie à des guerres civiles succes-sives depuis la chute de Kadhafi (voir carte p. 55). Depuis 2012, le Mali connaît en effet un conflit majeur qui a débuté avec la révolte des Touaregs, alliés à des groupes islamistes radicaux, contre le gouvernement — une révolte menée notamment grâce aux armes des stocks libyens pillées lors de la chute du régime. Le pays est, aujourd’hui encore, sujet à des violences intercommunautaires liées aux activités de différents groupes armés, terroristes ou non. Les affrontements entre Dogons et Peuls au Mali donnent lieu à des massacres qui font la une de l’actualité.Les crises successives au Sahel, la montée des rébellions touarè-gues et l’intensification des attaques à caractère terroriste ont déclenché un processus de militarisation de la sécurité dans la région, lequel s’est opéré par le biais du déploiement d’inter-ventions nationales, régionales et internationales — l’opéra-tion « Barkhane », la création du G5 Sahel, le déploiement de la MINUSMA, etc. Parallèlement, le commerce transsaharien et les acteurs des différents trafics se sont eux aussi militarisés. En conséquence, les flux illicites qui circulent en Afrique de l’Ouest se sont complexifiés ; plus sophistiqués, ils supposent une logistique plus lourde et les acteurs du trafic sont désor-mais équipés pour répondre à la violence par la violence.Confrontés à ce trafic polarisé et militarisé, les États de la zone trifrontalière Mali, Burkina Faso et Côte d’Ivoire doivent contrôler étroitement leur territoire et leurs frontières pour lutter contre la prolifération des armes légères illicites. Mais ils ne sont pas dans les meilleures conditions pour le faire. Le Mali est dans l’incapacité de contrôler le Nord de son territoire. La crise politico-militaire et postélectorale qui a secoué la Côte d’Ivoire entre 2002 et 2011 a divisé le pays en deux camps. Les commandants des Forces nouvelles qui ont rejoint les forces armées ivoiriennes lors de la victoire d’Alassane Ouattara ont,

par exemple, gardé le contrôle de leurs fiefs. Le Burkina Faso a perdu du matériel de guerre à la suite des émeutes qui ont mis fin aux 27 ans de règne de Blaise Compaoré. Aujourd’hui, avec la crise malienne en toile de fond, le pays connaît des tensions permanentes : ses forces de défense et de sécurité subissent régulièrement des attaques dans l’Est et le Nord du pays, et les tueries de civils succèdent aux vidéos de l’État islamique dans le Grand Sahel (EIGS) et de groupes jurant fidélité à Abu Bakr al-Baghdadi.De plus, les zones de conflits ne sont pas les seuls pôles d’at-traction de la région. Les sites d’orpaillage — notamment ceux situés à proximité de Katiola et Doropo (en Côte d’Ivoire) ou de Gaoua (au Burkina Faso) — attirent eux aussi les flux d’armes légères illicites. Les orpailleurs se disent victimes d’assaillants armés — comme les fameux coupeurs de route (8) —, et s’in-quiètent du fait que les environs des sites miniers soient deve-

nus des zones de non-droit. Paradoxalement, certains d’entre eux, faute de trouver de l’or, se convertissent en bandits armés et s’attaquent aux véhicules ou à leurs collègues.Au nord du fleuve Niger, les trafics de grande envergure — d’armes, de drogue, de clandestins, etc. — s’enchevêtrent et des réseaux criminels sophistiqués organisent des caravanes armées qui acheminent des biens vers le Sahara ou même vers l’Europe [voir p. 28]. En revanche, au sud du fleuve, les armes légères font l’objet d’un « trafic de fourmi », moins bien connu mais dont il convient impérativement de prendre la mesure pour lutter contre la prolifération des armes légères illicites.

