Tchekhov l Ours

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Anton Pavlovitch Tchekhov

LOURSFARCE EN UN ACTE

(1888) Traduction de Denis Roche

Table des matires

PERSONNAGES ....................................................................... 3 Scne premire.......................................................................... 4 Scne II...................................................................................... 7 Scne III ....................................................................................8 Scne IV .................................................................................... 9 Scne V .................................................................................... 12 Scne VI .................................................................................. 13 Scne VII ................................................................................. 14 Scne VIII ................................................................................ 16 Scne IX ..................................................................................22 Scne X ....................................................................................26 Scne XI ..................................................................................30 propos de cette dition lectronique ................................... 31

PERSONNAGES

ELNA IVANOVNA POPOVA, jeune veuve, avec des fossettes aux joues ; propritaire. GRIGORI STEPANOVITCH SMIRNOV, propritaire, pas vieux. LOUKA, valet de chambre de Mme Popova, homme g.

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Scne premire

Un salon dans la maison de campagne de Mme Popova. MME POPOVA, en grand deuil, ne quittant pas des yeux une photographie, et LOUKA LOUKA. Ce nest pas bien, matresse. Vous vous perdez, voil tout La femme de chambre et la cuisinire sont alles ramasser des baies ; chaque crature se rjouit ; la chatte mme comprend le bonheur : elle se promne et attrape des oiseaux ; et vous tes toute la journe enferme dans une chambre comme dans un couvent, sans prendre le moindre plaisir Oui, cest la vrit ! Comptons bien : il y a plus dun an que vous ntes pas sortie de la maison MME POPOVA. Et je nen sortirai jamais Pour quoi faire ? Ma vie est finie Il est dans la tombe ; moi, je me suis enterre entre quatre murs Nous sommes morts tous les deux. LOUKA. En voil une ide ! Ce nest pas entendre, vraiment ! Nicola Mikhalovitch est mort ; il ny a pas sortir de l : cest la volont de Dieu ; que Dieu ait son me ! Vous vous tes afflige cela suffit ; il ne faut pas abuser On ne peut pas pleurer et porter le deuil tout un sicle. Moi aussi, en son temps, ma femme est morte Eh bien ! je me suis afflig ; jai pleur un mois, et cela a suffi pour elle. Mais gmir toute une vie, ma vieille ne valait pas cela. (Soupirant.) Vous avez oubli tous vos voisins Vous nallez pas chez eux et dfendez quon les reoive ; nous vivons, excusez-moi, comme des araignes ; nous ne voyons pas la lumire du jour. Les souris ont mang ma livre Sil ny avait pas de braves gens, passe ! mais le district est plein de messieurs Il y a un rgiment Ryblov. Les offi4

ciers sont de vrais bonbons ; on ne se lasse pas de les regarder ! Et au camp, chaque vendredi, il y a bal. Et presque chaque jour, la musique militaire Eh ! matresse, petite mre ! jeune, belle comme vous ltes, du lait et du sang, vous navez qu vous laisser vivre votre plaisir La beaut nest pas donne pour toujours. Quil passe dix ans, vous voudrez faire le paon et blouir les officiers ; mais il sera trop tard. MME POPOVA, premptoirement. Je te prie de ne jamais me parler de cela ! Tu sais que, depuis que Nicola Mikhalovitch est mort, la vie a perdu pour moi tout son prix. Il te semble que je vis ; mais ce nest quen apparence. Jai fait le serment de ne jamais quitter ce deuil, et de ne pas voir le monde jusqu ma tombe Tu entends ! Que son ombre voie comme je laime Oui, je le sais pour toi ce nest pas un mystre , il fut souvent injuste envers moi, cruel mme infidle Je ne lui en serai pas moins fidle jusquau tombeau. Et je lui prouverai que je sais aimer L-bas, de lautre ct de la fosse, il me verra telle que jtais avant sa mort LOUKA. Au lieu de dire a, vous feriez mieux de vous promener au jardin, ou dordonner quon attelle Toby ou Le Gant, pour aller en visite chez les voisins MME POPOVA. Ah ! Elle pleure. LOUKA. Matresse Petite mre ! Quavez-vous ? Que le Christ soit avec vous ! MME POPOVA. Il aimait tant Toby ! Il le montait toujours pour aller chez les Kortchaguine et les Vlassov. Comme il conduisait bien ! Que de grce il y avait dans sa personne, quand, de toutes ses forces, il tirait les guides ! Te rappellestu ? Toby, Toby ! Dis quon lui donne aujourdhui une mesure davoine supplmentaire. LOUKA. Bien, madame.5

Brusque coup de sonnette. MME POPOVA, tressaillant. Quest-ce ? Dis que je ne reois personne. LOUKA. Bien, madame. Il sort.

