Tarzan, Seigneur de la jungle

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1er volume de la série. Roman de Edgar Rice Burroughs.

Transcript of Tarzan, Seigneur de la jungle

  • Les aventures de Lord Greystoke

    Tarzanseigneur

    delajungle

    Roman

    Traduit de lamricain

    par Marc Baudoux

    Couverture illustrepar Jean-Michel Nicollet

  • Edgar Rice Burroughs

    LINTEGRALE / 1

    Introduction par Jean-Baptiste Baronian

  • Cette intgraleparat sous la direction

    de Jean-Baptiste Baronian

    Titre original

    de Tarzan seigneur de la jungle :Tarzan of the Apes

    (Premire dition amricaine en volume : 1914)

    Maquette : NO Si vous souhaitez tre tenu au courant de nos publications,

    il vous sufft denvoyer vos nom et adresse NO, 5, rue Cochin, 75005 Paris.

    Edgar Rice Burroughs, Inc. 1986.

    NO 1986 pour la traduction franaise.

  • Edgar Rice Burroughsle matre de laventure

    Edgar Rice Burroughs, le crateur de Tarzan, est assurment une des grandes figures

    du roman populaire moderne. N Chicago le 1er septembre 1875 (et non en 1873 commelont signal certains), il connut dans sa jeunesse une ducation assez stricte, frquentantsuccessivement quelques-uns des meilleurs collges de son pays (par exemple BrownSchool ou Harvard School) et, la fin de ses tudes, lAcadmie militaire du Michigan.Tout naturellement, il entreprit dabord une carrire dans larme avant dexercer cesfameux trente-six mtiers qui, de nos jours encore, confrent aux auteurs amricains unetonnante aura.

    Dans une note autobiographique figurant dans le numro de juin 1941 de AmazingStories, Burroughs dit ainsi quaprs avoir quitt larme il devint cow-boy, puis gardiende magasin, puis policier ( Salt Lake City), puis bijoutier, puis quil occupa diversesfonctions ecclsiastiques, puis quil crivit Tarzan seigneur de la jungle. En ralit, cenest l que sa troisime uvre, aprs Under the Moons of Mars paru en revue sous lepseudonyme de Norman Bean (il laurait choisi, croyant avoir conu une histoire par tropaudacieuse) et aprs Les Conqurants de Mars, le premier titre du cycle de John Carter.On tait alors en 1912.

    Cette entre en littrature sera fracassante et Burroughs, dsormais, sy consacreraexclusivement. Coup sur coup, il donnera Les Dieux de la plante Mars et Le Retour deTarzan dont le titre initial tait Lhomme-singe et Monsieur Tarzan (sic) et qui seraaccueilli dans les pages du New Story Magazine. Avec ce livre, Burroughs va dj voluerdans la mesure o Tarzan seigneur de la jungle tait avant tout un rcit psychologiquedans lequel laction et laventure ne servaient pour ainsi dire que de supports lacaractrisation des divers personnages, Jack Clayton, Jane, dArnot, entre autres. LeRetour de Tarzan, lui, va permettre lauteur de jouer davantage sur les vnements eux-mmes et tre loccasion de donner son intrigue une texture beaucoup plus narrative.

    On remarquera dailleurs que le cycle de John Carter et le cycle de Pellucidar subirontune volution similaire et quau fur et mesure quils se dvelopperont et senrichiront,ils deviendront de plus en plus nerveux. Il faut aussi ajouter que Burroughs se sentirapour sa part de moins en moins enchan des contraintes morales et littraires,contraintes qui affleurent tout au long de Tarzan seigneur de la jungle.

    Mais Burroughs nest pas seulement le crateur de ces trois cycles clbres, on lui doiten outre les volumes appartenant la srie de Vnus ainsi que de nombreux romansisols, dordinaire peu connus, comme Au pays des hommes volants, Kaspak, mondeoubli ou Le dmon apache. Au total quatre-vingt-onze volumes (dont vingt-quatreformant les aventures de Tarzan) composent sa bibliographie, sans compter des nouvellesqui nont jamais t runies et des articles.

    Cest en 1947 que devait paratre Tarzan and the Castaways, le dernier livre du cyclepubli du vivant de Burroughs, soit trois ans avant quil ne dcde, le 19 mars 1950, alors

    [1]

  • quil djeunait tout en lisant une bande dessine. Pour lanecdote et le plaisir du dtailbiographique , on mentionnera encore que Burroughs stait mari et avait divorc deux reprises et quil avait rsid un moment Hawa o, le 7 dcembre 1941, il allait trele tmoin du bombardement de Pearl Harbor.

    Dans lhistoire des lettres, il reste le matre de laventure , selon lexpression deRichard A. Lupoff qui a tudi son uvre avec une grande perspicacit et qui sestgalement pench sur la descendance de Tarzan un thme quon abordera loccasiondune prochaine prface. Aux yeux de Pierre Versins, toujours adroit dans ses formules,Burroughs est, en ce qui concerne lenvole de limaginaire brut et lapplication desphantasmes dune poque et dune socit la chose crite , sans aucun doute unmodle. Et, comme tout modle digne de ce nom, il nattend qu tre suivi. ce pointdonc, le lecteur na plus qu tourner la page.

    Jean-Baptiste Baronian

  • 1Un voyage en mer

    Je dois cette histoire quelquun qui navait pas me la raconter, ni personnedautre. Cest, je crois, la sduction dune bonne bouteille de vin qui a incit moninformateur la commencer, et sil la continue les jours suivants, cest sans doute grce lincrdulit avec laquelle jai cout cet trange rcit. Lorsque mon compagnon de tablesaperut quil men avait beaucoup dit, mais que jtais enclin au scepticisme, son sotorgueil acheva luvre entame par le vin : il me montra la preuve crite de ce quilavanait, sous la forme dun manuscrit tout moisi et de rapports du Colonial Officebritannique, qui confirmaient plus dun dtail de son tonnante confidence.

    Je ne dis pas que cette histoire soit vraie, car je nai pas t tmoin des vnementsquelle relate, mais le simple fait quen la retraant ici, je donne des noms fictifs sesprincipaux acteurs indique suffisance que je crois sincrement quelle peut tre vraie.

    Les pages jaunies et ronges du journal dun homme mort depuis longtemps, ainsi queles rapports du Colonial Office, cadrent parfaitement avec le rcit de mon hte ; cestpourquoi je vous livre lhistoire que jai laborieusement reconstitue partir de cesdiffrentes sources.

    Si vous ne la jugez pas digne de foi, vous devrez au moins me concder quelle estunique en son genre, remarquable et bien intressante.

    Les archives du Colonial Office et le journal de ce mort nous apprennent quunaristocrate anglais, que nous appellerons John Clayton, Lord Greystoke, avait t chargde mener une enqute particulirement dlicate sur la situation dans une coloniebritannique dAfrique occidentale, o lon savait quune autre puissance europennerecrutait parmi les indignes des soldats pour ses propres troupes noires. Troupes quelleutilisait exclusivement pour extorquer du caoutchouc et de livoire aux tribus sauvages duCongo et de lAruwimi.

    Les indignes de la colonie britannique se plaignaient que beaucoup de jeunes genstaient emmens au loin avec de belles promesses, mais que bien peu dentre euxrevenaient dans leur famille.

    Quant aux Anglais, ils taient encore plus critiques, affirmant que les officiers blancsprofitaient de lignorance des pauvres Noirs pour prtendre, lexpiration de leurengagement, quils avaient encore plusieurs annes de service accomplir.

    Ainsi donc le Colonial Office avait nomm John Clayton un poste en Afriqueoccidentale anglaise, mais avec des instructions confidentielles lui assignant une missiondinvestigation approfondie au sujet des mauvais traitements que les officiers dunepuissance europenne amie faisaient subir des sujets noirs de lEmpire britannique.

    Il importe peu de savoir quand cette nomination eut lieu, car il ne fit jamais lamoindre enqute et, en fait, natteignit jamais sa destination.

    Clayton tait ce type mme dAnglais que lon associe volontiers aux grandsvnements et aux batailles victorieuses de lhistoire de son pays : un homme fort et viril,

  • mentalement, moralement et physiquement.Il tait dune taille au-dessus de la moyenne ; il avait les yeux gris, les traits rguliers

    et puissants, le port altier et la sant robuste dun homme form par des annesdentranement militaire.

    Lambition politique lui avait fait demander sa mutation de larme au Colonial Office.Voil pourquoi nous ly retrouvons, encore jeune, charg dune mission dlicate etimportante au service de la Reine. Cette nomination le transporta et leffraya tout lafois. Quon lait choisi, cela lui semblait tre la rcompense mrite dun service accompliavec zle et intelligence, et un pas en avant vers de plus hautes responsabilits. Mais, dunautre ct, il venait dpouser peine trois mois auparavant lhonorable AliceRutherford : lide demmener cette douce jeune fille au milieu des dangers et dans lasolitude de lAfrique tropicale le consternait.

    A cause delle, il faillit refuser la nomination : mais elle ne voulut rien savoir : aucontraire, elle insista pour quil accepte et mme pour quil la prenne avec lui.

    Il y avait bien des mres, des frres et des surs, des tantes et des cousins pourexprimer diverses opinions sur la question, mais lhistoire ne dit pas quels purent treleurs avis.

    Nous savons seulement quun beau matin de mai 1888, John, Lord Greystoke et LadyAlice sembarqurent Douvres pour lAfrique. Un mois plus tard, il arrivrent Freetown o ils affrtrent un petit voilier, la Fuwalda, qui devait les conduire leurdestination finale.

    Et cest alors que John, Lord Greystoke, et Lady Alice, son pouse, disparaissent de lavue et de la mmoire des hommes.

    Deux mois aprs quils eurent lev lancre et quitt le port de Freetown, une demi-douzaine de navires de guerre britanniques se mirent sillonner lAtlantique Sud pourtenter de les retrouver, eux ou leur petit btiment. On apprit ainsi trs rapidement quecelui-ci avait fait naufrage sur les ctes de Sainte-Hlne. Tout le monde fut convaincuque la Fuwalda avait sombr corps et biens et les recherches furent interrompues alorsquelles avaient peine commenc. Cependant, lespoir subsista de longues annes aufond de certains curs non rsigns.

    L a Fuwalda tait un trois-mts golette dune centaine de tonneaux. On voyaitsouvent ce genre de btiment faire le cabotage loin dans lAtlantique Sud. Leurs quipagesrassemblaient tout le rebut des gens de mer : assassins en mal de potence et surineurs detoutes races et de tous pays.

    L a Fuwalda ne faisait pas exception la rgle. Ses officiers, des brutes la peautanne, hassaient lquipage et en taient has. Le capitaine, pourtant un marin averti,traitait ses hommes avec frocit. Dans ses relations avec eux, il ne connaissait ou dumoins nutilisait que deux arguments : un cabillot et un revolver. Il nest dailleurs pas ditque le ramassis quil avait engag en aurait compris dautres.

    Cest ainsi qu deux jours de Freetown, John Clayton et sa jeune femme furent lestmoins, sur le pont de la Fuwalda, de scnes quils nauraient pas crues possiblesailleurs que dans les pages de romans de pirates.

    On tait au matin du second jour lorsque se forgea le premier maillon de ce qui tait

  • destin devenir une chane de circonstances qui se terminerait par la venue au mondedun tre dont lexistence est sans exemple dans lhistoire de lhumanit. Deux matelotstaient en train de nettoyer le pont de la Fuwalda. Le second tait de quart et le capitaineavait engag la conversation avec John Clayton et Lady Alice.

