Terrain Vivement La Guerre Qu 39 on Se Tue 1

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Terrain Numéro 19 (1992) Le Feu ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Evelyne Desbois Vivement la guerre qu'on se tue ! Sur la ligne de feu en 14-18 ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Evelyne Desbois, « Vivement la guerre qu'on se tue ! », Terrain [En ligne], 19 | 1992, mis en ligne le 02 juillet 2007. URL : http://terrain.revues.org/3046 DOI : en cours d'attribution Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme http://terrain.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://terrain.revues.org/3046 Document généré automatiquement le 21 juin 2011. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. © Terrain

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  • TerrainNumro 19 (1992)Le Feu

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    Evelyne Desbois

    Vivement la guerre qu'on se tue!Sur la ligne de feu en 14-18................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueEvelyne Desbois, Vivement la guerre qu'on se tue!, Terrain [En ligne],19|1992, mis en ligne le 02 juillet 2007.URL : http://terrain.revues.org/3046DOI : en cours d'attribution

    diteur : Ministre de la culture / Maison des sciences de lhommehttp://terrain.revues.orghttp://www.revues.org

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    Evelyne Desbois

    Vivement la guerre qu'on se tue!Sur la ligne de feu en 14-18

    Pagination originale : p. 65-80

    1 Pres, quavez-vous fait la guerre? A couter vos rcits, lire vos correspondances, voscarnets et mmoires, et feuilleter vos albums de photos, il semble qu'en comparant toutes cessources, on puisse dcrire toute la vie mene dans cette zone interdite aux civils, qu'on appellela ligne de feu ou, en argot de soldat de la Premire Guerre mondiale, le rif ou la rifflette.

    2 Tous les soldats n'y vont pas et les fantassins ridiculisent ceux qui, malgr cela, se font passerpour des combattants, les traitant de visages ples, bras casss ou poudre de riz.

    3 Entre eux, ils en parlent de manire indirecte; ils disent nous remontons ce soir, l-haut, nous allons bientt remettre a. Avant d'y aller voir par eux-mmes, ils sont amens croiser les initis: Et sur les routes, continuellement, des fourgons, des autos, des camions,des convois et des rgiments minables qui en reviennent, qui y retournent (Fraenkel 1990:54). Le parcours qui mne ce lieu peut ne pas prsenter de caractristiques qui le distinguentdes lieux avoisinants, tout au moins dans les premires annes de la guerre. C'est incidemment,par des camarades, que Thodore Fraenkel, mdecin auxiliaire devant rejoindre une ambulance la lisire de la fort d'Argonne, apprend qu'il se trouve prs de la ligne de feu: Il parat queje suis sur le front, la ligne de feu tant douze, treize kilomtres (54).

    4 Il est des soldats qui parlent de cette ligne de faon mystrieuse pour ceux qui ne la connaissentpas; les entendre, elle a tous les attributs d'une Terre promise o l'homme enfin se ralise.Chaque soir, depuis des semaines, nous avions vu passer, devant le seuil de notre villa, lestroupes de relve. Elles allaient au feu, la mort, alors que dans une salle bien chauffe etsuffisamment close, aucun souci immdiat ne nous atteignait. /.../ Chaque fois, ces alles etvenues de soldats exaspraient notre dsespoir de ne plus encourir, comme eux, les risquesdu combat (Kador 1917: 182-183). Et, quand ce soldat, enfin, atteint la zone des combats,son enthousiasme laisse pantois les enfants et les petits-enfants des combattants des deuxguerres mondiales que l'on a toujours mis en garde contre les horreurs de la guerre: Ah!combien la vie nous semblait incomparablement plus belle, maintenant qu' nouveau la mortnous menaait de plus prs / et que / revenait l'espoir des franches bordes, des coups directs, dela bataille, enfin! (183-184). Cet officier de marine, commandant un groupe d'automobilesblindes armes de canons de 37 mm et de mitrailleuses, se souvient avec motion, aprs coup,de cette vie sur la ligne de feu: Cette vie qui jamais ne laisse le cerveau vide, qui tend lesartres et fait battre plus largement le cur (137). Quand le groupe fut dissous en janvier

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    1916, la mort dans l'me, il dut renoncer cette belle existence qui exalte toutes les qualitsde l'me et du cerveau (207).

    5 Le silence gard par les anciens combattants sur leurs annes de guerre, l'exception dequelques anecdotes amusantes et superficielles, est justifi quelquefois par un serment exigpar l'arme, une sorte d'obligation de rserve qui les obligerait taire ce qu'ils ont vu et fait la guerre. Ce silence ne facilite pas l'approche descriptive de ce lieu de vie et de mort qu'est laligne de feu ou premire ligne, prsente alternativement dans les crits produits par les soldats,comme un enfer sur terre, comme un lieu exaltant o s'accomplissent de belles actions debravoure, version des mdias de l'poque, ou encore comme une zone pittoresque, le monde despoilus, avec son mode de vie spcifique et ses relations de forte camaraderie noues dans lestranches que les anciens combattants aiment tant voquer dans leurs souvenirs. L'loignementtemporel de la Premire Guerre mondiale et la disparition des derniers survivants permet peut-tre aujourd'hui de confronter ces reprsentations contradictoires ou complmentaires, et delever un peu le voile sur ce qu'ont bien pu faire nos ascendants la guerre.

    Sons et lumires6 Sur le front, le spectacle diffre de celui que la tradition, sous le pinceau des peintres de

    batailles, nous avait habitus voir. Charles Leleux, ambulancier, dcouvre, sur la route deSouain dans l'Aisne, le 28 septembre 1914, quoi peut bien ressembler un champ de batailledu xxe sicle aprs deux semaines de combat: En arrivant de Marson /.../ nous nous tionsarrts sur le haut plateau qui domine Suippes vers le sud. Et de l, nous avions pu comprendrece que c'est qu'une guerre moderne: combien diffrente de ces campagnes de Louis XIV ou deNapolon, dont les van der Meulen et les Vernet nous montrent les armes en mouvement, leschevauches en masse, les charges furieuses! Au lieu de cela, imaginez un immense panoramade quinze ou vingt kilomtres, aux extrmits duquel s'lvent de grosses fumes blanches ounoires, tandis qu'entre elles... vous ne voyez rien (Leleux 1915: 65-66).

