TD 1 – Ruraux et urbains dans le monde. Quelle place … · - Chapuis R., 1998, La géographie...

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1 TD 1 – Ruraux et urbains dans le monde. Quelle place pour la géographie rurale ? Doc 1. Espace rural Robert Chapuis (né en 1933), Géographe, Université de Bourgogne © Hypergéo 2004 - GDR Libergéo - http://www.hypergeo.eu/ Rural : « qui relève de la campagne » (Les mots de la géographie) ; l’espace rural est donc l’espace de la campagne. Si le mot rural apparaît dès le XIV° siècle et s’il a été très employé, à partir du XIX° siècle par les spécialistes qui se sont intéressés à la campagne (habitat rural, paysage rural, histoire rurale, ethnologie rurale, géographie rurale, etc.), l’expression espace rural n’est devenue courante qu’à partir des années 1960, le mot campagne (ou campagnes) lui ayant été préféré jusqu’alors pour désigner le « territoire » concerné. La notion est floue : « la campagne s’oppose à la ville » nous dit le Dictionnaire de la géographie de P.George. Soit, mais comme on définit toujours d’abord la ville, la campagne se définit par défaut : c’est ce qui reste quand on en a soustrait l’espace urbain. Or, comme la définition de la ville elle- même varie beaucoup d’un pays à l’autre, et parfois d’une administration à l’autre, celle de la campagne est également à géométrie variable. En France par exemple, appartiennent à la campagne les communes de moins de 2 000 habitants agglomérés, sauf si elles sont rattachées à une unité urbaine. Ailleurs, la limite supérieure admise pour que la population d’une commune reste rurale oscille généralement entre 1 000 et 10 000, mais elle peut s’abaisser à 200 (Scandinavie) ou, au contraire monter à 20 000 ou même 50 000 (Japon). Certains pays ajoutent à ce critère de population totale, une densité maximale, un pourcentage minimum d’agriculteurs, etc. ; d’autres définissent même la ville sur de stricts critères administratifs. La question se complique encore, du moins dans les pays occidentaux, avec l’homogénéisation des territoires qui tend à faire disparaître l’opposition classique ville/campagne. L’extension des espaces périurbains, à la fois urbains par leur fonctionnement (les emplois se situent dans les agglomérations) et ruraux par leur « paysage » (maison individuelle, paysages encore majoritairement végétaux) est la face la plus spectaculaire de cette homogénéisation. Mais, même hors des campagnes périurbaines, les ruraux tendent à occuper peu à peu les mêmes types d’emplois, à s’insérer dans les mêmes catégories professionnelles et à adopter les mêmes styles de comportements, de références et de « représentations » que les citadins. La question n’est d’ailleurs pas nouvelle puisque, dès 1959 Mendras affirme : « pas de solution de continuité entre la métropole, la grande ville, la petite ville, le bourg et le village », donc pas d’espace spécifiquement rural … Dans ces conditions on peut se demander si la notion d’espace rural a encore un sens. Oui, à condition d’en donner une définition soit qualitative, soit quantitative mais relative. Une définition qualitative peut s’appuyer sur trois critères essentiels. Premier critère, la densité : faible densité relative non seulement d’habitants, mais également de constructions, d’emplois, d’équipements, de commerces, de services, de voies de communications et, plus généralement d’interconnections. Second critère, le paysage : est rural un espace qui se caractérise par la prédominance de formations végétales dites « naturelles » (en réalité souvent fortement transformées par les sociétés humaines) : forêts, prairies, pacages, cultures, friches, steppe, désert, etc. Troisième critère, est rural un espace où les activités agricoles tiennent une place relativement importante, sinon en terme d’emploi, du moins par les surfaces qu’elles occupent. Il n’est pas possible de donner de l’espace rural une définition quantitative universelle, on l’a vu plus haut. En revanche, il est concevable d’en donner une qui soit valable hic et nunc, c’est-à- dire qui tienne compte de l’espace global dans lequel il est inséré. En effet, l’espace rural chinois ne peut pas se définir quantitativement de la même façon que l’espace rural français (même si les critères qualitatifs peuvent s’appliquer aux deux espaces), ne serait-ce que pour des différences de densité de population évidentes. Toutefois, dans chacun de ces deux pays, il est possible de définir, pour chacun des critères, des niveaux quantitatifs (densité de population et de services, poids des agriculteurs, pourcentage de couverture végétale) qui permettent de délimiter un espace que l’on considèrera comme rural et que l’on étudiera comme tel, à condition évidemment de ne pas le regarder comme un isolat, mais en fonction de sa situation dans un « système spatial » global qui contribue à le structurer, à le faire fonctionner et à le changer.