    Les hommes au travail se dirigeaient reculons vers le petit groupe qui leur tournaitl e dos. En sapprochant, lun des matelots se retrouva juste derrire le capitaine. Animporte quel autre moment, il laurait simplement dpass et cette trange histoirenaurait jamais eu tre raconte.

    Mais, juste cet instant, lofficier, prenant cong de Lord et de Lady Greystoke, fitdemi-tour, trbucha sur le corps du matelot et stala de tout son long en renversant leseau dont leau sale lui trempa les vtements.

    La scne parut un instant risible, mais un petit instant seulement. Profrant unchapelet de jurons pouvantables, le visage carlate de rage et dhumiliation, le capitainese remit sur ses pieds et, dun coup terrible, il tendit le matelot raide sur le pont.

    Lhomme tait petit et plutt vieux, ce qui ne faisait quaccentuer la brutalit du geste.En revanche, lautre marin ntait ni vieux ni petit : ctait une sorte dours, avec de fortesmoustaches noires, un cou de taureau et des paules massives. Lorsquil vit soncompagnon tendu, il se ramassa sur lui-mme et, en poussant un grognement sourd, sejeta sur le capitaine quil fit chuter sur les genoux, dun unique et puissant coup de poing.

    De rouge quil tait, lofficier devint blanc comme linge : ctait une mutinerie et, desmutineries, il en avait dj rencontres et mates au cours de sa rude carrire. Sans serelever, il prit un revolver dans une de ses poches et tira bout portant sur la montagnede muscles qui se dressait devant lui. Mais John Clayton fut aussi rapide que lui, de sorteque la balle destine au crne du matelot se logea dans sa jambe : Lord Greystoke avaitsaisi le bras du capitaine ds quil avait vu larme briller au soleil.

    Il y eut des mots entre les deux hommes, Clayton faisant bien comprendre aucapitaine quel dgot lui inspirait la brutalit dploye lgard de lquipage : il netolrerait plus rien de semblable aussi longtemps que Lady Greystoke et lui-mmedemeuraient bord.

    Le capitaine tait sur le point de lui adresser une violente rplique mais il se retint,tourna les talons et sen alla, lair sombre et les sourcils froncs.

    Il ne souhaitait pas se heurter un fonctionnaire anglais, parce que le bras puissant deSa Majest disposait dun moyen de crcition quil savait apprcier et redouter :lomniprsente marine de guerre britannique.

    Les deux matelots se relevrent, le plus g aidant son camarade bless se remettresur ses pieds. Ce colosse, connu dans son milieu sous le sobriquet de Michel le Noir, setta la jambe et, constatant quelle pouvait le porter, se tourna vers Clayton et lui adressaun remerciement bourru.

    Malgr la rudesse du ton, les mots en taient bien videmment sincres. A peine eut-iltermin son petit compliment quil fit demi-tour et se dirigea en boitant vers le gaillarddavant, manifestement peu dsireux de poursuivre la conversation. On ne le revit pas deplusieurs jours. Quant au capitaine, il nadressait plus aux Clayton que des monosyllabeshargneux, lorsquil tait bien oblig de leur parler.

  • Ils prenaient leurs repas dans sa cabine, comme ils avaient coutume de le faire ; maisle capitaine veillait ce que ses tches ne lui permissent jamais de manger en mmetemps queux. Les autres officiers, des illettrs, peine suprieurs au triste quipagequils rudoyaient, ntaient que trop heureux dviter tous rapports sociaux avec des gensaussi bien levs que ces deux aristocrates anglais, de sorte que les Clayton restrentlivrs eux-mmes.

    Cela saccordait leur souhait, mais les isolait de la vie du bateau, les empchant de setenir au courant des incidents quotidiens qui allaient bientt dboucher sur une tragdiesanglante.

    Il y avait dans latmosphre qui rgnait bord quelque chose dindfinissable quilaissait prsager une catastrophe. En apparence, pour les Clayton, tout se passait commeprcdemment ; mais tous deux pressentaient sous ce calme un danger insaisissable, dontils se refusaient parler entre eux.

    Deux jours aprs lagression de Michel le Noir, Clayton monta sur le pont juste temps pour voir quatre hommes dquipage descendre dans la cale le corps inerte dun deleurs camarades, tandis que le second, un cabillot la main, surveillait dun air menaantle petit groupe.

    Clayton ne posa pas de question. Ce ntait pas la peine. Le lendemain, lorsquil vitgrandir lhorizon la silhouette dun navire de guerre britannique, il fut sur le point dedemander tre transbord avec Lady Alice, car il tait de plus en plus certain davoir tout craindre dun sjour prolong sur la Fuwalda.

    Vers midi, on tait porte de voix du vaisseau britannique mais, alors que Claytonavait pratiquement dcid de demander au capitaine son vacuation, le ridicule dune tellerequte lui apparut soudain. Quelle raison pourrait-il donner au commandant du vaisseaude Sa Majest pour justifier son dsir de retourner dans la direction do il venait ?

    Pouvait-il lui dire que deux matelots insubordonns avaient t traits brutalementpar leurs officiers ? Il naurait fait quen rire sous cape et aurait attribu sa dmarche une seule raison : la lchet.

    John Clayton, Lord Greystoke, ne demanda donc pas son transfert sur le vaisseau deguerre. A la fin de laprs-midi, il voyait la mture du btiment disparatre lhorizon.Mais il navait pas d attendre jusque-l pour comprendre que ses pires craintes seconfirmaient et quil navait qu se repentir du faux orgueil qui lavait empch, quelquesheures plus tt, de mettre sa jeune femme en scurit, quand la scurit tait encore porte de main ; alors qu prsent elle stait enfuie jamais. On tait au milieu delaprs-midi, en effet, lorsque le vieux petit matelot celui qui avait t frapp par lecapitaine quelques jours auparavant sapprocha des Clayton en train de contempler lesilhouette du navire de guerre qui rapetissait dans le lointain. Le vieux bonhommepolissait les cuivres et, en passant ct de Clayton, il murmura :

    a va chauffer, Monsieur, sur ce bateau, vous pouvez me croire, Monsieur, a vachauffer.

    Que voulez-vous dire, mon brave ? demanda Clayton. Eh ben ! zavez pas vu ce qui spasse ? Zavez pas entendu ct enfant de Satan de

    captain et ses copains taper bras raccourcis sur la moiti de lquipage ? Deux types qui

  • zont casss hier et trois aujourdhui. Michel le Noir y tient de nouveau debout et cest pasle genre marcher dans un coup comme a, non, pas lui ; coutez bien ce que jdis,Monsieur.

    Voulez-vous dire, brave homme, que lquipage envisage une mutinerie ? demandaClayton.

    Mutinerie ! sexclama le vieil homme. Mutinerie ! a sappelle assassinat, Monsieur,coutez bien ce que jdis, Monsieur.

    Quand donc ? a vient, Monsieur. a vient, mais je ne peux pas vous dire quand, et jen ai dj

    sacrement trop dit maintenant, mais vous avez t chic lautre jour et jai pens que ctaitaussi bien que vous soyez au courant. Mais tenez votre langue et quand vous entendreztirer, descendez en bas et restez l. Cest tout. Tenez seulement votre langue, ou y vousmettront une pilule entre les ctes, coutez bien ce que jdis, Monsieur.

    Et le vieux bonhomme sen alla en continuant de polir ses cuivres. Charmante perspective, Alice, dit Clayton. Vous devriez immdiatement avertir le capitaine, John. Peut-tre est-il encore

    temps dviter le pire, dit-elle. Je pense que je le devrais, mais, pour des motifs purement gostes, jai plutt envie

    d e tenir ma langue . Quoi quils fassent prsent, ils nous pargneront parreconnaissance pour mon attitude envers leur Michel le Noir ; mais sils dcouvrent queje les ai trahis, il nauront aucune piti de nous, Alice.

    Vous avez un devoir, John, qui est de soutenir les intrts de lautorit tablie. Sivous navertissez pas le capitaine vous serez aussi responsable de ce qui arrivera que sivous aviez vous-mme particip la mutinerie.

    Vous ne comprenez pas, ma chrie, rpliqua Clayton. Cest vous que je pense, etcest l mon premier devoir. Le capitaine na sen prendre qu lui-mme : aussipourquoi risquerais-je dexposer ma femme des horreurs indicibles dans la tentative,probablement inutile, de sauver cet homme de sa propre frocit ? Vous ne vous rendezpas compte, ma chrie, de ce qui arriverait si cette bande de coupe-jarrets prenait lecontrle de la Fuwalda.

    Le devoir est le devoir, John, et lon ny changera rien en multipliant les sophismes.Je serais une bien misrable pouse pour un lord anglais sil devait, cause de moi, sedrober son devoir. Je conois parfaitement le danger o cela peut mener, mais je leregarderai en face, avec vous.

    Quil en soit comme vous le voudrez, Alice, rpondit-il en souriant. Peut-treexagrons-nous. Je naime pas la faon dont les choses ont lair de se passer bord de cebateau, mais peut-tre ne vont-elles pas si mal, aprs tout. Il est bien possible que le vieuxmarin ne faisait que prendre ses dsirs pour des ralits. Les mutineries en haute mertaient frquentes il y a un sicle, mais en lan de grce 1888, cest le plus improbable desvnements. Voil le capitaine qui regagne sa cabine. Si je veux lavertir, autant expdiercette mchante besogne tout de suite, car je dois me forcer pour engager la discussionavec cette brute.

    Cela dit, il se prcipita dans la direction de la coupe o le capitaine tait pass. Un

  • moment plus tard, il frappait la porte de sa cabine. Entrez ! grogna dune voix sourde cet officier patibulaire.Clayton entra et ferma la porte derrire lui. Alors ? Je suis venu vous rapporter lessentiel dune conversation que jai entendue

    aujourdhui, parce que je pense que, mme si elle ne repose sur rien, il vaut mieux quevous soyez prvenu. Pour rsumer, les hommes envisagent de se mutiner et de vousassassiner.

    Mensonge ! brailla le capitaine. Et si vous avez recommenc vous mler de ladiscipline sur ce bateau, ou daffaires qui ne vous concernent pas, supportez-en lesconsquences et allez au diable. Je me moque de ce que vous soyez un lord anglais. Jesuis le capitaine de ce bateau et, dornavant, vous ne viendrez plus mettre votre nez dansmon boulot.

    Le capitaine tait en proie une telle rage que son visage en tait devenu violet. Ilhurla les derniers mots dune voix suraigu, martelant la table dun poing, tandis quilbrandissait lautre la face de Clayton.

    Pas un cheveu ne bougea sur la tte de Clayton. Celui-ci resta un moment observerfroidement lenrag.

    Capitaine Billings, dit-il finalement, veuillez pardonnez ma simplicit, mais jevoudrais vous faire remarquer que vous mavez tout lair dun ne.

    Sur quoi il tourna les talons et quitta le capitaine avec cet air dindiffrence qui luitait habituel et qui, certainement, faisait plus pour accrotre la colre dun hommecomme Billings que le pire torrent dinvectives.

    Dans sa tentative de conciliation, Clayton aurait trs bien pu amener le capitaine regretter son attitude inconsidre, mais au contraire celui-ci ne quitta plus ltat desprito Clayton lavait laiss, si bien que leur dernire chance de travailler ensemble leursalut commun tait dsormais compromise.