Le « trafi c de fourmi » au sud du fl euve NigerDans la zone trifrontalière, les crises successives et l’instabilité

qui en a découlé ont appauvri sa population et fait obstacle à son développement. Le Mali et le Burkina Faso occupent res-pectivement les rangs 182 et 183 (sur 189) de l’indice du déve-loppement humain (9). Ces zones frontalières, majoritairement peuplées de jeunes sans emploi formel, sont propices à l’écono-mie de survie sous toutes ses formes.Confrontées à une insécurité croissante, les communautés recourent plus volontiers aux services des groupes d’autodé-fense. Les Dozo, au Mali, et les Koglweogo, au nord du Burkina Faso, assurent la sécurité des communautés et pallient l’absence de l’État, généralement à l’aide de fusils de chasse calibre 12, mais parfois au moyen d’armes de guerre (10) si l’on en croit certaines sources. Mais les seconds, notamment, sont accusés de mauvais traitements, de détentions arbitraires et de tueries.

Photo ci-dessous :Des soldats maliens chargent des caisses d’armes sur un camion. En 2016, six militaires ont été arrêtés au Mali dans le cadre d’une affaire de vol d’armes dans un magasin de l’armée régulière malienne. Le vol ou le détournement des stocks d’armes nationaux est aujourd’hui devenu l’une des principales sources d’approvisionnement du trafic d’armes de la région. (© AFP/Fabio Bucciarelli)

Les flux illicites qui circulent en Afrique de l’Ouest se sont

complexifiés ; plus sophistiqués, ils supposent une logistique plus lourde et les acteurs du trafic sont désormais

équipés pour répondre à la violence par la violence.

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Selon les personnes interrogées dans le cadre de cette enquête, les communautés ne sont pas directement prises pour cible par les trafiquants d’armes. Mais la police déplore le fait que les communautés locales collaborent passivement, voire active-ment avec ces derniers. Dans cette zone, les flux illicites sont organisés par des « patrons » qui gèrent des « transporteurs » :• Les transporteurs sont souvent de jeunes hommes sans emploi formel, capables de se déplacer sans encombre le long de la frontière. Parmi ces jeunes transporteurs, on compte aussi des ex-combattants des Forces nouvelles qui se sont reconver-tis en « ouvriers » des trafics. Ils se déplacent surtout à moto, et connaissent très bien les itinéraires clandestins. Membres de familles et communautés qui vivent de part et d’autre des différentes frontières, ils peuvent s’appuyer sur un réseau de soutien suffisamment étoffé pour organiser les trajets et obte-nir les informations et l’assistance nécessaires.• Les patrons, issus des élites commerçantes, sont le plus sou-vent basés dans les capitales régionales — Banfora et Bobo Dioulasso au Burkina Faso, Korhogo en Côte d’Ivoire ou encore Sikasso au Mali. Chacun dispose de suffisamment de relations et de fonds pour mobiliser une centaine de transporteurs et payer leurs frais de voyage (11). Selon les informations recueil-lies sur le terrain, les réseaux de patrons et de transporteurs de Niangoloko, au Burkina Faso, organiseraient un à deux voyages de ce type par mois.Ces réseaux acheminent des marchandises diverses : du sucre produit au Burkina Faso qui échappe ainsi aux droits de douane, du coton et des tissus du Burkina Faso vers le Mali, des médi-caments de contrefaçon ou encore des munitions et des armes destinées aux sites d’orpaillage, aux chasseurs et aux milices d’autodéfense établies au Mali par les Dozo. En 2014, les auto-rités burkinabè ont par exemple saisi, à huit reprises au moins, des armes de type Kalachnikov en même temps que de l’or de contrebande ou de la drogue. D’autres trafiquants transportent de petites quantités d’armes et de munitions dissimulées dans des sacs d’oignons ou de char-bon, dans des cargaisons de tissus ou dans des fûts de gasoil. Si l’on en croit les transporteurs interrogés, les patrons qui organisent la circulation des munitions ne sont pas les mêmes que ceux qui gèrent le passage d’autres produits. Les patrons seraient donc spécialisés, et disposeraient des relations néces-saires liées à leur propre domaine d’activité.Les autorités de ces pays ouest-africains se heurtent au rap-prochement qui s’opère entre les groupes armés et la crimina-lité organisée. Les groupes armés financent leurs activités via des droits de passage sur le transport de biens, ou bénéficient directement du trafic de stupéfiants et d’armes. Ils se trouvent donc, de plus en plus fréquemment, en concurrence les uns avec les autres et recourent davantage à la violence pour faire pression ou contrôler leurs activités. Ce trafic de fourmi est l’un des principaux modes d’achemi-nement, d’un pays à l’autre, des armes des stocks nationaux détournées. Chaque transporteur achemine un petit nombre d’armes et de munitions mais, au cours d’une seule opération, une centaine de passeurs peuvent entrer en action simultané-ment le long d’une frontière poreuse et difficile à contrôler.