    7 Les trs rares images cinmatographiques des premires lignes, prises dans les deux premiresannes de la guerre, quand l'tat-major n'avait pas encore compltement interdit la visite desoprateurs, illustrent fidlement les observations de l'ambulancier. Au loin, on voit sortir deterre des grosses bulles blanches ou grises qui clatent et s'effilochent en s'levant doucementdans le ciel2. Charles Le Goffic, sur le front d'Artois en dcembre 1915, souligne l'aspectinnocent du paysage guerrier, vu de loin et l'il nu. La guerre? Quelqu'un qui ne saurait riende ces dix-huit derniers mois et qu'un coup de baguette magique aurait transport brusquementsur le plateau de Lorette, ce quelqu'un pourrait croire qu'on se moque de lui, si on lui disaitqu' ses pieds deux peuples sont aux prises, qu'une bataille de plus d'un an est engage. Desdeux fronts rivaux on ne voit rien, on n'entend rien. Ces petits clairs qui s'allument dans laplaine pourraient tre aussi bien des tincelles de trolleys, au passage d'un tramway /.../, troisou quatre kilomtres en de et au-del, des deux cts de la ligne de feu, on travaille commeen temps de paix (1916: 211-212).

    8 De nuit, la ligne de feu vaut le coup d'il. Dans le secteur de Verdun, le 19 aot 1916, entreFleury et Thiaumont, le lieutenant Jean Daguillon dcrit cette fte pour les yeux, rserve auxseuls guerriers : Tous les soirs nous avons maintenant le spectacle ferique de plusieurscentaines de canons effectuant leurs barrages; peu de gens certainement, parmi les excutantsde l'orchestre, voient ce que nous voyons. La plaine est piquete d'clairs, et l'on croirait avoirdevant les yeux un paysage-jouet avec des canons et des clatements en miniature; la voixpuissante du canon, et le tlphone, et les fuses vertes et rouges, sont l pour nous rappeler la ralit (lieutenant Daguillon 1987: 201).

    9 Pour le soldat encore profane et qui attend, avec impatience ou crainte, son baptme du feu,la guerre ne se prsente pas sous un trop mauvais jour et, en appt, dploie pour lui toutesa gamme de prodiges visuels et sonores. En Lorraine, en rserve devant le Rmabois, le 28juin 1915, un dragon assiste pour la premire fois une attaque: A dix heures tapant /.../la canonnade commence, comme une grle, et tout de suite atteint son diapason le plushaut, tonnante, violente, dure, drue, serre, suivie, nourrie, prcise, coupant l'horizon leciel nuageux de brusques lueurs blafardes. L'artillerie allemande rpond aussitt /.../ La belle

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    musique et le beau spectacle! Dans le ciel, une gerbe en forme de boule, trouant l'air d'un feurouge et rond, quelque chose se rompt, puis le miaulement colreux des clats et des balles.Entre ces clairs, la courbe tincelante des fuses lumineuses, pour djouer l'ombre et sesdangers. Au bout de leur course, elles s'ouvrent et laissent tomber, doucement balances dansl'air, au vent qui les entrane, des globes d'un feu blanc qui dure une vingtaine de secondes etprojette une brve lueur fantastique, sous laquelle, soudain, les formes agrandies apparaissenten dcoupures tranges: hommes, arbre, brins d'herbe, dcor, coin de tranche... Puis le noirse referme. Rumeurs, lueurs, fracas des clatements, clairs de dparts, sur tout l'horizondchan! Mille bruits s'entrecroisent: sourds, touffs, vibrants, secs, sifflants. C'est beau,solide, vigoureux. C'est aussi amusant qu'un feu d'artifice et c'est plus rel. Tout ma joie, jeme dis cela; et soudain je pense que ce sont les ntres qui sont dessous (Henriot 1918: 49).

    10 Pour voir ce qui se passe prcisment dessous cette nue de lumire et de fracas, il faut serapprocher et accompagner les combattants sur le chemin de l'avant, jusqu'au cur de labataille, cette premire ligne.

    11 On ne l'atteint gnralement pas sans peine ; aprs des jours et des nuits de train, sansinformation prcise, sauf une vague direction gographique, les soldats sont dbarqus dansde petites gares, et de l, en camion ou le plus souvent pied, ils se rendent dans la zonedes combats. L, la guerre commence se faire sentir, moins par les nombreux villages enruine traverss et le son de la canonnade que par l'intense activit qui y rgne; d'interminablesconvois se dirigent vers les lignes, provoquant de nombreux embouteillages qui bloquent etralentissent la progression des troupes. Quand enfin on y est, tout prs de cette premire ligne,le plus dur reste faire: Ici c'est le front proche qu'on ne semble jamais atteindre tant il fautfaire de dtours en marchant pendant des heures, quelquefois toute une nuit pour y parvenir.Des arbres hachs par les shrapnells ou dracins par les "marmites" [obus] indiquent la zonedangereuse. Les miaulements des balles nous le confirment. et l, quelques huttes de terreo des troupes en rserve ou au "repos" se blottissent /.../. Par monts et par vaux en plein bois,nous allons en colonne par un. Nous formons un long serpent interminable parmi les hautesfougres arborescentes (Hardouin 1934: 339).

    12 Henry-Jacques Hardouin, dit Arpajon, en rfrence son origine gographique, mitrailleurau Ier grenadier de France, dcrit son premier contact avec le feu, le samedi 22 aot 1914,prs de Longwy: Le brouillard se dissipe lentement sur la plaine et nous dvoile pour lapremire fois des morts allongs et l (1934: 56). Nous sentons que ce n'est plus laguerre pour rire et que le moment suprme, qu'on appelle le baptme du feu approche (61).Une balle allemande la premire vient siffler nos oreilles et s'aplatit sur une branchedans un claquement sec. D'un mouvement d'ensemble et instinctif nous baissons la tte pourla saluer (62). Tout coup, un sifflement lugubre dchire l'air. Il s'amplifie comme s'ils'approchait de nous. Un bruit formidable derrire notre position... Vraoum ! Le premierobus allemand vient d'clater tout prs. [...] Un, deux, puis trois obus arrivent en se suivantet nous font autant de fois courber l'chine (63). Les obus arrivent un peu plus serrs.Ils ptent, clatent, soulvent la terre, couchent les arbres autour de nous et nous obligent faire des "plats-ventres" pour laisser passer les clats qui bourdonnent comme une ruche eneffervescence (64).