    Eh bien, Alice, dit Clayton en rejoignant sa femme, jaurais pu pargner mon souffle.Cet homme sest montr tout fait ingrat. Il ma quasiment saut dessus comme unchien enrag. Quil aille se faire pendre, lui et son damn vieux bateau, je nen ai cure.Jusqu ce que nous soyons dfinitivement tirs daffaire, je dpenserai mon nergie assurer notre scurit. Et jai comme une ide que le premier pas faire dans cettedirection est daller prendre les revolvers dans ma cabine. Je regrette prsent que nousayons emball les fusils et les munitions avec les bagages qui sont dans la cale.

    Ils trouvrent leur cabine sens dessus dessous. Leurs vtements, sortis des coffres etdes valises, jonchaient le sol. Mme leurs lits avaient t dfaits.

    Bien videmment, quelquun sest plus intress nos affaires que nous-mmes, ditClayton. Jetons un coup dil, Alice, et tchons de voir ce qui manque.

    Une fouille minutieuse leur rvla que rien navait t pris, si ce nest les deuxrevolvers de Clayton et le petit stock de munitions qui les accompagnait.

    Prcisment ce que jaurais souhait le plus quils nous laissent, dit Clayton. Et lefait quils les aient pris, et eux seuls, minquite normment.

    Quallons nous faire, John ? demanda sa femme. Peut-tre avez-vous raison : notre

  • seule chance est de rester parfaitement neutres. Si les officiers sont capables de prvenirla mutinerie, nous navons rien craindre, mais au cas o les mutins seraient vainqueurs,notre seul espoir, si mince soit-il, dpendra de ce que nous naurons rien fait contre eux.

    Trs juste, Alice, nous devons nous tenir lcart du conflit.Au moment o ils se dcidaient ne plus quitter leur cabine, Clayton et sa femme

    remarqurent que le coin dun morceau de papier dpassait de dessous la porte.Clayton se leva pour aller le ramasser ; il saperut que le papier continuait se

    dplacer vers lintrieur et il comprit que quelquun tait en train de le glisser dans lacabine.

    Dun mouvement rapide et silencieux, il sauta vers la porte mais, au moment o ilatteignait la poigne, il sentit la main de sa femme se poser sur son poignet :

    Non, John, murmura-t-elle. Ils nont pas envie dtre vus, et nous ne devons pasessayer de les voir. Noubliez pas que nous restons en dehors du conflit.

    Clayton sourit et laissa retomber sa main. Ils se mirent observer le bout de papierjusqu ce que celui-ci fint par simmobiliser sur le sol, devant la porte.

    Clayton se baissa pour le ramasser. Ctait un morceau de papier blanc sali etgrossirement pli en quatre. En louvrant, ils y virent un message presque illisible, critdune main manifestement peu habitue cette tche.

    Une fois dchiffr, le message se rvla tre un avertissement aux Clayton, lesdissuadant de parler de la disparition des revolvers ou de rpter ce que le vieux matelotleur avait dit ; le tout sous peine de mort.

    Je crois que nous resterons bien sages, dit Clayton avec un sourire lugubre. Tout cequi nous reste faire est de demeurer tranquilles et dattendre les vnements.

  • 2La cte sauvage

    Ils neurent pas attendre longtemps. Le lendemain matin, au moment mme oClayton montait sur le pont pour la promenade quil avait lhabitude deffectuer avant lepetit djeuner, il entendit un coup de feu, puis un autre, puis un troisime.

    Ce quil vit alors ne fit que confirmer ses pires craintes. Face au petit groupe desofficiers savanait lquipage de la Fuwalda au grand complet, avec sa tte Michel leNoir.

    A la premire salve tire par les officiers, les hommes coururent sabriter derrire lesmts, la timonerie et la cabine, puis ils ouvrirent leur tour le feu sur les cinq hommesqui reprsentaient pour eux, sur ce bateau, lautorit abhorre.

    Deux dentre eux taient tombs sous les coups de revolver du capitaine. Ils gisaiententre les combattants. Et voil qu son tour le second fut touch et piqua du nez ; et aucommandement de Michel le Noir, les mutins chargrent les quatre officiers restant.Lquipage navait pu runir que six armes feu, et la plupart des hommes ntaientarms que de gaffes, de haches, de hachettes et de barres de fer.

    Le capitaine venait de vider son revolver et il tait en train de le recharger au momento les hommes se lancrent lattaque. Le fusil du lieutenant venait de senrayer. Il nerestait donc que deux armes opposer aux mutins. Les officiers se remirent tirer avantque les assaillants en furie ne soient sur eux.

    Des deux cts, on sinsultait et on jurait pouvantablement. Ajoutez-y les coups defeu, les cris et les rles des blesss. Ctait la nef des fous.

    Les officiers reculaient. Mais ils neurent pas fait une douzaine de pas en arrire queles hommes dquipage taient sur eux. De sa hache, un ngre athltique fendit le crnedu capitaine jusquau menton. Linstant daprs, les autres officiers taient au sol, mortsou blesss, couverts de coups et cribls de balles.

    Les mutins de la Fuwalda avaient t vite en besogne. Durant tout le combat, JohnClayton tait rest le contempler, ngligemment appuy lchelle de coupe, dun airmditatif, en tirant des bouffes de sa pipe, comme sil avait assist un quelconquematch de cricket. Lorsque le dernier officier tomba, il se dit quil tait temps de retournerauprs de sa femme, avant que des hommes de lquipage ne la surprennent seule.

    Sous son air calme et indiffrent, Clayton tait plein dapprhension. Il avait descraintes pour la scurit de sa femme, quil avait laisse si imprudemment tomber auxmains de ces brutes ignorantes.

    Alors quil se retournait pour descendre lchelle, il eut la surprise de voir sa femmedevant lui.

    Depuis combien de temps tes-vous l, Alice ? Depuis le dbut, rpliqua-t-elle. Quelle horreur, John. Oh, quelle horreur !

    Quavons-nous esprer de gens pareils ? Notre petit djeuner, jespre, rpondit-il, souriant bravement, dans sa tentative de

  • dissiper les craintes de Lady Alice. Du moins, ajouta-t-il, cest ce que je vais leur demander. Venez avec moi. Nous ne

    devons pas leur laisser supposer que nous attendons deux autre chose quune conduitecourtoise.

    Entre-temps, les hommes avaient entour les officiers tus et blesss. Sans faire dedistinction, ils jetrent morts et vivants par-dessus bord. Avec une gale absence de piti,ils firent de mme de leurs propres morts et mourants.

    Lun des matelots vit approcher les Clayton et cria, en brandissant sa hache : Voiciencore deux poissons ! Mais Michel le Noir fut plus rapide que lui : peine lhommeavait-il franchi six pas quil scroula, une balle dans le dos.

    Dun puissant rugissement, Michel le Noir attira lattention des autres et, montrant dudoigt Lord et Lady Greystoke, il cria :

    Ceux-ci sont mes amis, et il sagit de les laisser tranquilles. Compris ? Maintenantcest moi le capitaine de ce bateau et les choses iront comme je dis.

    En se tournant vers Clayton, il ajouta : Tenez-vous tranquille et personne ne vous fera de mal.Sur ces paroles, il lana un regard menaant ses compagnons. Les Clayton suivirent

    les instructions de Michel le Noir, si bien que, par la suite, ils ne virent plus gurelquipage et napprirent rien de ses projets.

    A loccasion, ils entendirent les chos de rixes et de querelles entre les mutins, et pardeux fois laboiement darmes feu. Mais Michel le Noir tait le chef quil fallait cettebande de coupe-jarrets et il les tenait bien en main.

    Le cinquime jour aprs le meurtre des officiers, la vigie signala une terre. Sagissait-ildune le ou du continent ? Michel le Noir ne le savait pas, mais il annona Clayton que,si une reconnaissance permettait de juger lendroit habitable, Lady Greystoke et lui-mme seraient laisss sur le rivage avec leurs bagages.

    Vous y serez tranquilles pendant quelques mois, expliqua-t-il, et pendant ce temps,nous serons en mesure de gagner une cte habite et de nous disperser. Aprs quoi, jemoccuperai de faire savoir votre gouvernement o vous tes, et on enverra aussitt unnavire de guerre pour vous tirer de l. Ce serait trop compliqu de vous faire dbarquerdans un coin civilis, on nous poserait un tas de questions, et aucun de nous naurait derponse vraiment convaincante donner.

    Clayton protesta contre linhumanit quil y avait les abandonner ainsi sur un rivageinconnu, la merci des btes froces et peut-tre aussi dhommes sauvages.

    Mais rien ny fit : au contraire, ce discours parut agacer Michel le Noir, si bien queClayton se vit forc de ne pas insister et de saccommoder de la situation.

    Vers trois heures de laprs-midi, on jeta lancre au large dune belle cte boise, face ce qui semblait tre une crique abrite.

    Michel le Noir envoya des hommes en chaloupe pour sonder la passe et voir si laFuwalda pouvait sans danger entrer dans ce port naturel.

    Environ une heure plus tard, ils revinrent et rapportrent que la passe tait profonde,de mme quune bonne partie de la crique.

    Avant la tombe du jour, le trois-mts tait paisiblement ancr dans les eaux

  • tranquilles et miroitantes de la petite rade.Les rivages environnants taient couverts dune belle vgtation subtropicale, tandis

    que plus loin lintrieur, slevaient des collines et des plateaux presque uniformmentrecouverts par la fort vierge.

    On ne voyait pas trace dhabitation, mais il tait, de toute vidence, possible deshommes dy vivre, comme le dmontrait labondance doiseaux et dautres animaux queles passagers de la Fuwalda pouvaient par moments apercevoir, ainsi que le miroitementdun petit fleuve qui se jetait dans la crique, assurant lapprovisionnement en eau frache.

    Le soir tombait. Clayton et Lady Alice sattardaient au bastingage, contemplersilencieusement leur futur domaine. De lombre de la fort slevaient les appels sauvagesdes btes fauves, le profond rugissement du lion et, de temps en temps, le feulementdune panthre.

    Elle se serrait contre lui, saisie dangoisse lide de ce qui les attendait dansleffrayante obscurit des nuits venir, lorsquils demeureraient seuls sur cette ctesauvage et isole.

    Plus tard dans la soire, Michel le Noir les rejoignit pour leur donner instruction de seprparer dbarquer le lendemain matin. Ils essayrent de le persuader de les dposersur un rivage plus hospitalier, assez proche de la civilisation pour quils pussent esprertomber entre des mains amies. Mais ni les supplications, ni les menaces, ni les promessesde rcompense ne parvinrent lbranler.

    Je suis le seul homme bord qui ne souhaite pas vous voir tous les deux bel et bienmorts, et pourtant je sais que ce serait le meilleur moyen de sauver notre peau. MaisMichel le Noir nest pas un homme oublier un service. Vous mavez sauv la vie et, enretour, jpargne la vtre, mais cest tout ce que je peux faire. Les hommes risquent de nepas marcher longtemps dans la combine et, si je ne vous dbarque pas au plus tt, ilspourraient bien changer davis et dattitude. Je ferai dcharger toutes vos affaires sur lerivage, avec des ustensiles de cuisine et quelques vieilles voiles pour en faire une tente, etpuis de quoi manger jusqu ce que vous trouviez des fruits et du gibier. Avec vos fusils,vous devriez tre en mesure de vivre ici assez laise, jusqu ce que les secours arrivent.Quand je serai en scurit, je marrangerai pour que le gouvernement britanniqueapprenne o vous tes. Sur ma tte, je ne pourrai pas leur dire exactement o cest,puisque je ne le sais mme pas moi-mme. Mais ils vous trouveront bien.

