· 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE...

279
1 HAGIOGRAPHIE DE BRAGAVAN SRI AMANA MAHARSHI

Transcript of  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE...

Page 1:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

1

HAGIOGRAPHIE

DE

BRAGAVAN SRI AMANA MAHARSHI

Page 2:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

2

HAGIOGRAPHIE

de

BHAGAVAN SRI RAMANA MAHARSHI

lé Edition

Page 3:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

3

TABLE DES MATIERES

Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 LIMINAIRE ........................................................................................................................... 5 DE HENRI HARTUNG ......................................................................................................... 5 ESQUISSE DE LA VIE DU MAHARSHI............................................................................... 7 TEMOIGNAGE DE SRI V. GANESAN ............................................................................... 37 TÉMOIGNAGE DE SRI ANANDA ...................................................................................... 39 TÉMOIGNAGE DE PAUL BRUTON ................................................................................... 46 TÉMOIGNAGE DE LANZA DEL VASTO ............................................................................ 81 TEMOIGNAGE DE JEAN HERBERT EXTRAIT ................................................................ 94 TEMOIGNAGE DE PATRICK RAVIGNANT ..................................................................... 104 TÉMOIGNAGE DE PATRICK LEBAIL ............................................................................. 127 TÉMOIGNAGE D'ARTHUR OSBORNE .......................................................................... 145 TÉMOIGNAGE DE OLIVIER LACOMBE ......................................................................... 150 TÉMOIGNAGE DE SWAMI ABHISIKTANANDA .............................................................. 160 TÉMOIGNAGE DE SWAMI SIDDRESWARANDA .......................................................... 190 TÉMOIGNAGE DU DOCTEUR AD. FERRIERE .............................................................. 204 TÉMOIGNAGE DE MADAME RICKE - HIDDINGHE ....................................................... 217 TÉMOIGNAGE DU PROFESSEUR N.R KRISHNAMURTI AIYAR ............................... 228 TÉMOIGNAGE DE W.Y EVANS - WENTZ ...................................................................... 232 TÉMOIGNAGE DE A.R. NATARAJAN ............................................................................. 249 TÉMOIGNAGE DE PAUL MARTIN - DUBOST ................................................................ 251 TÉMOIGNAGE DE N.M. KASI ......................................................................................... 257 TÉMOIGNAGE DE MUNI SADDHU ................................................................................ 266 TÉMOIGNAGE DE SRI VINAYA ...................................................................................... 271 CONCLUSION DE L'ÉDITEUR ANGLAIS DE RAMANA ................................................. 275 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................. 277

Page 4:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

4

LOUANGE *

Au point du jour,

Quand s'éclairent les flancs d'Aruna, la Montagne,

Je me souviens de Ramana.

Il est allongé sur un beau divan

Dans l'ashram, où rien n'est impur.

Son corps est recouvert d'un léger vêtement,

Son œil est mi-clos,

Son visage est tourné vers le dedans.

Il est fondu dans le Soi, qu'il contemple profondément.

* Golden Jubilee Souvenir (ouvrage cinquantième anniversaire du départ Ramana Maharshi). 2° édition, page 13

(Original : sanscrit. Auteur anonyme. Adaptation française de Patrick Lebail.)

Page 5:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

5

LIMINAIRE

DE HENRI HARTUNG

EXTRAIT DE LA PREFACE DU LIVRE

« LA CONNAISSANCE DE L’ÊTRE »

ÉDITIONS TRADITIONNELLES 198O

Page 6:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

6

« Sri Râmanasraman », l'Ashram de Shri Râmana Maharshi, est situé à Tiruvannamalaï, dans l'Inde du Sud,

— l'Inde préservée et traditionnelle, l'Inde des temples et des lieux de pèlerinage. Tiruvannamalaï est au pied même de la montagne sacrée d'Arunachala, symbole du « Cœur du Monde ». Un défilé de pèlerins, venus de toutes les provinces de l'Inde, anime ce cadre primordial ou Shri Râmana, de son immobilité silencieuse et d'un seul regard pénètre tous les êtres et les saisit par l'indéfinissable « parfum spirituel » qui émane de lui.

C'est à l'âge de seize ans que Shri Râmana arrive à Tiruvannamalaï, répondant à un appel irrésistible du nom sacré d'Arunachala ; animé d'une grande aspiration dévotionnelle, Shri Râmana passe de longues journées à prier dans les temples ; il recherche la « Conscience Absolue » par delà les limitations corporelles et mentales, jusque dans la mort dont il emprunte un jour la rigidité extérieure : c'est alors pour lui la prise de conscience d'une Réalité transcendante et il est tout embrasé par la Lumière divine. Vivant dès lors dans ce que les Hindous appellent l'état sans égo, Shri Râmana demeure, pendant des années, dans les grottes d'Arunachala, avant de s'établir dans une habitation primitive construite pour lui par des admirateurs fervents. Sa vie est tout à la fois grandeur spirituelle et simplicité ; sa renommée dépasse son pays et parvient en Occident surtout au travers du livre de Paul Brunton (in Search of secret India). Dès lors c'est non seulement de l'Inde, mais aussi d'Europe et d'Amérique, que des visiteurs viennent à Tiruvannamalaï pour y rencontrer le Sage qui, par la spontanéité même de sa vie spirituelle, exerce dans notre monde une action de présence ». Aussi, la nouvelle de sa mort, survenue le 13 avril dernier, sera-t-elle profondément ressentie aussi bien par ceux qui étaient directement illuminés par cette présence, que par ceux qui avaient retrouvé dans son œuvre la sérénité et la beauté des textes sacrés hindous.

D'après Shri Râmana, l'homme spirituel, par un processus de résorption de l'extérieur vers le centre même de lÊtre, s'aperçoit qu'il n'est ni corps physique, ni forme subtile, ni forces vitales, ni mental, mais Sat-Chit-Ananda (Existence — Conscience — Béatitude), le Soi, Atmâ qui réside dans le cœur et qui est l'unique source non seulement du monde et de ses phénomènes, mais aussi des forces mentales et psychiques. Cette recherche directe de la Réalité intérieure — conduit à la délivrance (Mukti) —

« Chez Shri Râmana Maharshi, on retrouve l'Inde antique et éternelle. La vérité védantique — celle des Upanishads — est réduite à son expression la plus simple, mais sans trahison aucune : c'est la simplicité inhérente au Réel, non la négation de la complexité qu'il comporte également, ni la simplification artificielle et tout extérieure qui provient de l'ignorance. Les énonciations sont dépouillées, mais non simplistes leur dépouillement traduit à sa manière l'Essence, non l'indigence. La grande question « Qui suis-je ? » apparaît, chez le Maharshi, comme l'expression concrète d'une réalité « vécue », si l'on peut dire, et cette authenticité donne à chaque parole du Sage un parfum d'inimitable fraîcheur — celui de la vérité qui s'incarne sans détours.

« Tout le Védantâ se tient dans cette question : « Qui suis-je ? » La réponse est l'Inexprimable.

« La Fonction spirituelle de l'acte de présence » a trouvé, chez le Maharshi, son expression la plus pure et la plus rigoureuse. Shri Râmana était comme l'incarnation, à la fin des temps, de ce que l'Inde a de primordial et d'incorruptible. Il a manifesté la noblesse du « non agir » contemplatif en face d'une morale de l'agitation utilitaire, et il a montré, sur

Page 7:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

7

le plan spirituel, l'implacable beauté de la vérité, en face des sentimentalités envahissantes de la faiblesse. Il était tout vérité, pureté, silence, impassibilité. Et dans ce cristal rayonnait le vin de la béatitude » (2).

(2) Frithjof Schuon, « Perspectives spirituelles et Faits humains » Cahiers du Sud, 1953.

ESQUISSE DE LA VIE DU MAHARSHI

de

M. SUBLARAYA KAMATH

Traduction intégrale de l'ouvrage par :

GIN SAMUEL

Titre original :

Sri Maharshi a short life-sketch

Editions Sri Ramanasraman

Tiruvannamalaï 1986

Page 8:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

8

SRI RAMANA MAHARSHI est né le 30 décembre 1879, à 1 heure du matin, un jour de bon augure, spécialement révéré en Inde comme étant le Jour où « LORD » Siva apparut devant ses dévots, GAUTAMA et PATANJALI. Il était le second des trois fils de SRI SUNDARAM AIYER, un juriste de Tiruchuzi, qui avait une situation respectable dans la ville. On l'appela VENKATARAMAN et il reçut sa première éducation à Tiruchuzi, après quoi il passa une année en lère à Dindigul et alors partit à Madurai, à Scott's Middle School, et plus tard au Lycée de la Mission Américaine.

Ces années de jeunesse ne faisaient pas pressentir de future grandeur, car il n'était ni assidu ni travailleur à l'école et s'adonnait plus au sport qu'à l'étude. Doté d'une plus forte constitution que la plupart des garçons et avec l'esprit d'indépendance qui le démarquait de ses compagnons, il trouvait les jeux de l'école et la vie au dehors convenant mieux à sa nature que d'avoir un bon classement en classe ou de lire des livres.

UN ÉVÉNEMENT SIGNIFICATIF

Le premier événement marquant de sa jeune vie, qui passa inaperçu à l'époque, mais fut raconté après par lui-même, arriva en novembre 1895 quand il s'enquit tranquillement auprès d'un parent pour savoir d'où il venait. La dernière réponse, « Arunachala », eut un effet déclenchant magique. Bien que le garçon eût souvent entendu ce nom avant, il ne l'avait jamais troublé comme maintenant avec un merveilleux sentiment de crainte et de joie. Mais l'effet en passa rapidement et la vie continua sa course monotone jusqu'au moment où une copie de Periapuranam tomba entre ses mains. Cette biographie de soixante-trois fameux Saints Tamouls le remua autant qu'on puisse dire jusque dans les profondeurs, mais, pour des raisons extérieures, il continua sa vie normale jusqu'au milieu de juin 1896, quand advint une soudaine transformation.

AMASAKSHAT— KARA

Un jour, alors qu'il était assis seul au premier étage de la maison de son oncle, une crainte, soudaine et terrifiante, de la mort le submergea. Il n'y avait rien de négatif côté santé qui puisse expliquer cette terreur foudroyante. Malgré sa peur, il était tout à fait conscient de ce qui lui arrivait et cela l'étonna profondément. L'énigme de la vie et de la mort, qui se présentait à son esprit d'une manière si aiguë et directe augmenta sa curiosité et il commença immédiatement à résoudre le problème pour lui-même. Pour citer ses propres mots concernant cette expérience :

« Le choc de la mort me rendit immédiatement introspectif. Je me dis mentalement « Maintenant la mort est venue » Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce qui meurt ? Ce corps meurt. Alors comme je me disais cela, les symptômes de la mort survinrent, cependant je demeurais conscient de l'inertie corporelle aussi bien que du « Je » distinct, tout à fait séparé de ce corps. En tendant les membres, ils devinrent rigides, la respiration s'était arrêtée et il n'y avait presque pas de signe de vie dans le corps. Eh bien, me dis-je, ce corps est mort. Il sera transporté au bûcher et réduit en cendres. Mais avec la mort du corps, suis-je mort ? Ce corps ne peut être « JE », car maintenant il repose inerte et silencieux alors que je sens toute la force de ma personnalité, du « Je » existant par lui-même distinct du corps. Ainsi je suis l'esprit, une chose qui transcende le corps, Et ceci n'était pas un simple processus intellectuel. Cela éclatait devant moi comme une vérité vivante, une expérience directe et indubitable qui continue sans fin jusqu'à maintenant. »

Page 9:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

9

DEMEURANT DANS LE SOI

Cette expérience remarquable prit à peine une demi-heure. À ce moment-là la crainte de la mort disparut aussi soudainement qu'elle était apparue, le laissant complètement absorbé dans le Je et le Soi, Ce fait eut une répercussion inévitable et marquée sur sa vie quotidienne. Il perdit alors tout intérêt pour ses études, ses amis et parents. Dans son comportement envers ses compagnons, la vieille personnalité qui auparavant s'insurgeait et usait de représailles avait disparu laissant la place à une humilité et à une indifférence inaccoutumées, et comme nourriture tout ce qui lui était donné était avalé avec le plus complet détachement.

Mais là où le changement était le plus remarquable, révélant sa vraie nature, c'était dans son attitude vis-à-vis du temple de Meenakshi. Auparavant, si par hasard il y allait, ce n'était pas avec un sentiment de respect pas plus qu'avec un désir d'adoration, mais juste pour passer le temps ou pour accompagner un de ses amis, alors que maintenant il allait tous les jours au temple et seul, et il y passait de longues heures en adoration devant les idoles.

« Je priais à l'occasion pour la descente de SA GRACE sur moi afin de pouvoir être comme l'un des soixante-trois Saints reconnus du Periapuranam, mais surtout je n'aurais pas prié du tout étant perdu dans les profondeurs du Divin en moi. Des pleurs témoignaient de cet épanchement de l'âme, mais ne traduisaient aucun sentiment particulier de plaisir ou de peine »

L’APPEL

Environ six semaines passèrent ainsi. Naturellement ses parents observaient le changement et en étaient irrités. Cette (irritation ?) augmenta de plus en plus quand ils se rendirent compte qu'il s'intéressait moins à ses études qu'auparavant. Le point culminant fut atteint le 29 août. À l'école on lui avait donné comme punition un chapitre de la grammaire Bain's à copier trois fois. Alors qu'il était presque à la fin de son devoir, un sentiment soudain de répulsion le submergea. Il lança au loin livres et papiers et s'assit en méditation les yeux fermés. Son frère aîné NAGASWAMY, qui avait observé ce déroulement, le réprimanda et dit

« Comment une personne qui se conduit de cette façon essaie-t-elle de conserver tous ses biens ? » Ce qui signifiait que s'il avait réellement l'intention de renoncer au monde, il devait le faire honnêtement au lieu de jouer sur les deux tableaux et de ne rien faire complètement.

De telles observations avaient été faites constamment pendant les semaines passées, mais avaient été à peine remarquées. Cette fois-ci cependant elles lui firent impression.

« En effet », pensa VENKATARAMAN, « qu'est-ce que je fais ici ? »

Ceci fut immédiatement suivi par la pensée d'ARUNACHALA qui lui avait causé un tel trouble peu de temps auparavant. Aussi d'un bond il se mit debout et dit à son frère qu'il devait aller à l'école assister à un cours spécial ; ce dernier répliqua : « Alors n'oublie pas de prendre cinq rupees de la boîte au-dessous et de payer mes frais de scolarité. »

Page 10:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

10

VENKATARAMAN considéra cette remarque comme une nouvelle manifestation guidée par l'Irrésistible. Dans un vieil atlas il chercha Tiruvannamalaï et, supposant que trois rupees suffiraient pour le prix du voyage, il laissa le reste, deux rupees, avec une lettre dans un endroit bien en vue, et se mit en route pour la gare.

La lettre disait : « Je suis à la recherche de mon PÈRE et obéissant à son ordre je pars d'ici. Il s'agit de cela : s'embarquer seulement dans une entreprise vertueuse. C'est pourquoi personne n'a à avoir de chagrin au sujet de cette affaire. Il n'y a pas besoin de dépenser d'argent pour retrouver cela.

Tes frais de scolarisation ne sont pas encore payés. Deux rupees sont jointes à cette lettre.

Ainsi »

Le libellé de la lettre est significatif. Cela commence avec le pronom personnel « JE », mais passe vite à l'impersonnel cela - le VENKATARAMAN qu'il était. Et finalement la lettre est laissée sans signature, comme s'il n'y avait personne pour la signer.

À LA QUÊTE DU PÈRE,

Il arriva à la gare si tard qu'en regardant l'horaire, il aurait déjà dû manquer le train, mais heureusement pour lui ce jour-là le train arriva encore plus tard. Il acheta un ticket pour Tindivanam, qui lui avait semblé sur l'atlas l'endroit le plus près du train pour Tiruvannamalaï. C'était un vieil atlas qui n'indiquait pas la voie nouvellement ouverte joignant Katpadi à Villupuram et qui passait par Tiruvannamalai même. Mais l'information lui fut donnée par un compagnon de voyage, un Moulvi âgé, qui apparut dans le compartiment aussi mystérieusement qu'il disparut, bien qu'il ait déclaré qu'il voyagerait avec le garçon jusqu'à sa destination et même au-delà. Ainsi il semblait qu'il était venu à dessein pour donner ce renseignement.

À 3 heures du matin, le train atteignit Villupuram, où le garçon descendit, entrant dans la ville dès qu'il fit jour afin de demander son chemin pour Arunachala. Ayant faim, il alla dans un hôtel où on lui demanda d'attendre un peu pour son repas. Ce laps de temps, il le passa en méditation. Le repas achevé, il tendit les deux annas à l'hôtelier, mais quand l'homme apprit que l'unique possession de cet étrange client ne dépassait pas dix coppers, le paiement fut refusé. Avec ces quelques coppers, il acheta alors un billet pour la prochaine gare, décidant de marcher de là jusqu'à destination. Au coucher du soleil, il se trouvait dans le temple de Araiyaninallur, où il eut une vision d'éblouissante lumière. Pensant que cela venait d'une statue à l'intérieur, il alla à l'intérieur du reliquaire pour regarder, seulement pour s'apercevoir qu'il s'était trompé. Ressortant une fois de plus, il s'assit en méditation, d'où il fut dérangé par le cuisinier qui voulait fermer le temple pour la nuit.

Il demanda alors au prêtre un peu de nourriture, mais n'en obtint aucune. Il suivit humblement le prêtre jusqu'au village de Kilur, où de nouveau la nourriture lui fut refusée. Heureusement, le joueur de tambour du temple décida que sa part de nourriture devait être donnée au Jeune qui avait été conduit à la « Sastri's House » pour avoir de l'eau. Alors, pendant qu'il attendait, il perdit conscience et fut retrouvé à quelque distance de l'endroit d'où il était parti. Quand il reprit enfin ses sens, il ramassa le riz éparpillé, en mangea un peu et, physiquement épuisé, s'endormit.

Page 11:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

11

Le jour suivant était le Gokulashtaml, en l'honneur duquel une pieuse famille lui donna non seulement un bon repas, mais aussi un paquet de bonbons qui avaient été mis de côté spécialement pour le DIEU de la famille. Il avait demandé à son hôte un prêt de 4 rupees, donnant en garantie ses boucles d'oreille précieuses, et cela lui fut volontiers accordé. Il put alors acheter un billet pour Tiruvannamalaï, où il arriva le matin du ler septembre 1896.

Le pas rapide et le cœur battant, il alla tout droit au temple. Toutes les portes étaient ouvertes, comme pour une bienvenue, et, étrangement aussi, il n'y avait âme qui vive. Ainsi il put aller sans aucune entrevue directement au plus profond du sanctuaire et saluer ARUNACHALESWAR en personne qui rendit compte de son arrivée.

LE JEUNE SAINT ASCÉTIQUE.

Quand par hasard il sortit, il erra sans but dans la ville. Atteignant le réservoir d'Ayyankulam, il prit le paquet de bonbons et le lança dans l'eau, s'exclamant : « A ce BLOC (ce corps) pourquoi donner des douceurs ? » Comme il se promenait, quelqu'un lui demanda s'il voulait qu'on lui enlève sa touffe de cheveux et, à son assentiment, il fut rapidement tondu. Il enleva alors ses vêtements, déchira un petit morceau comme pagne Oroupinam), et lança au loin le reste avec la tresse sacrée et le peu d'argent qui lui restait. Il ne prit pas la peine de prendre le bain habituel, mais une grande douche de pluie le baigna avant qu'il n'entre dans le temple. Il entra dans le mantapam aux mille piliers et s'assit en méditation silencieuse.

Il ne put cependant rester là sans que sa paix fût troublée. Une vie de sannyasin et le fait qu'il gardait un silence continu à un si Jeune âge éveilla la curiosité de tous, tandis que plusieurs galopins espiègles en firent une cible pour leurs jeux. Pour échapper à leur attention, il s'installa alors dans une grotte souterraine connue sous le nom de Patala Lingam, où les rayons du soleil ne parvenaient jamais et qui était si sombre et si insalubre que peu avaient le courage d'y entrer. On ne peut dire combien de jours il y passa, mais quand on le remarqua il offrait une vision de choc. Il était naturellement perdu en méditation, absorbé dans le Soi, et inconscient de l'existence de son corps, tandis que le bas de ses cuisses était criblé des petits habitants noirs de la grotte. Le sang et le pus avaient coulé décolorant l'endroit où il était assis. Personne ne prenait soin de Patala Lingam, et la vermine qui y stagnait avait rencontré dans le Swami Brahmana inconscient (c'est ainsi que les gens plus tard l'appelèrent) une proie facile.

Le lecteur peut être choqué de lire une telle description des conditions de vie de ce jeune homme, et cela le serait dans le cas d'un humain ordinaire conscient de lui-même. Mais essayez d'imaginer l'état d'exaltation dans lequel il vivait perpétuellement. Sa béatitude était si complète qu'il était entièrement inconscient de ce qui arrivait à son corps, il ne sentait ni la douleur, ni l'inconfort, seulement une pure béatitude débordante et parfaite-la pure Conscience de Soi.

Aussi émouvante que fût la scène, cela servait une bonne cause. L'intensité des tapas (austérité) du Swami fut reconnue et dès lors le Sadhus local prit soin de lui en dépit du fait qu'il changeait constamment de demeure. En reconnaissance de ce surplus de sacré (ou de sainteté) le temple de Patala Lingam fut reconnu comme étant l'une des premiers endroits où SRI MAHARSHI pratiquait les tapas. Il a été récemment rénové et un portrait du SAGE installé dans le temple souterrain rendu maintenant pittoresque et attrayant.

Page 12:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

12

Il passa quelques semaines près de l'autel de Subrahmanya, allant de là au jardin fleuri attenant, puis de là à la Salle des Véhicules, déménageant finalement à l'autel de Nangal Pillayar où il fut rejoint par son premier assistant, UDDANDI NAYANAR.

L'estime dans laquelle le tenait le peuple avait constamment augmenté et un grand nombre de pèlerins avaient commencé à venir le voir régulièrement. Bien que ceci ait eu pour effet d'éloigner les malveillants, les attentions ferventes des visiteurs étaient une source constante de perturbation. Il partit alors en dehors de la ville au temple de Gurumurtham où il passa les dix-huit mois suivants, toujours absorbé en Dieu.

NOUVELLES TRANSMISES À SA MÈRE.