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Scne II

MME POPOVA, seule MME POPOVA, regardant une photographie. Tu verras, Nicolas 1, comme je sais aimer et pardonner Mon amour ne steindra quavec ma vie, quand mon pauvre cur cessera de battre (Elle rit en pleurant.) Et tu nas pas honte ! Je suis sage ; je me suis mise sous clef et te serai fidle jusquau tombeau ; et toi Tu nas pas honte, mon gros ? Tu mas trompe ; tu mas fait des scnes, tu me laissais toute seule des semaines entires

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En franais. (N.d.T.)

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Scne III

MME POPOVA, LOUKA LOUKA, il entre, agit. Madame, il y a l quelquun qui vous demande. Il veut vous voir. MME POPOVA. Mais tu as dit que depuis la mort de mon mari je ne recevais personne ? LOUKA. Je lai dit, mais il ne veut rien entendre ; il dit que cest une affaire trs urgente. MME POPOVA. Je-ne-re-ois-pas ! LOUKA. Je le lui ai dit, mais cest un vrai diable Il jure et file tout droit dans les chambres ; il est dj dans la salle manger. MME POPOVA, irrite. Bien ; fais-le entrer Comme ils sont grossiers ! Louka sort. Que ces gens sont assommants ! Que veulent-ils de moi ? Pourquoi troublent-ils mon repos ? (Elle soupire.) Non, il faudra videmment que je me retire dans un couvent (Elle songe.) Oui, dans un couvent

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Scne IV

MME POPOVA, LOUKA, SMIRNOV SMIRNOV, Louka, en entrant. Butor, tu aimes trop parler ne ! (Avec dignit, voyant Mme Popova.) Madame, jai lhonneur de me prsenter : lieutenant dartillerie en retraite Grigori Stepanovitch Smirnov. Je suis contraint de vous dranger pour une affaire trs srieuse MME POPOVA, sans lui tendre la main. Que dsirezvous ? SMIRNOV. Feu votre mari, que jai eu lhonneur de connatre, est rest me devoir douze cents roubles en deux billets. Comme je dois payer demain des intrts la Banque territoriale, je vous prierai, madame, de me donner cet argent aujourdhui mme. MME POPOVA. Douze cents roubles Et pourquoi mon mari vous les devait-il ? SMIRNOV. Pour un achat davoine. MME POPOVA, soupirant, Louka. Noublie pas, Louka, dordonner quon donne Toby une mesure davoine supplmentaire. (Louka sort.) Si Nicola Mikhalovitch vous doit, il va de soi que je vous paierai, mais, excusez-moi, sil vous plat ; aujourdhui, je nai pas dargent disponible. Aprs-demain, mon intendant reviendra de la ville ; je lui ordonnerai de vous payer ce qui est d ; pour linstant, je ne puis satisfaire votre dsir Il y a exactement sept mois aujourdhui que mon mari est mort et je ne suis pas du tout en tat de moccuper daffaires dargent.

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SMIRNOV. Et moi, je suis en tat de faire le saut demain, si je ne paie pas les intrts ! On saisira ma terre. MME POPOVA. Aprs-demain, vous aurez votre argent. SMIRNOV. Jai besoin dargent aujourdhui, et non aprs-demain. MME POPOVA. Excusez-moi ; aujourdhui, je ne puis vous payer. SMIRNOV. Et moi, je ne puis pas attendre jusquaprsdemain. MME POPOVA. Que faire, si je nai rien prsent ! SMIRNOV. Vous ne pouvez pas payer ? MME POPOVA. Je ne peux pas SMIRNOV. Cest votre dernier mot ? MME POPOVA. Le dernier. SMIRNOV. Absolument ? le dernier ? MME POPOVA. Absolument. SMIRNOV. Grand merci ! Jen prends note. (Il lve les paules.) Et ils veulent que je sois de sang-froid ! Je rencontre linstant le receveur de laccise qui me demande : De quoi tes-vous toujours fch, Grigori Stepanovitch ? Pardon, comment ne pas me fcher ! Jai un besoin dargent mouvrir la gorge Je suis parti hier matin ds laube ; jai couru chez tous mes dbiteurs : aucun ne ma pay. Je suis fourbu comme un chien ; jai couch le diable sait o, dans un relais juif, prs dun tonneau deau-de-vie Enfin jarrive ici, soixante-dix verstes de ma demeure, esprant toucher ; et on me rgale dtats desprit et de dispositions ! Comment ne pas me fcher ?

