THELONIOUS MONK, LE SCULPTEUR DE SILENCE

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THELONIOUS MONK, LE SCULPTEUR DE SILENCE Denis Laborde Éditions de l'EHESS | L'Homme 2001/2 - n° 158-159 pages 139 à 177 ISSN 0439-4216 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-homme-2001-2-page-139.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Laborde Denis, « Thelonious Monk, le sculpteur de silence », L'Homme, 2001/2 n° 158-159, p. 139-177. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS. © Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.41.31.174 - 07/12/2014 15h36. © Éditions de l'EHESS Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.41.31.174 - 07/12/2014 15h36. © Éditions de l'EHESS

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  • THELONIOUS MONK, LE SCULPTEUR DE SILENCE

    Denis Laborde

    ditions de l'EHESS | L'Homme

    2001/2 - n 158-159pages 139 177

    ISSN 0439-4216

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-l-homme-2001-2-page-139.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Laborde Denis, Thelonious Monk, le sculpteur de silence , L'Homme, 2001/2 n 158-159, p. 139-177. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • OUR QUICONQUE a fait ses tudes au Conservatoire de Paris la fin des annes70, le jazz, cest, irrductiblement, le monde d ct1. Cest le monde des pia-nistes qui, faute dun apprentissage systmatique, jouent sans principe assise nonfrontale, buste dsax, paules crispes, poignets durcis la verticale (ErrollGarner) ou plombs sous lhorizontale du clavier (Duke Ellington), phalangesretournes , le monde des pianistes qui mettent leur main gauche en pilote auto-matique pour finalement ne jouer que de la droite, le stride du Chopin des mau-vais jours. Du ct de la rue de Madrid, telle tait lopinion dominante ; tel tait,du moins, le discours affich. Car, dans les faits, cette dvalorisation critique con-cidait avec une forte valorisation mythique. On disait Art Tatum capable de jouerles vingt-quatre tudes de Chopin en mme temps, nous qui nous efforcions deles interprter une une. On butait sur la prodigieuse science des accords de BillEvans, nous qui nous efforcions de composer dans le style de Mozart, Faur ouDebussy. On admirait Keith Jarrett, qui avait choisi la libert de limprovisationen claquant la porte de cette Juilliard School de New York o nous rvions tantdaller tudier, un jour2. Dun ct, nous tions agacs par ces pianistes quiLA

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    Mais, Londres, donc, au lendemain de ce 15 novembre 1971, Monk est entr dans le mme silencequi hante la plnitude en ruine de sa musique, comme dans les fentes des palissades

    des grands chantiers ces poteaux de ciel qui se dressent entre de rudes interstices de matire.Jacques Rda, LImproviste. Une lecture du jazz.

    1. Cet article est la version considrablement remanie dune communication prsente lors du colloqueJazz et Anthropologie organis par lAPRAS La Cit de la musique, au mois de juin 1999. Je remerciePascal Cordereix, son service du Dpartement de laudiovisuel de la Bibliothque nationale de France etlINA pour la faon dont ils mont assist dans mes recherches et pour les conditions dans lesquelles jaieu accs lensemble des documents audiovisuels concernant Thelonious Monk, notamment au film deCharlotte Zwerin, Straight, no Chaser, aujourdhui hors distribution. Une scne de ce film laltercationentre Thelonious Monk et Teo Macero lors dune sance denregistrement dans les studios de laColumbia, le 14 dcembre 1967 a fait lobjet dune analyse du schma hirarchique et fonctionnel dela tractation. Le psychologue Michel Musiol, de lUniversit de Nancy 2, lavait labore et je mtaisappuy sur cette analyse lors de mon expos oral. Jvoque cette scne ici, mais, pour des raisons dcri-ture, il ne ma pas t possible de reproduire lanalyse. Je tiens remercier Michel Musiol pour cette col-laboration engage lors dune fameuse cole thmatique du CNRS, sur lle de Berder2. Et quelle ne fut pas ma dception dapprendre, trop tt, que Keith Jarrett avait tudi au BerkleeCollege of Music de Boston, et non la Juilliard School de New York dont il navait pu, par consquent,claquer la porte.

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  • contestaient nos plus tenaces certitudes (la partition, le rpertoire, la technique) ;de lautre, nous savions pour lavoir maintes fois expriment au cours de ces soi-res o lon nous sommait de nous mettre au piano pour crer de la convivialit quon ne simprovise pas improvisateur. Pour moi, qui ai fait mes tudes auConservatoire de Paris dans la fin des annes 70, le jazz est longtemps rest cemonde que Howard Becker a su coiffer du syntagme choisi doutsiders 3.

    Ce nest que bien des annes plus tard que je rencontrai Thelonious Monk ,un soir de juin, Paris, chez Michel et Batrix, qui je ddie ce travail. Nous par-lions politique et Black Power , mais les connexions ne sont pas toujours pr-mdites. Michel tait intarissable sur Max Roach, le batteur. Il voquait sesprises de position politiques, sa conception dun art engag, sa clart de frappe,Abbey Lincoln. Il numrait les musiciens avec lesquels Roach avait jou, DizzyGillespie, Benny Carter, Charlie Parker, comme sil les avait rencontrs la veille,Charles Mingus, Sonny Rollins, Thelonious Monk et l, brusquement, la conver-sation changea de thme et de ton. Thelonious Monk renvoyait Michel sonpropre espace intrieur : Pour moi, Monk, cest de la magie pure. Cest unsculpteur de silence . Et la nuit fila au son de Blue Monk, Round Midnight,Evidence, Ruby My Dear, Epistrophy, Trinkle Tinkle, April in Paris Jappris couter. Je raccordais les improvisations de Monk ma propre exprience demusicien. Lide du silence me ramenait la stochastique de Iannis Xenakis, avecqui javais longuement travaill, aux mditations extatiques de Giacinto Scelsiaussi, que je venais de rencontrer au terme de sa vie. Je commenais apercevoirun mystre Monk semblable ce mystre Gould sur lequel jtais alors entrain dcrire. Jachetai mes premiers disques, puis la compilation de la Warner :Thelonious Monk, hors-la-loi du piano. Je lus le texte de prsentation : Solitairecomme Erik Satie, imprvisible comme Glenn Gould, Monk tait un marginalet un rebelle . Marketing imparable : une seule phrase rsumait litinraire demes propres croyances musicales. Dun coup, Monk me devint familier. Ctaitpresque, dj, une vieille connaissance. Il prit des guillemets.

    Cest cette vieille connaissance que je voudrais voquer ici : mon TheloniousMonk , avec guillemets, et non seulement Thelonious Sphere Monk, sansguillemets, pianiste de jazz, qui naquit Rocky Mount (Caroline du Nord) le

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    3. Le mot dsigne ceux qui transgressent les normes sociales en vigueur et sont considrs comme tran-gers au groupe (on rencontre, dans le mme livre, des fumeurs de marijuana, des entrepreneurs demorale, des policiers et des dlinquants). L est le jazz. Mais Howard S. Becker insiste sur la rciproque : lindividu qui est ainsi tiquet comme tranger peut voir les choses autrement. Il se peut quil nac-cepte pas la norme selon laquelle on le juge, ou quil dnie ceux qui le jugent la comptence ou la lgi-timit de le faire. Il en dcoule un deuxime sens du terme : le transgresseur peut estimer que ses jugessont trangers son univers (Becker 1985 : 25). Et cest en outsider que ses biographes franais cam-pent Thelonious Monk. Lisons lincipit du livre une somme de Jacques Ponzio et Franois Postif(1995 : 15) : Thelonious Sphere Monk fut tout sauf un homme dans le rang [] Avec lge, ces dispo-sitions ntre pas tout fait comme les autres samplifirent, faisant de lui une sorte de marginal.Quant Laurent de Wilde, il mobilise la rfrence pour camper le couple Monk (1996 : 59) : Travaildquipe. ma droite Monsieur et Madame Monk, 150 kilos, pas dconomies, ma gauche New YorkCity, la machine broyer les rves et les destins. Le match sera long, les handicaps ingaux, a va se joueren quinze rounds, pas un de moins. De Wilde parie sur loutsider.

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    10 octobre 1917 et jamais ne quitta bien longtemps son New York o il grandit,dans le quartier de San Juan Hill, et o il vcut avant de se retirer de la scne musi-cale le 4 juillet 19764, pour se rfugier Weehawken, chez la baronne Pannonicade Knigswarter o il passa les six dernires annes de sa vie, les yeux rivs surManhattan (Ponzio & Postif 1995) ou sur lHudson (De Wilde 1996), avantquune attaque dapoplexie ne le conduise, le 6 fvrier 1982, lhpitaldEnglewood Cliffs (New Jersey), ultime port dattache quil abandonna le17 fvrier 1982. Pour le dire vite, et sans prcaution, cest du mythe TheloniousMonk dont il sera ici question.

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    Mon approche repose sur trois prmisses que je voudrais dtailler un peu lon-guement. La premire pourrait snoncer de la faon suivante : si lon croit en Thelonious Monk, ce nest pas parce que Thelonious Monk, pianiste, nous estrvl par une puissance transcendantale, mais parce quen certaines circonstances,il nous touche. La formulation pourra paratre lapidaire. Elle marque une posture qui me fait considrer que la perception auditive ne peut tre dissocie descroyances qui lorientent5 et pointe un parti pris denqute qui me fait privil-gier la relation sur les termes de la relation, la pratique sur le message. Je ne cherchepas tablir une dfinition canonique de Thelonious Monk , jcris sur ce queMonk a lair dtre et non sur ce quest Monk6. Pour cela, jenqute sur quelques-unes de ses nonciations, cest--dire sur ces mises en situation fortement ritualisesque sont le concert, lcoute dun enregistrement sonore, le film, le tmoignageradiophonique, louvrage biographique ou le commentaire journalistique, qui sontautant de cadres dans lesquels Thelonious Monk est prsentifi7. Prsentifi, etnon prsent, car le Thelonious Monk que nous entendons sur notre CD ou celuique certains dentre nous ont eu la chance dentendre au concert ou en jam session,nest pas Thelonious Monk , ce syntagme investi dimplicite, lest de toutes nosattentes, charg deffets pragmatiques qui dsigne la fois le pianiste et sa rputa-tion : un nom sur lequel on fabrique une nigme (Buin 1988 : 22).