Ce fut ici, à Gurumurtham, que l'identité du jeune Swami commença à être connue. Ceci arriva d'une façon curieuse. Son assistant dans son zèle dévot commença un jour à pratiquer aradhana (cela consiste à offrir des fleurs, etc., à une divinité ou idole, en chantant des syllabes sacrées et en brûlant du camphre) envers le Swami lui-même. La première fois rien ne put être fait pour l'empêcher de continuer les offrandes. Mais le jour suivant, avant l'heure fixée, il trouva ces lignes écrites au charbon de bois sur le mur à côté de la demeure du Swami :

« Ceci (nourriture) seul est le service (nécessité) pour ceci (corps) »

Cette note révélait le fait que le Swami était instruit et pouvait répondre aux questions qu'on pouvait lui poser. Et un visiteur, le chef-comptable du bureau du Taluc, qui venait vers lui chaque matin, se servit de cette connaissance pour percer l'identité du jeune Swami. Il était si têtu qu'il refusait de quitter sa place, même si le fait de rester longtemps devait lui faire perdre son poste, à moins que l'identité du Swami ne lui fût révélée. Finalement, le Swami écrivit sur le bord d'un papier : « VENKATARAMAN, TIRUCHUZHI ».

Le visiteur curieux n'était pas encore capable de comprendre parce qu'il ne pouvait pas donner un sens au dernier nom. Alors le Swami tourna les pages du livre Perispuranam dont il avait juste projeté de se servir comme d'un sous-main sur lequel reposait la feuille de papier où il écrivait les noms et il désigna le nom de l'endroit sur une page du livre, montrant que c'était le village honoré par une chanson de SUNDARAMURTI

Cette découverte devint bientôt publique et atteignit les oreilles de ses parents à Madurai pendant une réunion de famille. Quand un Jeune révéla que leur « VENKATARAMAN était un saint honoré à Tiruvannamalaï ». Il avait recueilli cela, leur dit-il, dans un compte rendu chaleureux donné par ANNAMALAI THAMBIRAN lui-même, au cours d'un discours tenu par lui dans une réunion à Madurai.

Aussi quelques jours après, NELLIAPPIER, l'oncle du Swami, alla à Tiruvannamalai. Le Swami avait alors déménagé dans une grotte « de manguier », le propriétaire de celle-ci n'admettant aucun visiteur en présence du Swami. Aussi NELLIAPPIER dut-il envoyer un petit mot pour obtenir d'être admis. Quand « éventuellement » il fut invité à y pénétrer, une vue tout à fait inattendue se présenta à ses yeux. Le Swami était assis là, couvert de saleté, les cheveux emmêlés et les ongles longs et recourbés.

NELLIAPPIER exprima sa reconnaissance qu'un membre de sa famille ait atteint un tel état d'intériorisation dans le Soi (Spirit) et une complète indifférence pour toutes autres choses, mais il l'implora de venir et d'habiter près de sa vieille demeure, pour que ses

Page 13:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

13

besoins soient assurés par la famille. Le Swami ne répondit pas.

VISITE DE LA MÈRE.

Ainsi l'oncle n'avait d'autre alternative que de rebrousser chemin ; cependant, il avait la consolation d'être le porteur des bonne nouvelles et de la découverte du jeune VENKATARAMAN à la mère de celui-ci, ALAGAMMAL. Mais celle-ci ne voulait pas accepter le refus de son fils de revenir à la maison. Aussi, dès que NAGASWAMY, son fils aîné, put prendre congé de son bureau, elle partit pour Tiruvannamalaï avec lui. En atteignant Pavalakunru, où le Swami résidait alors, elle le trouva dehors couché sur un rocher. En dépit de son changement d'apparence et de son corps sale, la mère reconnut tout de suite son enfant ; mais sa persuasion à elle aussi se révéla aussi inefficace que celle de NELLIAPPIER.

Mais son effort à elle était plus déterminé pour miner la résistance du jeune Swami. Jour après jour, la mère et le frère aîné rendirent visite au Swami et essayèrent de l'influencer par tous les moyens. Demandes, reproches, même les larmes n'eurent aucun effet. La dernière fois, il arriva que, quelques dévots étant venus pour rendre hommage au Swami, elle en appela à eux, et ceux-ci émus par sa peine se joignirent à sa demande, priant le Swami de donner au moins une réponse à sa mère. En fin de compte, il écrivit ce qui suit sur un morceau de papier :

« L'ORDONNATEUR contrôle le destin des âmes en accord avec leurs actions passées - leur prarabdha karma Ce qui est destiné à ne pas être ne sera pas. Ce qui est destiné à être sera, quoi que vous fassiez pour l'arrêter. Ceci est certain. C'est pourquoi, pour chacun le meilleur choix est d'être silencieux. »

Ceci décida du destin de la mission d'ALAGAMMAL ; et comme le congé de NAGASWAMY était près de se terminer, ils partirent ensuite pour Manamadurai désappointés.

SON ENSEIGNEMENT.

Après le départ de sa mère, le jeune Swami élut domicile dans la grotte de Virupaksha sur la montagne, où pour la première fois des chercheurs fervents le pressèrent de donner une instruction spirituelle. Pendant environ trois ans ou plus après son arrivée à Tiruvannamalaï, il avait conservé un silence absolu, et l'étendue de sa démarche spirituelle à un si jeune âge était à peine connue de quelques-uns et il ne tenait pas à ce qu'elle soit dévoilée.

Cependant quand des dévots ardents voyaient l'immense austérité de sa vie et son désintérêt complet pour le monde extérieur, ils étaient irrésistiblement attirés par sa présence. Pris de compassion pour ces âmes tâtonnantes, il se mit à écrire sur de petites feuilles de papier des réponses aux questions posées oralement. Ce précieux document est parvenu intact jusqu'à nous, grâce aux disciples qui pouvaient saisir la valeur rare de ces instructions pratiques et les avaient préservées.

Parmi les premiers disciples qui cherchaient ainsi son aide et ses conseils, il y avait SRI GAMBHIRAX SESHAYYA et SRI SIVAPRAKASAM PILLAI. Les manuscrits préservés par eux avec un soin dévot ont été publiés sous les titres Self Elquiry et Who am I ? (Qui suis-

Page 14:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

14

je ?)

Comme la réalisation du jeune Swami était spontanée et parfaite, son enseignement était de même simple et direct.

« En poursuivant sans cesse à l'intérieur de vous-mêmes l'investigation du « Qui suis-je ? », vous connaîtrez votre vrai SOI et par ce moyen atteindrez le SALUT,

Le vrai « JE » ou le SOI n'est aucun des cinq sens, ni l'objet des sens, ni les organes de l'action, ni la grana (respiration et force vitale), ni le mental, ni même l'état de sommeil profond où il n'y a connaissance d'aucun d'eux,

Ce qui subsiste après avoir exclu chacun des points ci-dessus, c'est le vrai « JE » et ceci est pure conscience,

Le mental peut trouver la paix seulement quand il a trouvé la réponse au questionnement « Qui suis-je ? »

La première et la plus importante de toutes les pensées est la pensée JE, Le mental et l'ego sont une et même chose,

Dans ce corps qu'est-ce qui se revendique comme JE si ce n'est le mental, C'est pourquoi si vous recherchez pendant que la pensée JE s'élève, cela se verra clairement que le Cœur est la source,

Ne murmurez pas « JE », mais cherchez d'une manière pénétrante ce qui maintenant brille à l'intérieur du cœur comme « JE », Transcendant le flot intermittent des pensées diverses, là s'élève la conscience intacte, continue, silencieuse et spontanée, comme « JE-JE » dans le Cœur, Si l'on peut la saisir et rester tranquille, cela annihilera complètement le sens du JE dans le corps, qui disparaîtra de lui-même comme le feu dans le camphre brûlant, Les Sages et les Écritures proclament cela comme étant la Libération »

POÈMES DE DÉVOTION.

Durant les mois d'été, la grotte de Virupaksha est trop chaude pour être habitée ; aussi, à cette période de l'année, le Swami avait l'habitude de demeurer dans la grotte de Mango à Mulaipal Thirtham. Et c'est là, à travers l'importunité de ses dévots mendiants, que le Swami composa des poèmes lyriques qui remuent l'âme, Aksharamanamalal et quatre autres Hymnes. Ce sont des poèmes mystiques de profonde signification spirituelle faisant entendre dans l'instant la douceur et la puissance de l'Amour Divin et de la Divine Grâce. Les mendiants dévots qui demeuraient avec lui dans les grottes avaient l'habitude de les chanter souvent, spécialement quand ils allaient en ville pour demander de la nourriture.

SRI KAVYAKANTHA — GANAPATHI MUNI.

Une belle âme qui cherchait la grâce du Swami était SRI GANAPATHI MUNI dont l'arrivée se révéla mémorable à beaucoup de points de vue.

GANAPATHI MUNI était alors connu comme un grand poète érudit, et pendant plus de dix ans il avait ardemment poursuivi une discipline spirituelle, mais sans résultats tangibles. En novembre 19O7, il était en méditation profonde dans un temple alentour

Page 15:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

15

quand il sentit l'appel « Dieu vous désire ». Immédiatement il se leva et alla dans la direction du temple. La procession des Dieux du temple passait par là, et il se prosterna devant son idole, mais rien n'apparut lui montrant qu'il avait été appelé.

Il erra dans les rues sans but, se sentant profondément perdu, quand, à midi le jour suivant, la présence du Swami sur la montagne étincela à travers son esprit, et, sur l'instant, malgré la chaleur flamboyante du milieu du jour, il commença à gravir la montagne. Quand il atteignit la grotte, le Swami était seul, assis sur la véranda.

Tombant face contre terre, GANAPATHI MUNI étreignit les pieds du Swami avec ses deux mains et lui parla ainsi : « Tout ce qui devait être lu, je l'ai lu, j'ai étudié tout le Vedanta, j'ai accompli des tapas avec tous les élans de mon cœur, cependant je n'ai pas compris ce que sont les tapas. C'est pourquoi j'ai cherché refuge auprès de ces pieds. »

Le Swami le regarda en silence pendant un court moment et dit alors : « Si quelqu'un regarde attentivement pendant que cette notion « JE » Jaillit, l'esprit est absorbé en cela. Ceci est tapas. Quand un mantra est articulé mentalement, si l'attention est dirigée à la source où le son du mantra est produit à l'intérieur, l'esprit est absorbé en cela. Ceci est tapas. »

GANAPATHI MUNI fut complètement satisfait de ces instructions et passa le reste de l'après-midi dans la grotte. En s'assurant du nom du Swami, il suggéra aux dévots présents que dorénavant le Swami fût appelé BHAGAVAN SRI RAMANA MAHARSHI, et de ce jour et au-delà le Swami a été connu sous ce nom, même si les Bhaktas l'appelaient simplement BHAGAVAN.

Même antérieurement à cela, GANAPATHI MUNI avait un groupe à lui, et alors ses disciples devinrent des dévots ardents de SRI MAHARSHI, lequel devint moins réticent à partir du moment où les nouveaux dévots avaient besoin d'une instruction spirituelle de plus haut niveau. Des questions furent posées sur des points profonds et SRI MAHARSHI parla de son expérience au sujet de la Vérité Suprême et des moyens de l'atteindre. Les plus importantes de ces questions et réponses furent consignées par GANAPATHI MUNI et ont été publiées sous le titre « Sri Ramona Gita ». Le livre décrit entre autres sujets l'état de Réalisation, Bridaya Vidya, la relation entre l'esprit et le cœur et les moyens de contrôle du mental.

Les relations entre GANAPATHI MUNI et SRI MAHARSHI furent remarquables à plusieurs égards et l'histoire suivante est une de ses extraordinaires expériences racontée par SRI MAHARSHI en ces mots :

« Un jour, il y a quelques années, je me reposais, mais je n'étais pas en extase, cependant éveillé comme je l'étais, je sentais distinctement mon corps monter de plus en plus haut, Je pouvais voir clairement les objets physiques au-dessous devenir de plus en plus petits jusqu'à leur disparition complète et tout autour de moi n'était qu'un espace illimité de lumière éblouissante, Au bout d'un ment, Je sentis mon corps redescendre doucement et les objets du monde physique commencèrent à apparaître, J'étais si complètement conscient de l'expérience que je conclus finalement que c'est par de tels moyens que Sideas voyage sur de grandes distances en peu de temps, apparaît et disparaît de façon mystérieuse, Pendant que mon corps descendait ainsi vers le sol il me vint à l'esprit que j'étais à Tiruvothiyur, quoique n'ayant jamais vu l'endroit auparavant, Je me retrouvais sur une grande route où je marchais, A quelque distance, il y avait un temple de Ganapathi, j'y entrais, mais ce que je dis ou fis, je ne m'en souviens pas parce

Page 16:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

16

que je me retrouvais de nouveau dans la grotte de Virupaksha. »

Cette description de l'endroit, du temple, de la mystérieuse arrivée de SRI MAAHARSHI, s'accorde exactement avec le temple de Ganapathi à Tiruvothiyur où SRI KAVYAKANTHA GANAPATHI demeura en l'année 19O8. Pendant qu'il était en méditation dans le temple, il se sentit grandement bouleversé et eut une très grande envie d'être avec SRI MAHARSHI pour obtenir sa grâce et son orientation. Il se prosterna et alors qu'il essayait de se lever, SRI MAHARSHI mit sa main sur la tête de GANAPATHI MUNI. Ce dernier sentit un pouvoir mystérieux passer de la main dans son corps. GANAPATHI MUNI le vécut comme l'expression de la joie du Maître - Grâce par le toucher de la main ou Basthadiksha.

SRI GANAPATHI MUNI était un génie poétique et un érudit aux talents variés, mais telle était sa dévotion à SRI MAHARSHI qu'il attribua toutes ses réalisations à la Grâce de son Maître. Au grand désappointement et à la grande peine de ses dévots, la magnifique carrière de cette noble personnalité eut une fin rapide à l'Ashram de Nimpura Kharagpur le 25 juillet 1936.

LES AUTRES DÉVOTS

Un autre dévot, Bhakta, fut le dernier RAMASWAMI AIYAR, alors P.W.D.Directeur (ou Président) à Tiruvannamalai. À sa première visite à SRI MAHARSHI mais peu de temps après il éprouva le besoin urgent de le revoir. Assez mystérieusement cette fois-là il fut profondément troublé et la reconnaissance de la grandeur de SRI MAHARSHI lui vint spontanément, aussi il demanda au Sage :

« Swami, Jésus et d'autres grandes âmes sont venus sur la terre pour racheter les pécheurs. N'y a-t-il pas d'espoir pour moi ? » En anglais la réponse lui parvint : « Il y a de l'espoir. Oui, il y a de

l'espoir. » RAMASWAMI AIYAR raconta quelques anecdotes sur SRI MAHARSHI dans son journal. En voici une

« C'était pendant une dyspepsie et je ne digérais pas la nourriture et ne dormais pas du tout, Je me tourmentais et le Swami me questionna à ce sujet, Je lui dis comment était ma santé, Ma tête était chaude, En l'espace d'une minute tout mon cerveau eut une impression de fraîcheur, Cela tomba au dix-huitième Adi de Soimya, Une dame apporta des gâteaux et de la nourriture pour le festin, Je vivais alors de karli (gruau), Plusieurs personnes m'invitèrent, mais je refusais en disant « je ne peux pas digérer », Mais il insista et j'eus un bon vrai festin de nourriture riche et lourde, Cette nuit-là, ce fut étrange, je dormis profondément, Ceci me donna un grand élan pour compter plus complètement sur lui, Ma secte qui était opposée au fait de me voir aller chez le Swami, commença à envoyer de la nourriture en me voyant guéri, Quel dommage de ne pas l'avoir connu plus tôt »

Encore plus remarquables furent les expériences de la dame connue à Ramanasramam sous le nom d'ECHAMMAL. Elle vint à SRI MAHARSHI dans un état désespéré, ayant perdu en peu de temps son mari et ses deux enfants. Trouvant la vie

Page 17:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

17

intolérable parmi ses anciennes relations, elle vint en pèlerinage à Gokarn et visita un certain nombre de Sadhus, mais sa douleur ne diminuait pas. Elle avait entendu parler de SRI MAHARSHI, alors elle décida d'aller à Tiruvannamalai en dernier ressort et de voir son Darshan. Elle trouva SRI MAHARSHI assis calmement et elle aussi s'assit calmement devant lui pendant une heure. Cette pause silencieuse amena une révolution dans ses sentiments. Elle pouvait seulement sentir qu'elle était clouée sur place, telle était la tranquille, sereine et durable influence de la présence de SRI MAHARSHI. Comme le soir venait, elle se força à partir, nais son esprit reçut une impression si profonde de paix et de tranquillité de sa présence que son chagrin disparut une fois pour toutes.

ECHAMMAL sut que c'était l'influence magique de la grâce de SRI MAHARSHI et elle prit demeure en permanence à Tiruvannamalaï. Sa profonde dévotion était telle que durant les trente dernières années de sa vie à Tiruvannamalaï, elle ne prit jamais de nourriture sans le servir en premier. Elle avait dépensé toutes ses économies à son service et, pendant des années, alors que SRI MAHARSHI était sur la montagne, sa maison était un véritable « chatram » pour ses Bhaktas. Il est à peine nécessaire de parler de la profondeur de sa dévotion pour SRI MAHARSHI.

LES SADHUS DANS LA MONTAGNE,

Plusieurs Sadhus vivaient dans les nombreuses grottes de la Montagne et quand SRI MAHARSHI prit demeure dans la grotte de Virupaksha, ils vinrent souvent lui rendre visite. Sachant parfaitement comme il est ardu de conduire une vie d'austérité, ils ne pouvaient s'empêcher d'admirer le jeune Sage, qui, libre des envies du monde, restait dans une paix parfaite, bon et généreux pour les uns et les autres. Ainsi les Sadhus, jeunes et vieux, l'aimaient et le révéraient et admiraient sa transparente simplicité et sa nature réconfortante et souriante.

Quelques-uns des Sadhus étaient jaloux et hostiles. À une certaine occasion, quelques-uns d'entre eux vinrent à la grotte de Virupaksha et virent SRI MAHARSHI :

« Nous sommes des Sadhus de Podikai, la montagne sacrée où l'ancien AGASTHYA RISHI fait encore ses tapas. Il nous a ordonné en premier de vous emmener à la conférence des Siddhas à Srirangam et ensuite à Podikai, pour vous faire pratiquer des Diksha réguliers afin d'extraire ces sels de votre corps qui vous empêchent d'atteindre des pouvoirs plus hauts. »

Avec son habituelle équanimité, SRI MAHARSHI demeura silencieux. La réponse parvint d'un Sadhus de la grotte de Virupaksha ; « Nous avons déjà reçu un avis de votre visite et nous avons été chargés de placer vos corps dans des creusets que nous devrons alors mettre sur un feu. Qu'en dites-vous ? » Et appelant son compagnon Sadhus il ordonna : « Va et creuse une profonde fosse pour le feu pour ces gens-là, va chercher le fuel et allume le feu. » Ainsi bluffés, les Sadhus partirent discrètement pour ne jamais revenir.

Pour autant que SRI MAHARSHI était concerné, il fut toujours un océan de tranquillité et ne fut jamais remué par aucune émotion due aux louanges ou aux critiques. En vérité, il n'y avait pas « les autres » pour lui, puisqu'il était et est le Soi de tous.

Mr, F.H, HUMPHREYS,

C'est à peu près à ce moment-là qu'un Européen fut amené pour la première fois en

Page 18:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

18

présence de SRI MAHARSHI, un certain F.H.Humphreys, assistant-superintendant de police. Il était profondément religieux et versé dans les pratiques mystiques de l'Ouest. Trois fois il visita SRI MAHARSHI et un compte rendu des conversations qu'ils eurent fut publié dans la Gazette Psychique Internationale en 1911.

H. : Maître puis-je aider le monde ?

M. : Aidez-vous vous-même, vous aiderez le monde.

H. : Je souhaiterais aider le monde. Ne puis-je être d'aucune aide ?

M. : Oui. En vous aidant vous-même, vous aidez le monde. Vous êtes dans le monde, vous n'êtes pas différent du monde et le monde n'est pas différent de vous.

H. : Maître, est-ce que je peux faire des miracles comme SRI KRISHNA et JESUS l'ont fait ?

M. : À ce moment-là y a-t-il aucun d'entre eux qui agissait, conscient qu'IL agissait, qu'IL faisait quelque chose d'incompatible avec les lois de la nature ?

H. : (Après un silence) Non, Maître.

Alors SRI MAHARSHI insista pour qu'il ne se permît pas de se leurrer lui-même par les pouvoirs faiseurs de miracles, mais pour qu'il pousse plus loin sa démarche pour atteindre le Plus-Haut à travers le lâcher-prise.

LA MÈRE,

Bien qu'à la première visite SRI MAHARSHI avait fait clairement savoir à sa mère que le lien familial n'existait plus, elle continuait à venir le voir à Tiruvannamalai.

Pendant une de ses visites en 1914, elle tomba sérieusement malade et passa pas une souffrance aiguë pendant deux ou trois semaines. Elle fut entourée avec soin par SRI MAHARSHI qui habitait alors la grotte de Virupaksa. Une fois guérie, elle repartit à Manamadurai pour revenir peu de temps après.

Son fils aîné était mort en 1900 et, quelque temps après, son beau-frère mourut aussi laissant cette famille unie en de tristes circonstances. En 1915, sa belle-fille, la femme de son plus jeune fils, NAGASUNDARAM, mourut également laissant un petit garçon. Dans ces circonstances fort tristes, ses pensées naturellement allèrent vers son second fils SRI MAHARSHI et elle vint vivre avec lui d'une façon permanente en 1916.

Quand SRI MAHARSHI déménagea pour la grotte plus praticable de Skandasramam, elle commença à préparer des repas pour tout le monde là-bas. Selon son propre souhait, elle fut rejointe par son plus jeune fils. Ainsi avec la mère commença une nouvelle vie de l'Asramam, qui a continué jusqu'à ce jour, malgré les nombreux invités qui étaient nourris et augmentaient à mesure que le nom de SRI MAHARSHI se répandait de plus en plus loin.

Quand la mère vint en 1916 pour se mettre d'accord avec son fils, plusieurs Bhaktas craignaient que SRI MAHARSHI puisse ne pas aimer l'arrangement et parte pour un autre endroit. Mais cela n'arriva pas. Cependant, pendant quelque temps, la mère ne se sentit

Page 19:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

19

pas du tout à l'aise, car SRI MAHARSHI parlait à d'autres dames et évitait consciencieusement de lui parler. Ceci naturellement la fâchait, mais bientôt elle comprit la signification de ce traitement. N'était-elle pas seulement une parmi toutes les autres qui vivaient à Asramam ? Pourquoi alors aurait-elle droit à des privilèges spéciaux ?

C'est de ces façons subtiles que SRI MAHARSHI la forma, lui faisant perdre les vieux liens pour se retirer en elle-même - loin des choses extérieures -, et la préparant ainsi à la Fusion Suprême, la vérité, Samadhi.