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TD 1 – Ruraux et urbains dans le monde. Quelle place pour la géographie

rurale ?

Doc 1. Espace rural

Robert Chapuis (né en 1933), Géographe, Université de Bourgogne © Hypergéo 2004 - GDR Libergéo - http://www.hypergeo.eu/ Rural : « qui relève de la campagne » (Les mots de la géographie) ; l’espace rural est donc l’espace de la campagne. Si le mot rural apparaît dès le XIV° siècle et s’il a été très employé, à partir du XIX° siècle par les spécialistes qui se sont intéressés à la campagne (habitat rural, paysage rural, histoire rurale, ethnologie rurale, géographie rurale, etc.), l’expression espace rural n’est devenue courante qu’à partir des années 1960, le mot campagne (ou campagnes) lui ayant été préféré jusqu’alors pour désigner le « territoire » concerné. La notion est floue : « la campagne s’oppose à la ville » nous dit le Dictionnaire de la géographie de P.George. Soit, mais comme on définit toujours d’abord la ville, la campagne se définit par défaut : c’est ce qui reste quand on en a soustrait l’espace urbain. Or, comme la définition de la ville elle-même varie beaucoup d’un pays à l’autre, et parfois d’une administration à l’autre, celle de la campagne est également à géométrie variable. En France par exemple, appartiennent à la campagne les communes de moins de 2 000 habitants agglomérés, sauf si elles sont rattachées à une unité urbaine. Ailleurs, la limite supérieure admise pour que la population d’une commune reste rurale oscille généralement entre 1 000 et 10 000, mais elle peut s’abaisser à 200 (Scandinavie) ou, au contraire monter à 20 000 ou même 50 000 (Japon). Certains pays ajoutent à ce critère de population totale, une densité maximale, un pourcentage minimum d’agriculteurs, etc. ; d’autres définissent même la ville sur de stricts critères administratifs. La question se complique encore, du moins dans les pays occidentaux, avec l’homogénéisation des territoires qui tend à faire disparaître l’opposition classique ville/campagne. L’extension des espaces périurbains, à la fois urbains par leur fonctionnement (les emplois se situent dans les agglomérations) et ruraux par leur « paysage » (maison individuelle, paysages encore majoritairement végétaux) est la face la plus spectaculaire de cette homogénéisation. Mais, même hors des campagnes périurbaines, les ruraux tendent à occuper peu à peu les mêmes types d’emplois, à s’insérer dans les mêmes catégories professionnelles et à adopter les mêmes styles de comportements, de références et de «