    Sous le feu du ciel13 Pour les combattants de la Premire Guerre mondiale, le feu, c'est celui du canon. Dans les

    carnets de route les moins loquaces, il est mentionn aprs le temps qu'il fait et avant la liste deslettres reues et crites. Les mmes adjectifs se rptent au fil des pages, pauvres et monotones,bombardement intense, bombardement terrible. Les dbutants ont cherch fixer dansleur carnet les impressions ressenties: Le sifflement qui grandit toute vitesse, s'approche etdevient formidable, c'est la menace, le coup qu'on voit tomber. Puis c'est le fracas formidable,puis la pluie des clats et des pierres comme les gouttes de l'arbre aprs la pluie (Fraenkel1990 : 66). Ignorant, au dbut, l'identit exacte de ces bouches feu, ils jouent avec leurinculture en matire d'artillerie, en leur attribuant des noms fantaisistes: Les "914" ou les"606", comme les a dj baptiss notre tlmtreur, histoire de railler, et qui, comme nous,

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    n'a aucune notion des calibres des obus de sige ou de campagne des adversaires (Hardouin1934: 66). Pragmatiques, ils les distinguent selon la couleur du nuage qui suit leur explosion,tels les gros noirs qui font des trous ensevelir un ou deux chevaux et projettent la terre une grande hauteur dans un nuage noir (68).

    14 Imaginer quoi ressemble la vie sous une pluie d'obus des heures durant, n'est pas facile,voire impossible pour qui a eu la chance d'chapper ce genre d'exprience. On ne peut queciter la recette donne par le jeune philosophe Louis Lavelle dans ses carnets de guerre: Lebombardement peut trs facilement tre imagin comme une condition permanente d'une vienormale. A tous les autres risques de la vie, il suffira d'ajouter le risque frquemment renouvelde la mort la plus brutale (1985: 31). Ajoutons le risque d'une vilaine blessure ou de lamutilation (Desbois 1992).

    15 Dans les carnets de route, aprs chaque bombardement, le rsultat local est inscrit: tant demorts et tant de blesss. La cohabitation avec les cadavres n'est pas faite pour affaiblir laperception du danger. Si chacun, par-devers soi, espre bien en sortir sain et sauf, la frquencedes parties jouer diminue les chances de survie. Le lieutenant H. M., mitrailleur au 23e

    colonial, tente d'analyser son comportement en face de ces menaces rptes: Nous sommestous devenus plus ou moins fatalistes ; nous nous abandonnons avec rsignation au dieuHasard; c'est la cause de notre indiffrence apparente en face du danger le plus vident. Enralit, quand nous sommes parvenus ce stade, nous ne pensons rien; il ne nous reste plusque la conviction absolue de ne pouvoir faire autrement que vivre avec la mort (Barthlmy1930a : 66). Alors, quand les soldats ne sont plus des bleus , ils se terrent sous desprotections drisoires, une toile de tente, du feuillage ou quelques rondins, et tuent le temps;ils crivent, s'pouillent, cassent la crote, jouent aux cartes et dorment quand ils ne sont pasde garde ou employs nettoyer et approfondir la tranche. Mais si ce lieutenant juge que sescompagnons n'ont plus les foies, l'arrive d'un obus maouss peut encore leur procurerquelques sensations: Nos visages sont livides sous la couche de poussire qui les recouvre;nous sommes pourtant familiariss avec la mort, mais nous avons beau essayer de crner, nosvoix sont altres; nous avons une peine inoue dominer la sensation hideuse qui vient denous treindre brutalement et qui ressemble fort ce qu'on appelle la Peur (1930a: 70).

    16 De tout cela, on ne dit rien dans les lettres la famille, mais cela ne suffit pas, les soldatsdoivent dtourner l'attention de leurs proches et inventer une vie en grande partie fictive qui,par ses dtails ralistes, peut tromper le lecteur qui ne demande que a.

    17 Le lieutenant Jean Saleilles du 355e rgiment d'infanterie, rprimande son frre, soldat lui aussi,et lui reproche de ne pas assez bien mentir leur mre. Les conseils donns dans une lettre du24 mars 1915 nous mettent en garde et nous invitent ne pas prendre pour argent comptantle contenu des lettres crites sous le feu; la censure n'tait pas responsable de tous ces rcitsriches en anecdotes plaisantes: Tu ne devrais jamais lui parler que des oiseaux qui chantent,des grands arbres et des tours des "poilus". Parle-lui donc un peu du pittoresque de cette vie deguerre (lieutenant Saleilles 1916: 98). Pourtant ce lieutenant qui, comme on dit, trouverala mort l'attaque de la ferme de Navarin, le 28 septembre 1915, ne cache pas ce mmefrre, dans une lettre date du 14 mai 1915, l'issue probable de sa participation au combat:Le meilleur moyen, je crois, de trouver le calme sur un champ de bataille est de se dire:qu'est-ce qui peut m'arriver de pis? C'est d'tre zigouill. Or, que je le sois par une balle oupar une marmite [obus] de 210, par du fer, du feu, du plomb, du chlore ou de l'huile bouillante,le rsultat est toujours le mme. Et le rsultat est que je serai mort au champ d'honneur, enfaisant mon devoir, pour mon pays et mon Dieu en leur offrant ma vie (123).

    18 Si la mort personnelle ou celle des camarades peut tre voque dans les lettres d'homme homme, il est une autre mort dont on ne parle jamais tel point que l'on doute qu'ellepuisse exister, c'est la mort inflige l'ennemi. Bien sr, il y a des cadavres allemands dansles descriptions des soldats, ceux qu'on dcouvre quand on creuse les tranches et ceux quigisent allongs entre les deux lignes, mais leur mort semble quasi naturelle, provoque par desengins tombs du ciel, mais non imputables au soldat. Dj en 1868, anticipant les conditionsde sa propre mort la guerre de 70, le colonel Ardant du Picq dcrivait le combat modernesans intervention humaine apparente: Aujourd'hui /.../ je n'ai plus affaire aux hommes, je

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    ne les crains pas, mais la fatalit de la fonte et du plomb. La mort est dans l'air, invisible etaveugle, avec des souffles effrayants qui font courber la tte (1948: 61).