Au-delà de ce silencieux chemin spirituel l'aidant à construire sa vie intérieure, il lui donna beaucoup de conseils, lui raconta beaucoup d'anecdotes qui l'aidaient, corrigea ses notions du vieux monde au sujet des vertus de la religion de se laver et de manger seulement certaine nourriture, mais jamais en aucune façon il ne la força, lui permettant toujours d'avoir son cheminement personnel. Par exemple, il remarquait malicieusement : « Oh ! votre tissu a été touché par quelqu'un, madi est parti, il est pollué. La religion s'est envolée. » Ou encore : « Fais attention à cet oignon, ce pilon, ils sont un grand empêchement à la Délivrance ! »

Ainsi passèrent les six dernières années de sa vie. Comme sa fin approchait, elle s'était complètement abandonnée au Sage pour permettre à ce qui l'entourait d'avoir son plein effet. Et le dernier jour, le 19 mai 1922, du matin jusqu'à environ 8 heures du soir, SRI MAHARSHI fut assis à ses côtés, plaçant sa main droite sur son cœur et sa main gauche sur sa tête, jusqu'à ce que la vie s'éteigne dans son corps et que l'âme soit absorbée dans l'Esprit Infini, dans cette PAIX au-delà de toute compréhension.

Pendant toute cette journée, comme la mort semblait approcher rapidement, SRI MAHARSHI et les autres n'eurent pas envie de prendre de la nourriture. Dans la soirée, des aliments furent de nouveau préparés, mais bien qu'il y fût invité, il ne mangea pas. Peu après que sa mère eût passé cependant, il se leva et, avec une voix libre de toute émotion, il dit : « À partir de maintenant, nous pouvons manger. Venez. Il n'y a pas de pollution. »

Toute la nuit l'Asranam résonna d'hymnes et de chants de louange au Suprême, chantés par les dévots. Aux cérémonies qui précédèrent l'enterrement des restes, SRI MAHARSHI fut un spectateur silencieux. Beaucoup de parents étaient venus et des centaines de dévots s'étaient rassemblés pour rendre leur dernier hommage à la grande âme. Le corps fut porté à travers la montagne jusqu'à Palithirtham où, à quelques minutes de route, il fut descendu dans la tombe, qui était remplie des cendres sacrées, sels, camphre et encens. Un plateau maçonné fut construit et un lingam installé au-dessus du tombeau. Et ceci est maintenant le temple de SRI MATRUBHUTESWARA (Le Seigneur sous la forme de la mère) et est devenu un lieu quotidien d'adoration.

Pour l'anniversaire de ce jour, le neuvième de la moitié sombre du mois solaire de Vaikasi (mai/juin), le liallapuia (offrande) est célébré, la signification en étant : se comprendre mieux dans la lumière de ce qui est arrivé.

Quelques jours plus tard, lorsque quelqu'un parla de la mort de la mère, SRI MAHARSHI rectifia avec une brève remarque : « Non, elle n'est pas morte, elle a été absorbée. »

En une autre occasion, il constate : « Oui, dans son cas, ce fut un succès. Dans une occasion précédente, je fis la même chose pour PALANISWAXY, quand sa fin approchait,

Page 20:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

20

mais ce ne fut pas réussi ; il ouvrit les yeux et mourut. »

Une explication vint plus tard sur ce qui était arrivé pendant ces dix ou douze heures, quand ses mains étaient sur le cœur et la tête de sa mère. Il dit : « Les tendances intérieures (vasanas) et la subtile mémoire d'expériences passées, conduisant à de futures possibilités, devinrent très actives. Scène après scène se déroulait devant elle dans la conscience subtile, les sens extérieurs étant déjà partis. L'âme passait à travers une série d'expériences, évitant ainsi le besoin de re-naître et effectuant son union avec l'Esprit Suprême. L'âme fut à la fin dévêtue de son subtil fourreau avant d'atteindre la Destination finale, la Paix Suprême de la Libération, d'où il n'y a plus de retour à l'ignorance.

SRI RAMANASRAMAM,

Un simple commentaire sur ces propos peut se trouver dans l'atmosphère générale de l'Asramam et l'attitude de BHAGAVAN au tombeau de sa mère et au temple construit pour elle. De Skandasranam sur la montagne, il y venait fréquemment, sinon tous les jours, pendant les six mois suivant ce jour mémorable, jusqu'au jour où simplement il y resta d'une façon permanente, et il y résida complètement. Ceci est l'Asramam actuel.

« Ce n'est pas de mon propre gré que j'ai déménagé de Skandasramam », dit-il une fois, « quelque chose m'a mis ici et j'ai obéi. Ce n'était pas dû à na volonté, c'était la volonté Divine, « parechcha ». »

Et avec cet événement commença une nouvelle période dans l'histoire de sa vie.

De ce jour son enseignement et son influence se sont rapidement étendus hors de l'Inde. Le nombre de visiteurs de toute l'Inde et de l'étranger a augmenté. En une certaine occasion, SRI MAHARSHI remarqua : « Où est-elle allée (la mère) ? Elle est ici. » Ceci a été pris dans le sens d'un être spirituellement libéré vivant avec lui dans son atmosphère. Il se peut que le principe femelle d'Énergie, Shakti, était nécessaire pour étendre et élargir l'influence de SRI MAHARSHI, et cela a été fourni par la mère après son Samadhi.

C'est autour du Samadhi que le travail commença pour construire un édifice adapté. La construction entière fut terminée à la fin de février 1949 et le Mahakumbhabhishekam fut célébré le 17 mars 1949. En accord avec les instructions du Sastraic, le culte quotidien a lieu là.

VOLEURS À L ASRAMAM

Quand SRI MAHARSHI prit demeure à l'actuel RamonAsramam, il n'y avait qu'une hutte qui couvrait le Lingam ; et très vite des toits de chaume furent construits tout près. Le premier bâtiment (pucca) qui s'éleva fut le hall où SRI MAHARSHI passait la plupart de la journée et prenait son repos la nuit, mais avant qu'il soit construit, les pensionnaires de l'Asramam durent subir une désagréable épreuve.

Voyant le flot grossissant de visiteurs déversé chaque jour dans l'Asramam avec des dons, quelques criminels s'attendaient à ce que l'endroit décelât un riche butin. Aussi vers 11 h.30 le soir, le 26 juin 1924, au moment où SRI MAHARSHI et les autres s'étaient retirés pour se reposer, trois personnes organisèrent une attaque. Ils commencèrent par casser les fenêtres de la pièce où SRI MARHARSHI se reposait.

Page 21:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

21

SRI MAHARSHI vit immédiatement ce qu'espéraient les voleurs et il leur expliqua qu'il y avait très peu pour eux à emporter, mais qu'ils étaient les bienvenus et qu'ils pouvaient prendre tout ce qu'ils désiraient. La porte fut laissée ouverte en conséquence, mais ils ne voulurent pas entrer. Par ailleurs, ils commencèrent à démonter les cadres de fenêtres, ce qui naturellement rendit furieux quelques-uns des pensionnaires qui voulurent sortir pour donner une correction aux intrus, mais SRI MAHARSHI ne le permit pas :

« Laissez les voleurs jouer leur rôle, nous nous en tiendrons au nôtre. Laissez-leur faire ce qui leur plaît, c'est à nous de supporter et de nous abstenir. Ne nous en mêlons pas. »

On demanda alors aux voleurs de ne pas faire plus de dégâts et d'entrer prendre ce qu'ils voulaient. Jamais les mécréants ne se seraient attendus à un tel accueil. Mais non, ils devaient faire les choses à leur façon. Ils menacèrent même de mettre le feu aux chalets. SRI MAHARSHI pouvait naturellement lire leurs pensées ; comment ces pauvres âmes, qui avaient l'habitude de voler subrepticement, pouvaient-elles entrer et être regardées par les hôtes amicaux qu'elles avaient l'intention de voler ? SRI MAHARSHI intervint alors et leur demanda de ne pas mettre le feu aux chalets, mais il leur proposa de sortir et de laisser l'endroit en leur unique possession. C'était exactement ce qu'ils voulaient.

Un animal compagnon, dont nous allons parler maintenant, était couché malade dans la cabane. C'était un fidèle vieux chien, une créature qui ne pouvait faire le moindre mal. Mais SRI KAHARSHI savait ce que seraient les sentiments des intrus vis-à-vis des chiens en général. Aussi il demanda à un des assistants de déplacer le chien malade, Karuppan, vers un lieu plus sûr et il sortit lui-même et les trois autres avec lui.

À ce moment, les voisins étaient arrivés à l'entrée de l'Asramam et quand les habitants de l'Asramam survinrent, ils furent sévèrement battus. SRI MAHARSHI reçut un coup sur la cuisse gauche, à la suite de quoi il fit halte et dit : « Si vous n'êtes pas satisfaits, vous pouvez aussi me frapper sur l'autre cuisse. » Mais les voleurs, bien qu'ils fussent prêts à commettre n'importe quel crime, furent désorientés, et aussi celui qui avait battu SRI MAHARSHI fut honteux à l'idée de répéter son acte.

Ensuite, pendant que les pensionnaires attendaient dans la cabane proche, un des voleurs vint et leur demanda une lampe-tempête. SRI MAHARSHI ordonna qu'on la lui donne directement. Mais tout le profit que les voleurs purent tirer équivalait à peu près à 1O rupees, y compris les 6 appartenant à un visiteur.

Grandement désappointé, un des voleurs vint à SRI MAHARSHI et, avec sa canne levée, cria : « Où est votre argent ? » SRI MAHARSHI répondit qu'ils étaient simplement des Sedhus vivant d'aumônes et qu'ils n'avaient pas de liquidité. Ne le croyant pas, les voleurs continuèrent à mettre le chalet à sac.

SRI MAHARSHI suggéra que pendant ce temps ceux des pensionnaires qui avaient reçu des coups aillent prendre soin de leurs blessures.

« Qu'en est-il advenu, Swami ? » demanda RAMAKRISHNA, à qui il fut répondu avec humour que le Swand avait déjà reçu le « pooja » adéquat. Il remarqua alors la marque sur la cuisse gauche de son maître. Immédiatement il prit une barre de fer et demanda la permission d'entrer et de voir ce que les voleurs étaient en train de faire, mais SRI MAHARSHI s'y opposa.

Page 22:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

22

« Nous sommes des sadhus, nous ne pouvons abandonner notre dharma. Si vous y allez et que vous frappez, certains peuvent recevoir des blessures inévitables et ce sera une raison pour laquelle le monde blâmera non les voleurs, mais nous. Ce sont seulement des hommes fourvoyés, aveuglés par l'ignorance. Mais faisons attention à ce qui est Juste et restons-y. Quelquefois, soudainement, vos dents mordent votre langue. Feriez-vous sauter vos dents pour cette raison ? »

Les voleurs quittèrent l'Asranam à 2 heures du matin. Ils furent finalement recherchés par la police et condamnés.

LES ANIMAUX COMPAGNONS,

L'anxiété fraternelle de SRI MAHARSHI qui lui avait fait déplacer le chien malade pour un endroit plus sûr, avant qu'ils évacuent la cabane qui devait être mise à sac par les voleurs, met l'accent sur un des plus remarquables aspects de sa vie de tous les jours. Chiens, vaches, chats ou singes, tous étaient traités sur le même pied que des êtres humains. En fait, un nouveau visiteur pouvait facilement se méprendre par sa référence aux « garçons ». Aucun animal n'était moins bien traité qu'un humain. On n'y faisait jamais allusion comme « It » (à une chose). Pas plus que SRI MAHARSHI ne permettait à quiconque de ses pensionnaires de traiter les animaux durement. « Nous ne savons pas quelles âmes habitent ces corps », disait-il à ses dévots, « et pour remplir quelle partie de leur karma ils recherchent notre compagnie. »

LAKSHMI,

L'animal compagnon le plus en vue de tous était Lakshmi, la vache. Sa mère avait été présente à l'Asramam quand il pouvait à peine en assurer la garde. Aussi la mère et la vache furent laissées à Tiruvannamalaï chez un dévot. Un beau jour, elles furent amenées au réservoir de Palithirtham près de l'Asramam. La vache était devenue un peu plus vieille et est-ce la mémoire d'un passé enfoui qui la fit aller tous les jours vers SRI MAHARSHI, ponctuellement à l'heure du repas de midi.

Ultérieurement, quand l'Asramam put assurer son entretien, Lakshmi fut installée comme première vache. Elle présenta de nombreuses vaches à l'Asramam, la plupart d'entre elles le jour de l'anniversaire de SRI MAHARSHI.

Ce n'est pas sans raison toutefois que Lakshmi était déclarée être l'incarnation de « la vieille Dame aux légumes verts », nom donné à une dame quelque peu solitaire qui trouvait son plaisir à nourrir SRI MAHARSHI quand il était sur la montagne. Elle faisait le tour de la montagne, cueillant des légumes et autres choses comestibles, mendiait en ville les aliments nécessaires pour en faire des plats, et les ayant cuisinés et ayant préparé de délicieux currys, elle les apportait au Swazi. Avec un ton mi-commandement mi-requête, elle disait : « J'ai apporté ici simplement un peu de légumes, s'il vous plaît prenez-les. » C'était très loin d'« un peu », mais il acceptait toujours. Quelquefois SRI MAHARSHI allait lui-même chez elle, coupait les légumes qu'elle avait apportés et l'aidait à préparer un bon curry. Elle décéda il y a quelques années et sa dépouille fut enterrée près de l'Asramam.

Lakshmi demeurait dans un « goshala » spacieux. Depuis son arrivée plusieurs vaches avaient été amenées à l'Asramam, mais Lakshmi semblait comprendre les choses bien mieux que ses sœurs. Elle avait un talent pour se maintenir en vedette. Juste avant l'heure de la cérémonie fixée pour la première pierre de la « goshala », elle vint au hall de SRI MAHARSHI et ne voulut pas le quitter jusqu'au moment où il la suivit vers le site du

Page 23:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

23

monument.

Presque tous les jours, elle trouvait une occasion de rencontrer SRI MAHARSHI et comprenait fort bien ce qu'on lui disait ou disait d'elle en sa présence. Elle se déplaçait avec une dignité et un contrôle de soi incontestables et ne badinait pas ni n'avait rien à faire avec une personne qui la maltraitait.

Elle décéda tranquillement le 18 juin 1948 avec SRI MAHARSHI à ses côtés. On lui fit un enterrement honorable en face du hall de SRI MAHARSHI. SRI BHAGAVAN lui-même écrivit l'épitaphe qui est gravée sur une plaque au-dessus de la statue d'après nature de Lakshmi.

KARUPPAN.

Les autres animaux compagnons ont été peu nombreux depuis que SRI MAHARSHI était venu au présent Asnammul Mais quand il était sur la montagne, chiens et singes jouaient un rôle important et ils montraient aussi qu'ils étaient des compagnons intelligents.

Voici la description du chien China Karuppan donnée par SRI MAHARSHI lui-même :

« C'était une personne avec des principes très élevés, Quand nous étions à la grotte de Virupaksha, il était un objet sombre qui avait l'habitude de passer, mais gardait toujours une certaine distance, Quelquefois nous pouvions voir sa tête jetant un regard au-dessus d'un buisson, Son vairagya (non-attachement) semblait très fort, Il ne tenait compagnie à personne et semblait éviter même toute compagnie, Nous respections son vairagya, laissions de la nourriture pour lui près de son territoire et partions, Un jour, alors que nous passions près de lui, soudain Karuppan sauta à travers le sentier et gambada autour de moi en remuant la queue de joie, Comment il me fit sortir du groupe par la manifestation de son affection était un miracle,

A partir de ce moment, il habita avec nous à l'Asramam comme un des pensionnaires et un compagnon intime et serviable et avec quelle grande âme ! Il avait perdu son attitude distante ancienne et était très affectueux, La fraternité universelle était sa devise, Il frayait avec chaque visiteur, pour se blottir contre lui ou monter sur ses genoux, Ses avances étaient très bien reçues, Quelques-uns cependant essayaient de l'éviter, mais il était infatigable dans ses efforts et n'acceptait pas le refus, Si cependant on lui donnait ordre de partir, il obéissait comme un moine,

Une fois il vint près d'un Brahmin orthodoxe qui était engagé dans la répétition de versets sacrés au pied d'un arbre bel dans le voisinage, Ce Brahmin considérait les chiens comme non sacrés et évitait soigneusement leur contact et même leur proximité, Cependant Karuppan (qui comprenait parfaitement et observait seulement la loi naturelle d'ÉGALITÉ) insistait pour s'approcher de lui, Un pensionnaire de l'Asramam, tenant compte des sentiments du Brahmin, leva son bâton et battit le chien quoique peu fort, Le chien pleura et partit en courant, Il quitta l'Asramam et ne fut jamais retrouvé, Il ne se souciait pas d'approcher un endroit où il avait été maltraité, ne serait-ce qu'une seule fois, »

Un autre petit chien, parce qu'il avait été grondé par un des pensionnaires, courut au réservoir de Sankuthirtham et cinq minutes après son corps sans vie flottait sur l'eau.

Il y avait aussi Kanala, un autre chien remarquable. « Fais faire le tour à cet étranger »,

Page 24:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

24

lui disait SRI MAHARSHI, et il l'emmenait devant chaque image sainte, au réservoir et à la grotte, autour de la montagne et le ramenait au Maître ! Et Jack, qui était un grand Tapasvi, mangeant seulement à heures fixes ce qui lui était offert, généralement des offrandes à Dieu, passant le reste du temps dans une grotte comme dans une niche, près de la demeure de SRI MAHARSHI, en paix et en silence.

SINGES SUR LES PENTES DE LA MONTAGNE.

Un accord de SRI MAHARSHI avec les singes qui abondaient sur les flans de la montagne était similaire. Normalement les singes mettaient au banc du groupe celui qui avait été touché par un homme. Mais dans ce cas ils faisaient une exception. En fait ils se détournèrent de leur chemin pour élire comme leur roi un singe boiteux que SRI MAHARSHI avait ramené à la vie après un accident. Pour ce rôle de roi, ils choisissaient généralement le plus robuste.

Quand il arrive que des singes commettent une agression comme de braconner dans le territoire d'un autre groupe, ils essaient de régler le litige à l'amiable par des plénipotentiaires. Si cela rate, une sanglante bataille suivra. Quand SRI MAHARSHI était sur la montagne, de semblables batailles étaient rares. Il réglait leurs disputes et renvoyait les deux partis satisfaits.

Nombreuses sont les histoires que SRI MAHARSHI racontait sur ces petits compagnons. En certains cas il y avait eu de l'agitation parmi les suivants d'un roi qui avait pris la décision audacieuse de mettre au ban deux puissants membres du groupe. Un jour, soudainement le roi disparut. Quand il revint une quinzaine de jours après il fit face aux critiques et aux rebelles, il n'y eut pas de réponse. Tous étaient effrayés tellement il était devenu fort après deux semaines de tapas.

Dans de rares occasions, les singes se conduisaient mal avec SRI MAHARSHI, mais ils se repentaient tout de suite. Généralement leur attitude était faite de gratitude respectueuse et ils en donnèrent un jour une démonstration heureuse alors que SRI MAHARSHI et quelques Bhaktas rentraient d'une longue marche. Il faisait très chaud et ils avaient à la fois faim et soif. Il n'y avait pas d'eau proche alentour.

Un groupe de singes réalisa quels étaient leurs besoins et escaladant les « Jambol trees » proches, secouèrent les branches et firent ainsi tomber une manne de fruits délicieux. Ils descendirent rapidement des arbres et partirent. Aucun d'eux ne prit même un seul fruit.

L'attitude de SRI MAHARSHI était la même pour ce qu'il est convenu d'appeler des animaux dangereux et des serpents étaient souvent ses compagnons dans les grottes où il habitait.

« Nous sommes venus dans leur résidence », disait-il, « nous n'avons pas le droit de les déranger et de les troubler. Ils ne nous font pas de mal si nous avons une attitude correcte avec eux. »

Une fois, comme il passait à travers la forêt sur le côté de la montagne, sa cuisse gauche effleura un nid de frelons. Avant qu'il ait bougé de quelques centimètres, tous les frelons l'attaquèrent, se posant sur la même cuisse et plantant leurs dards sauvagement dans la chair.

Page 25:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

25

« Oui, oui, c'est la jambe qui vous a dérangés, laissez-la souffrir », dit-il, et il refusa de bouger jusqu'au moment où les frelons partirent pleinement satisfaits de la punition qu'ils avaient infligée.

LIVRES SUR SRI MAHARSHI ET SON ENSEIGNEMENT,

Dans les dernières années, la littérature sur SRIMAHARSHI est devenue considérable.

La première bonne biographie est venue de la plume de SRI NARASIMHASWAMI, qui, en même temps qu'il commençait une vie ascétique, était très connu à travers l'Inde comme un politicien courageux et assidu. Il fut pendant plusieurs mois membre du Conseil Législatif de Madras et un praticien dirigeant au Salem Bar. Mais après un événement tragique dans sa famille, il se retira auprès de SRI RAMANASRAMAX et vécut dans une grotte. Son livre Self Realisation donne une image détaillée de SRI MAHARSHI et de son enseignement.

Un autre livre important est Sat-Darshana Bhashya et Talks with Araharshi (Entretiens avec MAHARSHI) par SRI KAPALI SASTRI. C'est une version anglaise du commentaire sanscrit de l'auteur sur SAT-DARSHANA.

Un ardent admirateur et disciple de SRI KAVYAKANTA GANAPATHI MUNI vint rapidement chercher l'influence de SRI MAHARSHI. Sa connaissance profonde des traditions spirituelles de l'Inde est évidente dans « Les Entretiens » et dans ses commentaires sur les versets sanscrits.

De SRI SUDDHANANDA BHARATI, Ramana Vijayam est une biographie compréhensive de SRI MAHARSHI en Tamil, qui fut suivie par une en Telugu et une autre en Hindi, et encore une autre en Malayalam.

Récemment, GUJARATHI et BENGALI ont aussi publié des biographies. Ainsi il y a des volumes jumeaux de ce livre en quatre langues, une contribution dévouée du dernier M.S.Kamath.

Pour l'étranger « Quête de l'Inde Secrète » Search in Secret India) de M. Paul BRUTON, a donné la première image graphique du Sage, et dans un texte que l'Ouest pouvait aisément comprendre.

La conséquence de ces publications a été un flux régulier de visiteurs étrangers, certains d'entre eux restant à l'Asramam pour de longues périodes.

VISITEURS,

SRI RAMANASRAMAM s'étendit rapidement et un certain nombre de bâtiments permanents furent ajoutés. Des mesures importantes furent prises pour le confort des visiteurs, et beaucoup de cottages furent bâtis par des Bhaktas qui souhaitaient passer leur temps près de SRI MAHARSHI.

L'un d'eux fut YOGI RAMAYYA. Il passait habituellement une partie de l'année à l'Asranam, qui profitait de sa générosité.

Il y avait aussi un grand nombre de Bhaktas qui saisissaient chaque occasion de passer quelques jours à l'Asramam. Pourquoi venaient-ils ? Peut-être aucun d'eux n'aurait pu

Page 26:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

26

donner une réponse par des mots, mais tous s'accordaient sur un point : qu'ils se sentaient suprêmement heureux pendant leur séjour à proximité de SRI MAHARSHI.