    4. Le 15 novembre 1971, voqu par Jacques Rda dans la citation place en exergue de cet article, estla dernire session denregistrement de Monk qui donna encore quelques concerts, aid notamment parla fondation Guggenheim, dont il deviendra boursier. En 1976, il joue par deux fois au Carnegie Hallde New York. Son ensemble inclut dsormais son fils, Tootie, la batterie. La session du 4 juillet 1976,dans un club de New York, le Bradleys, est la dernire apparition publique de Monk au piano.5. Ce qui revient envisager la perception comme un mcanisme de gnration des croyances. Et si lonveut bien considrer que ces croyances sont culturellement constitues, voil lanthropologie rinvestiedans ltude de leur formation.6. Ainsi Paul Bacon sexprimait-il dans un article traduit par Boris Vian pour Jazz Hot (septembre 1949,n 36, cit in Vian 1981 : 193): Jai le choix, ici, entre crire soit sur ce quest Monk, soit sur ce quil alair dtre et sur ce quon croit gnralement quil est. Ce nest pas trs difficile parce que dans les deuxcas, il y a de la matire ; les histoires seront simplement plus ou moins plausibles.7. Ce qui mvite davoir rsoudre, propos des improvisations de Thelonious Monk, des questionssemblables celles que pose Jerrold Levinson propos du quintette en mi bmol, op. 16, de Beethoven : Quest-ce que Beethoven a compos exactement ? [...] Ce quintette, qui fut le rsultat de lactivit cra-trice de Beethoven, appartient quelle sorte de chose? En quoi consiste-t-il ou de quoi est-il fait? .../...

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  • Cest bien avec ce Thelonious Monk que le journaliste Michel Samson eutrendez-vous, le 20 avril 1961, lorsquil se rendit son premier concert de jazz,Monk lAlcazar de Marseille :

    Thelonious Monk, Thelonious, ou Monk, on prfrait dire le nom ou le prnomsparment, manire daffirmer notre familiarit. Il entra sur scne, trs en retard onapprendrait plus tard que ctait toujours comme a dans le jazz venant de la gauche,toque et manteau dastrakan dans la chaleur des spots, lui, limmense lgende, allanttituber derrire son piano : on tait fascins et effrays, on avait peur quil tombe, ilrevenait son clavier pour lancer ses mlodies nouvelles et quon reconnaissait, sesbagues de diamant (?) scintillaient dans la lumire des projecteurs jusqu nous. Il jouafinalement des morceaux quon attendait, ses thmes tragiques quil sculptait dans desfalaises de silence (Michel Contat), avec cette attaque de note inimitable, rude, son-nante, comme de guingois, cette sonorit de percussion, cet art inimitable de la dis-sonance, et ces phrases qui brusquement bifurquaient vers des abmes. De toutesfaons, on tait l, il tait l, et cest ce qui comptait (Samson 2000 : 10).

    Thelonious Monk nat dans cette interaction qui comprend un temps et unlieu, et inclut une audience, un concert, une prolifration dattributions dinten-tions, des discours qui prcdent, dautres qui suivront, une attente ne delcoute denregistrements antrieurs ou dune mmoire dexpriences ant-rieures, une fascination pour ce que chacun dsigne comme du gnie , unemise en prsence inespre qui, pourtant, se ralise Thelonious Monk est leproduit, jamais stabilis une fois pour toutes, dun travail mtaphorique qui vientde ce que lon dcide dtre concern par le discours de ceux qui grent cette va-nescence avec le seul poids des mots et des rituels. De ce point de vue, nous ver-rons en fin darticle que le Thelonious Monk de Michel Samson fut, ce soir-l,fort diffrent de celui de Roger Luccioni, par exemple, lorganisateur du concert.

    En 1954, Thelonious Monk est Paris. Il est venu, invit du Festival de jazzde Paris. Bien que la lgende laccompagne dj, il ne tient pas la vedette (Buin1988 : 20). Mais si la vedette, ce soir-l, est Gerry Mulligan, Monk nen est pasmoins prcd de (et accompagnant) sa lgende. Il a dj des guillemets.

    Thelonious Monk existe par une prolifration doccurrences (concerts,enregistrements sonores, films, tmoignages radiophoniques, ouvrages biogra-phiques, commentaires journalistiques, discussions amicales, valuations dex-perts) qui sont autant dvnements. Le sens que chacun confre cesvnements est le produit dune ngociation permanente, dajustements inces-sants, de tractations dans lesquelles se dessine une manire commune de parlerde Monk. Ceux qui matrisent ce langage sont aussitt identifis comme appar-

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    Devrions-nous dire que Beethoven a compos des sons rels? Non, car les sons disparaissent et le quin-tette a subsist. Beethoven a-t-il compos une partition ? Non, puisque beaucoup de ceux qui sont fami-liers de la composition de Beethoven nont jamais eu aucun contact avec sa partition (Levinson 1998:44). Ici, je ne cherche pas savoir ce que Thelonious Monk improvise exactement lorsquil joueCrepusculeWith Nellie ou Blue Monk. Jabandonne les adverbes au philosophe et porte mon attention surces squences acoustiques qui portent pour titre Crepuscule With Nellie ou Blue Monk en tant quellesnous impliquent dans un processus relationnel nous mettant en prsence de Thelonious Monk.

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  • tenant ce monde du jazz . Ainsi Thelonious Monk existe-t-il commeforme relationnelle. Telle est la premire prmisse.

    La deuxime consiste poser que cette forme relationnelle ne se rduit pas lnumration des termes de la relation. Certes, pour quaujourdhui Thelonious Monk nous touche, il a fallu que Thelonious Sphere Monk ait eules moyens de le faire : une comptence technique pour le moins , mais aussiune comptence socialement reconnue, une attribution statutaire qui lui procu-rt un accs durable (bien que chaotique) aux mdias. Cest, en effet, par unensemble de mdiations musicales, une srie dempreintes humaines et tech-nologiques que ses crations me parviennent aujourdhui. Or, prter attentionaux mdiations qui sexercent en cascade, cest admettre que toute productionartistique est considrer non comme le geste inspir dun artiste solitaire etgnial, mais aussi comme le produit dune action collective8. Pour que jaie accs Thelonious Monk , il faut que soit mobilise une chane de coopration quiva de moi-mme au pianiste, en passant par le producteur, lingnieur du son, lemarchand de disque, mon ami Michel et tout un ensemble de non-humains :piano, salle, dispositif technologique de prise de son, CD, chane haute fid-lit , chapeaux de Monk Sans chane de mdiation, pas de pianiste ; sans mes-sagers, pas de Thelonious Monk .

    Pour autant, il ne sagit pas dargumenter sur une conception statique de lamdiation qui reviendrait durcir les termes de la relation. Travaillant unesociologie de la mdiation, Antoine Hennion (1993 : 223) a point ce risque : leterme est habit par le problme quil veut rsoudre [mais il] est avantageux. Ilopre une promotion thorique de lintermdiaire. Puis, fustigeant avec verve les chiasmes trop rpts de la sociologie des annes soixante-dix (du type ra-lit de la production ou production de la ralit (ibid. : 224), le sociologue delan 2000 propose, avec humour et enthousiasme, de moins sintresser aux ra-lits installes qu linstallation des ralits (ibid). Je mintresse, ici, linstalla-tion de Thelonious Monk dans la dlibration des hommes.

    Pas de thorie fixiste de la mdiation, donc. Mettre en srie nest pas expliquer.Comme le son quelle vhicule, cette chane de mdiation est instable, fugace,jamais fixe une fois pour toutes. Il ne sagit pas dun dj l sur lequel nousnaurions qu nous brancher pour avoir accs Thelonious Monk . Cettemdiation, dans la mesure o elle incorpore une multiplicit dhorizons dattentediffrencis et un champ de lexprience sans cesse mouvant, est constitutive delhorizon dattente et de linteraction. Ce qui permet de thmatiser la mdiationdans le cadre dune thorie de laction.

    Do une troisime prmisse : si Thelonious Monk nous touche, cest quenous activons une fonction dempathie qui nous fait prouver de lmotion

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    8. ceci prs quil ne sera pas question, ici, dobjectiver le rseau des liens tisss entre ces tablisse-ments et entre leurs responsables comme lpure organigrammatique de la centralisation institutionnelledu systme musical (Menger 1989 : 20). En privilgiant laction et le mode de mise en relation, job-serve lexprience musicale plus que le dispositif institutionnel. Jy vois un moyen non de mloigner delinstitution, mais de comprendre la faon dont une institution, le jazz par exemple, devient le lieu duneassignation smantique.

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  • lcoute de Monk9. Jappelle esthtique ce type particulier de mobilisation mo-tionnelle. Cette conduite esthtique tant intentionnelle, elle est artistique, selonune dmarcation ractive par Grard Genette (1997 : 7) : Il est pour moi sp-cifique, et donc dfinitoire, des uvres dart de procder dune intention esth-tique, et donc dexercer une telle fonction, l o les autres sortes dobjets nepeuvent provoquer quun effet esthtique purement attentionnel. Ce prsupposdinclusion entre lesthtique et lartistique ne me conduit cependant pas prendre ici lartistique comme objet danalyse, jen fais un outil dinvestigation.

    ce stade, toute la question serait de savoir si le jazz est, ou nest pas, delart , ou sil est de lart au sens pjoratif dont on qualifia le be-bop sanaissance 10, ou de lart au sens fortement valoris que lui confre AndrSchaeffner dans la coda de sa mticuleuse archologie11. Faudrait-il lgifrer enla matire ? Il suffira de considrer quavec des titres qui saffichent, des auteurset des interprtes prestigieux qui font autorit, des contextes culturels qui poin-tent lappartenance gnrique de tel ou tel morceau de musique au jazz et unephase dinstitutionnalisation acheve (le jazz senseigne dsormais dans ces hautslieux de la production artistique que sont les conservatoires de musique), un monde du jazz sest structur, et la question na plus cours 12 : la musique afro-amricaine commence dapparatre comme une des rfrences obliges dans lediscours sur lart (Malson 1995 : 39). Nous sommes loin, dsormais, des pru-dences rhtoriques des personnalits nagure interroges par Andr Schaeffner etAndr Curoy13. Jentrine donc ce que personne ne songerait aujourdhui mettre en cause et je mefforce de saisir ce double mouvement: une attention