    Aprs quil les eut quitts, ils descendirent en silence, tous deux en proie de sombrespressentiments.

    Clayton ne croyait pas que Michel le Noir avait la moindre intention dinformer legouvernement britannique sur leur situation et il se demandait mme si un guet-apens neleur tait pas rserv pour le lendemain, lorsquils seraient conduits terre par lesmatelots qui devaient les escorter avec leurs bagages. Une fois hors de la vue de Michel leNoir, lun des hommes pouvait trs bien les abattre, sans dommage pour la conscience deson chef.

    Et mme sils chappaient ce sort, ne serait-ce pas pour devoir affronter des dangersbien plus graves ? Seul, Clayton pouvait esprer survivre des annes ; il tait un hommefort, athltique. Mais Alice ? Et cette autre petite vie qui verrait bientt le jour au milieu

  • des rigueurs et des prils dun monde primitif ?Il frissonna en rflchissant lextrme gravit dune situation effrayante et sans

    espoir. Mais grce au ciel, il ne pouvait prvoir la hideuse ralit qui les attendait dans lesprofondeurs tnbreuses de cette fort.

    Le lendemain matin tt, on hissa sur le pont leurs nombreuses malles et valises, puison les descendit dans des chaloupes pour les transporter terre. Ces bagages contenaientquantit dobjets varis, car les Clayton avaient prvu de demeurer de cinq huit ans dansleur nouvelle rsidence. De plus, lindispensable sajoutaient bien des articles de luxe.

    Michel le Noir tait dcid ne rien laisser bord qui appartnt aux Clayton. Il seraitdifficile de dire si ctait par piti pour eux ou pour sauvegarder ses propres intrts. Il esthors de doute que la prsence sur un bateau suspect deffets appartenant unfonctionnaire britannique port disparu aurait t difficile expliquer dans tout portcivilis du monde.

    Il poussa le zle jusqu exiger que les matelots qui dtenaient les revolvers de Claytonles lui rendissent.

    Il fit aussi charger dans les chaloupes de la viande sale et du biscuit, ainsi quunepetite provision de pommes de terre et de haricots, des allumettes, une batterie decuisine, une caisse doutils et les vieilles voiles quil leur avait promises.

    Comme sil craignait lui-mme ce que Clayton avait souponn, Michel le Noir lesaccompagna terre et fut le dernier les quitter lorsque les chaloupes regagnrent laFuwalda avec une provision deau frache.

    Clayton et sa femme regardaient en silence les chaloupes glisser sur les eauxtranquilles de la crique. Lun et lautre avaient le sentiment quun danger imminent etune situation sans issue les attendaient.

    Et derrire eux, au sommet dune petite butte, dautres yeux les observaient : de petitsyeux rapprochs et mchants, qui brillaient sous des sourcils en broussaille.

    Lorsque la Fuwalda eut pass le goulet de la crique et eut disparu derrire lepromontoire, Lady Alice se jeta au cou de Clayton et ne put rprimer ses sanglots.

    Elle avait bravement fait face la mutinerie ; elle avait considr avec grandeur dmetoute lhorreur de son avenir ; mais prsent que cette horreur et une solitude totale lesenveloppaient, ses nerfs surmens la trahissaient.

    Il nessaya pas darrter ses larmes. Mieux valait laisser la nature soulager cesmotions trop longtemps contenues. De nombreuses minutes passrent avant que lajeune femme (ctait encore presque une enfant) pt retrouver la matrise delle-mme.

    Oh, John, scria-t-elle enfin, quelle horreur ! Quallons nous faire ? Quallons nousfaire ?

    Il ny a quune chose faire, Alice (il parlait aussi tranquillement que sils avaientt assis dans le salon de leur chteau), cest travailler. Cest en travaillant que nous noussauverons. Nous ne devons pas nous donner le temps de penser, ce serait sombrer dans lafolie. Nous devons travailler et attendre. Je suis sr que des secours viendront, et mmerapidement, car on saura bientt que la Fuwalda a disparu, mme si Michel le Noir netient pas parole.

    Mais, John, sil ny avait que vous et moi, nous pourrions endurer cela, je le sais

  • bien. Seulement Oui, ma chrie, rpondit-il doucement. Jai pens cela aussi. Mais nous devons y

    faire face, comme nous devons faire face tout ce qui pourra nous arriver, avec courage etconfiance en notre capacit de nous adapter aux circonstances quelles quelles soient. Il ya des centaines de milliers dannes, nos anctres lointains ont connu les mmesproblmes que ceux que nous aurons rsoudre, peut-tre dans cette mme fort vierge.Le fait que nous soyons l aujourdhui est la preuve de leur victoire. Ce quils ont fait, nepouvons-nous le faire ? Et mme mieux queux, puisque nous avons plus deconnaissances, des moyens de protection, de dfense et de subsistance que nous a donnsla science, alors quils taient compltement ignorants ? Ce quils ont accompli, Alice,avec des instruments et des armes de pierre et dos, nous serons certainement capables delaccomplir aussi.

    Ah ! John, si je pouvais tre un homme avec une philosophie dhomme, mais je suisune femme et je vois les choses avec mon cur plus quavec ma tte. Tout ce que je voisici est trop horrible, trop inimaginable pour tre dcrit avec des mots. Jespre que vousavez raison, John. Je ferai de mon mieux pour tre une brave pouse prhistorique, unebonne compagne pour lhomme prhistorique.

    La premire ide de Clayton fut de prparer un abri pour la nuit, capable de lesprotger des btes de proie.

    Il ouvrit la caisse contenant ses fusils et ses munitions, afin quils fussent tous lesdeux arms en cas dattaque pendant quils taient au travail. Puis ils cherchrentensemble lendroit o ils pourraient dormir cette premire nuit.

    A une centaine de yards de la plage, il y avait une petite clairire ; cest l quilsdcidrent de btir leur future maison. Mais pour linstant, ils jugrent prfrable deconstruire une plate-forme dans les branches des arbres, hors de porte des grands fauvesdont ctait ici le royaume.

    Dans ce but, Clayton choisit quatre arbres qui formaient un rectangle denviron huitpieds carrs. Il scia de longues branches sur dautres arbres et il en construisit un cadre environ dix pieds du sol, fixant lextrmit de ces branches aux troncs des arbres, laidede cordes que Michel le Noir lui avait laisses.

    Par-dessus ce cadre, Clayton installa des branches plus petites, lune ct de lautre.Il recouvrit cette plateforme dun tapis de grandes feuilles sur lesquelles il plaa une voileplie plusieurs fois.

    Sept pieds plus haut, il construisit une plate-forme similaire mais plus lgre, pourservir de toit, aux cts de laquelle il suspendit dautre voiles en guise de parois.

    Ce travail termin, il disposait dun petit nid assez confortable, o il transporta descouvertures et une partie des bagages les plus lgers. On tait la fin de laprs-midi et lesdernires heures de clart furent consacres la construction dune grossire chelle, quipermit Lady Alice de monter dans son nouveau logis.

    Toute la journe, la fort stait anime des cris doiseaux aux brillants plumages etdes gesticulations de petits singes qui observaient ces nouveaux arrivants et leur trangeactivit, avec les plus grandes marques dintrt et de curiosit.

    Bien quils naient pas cess dobserver les alentours, Clayton et sa femme

  • naperurent aucun gros animal. Cependant, deux reprises, ils avaient vu leurs petitsvoisins simiesques se mettre criailler en lanant des regards apeurs derrire eux,comme sils avaient senti une prsence invisible mais terrifiante.

    Clayton termina son chelle juste avant la tombe de la nuit et, aprs avoir rempli aupetit fleuve un grand bassin deau, le couple se rfugia dans la scurit relative de sademeure arienne.

    Comme il faisait trs chaud, Clayton avait laiss les rideaux latraux replis sur le toitet, lorsquils se furent assis en tailleur sur leurs couvertures, Lady Alice, scrutant lesombres de la fort, se pencha soudain vers lextrieur, en agrippant le bras de son poux.

    John, murmura-t-elle, regardez ! Quest-ce l, un homme ?Clayton tourna les yeux dans la direction quelle indiquait ; il aperut, peine distincte

    dans lobscurit, une haute silhouette dress sur un monticule. Pendant un moment,celle-ci resta immobile, comme si elle coutait, puis elle fit lentement demi-tour et seperdit dans les fourrs.

    Quest-ce que cest, John ? Je ne sais pas, Alice, rpondit-il gravement, il fait trop noir pour bien voir aussi loin

    et ctait peut-tre une ombre projete par la lune qui se lve. Non, John, si ce ntait pas un homme, ctait une espce de grossire et colossale

    caricature humaine. Jai peur.Il la prit dans ses bras en lui murmurant loreille des mots dencouragement et

    damour. Peu aprs, il abaissa les parois de toile, quil fixa solidement aux arbres, en nelaissant quune petite ouverture du ct de la plage.

    Il faisait prsent tout noir dans leur troit abri et ils se couchrent sur leurscouvertures, pour essayer de trouver dans le sommeil un bref rpit leurs soucis.

    Clayton stait couch face louverture, un fusil et une paire de revolvers porte dela main. A peine eurent-ils ferm les yeux quils entendirent, derrire eux, le cri terribledune panthre. Le grand fauve sapprochait. Ils finirent par lentendre juste au-dessousdeux. Pendant une heure ou plus, ils lentendirent renifler et griffer les arbres quisoutenaient leur plate-forme, mais en fin de compte lanimal sloigna vers la plage oClayton put le distinguer nettement au clair de lune : ctait un trs grand et trs beaufauve, le plus grand quil ait jamais vu.

    La nuit fut interminable. Ils ne parvenaient sendormir que par moments. Tous lesbruits nocturnes de la jungle, bruissante de la vie de myriades danimaux, leur mettaientles nerfs vif. Cent fois, ils furent rveills en sursaut, tantt par des cris perants, tanttpar des mouvements furtifs au-dessous deux.

  • 3Vie et mort

    Le matin les trouva peu ou point reposs. Pourtant, ce fut avec un intensesoulagement quils virent laube se lever.

    Ils avalrent rapidement un petit djeuner de porc sal, de caf et de biscuits. PuisClayton commena les travaux de construction de leur maison, car il se rendait comptequils ne pourraient esprer aucune sret ni aucune tranquillit desprit, la nuit, aussilongtemps que des murs solides ne sinterposeraient pas entre la jungle et eux. Ctaitune rude tche. Elle prit presque un mois, bien que la construction net quune seule etpetite pice. Clayton construisit sa cabane en rondins denviron six pouces de diamtre ; ilboucha les interstices avec de largile quil avait trouve quelques pieds sous la surfacedu sol.

    Dun ct, il leva un tre de galets ramasss sur la plage. Il les cimenta aussi avec delargile et, lorsque la maison fut entirement termine, il appliqua sur toute la surfaceextrieure une couche de quatre pouces de cette mme argile.

    Dans lembrasure des fentres, il encastra, verticalement et horizontalement, desbranches denviron un pouce de diamtre, formant un grillage assez solide pour rsister la pousse de lanimal le plus fort. La maison tait ainsi claire et are sanscompromettre la scurit.