Comme Paul BRU l'explique : la façon de SRI MAHARSHI d'aider les autres était une effusion discrète, silencieuse de vibrations apaisantes vers les âmes troublées.

« Il est impossible d'être en contact fréquent avec lui sans devenir éclairé de l'intérieur, comme si on était mentalement illuminé par un rayon étincelant de son aura spirituelle. Son attitude personnelle et sa méthode pratique une fois comprise sont assez scientifiques à leur façon. Il n'apporte pas de pouvoir surnaturel et ne demande pas une foi religieuse aveugle. Les yeux de MAHARSHI brillent comme des étoiles jumelles à travers la pénombre. Je me souviens pas moi-même avoir jamais rencontré dans aucun homme des yeux aussi remarquables que ceux du dernier descendant des Rishis Indiens. Pour aussi loin que des yeux humains puissent refléter le pouvoir divin, c'est un fait que le Sage le réalise. »

Parmi ceux qui ont visité l'Asramam, il y avait SRI RAJENDRA PRASAD, le premier président de l'Inde, le Dr S.RADHAKRISHNAN, le deuxième président de l'Inde, le Dr C.P.RAMASWAMY AIYER et beaucoup d'autres. RAJENDRA PRASAD et JAMNALAL BAJAJ restèrent une semaine à l'Asramam, et le dernier jour de leur séjour posèrent quelques question à SRI MAHARSHI :

« Le désir de « Swan est-il juste ? »

« Oui. Pratiquer le travail dans le but d'élargir progressivement l'horizon et la façon de voir pour que l'individu devienne peu à peu fondu dans le pays. Une telle fusion de l'individuel est souhaitable et le Karma est nishkama karma. »

« Si le Swaraj est obtenu après une lutte prolongée et un terrible sacrifice, est-ce que la personne peut être satisfaite du résultat ? »

« Non, au cours du travail il doit se soumettre à un pouvoir plus haut, dont la puissance doit être gravée en mémoire, et ne jamais le perdre de vue. Comment alors peut-il être exalté ? Il ne doit même pas s'occuper du résultat de ses actions. Cela devient alors « nishkama », »

« Comment une rectitude infaillible peut-elle être assurée pour le travailleur ? »

« S'il s'est abandonné lui-même à Dieu ou au Guru, le pouvoir auquel il s'est soumis le conduira dans la direction juste. Le travailleur n'a plus besoin de s'occuper de la rectitude ou d'une autre sorte de parcours. Le doute s'élèvera seulement s'il n'a pas obéi au Maître dans tous les détails. »

« N'y a-t-il aucun Pouvoir assuré sur terre ? » demanda JAMNALALJI, cherchant à savoir une relation qui peut subsister entre une telle activité politique et la Force Spirituelle omnipotente.

« N'y a-t-il aucun pouvoir sur terre qui puisse accorder la Grâce aux dévots pour qu'ils puissent devenir forts et travaillant pour le monde obtenir le « Swaraj » ? »

SRI MAHARSHI resta silencieux.

Page 27:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

27

« Est-ce que les pénitences des anciens Mahatmas du pays sont valables au bénéfice des héritiers de ce jour ? » répéta JAMNALALJI, rendant explicite la signification de la question précédente.

« Cela est. Mais ce fait devrait être amplifié pour que personne ne puisse revendiquer d'être l'unique bénéficiaire. Les bénéfices sont partagés par tous les vertueux de la même façon. » Après un silence : « Est-ce sans cette Grâce Salvatrice que le réveil à travers tout le pays sur une base spirituelle est devenu réel ? »

SRI RAJENDRA PRASAD pose seulement une question coupant court :

« MAHATMAJI (Mahatma Gandhi) m'a envoyé ici. Y a-t-il un message que je puisse lui transmettre ? »

« De quel message a-t-on besoin quand le cœur parle au cœur ? » répliqua SRI MAHARSHI et il ajouta « La même Shakti (énergie divine) qui travaille ici travaille aussi là-bas ! »

EN SA PRÉSENCE.

Les premiers chercheurs furent attirés par lui par quelque Pouvoir mystérieux et en sa présence ils trouvaient une Paix suprême.

« Nous nous y glissons tranquillement », écrit Melle Pascaline MALLET dans son livre Tournez—vous vers l'Est, se référant à sa visite à l’ Asraman avec ses amis, "après avoir salué à la façon indienne et nous être assis sur le sol parmi la foule, je fus pénétrée lentement par une étrange et inoubliable scène, toute mon attention fixée sur la silhouette centrale dont la majesté calme, la force sereine et l'équilibre parfait semblaient remplir tout le lieu d'une paix infaillible, Regarder ses yeux, brillants comme des étoiles, était peut-être pour la première fois comprendre l'Eternité et être enveloppé dans une bénédiction qui dépasse l'entendement,

"Les préparatifs étaient en pleine effervescence pour la Grande Fête annuelle de l'anniversaire de MAHARSHI, Pour des milliers de gens c'est l'occasion à travers tout le pays de voir son Darshen et de recevoir ses bénédictions, et pour tous ceux qui viennent de trouver un abri et de la nourriture,

"Comme nous entrions dans le hall, MAHARSHI était occupé à écrire, lire des lettres et des journaux, Il semblait prendre un vif intérêt à tout ce qui se passait dans le monde, mais quelque part j'avais le sentiment que pendant tout ce temps il vivait dans un état où le temps et l'espace n'existent pas plus que le relatif savoir ou l'ignorance, au-dessus des "contraires", dans la région de l'Absolu au cœur même de l'univers, Ceci peut à peine être décrit, encore moins prouvé, mais simplement vaguement ressenti, mais même ainsi constitue une expérience qu'on n'oubliera jamais,

"Sa complète impersonnalité et son détachement suprême n'excluaient pas le moins du monde une compassion qui embrassait tout, une sympathie et une compréhension pour tous les problèmes et difficultés qui lui étaient continuellement soumis pas tous les gens lassés frappés de malheur qui venaient vers lui dans l'espoir de trouver de l'aide et du réconfort, Riches et pauvres, hommes, femmes, enfants, Brahmins et sans-caste, il s'occupait d'eux de la même façon »

Page 28:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

28

« Connais-toi toi-même » est le point fondamental de l'Enseignement de MAHARSHI, et la quête du Soi est continuellement soulignée et décrite comme la première précondition requise de la réalisation spirituelle, Toutes les religions ne sont que des chemins différents conduisant finalement au même point, quand l'expérience intérieure et les premières connaissances commencent à remplacer la foi aveugle des religions ou des principes moraux, Et de quelle aide sont les livres, quoique sacrés et beaux, quand devant nos propres yeux nous pouvons voir quelqu'un qui a réalisé en lui-même l'ÉTAT le plus haut ?

« Qui était ce GRAND PERSONNAGE ? Sur quels barreaux de l'échelle des hommes ou des surhommes se tient-il ? Ces questions n'ont que peu d'intérêt »

« Quand le soleil brille, a-t-on besoin de savoir quand et pourquoi il brille ? Est-ce que l'homme assoiffé hésite à boire de l'eau avant qu'on ne lui dise d'où elle vient ? »

« Sans aucun doute, simplement vivre en sa présence est l'aide la plus grande que quiconque puisse recevoir, Il est un fait que personne venant à l'Asramam ne repart les mains vides, que ce soit pour une consolation, un enrichissement spirituel ou par simple curiosité, Chacun reçoit dans toute la mesure de ses moyens grands ou petits, et beaucoup de gens font une expérience intérieure qui change toute leur vie, »

UN JOUR À L’ASRAMAM.

La journée de travail à l'Asramam débutait bien avant le lever du soleil. SRI MAHARSHI avait l'habitude de se lever à 3 heures du matin et en même temps que la plupart de ses compagnons. Après les ablutions du matin ils se rassemblaient dans le hall en méditation silencieuse ou en chantant des chants religieux.

Pendant les premières heures du matin, on pouvait généralement trouver SRI MAHARSHI près de la cuisine en train de couper des légumes ou d'accomplir d'autres petits travaux, non que sa présence fût là nécessaire, mais il pensait que chacun devait prendre sa part dans le travail indispensable de l'Asramam.

Tous alors se déplaçaient à la salle à manger pour le petit déjeuner, et à ce moment-là les visiteurs avaient commencé à se répandre dans l'Asramam pour le « Darshan »,

Pendant la journée, on pouvait généralement trouver SRI MAHARSHI assis ou étendu sur son canapé dans le hall, corrigeant les épreuves de publications futures, ou lisant la correspondance et donnant des conseils sur la façon de répondre aux questions des visiteurs. D'autres personnes qui vivaient à l'Asramam effectuaient le travail qui leur était attribué, comme : jardiner, se recueillir dans le temple, cuisiner, etc. À 11 h.30 le déjeuner était servi et l'après-midi était une répétition des travaux du matin. Pas de temps perdu, il y avait toujours quelque chose à quoi participer, et chaque chose qui était faite était accomplie avec une minutieuse attention, avec un soin de perfection qui était un exemple pour tous ceux qui étaient assis dans le hall et observaient avec quel soin infini et quelle régularité SRI MAHARSHI accomplissait chaque action. Rien n'était trop petit ou indigne de recevoir son attention totale.

Le Thé ou le Café était généralement servi à environ 2 h.3O de l'après-midi, après quoi jusqu'au coucher du soleil, il y avait un afflux régulier de visiteurs. C'était généralement le moment où les questions étaient posées. Et quand celles-ci étaient sincères et pas simplement académiques, les réponses arrivaient rapidement. Les gens désinvoltes ne recevaient généralement pas de réponse, mais quelquefois, ils étaient payés de leur

Page 29:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

29

propre monnaie. Mais tout le monde recevait de l'aide, même si c'était seulement le silence qui accueillait les questions, car le silence de SRI MAHARSHI était la plus grande bénédiction que l'on pouvait recevoir, si seulement les chercheurs en connaissaient la signification.

Le coucher du soleil était le moment de la méditation. Alors les Vedas étaient chantés en sa présence par les élèves de l'Asramam « Veda Fatasala » avec également les Bhaktas venus de la ville pour cela. Un certain nombre de dévots de la ville de Tiruvannamalai avaient l'habitude de venir à cette heure de la journée et de rendre hommage quotidiennement à SRI MAHARSHI. Après Veda Parayana, quelques-uns des hymnes composés par SRI MAHARSHI étaient chantés par ses dévots. Aux environs de 19 h.3O le repas du soir était servi. Un temps de méditation silencieuse assez court suivait dans le hall, et tous se retiraient vers 21 heures.

LE JOUR ANNIVERSAIRE DE JAYANTHI ET LES FÊTES.

Cette routine régulière et quotidienne se maintenait même pendant les jours de fête, tels que Karthikal et le jour de la célébration de l'anniversaire de SRI MAHARSHI. Dans ces occasions, les visiteurs venaient par milliers. Des dispositions étaient prises pour nourrir chacun d'entre eux, mais SRI MAHARSHI restait le même, non troublé par ce flot inhabituel, accueillant les vieux Bhaktas avec un sourire cordial s'enquérant avec un intérêt affectueux de leur bien-être.

SRI MAHARSHI était opposé à de telles festivités en son honneur, mais les Bhaktas arrivaient à leurs fins. Et les dépenses importantes étaient facilement assumées par la contribution populaire qui arrivait librement sous forme de marchandises ou d'argent. Des centaines de dévots travaillaient nuit et jour dans de telles occasions et c'était un beau spectacle de les voir travaillant comme des abeilles en pure dévotion au Maître et en parfaite harmonie.

Dans les premiers temps des célébrations de Jayunthi un inspecteur de police prit la direction des opérations. Mais quand il fut muté, il sembla qu'il n'y aurait plus de célébration. Un des pensionnaires vint se plaindre à SRI MAHARSHI : « L'année dernière, nous avons fait cuire dix sacs de riz, il semble que nous n'en cuirons même pas un cette année. »

À minuit, les pensionnaires furent réveillés par un appel au portail. Quand celui-ci fut ouvert, deux charrettes entrèrent surchargées de tout ce qui était nécessaire pour l'occasion. Le donneur inconnu dit qu'il avait fait voeu de l'envoyer et il partit aussitôt qu'il eût achevé d'aider à décharger les provisions.

Ceci se passait dans les premiers jours quand l'Asramam se battait encore pour durer.

SRI MAHARSHI donna un exemple de sa sublime simplicité. Le Koupinam (morceau de tissu) qu'il portait le jour de son arrivée à Tiruvannamalaï était resté son seul vêtement. Il découragea fermement toute tentative de le parer de guirlandes, et les cérémonies les plus surchargées d'ornements telles que Aradhana, PadapuJa, etc. n'ont Jamais été autorisées à l'Asramam. Il ne recevait pas d'argent, quoique naturellement les visiteurs donnaient de l'argent à la direction pour le fonctionnement de l'Asramam. Dès le commencement, les tâches temporelles étaient prises en charge par les autres, et au bout de peu de temps la supervision en retomba sur les épaules de son frère

Page 30:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

30

NIRANJANANANDA SWAMY qui resta le Sarvadhikari de l'Asramam pendant toute la vie de SRI MAHARSHI.

LA MONTAGNE DE L'ILLUMINATION.

« Arunachala » fut le mot qui, en premier lieu, causa un tressaillement spirituel parcourant SRI MAHARSHI quand il était un jeune garçon, et il vint immédiatement à Arunachala quand les remontrances de son frère le convainquirent que son environnement familial n'était plus à sa mesure.

Et à Arunachala il resta toute sa vie, demeurant d'abord dans des grottes variées et des temples et ensuite à l'Asramam au pied de la pende du sud.

Arunachala, la colline du feu sacré, a été, pour aussi loin que la mémoire remonte, vénérée comme l'un des lieux les plus sacrés de l'Inde, elle est appelée le Tego Lingam. Elle est aussi la célèbre demeure du Siddha ARUNAGIRI YOGI dont on pense qu'il est toujours là aujourd'hui.

Arunachala est aussi appelée le Kailas du Sud, mais c'est probablement plus ancien que Kailas. La tradition et l'évidence géographique ensemble attestent que cette colline existait bien avant l'Himalaya. C'est le verdict d'un géologue américain qui alla plus loin et la dit contemporaine de la formation de la croûte terrestre elle-même. C'est en vérité une survivance du continent Lémurier disparu.

Le Skanda Furana parle de Arunachala comme de l'endroit le plus sacré de tous les lieux saints, le cœur du monde.

Et le Seigneur SHIVA dit :

« Quoiqu'en fait elle soit ardente, la colline est terne en apparence, par la Grâce de Dieu et de Sa Sollicitude pleine d'amour pour l'élévation spirituelle du monde. Ici je demeure toujours comme l'Être Parfait. Méditez sur le fait que, dans le cœur de la montagne, il y a la houle de la Gloire Spirituelle dans laquelle le monde entier est contenu »

SRI MAHARSHI le chantait aussi :

« Tu es Toi-même L'UN toujours conscient en tant que cœur de lumière ! En Toi réside un pouvoir mystérieux (Shako) qui sans Toi n'est rien. De lui s'élance le spectre du mental émettant ses subtils et latents brouillards sombres qui, éclairés par Ta lumière (de conscience) réfléchie sur eux, apparaissent à l'intérieur comme des pensées tourbillonnantes dans le praredha, devenant plus tard les mondes psychiques, et ceux-ci sont projetés à l'extérieur comme monde matériel, transformés en objets concrets qui sont embellis par les sens et changent comme les images au cinéma, Visible ou invisible, ô Montagne de Grâce, sans toi ils ne sont rien ! » (De Sri Arunachala Ashtakam)

« D Arunachala ! En toi l'image de l'univers est formée et demeure et disparaît, Dans cette énigme réside le miracle de la Vérité, Tu es le Soi intérieur qui danse dans le cœur comme « JE », « Cœur » est ton nom ô Seigneur ! » (De Sri Arunachala Pancharatnam)

Plus tard un groupe de pèlerins visite la montagne pour le Karthikal Deepam, et quant à 6 heures du soir, le jour de la pleine lune, le dernier jour des Fêtes d'Action de Grâce,

Page 31:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

31

comme acte culminant, un grand feu est allumé au sommet de la montagne, tout le monde se prosterne devant lui. Le « ghee » et le camphre rassemblés dans le chaudron brûlent pendant plusieurs jours et la flamme est vue à des kilomètres alentour.

Bien que la colline à première vue ressemble à un grossier amas de granit, une vision plus rapprochée révèle l'existence de plusieurs endroits très beaux et d'une forêt ceinturant la colline où vivent différents animaux sauvages. Chaque secteur de la montagne était familier à SRI MAHARSHI. Durant les premières années il pénétrait constamment dans la forêt restant là, à l'occasion, pendant deux jours ou plus.

Il y a un endroit, le plus joli de tous, où il se rendit souvent quand il fut âgé, mais que personne n'a été capable d'atteindre, bien qu'il en ait dit l'emplacement. On dit que c'est là que SIDDHA ARUNAGIRI YOGI demeure, un endroit très beau abrité par des arbres géants d'une croissance si luxuriante que quelqu'un pourrait aisément prendre son repas d'une simple feuille.

Cet endroit fascinant est facile à voir du sommet de la montagne, mais il a défié tous les efforts des nombreux Bhaktas qui ont essayé de l'atteindre, tellement le sentier qui y conduit est difficile et escarpé à certains endroits.

Il y a une bonne route autour de la Montagne et chaque jour plusieurs dévots la parcourent le matin ou le soir. Avec un plus grand nombre le mardi, et ce Giripradakshina avait l'habitude d'être populaire toutes les fois où SRI MAHARSHI y participait. Il y avait un tel afflux de gens qui le suivaient et on l'implorait si souvent en tant de lieux de faire halte et de prendre quelque nourriture, que les huit miles n'auraient pas été parcourus en douze heures. Il y a un certain nombre de tombeaux sacrés situés tout autour de la Montagne et SRI MAHARSHI passa une partie de ses jeunes années dans certains d'entre eux. Quelques-uns ont été sanctifiés par les austérités d'anciens sages comme GAUTAMA et AGASTHYA.

Plus tard ces circuits furent abandonnés à cause de l'augmentation incessante de la foule et du dérangement normal causé par cette « houle » indocile, et puis, encore plus tard, SRI MAHARSHI devint trop faible et infirme pour faire Pradakshina.

Le soir de Karthikai Deepam, peu après 5 heures, les Bhaktas se réunissaient autour de SRI MAHARSHI qui était assis face à la Montagne, aussitôt que le foyer était allumé au sommet de la Montagne ; un autre plus petit était allumé en face de lui et les dévots en sa présence commençaient immédiatement à chanter l'Hymne Suprême Arunachala-Siva. Plusieurs de ces Bhaktas qui habitaient à grande distance tenaient à remplir cette fonction chaque année.

Voici quelques-uns de ces versets :

« Entrant dans (ma) maison et m'attirant (dans la tienne) pourquoi m'as-tu gardé prisonnier dans les cavernes de ton Cœur, O Arunachala !

« Est-ce pour ton plaisir ou pour l'amour de moi que tu m'as gagné à ta cause ? Si maintenant tu me renvoies, le monde te le reprochera, O Arunachala !

« Échappe à ce reproche ! Pourquoi alors t'être rappelé à moi ? Comment puis-je te quitter maintenant, O Arunachala ?

Page 32:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

32

« Le prostitué qu'est le mental cessera d'arpenter le trottoir si seulement il Te trouve, Dévoile Ta beauté alors et tiens-le à distance, O Arunachala !

« Après m'avoir enlevé si maintenant tu ne me prends pas dans tes bras où est Ta conduite chevaleresque, O Arunachala !

« Resplendis comme un Guru, me libérant de mes fautes en étant digne de Ta Grâce, O Arunachala !

« Je suis venu pour me nourrir de Toi, mais tu t'es nourri de moi, Maintenant, la Paix est en moi, O Arunachala !

« Comme la neige dans l'eau, laisse-moi fondre, comme l'Amour en Toi, qui es l'Amour lui-même, O Arunachala !

« A moins que tu ne m'embrasses, je vais me dissoudre en angoisses et en pleurs, O Arunachala !

« En silence tu as dit : « Reste silencieux » et toi-même tu te tenais dans le silence, O Arunachala !

« Dans la lumière du soleil les lotus s'épanouissent, alors comment pourrais-tu (soleil des soleils) te balancer devant moi comme une fleur à abeilles en disant « Tu n'es pas encore une fleur », O Arunachala !

« Ne te sens pas honteux de rester là comme un poteau (en me laissant) te trouver par moi-même, O Arunachala

« Est-ce un silence honnête de rester comme une pierre inerte et sans expression, O Arunachala !

« Je Te parlais ainsi parce que Tu es mon Seigneur, Ne sois pas offensé, mais viens et donne-moi la Joie, O Arunachala !

« Comment se fait-il que Tu sois devenu célèbre par Ton union constante avec les pauvres et les humbles, O Arunachala !

« La réalité n'est rien d'autre que le Soi. Est-ce que ce n'est pas tout Ton message, O Arunachala !

« Regarde à l'intérieur cherchant toujours le Soi avec l'œil du dedans, ainsi il sera trouvé. Ainsi m'as-tu enseigné, bien-aimé Arunachala !

« J'ai trahi ton œuvre (secrète), Ne sois pas offensé, montre-moi Ta Grâce, maintenant ouvertement et sauve-moi, O Arunachala ! »

Dans un autre de ses hymnes, il écrivait :

« Quand il n'y a pas la pensée JE, alors il n'y aura plus d'autre pensée, Jusqu'à ce moment, quand d'autres pensées s'élèvent (demandant) « A qui ? » (appelle la réponse) « A moi », Celui qui poursuit cela scrupuleusement questionnant « Quelle est l'origine du JE ? », et plongeant à l'intérieur atteint le siège du mental (sans) le Cœur, devient le Seigneur

Page 33:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

33

Souverain de l'univers, O Océan de Grâce sans limites et de splendeur appelé Arunachala, dansant sans mouvement dans le royaume du Cœur, Là il n'y a plus aucun rêve d'une dualité telle que dedans et dehors, bien et mal, naissance et mort, plaisir et douleur, lumière et ténèbres, Celui qui te consacre son mental en te voyant aperçoit l'univers comme ta silhouette, Celui qui en tous temps te glorifie et t'aime comme n'étant rien d'autre que le Soi, est le maître sans rival, et est un avec Toi, et est fondu dans Ta Bénédiction, O Arunachala ! »

LES DERNIERS JOURS ET LE MAHA NIRVANA.