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    9. Ce qui implique de considrer que les motions ne constituent pas une sphre indpendante de lactivithumaine et quelles ne consistent pas en une raction automatique de lorganisme aux sollicitations dumonde extrieur. Lmotion nest pas condamne tre spare de la pense. Sans aller, ici, jusqu attri-buer cette disjonction une probable erreur de Descartes, je considre que les motions sont en rapporttroit avec nos actes, nos croyances et nos penses (Lombardo & Mulligan 1999 : 482). Or, dire cela,cest aussi reconnatre que la mobilisation motionnelle est en rapport avec les croyances : elles ont faireavec un antcdent cognitif et un objet intentionnel. Les motions sont dclenches par des croyancessur des vnements ou des tats (Elster 1999 : 250).10. Dans sa lecture du jazz comme mtaphore du social ou, plus exactement, comme fait socialtotal (Jamin 1998 : 256) , LeRoi Jones (alias Imanu Amiri Baraka) dcrit ainsi la faon dont le termeart fut mobilis, au cur des annes 40, pour dnier toute lgitimit au be-bop naissant : Si le be-boptait outrancier, cest quil le fallait pour restituer au jazz sa fivre et sa beaut. Mais ce quil ralisa pou-vait faire frmir. [] De plus on se mit, vers 1945, lui accoler le terme pjoratif dart (au sens de cequi est superflu et non de ce qui vous donne le sentiment quil est important dtre un homme). Le be-bop navait pas de fonction (Jones 1968 : 288).11. En vain fermera-t-on loreille au jazz. Il est vie. Il est art. Il est ivresse des sons et des bruits. Il est joieanimale des mouvements souples. Il est mlancolie des passions. Il est nous daujourdhui (Schaeffner &Curoy 1988 : 145).12. Cest bien ainsi que nous comprenons la tentative faite en 1953 par le producteur et critique de jazzallemand Joachim-Ernst Berendt de mettre en parallle les styles du jazz (premire partie) et les musi-ciens du jazz (seconde partie), en prsentant un musicien important symbolisant un style ou unedcennie (Berendt 1986 : 11). Quelques figures du jazz sont ainsi riges en emblmes qui fonctionnentcomme des marqueurs identitaires jalonnant une histoire du jazz : Louis Armstrong, Bessie Smith, BixBeiderbecke, Duke Ellington, Coleman Hawkins et Lester Young, Charlie Parker et Dizzy Gillespie,Miles Davis, John Coltrane et Ornette Coleman, John McLaughlin. Une manire dinstituer des nomsen rfrence, cest--dire de les mettre entre guillemets. Monk nest pas dans la srie.13. Le jazz devant les juges, in Schaeffner & Curoy 1988 : 113-136.

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  • oriente et une part daffectivit (de lordre de lapprciation esthtique), toutesdeux constitutives de ce que Grard Genette nomme la fonction artis-tique (Genette 1997 : 149 sq.).

    Loreille qui pense

    Ayant renonc une perspective descriptive de type immanentiste ou trans-cendantaliste, ayant mis lcart lnumration des termes de la cooprationartistique comme facteur dexplication, cest vers linteraction que je propose deme tourner, vers ces moments o un face face se joue. Cest la faon dont unecroyance en Thelonious Monk est active dans les instants ritualiss de cettemise en prsence que je propose dtudier ici. Or, si lon saccorde considrerque les croyances sont lanthropologie ce que les thmes-riffs sont au be-bop,on peut dire quun tel essai se situe en terrain anthropologique. Je ne parle doncpas ici en spcialiste du jazz, je prends appui sur le jazz pour questionner lan-thropologie et lusage quelle fait de la notion de croyance. Jisole quelques ins-tants o nous sommes mis en prsence de Thelonious Monk et je scrute, selonun vu cher Jean Pouillon, la formation des croyances plutt que leur contenu.

    Sans pour autant sy rduire, notre rapport Thelonious Monk passepar des oprations et des instances qui sont nommes. Jen ai choisi trois parmiune infinit de possibles : improvisation, intriorit, silence. Or, pas plus que Thelonious Monk , ces trois catgories ne nous sont livres par une natureomnisciente. Elles sont le produit de constructions culturelles. Ce qui fait que jesuis mu par Crepuscule With Nellie ou enjou par Blue Monk, cest que jaiappris, dune familiarit acquise avec ces titres et avec tout un monde du jazz , confrer ces ondes sonores la capacit de mmouvoir. dix-huit ans, jen-tendais ces mmes ondes sonores. Je ny prtais gure attention. Aujourdhui, jesuis terriblement mu par Thelonious Monk au piano. Quest-ce qui a changdans lintervalle ? Serait-ce mon dispositif sensoriel ? Certainement pas. Gageonsque, grosso modo, mon oreille daujourdhui atteint des performances perceptivesquivalentes mon oreille dil y a vingt ans. Ce nest donc pas une question dau-dition, cest une question dcoute.

    Une coute ne se rduit pas un simple balayage acoustique : cest aussi unepense et des mots. Pour le dire autrement, mon oreille qui entend na pas chang.En revanche, mon oreille qui pense sest trouve considrablement transformepar lattention nouvelle que jai porte Thelonious Monk la suite de cette soi-re de juin14. Cette familiarit, acquise peu peu et jamais de faon dfinitive, est

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    14. Cette formulation est emprunte au travail de Grard Lenclud sur le regard dans la tradition anthro-pologique. Il mobilise cette distinction prcieuse en comparant la faon dont les voyageurs du XVI e sicleet les ethnologues daujourdhui voient les socits quils observent: si personne ne songerait nier, pasmme les post-modernes qui ont en horreur le progrs, que les ethnographes daujourdhui observentmieux les socits quils tudient que les voyageurs nont regard les peuples dont ils ont fait le tableau[...], le mrite de ces ethnographes, comparativement aux voyageurs, revient leur il qui pense et nonpas leur il qui voit puisque tous les yeux qui voient, au XVI e sicle comme au XXe, atteignent les mmesperformances perceptives (Lenclud 1995 : 116). Dans lordre de laudition, Roberto Cassati et /

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    passe par linitiation un vocabulaire qui me permet de parler de TheloniousMonk en tant entendu. Lmotion, ici, nest donc pas du seul ressort de latrompe dEustache, cest aussi une question dentendement. Lveil de lintrt sus-cite un apprentissage de lcoute, lapprentissage de lcoute organise une nouvelleperception des sons. Mon motion ne vient pas de ce que Monk parle cette langue de lmotion, dont la rationalit est une des moins reprables (Buin1988 : 163), elle vient de ce que jinvestis dmotion les compositions de Monk.Ce nest donc pas que Monk sait toucher (ibid.), cest que je me laisse toucherpar Monk. Chacun apprciera la nuance.

    Dsormais, entre Monk au piano et les vibrations acoustiques qui parviennent mes oreilles sinterpose un schme conceptuel anticipatif qui organise lauditiondiffremment aujourdhui quil y a vingt ans15. Telle est la thse que je dfends ici :si nous trouvons, chez Monk, de limprovisation, de lintriorit et du silence etque tout cela, pris ensemble, la fois nous fascine et nous meut, cest que nousnous sommes placs dans les conditions de reprer de limprovisation, de lint-riorit et du silence chez Monk, et de nous considrer comme la fois fascins etmus. Thelonious Monk existe dans lexacte mesure o il constitue unerponse, culturelle, aux questions, culturellement constitues, que nous (nous)posons. Commenons par limprovisation et ouvrons un dictionnaire usuel.

    Improvisation

    Le dictionnaire dfinit limprovisation comme laction, lart dimproviser ,cest--dire comme lart de composer sur-le-champ et sans prparation (LeRobert). Il livre galement une seconde acception dumot : limprovisation, cest cequi est improvis . Et de cette confusion entre laction et son rsultat nat une sriede troubles notionnels qui se rpercutent de dictionnaire en encyclopdie et den-cyclopdie en ouvrage spcialis. Dune part, limprovisation est un jaillissementspontan, on veut le croire. Dautre part, limprovisation est du savoir-faire , onle sait, mais on ne sy attarde pas. Reprenant, dans lEncyclopdie de la musique(Michel 1958-1961), les thses de son ouvrage fondateur de 1938, Ernst Ferandassure que limprovisation jaillit de linconscient musical sans lintermdiaire de lapense ou de la rflexion (ibid., II : 528), ce qui explique quelle soit une pratiqueconstante et universelle (ibid.). Pour lminent musicologue de la New School for

    et Jerme Dokic (1994) se sont livrs une fine analyse du passage entre la facult dentendre et lessensations auditives. Je renvoie au chapitre quils consacrent aux croyances spcifiquement audi-tives (ibid. : 29 sq.) ainsi quau travail de justification insparable dun travail de catgorisation luvre dans la perception sonore.15. Cette manire de prsenter la relation pourrait laisser penser que le schme conceptuel anticipatifexisterait indpendamment du contenu de la perception. Il nen est rien. Charles Taylor a explicit cetterelation dans le cadre dune discussion des thories smantiques de la philosophie anglo-saxonne (Taylor1985) : tout schme anticipatif est partie intgrante de la relation. Si lon admet, avec Louis Qur(1999b), un dialogue possible entre les perspectives analytique et hermneutique, nous nous rfreronsvolontiers H. Gadamer : le mot appartient si intimement la chose mme quil ne lui est pas assignaprs coup titre de signe (Gadamer 1996 : 276).

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    Social Research, limprovisation serait ainsi un objet naturel. Mais remplaons lemot improvisation par le syntagme concept occidental dimprovisation , et lonaperoit aussitt que lobjet naturel de Ferand ne fait que masquer le caractre ht-rogne des pratiques ou, si lon prfre, fdrer des pratiques htrognes.