représentations » que les citadins. La question n’est d’ailleurs pas nouvelle puisque, dès 1959 Mendras affirme : « pas de solution de continuité entre la métropole, la grande ville, la petite ville, le bourg et le village », donc pas d’espace spécifiquement rural … Dans ces conditions on peut se demander si la notion d’espace rural a encore un sens. Oui, à condition d’en donner une définition soit qualitative, soit quantitative mais relative. Une définition qualitative peut s’appuyer sur trois critères essentiels. Premier critère, la densité : faible densité relative non seulement d’habitants, mais également de constructions, d’emplois, d’équipements, de commerces, de services, de voies de communications et, plus généralement d’interconnections. Second critère, le paysage : est rural un espace qui se caractérise par la prédominance de formations végétales dites « naturelles » (en réalité souvent fortement transformées par les sociétés humaines) : forêts, prairies, pacages, cultures, friches, steppe, désert, etc. Troisième critère, est rural un espace où les activités agricoles tiennent une place relativement importante, sinon en terme d’emploi, du moins par les surfaces qu’elles occupent. Il n’est pas possible de donner de l’espace rural une définition quantitative universelle, on l’a vu plus haut. En revanche, il est concevable d’en donner une qui soit valable hic et nunc, c’est-à-dire qui tienne compte de l’espace global dans lequel il est inséré. En effet, l’espace rural chinois ne peut pas se définir quantitativement de la même façon que l’espace rural français (même si les critères qualitatifs peuvent s’appliquer aux deux espaces), ne serait-ce que pour des différences de densité de population évidentes. Toutefois, dans chacun de ces deux pays, il est possible de définir, pour chacun des critères, des niveaux quantitatifs (densité de population et de services, poids des agriculteurs, pourcentage de couverture végétale) qui permettent de délimiter un espace que l’on considèrera comme rural et que l’on étudiera comme tel, à condition évidemment de ne pas le regarder comme un isolat, mais en fonction de sa situation dans un « système spatial » global qui contribue à le structurer, à le faire fonctionner et à le changer.

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L’intérêt pour l’espace rural, un peu passé de mode avec l’apparition des « nouvelles » géographies, reprend actuellement de la vigueur et ce, pour plusieurs raisons. L’analyse des paysages « naturels » est redevenue d’actualité avec la montée en puissance des préoccupations écologiques : considérés désormais comme des patrimoines environnementaux, ils focalisent l’intérêt des chercheurs sur la destruction du bocage, l’extension de la friche, la fermeture des paysages, le maintien des zones humides, le maintien de la biodiversité, et plus généralement la gestion des « ressources » naturelles et des paysages. La transformation des agriculteurs en prestataires de services, en jardiniers de la nature, mais également en pollueurs potentiels, a ouvert de nouvelles pistes de recherche. Celles –ci cherchent à mettre en évidence des relations

renouvelées entre agriculture et territoires ruraux autour des idées de durabilité et de patrimoine. Par ailleurs, les changements opérés depuis une quarantaine d’années dans la société rurale traditionnelle notamment avec le « déversement » des citadins vers les campagnes périurbaines, incitent les chercheurs à regarder vers ces espaces qui, censés (à tort souvent) ne changer que lentement, se sont mis à muter brusquement. Enfin, la dilution de la population, des équipements et des activités liée à l’« étalement urbain » en fait un champ de recherche privilégié pour certaines thématiques comme celle du poids de la « distance » sur les sociétés locales, l’avenir des espaces de faible « densité » ou à l’inverse l’émergence d’espaces dits intermédiaires. Robert Chapuis

Bibliographie - Bonnamour J. , 1993, Géographie rurale, position et méthode, Masson , Paris - Chapuis R., 1998, La géographie agraire et la géographie rurale, in Les concepts de la géographie, A. Bailly et al., Paris, A. Colin - Mendras H. , 1959, Sociologie de la campagne française, Paris, PUF - Thomas Ch., 1997, Rural geography, Routledge, Londres

Doc 2. Commune rurale : Définition de l’INSEE

Une commune rurale est une commune n'appartenant pas à une unité urbaine. Les autres communes sont dites urbaines

Doc 3. Le nouveau zonage en aires urbaines de 2010

Chantal Brutel, division Statistiques régionales, locales et urbaines et David Levy, pôle Analyse territoriale, Insee.

95 % de la population vit sous l’influence des villes

61 millions de personnes, soit 95 % de la population, vivent sous l’influence de la ville. Pour l’essentiel, il s’agit de personnes résidant dans des aires, zones d’échanges intensifs entre les lieux de domicile et de travail. Les aires sont composées d’un pôle, ville concentrant au moins 1 500 emplois, et le plus souvent d’une couronne. Ces aires structurent le territoire français et englobent la moitié des communes : 85 % de la population y réside. 60 % de la population, soit 37,8 millions d’habitants, réside au sein même des pôles des grandes aires urbaines. Ces grands pôles constituent le cœur de l’urbain, avec plus de 800 habitants par km², soit huit fois plus que la moyenne nationale.