À la fin de 1948, une petite grosseur de la taille d'une cacahuète apparut sur le coude gauche de BHAGAVAN. Elle se mit à grossir graduellement et devint douloureuse au toucher. En février 1949 c'était devenu une tumeur de la taille d'un citron. Le Docteur responsable de l'Asramam en fit l'ablation chirurgicale, et la blessure guérit en dix jours. À l'époque des cérémonies d'ouverture (Maha Kumbabhishekam) du temple érigé sur la tombe de sa mère en mars, BHAGAVAN paraissait très bien, à l'exception d'une petite trace sur la peau du coude. Peu de temps après cependant, la tumeur revint à l'endroit opéré. D'éminents chirurgiens de Madras vinrent pour l'examiner. Craignant que ce ne soit une tumeur maligne, ils opérèrent de nouveau le 27 mars. Peu de temps après, ils traitèrent l'endroit au radium. Les examens des tissus malades montrèrent que la grosseur était cancéreuse.

Le cancer est atrocement douloureux, spécialement dans les derniers stades, et fatal. On put déjà observer une nouvelle grosseur pendant que la blessure cicatrisait. Les docteurs suggérèrent l'amputation du bras au-dessus de l'endroit atteint dans l'espoir de sauver la précieuse vie de BHAGAVAN. BHAGAVAN sourit et septique : « Il n'y a pas de raison de s'alarmer. Le corps lui-même est une maladie. Laissons-le avoir une fin naturelle. Pourquoi le mutiler ? Un simple traitement de l'endroit atteint suffit. »

À ce moment-là un médecin de village de quelque réputation fut autorisé à essayer un traitement par les plantes, mais cela n'eut pas de succès. Il eut une aggravation et l'infection s'installa. Un comité médical discuta du problème et décida une troisième opération pour tenter de sauver la vie de BHAGAVAN. On réussit à le convaincre de cette nécessité. Cette troisième opération en août 1949, très soigneusement organisée, était une opération importante effectuée par une équipe de médecins et de chirurgiens, suivie une semaine après par un traitement au radium pour détruire les tissus atteints. La blessure cicatrisait petit à petit et l'état général de BHAGAVAN montra une légère amélioration pendant trois mois, et l'espoir revivait dans les cœurs. Et alors, de nouveau, au désespoir de tous, la tumeur réapparut plus haut sur le bras à la fin de novembre. Cela nécessita une quatrième opération le 19 décembre. Après cela, les médecins précisèrent que, si la tumeur réapparaissait, plus rien ne pourrait être tenté, si ce n'est d'administrer des calmants.

À ce stade l'homéopathie fut essayée pendant quelques semaines, mais cela n'arrêta pas la maladie. Une autre tumeur apparut tout près de l'aisselle et grossit rapidement. Deux spécialistes Ayurvedic réputés essayèrent alors leur traitement, mais sans succès. Toute la partie supérieure du bras gauche n'était plus qu'une terrible enflure.

Du fait du suintement permanent de sang de la blessure ouverte et de la tumeur, BHAGAVAN devint anémique. Le poison de la maladie s'étendait maintenant affectant tout le corps. C'était le dernier stade du cancer et la fin était proche.

Page 34:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

34

Pendant ce long temps de douleur et de maladie, BHAGAVAN ne semblait pas du tout concerné. Il n'avait d'attirance personnelle pour aucune sorte de traitement. Quand un traitement était décidé par l'Asramam, il s'y tenait plus pour satisfaire ses dévots que pour se soigner. Souvent il disait : « C'est à nous d'être le témoin de tout ce qui arrive », et son comportement était une illustration parfaite de cela. En décembre 1949, quand les dévots étaient perplexes au sujet de quel traitement essayer, l'un d'eux s'approcha de BHAGAVAN et le lui demanda. Bhagavan sourit et répliqua : « Ai-je jamais demandé un traitement ? C'est vous qui voulez ceci et cela pour moi, aussi c'est vous qui devez décider. Si on ne le demandait, je dirais toujours comme je l'ai fait depuis le début qu'aucun traitement n'est nécessaire. Laissez les choses suivre leur cours. »

Tous les médecins qui assistaient BHAGAVAN étaient frappés par cette indifférence à la douleur et ce détachement surhumain pendant et après les quatre opérations. Il prenait tout légèrement et garda son sens de l'humour à travers ces épreuves. Ses réflexions fortuites faisaient souvent rire les médecins et leurs assistants en dépit de leur anxiété.

Quelques heures après la sérieuse opération d'août, BHAGAVAN décida de faire un « darsan » pour tous les dévots qui attendaient anxieusement dehors devant le dispensaire de l'Asramam, bien qu'on lui ait recommandé de ne pas sortir pendant quelques jours. Il était aussi serein que d'habitude et souriait même de temps en temps. À midi le jour suivant dès que les médecins furent partis, il retourna dans le hall où il s'asseyait toujours, disant qu'il ne pouvait occuper le dispensaire aux dépens des malades qui devaient s'y rendre pour un traitement. Les médecins et autres qui virent BHAGAVAN même après la quatrième opération étaient émerveillés de son expression tranquille et de son gracieux sourire. Il n'y avait pas trace de souffrance sur son visage.

L'anniversaire des 70 ans de BHAGAVAN SRI RAMANA fut célébré en sa présence le 5 janvier 1950. BHAGAVAN resta debout pendant des heures, matin et soir parmi ses dévots en ce jour de fête. Il lut complètement plusieurs hymnes nouvellement composés par ses dévots, et les écouta chanter. L'éléphant du temple d'Arunachala vint et se tint là un moment après s'être prosterné devant BHAGAVAN et prit congé de lui en lui touchant les pieds avec sa trompe. Un Rani qui venait du Nord de l'Inde pour présenter ses respects tourna un film de la scène. L'atmosphère était pleine de joie, et les cérémonies se terminèrent par la prosternation des dévots devant leur maître après les chants Védiques.

Des prières et des hymnes chantés pour la guérison de BHAGAVAN continuèrent pendant des mois dans l'Asramam et au dehors. Une fois, quand on parla à BHAGAVAN de leur efficacité, il répliqua avec un sourire : « C'est certainement souhaitable d'être engagé dans de bonnes activités ; laissez-les continuer. »

Quand les dévots prièrent BHAGAVAN lui-même d'user de son propre pouvoir pour restaurer sa santé, il dit : « Tout s'arrangera en son temps. » Et il demanda : « Qui est là pour décider ceci ? » Il ne pouvait vouloir ou désirer quoi que ce soit ayant perdu le sens d'une individualité séparée dans la conscience universelle.

BHAGAVAN continua sa routine quotidienne normale jusqu'au moment où, physiquement, cela lui devint impossible. Il prenait son bain du matin une heure avant le lever du soleil, s'asseyait pour le darsan à heures fixes matin et soir, parcourait la correspondance de l'Asramam et surveillait l'impression des publications de l'Asramam, faisant souvent des suggestions. Il faisait attention à tout malgré sa maladie.

Plus d'un an avant son Naha-Nirvana, BHAGAVAN annota et traduit en Tamil une sloka

Page 35:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

35

de SRIMAD BHAGAVATAM (Skandha XI, ch.13, s1.35) :

« Laissez le corps résultat du karma produire des fruits, se reposer ou se promener, vivre ou mourir. Le Sage qui a réalisé le Soi n'en a pas conscience, de même que quelqu'un pris de boisson n'a pas conscience de son habillement. »

Plus tard, en 1949, BHAGAVAN choisit et expliqua un verset de Yoga-Vasishtan : « Le Jnani qui sait qu'il est sans forme et pure conscience n'est pas affecté si son corps est transpercé par une épée. Les bonbons ne perdent pas leur douceur s'ils sont cassés ou écrasés. »

En une certaine occasion durant les derniers mois, BHAGAVAN dit à un assistant anxieux : « Quand nous avons fini un repas, gardons-nous la feuille-assiette sur laquelle nous avons mangé ? » Une autre fois, il lui dit que le Jnani se réjouissait d'être délivré de son corps par la mort, comme un serviteur se réjouit de déposer son fardeau au lieu de destination.

Avec un regard de compassion il consola un dévot en disant : « Ils prennent ce corps pour BHAGAVAN et lui attribuent ces souffrances. Quel dommage ! Ils sont découragés parce que BHAGAVAN va les quitter et partir au loin, où peut-il aller et comment y aller ? »

Quand l'un de ses assistants entra dans sa chambre, BHAGAVAN le salua d'un sourire et demanda : « Savez-vous ce qu'est Moksha (la libération) ? » L'assistant regarda le maître dans un silence réceptif et BHAGAVAN continua : « Se débarrasser de la misère non existante et atteindre la Béatitude qui est la seule existence, c'est cela la définition de moksha ! »

Même pendant les derniers jours, quand BHAGAVAN fut incapable de quitter sa chambre, il continua à offrir le darsan aux centaines de dévots matin et soir, se reposant sur sa couche, majestueux comme BHISHMA sur son lit de flèches. BHAGAVAN ne voulait pas accepter que le darsan fût annulé, même les jours où son état était critique, et cela continua ainsi jusqu'au dernier soir.

La nouvelle du déclin rapide de la condition physique de BHAGAVAN se répandit et des centaines de dévots vinrent à Tiruvannamalaï pour avoir un dernier darsan. Dans la queue qui s'allongeait bien après sa chambre, il y avait des hommes et des femmes, riches ou pauvres, lettrés ou primaires, de tous les coins de l'Inde et de l'étranger, tous unis dans la dévotion à cette Personnification Divine.

Le mercredi soir, deux jours avant Naha-Nirvana, BHAGAVAN offrait aux regards des dévots qui défilaient devant lui une Grâce très particulière. Cela frappa certains d'entre eux que ce pouvait être son regard d'adieu et c'était bien cela, car les deux jours suivants Bhagavan n'avait plus la force physique de se retourner pour regarder les dévots. Mais que ses yeux soient ouverts ou fermés, son esprit était toujours clair et il parlait à ses assistants quand c'était nécessaire.

Le jeudi matin, quand un médecin apporta un médicament pour soulager la congestion des poumons, BHAGAVAN lui dit que ce n'était pas nécessaire et que tout rentrerait dans l'ordre dans deux jours. Cette nuit-là, BHAGAVAN demanda à ses assistants de se retirer pour dormir et méditer et de le laisser seul.

Le 14 avril 1950, le vendredi matin, BHAGAVAN dit « thanks » à un assistant qui venait

Page 36:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

36

de finir de lui masser le corps. L'assistant qui ne parlait pas anglais battit les yeux de surprise et BHAGAVAN souriant lui expliqua le sens de l'expression anglaise. Il est probable que, étant prêt à quitter le plan physique, BHAGAVAN avait ainsi l'intention de remercier tous ceux qui l'avaient servi.

Ce soir-là il y eut un vaste rassemblement de dévots et tous eurent un darsan de BHAGAVAN. Beaucoup restèrent à l'Asramom après le darsan, étant donné l'état critique de BHAGAVAN. Au lever du soleil, BHAGAVAN demanda à ses assistants de le soulever et de le mettre en position assise. Ils l'installèrent aussi confortablement qu'ils le purent, l'un d'entre eux soutenant affectueusement sa tête. Un des médecins commença à lui donner de l'oxygène, mais BHAGAVAN lui fit signe de s'arrêter avec un mouvement de sa main droite.

Il y avait dix ou douze personnes, médecins et assistants, dans la petite pièce. Deux d'entre eux éventaient BHAGAVAN. Des centaines de dévots attendaient tout près au-dehors. Un groupe de dévots assis sur la rampe du temple en face de sa petite chambre commencèrent à chanter avec une ferveur pleine de dévotion l'hymne à Arunachala composé longtemps auparavant par BHAGAVAN, avec le chœur « Arunachala Siva ». Les yeux de BHAGAVAN s'ouvrirent un peu et eurent un moment de lueur. Des larmes d'extase coulèrent des bords externes.

Les dernières respirations se suivirent doucement et alors, sans signe prémonitoire, sans heurt, la respiration s'arrêta.

BHAGAVAN s'était retiré dans sa RÉALITÉ, le Cœur de l'Univers. L'extraordinaire Paix de ce moment submergea chacun en sa présence, ressentie plus fort que jamais auparavant. C'était la Gloire Transcendante de BHAGAVAN, le Soi lumineux qui prévalait.

BHAGAVAN RAMANA proclamait en silence :

« Je suis ici dévoilé, resplendissant dans mon Éternelle Réalité. »

Page 37:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

37

TEMOIGNAGE DE SRI V. GANESAN

EXTRAIT DE LA BROCHURE :

" PURUSHOTTAMA RAMANA "

EDITIONS : RAMANA MAHARSHI

CENTRE FOR LEARNING

BANGALORE INDIA

TRADUCTION : GIN SAMUEL

Page 38:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

38

Bhagavan se servait d'un bâton, non en raison de son âge avancé, mais depuis sa prime jeunesse, après sa venue à Arunachala même.

Son expérience spirituelle de la Mort, totale, accomplie, à Madurai, avait provoqué ce besoin de canne, ainsi que le fait de remuer la tête. Bhagavan expliquait cela, en faisant remarquer l'analogie avec un gros éléphant, entrant dans une petite tente.

Dans quelles conditions serait la tente après cela !

Le corps de Bhagavan avait été bouleversé, détraqué par cette expérience.

Même dans les années qui suivirent, il pouvait marcher à vive allure, mais il ne pouvait rester debout, même pour quelques minutes. Il pouvait se tenir debout, avec l'aide du bâton, fermement planté en face de lui comme un tripode.

Bhagavan était un « ati-asrami » transcendant les quatre « ashramas : brahmacharya, gristhastha, vanapastha et sanyasa »

Ainsi la nécessité d'un DANDA rituel, exigé d'un SANYASI, n'avait pas de sens pour lui, cependant il était toujours un « DANDAPANI » avec un bâton à la main.

Dans les premiers temps, il avait l'habitude de faire un certain nombre de bâtons pour la marche, et de les donner aux dévots, mais il en faisait tant, que dès que le stock de bois pour le feu arrivait à l'Asram, les dévôts se précipitaient pour sélectionner les meilleurs, et les donner à Bhagavan. Celui-ci pendant qu'il enseignait comment les dégrossir, commençait lui-même à le faire.

Il avait l'habitude de garder pour lui le plus tordu, alors qu'il donnait généreusement aux dévots, ceux qui étaient les meilleurs et les plus beaux, en disant : « Les gens sont seulement attirés par les bons. Qui aimerait en avoir un vilain tordu, comme celui-ci, alors je le garde » !

Les dévôts venant à l'Asram à cette époque faisaient à qui mieux mieux pour obtenir un bâton de Bhagavan, comme une « PRASAD » de sa part.

Un jour, un questionneur voulait une explication claire de « NISHKAMYAKARMA ». Bhagavan ne répondit pas, mais commença à tailler le bâton, prit beaucoup de soin à le polir et l'embellir. Cela demanda plusieurs heures d'effort concentré. Quand ce fut fini, et que le bâton était devenu attirant et reluisant, il le donna en cadeau à un coupeur de bois qui était venu là par hasard.

Quelle belle démonstration pratique, en réponse à la question sérieuse d'un dévot !

Page 39:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

39

TÉMOIGNAGE DE SRI ANANDA

EXTRAIT DU LIVRE :

"YOGA COMMENT EVEILLER ET DEVELOPPER NOS FORCES LATENTES"

EDITIONS : SEGHERS 1975

Page 40:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

40

Depuis la plus haute antiquité, il existe en Inde des hommes qui ont consacré leur vie à la quête du plein épanouissement physique, mental et spirituel de l'être humain. L'expérience accumulée par des générations de ces chercheurs convaincus a été, de siècle en siècle, transmise de Guru (maître) à Chela (disciple), conférant ainsi en permanence au yoga, tel qu'il est vécu en Inde, sa spécificité de science vivante. Il a inspiré une lignée ininterrompue de Yogis authentiques qui ont vérifié, sans relâche, au travers de leurs recherches et de leurs expériences personnelles, les vérités fondamentales de cette science. Pareille continuité dans le temps a permis non seulement de conserver intactes et vivantes les traditions de la culture yoguique, mais, plus encore, de donner à cette science une forme exacte et parfaitement définie.

La vraie nature du yoga est positive et universelle ; bien loin de constituer une échappatoire à la vie, elle vise au contraire à lui donner sa plénitude en l'homme et à travers l'homme. Plus qu'à l'initier à la manière de jouir d'une santé, d'une verdeur et d'une longévité rayonnantes, le yoga vise essentiellement à éveiller et à mettre en valeur toutes les possibilités latentes de l'être humain, sans lesquelles il ne peut exister de progrès et d'évolution. En effet, livré à lui-même, l'homme demeure pris au piège des dilemmes que lui pose la vie qui l'assiège. Il peut recourir à des palliatifs, échafauder d'éphémères compromis, mais il ne peut réaliser aucun progrès décisif, tant qu'il n'a pas découvert, au tréfonds de lui-même, les principes de l'unité, de l'harmonie, et de la vérité.

Lorsqu'on parvient à pénétrer au-delà du niveau superficiel de l'esprit humain, on découvre un potentiel d'énergies et de capacités cachées sous les zones conscientes de la matière mentale, dont l'ampleur est telle que les mots sont totalement impuissants à décrire ne serait-ce qu'une fraction de cet univers d'une étendue et d'une richesse insoupçonnées.

L'homme n'utilise qu'une infime partie de son intelligence, pas même le quart, de l'avis des Yogis, qui affirment, en revanche, que la pratique régulière du yoga permet d'éveiller et de développer au plus haut degré tout le domaine resté en friche chez l'homme du commun.

Dans le processus ordinaire de la vie, l'homme n'évolue qu'en fonction d'une lente mutation de la loi de la nature qui, au terme de temps infinis, amènera l'esprit humain à prendre conscience de l'univers et à atteindre le plein accomplissement de son être.

La science du yoga est un circuit abrégé permettant d'accélérer l'évolution de l'homme. Sa pratique constante et régulière, guidée par un maître expérimenté et compétent, mène à un calme intérieur et à une sagesse autorisant l'accession à une conscience de soi dépouillée de toutes pensées et sensations extérieures. D'une manière parallèle, le corps de l'homme se transforme, jour après jour, physiquement et astralement, et parvient enfin à refléter les possibilités infinies de l'énergie cosmique qui constitue la première expression matérielle de l'activité de l'esprit.

Enfin, le yoga anéantit toute illusion concernant la nature propre de l'être humain et libère ainsi les hommes des frontières de l'ignorance. En tant que forme la plus parfaite de l'expression de soi, il est un art de vivre dans l'harmonie, reposant tant sur les perceptions subtiles des sens que sur l'aspiration spirituelle vers la vérité. Il permet d'acquérir une vision intérieure et conduit l'homme vers son plein épanouissement.

Page 41:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

41

Dès ma plus tendre enfance, j'ai eu l'occasion de visiter la plupart des sanctuaires de l'Inde. Comme ma mère était très pieuse, nous avions coutume d'effectuer au moins un pèlerinage par an. Un jour que nous allions à Mathura-Vrindraban, non loin de Delhi, autrefois appelé Vrij-Bhoomi (Le Pays du Dieu Krishna), je demandai à ma mère : « Pourquoi allons-nous en pèlerinage ? » — Elle me répondit en ces termes : « Un pèlerinage est l'expression extérieure du cheminement intérieur de l'âme vers la Réalité ultime : « Dieu ». Chaque sanctuaire possède ses caractéristiques culturelles, morales et spirituelles propres. Dans la vie de chacun de nous, il vient toujours un temps où l'on est las des problèmes quotidiens de la vie et où l'on souhaite partir à la recherche de quelque chose qui soit capable de nous apporter le calme et la paix intérieure. C'est ainsi que l'on accroît sa force morale et sa confiance en soi. Voilà pourquoi les gens vont vers les autels, les temples, les églises, les mosquées pour y faire des pèlerinages. » Depuis lors, chaque fois que je me suis rendu dans un sanctuaire, les paroles de ma mère me sont revenues à l'esprit et ont toujours été comme une vérité en marche devant moi.

En toute justice, je dois reconnaître qu'il n'est pas aussi facile que certains le croient de rencontrer un véritable et authentique Yogi. Avant d'en trouver quelques-uns, j'ai vu de nombreux êtres qui ne pratiquaient que le petit yoga et qui n'avaient pas la plus infime notion des principes réels de cette discipline. Il m'a été donné d'assister à des performances spectaculaires, consistant notamment à arrêter les battements du pouls et du cœur, à demeurer enterré plusieurs semaines, à parler dans un état de transe hypnotique, à entrer en communication par télépathie ou à prévoir l'avenir par clairvoyance. J'ai rencontré quelqu'un (bien connu sous le nom de « Yogi des parfums ») qui pouvait créer des parfums et des fruits selon mes vœux. J'en ai connu un autre qui faisait de la lévitation et je pourrais encore citer plusieurs exemples.

Les étrangers visitant l'Inde peuvent être quelquefois troublés, dans- l'opinion qu'ils se font des « Yogis », lorsqu'ils voient, par exemple, dans la rue des gens dont le talent consiste à contrôler leurs muscles ou à accomplir des tours étonnants seulement dans un but lucratif. Ces gens-là sont en réalité des fakirs. Dans les endroits solitaires, les visiteurs peuvent aussi rencontrer une autre catégorie de soi-disant Yogis. Ces derniers se soumettent à de véritables tortures en espérant obtenir par leurs mortifications — à tort du reste — quelque pouvoir surnaturel. Certains, par exemple, restent immobiles jusqu'à ce que leur corps devienne entièrement squelettique. D'autres maintiennent un bras levé en l'air jusqu'à ce que ce membre atteigne une rigidité cadavérique — ou bien ils serrent leurs poings de manière à ce que les ongles leur traversent la paume de la main. Certains fixent le soleil, sans bouger, jusqu'à perdre totalement la vue. Il s'agit là non de vrais initiés, mais de fanatiques.

Il m'est impossible, ici, de relater et de décrire en détail tout ce que j'ai pu observer. Mais je voudrais rendre mes lecteurs conscients du fait que tous ces soi-disant miracles ne servent en rien à l'évolution de l'homme et n'ont pas de rapport avec la recherche sérieuse de la Vérité. Un Yogi ne parle pas seulement de la philosophie yoguique, il la met en pratique dans sa vie. Il ne se borne pas à avoir la foi, il en fait l'expérience. Il s'agit pour lui d'une question de réalisation personnelle, c'est-à-dire d'intégration à la Réalité ultime. Depuis des siècles, ces Yogis et Rishisi (1) ont consacré leur vie à la recherche de la Vérité spirituelle, c'est-à-dire à trouver la façon de vivre en harmonie avec ce que l'on a de plus profond en soi. Ils déclarent que les conclusions de ces expériences sont incorporées dans divers systèmes yoguiques traditionnels adaptés aux besoins d'individus appartenant à des familles psychologiques différentes. Mais ils affirment également qu'ils tendent tous

Page 42:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

42

vers le même but.

C'est ainsi qu'en rencontrant de nombreux Sannyasis (ceux qui ont renoncé au monde) et des adeptes de certaines sectes religieuses, j'ai été amené à découvrir la différence qui existe entre ces religions et la vraie vie spirituelle. La vie dite religieuse est un mouvement de la conscience de l'homme qui se détourne ou s'efforce de se détourner de la terre pour aller vers Dieu. La religion doit mener vers la vie spirituelle, mais, pour quelques-uns, elle se limite souvent à des rites, des cérémonies ou des pratiques d'idées reçues.