    Dans The New Grove Dictionary of Jazz, Barry Kernfeld fait de limprovi-sation une cration spontane de musique au moment mme o elle estjoue (Kernfeld 1988 : 554). Mais au terme des cinq chapitres dinventaire, ilconclut, dune part, que la cration tout fait spontane de formes nouvellespar le biais dune improvisation libre, indpendante dune trame existante, estplus rare en jazz quil ne semble et, dautre part, quune improvisation enti-rement spontane pourrait bien savrer incohrente (ibid.). Limprovisation enjazz se rsumerait un dlicat quilibre entre une invention spontane [...] etune rfrence ce qui est familier (ibid. : 562). Le familier, ici, cest lensembledes lments dtermins qui entrent dans la fabrication de limprovisation ; lacrativit, cest la rsultante des choix exercs par limprovisateur dans lexcu-tion, et qui font que chaque improvisation est unique. Pour Kernfeld, rien nestprpar, pourtant tout est programm. Ainsi, la disponibilit smantique du motengendre-t-elle la confusion : dun ct, nous croyons en limprovisation commemanifestation dune inspiration soudaine, de lautre, nous savons que nimprovisepas qui veut et quil y faut une comptence. Lespace encyclopdique regorgedexemples de cette posture janusienne.

    Que lon se rassure. Croire en mme temps des vrits contradictoires narien dexceptionnel. La confrontation de quelques principes intuitifs avec lesconceptions que notre environnement nous a rendues accessibles serait mmeplutt un trait rcurrent des comportements humains. Paul Veyne (1983 : 11)se plat rappeler que les enfants croient la fois que le Pre Nol leur apportedes jouets par la chemine et que ces jouets y sont placs par leurs parents ; alorscroient-ils vraiment au Pre Nol ? Oui ! . Pourquoi donc ne pas croire, enmme temps, que limprovisation ne se calcule pas et quelle est le produit dunecomptence acquise ? Pourquoi ne pas croire, en mme temps, quelle est uneaction spontane et quelle est le produit dune anticipation calcule ?

    Bien des chercheurs voient dans cette existence bifide une contradiction rsoudre. Deux attitudes se dessinent16. La premire consiste faire le pari de laspontanit ou du calcul inconscient, au risque deffacer le processus de produc-tion de lnonc. Tout se passerait en dehors de la matrise consciente. Une autreattitude consiste mettre en valeur le processus de production de lnonc, ce quia pour effet driger limprovisateur en figure dmiurgique, matre des interactionsrituelles, capable dimproviser sur le moment comme sait le faire un compositeurdisposant dun dlai. On envisage alors laction situe comme une simple rpliquedun plan daction que limprovisateur aurait en tte et lon parle volontiers dune partition intrieure (Siron 1992). Faut-il stonner de ce que les musiciens dejazz prfrent cette faon de voir ?

    16. Pour une prsentation plus dtaille de ces deux attitudes, cf. Laborde 1999.

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    Pour eux, limprovisation est un moyen de se librer de cette sorte de pesan-teur de la prsence du compositeur (Jean-Pierre Drouet, cit in Gerber 1973 :200). Cette rflexivit est le fondement de la libration par improvi-sation (Gulda 1971 : 42), car nul ne saurait nier que la vritable libert danslimprovisation existe au plus haut point (Ourgandjian 1989 : 28). Pour les mili-tants, limprovisation est une culture dopposition, de rsistance mme, contrela perte didentit (Sportis 1990 : 8). Et cest en anarchiste depuis plusieurs vies,que Frederic Rzewski conduit Rome avec son groupe Nuova Consonanza lesrecherches les plus radicales en la matire. Michel Portal le clame haut et fort : limprovisation est avant tout un besoin de libert daction, de spontanit,dinconnu ; cest donc une faon dtre en musique (cit in Levaillant 1996 :59). La libert dimprovisation est la voie conqurir de lmancipationhumaine. Et Jean Jamin de surfer sur le manifeste de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli (1971) : Free jazz / Black Power, et dont les termes, par permu-tation, pouvaient exprimer ce qui tait en fait revendiqu free Black / jazz Power, liant par consquent cette musique la dfense dune cause sociale et poli-tique (Jamin 1998 : 254).

    ce stade, le musicien rejoint le philosophe. Quel jazzman serait, en effet,dpays la lecture du livre que Jean-Franois de Raymond consacre LImprovisation ?

    Mais lhomme tente dchapper cette attraction universelle qui englue le mouve-ment et empte les formes ; il secoue la pesanteur des prcautions dont il sest assur,paralys par les commodits qui touffent sa crativit : les moyens sont toujours desmenaces, leur prolifration masque le but, lautolimitation de lutile le change enimpedimentum.

    Seule limprovisation le fait chapper sa condition, non par une rtrovision nos-talgique vers le pays perdu mais par une itinrance discontinue en direction de celuiqui nest pas encore atteint, vers une terre attendue au-del de lhorizon (Raymond1980 : 9).

    Gageons que LeRoi Jones y verrait une nouvelle traverse du Jourdain , alorsque, sur les rives de lUzeste, dans une Gascogne fantasmagorique et jazzy,Bernard Lubat rige limprovisation en forme de clandestinit, de rsis-tance (cit in Levaillant 1996 : 267). Limprovisation est cette part souveraine etirrductible de lhomme. Ce sera le trait dfinitoire du jazz.

    Car elle est, en effet, le principal moyen dexpression dont dispose le musi-cien de jazz (Tnot & Carles 1967 : 127). Sur la quatrime de couverture de lajudicieuse rdition du livre du pianiste de jazz Denis Levaillant, elle est la condi-tion de notre libert : Pour penser librement, le musicien improvise, comme lephilosophe se promne (Levaillant 1996). Et relisons LeRoi Jones, quon nepeut jamais quitter durablement. On comprend alors que lhistoire rcente dujazz est une histoire des stratgies dimprovisation : Les rvaluations harmo-niques les plus audacieuses du jazz sont celles quon effectue de nos jours. Maisles boppers ont eu tout de mme une conception originale de lharmonie. Ils onten effet remplac les improvisations et les variations sur un thme mlodique par

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  • des variations sur les accords la base de ce thme, crant gnralement de lasorte des mlodies absolument nouvelles, et parfois nont utilis la mlodie pri-mitive que comme notes de base dune nouvelle srie daccords et ont improvisune contre-mlodie (Jones 1968 : 283-284).

    Une mystique de limprovisation est luvre dans nos socits. On en repredes indices dans nos intimes convictions, nos attitudes, nos discours qui expli-quent, justifient, cautionnent, administrent cette part de mystre dun processusde cration proprement inintelligible, dont chacun cest la force incommensu-rable que lon prte au jazz peut devenir le tmoin privilgi. Labsence detrace scripturaire garantit la libert. laube des annes 30, le violoniste PaulDomingues le confiait Alan Lomax, qui enqutait dans le Delta : Sont pasfichus de vous dire ce quil y a dcrit sur le papier, mais ce quils en sortent, cestdu tonnerre (cit in ibid. : 124). Rien que du spontan, on veut le croire ; et lespontan, a ne sapprend pas, on croit bien le savoir.

    Lnigme du don

    Cest dans cet horizon dattente que sinscrit le jazz, dans cet horizon dattenteque prend place Thelonious Monk, dlibrment :

    En fait, je nai jamais eu besoin dapprendre jouer: jtais dou. Il me semble quejai toujours su lire les notes et les traduire en sons. Ma sur ane prenait des leonsde solfge ; moi, je lisais par-dessus son paule. Lorsque jai pris des leons mon tour,jen savais suffisamment pour pouvoir me dbrouiller (Postif 1963 : 25).

    Monk na jamais appris jouer, et cette absence dapprentissage conforte notreconviction quune improvisation est ncessairement spontane. Les tmoignagestlviss prolifrent ; ils sont recueillis par Philippe Adler sur M6 ou par FrdricFerney sur La Cinquime. Laurent de Wilde, hagiographe et pianiste de jazz : cetype-l tait un gnie ( Jazz 6 , 20 mai 1996). Philippe Sollers, crivain : Monkest un musicien de gnie ( Droit dauteurs , 10 mars 1996). Emmanuel Carrre,crivain : Ctait vraiment un gnie (France Musique, 18 mai 1995). Yves Buin,psychiatre : Monk transforme le plomb vil en or pur (Buin 1988 : 80). Limagesera reprise par De Wilde. Lautorit que lon confre au tmoin sprouvant enposture dclaireur et disposant, pour convaincre, des seuls mots de ses phrasesassertives fait la valeur du tmoignage. Cette valeur est dautant plus leve quele tmoin est proche de Monk, commencer par Nellie, sa femme, qui fut encoreplus convaincue que Thelonious lui-mme du gnie de celui-ci (De Wilde 1996 :59). Les Lion, ensuite, Lorraine et Alfred, qui produisirent, sous le label Blue Notequils fondrent avec FrancisWolff, les premiers disques deMonk, virent en lui undes gnies du sicle (ibid. : 74). Et comment ne pas comprendre aujourdhui quel point ils eurent alors raison ? Il nest que dcouter chaque plage de ces enre-gistrements : du trois minutes trente de pur gnie (ibid. : 80). Et sil arrive queMonk ait recours des formes musicales trs largement rpandues son poque, cenest pas par paresse, cest quil les considre comme des sortes de coques vides LA

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  • quil habitera de son gnie (ibid. : 106). France 2, 21 janvier 1996, le saxophonisteGerry Mulligan vient de dcder lge de 68 ans. Le prsentateur du Journal de20 heures , Daniel Bilalian, lui rend hommage en diffusant lune de ses inter-views : Thelonious est un gnie. Il a une approche unique de la musique, un styletrs personnel, mais il a eu une influence colossale sur tous les musiciens de sonpoque . Mulligan parle, et son loge funbre se transforme en une clbration dugnie de Thelonious Monk.