En dehors des aires, 11 000 communes sont multipolarisées, sous l’influence de plusieurs aires sans qu’aucune ne prédomine : 10 % de la population y réside. Signe des nombreuses interactions entre villes et campagnes, les trois quarts des communes rurales sont sous influence des villes, dans lesquelles réside un habitant sur cinq.

Hors influence des villes, on trouve 5 % de la population dans 7 400 communes rurales ou petites villes.

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Doc 4. En Afrique, les villes se « ruralisent »

Alain Dubresson et Jean-Pierre Raison. 1998. L'Afrique subsaharienne. Une géographie du changement.

Doc 5. Un terrien sur deux vit en ville

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Doc 6. les urbains dans le monde

a. Pison, 2009. Atlas de la population mondiale b. Nations Unies, 2007

Doc 7. Urbanisation dans le monde

Doc 8. La géographie rurale pendant le dernier quart de siècle

Jacqueline Bonnamour, Ruralia, 1997-1 (http://ruralia.revues.org/document5.html)

Au cours des deux dernières décennies, la géographie en général et la géographie rurale en particulier ont connu de profondes mutations ; problématiques, méthodes, domaines explorés ont évolué sous la double contrainte des transformations du monde et des exigences scientifiques accrues de la connaissance.

Le monde post-moderniste dans lequel nous sommes entrés se caractérise par la mondialisation des échanges et de l'économie entraînant une

interdépendance des territoires à l'échelle de la planète ; cependant la rapidité des communications et l'instantanéité de l'information induisent un brassage des populations et une confrontation constante des mentalités ; on a pu croire à l'époque des « Trente glorieuses » que le progrès fulgurant des techniques permettrait de résoudre l'ensemble des problèmes. Le premier choc pétrolier de 1973 a sonné le glas des utopies ; depuis lors, l'apparition de fractures sociales à différentes échelles n'a cessé de se confirmer ; le libéralisme économique s'est imposé comme la seule issue après la chute du

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mur de Berlin en 1989. C'est dans ce contexte général que se sont posées les questions du devenir des campagnes, des concentrations urbaines et industrielles, des nouveaux modes de vie et de production faisant apparaître les limites des ressources naturelles et un réel danger pour l'environnement. La planète est-elle capable de nourrir un nombre d'habitants en croissance constante ? Dans quelle mesure et à quel terme, les ressources naturelles sont-elles menacées par le nouveau modèle économique ? Comment les hommes peuvent-ils se repérer dans un monde bouleversé ? Telles sont les grandes questions-clés de notre actualité, ce qui se traduit partiellement en termes de géographie rurale de la façon suivante : y a-t-il un avenir pour les campagnes et lequel ? Quelle place réservera-t-on à la nature dans la société de demain ? Quels seront les nouveaux rapports villes/campagnes ? Comment nos recherches géographiques peuvent-elles s'intégrer dans l'ensemble des études que suscitent nécessairement de telles restructurations du monde ?

Alors que ces mutations s'accomplissent, les exigences scientifiques d'aujourd'hui ne peuvent plus s'accommoder des méthodes d'investigation d'hier. Une remise en cause de l'héritage a entraîné un recentrage de la géographie qui, multipliant ses différentes branches, s'était peut-être dispersée, morcelée. Face à d'autres spécialisations qui se sont affirmées tant au niveau national qu'au niveau international, la géographie rurale a gardé le privilège de concerner des territoires bien circonscrits : « les espaces hors les villes » ; elle y observe les évolutions et les ruptures provoquées par l'ensemble des conditions endogènes et exogènes ; son domaine est défini concrètement et elle ne se mutile point à l'instar d'autres spécialisations en se limitant à des techniques, des partis-pris ou autres références événementielles, accepte de retrouver toutes les contraintes et d'utiliser tous les moyens utilisables au cours de sa démarche. Bien sûr, elle n'a pu échapper aux courants de pensée prédominants, aux modes qui agitent les milieux universitaires et de la recherche ; elle a connu ainsi ce que François Furet a appelé « le passé d'une illusion », un certain impérialisme des méthodes quantitatives, même si ces deux empreintes l'auraient moins marquée que d'autres secteurs géographiques, étant constamment confrontée à la pratique du terrain.