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MME POPOVA. Jai dit clairement, il me semble, que, ds que mon intendant rentrera, vous serez pay. SMIRNOV. Je ne suis pas venu trouver votre intendant, mais vous ! Quel diable excusez lexpression ! est pour moi votre intendant ? MME POPOVA. Excusez, monsieur, je ne suis pas habitue ces expressions tranges, ce ton Je ne vous coute plus. Elle sort rapidement.

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Scne V

SMIRNOV, seul SMIRNOV. Voyez un peu ! Son tat desprit ! Sept mois que son mari est mort ! Mais moi, dois-je payer les intrts, oui ou non ? Je vous le demande : dois-je payer les intrts ? Bon, votre mari est mort ; votre tat desprit, et toute sorte de tours de passe-passe Lintendant est parti on ne sait o. Que le diable lemporte. Que dois-je faire ? Menvoler en ballon pour viter mes cranciers ? Ou bien prendre mon lan et me flanquer la tte contre un mur ? Jarrive chez Grouzdev ; il ny est pas. Iarochenko sest cach. Je me dispute mort avec Kouritsine, et peu sen est fallu que je ne le jette par la fentre. Mazoutov a la cholrine. Celle-l a un tat desprit ! Aucune canaille ne paie ! Cest parce que je les ai trop gts, tous, et que je suis un tonton, une chiffe, une femelle ! Je suis trop dlicat avec eux ! Mais attendez ! Vous me connatrez ! Je ne permettrai pas quon se moque de moi, que diable ! Je reste et resterai ici jusqu ce quelle me paie ! Brrr ! Comme je suis furieux aujourdhui ! Comme je suis furieux ! De colre, toutes mes artres tremblent ; et la respiration me manque. Mon Dieu, je me trouve mme mal ! (Il crie.) Quelquun !

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Scne VI

SMIRNOV et LOUKA LOUKA, entrant. Que dsirez-vous ? SMIRNOV. Donne-moi de leau ou du kvas. (Louka sort.) Non, quelle logique ! On a besoin dargent sen couper la gorge ; se pendre ; et elle ne paie pas, parce que, voyez-vous, elle nest pas dispose soccuper daffaires dargent ! Vraie logique de femme ; vraie logique de tournure 2 ! Voil pourquoi je nai jamais aim, et naime pas parler avec les femmes. Il vaut mieux tre assis sur un baril de poudre que de parler une femme. Brrr ! La chair de poule me court dans le dos, tellement cette robe trane ma mis en colre ! Il me suffit dapercevoir au loin une crature potique pour que les crampes me prennent dans les mollets. Cest crier la garde !

Ctait lpoque o les femmes portaient des tournures, sortes de bouffants lastiques attachs sous les robes, au-dessous des reins. (N.d.T.)

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Scne VII

SMIRNOV et LOUKA LOUKA, il entre et prsente de leau. Madame est malade et ne reoit pas. SMIRNOV. Sors ! Louka se retire. SMIRNOV. Elle est malade et ne reoit pas ! Cest bien ; ne me reois pas ! Je resterai ici jusqu ce que tu me donnes mon argent. Si tu es malade une semaine, je resterai une semaine ; si tu es malade un an, je resterai un an. Je recevrai ce qui mest d, la petite mre ! Tu ne mattendriras pas par ton deuil et tes fossettes ! Nous les connaissons, ces fossettes ! (Il crie par la fentre.) Smione, dtelle ; nous ne partirons pas de si tt ! Je reste ici ! Dis lcurie quon donne de lavoine aux chevaux ! Animal, le bricolier de gauche sest emptr dans les guides ! (Il contrefait son cocher.) Ce nest rien ! Je ten donnerai du rien (Il sloigne de la fentre.) a va mal La chaleur est insupportable ; personne ne me paie ; jai mal dormi la nuit, et ici cette trane de deuil avec son tat desprit ! Jai mal la tte. Faut-il boire de la vodka ? Ma foi, je vais en boire. (Il appelle.) Quelquun ! Louka entre. LOUKA. Que dsirez-vous ? SMIRNOV. Sers-moi un verre de vodka. Louka sort. 14