    Les meilleurs jazzmen du moment, les commentateurs les plus autoriss et lesmembres de sa famille en sont convaincus: Monk est un gnie. Mais commentaller au-del ? Comment traquer la disposition extraordinaire, percer le mys-tre ? Jacques Ponzio et Franois Postif sy sont essays. En exigeants exgtes, ilsont ouvert le vaste chantier dune archologie de ce don. Ils ont scrut la biogra-phie du pianiste, en qute de lorigine du gnie ou, dfaut, de ses premiers signestangibles. Hlas, ils ne purent quentriner lauto-valuation de Monk et le tmoi-gnage de ses porte-parole. Impossible, en effet, de remonter au-del des annes 30.Or, au seuil de ces annes, Monk est dj au piano. Il accompagne les prires duculte dans la petite glise du quartier San Juan Hill, New York, et les fidles Jacques Ponzio et Franois Postif (1995 : 30) sont formels stonnent dj dela facilit avec laquelle le petit prodige, un garon de douze ans lpaisse tignasse,cre comme dinstinct un contre-chant si appropri. Je lis ce tmoignage et je nepeux plus entendre la coda de I Love You Sweetheart Of All My Dreams 17 quecomme un lointain cho de ces contre-chants improviss par Monk, douze ans,lors de ces crmonies baptistes auxquelles aucun de nous ne put assister. Lnigmedu don serait-elle leve pour autant ? Non, bien au contraire. Au terme des 382pages de leur essai magistral, Jacques Ponzio et Franois Postif (ibid. : 382) renon-cent : Comprendre profondment lhomme demeure une entreprise marque aucoin du fantasme. Son mystre reste entier. Lenceinte mentale de limprovisateurdemeure une citadelle imprenable.

    Cest que cette nigme du don est dune autre espce que celle laquelle sontdordinaire confronts les anthropologues. Elle est dune espce qui rsiste lexpli-cation anthropologique. Certes, la relation est triadique. Elle associe un donateur un donataire grce une chose donne (Descombes 1996 : 237), mais les termesde la relation ne sont pas tous clairement identifiables. Si lon institue sans grandedifficult Thelonious Monk en position de donataire, la chose donne, lobjet dudon, en revanche, nest pas aisment reprable. Cest une disposition, une capacit improviser et cela ne se laisse pas apprhender comme on apprhende un objet tri-dimensionnel que lon offre un tiers. Ici, rien de tangible, seulement des manifes-tations quil faut savoir identifier et dcrypter comme telles. Cette capacitfonctionne limplicite. Nous reprons des indices dans lexprience, cest--dire, linverse, en interprtant des vnements du monde comme des manifestations dece don. Un reprage aussi minemment tautologique requiert une comptence de

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    17. I Love You Sweetheart Of All My Dreams (take 2), in Monk Alone. The Complete Columbia Solo StudioRecordings 1962-1968, produit par Teo Macero & Orrin Keepnews, 1998 (Sony Music EntertainmentInc., Columbia Legacy, C2K 65495).

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  • dchiffreur. Quant au donateur, premier terme de la relation, il cristallise toute lapart du mystre. Jamais identifiable, jamais reprable, il nest quune instance per-mettant de constituer une origine, dinstaurer une cause premire nous permettantde subsumer des manifestations du don sous un principe nomologique: un fac-teur explicatif qui nexplique rien du tout, mais qui fdre les croyances. Le dona-teur, premier terme de la relation triadique, est en effet le sige de toutes lesmtaphores divines ou cosmiques (Dieu ? La providence ? Lespace interstellaire ?Une main invisible ?) qui font de Monk un lu au nom prdestin.

    On limagine alors en saint Franois dAssise : Monk peut bien vivre dans sacaverne, les oiseaux viennent lui manger dans la main (Buin 1988 : 22). On enfait un carrefour de lhistoire du jazz visit avec ferveur (ibid. : 83). AuMintons, o il a lu domicile, il suscite de miraculeuses rencontres (Ponzio &Postif 1995 : 51). Infatigable dchiffreur des gographies souterraines, on lesait en prise sur lintrinsque (Buin 1988 : 44, 47). Tout au long de lanne1954, il pratique une ascse qui, avec Rhythm-A-Ning, deviendra ascse jubi-latoire, avant que le pianiste opte, avec la version de 1965 de Ruby My Dear,pour encore plus dascse (ibid. : 47, 70, 75). Donataire de la relation tripar-tite, Monk a ce pouvoir de faire parler ce qui est en dessous, cach aux yeux bla-ss du commun des mortels (De Wilde 1996: 112). Monk est dans lindicible,et comment parler de lindicible ? On ne peut pas. Le silence de Monk, cest--dire que cest quelque chose, qui est extrmement, presque mtaphysique, lalimite (Philippe Sollers, La Cinquime, 10 mars 1996).

    lu par un mystrieux donateur, Monk est le grand matre delombre (Ponzio & Postif 1995 : 57), celui que lon naperoit pas et qui irradie,pourtant, de sa prsence.

    Et quand il est invit se joindre la fameuse sance Verve (Bird and Diz , 1950)pour accompagner les inventeurs du be-bop, il remplit sa fonction avec une auto-rit exemplaire. [] Sa densit, sa prcision et son originalit plaident pour unereconnaissance immdiate. Mais non : Bird [Charlie Parker] et Dizzy [Gillespie] sen-volent toujours plus haut vers la gloire, et lui fait du surplace, tel un figurant ngli-geable sur le thtre du be-bop [] Dailleurs la photo que lon voit en couverture dece fameux disque Verve reprsente Bird et Dizzy, tout sourire, comme batifis parleur immense succs. Mais ce quon ne sait pas, cest quelle a t coupe, la photo ! Jelai vue, loriginale ! Et droite, l o cest coup, il y a un autre type, et ce type, cestMonk ! Et l, on comprend tout ! (De Wilde 1996 : 84-85).

    Et du grand matre au grand prtre, il ny a, aprs tout, quune syllabe. En pro-duisant ses premiers enregistrements, Alfred Lion le promeut en grand prtredu be-bop . Michel Le Bris puisera dans ce mme champ lexical pour relater leconcert du 3 novembre 1967, Salle Pleyel, Paris. Pour dnigrer la performancede loctet de Thelonious Monk dabord, qui a fait songer une procession defonctionnaires et qui a suscit des avis qui tenaient du liturgique, o toutcommentaire est interdit . Pour louer Monk ensuite, et Monk seul, pour quidepuis toujours la boucle fut boucle [] Monk qui clbre une messe dont ilest tout la fois le Dieu, le prtre, le fidle et limpie (Le Bris 1967 : 10). LA

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    Tout se passe comme si la consistance des termes de la relation triadiqueimportait moins que la part de mystre que cette relation charrie avec elle et quine fait que renforcer ce que nous savons dj : Monk est un gnie. On comprendalors que la relation que nous voquons ne tient que parce que nous en sommeslinstaurateur. Ds lors, un autre rfrentiel coexiste avec le prcdent, celui quinous unit Monk par le biais dune motion et dune imputation de gnie. Cetteimputation joue sur deux niveaux: les formes de la relation triadique sont danslordre de la transcendance, la relation elle-mme se manifeste dans limmanence.Cest dans un va-et-vient incessant entre immanence et transcendance que nouschargeons de significations ces indices comportementaux dont nous faisons desmanifestations du gnie.

    Limmanence se conjugue sur le mode de lvidence. Plus personne nen doute,Monk a cette science. Impossible de croire quil la travaille avec un vieux matre.Il la, tout simplement, [] il est n avec (De Wilde, La Cinquime, 10 mars1996). Comment, ds lors, imaginer Monk en abonn des cours de piano, Monkna de leons recevoir de personne. On se souvient du commentaire dincipit dufilm documentaire de Charlotte Zwerin, Straight, No Chaser : Monk commence lepiano sans formation musicale. Plus tard, il tudia la thorie la Juilliard School ofMusic . De Wilde (1996 : 185) rcuse cette assertion, violemment : Pourquoilenrler de force dans un apprentissage qui ne fait que diminuer limmdiat gniede sa musique ? Car sil arriva Monk de se rendre la Juilliard School, ce fut quarante ans, pas vingt [et] pour enseigner, pas pour apprendre ! Pour tre le profdu prof, nuance! (ibid. : 186). Rien, ici, ne doit sopposer la naturalit du don.Le discours volue en rgime hagiographique.

    Or, si, aprs avoir abandonn la question ontologique la philosophie, noussommes contraints de confier la question du gnie la psychologie, nous pouvonstoutefois reprer que la naturalit que lon prte ces vnements que lon considrecomme des expressions du gnie est, prcisment, prte. Ces comportements quelon tient pour des manifestations du gnie ne le sont pas, indpendamment dufait que nous les tenons pour telles. Lnigme du don laquelle nous avons affaireici est donc moins lnigme dune rvlation dorigine transcendantale de capacitsmusicales inoues que lnigme du tenir pour donn et qui implique cette part denous-mme qui y croit. Car il y a bien une nigme du tenir pour donn: le donne dvoile pas davantage cela que le vrai ne dvoile lnigme du tenir pourvrai (Lenclud 1990 : 11). Cette nigme nous invite dplacer notre regard dan-thropologue, et plutt que de considrer la relation triadique Dieu-Monk-don18, ilnous faut considrer la relation Monk-nous-imputation du don. Alors, la naturalitdu don napparat plus comme un facteur explicatif ultime investi dun mystre delorigine, mais comme un travail dimputation que nous engageons par nos proprescommentaires. Ce changement de rfrentiel dessine ainsi, entre philosophie et psy-chologie, un champ de lexprience sociale ouvert une anthropologie du jazz.

    Denis Laborde

    18. Dieu pouvant, tout moment, cder sa place une quelconque puissance transcendantale; lespaceinterplantaire, par exemple, qui fait de Monk un arolithe (De Wilde, La Cinquime, 10 mars 1996).

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  • Opter pour ce type dapproche, cest reprendre le travail engag, en 1926, parle sociologue allemand Edgar Zilsel qui seffora dcrire, non pas une histoire dugnie, mais une gense historique de la notion de gnie. Pour cela, il tenta dereprer les traces de sa construction sociale en vitant deux cueils que NathalieHeinich a clairement identifis dans sa prface ldition franaise de louvrage:sa rduction critique et sa valorisation hagiographique. Cest ce prix que Zilselsengage dans son archologie du gnie, posant que lidal du gnie est unenotion par dfinition sociale, dont on ne peut saisir les origines complexes quenclairant dabord leur contexte et leur porte (Zilsel 1993 : 25). Faisant retoursur Monk, lon remarque alors que la faon de parler de Thelonious Monk et,ce faisant, de fabriquer Thelonious Monk emprunte les voies dune rhto-rique ordinaire, cette rhtorique dont nous usons pour produire nos grandshommes (le saint, le gnie, le hros) en en consacrant simultanment (et toujoursconfusment) le talent, luvre et la gloire.