    19 Pour penser l'activit de tuer, il faut refermer ces milliers de lettres et de carnets et faire desefforts pour se convaincre que les millions de victimes en face ont bien t l'uvre de nossoldats.

    Feu!20 Les manifestations du souvenir, les commmorations et les monuments aux morts font

    rfrence aux seuls morts pour la France tus le plus souvent mais pas toujours parl'ennemi et n'voquent pas le moins du monde la face active du combat. Il y a peu de chancesque la transmission familiale ait lgu aux descendants quelques informations sur commentappeler a sans offenser les anciens combattants? les actions individuelles dans le combatayant entran la mort de soldats ennemis. Tous les combattants n'ont pas lchons le mot tu la guerre, tout simplement parce que l'occasion ne s'est pas prsente. Les carnets d'mileHenriot de 1915 et de 1916 fournissent un bel exemple d'une vie de guerre inoffensive. Le 9aot 1915, dans la tranche, la nuit venue, il entend une fusillade: A ce moment-l, j'ai eule fol espoir que nous tions attaqus, qu'il allait s'ensuivre quelque chose, et qu'enfin nousallions nous battre. J'ai serr contre moi mon fusil avec amour (1918: 86). Mais non, ils n'ontpas attaqu et cette guerre tonnante qui rendait caduques toutes les reprsentations guerrirestraditionnelles cra un nouveau mode de vie pour des millions de soldats. mile Henriot larsume dans une jolie formule: La vie des combattants partags entre les cantonnements derepos, o ils ne se reposent pas, et les premires lignes, o ils ne se battent pas (187). Le 7mai 1916, en nettoyant ses cartouches, il prend conscience de cette curieuse vie de guerrier:graissant avec une vieille brosse dents les douilles de cuivre jaune et les balles effiles,je me prends songer soudain qu'il y a onze mois que je suis au front, dans les tranches,en premire ligne pas toujours aux meilleurs endroits et que, pourtant, je n'ai mme pasencore tir un seul coup de fusil (249).

    21 Dans la masse de documents crits par un mme soldat, la plupart du temps, on ne trouve pasune ligne qui mentionne le fait de tuer. Les exemples cits plus loin prsentent un caractre degrande raret et il faut lire beaucoup de pages pour lire le verbe tuer et non le substantif tu,lui, trs courant. Dans le carnet d'un officier de dragons de l'arme de Lorraine, c'est au dtourd'une phrase que l'on dcouvre, presque par effraction, qu'on se bat la guerre de faon active.Le 18 septembre 1914: Nous nous battons; et c'est si morne, cette saigne quotidienneinflige et reue, cette habitude de tuer et de dfendre sa peau, qu'on oublie presque pourquoion se bat (La victoire de Lorraine 1915: 51).

    22 tre soldat la guerre, c'est d'abord tre l pour tuer, on l'aurait presque oubli avec ces millionsde victimes, disparus, tus, blesss et mutils. Quand on interroge les combattants de cetteguerre-l ou d'autres plus rcentes, sur cet aspect de leur participation au combat, la plupartdes rponses sont vasives. Oui, ils ont tir, mais c'tait en l'air pour effrayer l'adversaire, ou ilfaisait nuit, ou c'tait un paysage bois, en tout cas, ils ne savent pas s'ils ont touch quelqu'un.C'est qu'il s'agit l de questions impliquant trop la personne. Seules les femmes, surs, mresou pouses, veulent ignorer le rle du combattant et ne retiennent que les dangers courus, maisles jeunes hommes mobiliss savent quoi s'en tenir, mme s'ils le dplorent: Plus encoreque la passivit de la guerre qui est de recevoir les obus et de supporter les misres, je haisson activit qui est de porter le corps en avant et de tuer (Lavelle 1985: 40). Tuer sur ordreet en toute lgalit ruine les systmes de valeur les mieux tablis. En temps de paix, tout estfait pour vous en dissuader, et les bleus, au dbut, ont un peu de mal concevoir cettelibert nouvelle. Un officier de chasseurs alpins rapporte dans son carnet ce dialogue denovices avant leur premier engagement, le 16 aot 1914, au bois de la Croix, sur la frontire:Je ne crois pas qu'aucun de nous soit bien pntr de ce fait que nous allons la lutte:

    On va se battre, dit un chasseur, c'est pas possible tout de mme! J'ai bien lu qu'il y avait des gens qui se faisaient la guerre, autrefois, mais vraiment je ne croyaispas que je pourrais faire comme eux, dit navement un autre. Tu vois ce fusil, eh bien, il va sans doute tuer un homme. Si tu en avais tu dans le civil, qu'est-ce qu'on t'aurait fait?

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    On m'aurait coup le cou. Maintenant, on me flicitera! (Carnet de route d'un officier d'alpins1915: 7).

    23 La dclaration de guerre ouvre la chasse l'homme, l'interdit est lev ; les jeunes gens,non seulement peuvent, mais doivent tuer. Les principes de la guerre moderne imposentune nouvelle division du travail qui veut que l'artillerie crase et l'infanterie occupe. Si lesartilleurs sont, comme on dit, de braves garons, ils doivent sans doute cette rputation leurloignement de la ligne de feu o se font sentir les effets de leurs actions. Ils peuvent tirer sanstablir un lien trop direct entre leurs gestes et les cadavres sur le terrain. Ce sont d'ailleurs,parmi les soldats des autres armes, les seuls qui dcrivent sans trop d'inhibition, de quoi estfait leur travail quotidien, quand les autres ludent soigneusement ce sujet. Voici commentMarcel Gauthier, du 55e rgiment d'artillerie3, rend compte dans son carnet de route, de deuxjournes particulirement bien remplies en aot 1916: Lundi 27 aot. Je vais tirer avec le75 [canon de 75], j'ai pour but d'atteindre un poste d'coute qui est 50 mtres de notre posteavanc, il ne faut pas se tromper, aprs avoir tir 28 coups le poste n'existe plus, l'adjudantBcart qui tait au poste d'observation en 1re ligne pour rgler le tir dit avoir vu sauter en l'airtous les sacs terre, il m'a flicit. Mardi 28 aot. Je recommence aujourd'hui le tir avec le75 et avec la 2e pice parce que le pointeur Mac est devenu sourd au bout de 154 coups. Jefais un feu de barrage l'angle 20 jusqu' 24 et la drive 200 jusqu' 250, j'ai tir 412 coupssans arrter. Les Boches ont d prendre quelque chose. Le soir je continue, aprs avoir tir 3coups, la pice casse, je prends la premire qui ne servait pas et je tire 115 coups, total de lajourne 527 coups plus 154 que Mac a tirs = 681 coups de canon.