    Le toit double pente fut couvert de petites branches juxtaposes, puis de longuesherbes et de feuilles de palme, enfin dune couche dargile.

    Clayton fabriqua la porte avec des planches provenant des coffres qui faisaient partiede leurs bagages. Il les cloua lune sur lautre et perpendiculairement lune lautre,jusqu ce quil obtnt un solide panneau denviron trois pouces dpaisseur, si massifquils eurent envie den rire en le contemplant.

    Mais cest ici quapparut une grande difficult : maintenant quil avait construit cettelourde porte, Clayton se demandait comment la fixer. Au bout de deux jours de travail, ilrussit nanmoins tailler dans du bois dur deux grosses charnires, auxquelles ilaccrocha la porte, de faon quelle pt souvrir et se fermer facilement.

    Le revtement intrieur des murs et dautres finitions se firent aprs que le couple sefut install dans la maison.

    Lemmnagement eut lieu ds que le toit fut mis. Pour la nuit, ils empilrent leurscoffres devant la porte, sassurant ainsi un refuge relativement sr et confortable.

    Construire un lit, des chaises, une table et des rayonnages fut chose assez facile, desorte quau bout de deux mois, ils taient plutt bien dans leur meubles. Net t lamenace constante des btes sauvages et leur solitude de plus en plus pesante, ilsnauraient t ni privs de confort, ni malheureux.

    La nuit, de grands animaux grognaient et rugissaient autour de leur petite cabane,mais on shabitue aux bruits frquemment rpts et bientt ils ny firent plus attention,dormant profondment dun bout lautre de la nuit.

  • Trois fois, ils aperurent de grandes silhouettes humanodes, comme celles de lapremire nuit, mais jamais dassez prs pour distinguer si les formes entrevues taientcelles dun homme ou dune bte.

    Les oiseaux chatoyants et les petits singes staient habitus leurs nouveaux voisins.Ils navaient videmment jamais vu dtres humains auparavant. Une fois dissipe leurpremire frayeur, ils sapprochrent de plus en plus prs, pousss par cette trangecuriosit qui domine les cratures sauvages de la fort, de la jungle et de la plaine, si bienque, ds le premier mois, plusieurs oiseaux avaient t jusqu accepter des fragments denourriture de la main amicale des Clayton.

    Un aprs-midi, alors que Clayton tait en train de travailler une annexe de la cabane car il envisageait dajouter plusieurs pices la construction il vit accourir, encriaillant travers les arbres, un certain nombre de ses amis simiesques. Tout en fuyant,ils lanaient derrire eux des regards apeurs. Ils finirent par sarrter prs de Clayton, enlui adressant de petits cris excits, comme sils voulaient lavertir dun danger imminent.

    Enfin, il la vit, cette chose que les petits singes craignaient tant : lhomme-bte que lesClayton avaient dj eu loccasion dapercevoir.

    Il sortait de la jungle, en position semi-rige, posant de temps autre les poings surle sol : ctait un grand singe anthropode. En avanant, il mettait de profondsgrondements gutturaux et, par moments, une sorte daboiement grave.

    Clayton se trouvait une certaine distance de la cabane parce quil venait de dcouvrirun arbre convenant particulirement ses travaux de construction. Devenu moinsprudent aprs des mois de scurit non dmentie, pendant lesquels il navait jamaisrencontr danimaux dangereux en plein jour, il avait laiss ses fusils et revolvers lintrieur de la petite habitation. Maintenant, il voyait le grand singe se diriger droit surlui, en prenant un chemin qui lui coupait la retraite. Il sentit un frisson lui parcourirlchine.

    Il savait quavec la seule hache dont il tait arm, ses chances taient bien mincescontre ce monstre. Et Alice ? Dieu, pensa-t-il, quallait devenir Alice ?

    Il subsistait pourtant une mince chance de regagner la cabane. Il prit son lan et semit courir en criant sa femme de rentrer et de fermer la porte si le singe sinterposaitentre eux.

    Lady Greystoke tait assise prs de la cabane et, lorsquelle lentendit crier, elle levales yeux et vit le singe sautant avec une agilit presque incroyable pour un animal si grandet daspect si lourdaud. Manifestement, il sefforait datteindre Clayton.

    En poussant un cri touff, elle courut lintrieur. En entrant, elle jeta un coup dilderrire elle, et son cur se glaa lorsquelle constata que la bte barrait la route sonmari. Celui-ci brandissait sa hache des deux mains, prt lassner sur lanimal.

    Fermez la porte et verrouillez-la, Alice, cria Clayton. Je me charge de ce bonhommeavec ma hache !

    Mais il savait quil allait au-devant dune mort horrible, et elle le savait aussi.Le singe tait un grand mle, pesant probablement trois cents livres. Ses petits yeux

    rapprochs lanaient des clairs de haine sous ses sourcils broussailleux. Ses grandescanines se dcouvraient en un horrible rictus.

  • Par-dessus lpaule de la bte, Clayton pouvait distinguer la porte de la cabane,distante de moins de vingt pas. Une vague dhorreur et de crainte le parcourut lorsquil vitsa jeune femme ressortir, arme dun de ses fusils. Elle avait toujours eu peur des armes feu et ne voulait jamais y toucher. Et voil maintenant quelle se lanait la rencontredu singe avec la tmrit dune lionne protgeant ses petits !

    Rentrez, Alice, cria Clayton, pour lamour de Dieu !Mais elle ne voulut rien entendre et, comme linstant mme le singe le chargea,

    Clayton fut rduit au silence.De toutes ses forces, il abattit sa hache, mais le puissant animal la prit dans ses

    grosses mains et, larrachant de celles de Clayton, la jeta au loin. Avec un grognementhargneux, il se jeta sur sa victime sans dfense mais, avant quil ait pu planter ses crocsdans la gorge quil convoitait, il y eut une dtonation sche, et une balle pntra entre sespaules.

    Jetant Clayton au sol, la bte se retourna vers son nouvel ennemi. Devant elle, setenait la jeune femme terrifie, qui essayait vainement de tirer un autre coup de feu ; ellene comprenait pas le mcanisme de larme et le percuteur frappait inutilement unecartouche vide.

    Aussitt Clayton se remit sur ses pieds et, sans une pense pour linutilit de songeste, il se rua en avant pour carter le singe de sa femme vanouie. Il y parvint presquesans effort et le grand corps roula, inerte, sur le sol : le singe tait mort. La balle avaitaccompli son uvre.

    En examinant rapidement le corps de sa femme, Clayton ny releva aucune marque etil comprit que la bte tait morte au moment mme o elle sautait sur Alice.

    Trs doucement, il souleva sa femme, toujours inconsciente, et la porta dans lacabane ; mais il fallut bien deux heures pour quelle reprt connaissance.

    Les premiers mots quelle pronona remplirent Clayton dune certaine apprhension.Quelques moments aprs tre revenue elle, Alice considra avec tonnement lintrieurde la petite cabane puis, avec un soupir de satisfaction, elle dit :

    Oh, John, comme cest bon de se retrouver la maison ! Jai fait un rve affreux,mon chri. Je croyais que nous ntions plus Londres, mais dans un endroit horrible ode grosse btes nous attaquaient.

    Allons, allons, Alice, dit-il en lui caressant le front, essayez maintenant de dormir etne vous tracassez pas pour ces mauvais rves.

    Cette nuit mme, un petit enfant naquit dans la cabane, la lisire de la fort vierge,tandis quun lopard feulait devant la porte et que les notes graves dun rugissement delion se faisaient entendre derrire la butte.

    Lady Greystoke ne se remit jamais du choc. Elle vcut encore un an aprs la naissancede son bb, mais elle ne mit plus les pieds hors de la cabane et ne se rendit plus jamaisvraiment compte quelle ne se trouvait pas en Angleterre.

    Parfois, elle posait des questions Clayton sur les bruits tranges de la nuit, surlabsence de domestiques et damis et sur la rusticit de lameublement mais, bien quiln e ft rien pour entretenir ses illusions, elle ne parvint plus jamais comprendreexactement la situation. A dautres gards, elle conservait toutes ses facults ; la joie et le

  • bonheur que lui procurait son fils, ainsi que les attentions constantes de son mari,rendirent cette anne trs heureuse pour elle, la plus heureuse de sa jeune existence.

    Clayton savait bien que, si elle avait t en pleine possession de ses facults mentales,elle aurait t en proie aux soucis et lapprhension. Bien quil souffrt terriblement dela voir ainsi, par moments il se rjouissait presque quelle net plus conscience de laralit.

    Depuis belle lurette, il avait perdu tout espoir de voir arriver des secours, saufimprvu. Avec une obstination sans faille, il travaillait embellir lintrieur de la cabane.

    Des peaux de lions et de panthres tapissaient le sol. Des armoires et desbibliothques couvraient les murs. Il avait fait de ses mains, avec largile de la rgion, desvases aux formes singulires, o il disposait de belles fleurs tropicales. Des rideaux delianes et de bambous pendaient aux fentres et, tche la plus ardue de toutes, il avaitrussi faonner, avec le peu doutils dont il disposait, des lambris, un plafond et unparquet.

    Ctait une heureuse surprise pour lui davoir su employer ses mains des travauxdont il tait si peu coutumier. Mais il aimait ce travail parce quil laccomplissait pour elleet pour cette petite vie qui leur apportait tant de rconfort, mme si elle ne faisaitquaccrotre ses responsabilits et la gravit de leur situation.

    Pendant lanne qui suivit, Clayton fut plusieurs fois attaqu par les gros singes qui, prsent, semblaient vritablement infester le voisinage de la cabane. Mais comme il nesaventurait plus dehors sans un fusil et des revolvers, il navait plus grand-chose craindre de ces animaux.

    Il avait renforc la protection des fentres et plac un loquet de bois lextrieur de laporte, de sorte que, lorsquil allait la chasse ou la cueillette de fruits, comme il taitconstamment oblig de le faire pour assurer leur subsistance, il ne craignait pas quunanimal pt sintroduire dans la maisonnette.

    Au dbut, il tirait le gibier de sa fentre, mais au bout dun certain temps, les animauxavaient appris craindre ltrange tanire do sortait un bruit terrifiant.

    Pendant ses moments de loisirs, Clayton lisait, souvent voix haute, lintention desa femme. Ils avaient apport une bonne provision de livres. Parmi ceux-ci, il y en avaitbeaucoup pour les enfants livres dimages, abcdaires, livres de lecture car ilssavaient que le leur serait assez grand pour en avoir besoin avant quils pussent esprerretourner en Angleterre. A dautres moments, Clayton crivait son journal, quil avait prisdepuis longtemps lhabitude de rdiger en franais et o il notait les dtails de leurtrange existence. Il gardait ce cahier dans une petite bote mtallique.

    Un an, jour pour jour, aprs la naissance de son fils, Lady Alice steignit paisiblement,pendant la nuit. Sa fin fut si douce quil passa des heures avant que Clayton sapert quesa femme tait morte.

    Ce nest que trs lentement quil prit conscience de lhorreur de sa situation. Il estmme douteux quil soit jamais parvenu se rendre clairement compte de limmensit deson chagrin et de leffroyable responsabilit quil avait assumer vis--vis de cette toutepetite chose, son fils, encore nourrisson.