    Ce qui explique que lon puisse aujourdhui parler de Monk comme HeinrichNeuhaus parlait nagure de Sviatoslav Richter, son lve au Conservatoire deMoscou : Tout jeune, il faisait dj preuve dune merveilleuse comprhension de lamusique, en accumulait de telles rserves dans son cerveau, et possdait un don siexceptionnel de virtuose, quil me fallut suivre le vieux conseil : enseigner un savantnaboutit qu le dformer (Neuhaus 1971 : 181). Et Neuhaus dopter pour uneattitude de neutralit amicale , le matre et llve dialoguant dgal gal.

    Fausse erreur

    Mais, la diffrence de Sviatoslav Richter, Thelonious Monk improvise. L, letalent, luvre et la gloire (ft-elle posthume) sont inextricablement mls. cou-ter Monk, ce nest pas se trouver face une composition inscrite sur partition,ayant fait lobjet dun apprentissage anticip, qui est interprte et que lon recon-nat laudition. couter Monk au piano, cest se trouver en prsence deluvre in status nascendi, cest prendre part, comme auditeur, son laboration.Bien sr, nous ne pouvons pas remonter jusqu lacte mme de composition (supposer quil y en ait didentifiable), mais, malicieux, Thelonious Monk na pasmanqu de livrer quelques indices sur la faon dont il sy prend pour improviser.La plupart de ses exgtes se sont arrts sur celle-ci : il marrive souvent dhsi-ter entre deux notes avant de me dcider (Postif 1963 : 39). Monk hsite entredeux notes. Mais, quand on improvise, le temps presse. Impossible de rompre lecontinuum sonore. Monk ne peut donc hsiter bien longtemps. Et lorsque lesdeux notes entre lesquelles il hsite sont proches lune de lautre, sur le clavier (unmi et un fa, par exemple), il nest pas rare quil les joue en mme temps. Du moinsest-ce ainsi que, grce au commentaire de Monk, nous interprtons ces faussesnotes, chez lui si frquentes. Mais nous ny croyons qu moiti.

    Cette erreur, en jazz, a un nom : pitch bend, deux notes voisines joues simulta-nment. Chez nimporte quel pianiste, jouer un intervalle de seconde, cest faireune dissonance. Chez Monk, cest un procd. Il cherche imiter cette torsion que LA

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  • les cuivres ou les instruments cordes peuvent seuls infliger une note en tournant,en glissando, autour de sa hauteur absolue: une manire de la faire sonner de faondissonante. Chez Monk, ces dissonances sont donc consciemment matrises. Cesont de vraies fausses notes (Ponzio & Postif 1995 : 39). Thelonious Monk lesqualifiait lui-mme de wrong mistakes. Jean Jamin en fit le titre dun article qui, en1998, annonait le prsent numro de LHomme, Fausse erreur (Jamin 1998 :249): une manire de crditer Monk dune matrise absolue de son jeu et denga-ger avec lui une relation de partenariat base sur la connivence.

    Quand le commun des mortels croit que le pianiste se trompe, nous savons quilest matre du jeu. Lerreur est fausse, nous le savons, et cest considrable. Caradmettre cela, cest reconnatre que le mrite du pitch bend ne se situe pas au seulplan esthtique ou syntaxique, sa fonction nest pas seulement artistique, elle estrelationnelle. Chaque pitch bend active, dans linstant de limprovisation, unimplicite partag entre le pianiste et lauditeur inform . Il marque une conni-vence qui rige lauditeur inform en expert. Le pitch bend trace le partage entreceux qui savent identifier lerreur comme fausse et ceux qui la croient vraie, entrelexpert et le novice, le savoir et la croyance19.

    Nous entendons une fausse note. Nous savons que cest une fausse erreur. Elleest voulue par Monk, omniscient. Le pitch bend est le signe que quelque chosesest pass dans son cerveau qui a fait quil a hsit. Comme lorsque H. Neuhausparle de S. Richter, nous voulons croire que tout se passe ici dans le cerveau.Notre psychologie nave ne nous a-t-elle pas appris quil est bien le sige dugnie ? Nous verrons plus loin que la mtaphore peut savrer encombrante. Pourle moment, elle est redoutablement oprationnelle. Chaque pitch bend nousramne au processus crateur. Il pointe un moment o le dispositif dnonciationdevient saillant dans la relation. Rien ne soppose alors ce que nous exercionspleinement notre empathie : nous sommes en mesure dprouver les tats men-taux de Monk au moment mme o il joue. Nous nentendons plus les grince-ments de la mlodie (Just a Gigolo, in Monk Alone, take 1) ou les ruptures derythme comme des altrations dune musique idalement pure . Ce sont, bienau contraire, les indices dun processus de cration en train de se produire. Monkhsite, cest sa part irrductiblement humaine qui le rend encore proche denous, lui qui fut dramatiquement install sur une plante qui il tait tran-ger (Ponzio & Postif 1995 : 15).

    Pour ces raisons, nous coutons Monk autrement . Nous coutons encreux . Parce que les pitch bend et les silences sont la trace dun processus de cra-tion en cours que nous savons dchiffrer, ils mobilisent notre attention. Nous

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    19. Ces remarques sappliqueraient aussi bien la gamme par ton, que Monk acclimata au jazz avant lessecousses du free jazz. Cette gamme par tons entiers vaut Monk dtre rapproch de Claude Debussy,qui lemprunta lui-mme aux gamelans balinais (J.-J. Finsterwald et J.-F. Zbinden, cits in Ponzio &Postif 1995: 111). Elle est aujourdhui perue comme la signature type de Thelonious Monk (Berliner1994 : 162). Une lecture apophtique sorte de prophtie lenvers [ou] faite aprscoup (Compagnon 1993: 46-47) fait de lui un anctre du free jazz, mais Monk est rest critique lgard dOrnette Coleman, par exemple : Sous prtexte de se librer, on na pas le droit de devenir illo-gique, incohrent, de sombrer dans lanarchie au point de ne plus rien construire (Clouzet & Delorme1982 : 11).

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  • sommes, ce moment, dans le cerveau de Monk. Les silences que lon entendentre les notes sont le temps indispensable son cerveau pour quil tablisse lesconnexions neuronales ncessaires, comme, par exemple, choisir un mi bmolplutt quun mi bcarre et transmettre linformation lauriculaire de la maingauche: quil se mette en position et appuie sur la bonne touche. Si vous voyez cela se produire au moment o vous lcoutez jouer, cest quentre lui et vous, lacommunication se fait de cerveau cerveau. Si vous voyez ce qui se passe, ce moment, dans son cerveau, cest que Monk est investi du pouvoir de cha-touiller une partie de votre cerveau que vous pensiez endormie depuis plusieursmillions dannes (De Wilde 1996 : 69). Comment ne pas couvrir dun discoursapodictique dont la seule cohrence fait la valeur de vrit cette improvisa-tion nourrie de silence dont nous participons et qui vhicule, par le biais de cesindices que nous savons reprer dsormais, cette fragilit qui est le propre des ins-tants uniques ?

    Car il ne coule jamais deux fois la mme musique sous les doigts de Monk.Invit de Franois Serrette dans lmission Domaine priv , lcrivain EmmanuelCarrre est tenaill par cette question : Combien de fois Monk a-t-il pu jouer lemme thme, non seulement en enregistrement ou en concert ou mme en jamsession, mais chez lui, quand il est seul avec son piano? Combien de fois a-t-il jouRound Midnight, Crepuscule With Nellie, Evidence, Epistrophy ? Et pourtant, antait jamais la mme chose (France Musique, 18 mai 1995). Le pianiste etanthropologue Paul F. Berliner (1994 : 66) confirme, sa manire, lanalyse delcrivain : des compositeurs comme Thelonious Monk varient leurs proprespices chaque fois quils la jouent. Les tmoignages sont lgion, manant desauditeurs les plus attentifs: Monk innove sans cesse. Il scrute le son, joue avec lesilence, explore les accords, suspend les temps. Le saxophoniste John Coltrane saitde quoi il parle : Monk faisait toujours des trucs derrire qui sonnent tellementmystrieux, mais qui ne le sont pas quand vous savez ce quil fait []. Jai beau-coup appris avec lui. Si vous travaillez avec un type qui fait attention aux dtails avous incite faire pareil (John Coltrane, cit in Ponzio & Postif 1995 : 189).

    Round Midnight

    Une squence du film documentaire Straight, No Chaser, mont en 1988 parCharlotte Zwerin et distribu par la Warner 20, semble voue une longue post-rit. Elle a t largement commente, notamment par Laurent de Wilde et parFrancis Marmande21. Elle se situe 7 minutes 20 secondes aprs le dbut du film.

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    20. Ce film se prsente comme un montage de divers documentaires dont Jacques Ponzio et FranoisPostif connaissent lorigine: Il faut savoir quavant dapparatre dans un film succs, ces documentsont fait longtemps partie du mythe monkien: le 29 mars 1972, la tlvision autrichienne prsente unfilm produit par Joachim Ernst Berendt et dirig par Michael Blackwood. Ce dernier a film une quin-zaine dheures de la vie de Monk et de son quartette en tourne, et il en tire un intressant documentairequi suit la loi du genre (Ponzio & Postif 1995: 328).21. Cf. De Wilde 1996: 171, ainsi que le compte rendu de Straight, No Chaser que Francis Marmanderdigea pour le numro 432 (dcembre 1993) de Jazz Magazine.

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  • Monk est au piano. Il improvise Round Midnight. Selon Jacques Ponzio etFranois Postif (1995 : 330), cette squence fut tourne au Vanguard, clbreclub new-yorkais, Nol 1967. Voici la description que jen propose:

    Monk est au piano. Il fume une cigarette. Il transpire. Sur un accord de septime dedominante (je parle dans ma langue), il suspend lactivit, fouille dans sa poche. Il jouede la main gauche pendant que, de la droite, il cherche un mouchoir dans sa poche.Il fume toujours. Le solo continue. Il passe le mouchoir de la main droite la maingauche. Il poursuit son solo de la main droite, accessoirement avec quelques doigts dela main gauche dans la paume de laquelle il tient toujours le mouchoir. Mais voil quela cendre de la cigarette menace de tomber sur le clavier. De la main gauche, il prendla cigarette. De la droite, il sponge le front avec le mouchoir. Il pose la cigarette gauche du clavier, lorientant de telle sorte que la cendre tombe lextrieur du cla-vier. De la droite, il joue deux fois le mme motif :

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    Puis il pose le mouchoir devant lui, sur le pupitre. La situation se stabilise : il joue nouveau deux mains. Du fait quil improvise, il ny a pas de partition.