En revanche, j'ai constaté que dans la vie spirituelle il se passe en l'être un changement radical de conscience, un passage de l'état de conscience ordinaire, ignorant sa propre identité et séparé d'elle, à une conscience plus vaste qui donne à l'homme une pleine connaissance de son être véritable, l'amène, dans un premier temps, en contact direct et vivant, puis, ultérieurement, en union avec la Conscience cosmique. Pour le chercheur spirituel, ce changement de conscience est le seul but désiré et rien d'autre n'importe.

Le nom d'Arunachala — la montagne du rayonnement sacré ou la sainte montagne rouge comme on l'appelle communément — m'avait toujours attiré. (En sanskrit, aruna signifie : lumière, et achala : montagne, ce qui revient à dire « symbole de lumière ».) Chaque fois que j'entendais prononcer ce nom, il suscitait en moi un sentiment d'euphorie. Poussé par une impulsion irrésistible, j'entrepris un long voyage pour y rencontrer le grand Sage Sri. Ramana Maharishi. Je savais qu'il vivait au sommet de cette montagne depuis environ quarante ans et qu'il avait toujours refusé de la quitter. Il restait là, coupé du monde, bien qu'entouré de ses fidèles.

Dès mon entrée dans la cour de l'ermitage du Maharishi, je vis quelques-uns de ses disciples et m'avançai vers eux. Lorsqu'ils surent que je venais de si loin pour voir le Maître, ils m'accueillirent tous avec une extrême amabilité. Puis, l'un d'entre eux m'invita à le suivre. Avant d'entrer dans le hall je m'arrêtai sur la terrasse et retirai mes sandales.

Aussitôt que j'eus franchi le seuil de la grande pièce, je vis plusieurs hommes qui étaient assis là, les jambes croisées. Après avoir parcouru la salle des yeux, mon attention fut soudain captée par celui qui était assis sur un grand divan blanc. C'était le Maharishi. Le disciple qui m'accompagnait s'approcha de lui, se prosterna, tandis que je m'inclinai jusqu'à terre pour saluer le Sage. Puis, je m'assis en le regardant avec le plus grand respect. Le divan, jonché de coussins blancs, servait d'appui à l'imposante stature du Maharishi.

La longue pièce était plongée dans un profond silence. L'immobilité du Maharishi était absolue. Je me concentrai avec intensité et ne cessai de le fixer dans l'espoir d'attirer son attention. Comme aucun signe, pouvant me laisser croire qu'il m'avait vu n'apparaissait, j'en vins à me demander s'il était conscient de ma présence. Aussi impassibles qu'une statue, il ne croisa pas une seule fois son regard avec le mien. Ses yeux me semblèrent constamment fixés dans l'infini, et dans quel infini...

Une heure entière s'écoula de la sorte et, pourtant, nul dans la salle ne semblait vouloir bouger. On eût cru que personne n'osait lui parler ou lui demander quoique ce fût. Je comprenais qu'il était dans un état de transe. Comme hypnotisé par sa rayonnante présence, je ne pouvais détacher mon regard de lui. L'étonnement et la perplexité que m'avait inspirés le fait d'être totalement ignoré s'évanouirent peu à peu tandis que grandissait en moi la fascination de cet étrange silence. J'avais même oublié les questions que j'avais voulu poser ; elles n'avaient plus d'importance. Par une sorte d'osmose et sans

Page 43:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

43

qu'il fût besoin de paroles, je fus comme emporté par un courant de calme. Une immense paix m'envahit tout entier, comme un océan dans lequel je me serais noyé et je sus qu'elle émanait du Maharishi.

Je compris clairement alors, avec une grande acuité, que les questions engendrent leurs propres problèmes et que souvent elles ne créent que tourments. Soudain, le charme fut rompu. Les visiteurs et les disciples peu à peu se relevèrent et se mirent à circuler dans la pièce. Et seulement alors les yeux sombres du Maharishi se mirent à ciller une ou deux fois.

Tout le monde sortit de la pièce, et je demeurai seul avec lui. Son regard se posa sur moi. Une lueur extraordinaire émanait de ses yeux. Une étrange sensation s'empara de moi. Il semblait pénétrer mes pensées, mes émotions et mes désirs. J'étais convaincu que mon passé, mon présent et mon avenir ne recélaient aucun secret pour lui.

Il demeura ainsi parfaitement immobile encore pendant un long moment. Je ressentis alors qu'un courant télépathique s'établissait entre nous. Je pris conscience du fait qu'il avait branché son esprit sur le mien. Pendant cet extraordinaire instant, une paix, une exaltation, une légèreté infinies m'inondèrent. Le temps s'était arrêté. Mon coeur s'était libéré du fardeau des désirs qui l'encombrait. Ce silence si beau et si intense avait complètement envahi mon esprit. Pas un seul mot ne fut échangé entre nous. Soudain, je sus qu'il était temps de me retirer. Je m'inclinai avec respect et il me répondit par un signe de tête.

Ayant quitté ces lieux, je partis à l'aventure chercher un endroit tranquille dans la jungle qui entourait l'ermitage. D'un côté, il y avait un jardin touffu, de l'autre des allées bordées de buissons et de cactus.

Perdu, loin des bruits de la ville, cet endroit me parut propice à la méditation la plus profonde.

Je me mis à repenser à l'éclat brillant des yeux du Maharishi, et le calme m'envahit à nouveau. Je n'ai jamais plus rencontré de Sage capable d'émettre une force d'une telle essence divine par son seul regard.

Après le déjeuner, je revins au monastère et m'assis près des disciples. L'un d'eux alluma un bâtonnet d'encens. Le Maharishi était assis en posture de lotus, ses mains reposant sur ses genoux. Il me regarda avec attention, mais ne m'adressa pas la parole. J'aurais voulu lui demander, alors, s'il était possible de découvrir sa véritable nature tout en continuant à vivre dans le monde. Mais j'étais dans l'impossibilité de proférer un seul mot, une force étrange m'en empêchait. Soudain, les yeux du Maharishi devinrent fixes et son corps cessa tout mouvement. Il venait manifestement d'entrer à nouveau en transe.

Je fermai les yeux et fixai mon esprit sur le sien. La réponse à ma question me fut soudain donnée intérieurement : « Celui qui s'entraîne à méditer correctement chaque jour acquiert de la sorte un contrôle de sa pensée qu'il peut conserver jusque dans l'exercice de ses activités. Son attitude envers autrui, envers les événements et les choses de ce monde en sera progressivement transformée. Il faut parvenir à renoncer à l'égoïsme qui enchaîne les hommes de ce monde et à se détacher du soi artificiel. Car le principe directeur de toute vraie vie doit être le renoncement sincère aux désirs, aux passions et aux attachements. Quand quelqu'un adopte une telle attitude il peut, même s'il demeure dans le monde, ne plus en subir les influences. »

Page 44:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

44

Je pris alors conscience qu'il se produisait en moi un changement extraordinaire et fulgurant. Toute agitation intellectuelle semblait disparaître. Un des assistants s'approcha et alluma un autre bâtonnet d'encens. Je m'inclinai très humblement, me relevai et quittai la pièce.

Le lendemain, lorsque je revins m'asseoir aux pieds du Maharishi, il me regarda intensément, dès que j'eus centré mon attention sur lui. Je sentis à cet instant mon égoïsme et ma vanité disparaître. J'en étais, en effet, venu à me surestimer quelque peu. Je croyais tout savoir du yoga, car j'avais lu beaucoup d'ouvrages à ce sujet ; je m'étais rendu en pèlerinage dans presque tous les lieux saints de l'Inde et j'avais rencontré et interrogé beaucoup de Sages. Il me semblait que je n'avais plus rien à apprendre.

Après un court silence, j'en vins à me demander pourquoi je parlai toujours à la première personne disant : « J'ai fait ceci, j'ai fait cela », alors, qu'à aucun moment, je n'avais approfondi la question de savoir qui était ce « je » omniprésent. Je compris alors que le moi, si souvent sur mes lèvres, ne correspondait qu'à mon corps et non à mon être véritable. J'entendis une voix en moi qui m'exhortait : « Connais d'abord ce « moi », et la vérité tout entière te sera donnée. »

Mais la question « Comment ? » s'imposa alors à mon esprit. « Seules l'introspection, la réflexion intense, la méditation constante sur la nature du soi véritable permettent de parvenir à la connaissance de son être profond. » Il me vint la certitude que le Maharishi me guidait en pensée.

Chacun de nous était plongé dans un profond silence. Une demi-heure environ s'écoula ainsi. Puis, quelqu'un se leva sans bruit et quitta la pièce bientôt, suivi par tous les autres, si bien que je me retrouvai seul avec le Maharishi.

En le regardant, je remarquai qu'une intensité nouvelle étincelait dans le regard perçant qui filtrait à travers ses paupières mi-closes. Je fermai les yeux et presque aussitôt mon corps perdit toute pesanteur et ma conscience se fondit dans l'espace infini.

À ce moment-là, je compris clairement comment il est possible de perdre la notion de sa propre personnalité, de son propre ego. Le sentiment du moi relève du corps et de l'esprit.

Lorsqu'on arrive à se fondre dans la conscience universelle qui est infinie, divine et éternelle, toutes les illusions s'estompent et rien ne compte plus.

Chaque fois que je m'approchais du Maharishi, j'étais plein de joie. J'ai vécu près de lui des expériences spirituelles d'une richesse et d'une perfection insoupçonnées. Je fus si profondément impressionné par sa personnalité que, chaque fois que je pense à lui, une sensation étrange m'envahit et mon cœur s'inonde de paix intérieure. Il me semble toujours voir son regard inspiré me pénétrer et me guider.

Page 45:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

45

Page 46:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

46

TÉMOIGNAGE DE PAUL BRUTON

EXTRAIT DU LIVRE :

« L'INDE SÉCRÈTE »

EDITIONS PAYOT 1983

Page 47:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

47

Tous mes plans sont bouleversés, un enchainement inattendu de circonstances me pousse vers le sud alors que j'étais appelé dans l'est.

Je ne puis douter qu'un étrange concours de circonstances n'ait guidé mes pas vers cet ermitage de la montagne. Ces deux hommes en robe de bure ont-ils été l'instrument du destin qui me conduit vers la demeure de cet autre inconnu qu'on nomme le Maharshi ?

Nous n'allons pas vite malgré les consciencieux efforts d'une belle paire de taureaux blancs. Ces charmants animaux sont beaucoup plus utiles là-bas que les chevaux, au moins comme bêtes de trait, parce qu'ils résistent mieux à la chaleur et coûtent moins cher à nourrir. La vie des petites villes et des villages de l'intérieur n'a guère évolué depuis des siècles. Ce char à beaufs qui nous porte aujourd'hui est du même type que celui qui transportait les voyageurs cent ans et plus avant Jésus-Christ. Notre conducteur à face bronzée est très fier de ses bêtes. Leurs longues cornes en lyre sont garnies d'ornements dorés ; des clochettes de cuivre attachées à leurs jambes tintinnabulent joyeusement. Elles sont, conduites au moyen d'une corde passée dans les narines. Leurs sabots s'enfoncent dans la poussière de la route tandis que le soleil tropical, après une brève aurore, monte droit à l'horizon.

Un agréable paysage se déroule à nos yeux. La plaine n'est pas monotone ; le pays est plutôt une succession de collines s'étendant à perte de vue jusqu'à l'horizon. La terre est rouge, parsemée de buissons rabougris et de rizières dont le vif émeraude repose

C'est dans cet équipage que nous arrivons à la ville. Celle-ci frappe par une apparence de prospérité, que j'attribue à un temple immense dont les façades courent le long de plusieurs rues. Il a bien un quart de lieue. Nous passons devant un des portails qui donne une idée de son énorme masse architecturale. Je fais arrêter un moment la voiture pour jeter un premier coup d'oeil à l'intérieur. L'ensemble est aussi imposant que grandiose. Je n'ai encore jamais vu un édifice de ce genre. L'intérieur forme un vaste quadrilatère où la vue est constamment arrêtée, de sorte qu'il fait l'effet d'un véritable labyrinthe. Les quatre façades extérieures patinées par les siècles, dorées par le soleil tropical, sont percées d'un unique portail surmonté d'une pagode pyramidale couverte d'ornements et de sculptures. Le soubassement est de pierre, mais la partie supérieure parait être de brique recouverte d'un enduit de plâtre. Ces pagodes sont elles-mêmes à étages, ornés eux aussi d'une infinie variété de bas-reliefs et de figures. En outre de ces quatre tours d'entrée, je n'en compte pas moins de cinq autres à l'intérieur de l'édifice. Toutes ont le même profil, qui rappelle celui des pyramides d'Égypte. Un dernier coup d'œil me révèle des cloitres, des rangées de piliers, un vaste chœur central et tout autour des sanctuaires sombres, des corridors obscurs et quantités, de petits bâtiments formant autant de chapelles. Je me promets d'explorer ces merveilles dès que j'aurai un moment de liberté.

Les bœufs reprennent leur marche placide et nous revoici en pleine campagne. Le paysage est charmant ; la route est, il est vrai, couverte d'une épaisse couche de poussière rouge, mais il y a de chaque côté des buissons bas et des bouquets d'arbres dont les branches abritent des myriades d'oiseaux, à en juger par les bruits d'ailes et leur chœur matinal. La route est jalonnée de chapelles construites à des époques très diverses, à en juger par la variété des styles. Certaines présentent presque un excès d'ornements et de sculptures qui est bien dans la manière hindoue, mais les plus grandes sont supportées par des piliers de pierre polie comme on n'en voit que dans le Sud. Deux

Page 48:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

48

ou trois ont une sobriété de profil tout à fait classique, dans le goût des temples grecs.

Après avoir parcouru cinq à six milles, nous arrivons devant les premiers contreforts de la colline que j'avais vaguement aperçue de la gare. Elle dresse maintenant devant mes yeux, dans la pure lumière matinale, sa gigantesque forme brune. Le brouillard s'est dissipé, la ligne de faite est visible dans toute sa longueur. L'ensemble forme une montagne isolée faite de terre rouge et de roc brun souvent nu, avec de grands espaces sans arbres et des masses énormes de roches éboulées dans un désordre chaotique.

« Arunachala ! La Sainte Montagne Rouge ! », s'écrie mon compagnon avec une expression indicible de ferveur et d'extase. Il ressemble maintenant à quelque saint médiéval !

« Est-ce que ce nom a un sens précis ?

— Je viens de vous le dire. Il se compose de deux mots : « Aruna » et « Achala », ce qui veut dire montagne rouge, mais, comme c'est aussi le nom de la divinité protectrice du temple, il faut traduire la « Sainte Montagne Rouge ».

— Et le Saint Signal, que vient-il faire là-dedans ?

— Voilà : une fois par an, à l'époque de la fête votive dont la célébration se fait dans le temple, une grande flamme s'élève au sommet de la montagne. Entretenue par de grandes quantités de beurre et de camphre, elle brûle pendant plusieurs jours, visible à plusieurs lieues à la ronde. À sa vue tout le monde se prosterne, car ce feu signifie que la montagne est une terre consacrée et qu'une grande et puissante divinité la protège.

La colline surplombe maintenait de toute son énorme masse. Il n'est certes pas sans grandeur, ce pic isolé patiné de rouge, de brun et de gris, élevant, sa tète à des milliers de pieds au-dessus de la plaine dans le riel couleur de perle. Est-ce à cause des paroles du Yogi ou pour une raison dont je ne me rends pas compte encore, mais c'est avec un sentiment de respect sacré que mes yeux parcourent ses pentes escarpées. Mais j'entends de nouveau la voix de mon compagnon.

« Remarquez que cette montagne n'est pas seulement un de ces hauts lieux consacrés à une seule divinité. Si l'on en croit les traditions locales, les dieux ont, voulu qu'elle soit, là pour marquer le centre spirituel du monde ! »

Nous quittons la route et descendons un chemin en pente raide qui nous conduit, à un épais fourré de cocotiers et de manguiers. Nous traversons ce bois et arrivons un endroit où le sentier cesse brusquement devant une porte simplement poussée. Le cocher descend, l'ouvre et, nous arrête au milieu d'une cour. Je détends un peu mes membres ankylosés et essaie de m'orienter.

Le domaine du Maharshi est protégé sur le devant par des arbres plantés très rapprochés et par un jardin où la végétation est très drue, sur le derrière et sur les côtés par des haies d'arbustes et de cactus ; tout, de suite après, la jungle broussailleuse reprend ses droits et se perd, autant que je puisse voir, dans d'épaisses forêts. Le domaine occupe un des éperons les plus accessibles, mais tout à fait solitaire. Nul endroit ne peut être plus propre à la méditation.

Page 49:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

49

Deux pavillons à toit de chaume occupent le côté gauche de la cour et se prolongent on façade par une longue construction moderne couverte en tuiles. Une véranda court sur une partie de la façade. Au contre de la cour, un puits à margelle. Un garçon nu jusqu'à la ceinture et presque noir de peau tire un seau d'eau au moyen d'une poulie grinçante.

Le bruit de notre arrivée a attiré dans la cour quelques habitants de la maison. Je suis frappé dès l'abord par la variété des costumes. L'un n'a pour tout vêtement qu'un mouchoir autour des reins, alors qu'un autre se drape dans une magnifique robe de soie blanche. Comme tous ces gens nous regardent d'un œil étonné, mon compagnon s'avance et leur dit quelques mots en tamil.

Aussitôt les visages s'éclairent, et je les aime déjà ces visages d'hommes et leur franchise souriante.

« Allons tout de suite nous présenter, me dit mon Yogi en me faisant signe de le suivre. Je m'arrête toutefois sous la véranda pour retirer mes souliers et remettre un peu d'ordre dans le panier de fruits que j'ai apporté en offrande.

Vingt paires d'yeux se lèvent sur nous à notre entrée. Leurs propriétaires sont accroupis en demi-cercle sur un parquet de carreaux rouges, à distance respectable de l'angle le plus éloigné de la porte auquel ils faisaient face. Ce coin attire naturellement mon regard : j'y aperçois une figure assise sur un long divan blanc ; je n'en demande pas plus, c'est certainement le Maharshi.

Mon guide s'approche du divan et se prosterne, les yeux cachés dans les mains. Le divan n'est qu'à quelques pas d'une haute et large fenêtre. La lumière tombe crue sur l'ascète et je distingue les moindres détails de ses traits. Le regard est fixe, la tête parfaitement immobile. Jugeant le moment propice, je m'avance à mon tour vers la fenêtre, dépose mon offrande et recule d'un pas.

Un petit brasero de bronze est placé auprès de la couche. Il est plein de braises allumées et l'agréable odeur balsamique qui emplit la pièce indique assez sa destination. Tout à côté un brûle-parfums est rempli de baguettes d'encens. Des filets de fumée bleue s'en élèvent, répandant un parfum pénétrant très différent de l'autre.

J'étends sur le sol une couverture de coton et m'assieds, contemplant la figure silencieuse et rigide accroupie sur le divan. Le corps est nu à l'exception du pagne : c'est un costume assez courant dans ces régions torrides. La peau est légèrement cuivrée, très claire en comparaison de celle des habitants du Sud. Il doit être grand de taille ; je lui donne dans les cinquante ans. La tête est bien faite, les cheveux gris sont coupés très court. Le front large et haut est signe de grande intelligence. Les traits sont plutôt d'un Européen que d'un Indien. Telle est du moins ma première impression. Le divan est recouvert de coussins blancs et les pieds reposent sur une magnifique peau de tigre.

Un silence absolu règne dans la pièce. Le Sage demeure parfaitement immobile, en apparence inconscient. Je me demande même s'il nous a vus arriver. Un disciple au teint basané rompt le premier cette quiétude en tirant sur la corde qui fait mouvoir un éventail de bambou tressé. L'éventail est suspendu à une poutre immédiatement au-dessus de la tète du Sage. Je regarde le Maharshi dans les yeux, espérant attirer son attention. Ils sont brun foncé, ces yeux, et grands ouverts.

Page 50:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

50

S’il a conscience de ma présence, aucun signe extérieur ne le révèle. Le corps garde une rigidité de statue : ce calme est surnaturel, certainement. Non, il ne me voit pas, car ses yeux restent fixés dans le vide, dans un lointain inaccessible.

En Europe, j'avais posé en principe qu'on fait l'inventaire d'une Âme en la lisant dans les yeux. Devant les yeux du Maharshi j'hésite, je n'y suis plus du tout.

Les minutes passent avec lenteur. L'horloge suspendue au mur a marqué une demi-heure, puis une heure, mais personne ne bouge, personne ne parle. J'ai oublié jusqu'à l'existence de ceux qui m'entourent ; toute ma puissance visuelle est concentrée sur la figure assise, immobile, sur le divan. Mon offrande est restée intacte sur la tablette, personne ne s'en occupe.

Mon guide ne m'avait, pas averti que j'allais avoir une réception semblable à celle de Madras, une réception caractérisée par une parfaite indifférence à ma venue. Ma première idée est celle qui viendrait, à l'esprit de n'importe quel Européen : cette attitude est-elle affectée ? Mais non, cet homme est, simplement en extase, quoique mon guide ne m'en ait rien dit. Ma seconde idée : Cet état de contemplation mystique n'est-il que le vide de l'esprit ? M’arrête plus longtemps. Finalement je l'écarte aussi pour la bonne raison que je suis incapable d'y répondre.

En tout cas quelque chose dans cet homme m'attire comme un aimant. Je ne puis détourner mon regard. Ma surprise du début, mon embarras s'évanouissent et font place peu à peu à une étrange et impérieuse fascination. Deux heures se sont écoulées depuis le début de cette scène quand je commence à me rendre compte du changement mystérieux, mais irrésistible qui se produit en moi. Les questions que j'avais méticuleusement préparées dans le train tombent l'une après l’autre. Je ne me soucie plus de les poser, pas plus que de résoudre les problèmes qui m'ont, tourmenté jusqu'à ce jour. Je sais seulement qu'un immense apaisement, une paix infinie m'envahit, comme si elle faisait partie de l'air qu'on respire ici. Mon esprit, torturé par la tyrannie de la pensée, va peut être trouver enfin un peu de repos

Et, combien futiles ces questions ! Qu'elle est mesquine, vue d'ici, la perspective des années perdues! Je perçois avec une clarté soudaine que l'esprit se crée ses propres problèmes pour se torturer vainement ensuite à essayer de les résoudre. Pour quelqu’un qui, jusqu'ici, a accordé une valeur souveraine à la raison, l'idée certes est nouvelle. Je m'abandonne si bien à cette sensation de repos et d'apaisement que ces deux heures passent sans que j'en éprouve la moindre irritation. Le dur enchantement des problèmes que se forge l'esprit serait-il rompu pour jamais ?