    Les dernires lignes de son journal ont t crites le matin suivant la mort de sa

  • femme. Elles en relatent les tristes circonstances avec une scheresse qui en augmente lepathtique. Elles exhalent aussi une lassitude apathique, ne dun long chagrin et dunlong dsespoir, que mme ce dernier coup du sort ne parvenait plus secouer : Monpetit garon pleure, il veut manger. Oh, Alice, Alice, que vais-je faire ?

    Aprs avoir transcrit ces mots, les derniers quil devait tracer, John Clayton, envahi parla fatigue, posa lourdement la tte entre ses bras tendus sur cette table quil avaitconstruite pour celle qui gisait, immobile et froide, dans le lit, non loin de lui.

    On tait au milieu du jour et, pendant longtemps, rien ne vint rompre le silence mortelqui rgnait sur la jungle, sinon les vagissements pitoyables dun petit dhomme.

  • 4Les anthropodes

    Dans la fort, sur le plateau, un mille de la mer, le vieux Kerchak, le Grand Singe,tait fou furieux contre son peuple.

    Les plus jeunes et les plus lgers des membres de sa tribu staient rfugis surles plus hautes branches des grands arbres pour chapper sa colre. Ils risquaient leursvies sur des branches qui supportaient peine leur poids, plutt que de faire face au vieuxKerchak, en proie une de ses crises de rage incontrle.

    Les autres mles sparpillaient dans toutes les directions, non sans que lanimalenrag ait eu le temps de faire craquer les vertbres de lun ou lautre entre ses mchoirescumantes.

    Une jeune femelle malchanceuse glissa de son abri prcaire dans une haute branche etscrasa au sol, presque au pieds de Kerchak. En poussant un cri sauvage, il se jeta surelle, lui dchira le flanc de ses crocs puissants et, saisissants une grosse branche casse, labattit furieusement aux paules et la gueule, jusqu rduire son crne en bouillie.

    A prsent, il observait Kala, qui avait t chercher de la nourriture et revenait avec sonpetit, ignorant tout de la colre du grand mle. Les cris de ses compagnons lavertirent etelle se mit courir pour se mettre labri.

    Mais Kerchak tait sur ses talons et il laurait attrape par la cheville si elle navait pasfait un saut dsespr dun arbre un autre, manuvre prilleuse que les singesaccomplissent rarement, si ce nest lorsquils nont pas dautre moyen dchapper unpoursuivant.

    Elle russit sagripper une branche hors de porte, mais la violence du choc fitlcher prise son petit, accroch son cou, et elle le vit tomber, tournoyer et scraser ausol, trente pieds plus bas.

    Avec un cri dpouvante, Kala se laissa glisser terre, sans plus se soucier de Kerchak ;mais quand elle ramassa le corps de son petit, celui-ci ne donnait plus signe de vie. Engmissant, elle restait assise, serrant le cadavre contre sa poitrine. Kerchak nessaya pasde lagresser. La mort du petit lui avait fait passer sa rage aussi soudainement quellelavait saisi.

    Kerchak tait un anthropode gigantesque, qui pesait peut-tre trois cent cinquantelivres. Il avait le front extrmement bas et fuyant, les yeux injects de sang, petits etrapprochs de son nez plat et grossier, les oreilles grandes et minces, plus petites pourtantque celles de la plupart de ses congnres.

    Son caractre excrable et sa force extraordinaire en avaient fait le chef de la petitetribu o il tait n quelque vingt ans plus tt. Maintenant quil tait en pleine possessionde ses moyens physiques, il ny avait pas un anthropode, dans toute la fort o il rdait,qui aurait os contester son pouvoir. Mme dautres animaux, plus grands que lui,vitaient de lattaquer.

    Le vieux Tantor, llphant, tait le seul, de tout ce monde sauvage, qui ne le craignait

  • pas, et le seul que Kerchak craignait. Lorsque Tantor barrissait, lanthropode et sescompagnons se rfugiaient tout au sommet des arbres.

    La tribu que dirigeait Kerchak, dune main de fer et en grinant des dents, comptaitenviron six huit familles, chacune compose dun mle adulte, de ses femelles et deleurs petits, le tout se montant environ soixante ou soixante-dix singes.

    Kala tait la plus jeune compagne dun mle nomm Tublat, ce qui signifie nezcass , et lenfant quelle avait vu mourir tait son premier ; car elle navait que neuf dix ans dge.

    Malgr sa jeunesse, elle tait grande et forte. Ctait un splendide animal, biendcoupl. Son front arrondi et haut dnotait une intelligence suprieure celle de laplupart des autres. Elle tait, aussi, plus capable damour maternel, donc dprouver unedouleur de mre. Cependant elle tait bien un singe, une grande bte froce et redoutable,dune espce proche de celle des gorilles, mais plus intelligente, ce qui en faisait lespcela plus craindre parmi les anctres de lhomme.

    Lorsque la tribu vit que la colre de Kerchak avait cess, chacun se mit quitter peu peu sa retraite et reprendre ses occupations interrompues. Les jeunes se remirent jouer et foltrer parmi les arbres et les buissons. Quelques-uns des adultes serecouchrent sur le tendre matelas de feuilles morte et dhumus, tandis que dautresretournaient des branches tombes et des mottes de terre, la recherche de petitscoloptres et de reptiles, qui formaient une part de leur alimentation. Dautresexploraient les arbres des environs en qutes de fruits, de noix, doisillons et dufs.

    Environ une heure se passa ainsi, puis Kerchak les rassembla et, leur ordonnant de lesuivre, il prit la direction de la mer. Ils effecturent la plupart du chemin sur le sol, ensuivant la piste dun de ces grands lphants dont les alles et venues ouvraient les seulschemins praticables dans ces amas de broussailles, de lianes, de plantes et darbres. Ilsmarchaient dun pas chaloup et disgracieux, en posant les poings sur le sol et enbalanant le corps darrire en avant.

    Mais lorsque leur itinraire passait par la petite futaie, ils se dplaaient plusrapidement, en sautant de branche en branche avec lagilit de leurs cousins de plus petitetaille. Pendant toute la route, Kala garda son enfant mort, troitement serr contre sapoitrine.

    Il tait peu aprs midi quand ils atteignirent une butte surplombant la plage auprs delaquelle se dressait la maisonnette, but de lexpdition.

    Kerchak avait vu plusieurs de ses sujets mourir face au petit bton noir, qui faisaittant de bruit entre les mains de ltrange singe blanc habitant cette tonnante tanire, etlide avait germ dans son esprit pais de prendre possession de cet engin de mort etdexplorer lintrieur de ce mystrieux abri.

    Il avait la plus grande envie de plonger ses crocs dans la nuque de cet animal quilavait appris har et craindre ; cest pourquoi il venait souvent, avec sa tribu, enreconnaissance, dans lattente du moment o le singe blanc ne serait pas sur ses gardes.

    Ils avaient pourtant renonc lattaquer, et mme se montrer ; car, chaque fois, lepetit bton noir avait rugi et envoy son terrible message de mort lun ou lautremembre de la tribu.

  • Aujourdhui, lhomme ne donnait aucun signe de sa prsence et, de leur postedobservation, les singes pouvaient voir que la porte de la cabane tait ouverte.Lentement, prcautionneusement et sans bruit, ils savancrent vers la petite maison.

    On nentendait pas un grognement, pas un cri de colre : le petit bton noir leur avaitappris se dplacer en silence pour ne pas lveiller.

    Ils avanaient toujours. Enfin Kerchak sapprocha de la porte et jeta un coup dil lintrieur. Derrire lui, venaient deux mles, puis Kala, serrant toujours le petit cadavrecontre sa poitrine.

    A lintrieur de la tanire, ils distingurent ltrange singe blanc demi couch sur latable, la tte enfouie dans ses bras ; et sur le lit, une silhouette recouverte dune toile voile. Dun petit berceau rustique provenait le vagissement plaintif dun bb.

    Sans bruit, Kerchak entra, prt charger. Cest alors que John Clayton sursauta, seleva et lui fit face.

    Ce quil vit dut le glacer dhorreur : l, dans lembrasure de la porte, se tenaient troisgrands singes ; dehors, il y en avait une foule. Combien ? Il ne le sut jamais, car sesrevolvers et son fusil taient accrochs au mur, de lautre ct de la pice, et Kerchakchargeait.

    Lorsque le grand singe lcha la dpouille de ce qui avait t John Clayton, LordGreystoke, il dirigea son attention vers le berceau. Mais Kala ly avait prcd et, quand ilvoulut attraper lenfant, elle sen empara ; avant quil et pu lintercepter, elle avait pris laporte et couru chercher refuge dans les hauteurs dun arbre.

    En prenant le bb vivant dAlice Clayton, elle avait dpos le corps inerte de sonpropre petit dans le berceau vide. Les vagissements de ltre vivant avaient rpondu lappel de lamour maternel qui rsonnait dans son cur sauvage et que le petit tre mortne pouvait plus apaiser.

    Haut dans les branches dun arbre majestueux, elle serrait contre elle le bb hurlant,et bientt linstinct qui dominait cette femelle sauvage, comme il avait domin le cur desa tendre et gracieuse mre linstinct de lamour maternel toucha lentendement peine form du petit enfant homme, qui se calma aussitt. Puis la faim combla le fossentre eux, et le fils dun lord anglais et dune lady anglaise tta le sein de Kala, la guenonanthropode.

    Pendant ce temps, dans la cabane, les animaux taient en train dexaminer le contenude ltrange tanire. Assur que Clayton tait bien mort, Kerchak concentra son attentionsur la chose qui gisait sur le lit, couverte dune pice de toile voile.

    Il souleva un coin de ltoffe et aperut un corps de femme. Il saisit, de ses mainspuissantes et velues, la gorge blanche et inerte. Il laissa un moment ses doigts senfoncerdans la chair froide puis, constatant que la femme tait dj morte, il se dtourna delle,pour examiner le contenu de la pice. Il ne porta plus la moindre atteinte aux corps deLady Alice et de Sir John.

    Il fut aussitt attir par le fusil qui pendait au mur. Ctait cet trange et mortel btontonnant quil avait convoit pendant des mois. Mais maintenant quil lavait porte de lamain, il navait pas le courage de le prendre.

    Il sen approcha prudemment, prt senfuir prcipitamment si la chose poussait le

  • hurlement quil avait dj entendu et qui avait caus la fin de ceux de sa race qui, parignorance ou tmrit, avaient attaqu ltrange singe blanc.

    Au plus profond de son intelligence bestiale, quelque chose lui affirmait que le btontonnant ntait dangereux que dans les mains de celui qui pouvait le manipuler. Il luifallut cependant plusieurs minutes pour se dcider le toucher.

    En attendant, il arpentait la pice, tournant la tte dun ct et de lautre pour nejamais quitter des yeux lobjet de sa convoitise.

    Usant de ses longs bras comme un homme userait de bquilles, et balanant sa grandecarcasse chaque pas, le chef anthropode allait et venait, en mettant des grondementssourds, parfois ponctus de cris stridents, de ces cris qui sont parmi les bruits les plusterrifiants quon puisse entendre dans la jungle.

    Il venait de sarrter devant le fusil. Lentement, il leva une de ses grosses mains,presque en toucher le canon luisant. Mais il la retira aussitt et recommena sonmange.

    Tout se passait comme si le grand animal voulait, en donnant des dmonstrations detmrit et en criant sauvagement, se donner le courage de semparer du fusil.

    Il sarrta de nouveau et, cette fois, il russit porter une main hsitante sur lacier,pour la retirer aussitt et recommencer son inlassable pitinement.