Avant d'esquisser un bilan du travail accompli dans notre discipline par les ruralistes, nous voudrions insister sur le nombre de géographes qui se sont consacrés à l'urbanisation, aux banlieues, au périurbain ; dans le contexte de

l'après guerre et de la reconstruction, il était normal d'aller en force vers les nouveaux chantiers. La géographie rurale en a-t-elle été marginalisée ? Sans aucun doute dans l'esprit de certains ; aveuglés par les progrès techniques, ils auraient volontiers fait croire que ruralisme se confondait quelque peu avec conservatisme, nostalgie du passé avant que la résurrection de celui-ci ne redevienne à la mode. […]

Comme l'ensemble de la discipline, la géographie rurale a renouvelé ses outils et ses méthodes depuis une vingtaine d'années. Nous pouvons faire nôtre la déclaration de la Coordination nationale des géographes sur ce point : « L'imagerie satellitaire, les méthodes quantitatives, l'expérimentation, les stations de terrain, les observatoires... permettent de préciser et d'actualiser la description et la compréhension des phénomènes. La réflexion théorique, l'élaboration de modèles variés ont enrichi les explications. Toute une cartographie nouvelle autorise une transmission “imaginative" du savoir géographique ainsi que la communication de l'information géographique ».

Avant le grand bouleversement des deux guerres et les « Trente Glorieuses », les grandes monographies régionales ont étudié la lente adaptation des techniques de mise en valeur aux milieux naturels en utilisant des méthodes essentiellement empiriques qui demandaient davantage à l'histoire et aux enquêtes directes qu'à l'utilisation des statistiques au demeurant moins élaborées qu'aujourd'hui. Les titres des ouvrages le faisaient pressentir, c'en est fini des énumérations d'antan, des études à tiroirs, des monographies sans problématique qui ne pouvaient ni servir de base à des comparaisons utiles, ni déceler les différents modèles d'organisation de l'espace et le jeu complexe des interactions entre les différents niveaux décisionnels. La période que nous considérons a bénéficié des avancées conceptuelles et méthodologiques des années 1950 et 1960 ; le danger des vocabulaires incertains avait été nettement dénoncé ; les sorties du Lexique agraire, du Dictionnaire agricole, du Dictionnaire de la géographie, ont sensibilisé la collectivité scientifique à l'usage précis des termes. Dès les années 1970, la cause de la mesure et des approches quantitatives était entendue sans être exclusive pour autant. Aujourd'hui tous les changements que détecte l'observation sont soumis aux calculs et à la cartographie : diminution ou variation de la population rurale, diffusion du progrès agronomique, des techniques nouvelles, concentration des exploitations et dynamiques

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foncières, intégration dans les filières agro-alimentaires d'amont et d'aval, etc. […]

Surtout la cartographie des phénomènes garde une place privilégiée dans le déroulement de la démarche : les cartes ne sont pas seulement des traductions graphiques des phénomènes étudiés mais de véritables maillons du raisonnement, à la fois aboutissement d'un certain nombre d'observations et d'interrogations et points de départ de nouvelles pistes, de formulations de nouvelles hypothèses. Des ouvrages précisent tous ces savoir-faire de l'observation du paysage à l'approche des mentalités, de l'enquête au traitement mathématique, des modèles aux théories spatiales, de l'analyse à la synthèse, de toutes ces pratiques articulées dans une démarche spécifique. Devenir géographe exige une longue initiation, un apprentissage complexe qui s'acquiert peu à peu et demande une certaine expérience. Les nouveaux outils ne renient pas la démarche géographique affirmée d'une génération à l'autre ; ils permettent d'aller plus avant, de démontrer au lieu de suggérer, de rechercher des lois ou des règles, la diversité des lieux demeurant l'interrogation première dont on voudrait comprendre la logique.