SMIRNOV. Ouf ! (Il sassied et sexamine.) Il ny a pas dire, jai une jolie figure ! Couvert de poussire ; des bottines sales ; pas lav ; pas coiff ; sur mon gilet de la paille La petite dame ma sans doute pris pour un brigand. (Il bille.) Ce nest gure poli de se montrer dans un salon sous un pareil aspect, mais quimporte ! Je ne suis pas un invit, mais un crancier. Pour les cranciers, il ny a pas de tenue obligatoire LOUKA, entrant et prsentant leau-de-vie. Vous vous permettez beaucoup de choses, monsieur SMIRNOV, en colre. Que dis-tu ? LOUKA. Moi rien, personnellement je SMIRNOV. Avec qui parles-tu ? Tais-toi ! LOUKA, part. Quel diable nous est tomb de la lune ? Quel dmon la amen ici ? Il sort. SMIRNOV. Ah ! comme je suis en colre ! Je suis si en colre que je rduirais en poudre, il me semble, tout lunivers ! Je me trouve mme mal (Il appelle.) Quelquun !

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Scne VIII

MME POPOVA, SMIRNOV MME POPOVA, elle entre en baissant les yeux. Monsieur, dans ma solitude je me suis depuis longtemps dshabitue de la voix humaine et je ne supporte pas les cris ; je vous prie instamment de ne pas troubler mon repos. SMIRNOV. Donnez-moi mon argent et je partirai. MME POPOVA. Je vous ai dit, en langue russe, que je nen avais pas de disponible pour linstant ; attendez jusquaprs-demain. SMIRNOV. Jai eu aussi lhonneur de vous dire, en langue russe, que javais besoin dargent aujourdhui, et pas aprs-demain ; si vous ne me payez pas aujourdhui, demain je serai oblig de me pendre. MME POPOVA. Mais que faire, si je nai pas dargent ? Comme cest trange ! SMIRNOV. Alors vous ne me paierez pas sur-le-champ ? Non ? MME POPOVA. Je ne peux pas SMIRNOV. En ce cas je reste ici, jusqu ce que je touche (Il sassied.) Vous ne paierez quaprs-demain ? Fort bien ! Jusquaprs-demain, je resterai comme cela. Voil (Il bondit.) Je vous le demande : dois-je, oui ou non, payer demain des intrts ? Ou pensez-vous que je plaisante ?

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MME POPOVA. Monsieur, je vous prie de ne pas crier ! Vous ntes pas dans une curie ! SMIRNOV. Je ne vous parle pas dcurie, mais de ceci : dois-je, oui ou non, payer demain des intrts ? MME POPOVA. Vous ne savez pas vous tenir en socit fminine ! SMIRNOV. Bien sr que si ! MME POPOVA. Non, vous ne savez pas ! Vous tes un homme mal lev, grossier ! Les gens comme il faut ne parlent pas ainsi aux femmes ! SMIRNOV. Ah ! ltonnante chose ! Comment voulezvous quon vous parle ? En franais ? (Il se fche et zzaie.) Madame, j vous pri 3 Comme je suis heureux que vous ne me rendiez pas mon argent Ah ! pardon 4 de vous avoir drange ! Quel temps magnifique aujourdhui. Et ce deuil vous va si bien ! Il sincline et joint les talons. MME POPOVA. Ce nest pas spirituel, et cest grossier. SMIRNOV, la contrefaisant. Pas spirituel et grossier ! Je ne sais pas me tenir en socit fminine ! Madame, dans ma vie, jai vu bien plus de femmes que vous navez vu de moineaux ! Je me suis battu trois fois en duel pour des femmes ; jai quitt douze femmes ; neuf autres mont lch. Oui ! Il fut un temps o jtais stupide ; jtais sucr comme du miel, doux comme du lait damandes ; je me droulais comme des perles ; je joignais les talons Jaimais ; je souffrais ; je soupirais sous la lune ; je me liqufiais ; je fondais ; je devenais glac Jaimais passion-

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En franais mal prononc dans le texte. (N.d.T.) Id.