    Ltrange crmonie se droula plusieurs reprises, chaque fois avec un peu plusdassurance, jusqu ce que finalement le fusil ft dcroch et se trouvt dans les mainsde la grande bte.

    Constatant que rien ne se passait, Kerchak commena examiner le fusil de prs. Il lepalpa dun bout lautre, scruta les profondeurs tnbreuses du canon, tta la mire, laculasse, la crosse et enfin la gchette.

    Pendant ces oprations, les singes qui taient entrs dans la cabane restrent assisprs de la porte en observant leur chef, tandis que ceux qui taient rests dehors sepressaient dans lembrasure et tendaient le cou pour regarder le spectacle lintrieur.

    Soudain, le doigt de Kerchak se crispa sur la dtente. Il y eut une dtonationassourdissante et les singes se bousculrent dans leur fuite.

    Kerchak, lui aussi, tait affol. Si affol quil oublia de se dbarrasser de lobjet de sescraintes et quil prit la porte en tenant le fusil troitement serr dans une de ses mains.

    Au moment o il en franchit louverture, le guidon du fusil accrocha la porte avecsuffisamment de force pour fermer celle-ci derrire le singe.

    Kerchak sarrta quelque distance de la cabane. Il saperut quil avait toujours lefusil la main. Il le jeta comme sil avait tenu une barre de fer rouge et il nessaya pas dele ramasser. Le bruit avait t trop violent pour ses nerfs vif. De plus, il tait prsentconvaincu que le terrible bton restait inoffensif si on le laissait tranquille.

    Il fallut une heure aux singes pour se remettre et sapprocher nouveau de la cabanepour reprendre leurs investigations. Mais ils eurent la contrarit de trouver la porte closeet verrouills assez solidement pour quils ne pussent la forcer.

    Le loquet astucieusement construit par Clayton stait enclench lorsque la porte avaitclaqu derrire Kerchak. Et les singes ne parvinrent pas non plus passer par les fentressolidement grillages.

  • Ils errrent quelque temps encore dans le voisinage, puis reprirent le chemin de lafort et du plateau do ils venaient.

    Kala ntait toujours par redescendue terre avec son bb adoptif. Mais Kerchak luicria de suivre le reste de la troupe. Elle ne remarqua nulle trace de colre dans sa voix ;alors elle descendit lentement, de branche en branche, et rattrapa les autres.

    Ceux qui tentaient dexaminer ltrange bb de Kala se voyaient tenus distance parses crocs dcouverts, ses grognements de menace et ses avertissements. Lorsquils luieurent assur quils navaient pas lintention de faire du mal lenfant, elle leur permit desapprocher, mais non de toucher son prcieux fardeau.

    On aurait dit quelle savait que le bb tait frle et dlicat et quelle craignait queleurs rudes mains fissent du mal la pauvre petite chose.

    Elle avait encore un autre comportement qui entravait sa progression. Se souvenantde la mort de son propre petit, elle tenait dsesprment le bb dans ses bras.

    Les autres bbs singes voyageaient sur le dos de leur mre, leurs petits brasfermement agripps au cou velu et leurs jambes cales sous les aisselles des guenons.

    Il nen allait pas ainsi pour Kala ; elle tenait le jeune Lord Greystoke contre sapoitrine, les petites mains blanches saccrochant aux longs poils noirs qui recouvraientcette partie de son corps. Elle avait vu son enfant tomber de son dos pour aller larencontre dune mort affreuse et elle ne voulait plus prendre un pareil risque.

  • 5Le singe blanc

    Kala leva tendrement lenfant quelle avait recueilli. Elle stonnait en silence quil nedevnt pas fort et agile comme les petits des autres mres. Il fallut presque un an pourque le petit tre entr en sa possession comment marcher seul. Quant grimperquil tait donc dbile !

    Parfois Kala parlait avec les autres femelles de lobjet de tous ses espoirs, mais aucunedelles ne parvenait comprendre comment un enfant pouvait tre si lent apprendre.Quoi, il ne parvenait pas encore trouver seul sa nourriture, et plus de douze lunesstaient coules depuis que Kala lavait trouv !

    Si elles avaient su que lenfant avait dj vcu treize lunes avant dtre adopt parKala, elles auraient certainement considr le cas comme absolument dsespr. En effet,les jeunes singes de leur tribu taient aussi avancs aprs deux ou trois lunes que le petittranger au bout de vingt-cinq.

    Tublat, le mari de Kala, en tait gravement contrari et, sans la garde attentive de lafemelle, il aurait dj supprim lenfant.

    Ce ne sera jamais un grand singe, arguait-il. Tu devras toujours le porter et leprotger. Quapportera-t-il la tribu ? Rien. Ce ne sera jamais quun fardeau. Laissons-letranquillement endormi dans les hautes herbes. Tu pourras ensuite porter dautressinges, plus forts, qui prendront soin de nous quand nous serons vieux.

    Jamais, Nez cass, rpondit Kala. Si je dois le porter toute ma vie, il en sera ainsi.Alors Tublat se rendit auprs de Kerchak pour lexhorter user de son autorit auprs

    de Kala et la forcer se dbarrasser du petit Tarzan, car ctait le nom quelle avait donnau jeune Lord Greystoke, un nom qui signifie Peau blanche.

    Mais quand Kerchak voulut lui parler de la question, Kala menaa de quitter la tribu sion ne la laissait pas tranquille avec lenfant. Ctait l un droit inalinable des habitantsde la jungle, lorsque lun deux tait insatisfait de sa vie parmi son peuple. On ne lennuyadonc plus, car Kala tait une belle et grande femelle et on ne tenait pas la perdre.

    En grandissant, Tarzan fit des progrs de plus en plus rapides, de sorte qu lge dedix ans il tait un excellent grimpeur ; et, sur le sol, il pouvait faire quantit de chosesdont ses petits frres et surs taient incapables.

    A bien des gards, il tait diffrent deux, et il les tonnait souvent par sa ruse et sonastuce. Mais en force et en taille, il restait en retard. En effet, dix ans, les grandsanthropodes taient adultes et certains dentre eux mesuraient six pieds de haut, tandisque le petit Tarzan ntait toujours quun garon en pleine croissance. Mais quel garon !Ds sa plus tendre enfance, il stait servi de ses mains pour voyager dune branche lautre en imitant sa mre adoptive ; devenu plus grand, il avait pass chaque, jour desheures et des heures se balancer au sommet des arbres avec ses frres et surs.

    Il pouvait sauter vingt pieds dans le vide et se rattraper, avec une prcision sansfaille et sans choc apparent, mme des branches furieusement agites par lapproche

  • dune tornade.Il pouvait se laisser tomber de vingt pieds en descendant dune branche lautre vers

    le sol, ou atteindre le fate de larbre le plus haut avec lagilit et la rapidit dun cureuil.A dix ans, il avait la force dun homme de trente et bien plus dadresse que lathlte le

    mieux entran. Jour aprs jour, sa force saccroissait.Sa vie parmi les singes tait heureuse. Il ne pouvait la comparer avec nulle autre et il

    ne savait mme pas quil pouvait exister dans lunivers autre chose que sa fort et lesbtes sauvages dont il tait le familier.

    Il avait peu prs dix ans lorsquil commena se rendre compte de la grandediffrence qui existait entre lui et ses compagnons. Son petit corps bronz commena tout coup lui causer des sentiments de honte, quand il saperut quil tait dpourvu depoils, comme celui dun serpent ou dun quelconque reptile.

    Il essaya de remdier cette lacune en senduisant de boue des pieds la tte, mais laboue scha et tomba. De plus, cette crote terreuse le gnait tellement quil eut vite faitde prfrer la honte au dsagrment.

    Dans la rgion la plus haute du territoire que frquentait sa tribu se trouvait un petitlac, et cest l que Tarzan vit pour la premire fois son visage, dans leau claire ettranquille.

    Cela stait pass par une journe torride de la saison sche. Avec un de ses cousins, iltait descendu sur la rive pour y boire. Lorsquils se penchrent sur leau, ils virent leurspetites faces refltes par le miroir de londe : les traits farouches et terribles du singeanthropode ct de ceux de laristocratique rejeton dune vieille famille anglaise.

    Tarzan fut constern. Non seulement il tait glabre, mais quelle figure ! Il sedemandait comment les autre singes pouvaient le regarder.

    Cette mince fente en guise de bouche et ces petites dents blanches ! De quoi avaient-elles lair ct des lvres paisses et des crocs puissants de ses frres plus favoriss parla nature ? Et ce petit nez si troit : il rougit en le comparant avec les belles et largesnarines de son compagnon. Quel nez gnreux ! Quel plaisir dtre si beau , pensa lepauvre petit Tarzan.

    Mais lorsquil remarqua ses yeux, ah, ce fut le coup de grce ! Une tache brune, uncercle gris, et du blanc ! Effrayant ! Mme les serpents navaient pas des yeux aussihideux.

    Il tait tellement occup juger son physique quil nentendit pas les hautes herbesscarter derrire lui ; son compagnon le singe nentendit rien non plus, parce que, tandisquil buvait, le bruit de ses lvres et ses grognements de satisfaction couvraient la discrteapproche de lintrus.

    A moins de trente pas derrire eux, rampait Sabor, la grande lionne, en agitant laqueue. Elle avanait prudemment, en posant une patte devant elle, sans bruit, avant desoulever lautre. Son ventre touchait presque terre, comme celui dun norme chat seprparant sauter sur sa proie.

    Elle tait maintenant moins de dix pieds des deux petits camarades de jeu,insouciants du danger. Mthodiquement, elle ramena ses pattes de derrire sous elle, enfaisant rouler ses muscles sous sa belle fourrure. Elle semblait aplatie sur le sol,

  • lexception des paules rassembles pour le saut. Sa queue ne bougeait plus, mais gisaitdroite et inerte dans le prolongement du corps.

    Elle simmobilisa un instant, comme ptrifie, puis, avec un rugissement terrible, ellesauta.

    Sabor, la lionne, tait un chasseur sagace. Moins sagace, elle aurait jug stupide depousser un tel cri en sautant : naurait-elle pas t plus sre dattraper ses victimes enbondissant silencieusement, plutt quen poussant ce cri assourdissant ?

    Mais Sabor connaissait bien lextrme rapidit des habitants de la jungle et la finessepresque incroyable de leur oue. Pour eux, le froissement soudain dune feuille dherbetait un avertissement aussi efficace que le cri le plus puissant, et Sabor savait quelle nepouvait pas accomplir un grand saut sans faire un minimum de bruit.

    Son cri sauvage ntait pas un avertissement. Il avait pour but deffrayer ses pauvresvictimes, jusqu la paralysie, pendant la fraction de seconde qui lui suffisait pour planterses crocs dans leur chair et les maintenir sans quelles puissent lui chapper.

    En ce qui concerne le singe, Sabor raisonnait correctement. Le petit tre resta uninstant blotti, tout tremblant, et cet instant suffit le perdre.

    Il nen alla pas de mme pour Tarzan, lenfant dhomme. Sa vie au milieu des prils dela jungle lui avait appris faire face avec assurance aux situations imprvues et sonintelligence lui procurait une rapidit de raction trs suprieure celle des singes.

    Cest ainsi que le rugissement de Sabor, la lionne, galvanisa le cerveau et les musclesdu petit Tarzan, le faisant agir aussitt.

    Devant lui stendaient les eaux profondes du petit lac ; derrire lui, une mort certainelattendait : une mort cruelle, sous les griffes et les crocs.