Peu à peu, cependant, une nouvelle question se pose : quel est le mécanisme de cette opération ? La paix de l'esprit émane-t-elle de cet homme, comme le parfum de la fleur ?

Ce calme qui fait suite au trouble de mon Âme est-il son œuvre ? Comment le crée-t-il ? Par une sorte de radioactivité de l’âme, par quelque procédé télépathique encore inconnu ? Cependant il est là complètement impassible, totalement ignorant en apparence de mon existence même.

Sur cette eau calme un souffle léger marque la première ride. Quelqu'un s'approche et me murmure à l'oreille : N'aviez-vous pas des questions à poser au Maharshi ? Mon compagnon aurait-il perdu patience ? Ne s'imagine-t-il pas plutôt que l'agité d'Européen que je suis a atteint les limites de la sienne ? Hélas ! Mon curieux ami, il n'est que trop vrai

Page 51:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

51

que je suis venu ici pour interroger votre maître, mais à cette heure où je suis en paix avec le monde et avec moi-même, pourquoi me tourmenterais-je de nouveau l'esprit avec des questions ? Mon vaisseau va mettre à la voile sur une mer enchantée, et vous voudriez le retenir au seuil de l'aventure, dans ce port bruyant et empesté que je quitte ?

Quand même le charme est rompu. Comme si cette malencontreuse intervention était un signal attendu, des formes humaines autour de moi se lèvent et se déplacent, des voix résonnent à mon oreille et, miracle les paupières du Maharshi battent une ou deux fois. Le visage tourne lentement, très lentement, et se penche vers un des coins de la pièce. Un moment encore et je suis dans son angle visuel. Son regard s'arrête sur moi et je ne doute plus qu'il ne soit complètement éveillé d'une longue extase. Mon guide, pensant sans doute que si je n'ai pas répondu c'est que je n'ai pas entendu, répète à haute voix sa question. Mais dans ces yeux lumineux, dont le regard très doux s'est posé sur moi, c'est une autre question que je lis, inexprimée celle-là :

« Se peut-il que vous doutiez encore au moment où vous venez de pressentir la paix profonde de l'esprit, accessible à vous comme à tous ceux-ci ? »

Une paix infinie m'inonde on effet. Je me retourne vers mon compagnon et lui dis :

Non, plus maintenant. Une autre fois... »

Je sens bien pourtant qu'on attend de moi une explication, non sans doute le Maharshi lui-même, mais le petit troupeau qui s'est animé et bavarde à l'envi autour de moi. D'après ce que m'a dit mon guide, quelques-uns sont des disciples en titre ; les autres sont des visiteurs. Subramanya se charge de la présentation. Il s'exprime en tamil avec volubilité et une grande profusion de gestes. Il doit broder quelque peu, à en juger par les cris d'admiration qui accueillent ses paroles.

Le repas de midi vient de finir. Le soleil torride a fait monter le thermomètre à un degré que je n'aurais pas cru possible, même près de l'Équateur. Mais pour une fois je suis reconnaissant à l'Inde d'être gratifiée d'un climat plus favorable à la sieste sous la fraicheur ombreuse des bosquets qu'aux divers modes de l'action. Je vais donc pouvoir approcher le Maharshi de la façon que j'aime, je veux dire en partageant sa vie, sans ostentation et sans manières.

Je rentre dans le grand hall et m'assieds presque à ses pieds. Lui est à demi incliné sur le divan dans un amoncellement de coussins blancs. Le domestique tire toujours sur la corde qui manœuvre le punks, dont le ronronnement rythmé, en brassant l'air étouffant de la pièce, procure un agréable soulagement.

Le Maharshi tient entre ses mains un cahier sur lequel il écrit avec une extrême application. L'instant d'après il le met de côté et appelle un de ses disciples avec lequel il échange quelques mots en tamil. Le disciple vient vers moi et me dit que son maître regrette que je ne puisse partager leur frugal repas ; n'ayant pas encore reçu d'Européens, ils ne savent pas comment ils se nourrissent. Je le remercie et l'assure que je partagerai très volontiers leur cuisine sans épices et que je n'aurai aucune peine à me procurer à la ville voisine Ce qui viendrait à me manquer. J'ajoute que cette question est pour moi tout à

Page 52:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

52

fait secondaire devant l'importance de l'objet qui m'amène. Le Sage m'écoute attentivement, tout en restant imperturbable, indifférent en apparence.

« Cet objet est louable », dit-il enfin, et sa réponse m'encourage à continuer :

« maître, je me suis consacré à l'étude de la philosophie et de la science occidentales, je me suis mêlé aux foules de nos grandes villes, j'ai participé à leur labeur, j'ai goûté à leurs plaisirs et me suis laissé séduire par leurs ambitions. Rien de tout cela ne m'a détourné de la solitude nécessaire à la méditation. J'ai interrogé les Sages de l'Occident ; maintenant c'est vers l'Orient que je tourne mon visage et je lui dis : « J'ai besoin de plus de lumière : »

Le Maharshi fait un signe qui veut sans doute dire : « Je comprends. » Je poursuis :

« J'ai écouté bien des opinions, j'ai prêté l'oreille à maintes théories. On m'a fourni la preuve rationnelle de la vérité d'une croyance, puis d'une autre : mon cabinet de travail en est encombré. Je suis saturé d'arguments livresques, seule l'expérience personnelle peut encore me convaincre. Pardonnez-moi de l'avouer : je n'ai pas ce qu'on appelle l'esprit religieux. Y a-t-il autre chose que la vie corporelle ? Si oui, comment puis-je m'en assurer par moi-même ? »

Les trois ou quatre adeptes qui nous écoutent sont muets de surprise. Ai-je contrevenu à je ne sais quelle étiquette et offensé leur maître par ma franchise ? Tant pis : l'amertume de tant d'années de vaine attente, de déceptions est remontée à mes lèvres sans que je puisse m'en défendre. Si le Maharshi est l'homme que je croie, il est au-dessus de ces conventions, il comprendra.

En attendant, il ne répond pas, il semble suivre le cours de ses pensées. Maintenant que ma langue est déliée, je ne m'arrête pas en si bon chemin :

Nos savants, les Sages de l'Occident, tout comblés d'honneurs qu'ils sont, ont dû avouer qu'ils ne possédaient aucune lumière sur les problèmes de l'au-delà. On m'a dit qu'il y a des hommes en ce pays qui peuvent répondre là où la science de l'Occident est obligée de s'avouer impuissante. Est-ce exact ? Pouvez-vous m'aider à aller vers la lumière ? Ou n'est-ce encore qu'un mirage ? »

Je suis au but ; je n'ai plus qu'à attendre la réponse. Le Maharshi continue à me regarder : réfléchit-il à mes questions ? Dix minutes se passent, au bout desquelles ses lèvres commencent à remuer, et je l'entends me dire d'une voix très douce :

« Vous dites « Je ». « Je » veux savoir. Dites-moi, qu'est-ce que ce « Je » »

Que veut-il dire ? Il a mis de côté l'interprète et me parle directement en anglais. Je n'y suis plus du tout.

« Je crains de n'avoir pas compris », répliquai-je d'une voix blanche.

« Ma question n'est donc pas assez claire ? Réfléchissez. »

Je réfléchis et je tombe à faux, naturellement : je me présente !

« Et vous « le » connaissez ?

Page 53:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

53

- Apparemment.

- Vous parlez de votre corps, mais est-ce là tout ? Je répète ma question : « Qui êtes-vous ? »

Quelle réponse faire à pareille question ? Le Maharshi insiste :

« Apprenez donc à connaitre ce « Je » et vous connaitrez la vérité. »

Mon esprit s'égare et je ne cache pas ma stupéfaction. Sans doute le Sage est-il lui-même au bout de son anglais, car il se tourne vers l'interprète et lui dit quelques mots que celui-ci traduit ainsi :

« Il n'y a qu'une chose à faire. Regardez au fond de vous. Si vous le faites comme il faut, vous y trouverez la réponse à tous ces problèmes ».

- Mais comment m'y prendre ?

- En réfléchissant sur votre nature intime et par la méditation ininterrompue, voilà le chemin de la lumière.

- J'ai médité sur toutes ces choses sans avoir conscience du moindre progrès.

- Comment le savez-vous ? Ce n'est pas chose aussi aisée de noter ses progrès dans le domaine spirituel que dans celui de la matière.

- Un maître est-il nécessaire ?

- Suivant le cas.

- Je veux dire, un mettre peut-il vous guider dans cette introspection ?

- Il peut en fournir l'instrument, c'est une question d'expérience personnelle.

- Avec l'aide d'un maître, combien de temps faut-il pour s'approcher au moins de la lumière ?

- Cela dépend du degré de préparation. La poudre prend feu dans l'instant, il faut beaucoup plus de temps au charbon.

J'ai comme une idée que le Sage n'aime pas beaucoup à parler de maîtres ni des méthodes. Je fais comme si je ne m'en apercevais pas, j'insiste et le vois alors détourner son visage, perdre son regard dans le paysage de forêts et de collines aperçu par la fenêtre, mais de réponse pointe. Cette fois je me le tiens pour dit.

« Nous vivons en des temps critiques. Le Maharshi a-t-il une opinion sur l'avenir du monde ?

Page 54:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

54

- « Ne vous occupez donc pas de l'avenir. Connaissez-vous seulement le présent ? Prenez soin du présent et laissez faire aux dieux. »

Encore une rebuffade ! Mais cette fois je ne lâcherai pas prise si facilement, car je suis de ce monde où les tragédies de la vie pèsent autrement lourd sur les hommes que dans cette paisible retraite cachée au fond de la jungle.

« Dites au moins si le monde entrera bientôt dans une ère de paix et d'entraide, ou s'il est condamné à sombrer dans le chaos ? »

Le Maharishi n'a pas l'air content :

« Il y a un être qui gouverne le monde, c'est son affaire à lui de s'en occuper. Celui qui a créé le monde sait mieux que nous ce qu'il a à faire. C'est Lui qui porte le fardeau du monde, ce n'est pas vous.

- Cependant on a beau y regarder de l’œil le moins prévenu, on ne voit pas bien quel point du globe bénéficie actuellement de sa bienveillance. »

Ça ne va pas mieux, mais j'ai tout de même une réponse :

« Ainsi de vous, ainsi du monde. Vous ne vous comprenez pas vous-même, comment pourriez-vous comprendre le monde ? Quiconque cherche la vérité n'a cure de ces questions où vous gaspillez vos énergies. Trouvez d'abord la vérité en vous, et vous serez mieux placé ensuite pour trouver la vérité cachée derrière ce monde qui vous entoure.

Silence. Un serviteur s'approche et allume une baguette d'encens. Le Maharshi, après avoir regardé un instant s'élever les volutes de fumée bleue, reprend son cahier et se remet au travail, me donnant clairement à entendre qu'il s'est assez occupé de moi, et cette indifférence me fait l'effet d'une douche froide. Je reste encore assis là pendant un quart d'heure, mais je vois bien que le Sage n'est pas d'humeur à m'écouter. Que faire sinon me lever et prendre congé, les mains jointes ?

J'ai envoyé chercher à la ville un moyen de locomotion pour aller visiter le temple. J'ai demandé des chevaux autant que possible, car le char à bœufs, s'il est pittoresque, manque par trop de vitesse et de confort. Et voici en effet un cabriolet à deux roues sur le devant de la cour. Il n'y a pas de siège, mais c'est une commodité dont j'ai perdu l'habitude.

La route est longue et poudreuse ; telle quelle, elle nous amène cependant au pied des terrasses étagées et des bas-reliefs peuplés de figures. Je commence par visiter rapidement l'ensemble de l'édifice : « Je ne saurais préciser l'époque de ce temple, me dit mon compagnon en réponse à ma question, mais, comme vous pouvez le voir, il est plusieurs fois séculaire. »

Sous les porches et dans les rues avoisinantes, quelques échoppes ou éventaires s'abritent à l'ombre des palmiers ; de petits marchands y vendent des images saintes et

Page 55:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

55

des statuettes de cuivre jaune représentant Çiva ou d'autres divinités. C'est Çiva qui domine ici ; ailleurs j'avais vu la première place revenir à Krishna ou à Kama. Mon guide m'en donne l'explication.

« D'après la légende, le dieu Çiva apparut un jour au sommet de la Montagne Rouge sous l'aspect d'une colonne de feu. En mémoire de cet événement qui a dû se produire il y a des milliers d'années, les prêtres allument une fois par an le « saint signal » au sommet de la colline. C'est pourquoi aussi le temple est consacré à Çiva, dont l'esprit plane encore sur la montagne. »

Le portail monumental en forme de pagode, orné sur toute sa surface de bas-reliefs sculptés, a l'aspect d'une pyramide décapitée de son sommet. Ils sont quatre tous pareils qui dominent de leur masse énorme tout le pays environnant. On les aperçoit à plusieurs lieues à la ronde. Les sujets des sculptures et des curieuses statuettes qui ornent leurs façades sont empruntés aux mythes et aux légendes sacrées. L'ensemble forme un étrange pandémonium. Ce sont des divinités hindoues représentées tantôts seules, abimées dans la méditation, tantôt mêlant leurs formes en d'amoureux enlacements.

Je me trouve, aussitôt dépassé le parvis, à l'entrée d'un véritable labyrinthe de colonnades, de cloîtres, de galeries, de chapelles, d'enclos dont quelques-uns ont un toit tandis que d'autres sont à ciel ouvert.

Nous traversons un vaste cloître aux murs épais et nus dont le toit est supporté par des piliers bizarrement sculptés. Nous passons par des corridors sombres et des cellules obscures pour arriver devant un grand portique qui donne accès dans la cour extérieure d'un ancien temple. « La halle des mille colonnes », m'annonce mon guide. Plusieurs allées de gigantesques piliers de pierre, les uns nus, les autres sculptés, s'étendent en effet devant moi.

Nous traversons ces allées que forment entre elles les rangées de colonnes, puis de nouveaux couloirs faiblement éclairés par des lampes en forme de coupe, dont la mèche trempe dans l'huile de ricin, et arrivons enfin devant une cour intérieure que nous traversons avec le plaisir de retrouver un instant le soleil au sortir de cette ombre glacée. Cette cour procure une vue d'ensemble des cinq pagodes plus petites qui jalonnent l'intérieur du temple. Elles répètent également les quatre tours pyramidales qui surmontent les portails. J'examine la plus proche de moi et constate qu'elle est en briques et n'est pas sculptée dans la pierre, mais dans une sorte de stuc. Certaines figures ont été peintes, mais la couleur s'est effacée avec le temps.

Nous traversons l'enclos, retrouvons de longs couloirs sombres, et mon guide m'avertit que nous approchons du sanctuaire central, dont l'accès n'est pas permis aux Européens. Soit, mais si le Saint des Saints est interdit aux infidèles, on peut se permettre d'y jeter un coup d'œil par une ouverture pratiquée dans le parvis. J'entends le bruit des gongs et des tambours et les incantations des prêtres, le tout se mêlant sur un rythme monotone dont l'obscurité du sanctuaire complète l'étrangeté. Mon regard s'habitue peu à peu et distingue une flamme d'or brûlant sans doute devant une idole, deux ou trois lampes d'autel et

Page 56:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

56

quelques fidèles en train d'accomplir je ne sais quel rite mystérieux. Je n'aperçois pas les musiciens, mais j'entends maintenant les conques et les cymbales joignant à la musique leurs notes rudes et heurtées. Mon compagnon me murmure qu'il est préférable de ne pas rester là plus longtemps, ma présence risquant d'offusquer les officiants. Nous retournons donc dans la partie extérieure du temple, où règne un silence de mort, et mon exploration est terminée.

Je ne pense plus maintenant qu'à retourner vers le Maharshi. J'embrasse d'un dernier coup d'œil les neuf tours sculptées du temple d'Arunachala. Combien de générations se sont usées à leur construction ? Je ne sais pourquoi je pense à l'Égypte : les rues mêmes, il me semble, avec leurs maisons basses aux murs épais ont un caractère égyptien très marqué.

Ces pensées bercées par le galop de notre poney me feraient presque oublier le splendide spectacle qu'une nature maternelle déroule en ce moment à nos yeux. Que de fois, en Orient, j'ai attendu cette heure où le soleil moins brûlant s'incline sur l'horizon, attiré vers les domaines mystérieux de la nuit. Le crépuscule d'Orient charme par le spectacle d'une harmonie de couleurs incomparable, plus précieuse peut-être par sa fragilité : il ne dure même pas une demi-heure. Les longues soirées d'automne familières aux Européens sont inconnues ici. Là-bas, à l'horizon, l'énorme disque de feu descend presque à vue d'œil au plus profond de la jungle en passant par toutes les nuances de l'orangé, tandis que le ciel resplendit de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel et offre au regard ébloui une gamme de coloris qu'aucune palette ne saurait imiter. Les champs et les bois se mettent à l'unisson de cette paix enchantée. Le gazouillis des oiseaux s'est tu, comme s'est tu le bavardage interminable des singes de la jungle. Le globe gigantesque, rapidement échancré, se déforme en s'abaissant sur l'horizon, l'obscurité devient plus dense, la féerie des couleurs s'efface et bientôt le paysage entier disparaît derrière le rideau de la nuit sous un ciel où scintillent les premières étoiles.

Le calme silence de la nature descend sur mon cœur et enveloppe mes pensées d'un voile de tendresse infinie. Comment oublier jamais ces minutes ineffables que nous ménage le destin lorsqu'il permet à nos pensées de s'attarder à l'espoir que derrière la dure façade de la vie se cache une puissance bienveillante ? Réduisant à leur juste valeur nos soucis mesquins de chaque jour, de tels instants surgissent du fond de l'immensité vide comme de brillants météores qui disparaissent trop vite de notre champ visuel, mais qui nous laissent l'espérance.

Au moment où notre voiture nous dépose sous les palmiers de l'entrée, d'innombrables lucioles tournoient au-dessus des jardins de l'ermitage et dessinent de capricieuses arabesques sur le fond de verdure sombre. Quand nous pénétrons dans le hall et nous laissons choir sur les dalles, il nous semble que le sublime silence de la nature a envahi cette retraite et imprégné l'air qu'on y respire. L'assemblée de chaque soir est accroupie en demi-cercle autour de la pièce, mais aucune conversation ne vient rompre l'enchantement. Le Maharshi est assis sur le divan d'angle, les pieds repliés sous le corps, les mains reposant sur les genoux. Le visage me frappe toujours par cet air de dignité qui n'exclut ni la simplicité ni la modestie. La tète est de port majestueux, comme devait être celle des sages d'Homère. Les yeux fixes regardent un point, toujours le même, à l'extrémité opposée du hall. Cette fixité du regard pose toujours aussi pour moi la même énigme : s'adresse-t-elle à quelque objet extérieur, comme tout è l'heure au dernier rayon du jour, ou bien le Sage est-il perdu dans l'abstraction, ne voit-il plus rien de ce qui se

Page 57:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

57

passe en ce bas monde ?

Le nuage d'encens monte et s'accumule sous les solives apparentes du plafond. J'essaie de fixer à mon tour ces yeux vides, mais bientôt les miens se ferment malgré moi et un demi-sommeil m'envahit, bercé par l'infrangible paix qui semble inséparable de l’atmosphère qu'on respire en ce lieu privilégié. Au bout d'un moment un vide se fait dans ma conscience et j'entre à mon tour dans le domaine enchanté du rêve.

Je suis redevenu l'enfant que je devais être à cinq ans. Je grimpe un de ces rudes sentiers qui serpentent autour de la colline sacrée d'Arunachala, tenant le Maharshi par la main, mais il est si grand par rapport à ma taille minuscule qu'il me parait un géant. Nous sommes sortis ensemble de l'ermitage. Malgré l'obscurité, le Sage me conduit d'un pas assuré. Bientôt la lune et les étoiles nous dispensent leur obscure clarté. Je m'aperçois que le Maharshi me fait soigneusement éviter les crevasses et les énormes blocs rocheux qui surplombent, comme prêts à nous écraser. La colline est escarpée, la pente est rude. Cachées dans d'étroits couloirs entre les rochers ou abritées sous les buissons des cellules d'ermites, des cavernes solitaires jalonnent notre chemin. Leurs habitants sortent pour nous saluer au passage et, malgré qu'ils aient au clair de lune l'apparence de blanc fantôme, je reconnais les diverses variétés de Yogis. Nous ne nous arrêtons pas avant d'avoir atteint le sommet. Là nous faisons halte et mon cœur bondit dans l'attente de la révélation inévitable et prochaine.

Le Maharshi me regarde et moi, si petit devant lui, je lève sur lui des yeux pleins d'attente. Très vite je sens un changement mystérieux s'opérer en moi. Les vieilles raisons de vivre semblent déserter mon esprit. Les ambitions et les désirs sur lesquels je me suis guidé jusqu'ici s'évanouissent. Les antipathies, les malentendus, la froideur, l'égoïsme qui marquaient mes rapports avec mes frères terrestres s'abîment dans le néant. Une paix indicible s'empare de mon être et j'acquiers d'un seul coup la certitude que tout ce qu'il est permis de demander à la vie, je n'ai plus qu'à tendre les mains pour le saisir.

Tout à coup le Maharshi m'invite à tourner mes regards vers le bas de la colline. J'obéis et vois notre hémisphère occidental se dérouler à mes pieds. Des masses confuses qui sont des peuples s'y mêlent sous le voile pesant de la nuit, nuit des corps, nuit des lunes.

La voix du Sage laisse tomber ces mots :

« Quand vous retournerez parmi eux, vous garderez cette paix en vous. Grâce à elle vous aurez rejeté l'idée que vous êtes un corps, un cerveau déterminé. Quand vous en sentirez couler en vous le flot bienfaisant, vous oublierez votre personnalité, vous aurez orienté l'axe de votre vie vers CECI. »

À ces mots, le Sage me met dans la main l'extrémité d'un rayon de lumière argentée.

Au moment où je m'éveille tout plein encore de cette sublime vision, mes yeux rencontrent ceux du Maharshi. Je ne me trompe pas, son visage est bien tourné vers le mien, c'est moi qu'il regarde.

Quelle réalité profonde se cache derrière ce rêve ? Désirs, amertumes du passé, tout s'est évanoui. Cet état de sublime indifférence envers moi-même, de pitié profonde envers les hommes persiste en moi dans l'état de veille. Comment l'expliquer ? Je sens cependant que l'effet n'en durera pas ; c'est trop beau, ce n'est pas encore pour moi.

Page 58:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

58

Depuis combien de temps suis-je là ? Je les vois tous se lever et se préparer à dormir. Il faut bien que j'en fasse autant. Mais il fait si étouffant dans ce hall insuffisamment aéré que je préfère aller m'étendre dans un coin de la cour. Un grand gaillard de disciple à barbe grise m'apporte une lanterne et me recommande de la laisser allumée toute la nuit. Il y a lieu de craindre la visite d'hôtes indésirables, tels que serpents ou chacals, et la lumière suffit à les tenir à distance respectueuse.