Convergence des pratiques géographiques

Que la certitude de l'unicité d'un lieu l'emporte sur la recherche d'un mécanisme général, que l'approche d'une règle demeure l'objectif primordial, les géographes se reconnaissent entre eux comme tels. Ils gardent au-delà de leurs différentes sensibilités, de leurs multiples centres d'intérêt, de leurs divergences explicatives un sentiment d'appartenance à leur discipline qui se traduit essentiellement par des réflexes, des pratiques, des savoir-faire qui les rapprochent les uns des autres. Nous en distinguerons essentiellement trois : le besoin permanent de comparer, la pratique interscalaire, la conscience du temps long.

Le souci permanent de comparer l'objet de leurs observations à d'autres exemples, la volonté de ne point s'arrêter à de faux-semblants guident de façon constante leur démarche. La comparaison est un réflexe de base de la discipline, paradoxe apparent pour une géographie qui a si longtemps reposé sur le dogme de l'unicité des lieux. Très tôt l'habitude de comparer a permis de dénoncer de fausses analogies ; des éléments définis de même manière peuvent selon les cas avoir des significations profondément différentes ; les éléments de faits sont rarement comparables terme à terme : 100 hectares de culture en Beauce ne se comparent pas plus à 100 hectares en Ukraine qu'à

100 hectares dans les Alpes de Provence. On ne saurait confondre superficies des exploitations et tailles des exploitations qui se définissent conjointement par la superficie, la force de travail et le volume de la production. Le même raisonnement peut être effectué sur toute mesure d'un quelconque élément géographique : densité de population, distance entre deux villes, hauteur des précipitations ; tout élément doit être replacé dans son contexte temps-espace pour avoir sa pleine signification. La volonté de ne comparer que ce qui est comparable a rompu les géographes à la critique des sources ; ils ont dénoncé l'illusion trompeuse des raisonnements étayés sur des données choisies hâtivement, établies le plus souvent dans une perspective différente de la problématique pour laquelle on est contraint de les utiliser. Dans le domaine rural où tous les éléments se trouvent dilués dans l'espace, le rapprochement d'éléments terme à terme est toujours aléatoire, ils sont en fait agrégés dans des systèmes complexes répartis inégalement sur des espaces différents qui se transforment à des vitesses variables. […] Souci premier, réflexe de base, hypothèse de travail, démarche scientifique conduisant à la modélisation, la comparaison pousse les géographes à parcourir le monde pour comprendre même ce qui se passe à l'ombre de leur clocher, ils confrontent leurs expériences à l'aune double des échelles de l'espace et du temps.

L'analyse spatiale multiscalaire représente une démarche fondamentale de la géographie. Les ruralistes la pratiquent couramment dans la double perspective de l'espace et du temps. Dans l'espace, toute étude doit situer le secteur considéré à différentes échelles. « L'espace local n'a de signification qu'à condition de prendre en compte l'insertion de cet espace dans une hiérarchie d'espaces assez large », hiérarchie qui ne se limite pas aux niveaux administratifs dont dépend le territoire mais aux multiples lieux avec lesquels un endroit quelconque entretient des relations. Aux premières heures de la révolution bretonne, Pierre Flatrès aimait à rappeler que les Bigoudins regardaient davantage vers les émirats arabes que vers Paris. Que dire à l'heure de la mondialisation, sinon ne jamais considérer un espace comme clos, mais rechercher de quelle manière, il est en rapport avec d'autres niveaux de décision, d'autres centres de travail, de loisirs, de chalandage ? La pratique interscalaire systématique a convaincu les géographes que chaque échelle d'approche met en lumière des mécanismes spécifiques : territoires du quotidien, appartenance régionale, nationale, relations internationales dictent chacun leurs règles pour l'organisation d'un espace et définissent les différents champs spatiaux de la vie sociale. Avec la mobilité actuelle des hommes,

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des entreprises, des informations, ces champs deviennent « de moins en moins lisibles et repérables, chacun d'entre eux appartenant à des espaces multiples ». Un territoire donné, devient au-delà des conditions physiques et sociales, un complexe de flux qu'il faut démêler, distinguer, mesurer à l'instant “t”, sachant pourtant que « les configurations spatiales sont soumises aux temps qui s'écoulent, temps des hommes avec les fureurs de la guerre et des conquêtes, mais aussi du savoir et des techniques qui attribuent selon les siècles des valeurs inégales aux éléments naturels, temps de la nature elle-même qui se transforme à un rythme le plus souvent insensible à celui d'une vie humaine, mais lourd de conséquences dans la longue durée et à l'échelle de l'humanité ».