    24 Les fantassins, eux, taient condamns la plupart du temps l'inaction et subissaient la guerresans pouvoir la faire. Aussi, certains attendaient avec impatience cette perce qui leur donneraitl'initiative, les ferait participer ce qui pour bien des jeunes gens se prsentait comme unegrande aventure, et qui peut-tre leur permettrait de faire reconnatre leur valeur. Un soldat selamente dans ses feuillets de route, d'avoir, cause d'une permission, rat une belle occasion,lors d'une avance de son rgiment: Le 25 mars 1917. J'ai manqu la belle randonne surHam, o mon peloton est rentr le premier aprs le recul allemand... C'est au camarade C.qu'choit la citation que j'aurais peut-tre eu la chance d'obtenir... Ce sera pour plus tard peut-tre4. Cette citation tant dsire, il l'obtiendra un an plus tard, lors de la contre-attaque surMontdidier et Le Mouchel, le 30 mars 1918. Son commentaire sur cette exprience du feu,sera des plus sobres: Pas trop de pertes, nous avons la chance pour nous. Dures journes.

    25 Dans la vie de tranche, passablement monotone bien que risque, les patrouilles offrent petite chelle des micro-pisodes de guerre : elles s'avrent prilleuses mais permettent desurveiller les activits ennemies. C'est lors de ces sorties hors des lignes, de nuit, o lessoldats se mtamorphosent en Sioux de western, que s'effectuent les coups de main contrel'adversaire. Ceux d'en face font la mme chose et ainsi se droulent de frquentes parties degendarmes et de voleurs o l'on peut tuer ou tre tu; cela fait partie des risques du mtier.Cela peut paratre surprenant mais les officiers n'ont pas trop de peine trouver des volontairespour ces expditions nocturnes, sduisantes malgr le danger. Un jeune Mridional, J. Delort,du 137e d'infanterie, sous le sceau du secret, confie son cousin ses exploits de la veille: le1er janvier 1915. Je suis patrouilleur volontaire et hier encore, la nuit tombante, tout seul,en rampant sous bois, j'ai t reconnatre les tranches boches. J'ai mme rapport, avec desrenseignements, un morceau de fil de fer coup avec des cisailles quinze mtres des ennemis.Evidemment, ne parle de rien mes parents, ils crieraient au secours (Pelous 1991: 32).

    26 Les officiers qui ordonnent ces patrouilles le font sans tat d'me; les morts qu'elles peuventprovoquer ne sont pas comparables au nombre des victimes qu'occasionnerait une attaquesurprise. Un lieutenant de 31 ans, dans une lettre ses parents, date du 17 janvier 1916,raconte, sans penser mal, un de ces grands jeux de nuit. On sent bien au ton employ, que pourcet officier, ces escarmouches font partie du train-train de guerre et ne mritent pas qu'ons'en indigne malgr les pertes occasionnes: Ceux-ci [les Boches] m'ont jou un sale tourhier: j'ai actuellement deux postes avancs dans un bois de bouleau en avant des tranches.Hier, la nuit, une patrouille ennemie s'tait embusque sur une crte 100 mtres de l et

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    quand mes hommes sont arrivs sans mfiance leur emplacement, ils en ont tu un et blessdeux. J'espre leur rendre la pareille un de ces jours-ci.

    27 Pour certains, la guerre devient une affaire personnelle o l'ennemi n'est plus un tre humainmais une cible vivante. Un jeune soldat belge, engag le 7 aot 1914, l'ge de 17 ans, necderait personne sa place au combat, l'assaut de Ramscapelle, dans les Flandres, fin octobre1914: Mon commandant a t tu, nous avons un nouveau capitaine; [...] son ordonnancea t dcore de la mdaille de l'ordre de Lopold II, alors que c'est moi qui suis all enreconnaissance, mais je me moque des mdailles, je n'ai qu'un plaisir, c'est quand j'aperois unboche, je le vise bien et je ne le rate pas souvent5. Dans ces cas-l, il n'y a plus identification l'autre, la victime, mais plaisir la tuer. Depuis les tranches de Mesnil-les-Hurlus, le 3avril 1915, un soldat dcrit la prise d'un fortin allemand, dans une lettre adresse au cur deson village. A la lecture des premiers mots: Ce n'est plus une guerre! c'est un carnage, uneboucherie, on pourrait croire que ce soldat, en bon chrtien, maudit la guerre et regrette sesvictimes, mais la suite nous dtrompe, la boucherie ne le choque pas, bien au contraire: Le75 fait du beau travail. Avant de commencer l'attaque, il balaie les tranches ennemies. Aussi,quand nous arrivons, c'est plein de cadavres boches, mais pas assez, car il faudrait que toussoient tus (Pelous 1991: 37).

    C'est pour la France!28 Que le pays ait t attaqu et envahi, suffit pour lever l'interdit de tuer chez bon nombre de