    Tarzan avait toujours dtest leau, si ce nest en tant que moyen dtancher sa soif. Illa dtestait parce quil lassociait au froid et au dsagrment que lui causaient les pluiestorrentielles, et il la craignait cause du tonnerre, des clairs et du vent qui lesaccompagnaient.

    Sa mre sauvage lui avait appris viter les eaux profondes du lac ; dailleurs, navait-il pas vu, quelques semaines auparavant, la petite Neeta disparatre sous leurs eauxcalmes, pour ne jamais revenir dans la tribu ?

    Mais, de deux maux, son esprit veill choisit le moindre et, la premire perceptiondu rugissement de Sabor, avant que le grand animal et accompli la moiti de son bond,Tarzan sentait les eaux glaces se refermer au-dessus de sa tte.

    Il ne savait pas nager et leau tait trs profonde ; cependant il ne perdit rien de cetteconfiance en soi et de cette capacit dagir qui dnotait son appartenance une espcesuprieure.

    Rapidement, il mit en mouvement ses mains et ses pieds, dans sa tentative deremonter et, peut-tre plus par chance que par volont, il russit nager la faon dunchien, si bien quen quelques secondes, son nez reparut hors de leau. Il dcouvrit quenpoursuivant les mmes mouvements il pouvait se maintenir la surface, et mmeprogresser dans leau.

    Il fut trs surpris et heureux de cette nouvelle dcouverte. Il navait cependant pas letemps dy penser plus longuement.

  • Il stait mis nager paralllement la rive. Il y vit la bte fauve penche sur le corpsinerte de son petit compagnon.

    La lionne observait fixement Tarzan, attendant de toute vidence quil revienne vers lerivage, ce que le garon navait nullement lintention de faire.

    Au contraire, il leva la voix pour pousser le cri de dtresse propre sa tribu, yajoutant lavertissement qui devait empcher les sauveteurs potentiels de se jeter dans lesgriffes de Sabor.

    Presque aussitt, une rponse se fit entendre dans le lointain. A prsent, quarante cinquante singes anthropodes se dplaaient rapidement et majestueusement dans lesarbres, en direction de la scne du drame.

    En tte venait Kala, car elle avait reconnu la voix de son enfant chri. Elle taitaccompagne de la mre du petit singe qui gisait mort auprs de la cruelle Sabor.

    Bien que plus forte que les singes et mieux arme pour le combat, la lionne ne dsiraitpas rencontrer ces adultes furieux et, avec un grondement de haine, elle sauta dans lesbuissons et disparut.

    Tarzan nagea vers la rive et se hissa sur la terre ferme. La sensation de fracheur et debien-tre que lui avait procure leau froide remplit le petit tre dune heureuse surprise ;et depuis lors, il ne perdit plus une occasion de plonger dans le lac, la rivire ou la mer,quand il lui tait possible de le faire.

    Kala mit longtemps sy habituer car, parmi son peuple, on savait nager si on y taitoblig, mais on naimait pas entrer dans leau et on ne le faisait jamais volontairement.

    Laventure de la lionne fournit Tarzan un souvenir agrable, car ce sont ces sortesdaffaires qui rompent la monotonie de la vie quotidienne, qui ne serait autrement quuneronde toujours pareille elle-mme se limitant chercher de la nourriture, manger et dormir.

    La tribu laquelle il appartenait parcourait un territoire stendant peu prs survingt-quatre milles le long de la cte et cinquante milles vers lintrieur. Elle sy dplaaitpresque continuellement et ce ntait quoccasionnellement quelle demeurait quelquesmois au mme endroit ; mais comme les singes passaient dun arbre un autre avec unegrande rapidit, ils couvraient souvent lensemble du territoire en quelques jours.

    Tout dpendait des approvisionnements, des conditions mtorologiques et de laprsence danimaux dangereux ; mais il est vrai que Kerchak prenait souvent la tte delongues marches pour la seule raison quil tait las de rester la mme place.

    La nuit, lorsque lobscurit les entourait, les singes dormaient sur le sol, couvrantparfois leur tte et, plus rarement, leur corps de grandes feuilles. Si la nuit tait frache,deux ou trois individus pouvaient se tenir mutuellement embrasss. Ainsi Tarzan avait-ildormi chaque nuit, pendant toutes ces annes, dans les bras de Kala.

    Il est hors de doute que le grand et froce animal aimait cet enfant dune autre race. Etlui, de mme, donnait cette grande bte velue toute laffection quil aurait accorde sagracieuse jeune mre si celle-ci avait vcu. Lorsquil dsobissait, elle lui allongeait unetaloche, mais jamais elle ne fut cruelle avec lui et elle le caressait bien plus souventquelle ne le punissait.

    Tublat, son compagnon, hassait Tarzan et, plus dune fois, il fut sur le point de mettre

  • un terme sa jeune carrire.De son ct, Tarzan ne perdait jamais une occasion de montrer la rciprocit de ses

    sentiments lgard de son pre adoptif. Chaque fois quil pouvait impunment lui jouerun mauvais tour, lui faire des grimaces ou linsulter, dans la scurit des bras de sa mreou dune haute branche, il soffrait ce plaisir.

    Son intelligence suprieure et sa finesse lui permettaient dinventer des milliers deniches diaboliques qui venaient aggraver les soucis du pauvre Tublat.

    Jeune enfant dj, il avait appris faire des cordes en tordant et tressant de longueslianes. Il sen servait frquemment pour faire trbucher Tublat ou tenter de le suspendre quelque branche en surplomb.

    A force de jouer avec ses cordes, il avait appris faire des nuds et, en particulier, desnuds coulants. Il sen amusait, et les plus jeunes singes avec lui. Ils essayaient den fairecomme lui, mais lui seul parvenait en obtenir defficaces et en inventer de nouveaux.

    Un jour, en jouant ainsi, Tarzan avait lanc sa corde sur un de ses compagnons, entenant une extrmit dans son poing ferm. Par pur accident, la boucle tomba autour ducou du singe qui courait, larrtant net.

    Ah ! voil un nouveau jeu, un bien beau jeu , pensa Tarzan.Il essaya aussitt de renouveler le geste. Ainsi, grce des essais rpts, suivis dun

    long entranement, il apprit lart du lasso.Depuis lors, la vie de Tublat tait devenue un cauchemar. Quand il dormait, quand il

    marchait, nuit et jour, il devait constamment sattendre ce quun nud coulant viennesilencieusement senrouler autour de son cou et lui couper la respiration.

    Kala punissait Tarzan, Tublat jurait de se venger, le vieux Kerchak, alert, lanait desavertissements et des menaces ; mais rien ny faisait. Tarzan les dfiait tous et le lasso,mince mais solide, continuait se loger autour du cou de Tublat au moment o il syattendait le moins.

    Les autres singes prenaient un plaisir infini aux msaventures de Tublat, car Nez casstait un vieux grognon quon naimait pas beaucoup.

    Quant Tarzan, bien des penses sagitaient dans sa petite tte et, sous chacune delle,sveillait le divin pouvoir de la raison.

    Sil tait capable dattraper ses amis les singes avec ce long bras de lianes, pourquoi nepourrait-il en faire autant avec Sabor, la lionne ? Il y avait l en germe une ide, quiltourna et retourna dans son esprit, et qui habita longtemps son inconscient, avant detrouver de magnifiques applications. Mais ceci neut lieu que des annes plus tard.

  • 6Combats de jungle

    Les dplacements de la tribu la ramenaient souvent proximit de la cabane ferme etsilencieuse, prs de la petite crique. Pour Tarzan, il y avait l une source infinie demystre et de plaisir.

    Il cherchait regarder travers les rideaux ; ou bien, en grimpant sur le toit, parlouverture de la chemine. Mais ctait en vain quil tentait dapercevoir les merveillesinconnues qui se cachaient entre ces murs.

    Son imagination denfant lui dpeignait des cratures de rve habitant l ; etlimpossibilit mme de forcer lentre du lieu dcuplait son dsir dy pntrer.

    Il aurait pu passer des heures grimper sur le toit et sagripper aux barreaux dunefentre pour tenter de trouver un moyen dentrer ; mais il faisait peu attention la porte,qui lui paraissait aussi solide que les murs.

    Ce fut au cours dune autre visite dans le voisinage, aprs son aventure avec Sabor,quen approchant de la cabane Tarzan remarqua que, vue de loin, la porte semblaitindpendante du mur o elle tait inscrite ; et, pour la premire fois, il eut lide que cepouvait tre l le moyen dentrer.

    Il tait seul, ce qui tait souvent le cas lorsquil venait la cabane, car les singesavaient peu de got pour cet endroit. Lhistoire du bton tonnant navait rien perdu de saforce et, durant ces dix annes, le refuge dsert de lhomme blanc tait rest envelopp,pour les anthropodes, dune atmosphre dtranget et de terreur.

    On navait jamais racont Tarzan lhistoire de ses propres liens avec la cabane. Lelangage des singes ne disposait pas dassez de mots pour dsigner tout ce quon avait vu ;encore moins pour donner une description exacte de gens aussi tranges et des objets quiles entouraient. Ainsi, bien avant que Tarzan ft devenu assez grand pour comprendre untel rcit, la tribu en avait oubli le sujet.

    Seule Kala lui avait dit, trs vaguement, que son pre tait un trange singe blanc ;mais il ne savait pas que Kala ntait pas sa vraie mre.

    Ce jour-l, donc, il alla droit la porte et passa des heures lexaminer en en secouantles gonds, la poigne et le loquet. Il finit par tomber sur la bonne combinaison et la portesouvrit en grinant sous ses yeux bahis.

    Pendant quelques minutes, il resta l sans oser entrer mais, finalement, ses yeuxsaccoutumant la demi-obscurit qui rgnait lintrieur, il entra lentement etprcautionneusement.

    Un squelette gisait au beau milieu du plancher. Tout vestige de chair avait quitt sesos auxquels pendaient encore quelques lambeaux moisis de ce qui avait t un vtement.Il y en avait un plus petit sur le lit et, proximit, un minuscule dans un berceau.

    Tarzan ne sattarda pas contempler ces tmoignages dune pouvantable tragdie. Savie sauvage dans la jungle lavait habitu la vue danimaux morts et mourants. Mmesil avait su quil se trouvait devant les restes de son pre et de sa mre, il naurait pas t

  • trs mu.Lameublement et les autres objets que contenait la pice lintressrent beaucoup

    plus. Il examina minutieusement quantit de chose : dtranges outils, des armes, deslivres, du papier, des vtements, qui avaient mal rsist aux ravages du temps, danslatmosphre humide de cette jungle ctire.

    Il ouvrit les armoires et les coffres, dont le contenu tait beaucoup mieux prserv.Entre autres choses, il y trouva un couteau de chasse acr, avec lequel il se coupa

    aussitt le doigt. Sans se dcourager pour autant, il continua le manipuler et apprit ainsique son nouveau jouet lui permettait dentailler la table et les chaises et den faire sauterdes clats de bois. Il samusa longtemps ainsi mais, enfin las de ce jeu, il poursuivit sesexplorations. Dans une armoire pleine de livres, il en remarqua un qui tait orn dedessins vivement colors. Ctait un abcdaire illustr pour enfants :

    A est un ArcherQui tire larc,

    B est un BambinQui sappelle Marc.

    Ces images lintressrent au plus haut point. On y voyait beaucoup de si