Aussi la dimension du temps long nous est-elle indispensable. « L'histoire ainsi sollicitée n'a rien de commun avec une logique inéluctable, tendue vers une finalité lumineuse, investie d'un sens précis ou animée par la quête d'un progrès mythique. Nous l'apprécions au contraire comme un enchaînement hasardeux des époques et des paradigmes. Ainsi en se succédant tantôt sur un mode privilégiant l'articulation souple des causes et des effets, tantôt en s'opposant de manière plus violente, antithétique et contradictoire, les temps historiques inscrivent de profondes empreintes dans l'espace qui nous échoit, que nous façonnons et que nous vivons ». Centrés sur l'état présent des

territoires, les géographes les considèrent à la fois comme des aboutissements, des centres de flux, des complexes entre forces multiples. Le présent n'est pour eux qu'un devenir au sens où l'entend Gilles Deleuze. Ne pourrait-on pas dire que la géographie est « la pratique des devenir et des multiplicités coexistantes » ? Un devenir difficile à projeter dans l'avenir de façon simpliste car sa complexité même lui permet de répondre différemment selon les pressions qui vont s'exercer et les options qui seront prises.

Des lecteurs se demanderont pourquoi avoir tant insisté sur les pratiques. La géographie ne serait-elle qu'un artisanat, un savoir-faire acquis au fil des ans et des générations ? Pourtant elle ne renonce pas à son ambition de comprendre et d'expliquer le monde, de proposer des modèles d'organisation de l'espace, de cerner les règles des développements. Mais elle n'entend pas théoriser pour être démentie par les faits ; elle a besoin de confronter ses modèles à la réalité quotidienne, de les éclairer par la connaissance de la diversité du monde. Habitués à la dilution des phénomènes dans l'espace, les ruralistes ont peut-être mieux que d'autres gardé ces habitudes de comparer, de tenir compte de la longue durée et de multiplier les échelles d'approche. Sans ces pratiques, ils ne pourraient engager une véritable approche systémique des territoires observés.

Doc 9. « La campagne pour elle-même »

Serge Weber et Georgette Zrinscak, Revue Géographie et culture, n°87, 2015, pp. 9-17 Quoi de moins exotique que la campagne ? C’est sur elle que s’est construit le cœur de la géographie académique française autour de Vidal de la Blache. Mais cette campagne si présente pendant plus d’un demi-siècle a été réduite à une portion congrue : à partir du moment où la géographie rurale classique a été détrônée par les études urbaines et par d’autres champs disciplinaires, la campagne a été reléguée au rang de territoire mineur, moins peuplé que les grandes concentrations urbaines, vidé de ses paysans, dessaisi de l’enjeu socio-politique que représentait l’approvisionnement alimentaire, résolu par le productivisme des années 1960-1970. Il est temps de rappeler qu’il est possible – et nécessaire – de faire une géographie culturelle des campagnes. […] Une question de posture : L’horizon global de notre société reste urbain et fait qu’on peut difficilement s’abstraire des référents citadins. Cela donne à une majorité des travaux de géographie rurale récents une tonalité empreinte

d’urbanocentrisme – sans parler de ceux émanant d’autres champs de la géographie. Même appuyés sur un travail de terrain au long cours, ces recherches sont souvent prisonnières d’une posture reflétant un regard exogène sur la campagne. En valorisant des sujets qui trahissent des préoccupations de citadins comme les questions de paysage, de nature protégée, d’usages récréatifs du milieu rural par une société majoritairement citadine, la campagne est alors considérée comme de l’espace disponible potentiellement régulateur des problèmes globaux. Même si les frontières sont de plus en plus floues, gommées ou déplacées entre la ruralité et l’urbanité (Arlaud et al., 2005), nous partons du postulat que ce n’est pas le même monde. Dans la campagne, on trouve des fonctionnements, des pratiques et des enjeux qui sont à prendre en considération pour eux-mêmes – quitte à retrouver des équivalents dans le monde urbain.