    soldats et le retourne en devoir patriotique: Cher monsieur le cur. Pour notre deuximedpart pour le front, nous avons t affects au 149e d'infanterie, un des meilleurs rgimentsde France comme il a t lu au rapport. Me voil rempli de courage comme avant ! Il nefait pas beau. Au contraire, il pleut et il fait froid. Mais c'est pour la France! On parle denous envoyer bientt en premire ligne. Je ne demande que a (Pelous 1991: 64). Certainsprouvent tuer une satisfaction qu'ils jugent lgitime puisqu'ils l'crivent et en autorisent lapublication. Il ne s'agit pas pour autant de criminels de guerre, lesquels sont accuss de nepas avoir respect les lois de la guerre, non, ceux-l ont strictement rempli le rle qui leurtait imparti, mais cette aisance tuer dsaronne le lecteur du temps de paix. Un officier dechasseurs alpins, commandant une section de mitrailleuses, dcrit, dans ce qui n'est pas uncarnet de route mais sa rcriture pour publication, l'ambiance qui rgnait sur le champ debataille, lors du dclenchement de l'attaque, au combat de Vassincourt, le 8 septembre 1914:Arrivs [...] jusqu' un foss, brusquement je donne l'ordre d'ouvrir le feu, et la fusilladerconfortante celle qui mane de notre ligne apporte, comme toujours, parmi les hommes,l'entrain et la gaiet. [...] Mes hommes s'excitent et accompagnent leur tir de rflexions etde cris de joie. [Des groupes de soldats ennemis prennent la fuite] Nous profitons pour tirersans relche sur ces groupes d'Allemands. A chaque fois que l'un d'entre eux dessine sonmouvement, la mitrailleuse se met en branle. Et c'est un plaisir que de voir les ennemis tomber,s'affaisser sur le sol en esquissant les gestes de la souffrance, du rle ou de la mort. Vraiment,cela rchauffe le cur (Carnet de route d'un officier d'alpins 1915: 71 73). Cet officier neddaignait pas mettre lui-mme la main la pte dans des circonstances assez loignes dela lgitime dfense. Il est certain poteau tlgraphique o, rgulirement, tous les officiersallemands venaient se coller pour inspecter notre position et chercher un abri. Bienheureuxpoteau d'excution! Je l'avais dsign l'un de mes hommes, nomm Chambon, qui avait l'ilet ne ratait jamais son coup. Du reste pour atteindre plus srement l'ennemi, j'avais soin deviser le mme Allemand que mon brave chasseur. Et c'est ainsi que, pendant plusieurs heures,nous avons russi, nous deux, descendre l'un aprs l'autre, mthodiquement, chacundes officiers allemands qui s'exposait imprudemment nos coups (29).

    29 L'historien et combattant Jean Norton Cru avait toutes les raisons du monde, en son temps,de dnoncer les clichs qui prsentaient la bataille comme une charge aboutissant au choc dedeux armes, la mle. Il fait appel, titre d'expert, au colonel Ardant du Picq pour martelerque le combat de prs n'existe pas, l'abordement n'est jamais mutuel, l'ennemi netient jamais sur place, parce que s'il tient, c'est vous qui fuyez (Norton Cru 1930: 51). C'estdonc l'artillerie que revient la plupart du temps la charge de nettoyer les tranches adverses

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    que les fantassins viennent occuper aprs le bombardement. Mais ce n'est pas pour autant qu'ilfaille en conclure que les attaques d'infanterie se passent comme l'exercice. Norton Cru veutmettre bas l'imagerie pique en montrant la ralit du calvaire du soldat, mais il ne dit riensur le rle des mmes soldats dans le calvaire des gens d'en face. Ce n'est pas salir la mmoiredes combattants que de rappeler que la guerre, c'est tuer ou tre tu. Il ne faut pas dissimulercet aspect de leur vie de combattant, ce serait s'interdire de comprendre une part importantedes traumatismes et des nvroses de guerre qui se dclarent la fin des hostilits, quand l'idemme de tuer redevient scandaleuse et criminelle.

    Dans le feu de l'action30 L'acte de tirer et donc d'ventuellement tuer, s'inscrit le plus souvent dans une phase intense

    de la bataille, l'attaque et la dfense contre une attaque. Les descriptions des soldats sur leurimplication motive ces moments-l montrent bien la tension extrme des acteurs: Quelcombattant? qui se dit tel n'a vcu ces moments critiques o les tempes commencent battre, o le cur s'arrte un instant pour doubler sa mesure aussitt... Qui n'a senti ce longfrisson qui vous remue le corps quelques minutes avant la premire charge la baonnette?...C'est l'affaire d'un moment qui vous parat un sicle. Alors, c'est comme un mirage qui vientcascader devant vos veux. On vit dans une espce d'hallucination. On entend tout et onn'entend rien malgr les obus qui clatent prs de vous dans un fracas pouvantable. Puisl'oreille s'habitue et le bruit semble s'attnuer au point qu'il couvre peine la voix des chefs.Alors on devient des machines qui avancent automatiquement comme pousses par un ressortgigantesque se dclenchant aux commandements (Hardouin 1934: 137).

    31 La dfense d'une tranche attaque par l'ennemi peut sembler une position plus confortablemais les sacs de terre ne constituent qu'un faible rempart. Les soldats doivent contenir leurpeur et savoir attendre que l'ennemi soit porte de fusil pour commencer se dfendre ;aussi, quand cet ordre est enfin donn, il libre les nergies tendues, dans la fusillade et dansles cris profrs l'encontre de l'autre qui les menace. Le Goffic (1916) reproduit la lettred'un fusilier-marin ses parents, o il leur raconte une attaque allemande dans le secteur del'Yser, le 9 mai 1915: Ils arrivent! Un par un les Boches sortent de la tranche et s'talenten tirailleurs dans la prairie, sac au dos et baonnette au canon [...] Un commandement: "lahausse 250 mtres, feu volont!" Alors, oh! mais alors, Jean Gouin6 se met en colre etl'on tire en poussant les cris les plus divers: "Envoie dedans! Vas-y! a chic! Regarde-moices c...-l! Tiens, salaud, pour ta gueule!" J'en passe. C'tait pour nous une joie de taper dansces andouilles qui venaient tout debout, en plein soleil 150 ou 200 mtres. A la premiresalve, beaucoup se couchrent, mais nous les avons eus quand mme... Et le 75 entra en actionpour couper l'arrive de leurs renforts. Leur tranche sauta en l'air, pendant que les hourrahsdes marins saluaient les explosions de nos obus: "Bravo! Vive la France! On les tient! Onleur casse la gueule! Envoie dedans!" Nous tirons toujours comme des fous. Seul l'officierparvient jusqu' 30 mtres des fils de fer avec une escouade. Cadio le tue. C'est fini. Plus rienne bouge. "N... de D...! dit un marin, ils nous ont fait manger des betteraves Dixmude, maisici ils boufferont la luzerne!" (Le Goffic 1916: 156).

    32 Cette lettre nous rappelle que la bataille n'est pas une situation isole, mais qu'au contraire,elle s'inscrit pour le soldat, dans une suite de combats, victorieux ou perdus, dans une histoireindividuelle de guerre, o les coups donns aujourd'hui rpondent aux coups reus hier. Lafrnsie et la cruaut succdent la peur et l'humiliation qui en rsulte, et se justifient par lesouvenir trs proche des camarades de combat blesss ou tus sous les yeux du combattant.