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nment, avec rage, de toutes les manires, que le diable memporte ! Je parlais comme une pie de lmancipation des femmes ; les sentiments tendres mont cot la moiti de ma fortune. Mais maintenant, votre humble serviteur ! Maintenant, on ne me trompera pas ! Suffit ! Yeux noirs, yeux passionns, lvres rouges, fossettes aux joues, lune, murmure, respiration craintive 5 , pour tout cela, madame, je ne donnerai pas dsormais un rouge liard ! Exception pour les personnes prsentes, mais toutes les femmes, petites ou grandes, sont des mijaures, des manires, des cancanires, haineuses, menteuses jusqu la moelle des os, frivoles, mesquines, sans piti, dune logique rvoltante et, en ce qui concerne cela (il se touche le front), pardonnez ma sincrit : un quelconque moineau peut rendre des points une philosophe en jupons ! Regardez une crature potique ; cest de la mousseline, de lther, une demi-desse, un million denchantements ; mais jetez un coup dil dans son me cest un crocodile ordinaire ! (Il prend une chaise par le dossier ; le dossier craque et se casse.) Et le plus rvoltant, cest que ce crocodile simagine que son chef-duvre, son privilge et son monopole, ce sont les sentiments tendres ! Mais que le diable me prenne tout entier et que lon me pende ce clou les pieds en lair, est-ce quune femme sait aimer qui que ce soit, hormis les petits chiens ? En amour, elle ne sait que pleurer et se lamenter. O lhomme souffre et se sacrifie, son amour elle ne se traduit quen ce quelle joue de sa trane et tche de nous prendre trs fort par le nez. Vous avez le malheur dtre femme ; vous connaissez par vous-mme la nature fminine : dites-moi, en conscience, si vous avez vu dans votre vie une femme qui soit sincre, fidle et constante ? Vous nen avez pas vu ? Seules sont fidles et constantes les vieilles femmes, et les monstres ! Vous rencontrerez plutt une chatte cornes ou une bcasse blanche quune femme constante !

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Dbut dun pome de A. Fet.

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MME POPOVA. Permettez ! Qui donc, selon vous, est fidle et constant en amour ? Ce ne sont pas les hommes ? SMIRNOV. Si, madame, les hommes ! MME POPOVA. Les hommes ! (Avec un rire mchant.) Lhomme est fidle et constant en amour ? Dites, en voil du nouveau ! (Avec feu.) Et quel droit avez-vous de dire cela ? Les hommes sont fidles et constants ! Si on en vient l, je vous dirai que de tous les hommes que je connais et connaissais, le meilleur tait mon mari Je laimais passionnment, de toute mon me, comme seulement peut aimer une femme jeune et srieuse. Je lui ai donn toute ma jeunesse, mon bonheur, ma vie, ma fortune ; je ne vivais que pour lui. Je ladorais comme fait une paenne, et et quoi ? Ce meilleur des hommes me trompait de la manire la plus odieuse chaque pas ! Aprs sa mort, jai trouv dans sa table un tiroir plein de lettres damour ; et, de son vivant, cest affreux de sen souvenir, il me laissait seule des semaines entires. Il faisait la cour aux autres femmes sous mes yeux et me trompait. Il dpensait mon argent, se moquait de mon amour Et malgr tout cela, je laimais ! Je lui tais fidle Il est mort je lui suis encore fidle et constante. Je me suis enterre pour toujours entre quatre murs et ne quitterai plus ce deuil jusqu ma mort SMIRNOV, avec un rire mprisant. Le deuil ! Je ne me rends pas compte pour qui vous me prenez ! Comme si je ne savais pas pourquoi vous portez ce domino noir et vous tes enterre entre quatre murs ! Parbleu, oui ! Cest si mystrieux ! si potique ! Vienne passer par ici un aspirant-officier, ou un pote courtaud, il regardera les fentres et pensera : Ici demeure la mystrieuse Tamara, qui, par amour pour son mari, sest enterre entre quatre murs ! Nous connaissons ces manires-l ! MME POPOVA, avec emportement. Quoi ? Comment osez-vous me dire tout cela ?