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Doc 10. « Les rurbains contre la nature. Détruire la biosphère par

amour du paysage »,

Augustin Berque, février 2008, Le monde diplomatique,

Alors que, dans le Sud, les pauvres migrent des campagnes vers les villes, les citadins des pays riches recherchent désormais, pour leur résidence principale ou secondaire, un habitat campagnard. Ce mouvement s’explique par le désir de vivre au contact de la nature – un fantasme présent aussi bien en Europe qu’au Japon ou aux Etats-Unis, quoique sur des modes culturels différents. Or cette « urbanisation diffuse » s’avère un modèle bien plus gourmand en ressources naturelles que celui de la ville compacte. Philadelphie, octobre 2000. Au cours d’un colloque sur l’habitat humain, le géographe Brian J. L. Berry prononce, dans sa communication consacrée au cas des Etats-Unis, le terme singulier d’« e-urbanisation ». Selon lui, la révolution informatique va tout à fait dans le sens de l’American creed, le mythe américain. Lequel se dessinait déjà dans les Lettres d’un cultivateur américain, d’Hector Saint-Jean de Crèvecœur (1782), qui posent comme spécifiquement américain l’alliage des caractéristiques suivantes : le goût de la nouveauté ; le désir d’être près de la nature ; le creuset d’où sort la « nouvelle race » américaine ; et le sentiment du destin. Selon Berry, la dispersion de l’habitat virtuellement induite par ce paradigme a été bridée pendant l’ère de l’industrie lourde, qui obligeait à la concentration ; mais l’automobile a commencé à dissoudre les centres urbains dans la métropolisation. Desserrant l’habitat, cette dernière développe des formes d’interaction individuelles, mais de plus en plus stéréotypées, facilitant ainsi les relations à distance qu’implique la consommation d’espace liée à l’usage massif de l’automobile. Or le cyberespace, avec l’« e-urbanisation » qui le concrétise, décuple cette tendance. Internet permet

désormais d’habiter en pleine nature, en commandant tout de chez soi, sans plus avoir besoin d’aller travailler ou faire ses courses en ville. Poursuivant ainsi la logique même du paradigme énoncé par Crèvecœur, il réalise l’essence de l’américanité par l’abolition de la ville. En Europe, ce modèle est contré dans une certaine mesure par l’idéal de la cité. Lorsqu’on lui demanda ce qui pouvait selon lui correspondre à cet idéal aux Etats-Unis, et conduire ainsi à cette version finale de l’urbain diffus – l’« e-urbanisation » –, Berry, après quelques instants de réflexion, répondit : « Nature. » La parabole du livreur de tofu […]. Prenez une ville traditionnelle, bien compacte, avant la diffusion de l’automobile. Cent habitants y vont à pied acheter leur tofu au coin de la rue. Maintenant, prenez l’urbain diffus. Ces cent habitants y vivent chacun dans sa maison individuelle, isolée au bout d’une petite route au fond du paysage ; et chacun commande son tofu sur Internet. Il faut donc maintenant cent livraisons motorisées pour acheminer ces cent tofus au bout de ces cent routes. Quel est le plus écologique, la ville compacte ou l’urbain diffus ? Depuis longtemps, des urbanistes et des géographes ont prouvé, chiffres à l’appui, qu’à population égale un habitat dispersé coûte plus cher qu’une ville. Mais ils avaient beau dire, on leur opposait l’argument massue, appuyé sur des enquêtes d’opinion exemplairement stables : les trois quarts des gens veulent des maisons individuelles. Dialogue de sourds ! Que le marché a réglé sans équivoque : durant le troisième tiers du XXe siècle, l’urbain diffus a déferlé sur tous les pays riches.

Doc 11. La limite entre rural et urbain

D’après D. Noin, Géographie de la population, Masson, 1994. p77.