    Allons-y carrment casser la gueule aux Allemands(chant de soldat)

    33 Des scnes dramatiques ont t transmises par l'intermdiaire de chroniqueurs de guerre qui, sion leur fait confiance, n'inventaient pas mais reproduisaient dans leurs ouvrages, des matriauxqu'ils avaient recueillis auprs des combattants et de leur famille, lettres et carnets. Certainesposent problme tant elles paraissent outrancires. Elles tranchent sur la mesure et la discrtionde la majorit des lettres et des carnets de route dont les auteurs ont prfr donner en dtail le

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    menu des repas (Desbois 1990). Mais ils cachaient leur famille la mort de leurs camarades,donc on peut supposer qu'ils pouvaient aussi cacher d'autres ralits difficiles recevoir pourdes civils. La guerre pouvait se permettre de noirs pisodes o les soldats se livraient desrieux excs, ne respectant plus, par exemple, l'ennemi qui se rend, en souvenir d'expriencespasses ou de rcits rapports. Max Barthlemy cite les pages d'un carnet de sergent-mitrailleurqui se battait Douaumont, la premire semaine de mars 1916. Lui et ses hommes tirent la mitrailleuse sur une colonne ennemie : Les trois Hotchkiss, dmuseles et soudaincrpitantes, se mettent cracher sur cette masse [...] Quelle dgringolade! Quelle salade!Quelle panique! En tte de la premire vague marche un gros ventru [...] je le vois encorefaire un saut prilleux, je vois encore son casque sauter d'un ct et son sac rouler de l'autre.Toute la smalah, prise d'enfilade, s'croule comme un jeu de quilles; ceux qui cherchent escalader le talus, ou gagner le ravin, sont cueillis par les deux autres pices qui n'en laissentpas s'carter un seul [...] Les Fritz s'entassent les uns sur les autres en un monticule grouillant,gesticulant et hurlant, dans lequel nos balles entrent comme dans du beurre. Quel tableau!Certains d'entre eux se mettent "fuir en avant" pour faire "Kamarad" devant les pices. "Rien faire, messieurs. Inutile de jeter vos armes, inutile de lever les bras, nous voyons les grenadesque vous avez dans les mains; il faut y passer!" Et nos mitrailleuses dvorent les bandes decent vingt [...] Dans notre trou, puant et fumant, il n'y a plus que des espces de dmons auxmasques convulss, aux rictus de fauves [...] Nous tirons sur tout ce qui remue, nous tironsjusqu' la dernire bande; nous n'avons plus qu'un but: tuer; qu'un seul espoir: survivre [...]Nous tirons prsent dans le dos des fuyards, nous ne voyons plus que des derrires, des culsvert-de-gris, galopant quatre pattes. [Certains rescaps russissent s'enfuir] Nous les tironsau vol et les culbutons comme des lapins. Quelle boucherie! Quelle leon! C'est ce matin-l,srement, que, durant toute la guerre, nous avons tu le plus d'ennemis (1930b: 142-145).

    34 Les dmons aux masques convulss et aux rictus de fauves, a fait peut-tre un peu tropmlodramatique, mais aprs tout, je n'ai jamais t auprs de combattants au cur d'une batailleet je ne pourrais dire quoi ils ressemblent. Peut-tre qu'eux-mmes ne pourraient pas sereconnatre. Si on peut souponner ce texte d'en rajouter, il en est d'autres dont l'authenticitest garantie et qui n'en donnent pas moins des frissons dans le dos. Franois Bluche publieles carnets du lieutenant Jean Daguillon, polytechnicien, sous-lieutenant dans l'artillerie, quin'avait que dix-huit ans en 1915. La jeunesse excuse, peut-tre, la teneur des propos, mais entout cas, ce jeune officier ne mche pas ses mots: Quel plaisir d'tre artilleur et de pouvoirfaire une bouillie de ces animaux-l! (1987: 44). Il joint bientt les actes la parole ettroque son emploi d'artilleur contre celui d'un fantassin, pour varier ses divertissements: Al'entonnoir de droite [au bois Quatre prs de Perthes], j'ai pu me donner le plaisir de faire du tir la cible sur un officier boche; on me le signalait comme regardant par moments par-dessus leparapet. L'animal qui me disait cela le voyait fort bien, mais ne tirait pas dessus; j'ai attrap le"flingue" et attendu; une fois: monsieur regarde entre deux sacs; il tait tout de noir habill,avec une grande casquette plate comme on reprsente les soldats anglais; il se haussait sansvergogne, et l'on voyait ses paules. Puis, coucou! Seconde dition, mais le fusil veillait; 30 mtres, autant qu'on peut tre sr d'abattre quelqu'un; j'ai eu l'impression qu'il s'affalait, travers un petit nuage de poussire qui s'levait entre les deux sacs (95). Si le lieutenant neressentait aucune gne noter ses impressions dans son carnet, sur ce qui, avec soixante-dix ansd'cart et surtout l'abme entre la paix et la guerre , pourrait ressembler un meurtre commisde sang-froid, c'est que la morale de paix ne s'applique pas au temps de guerre sur le territoire dela guerre. Dans le cas du lieutenant, il s'agit finalement d'un acte moins lourd de consquencequ'un coup de canon bien calcul. Mais la guerre ne se contente pas d'initiatives individuelleset requiert un travail plus organis. Le lieutenant et c'est l'un des rares en parler rendhommage aux nettoyeurs de tranche qui l'arrire des compagnies s'assurent par tous lesmoyens qu'il ne restera pas de survivants dans les tranches conquises, qui pourraient tirer dansle dos des assaillants. Le 27 septembre 1915. Les zouaves ont travaill et montr leurs talentsde "nettoyeurs". Les boches nous ont insuffl leur tat d'esprit, et nous nous sommes assimil(!!!) leurs ides, celles qui nous faisaient bondir au dbut de la guerre. Ils tuaient par principe,pour anantir notre race. Je ne sais si c'est pour la race ou par la gne que des prisonniers nous

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    imposent en ce moment o il faut absolument percer, et d'avancer tout prix; mais plus onen tue et mieux a vaut; d'autant plus que, cette fois encore comme Arras, des prisonniersqu'on ramenait dans nos lignes ont bless des ntres. Aussi les sections de nettoyeurs font-elles bien leur besogne (110).