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SMIRNOV. Vous vous enterrez vivante, mais vous noubliez pas de vous poudrer ! MME POPOVA. Comment osez-vous me dire cela ? SMIRNOV. Ne criez pas ; je ne suis pas votre intendant ! Permettez-moi dappeler les choses par leur nom. Je ne suis pas une femme, et jai lhabitude de dire mon avis, tout droit ; veuillez ne pas crier ! MME POPOVA. Je ne crie pas ; cest vous qui criez ! Veuillez me laisser en paix ! SMIRNOV. Donnez-moi mon argent, et je men vais. MME POPOVA. Je ne vous donnerai pas dargent ! SMIRNOV. Si, madame, vous men donnerez ! MME POPOVA. Je ferai exprs de ne pas vous en donner ; vous naurez pas un kopeck ! Vous pouvez me laisser la paix ! SMIRNOV. Je nai pas le plaisir dtre votre poux ou votre fianc ; ne me faites pas de scnes. (Il sassied.) Je naime pas cela. MME POPOVA, touffant de rage. vous vous tes assis ! SMIRNOV. Oui. MME POPOVA. Je vous prie de partir ! SMIRNOV. Donnez-moi mon argent ( part.) Que je suis en colre ! que je suis en colre ! MME POPOVA. Je nai pas envie de tenir conversation avec des insolents ; allez-vous-en ! (Une pause.) Vous ne vous en irez pas ? Non ? SMIRNOV. Non. 20

MME POPOVA. Non ? SMIRNOV. Non ! MME POPOVA. Trs bien. Elle sonne.

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Scne IX

LES MMES, LOUKA MME POPOVA. Louka, fais sortir ce monsieur ! LOUKA, sapprochant de Smirnov. Monsieur, veuillez vous en aller, quand on lexige ! Rien faire SMIRNOV, bondissant. Tais-toi ! qui parles-tu ? Je vais faire de toi une salade ! LOUKA, portant la main son cur. Ah ! tous les saints ! Saints aims de Dieu ! (Il saffale dans un fauteuil.) Oh ! je me sens mal ! je me sens mal ! Jai la respiration coupe. MME POPOVA. O est Dacha ! Dacha ? (Elle crie.) Dacha ! Plagua ! Dacha ! Elle sort. LOUKA. Toutes sont alles chercher des baies Il ny a personne la maison Je me sens mal De leau ! MME POPOVA. Veuillez vous en aller ! SMIRNOV. Soyez plus polie. MME POPOVA, serrant les poings et trpignant. Vous tes un moujik ! Un ours grossier ! Un officier de fortune. Un monstre 6.

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En franais dans le texte. (N.d.T.)

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SMIRNOV. Comment ! Quavez-vous dit ? MME POPOVA. Jai dit que vous tiez un ours, un monstre ! SMIRNOV, marchant vers elle. Permettez ? Quel droit avez-vous de minsulter ? MME POPOVA. Oui, je vous insulte ! Et aprs ? Vous pensez que jai peur de vous ? SMIRNOV. Et vous pensez que, parce que vous tes une crature potique, vous pouvez insulter les gens impunment ? Oui ? Sur le pr 7 ! LOUKA. Tous les saints ! Saints aims de Dieu ! De leau ! SMIRNOV. Au pistolet ! MME POPOVA. Parce que vous avez de bons poings et un gosier de buf, vous croyez que je vous crains ? Quel butor vous tes ! SMIRNOV. Sur le pr ! Je ne permettrai personne de minsulter, bien que vous soyez une femme, une faible crature ! MME POPOVA, tchant de crier plus fort. Ours ! Ours ! Ours !

Mot mot : la barrire ! Cette expression prise du franais, et lgrement transpose, semble venir des combats en champ clos ferm de barrires des anciens duels judiciaires. Dans les duels au pistolet en Russie, la barrire indique les distances marques, que les duellistes ne peuvent pas dpasser pour tirer lun sur lautre. (N.d.T.)