    De Wilde sesclaffe: Il peut tout faire avec ces mains-l ! (De Wilde 1996 :171). Marmande spate (1993): Monk finit par plaquer le mouchoir lui-mmesur les touches. Bien sr, Monk aucun moment ne plaque le mouchoir sur leclavier (il le maintient dans la paume de la main avec lauriculaire pendant quiljoue avec le majeur), mais limage est belle, et lil qui pense informe lil quivoit. Et on le voit comme on laime, Monk. Cest ce prix quil prend des guille-mets. Mais ce que lon peut fort bien se demander, cest si Thelonious Monk estparfaitement conscient, chaque instant, du moindre de ses gestes? Commentsaccomplit lharmonieuse chorgraphie des mains, du mouchoir et de la cigaretteface ce piano qui reste dune exasprante immobilit ? Est-ce que son cerveaufonctionne comme un ordinateur lui ordonnant : 1) de chercher son mouchoir,puis de sen saisir avec la main droite, puis avec la gauche ; 2) de prendre sacigarette ; 3) de sponger le front ; 4) de poser la cigarette sur le rebord dupiano ; 5) de reposer le mouchoir devant lui ; 6) tout en restant branch sur lecontinuum sonore ?

    Formuler les choses en ces termes implique des rajustements permanents entrela mtaphore computationnelle (qui nous fait penser que lesprit est dans le cerveauet ralise des oprations mystrieuses la manire dun ordinateur) et un souponinvitable (qui nous fait apercevoir que tout ne passe pas ncessairement par le cer-veau et que parler de lesprit, cest parler dune entit non localise). Louvrage clas-sique de Hubert L. Dreyfus (1984 : 235) rcuse cette hypothse : Il ne semblenullement vident, quelle que soit la nature de lintelligence humaine, quelle fonc-tionne la manire dun calculateur numrique. La mtaphore serait donc car-ter: le pilote mental est entach de suspicion.

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  • La routine

    Dans lindcision ambiante, daucuns argumentent volontiers dunemmoire corporelle. Il y aurait, pour le dire la manire de Francisco Varela,une inscription corporelle de limprovisation. Cest la thse que dfend leth-nomthodologue et pianiste de jazz David Sudnow. Dans son livre Ways of theHand (1995), il insiste longuement sur lincorporation de routines comporte-mentales comme condition ncessaire pour sengager dans un processus dim-provisation: sans routine, pas dimprovisation 22. La position de Sudnow a dequoi choquer plus dun militant de la libration par limprovisation. Commecelle de Paul F. Berliner qui, fidle au prcepte malinowskien, tudie lemonde du jazz en devenant lui-mme pianiste de jazz , la dmarche de DavidSudnow comporte une large part de rflexivit. Enfant, il avait appris jouerdu piano. Adulte, il reprend cet apprentissage, mais en sorientant vers le jazz,cette fois, et avec un objectif: sobserver en train dapprendre afin de saisir, delintrieur , la faon dont se fabrique une improvisation. Cest l quil a ren-contr la routine. Avant de sinstaller dans la routine, ses mains ont d devenirles mains dun pianiste de jazz. Si le pianiste doit, chaque instant, se deman-der quelle vitesse et dans quelle direction ses mains doivent se dplacer, pasdimprovisation possible. Si le pianiste doit, chaque instant, se demander oses doigts doivent atterrir, pas dimprovisation possible. Pour improviser, lecorps doit se tenir en veil, il doit rester vigilant, en tension permanente. Il doitmobiliser une mmoire des gestes, des mains, des interactions avec le clavier etajuster cette mmoire comportementale aux exigences de la situation prsente.Cest cette seule condition que le pianiste est mme pour reprendre lex-pression mobilise par Francis Chateauraynaud (1997 : 101) qui cherchait ainsi souligner que le moteur de laction est dans le corps et non dans le code dimproviser dans les rgles. Cette disponibilit du corps allie une habi-let incorpore rend le musicien capable dapprcier les interactions avec lescontraintes techniques lies au choix du thme, mais aussi avec les autres musi-ciens, avec le public dun soir : un faisceau dinteractions quIngrid Monson(1996) a cartographi du point de vue de la section rythmique. Dans ce cadredanalyse, cest lensemble des signaux prsents dans lenvironnement immdiatde la performance quil nous faut prendre en compte, ce que le psychologueJames Gibson nous invite considrer comme des affordances daction 23. Maisalors, notre image du pilote mental, qui nous permettait de doter de cohrenceles silences de Monk, devrait-elle seffacer au profit dune apprhension de lac-tion situe en termes de routines comportementales ?

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    22. Ce que les sociologues de laction situe appellent les habilets incorpores: Quand vous en arri-vez vritablement aux actions dtailles qui doivent tre ralises, in situ, vous ne comptez pas sur lesplans, mais sur les habilets incorpores dont vous disposez (Suchman 1990: 158).23. Je me permets de renvoyer un article dans lequel je mefforce de conduire une analyse cologiquedu processus interactif dans limprovisation partir dune tude des performances potico-musicales desbertsulari basques, qui improvisent des pomes rims en les chantant sur un air connu (Laborde 1999).

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  • vrai dire, nous navons pas les moyens de dcider. Le remue-mnage pis-tmologique que lon observe au confluent des frontires floues de la physico-chimie, de la biologie et de la cyberntique (Dupuy 1990 : 253) napporte, surce thme, que de faibles claircissements 24. Quant la smantique des situations,elle adopte un cadre rsolument hermneutique qui interdit tout raisonnementen termes de causalit 25. Cela ne nous empche pas, pour autant, demployer lemot et de rfrer au concept dimprovisation. Cest ce que Burge ou Putnamnomment un concept dfrentiel : on se sert du concept dimprovisation pourformer nos penses, mais nous nen avons quune matrise partielle. Cela nem-pche ni les penses, ni les changes. Nous pouvons fort bien parler dimprovi-sation sans rfrer strictement au mme concept dimprovisation.

    Mais nous ne nous posons pas toutes ces questions lorsque nous coutonsMonk. Dans cette situation, nous sommes dans la position du croyant que JeanBazin semble avoir dessine pour nous : un croyant ne commence pas croireparce quun fait se trouve dsormais suffisamment tabli ses yeux ; cest lin-verse : qui se trouve dans une disposition croire, les signes se mettent soudai-nement parler (Bazin 1991 : 502). Notre disposition croire Monkomniscient nous fait entendre ses silences et ses pitch bend comme des marquesde son gnie. Notre psychologie nave fait le reste: nous ne nous souvenons pasncessairement davoir lu Dreyfus, Sudnow ou Chateauraynaud quand nouscoutons Monk, et lon aime concevoir que lacte magique se produit dans lecerveau et lon emploie, pour cela, tous les embrayeurs logiques : limprovisa-tion est donc bien ici cosa mentale (Ponzio & Postif 1995 : 95). On sen per-suade. Pendant lhiver 1953, le pianiste Henri Renaud est New York. Ilrencontre Monk qui aimerait connatre Paris. Henri Renaud contacte CharlesDelaunay, Monk jouera au Salon du Jazz 1954. De cette manire, nous ditLaurent de Wilde (1996 : 98), Paris pourrait voir ce qui se passait dans sa tte.couter Monk, cest donc bien voir dans son cerveau. Aprs autant de tmoi-gnages, comment douter?

    Lorsque Monk se lance dans une improvisation, il dcide en quelquesmesures de laura gnrale du morceau venir (Buin 1988 : 46). Nous ensommes dautant plus convaincus que nous savons, par ailleurs, qu avant mmede pousser la porte du studio, il sait trs exactement ce quil va faire et la musiquequi doit en rsulter, mme si elle nest pas encore crite (Ponzio & Postif 1995 :95). Matre du jeu pianistique, matre du rythme et du silence, Monk est aussimatre des interactions humaines. Lisons le commentaire quYves Buin (1988 :32-33) fait de Round Midnight :

    Ici, Monk [] se met au service du quartette. Sans doute davoir inventori tant defois le thme lui a-t-il procur connaissance de la srie des possibles et des probables.Il anticipe, accueille le connu, vrifie ainsi que lhypothse tait juste. Il est dans lefluide, dans la coule, dans le droulement incessant, il a une sorte de prescience, il

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    24. Cf. Kirsh 1990, 1999.25. Cf. la prsentation de Michel de Fornel & Louis Qur (1999).

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  • devine davance ce quil va entendre. Le flux traverse, il est Round Midnight. Sonomniscience ne lui appartient pas, elle nest qucoute de ce chant intrieur o lin-trusion na pas sa place [...] Il connat toutes les variantes, do la pertinence et lco-nomie rigoureuse de son accompagnement.

    Monk anticipe, accueille, vrifie, devine, connat. La srie des verbes dcrit uneimprovisation en prtant limprovisateur de bonnes raisons dagir comme ilagit. Une action du monde est apprhende (par nous) avec des verbes qui insti-tuent Monk en pianiste omniscient. Le reprage de la srie numrative nouspermet de voir se dessiner limputation domniscience. Cette imputation se jouedans la relation intentionnelle qutablit notre discours, et qui nous permet defaire entrer laction improvisatrice de Monk dans le langage. Quand je dcris ences termes lactivit de Monk improvisant, je qualifie, en fait, ma relation Monk improvisant . Ces verbes sont des manires de traduire un comporte-ment. Ils ne sont pas le pur dcalque dune mcanique comportementale nouspermettant de parler en termes de causalit. Ils appartiennent notre faon com-mune de dcrire le monde. Ce travail dimputation prend ancrage dans lesverbes, les mots, les figures de discours que nous utilisons pour construire lafigure charismatique dun Monk omniscient partir dune conception de lim-provisation base sur le modle du pilote mental. Cest au prix de cet arraison-nement conceptuel que Monk entre dans la dlibration des hommes.