    La guerre sans ornements35 La Grande Guerre a toujours t sortie de la longue suite des guerres franaises. Sa dure et le

    trs grand nombre des victimes ont fait que dans les reprsentations et la mmoire collective,elle n'tait pas comme les autres. Elle se passait sur le territoire franais qui tait envahi, maissurtout, c'tait une guerre faite par les civils sous l'uniforme, la guerre de tous contre l'ennemi,l'agresseur et l'occupant. Pouvait-on, devant la douleur des familles, rappeler qu' la guerre, onpasse facilement de la place de victime celle de bourreau. Non, l'image pieuse ne pouvait trecorne. Hros et victimes, il n'y avait pas d'autre alternative possible. Bien sr, les journauxdu front dnonaient les embusqus, ceux qui tous les niveaux de l'organisation militaire,cherchaient une place plus tranquille qu'en premire ligne, dans l'infanterie, et si nombre desoldats n'ont jamais tu personne, ce n'est pas le cas de tous.

    36 Les guerres posent un problme aux chercheurs, car les matriaux, rcits de vie,correspondances et carnets, peuvent rester muets sur ce sujet. Pourquoi les soldats laisseraient-ils des traces sur des actes qu'ils ont la plupart du temps excuts par la force des choses, danscette situation extrme qu'est le combat?

    37 Les militaires de carrire, lors des guerres exotiques, sont plus l'aise pour parler sanscomplexe de leur mtier, qui consiste se battre dans des contres lointaines contre des gensqui ne vous ressemblent pas. Un brigadier de vingt-deux ans, artilleur au Tonkin, crit pendantses trois annes de campagne, ses parents habitant Nuits-Saint-Georges. En 1930, alorsque des troubles clatent dans la rgion, il s'en rjouit et s'en explique: Moi, j'attends lesvnements pour qu'on puisse taper dans le tas, avec des coups, comme cela on monte plusvite en grade. Recevant une lettre de ses parents lui annonant leur participation une noceau village, il leur rpond: Pendant que vous tiez en train de vous en mettre plein le buffet,moi j'en mettais plein aux pirates avec ma mitrailleuse7.

    38 La guerre, c'est a, mais bien peu osent le dire. Ce silence sur l'activit des combattantsconstitue le grand mystre de notre socit, dans cette guerre-l et dans les autres. Rien ne doitfiltrer, et tous, gouvernement, presse, tat-major et soldats, imposent ou respectent cette loi.

    39 Pour conclure, il faut citer les phrases d'un soldat franais au solide franc-parler. Il s'agit dusergent Lon Mercier, soldat au Tchad en 1901, 1902 et 1903. Dans une de ses lettres soncousin de Sedan, il dcrit ce qu'prouve un soldat au combat: Ils sont des milliers et nous400 dont une douzaine de blancs seulement [...] Cela va tre un chic coup, et d'un coup d'ilpatant, mais je t'assure que je serai plus content aprs qu'avant. Je vais donc encore avoirl'motion du moment, moins que je sois devenu plus rassis. Je t'assure que c'est cinq minutesde bile, avant que tout le systme soit redescendu son sang-froid voulu, aprs on n'y penseplus; l'on voit tomber Pierre, Paul, on n'y fait plus attention, et on ne demande ensuite qu' allerde l'avant, un peu pour que cela soit fini plus vite, puis par lectrisation (1989: 85). Aprsle combat, au Kanem, contre les Touaregs, Lon peut respirer: Aprs cela, Pernod, tabac etrasades sur le combat. Mais je me souviendrai du 20 janvier [1902] o je l'ai chapp belle!Que je te dise que j'avais prcieusement conserv 12 cent. de tafia que je bus au premier coupde fusil, un signe de croix l-dessus et en avant pour la mort ou pour la gloire (92). Ce futpour la gloire et Lon fut propos pour la mdaille coloniale. Qu'ai-je fait? Ce que chacunaurait fait! J'ai t deux fois en grand danger en une heure, mais dans ces occases on pense autre chose qu'au prsent. [...] En voil une affaire! J'ai fait mon mtier comme toujours dansces occasions puisque je ne suis pas novice dans l'art de tuer! J'ai reu le baptme du feu le10 janvier 1892, c'est pas d'hier (112).

    40 La guerre est une fivre, crivait Louis Lavelle, au front (1985: 26), malheur ceux quila font sans avoir cette fivre. Les quelques exemples cits dans ce texte, manent de soldats,qui, pendant de brefs instants, ont chapp la menace constante de la mort qui caractrisel'espace de la ligne de feu, pour basculer dans la toute-puissance ressentie en tirant en face,

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    sur l'autre, pour une fois dcouvert. La grande majorit s'en gardait bien, sauf en situationdsespre, craignant ces hommes au tir facile qui les faisaient reprer et attiraient sur euxd'invitables reprsailles. La plupart, soldats de circonstances, attendaient impatiemment larelve qui les ramnerait vers l'arrire, o, si l'on retombait dans la plate vie militaire avectous ses tracas, revues, exercices et manuvres, on pouvait nanmoins respirer librement sanscraindre tout moment l'arrive d'un obus. Les rescaps de la Premire Guerre mondiale sesouviendront toujours de ces terribles premires lignes, la plus dure des preuves de la guerre,contents d'avoir connu le pire et de s'en tre miraculeusement sortis vivants.

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    Notes

    1Expression en vogue dans les casernes avant la Premire Guerre mondiale.2Imperial War Museum, n 138.01. With the British Expeditionary Force. France, 1916.3Camets d'un artilleur originaire de Beaug, Maine-et-Loire.4A. R., marchal des logis au 1er rgiment de cuirassiers.5Carnet d'Emile Goubert communiqu par M. Verney.6Petit nom d'amiti que se donnent entre eux les fusiliers-marins.7Correspondance de Julien, sous-officier au 4e rgiment d'artillerie coloniale, communiquepar Me Balle.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectroniqueEvelyne Desbois, Vivement la guerre qu'on se tue!, Terrain [En ligne],19|1992, mis en ligne le02 juillet 2007. URL : http://terrain.revues.org/3046

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    Terrain, 19 | 1992

    Desbois E., 1992, "Vivement la guerre quon se tue". La ligne du feu en 14-18, Terrain,n 19, pp. 65-80.

    propos de l'auteur

    Evelyne DesboisCNRS LASMAS

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