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SMIRNOV. Il est temps de se dfaire enfin des prjugs que, seuls, les hommes doivent rendre compte de leurs injures. Lgalit est lgalit, que diable ! Sur le pr ! MME POPOVA. Vous voulez vous battre au pistolet ? vos ordres ! SMIRNOV. linstant mme ! MME POPOVA. linstant mme ! Mon mari a laiss des pistolets Je les apporte linstant (Elle sort rapidement et reparat.) Avec quelles dlices je planterai une balle dans votre front dairain ! Que le diable vous emporte ! Elle sort. SMIRNOV. Je la tuerai comme un poussin ! Je ne suis pas un gamin, un blanc-bec sentimental ; pour moi, les faibles cratures nexistent pas ! LOUKA, se mettant genoux. Petit pre, fais-moi cette grce ; pargne-moi, vieillard que je suis ; va-ten dici ! Tu mas fait peur en mourir, et encore tu tapprtes te battre SMIRNOV, sans lcouter. Se battre, voil ce qui est de lgalit, de lmancipation ! Ici les deux sexes sont gaux ! Je la tuerai par principe ! Mais quelle femme ! (Il la contrefait.) Que le diable vous emporte ! Je planterai une balle dans votre front dairain Hein ! Elle est devenue rose, ses yeux brillent Elle a accept ma provocation Ma parole dhonneur, cest la premire fois de ma vie que jen vois une pareille ! LOUKA. Petit pre, va-ten ! Je prierai ternellement Dieu pour toi ! SMIRNOV. a, cest une femme ! Je comprends a ! Une vraie femme ! ce nest pas une mollasse, une chiffe ; mais du feu, de la poudre, une fuse ! Il est mme dommage de la tuer ! LOUKA, pleurant. Petit pre mon cur va-ten ! 24

SMIRNOV. Positivement, elle me plat ! Positivement ! Malgr ses fossettes aux joues, elle me plat. Je suis mme prt lui passer ma dette ma colre est envole Cest une femme tonnante !

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Scne X

LES MMES, MME POPOVA MME POPOVA, entrant avec les pistolets. Voici les pistolets Mais avant que nous nous battions, vous voudrez bien me montrer comment il faut tirer ; je nai de ma vie tenu une arme. LOUKA. Que Dieu nous protge et nous sauve ! Je vais chercher le jardinier et le cocher Do nous est tomb ce flau ? Il sort. SMIRNOV, examinant les pistolets. Voyez-vous, il existe plusieurs sortes de pistolets Il y a, pour le duel, des pistolets spciaux, capsules, de Mortimer. Et vous avez l des pistolets du systme Smith et Wesson, triple action, avec extracteur et percussion centrale Des pistolets magnifiques ! La paire vaut au moins quatre-vingt-dix roubles Il faut tenir le pistolet ainsi ( part.) Quels yeux, quels yeux ! Cest une femme incendiaire ! MME POPOVA. Comme cela ? SMIRNOV. Oui, comme cela Puis vous levez le chien Vous visez ainsi La tte un peu en arrire ! tendez le bras comme il faut Voil Puis, de ce doigt, vous appuyez sur cette machine, et cest tout. Seulement, la rgle principale est de ne pas sagiter, et de viser sans se presser Il faut que la main ne tremble pas.

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MME POPOVA. Bien Toutefois il nest pas commode de se battre dans des chambres ; allons au jardin. SMIRNOV. Allons-y. Mais je vous prviens que je tirerai en lair. MME POPOVA. Il ne manquait plus que cela ! Pourquoi ? SMIRNOV. Parce que parce que Cest mon affaire ! MME POPOVA. Vous avez peur ? Oui ? Aha ! Non, monsieur, ne vous drobez pas ! Veuillez me suivre ! Je ne me calmerai pas avant davoir perc ce front que je dteste tant ! Vous avez peur ? SMIRNOV. Oui, jai peur. MME POPOVA. Vous mentez ! Pourquoi ne voulez-vous pas vous battre ? SMIRNOV. Parce que parce que vous me plaisez MME POPOVA, avec un rire mchant. Je lui plais ! Il ose me dire que je lui plais ! (Lui montrant la porte.) Vous pouvez SMIRNOV, il pose en silence le pistolet, prend sa casquette et sen va. Il sarrte devant la porte. Tous deux se taisent une demi-minute, et se regardent. Puis Smirnov sapproche irrsolument de Mme Popova. coutez Vous tes toujours fche ? Je suis furieux aussi comme le diable, mais comprenez comment mexprimer ? Le fait est, voyez-vous, quune histoire de ce genre est, proprement parler (Il crie.) Eh bien ! oui, est-ce ma faute si vous me plaisez ? (Il prend une chaise par le dossier ; la chaise craque et se casse.) Diable, quel meuble fragile vous avez ! Vous me plaisez ! Vous comprenez ? Je je suis presque amoureux ! MME POPOVA. loignez-vous de moi je vous dteste !