Une spirale diffi cile à briserLa lutte contre le trafic illicite d’armes légères en Afrique de

l’Ouest est d’autant plus difficile que celui-ci se manifeste sous

de nombreuses formes. La demande en armes étant influen-cée par l’insécurité, on peut légitimement penser qu’elle ne diminuera pas dans un futur proche. Dans un contexte de mili-tarisation des itinéraires traditionnels du commerce, d’intensi-fication des violences et de collaboration entre groupes armés, criminalité organisée et réseaux terroristes, il semble indispen-sable de prendre des mesures adaptées, durables et réalistes pour enrayer tant les violences que le trafic d’armes légères.

Matthias Nowak

Notes

(1) Morgane Le Cam, « Au Mali, des massacres impunis », Le Monde, 26 juin 2019. (2) ACLED, « Press Release: Political Violence Skyrockets in the Sahel According to Latest Acled Data », 28 mars 2019 (https://bit.ly/2XFP6Bt). (3) Gergely Hideg et Anna Alvazzi del Frate, « Darkening Horizons: Global Violent Deaths Scenarios, 2018–30 », Briefing Paper, mai 2019.(4) Nic Jenzen-Jones, « Global Development and Production of Self-loading Service Rifles. 1896 to the Present », Working Paper no 25, février 2017.(5) Aaron Karp, « Estimating Global Civilian-held Firearms Numbers », Briefing Paper, juin 2018. (6) Nicolas Florquin, « Les filières multiples du trafic des armes légères », Diplomatie no 92, mai-juin 2018. (7) Nicolas Florquin, Sigrid Lipott et Francis Wairagu, « Weapons Compass. Mapping Illicit Small Arms Flows in Africa », Report, Small Arms Survey, 2019. (8) Les coupeurs de route sont des gangs de 5 à 10 personnes, bien armées, qui installent des obstacles (arbres coupés, tas de pierres) sur les routes pour contraindre les véhicules à s’arrêter et s’emparer, en usant de violence si néces-saire, des biens qu’ils convoitent.(9) http://hdr.undp.org/en/composite/HDI (10) Romane Da Cunha Dupuy et Tanguy Quidelleur, « Self-Defence Movements in Burkina FasoDiffusion and Structuration of Koglweogo Groups », NORIA, 15 novembre 2018 (https://bit.ly/2Pzn0sw). (11) Le passage et le déchargement illégal d’une cargaison de sucre transportée par un poids lourd d’un côté à l’autre de la frontière coûte 25 000 francs CFA par personne, soit 37 euros.

400 km

* Visite de terrain pour : Mali, Niger, Ghana, Burkina F. et Guinée-B. ; et de la capitale seulement pour : Côte d'Ivoire, Sénégal et Nigéria.Source : Small Arms Survey

Pays étudié par le Small Arms Survey*

Flux d'armes d'Afrique de l'Ouest vers la Libye

Flux d'armes libyennes vers l'Afrique de l'Ouest Pôle d'attractiondu trafic d'armes

Capitale nationale

Ville signi�cative

SÉNEGAL

GUINÉE-B.

Dakar

Bissau

Abidjan

Bamako

MALIMAURITANIE

ALGÉRIE

TCHAD

LIBYE

CAMEROUN

GUINÉE NIGÉRIA

NIGER

GHANA

BURKINA F.

CÔTED'IVOIRE

Accra

Ouagadougou

Lagos

Abuja

Niamey

Agadez

Kidal

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Pôles d’attractions et routes du trafi c illicite d’armes légèresen Afrique de l’Ouest

Pour aller plus loinLe Small Arms Survey publiera prochainement deux documents d’information fondés sur cette étude de terrain. Le premier document traitera du problème des fl ux d’armes illicites en Afrique de l’Ouest et le second proposera une étude de cas sur le Mali, le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire.www.smallarmssurvey.org/

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