    Et ce stade, la vie rencontre luvre. Car limputation nest possible que parce que nous savons par ailleurs de Monk. Une ide de Monk circule dans notresocit. La discussion entre amis, le commentaire journalistique, le texte despochettes de disques, les missions de radio, les biographies, les films documen-taires lui procurent une consistance sans cesse alimente. Dans le commentairehagiographique, la vie et luvre ne font quun. Ces distorsions que Monk inflige son piano, il les inflige aussi sa vie. Comment ne pas lire celles-ci comme lereflet de celles-l ? Et, linverse, comment ne pas chercher dans sa vie de quoi expliquer son jeu pianistique?

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    O quil soit, quoi quil fasse, Thelonious Monk fait le vide. Dans sa musique,il limine le superflu. Dans sa vie aussi. Sa clture, cest la musique . Et lamusique occupe toute la place. Fin 1953, le pianiste Henri Renaud se trouve auTonys Cafe, un club de Brooklyn o Thelonious Monk se produisait avec MilesDavis, Gigi Grice, Charles Mingus et Max Roach :

    Un soir o Sonny Rollins jouait avec lui, dans ce club, une bagarre sest dclencheet en trente secondes, tout sest trouv sens dessus dessous. Ctait une vraie rixe dewestern, tout le monde stait retir pour laisser la piste aux combattants. Monk etRollins ont continu jouer comme si de rien ntait. Ctait absolument incroyable. la fin de la soire, Monk ma simplement dit : Il ne sest rien pass, ce nest rien dutout (Renaud 1982 : 23). LAVIELUVR

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  • Monk est bien parmi nous. Pourtant, il reste inaccessible. Son nom le prdispose toutes les cltures. Comment, en effet, ne pas voir Monk en moine ou enermite ? Lorsque la maison de disques Vogue diffuse les enregistrements de cettemission de radio laquelle Monk participa lors de son passage Paris, en 1954,lalbum porte pour titre: Portrait of an Ermite. Il deviendra Solo, Paris. Le contre-bassiste Jean-Marie Ingrand raconte sa rptition avec Monk, la veille du concertde la Salle Pleyel, en juin 1954. Cest la premire fois quils se rencontrent et leprotocole est rduit au minimum :

    peine arriv, Monk, contre toute attente, se jette sur le piano, et, sans dire uneseule parole, se met jouer comme un fou, sans soccuper aucunement de notre pr-sence. De notre ct, nous faisions de notre mieux ! (J.-M. Ingrand, cit in Ponzio& Postif 1995 : 135).

    Monk vit dans la musique , aux autres de ly suivre. Mme lorsquil dort, Monkreste dans la musique . Et il dort beaucoup, on le sait. Jaime dormir , confie-t-il Jean-Louis Noames qui linterviewe en 1965. Il ny a pas dheure pour dor-mir. On dort quand on est fatigu, cest tout [] Lidal serait de dormir et dejouer en mme temps, mais cest impossible (Noames 1982 : 12). Ce nest pour-tant pas faute dessayer. Teddy Hill tait le tenancier du Mintons :

    Il restait souvent endormi trois heures aprs la fermeture, ou bien il samenait troisheures avant louverture et se mettait dormir. Parfois, au milieu dun set, il sendor-mait sur son piano, et les autres musiciens me demandaient de le rveiller. La plupartdu temps, il se rveillait tout seul en sursaut et plaquait quelques accords inattendus,trs compliqus, ponctus par la batterie de Kenny Clarke (Teddy Hill, cit inPonzio & Postif 1995 : 53).

    Mais ce rveil intrieur ne fonctionnait pas tous les coups. Dizzy Gillespie enprouva quelque inquitude :

    Quand il lui arrivait de sendormir, je lui pinais le bout de lindex en le traitant detous les noms. a le rveillait instantanment, et il se remettait jouer comme si rienne stait pass (Dizzy Gillespie, cit in ibid. : 53).

    Comment ne pas voir dans cette lthargie la manifestation de ce que Monk esten prise sur un ailleurs auquel il va se ressourcer, guid par le donateur de larelation tripartite et comme en tat dhypnose ? Se rveillant, Monk revientparmi nous en mdiateur. Quon le voie en ermite, en moine, en saint, en artisteou en oracle, sa figure est fondamentalement une figure de mdiateur. Il esthabit par la musique en mme temps quil y habite. On ne sait plus bien dis-tinguer, mais, ce qui est sr, cest que la musique parle par lui. Lorsquil enre-gistre ses premiers disques, chez Blue Note, Lorraine Lion assure quil avait unequantit de musique toute prte qui ne demandait qu jaillir de lui (LorraineLion, cite in ibid. : 93).

    Thelonious Monk lui-mme ne comprend pas toujours ce qui se passe en lui le be-bop ne sest pas dvelopp de faon dlibre. Pour moi, je dirais quecest seulement le style de musique que je me suis mis jouer (T. Monk, cit in

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  • ibid. : 50-51) , mais comment ne pas interprter ces moments de sommeilcomme des moments o il quitte notre monde pour aller puiser sa source musi-cale ? Monk prend alors ses distances, mais il ne suit pas le modle de GlennGould qui, dans les mmes annes, se retira de la scne musicale pour hivernerpendant prs de vingt ans dans le Nord canadien. Monk sisole tout en restantparmi nous. Cette distance quil a ainsi institue entre lui et le monde est lagarantie de son rendez-vous avec lui-mme (Buin 1988 : 41). Ce sommeil, danslequel il est susceptible de sombrer tout moment, devient une rserve inpui-sable de silence. Il entend la musique autant quil la joue (De Wilde 1996 : 167).Alors, chacun de nous hsite: On ne sait jamais trop si Monk est pianiste []Monk est un compositeur en action (Buin 1988 : 149) et laction ne sarrtejamais. Comme le dit le pianiste Barry Harris: la maison, les autres musicienspratiquaient leur instrument, mais Monk, lui, pratiquait la musique. Et pas nim-porte laquelle: sa musique (De Wilde 1996 : 104). Ainsi Monk se confond-ilavec son instrument. Le piano et lui ne font quun, comme un composant bienconu fonctionnant la manire dune bote noire au service de la musique:

    Il est compltement dans la musique. Jamais pris au dpourvu, toujours prt jouer.Cest un sentiment exaltant, enivrant. Cest ltat auquel aspirent tous les artistes, celuide la communion totale et immdiate avec leur instrument. Pas de scories, de baissesde tension, de sparation de lobjet. Tout ce quon touche se change en art []Certains musiciens atteignent la tranquille certitude du beau, du vrai. Ladquationparfaite entre leffort et le rsultat. Pas de frottement, de mouvement inutile, de frus-tration passagre. La musique scoule travers eux avec une fluidit exemplaire. Lesgrands musiciens sont souvent des grands calmes, car ils ont la connaissance quasimystique de lnergie. Et a, cest grisant. Cest compltement mgalo, alchimique: ilstransforment un objet en musique, du plomb en or. Monk est un grand calme, maisil transporte tellement dnergie avec lui que cen est presque inquitant. a vibreautour de lui, a sagite, et puis tout sordonne subitement quand il pose les mains surle clavier (ibid. : 169).

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    Sans doute cette nergie vibratoire est-elle la raison pour laquelle Monk nedort pas, on le sait. Une vie intrieure trop intense lempche de sabstraire tout fait du monde. Sa femme en tmoigne : lorsquil rentre, aprs un concert, ilparle, il crit, sallonge sans fermer les yeux. Parfois, quant il sendort, il fait grandjour (Nellie Monk, cite in Ponzio & Postif 1995 : 163). La nuit appartient aujazz, elle appartient ceux qui se tiennent hors du temps. Thme rcurrent chezles mystiques et les artistes (de Jean de la Croix Van Gogh), la nuit est le tempsdes tres dexception. Glenn Gould ne travaillait-il pas la nuit ? Cest quil vivait dans lesprit et pour lesprit , ne prenant quun seul repas, au petit matin, aumoment o il avait achev sa journe (Bruno Monsaingeon, cit in Laborde1997 : 92). Sviatoslav Richter ne vit-il pas la nuit ? Cest quil travaille pleintemps. Aussitt aprs le concert, [il] sisole au piano et joue jusqu 5 ou 6 heures LA

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  • du matin, tudiant un autre programme pour le concert suivant (Neuhaus1971 : 204-205). On pourrait lire ces tmoignages comme les effets bien connusdune excitation daprs concert, mais, dans le cas de Thelonious Monk, cestdautre chose quil sagit. Il peut, en effet, rester jusqu soixante-douze heuressans dormir. Les tmoignages sont lgion. Le temps lui appartient. Il sinstalletranquillement dans la nuit, sans prcipitation, et il dure. Lorsque le batteurLeroy Williams joue pour la premire fois avec lui, il est fbrile. Impressionn parla stature du pianiste, il acclre imperceptiblement. Alors, Monk quitte sonpiano, se dirige vers lui et parle. Il ne lui dit ni de ralentir, ni de freiner, ni de nepas semballer, ni quil est incomptent, ni de partir, mais simplement : Nousavons toute la nuit pour jouer (Leroy Williams, cit in Berliner 1994 : 426).

    Chaque anecdote prend forme de parabole, et chaque mise en scne du pia-niste conforte la mtaphore de llu. Yves Buin lavait vu en saint FranoisdAssise, le pianiste Ren Urtreger le dcrit dans un appartement parisien telJsus lors dun fameux soir de veille :

    Quand jai su que Monk venait au Festival de Paris, jai voulu le connatre, entendrece quil faisait. Aprs son concert, nous tions une quinzaine dans lappartement delex-femme de Mezz Mezzrow, il a jou toute la nuit et, naturellement, tout le mondesest endormi. Quand on sest rveill le lendemain, il tait toujours au clavier (RenUrtreger, cit in Ponzio & Postif 1995 : 138).

    De tels tmoignages ne viennent-ils pas stabiliser la figure rmitique de Monk ?

    Monk est lui-mme sa propre source, comme on le dit de ces ermites qui ne senourrissent apparemment de rien, ou bien du vent et de la lumire, et qui sont commeces pl