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SMIRNOV. Dieu, quelle femme ! Je nai jamais vu de ma vie rien de pareil ! Je suis perdu ! Je pris ! Je suis tomb comme une souris dans une souricire ! MME POPOVA. loignez-vous, ou je vais tirer ! SMIRNOV. Tirez ! Vous ne pouvez comprendre quel bonheur jaurai de mourir sous des yeux aussi beaux, de mourir par le pistolet que tient cette main de velours Je suis fou ! Pensez et dcidez tout de suite, parce que, si je men vais dici, nous ne nous reverrons plus jamais ! Dcidez ! Je suis gentilhomme, honnte homme, jai dix mille roubles de revenu jatteins avec une balle un kopeck lanc en lair jai dexcellents chevaux Voulez-vous tre ma femme ? MME POPOVA, indigne, le menaant du pistolet. Il faut nous battre ! Sur le pr ! SMIRNOV. Je suis fou Je ne comprends rien. (Il crie.) Quelquun ! De leau ! MME POPOVA, criant. Sur le pr ! SMIRNOV. Je suis fou, je suis amoureux comme un gamin, comme un imbcile ! (Il lui prend la main ; elle crie de douleur.) Je vous aime ! (Il se met genoux.) Jaime comme je nai jamais aim ! Jai quitt douze femmes ; neuf mont lch ; mais je nai aim aucune delles comme je vous aime Je suis flapi, sec, ramolli Je suis genoux comme un imbcile, et joffre ma main Honte, turpitude ! Il y a cinq ans que je nai t amoureux ; jai fait le serment de ne plus ltre ; et tout dun coup, je vais me planter comme une flche dquipage dans le carrosse dautrui ! Je vous offre ma main. Rpondez, oui ou non ? Vous ne voulez pas ? Nen parlons plus ! Il se lve et va grands pas vers la porte. MME POPOVA. Attendez ! SMIRNOV, sarrtant. Eh bien ? 28

MME POPOVA. Rien, partez Restez ! Non ! partez, partez ! Je vous dteste ! Ou plutt non Ne vous en allez pas ! Ah ! si vous saviez comme je suis en colre, comme je suis en colre ! (Elle jette le pistolet sur la table.) Jai les doigts engourdis par cette horreur (De colre, elle dchire son mouchoir.) Pourquoi restez-vous ? Dguerpissez ! SMIRNOV. Adieu. MME POPOVA. Oui, oui, partez ! (Criant.) O allezvous ? Attendez Allez-vous-en tout de mme. Ah ! que je suis en colre ! Napprochez pas ; napprochez pas ! SMIRNOV, sapprochant delle. Comme je suis furieux aprs moi ! Je suis amoureux comme un lycen ; je me suis mis genoux Jen ai la chair de poule. (Brutalement.) Je vous aime ! Javais bien besoin de tomber amoureux de vous ! Demain, il faut payer les intrts ; on a commenc faire les foins, et vous venez (Il la prend par la taille.) Je ne me pardonnerai jamais cela MME POPOVA. Sur le pr ! bas les mains ! Je vous dteste Arrire ! Baiser prolong.

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Scne XI

LES MMES ; LOUKA avec une hache, LE JARDINIER avec un rteau, LE COCHER avec une fourche et DES OUVRIERS avec des pieux LOUKA, voyant le couple qui sembrasse. Tous les saints ! Un silence. MME POPOVA, baissant les yeux. Louka, tu diras lcurie quon ne donne pas du tout davoine Toby aujourdhui. RIDEAU

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