Comme la terre est dure et que je n'ai pas le moindre matelas, je suis longtemps à trouver le sommeil. Mais je ne m'ennuie pas, j'ai assez à penser, car je crois enfin avoir rencontré la personnalité que je cherchais, la plus mystérieuse en tout cas que le destin ait placée sur ma route. Je me sens à la veille d'un moment décisif, sans pouvoir encore déterminer ce qui va se passer. Ce sera quelque chose d'impondérable, d'entièrement dégagé de la matière. Je ne puis libérer ma pensée de ce rêve et mon cœur tressaille à l'approche d'un mystère imprécis, mais en tout cas sublime.

Durant les jours suivants, j'essaie en vain d'entrer de nouveau en contact avec le Maharshi. À la réflexion j'en vois trois raisons : d'abord sa réserve naturelle, le peu de goût qu'il a pour la discussion et l'argumentation, sa parfaite indifférence envers les croyances et les opinions. Il est bien évident qu'il ne se soucie pas le moins du monde de convertir qui que ce soit, et moins encore d'accroître le troupeau de ses disciples.

La seconde raison pourra paraître bizarre, mais je la sens très nettement. Depuis le soir de ce rêve, chaque fois que j'arrive en sa présence je me sens pénétré d'un respect sacré. Les questions qui se seraient pressées sur mes lèvres en toute autre circonstance se sont tues. Je considérerais comme une sorte de sacrilège de discuter d'égal à égal avec un homme qui s'est élevé à ce point au-dessus du commun des mortels.

La troisième est plus simple. Il y a toujours du monde dans ce hall et il me déplaît d'étaler en public le plus intime de moi-même. Après tout je suis un étranger pour ces gens là. Ce n'est pas tant la différence de langage qui compte ; mais mon scepticisme d'Occidental, l'absence totale de sentiment, religieux dans l'expression de mes idées risque d'offenser la plupart de ceux qui m'écouteront. D'autre part, dissimuler n'est pas du tout dans mes cordes.

Il n'est pas aisé de se tirer de là, et chaque fois que je suis sur le point de prendre la parole une de ces trois considérations m'arrête et me condamne au silence. J'étais venu pour un week-end, et la semaine tout entière y passe. La première conversation que j'ai eue avec le Maharshi sera-t-elle la dernière ? À part deux ou trois escarmouches, toutes de convention, quelques mots échangés au passage, nous restons, lui et moi, sur nos positions. Quinze jours se passent, mais je sens de plus en plus profondément les bienfaits de l'atmosphère de paix et de sérénité qui règne ici jusque dans l'air qu'on respire.

Le dernier jour arrive sans que j'aie fait un pas vers le Maharshi. Mon séjour se résume en une alternance décevante d'exaltation et de découragement. Je me sens déprimé, la plupart de ces hommes parlent un langage trop différent du mien extérieurement et plus encore intérieurement ; comment espérer qu'un rapprochement soit possible entre nous ? Je regarde le Sage. Il plane à des hauteurs olympiennes et juge la vie humaine d'un point,

Page 59:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

59

de vue si élevé qu'il échappe à mes yeux. Assurément il n'est pas comme les autres, il n'est pas de notre race, il est un élément naturel comme ce pic solitaire qui se dresse derrière son ermitage, comme cette vaste jungle qui va se perdant dans la forêt tropicale, comme ce ciel impénétrable. Quelque chose de cette solitude pétrifiée qu'est, Arunachala a dû passer dans l’âme du Maharshi. Il y a trente ans qu'il est là, m'a-t-on dit, et qu'il refuse de quitter sa colline même pour une journée. Une association si étroite doit avoir son retentissement dans le caractère de l'homme. Je sais qu'il l'aime, SA colline, car quelqu'un m'a traduit quelques vers émus et charmants écrits du la main du Sage, où il exprime cet amour. Comme elle se détache de la jungle et s'élève solitaire vers le ciel, il élève sa tête au-dessus de la jungle humaine, mais sa grandeur aussi est solitaire et sans pareille. Comme la colline du Saint Signal fait bande à part parmi la ceinture de hauteurs qui encerclent l'horizon, le Maharshi, par je ne sais quel pouvoir mystérieux, domine de toute sa hauteur le cercle des fidèles qui l'aiment et l'entourent. D'une façon ou d'une autre, il participe du caractère impersonnel, impénétrable de cette nature et plus particulièrement de cette colline sacrée. Il est, seul en avant et ses compagnons plus faibles ne peuvent le suivre. Je me prends à souhaiter qu'il soit un peu plus humain, plus accessible à ce qui pour nous est normal et naturel, mais, confronté à son auguste présence, n'est plus que faiblesse et misère. Mais aussi comment aurait-il pu atteindre à ce degré de perfection s'il n'avait laissé l'humanité très loin derrière lui, s'il n'avait renoncé pour jamais à ceux de sa race ? Et pourtant, il y avait une promesse dans son regard, la promesse d'une stupéfiante révélation !

Jusqu'ici en tout cas rien, rien que cette inaltérable sérénité et ce rêve qui brille comme une étoile au ciel de ma mémoire.

Le temps passe ; en quinze jours un seul entretien qui vaille d'être rapporté ! Sa rudesse d'expression a suffi à me tenir à l'écart. Je ne m'attendais guère à pareil accueil

C'est cependant le Maharshi, et nul autre, dont je m'entête aujourd’hui à délier la langue, parce que je ne puis me défaire de l'idée que seul parmi ceux que j'ai vus cet homme a résolu les problèmes de la vie et qu'aucune souffrance ne peut plus l'atteindre.

Essayons donc encore une fois. Je vais trouver un de ses plus anciens disciples momentanément détaché à je ne sais quel travail dans le cottage et qui a été dès le début très gentil avec moi, et je lui dis sans ambages que je tiendrais beaucoup à avoir un dernier entretien avec son Maître. Mais je n'ose plus aborder directement le Sage lui-même. Le disciple comprend et sourit. Il me quitte et revient l'instant d'après avec la réponse : le Maharshi est très content de m'accorder l'entretien souhaité. Vite je cours reprendre ma place auprès du divan. Le Sage se tourne aussitôt vers moi et me met tout de suite à l'aise en me saluant fort aimablement.

« Les Yogis disent qu'il faut, pour trouver la vérité, renoncer à ce monde et se retirer au fond de la jungle ou de la montagne. En Occident, c'est une chose presque impossible, tant notre mode d'existence est différent. Êtes-vous de l'avis des Yogis ? »

Le Maharshi se tourne vers un disciple, un brahmane fort courtois, qui me traduit sa réponse.

« II n'est nullement nécessaire de renoncer à la vie active. Faites une heure ou deux de méditation par jour et poursuivez vos occupations. Quand vous saurez méditer, vous

Page 60:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

60

créerez en vous un courant spirituel qui se répandra même sur votre travail. Ce sera, si vous aimez mieux, comme deux modes d'expression d'une seule idée : votre activité se poursuivra sur le même plan que votre méditation.

- Et le résultat, quel sera-t-il ?

- Vous constaterez à l'expérience que votre position vis-à-vis des choses et des êtres ou vis-à-vis des événements se modifiera peu à peu.

- Alors vous différez des Yogis sur ce point au moins ? »

Je voudrais le lui faire dire, mais il évite de me répondre directement.

« C'est l'égoïsme individuel qui rend l'homme prisonnier de ce monde. Qu'il s'en délivre ! Le véritable renoncement est l'abandon volontaire de notre moi illusoire et trompeur.

- Mais comment dépouiller tout égoïsme et continuer à vivre dans le monde ?

- II n'y a pas de conflit essentiel entre la vie active et la sagesse.

- Que voulez-vous dire ? Qu'on peut par exemple continuer l'exercice de sa profession et parvenir à la sagesse ?

- Pourquoi pas ? Mais dans ce cas ce n'est plus l'ancienne personnalité de l'homme qui poursuit sa vie active, car la conscience s'est trouvée peu à peu transférée vers ce centre spirituel qui est au-delà des petitesses du moi.

- J'y vois une difficulté. Quel temps la vie active peut-elle laisser à la méditation ? »

Le Maharshi ne se trouble pas pour si peu.

« Mettre un moment à part pour la méditation est le fait d'un novice. Un homme un peu avancé dans la voie de la vérité connaitra la béatitude qui est notre apanage, même astreint au travail. Tandis que ses mains accomplissent leur besogne, sa tête plane dans les solitudes infinies.

- Mais cela n'est déjà plus du yogisme ?

- Le Yogi s'efforce de pousser son esprit vers le but comme un cow-boy pousse un taureau devant lui, mais l'homme qui poursuit la bête a soin de l'attirer d'abord avec une poignée de foin.

- Que voulez-vous dire ?

- Posez-vous la question : Qui suis-je ? Cette recherche vous amènera à découvrir à travers les dédales de la conscience ce qui se cache derrière l'esprit. Quand vous aurez résolu ce problème primordial, vous aurez résolu tous les autres. »

Page 61:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

61

Je tâche de comprendre. Par l'ouverture rectangulaire qui tient lieu de fenêtre aux Indes, j'aperçois les premiers contreforts de la colline sacrée baignés dans la lumière du matin.

Le Maharshi reprend la parole :

« Je vais tâcher d'être plus clair. Tous les êtres sont à la poursuite du bonheur, d'un bonheur qu'ils puissent saisir de la main et qui n'ait pas de fin. Cet instinct est le bon. Mais n'avez-vous jamais été frappé par ce fait que c'est eux qu'ils aiment avant tout ?

- Et après ?

- Rapprochez ce fait de cet autre : pour parvenir au bonheur, il leur faut un moyen ; les uns choisiront la boisson, les autres la religion ; vous avez là un aperçu de ce qu'est la véritable nature de l'homme.

- Je ne vois pas bien… »

La voix s'anime.

« La véritable nature de l'homme, c'est le bonheur. Le bonheur est inné au moi. La recherche du bonheur, c'est la recherche inconsciente du moi. Le moi est impérissable, de sorte que l'homme qui parvient à le trouver trouve en même temps un bonheur qui lui non plus n'a pas de fin.

- Mais il y a tant de malheur dans le monde.

- Certainement, et c'est parce que le monde ignore sa véritable nature. Et pourtant, tous les hommes sans exception, consciemment ou non, sont à sa recherche.

- Même les plus misérables, les brutes et les criminels ?

- Oui, mais ils se trompent en ce qu'ils croient trouver dans leur faute même le secret du bonheur. Cette aspiration est instinctive, mais faute de savoir que c'est leur véritable moi qu'ils cherchent, ils croient trouver la voie du bonheur dans des moyens ignobles. Leur erreur est fatale, car les actes de l'homme retombent sur lui.

- De sorte que, si nous connaissons notre véritable moi, nous connaissons un bonheur durable ?

Mon interlocuteur fait un signe d'assentiment. Par la fenêtre sans vitres un rayon de soleil tombe sur le visage du Maharshi. Ce front respire la sérénité, cette bouche aux lignes fermes traduit un parfait contentement de soi-même, ces yeux sont le sanctuaire d'une paix introublée. Rien dans son attitude ne dément ses paroles.

Celles-ci renferment-elles autre chose que ce sens en apparence si simple ? L'interprète m'en a traduit la lettre ; n'y pas quelque chose de plus profond qui échappe à son interprétation ? Ce quelque chose, c'est à moi à le découvrir. Le Sage ne semblait s'exprimer ni en philosophe ni en doctrinaire, mais comme un homme qui parle avec son

Page 62:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

62

cœur. N'exprimait-il que sa propre et heureuse expérience ?

« Qu'est-ce exactement que ce moi dont vous parlez ? » Si ce que vous dites est vrai, il faut donc qu'il y ait deux « moi » dans l'homme ? «

Ses lèvres esquissent un sourire.

« Comment un homme pourrait-il être en possession de deux mois ? » Pour comprendre cela, il faudrait commencer par s'analyser soi-même. À force de penser comme tout le monde, l'homme finit pas ne plus se percevoir tel qu'il est. Sa représentation de lui-même n'est plus exacte. Il s'est trop longtemps identifié avec son corps et avec son cerveau. C'est pourquoi je vous conseille de rechercher la solution de cette question : Qui suis-je ? »

Il s'arrête comme s'il voulait me laisser le temps de résorber ses paroles. Moi je me tais, dans l'attente de ce qui va suivre.

« Vous me demandez de définir le vrai moi. Comment exprimer cela ? C'est ce je ne sais quoi d'où surgit le sens du « moi » individuel et en quoi il se dissoudra.

- Se dissoudre ? On perd donc le sens de sa personnalité ?

- La pensée dominante dans l’esprit de l’homme est celle du moi. Elle est aussi la première qui se présente à l'esprit. « Je » surgit avant le « tu ». En suivant mentalement la filière du moi, on découvre que comme il a été le premier à apparaitre il sera aussi le dernier à se dissoudre. On peut d'ailleurs en faire soi-même l'expérience.

- Entendez-vous que cette investigation peut être aisément pratiquée ?

- Assurément. L'investigation interne peut remonter jusqu'au point où le « moi » graduellement s'évanouit.

- Mais à ce moment que reste-t-il ? L'homme est-il tombé dans un état d'inconscience, voire d'idiotie ?

- Nullement. Il est parvenu à cette conscience qui est seule immortelle en lui et à la sagesse qui est l'éveil du véritable moi, de la véritable nature de l'homme.

- Et le sens du moi fait partie de cette nature ?

- Le sens du moi fait partie de la personnalité, il tient au corps et au cerveau. Quand un homme perçoit pour la première fois son véritable moi, quelque chose surgit des profondeurs de son être et prend possession de lui. Ce quelque chose est éternel, infini, divin en un mot ; on l'appelle tantôt le royaume des cieux, tantôt, l'âme, tantôt le Nirvana, nous autres Hindous l'appelons délivrance ; appelez-le comme vous voudrez. Quoi qu'il en soit, quand cela se produit, l'homme ne se perd pas, il se trouve. »

Page 63:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

63

Ces derniers mots me remettent en mémoire les paroles tombées des lèvres du Galiléen qui sont encore une énigme pour tant de fidèles « Celui qui aime sa vie la perdra et celui qui hait sa vie la conservera. »

L'analogie est frappante I Et le Sage indien y est parvenu sans je secours de l'idée chrétienne, par la seule réflexion intérieure !, Mais le Maharshi interrompt le cours de mes pensées :

« Tant que l'homme ne sera pas entré dans cette voie, le doute et l'incertitude accompagneront ses pas. Les rois et les hommes d'État ont la prétention de gouverner le monde alors que, s'ils regardaient en eux, ils seraient obligés de s'avouer qu'ils ne savent pas se gouverner eux-mêmes. Le vrai pouvoir est aux mains de l'homme qui a pénétré jusqu'aux replis profonds de sort âme ! Tel savant qui a passé sa vie à amasser de la connaissance sera contraint à baisser la tête quand on lui demandera s'il a résolu le mystère de l'homme, et s'il s'est conquis lui-même. Or, à quoi bon combattre ce qui se passe hors de nous si nous sommes dans l'ignorance de ce qui se passe en nous et de ce que nous sommes ?

Nous évitons d'y penser. Quelle étude cependant est plus digne de nos soins ?

- Ne serait-ce pas parce que c'est une tâche presque surhumaine ? »

Ma question provoque un imperceptible haussement d'épaules :

« Il faut essayer. La difficulté est moins grande que vous no pensez.

- Pour nous, gens actifs et pratiques, cette introspection désintéressée... » J'hésite, ne sachant comment terminer ma phrase.

« La connaissance de la vérité est une opération de l'esprit toute semblable pour l'Indien et pour l'Européen. J'admets qu'elle est moine aisée à celui qui se débat dans les liens de la vie active, mais dans un cas comme dans l'autre on peut et on doit réussir. Il s'agit de créer par la méditation un courant spirituel qu'il n'y a plus ensuite qu'il entretenir par l'habitude et la pratique. On peut alors vaquer sans heurt à ses occupations sans qu'il y ait de départ à faire entre la méditation et l'activité extérieure. Quand vous méditerez sur cette question : Qui suis-je ? Quand vous commencerez à comprendre que ni le corps, ni le cerveau, ni les désirs des sens ne sont réellement le moi, cette attitude adoptée vis-à-vis de vous-même fera à elle seule surgir la réponse des profondeurs de votre être, et celle-ci vous apparaîtra comme une récompense, comme une réalisation profonde.

« Apprenez donc à vous connaître et la vérité brillera dans votre Âme comme un rayon de soleil. Votre esprit retrouvera le calme, un flot de félicité se répandra en vous, car le moi véritable et la félicité sont des termes identiques. Tous vos doutes s'évanouiront dès que vous parviendrez à cette perception directe du moi »

À ces mots le Sage tourne la tête et son regard se remet, à fixer le même point éloigné du hall. Je comprends qu'il a atteint la limite qu'il s'est, fixée. Notre entretien est terminé ; j'en emporte la satisfaction de l'avoir arraché au moins une fois à son silence.

Page 64:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

64

Aussitôt sorti je me réfugie dans un coin tranquille de la jungle, où je passe la plus grande partie de la journée à rédiger mes notes. Je ne rentre qu'au crépuscule, une heure ou deux avant l'arrivée de la voiture qui va m'emmener loin de cet asile de paix.

L'air est parfumé d'encens. Le Maharshi, à demi incliné sous le punka au moment où j'entrais, se redresse et reprend son attitude favorite, les jambes croisées, le pied droit sur la cuisse gauche et le pied gauche replié sous la cuisse droite. Je me souviens de la démonstration de Brama, qui appelait, cette position la position « confortable », je l'appellerais plutôt « demi-Bouddha » et elle est vraiment facile à réaliser. Le Maharshi tient le menton dans la main droite, le coude sur le genou ; il me regarde attentivement, sans un mot, Je remarque à côté de lui sa cruche à eau et sa canne de bambou, tout ce qu'il possède sur cette terre, éloquente réplique à notre instinct occidental de la propriété, à notre soif de richesses I

Ses yeux grands ouverts redeviennent fixes, le corps reprend sa rigidité, la tête oscille légèrement avant de s'immobiliser. Quelques minutes encore et je me rends compte que le Maharshi s'est, replongé dans l'état d'extase où je l'ai vu en arrivant. Un visage se penche vers moi et me murmure à l'oreille : « Le Maharshi est en extase. Il ne faut plus parler ».

Tout se tait autour de moi et le silence devient de plus on plus profond avec les minutes qui passent. Je n'ai certes pas l'esprit religieux ; je m'abandonne cependant à cette sorte de respect sacré qui m'envahit aussi irrésistiblement que l'abeille est attirée par le parfum de la fleur. Une force subtile, impalpable, flotte dans l'atmosphère de cette pièce et je ne doute plus que le Maharshi n'en soit le foyer. Ses yeux brillent d'un étrange éclat. Des sensations inconnues s'éveillent en moi. Je me sens pénétré jusque dans les replis los plus secrets de mon Âme par le rayon qui émane de ce regard de flamme. Je me rends compte qu'il voit tout en moi, pensées, émotions, désirs, et que je suis sans force devant lui. J'éprouve d'abord un sentiment de malaise. Rien ne lui échappe certainement de tant de pages de mon passé depuis longtemps oubliées, et c'est en vain que je chercherais à me dérober ; à vrai dire, je n'y songe même pas, car le sentiment vague de quelque bénéfice futur m'engage à me soumettre à cette impitoyable investigation.

Ainsi tous les errements de mon passé, forces et faiblesses mêlées, défilent devant ses yeux ; mais alors, et ce sentiment me rassure, il doit aussi se rendre compte de l'irrésistible impulsion qui m'a rejeté hors de la voie commune et des sentiers battus pour me précipiter vers des hommes tels que lui. Et peu à peu je perçois une évolution très nette dans ce courant télépathique qui s'échange entre ces yeux fixes et mon regard incertain, et par une douce, mais impérieuse inflexion lie à son esprit le cours de mes pensées et convie mon âme à cet état de paix inaltérée dont il semble perpétuellement jouir. Ce calme étrange s'accompagne d'une sensation d'allègement, d'exaltation incomparable. Le temps suspend son cours. Mon cœur est, allégé de son fardeau de soucis. Pour jamais, il me semble, je suis à l'abri des amertumes de la défaite et de la mélancolie des désirs inapaisés. Je réalise profondément que l'instinct qui force l'homme à lover les yeux, à espérer contre toute espérance, qui le soutient dans les heures sombres est un instinct qui no trompe pas, car il est d'essence divine. Dans ce silence enchanté où le pendule s'arrête, où les souffrances et les erreurs du passé reculent à leur juste place, il semble que mon être tout entier s'absorbe en celui du Maharshi, que la sagesse est à son zénith, que ce regard de flamme est semblable à une baguette magique évocatrice d'un monde de splendeur insoupçonnée.

Combien de fois me suis-je étonné que ces disciples demeurent ainsi pondant des

Page 65:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

65

années aux pieds de ce Sage, contents de peu de mots et de moins de confort, sans aucune activité extérieure pour les soutenir ou les distraire ! Maintenant je commence à comprendre, non de science, mais plutôt par une illumination soudaine, que chaque jour qui s'écoule leur apporte sa récompense

Après plusieurs heures d'un silence de mort, quelqu'un se lève sans bruit et sort à pas feutrés. Un autre le suit, un autre encore et bientôt je suis seul, seul devant le Maharshi. Alors se produit un phénomène inouï : ses yeux changent, les pupilles se resserrent comme le diaphragme d'un objectif photographique en même temps que l'acuité du regard s'intensifie entre les paupières aux trois quarts fermées. Et j'ai la sensation que mon corps devient léger et plane avec le sien dans l'espace infini. La sensation est d'une acuité si insupportable que je me décide à rompre le premier le charme. J'en trouve la force dans ma résolution même et me sens dans le même instant réintégré dans ma chair. Point de paroles échangées. Je rassemble mes idées, regarde l'horloge et me lève en silence : l'heure du départ est, arrivée.

J'incline la tête en signe d'adieu. Le Sage me répond du même signe. J'exprime quelques mots de reconnaissance, qu'il accueille sans mot dire. J'hésite encore sur le seuil, mais j'entends au-dehors le grelot du char à bœufs et pour la dernière fois je lève les mains, les paumes jointes. C'est ainsi que nous noue quittons.

Je mets le cap sur Bombay. À peine y suis-je installé que je tombe malade. Confiné entre les quatre murs d'une chambre d'hôtel, las de corps et d'esprit, j'ai peine à lutter contre découragement. J'en ai assez de l'Inde. J'ai parcouru, dans de pénibles conditions, des milliers de lieues pour venir échouer dans un quartier européen de grande ville, et ce n'est pas certes parmi les bars, les dancings, les bridges et les whiskys et sodas que je trouverai l'Inde que j'ai cherchée. Mes séjours dans les quartiers indiens ont sans doute favorisé mes recherches, mais c'était aux dépens de ma santé ; quant à mes tournées dans le haut, pays ou dans les villages de la jungle, je les payais en mauvaise nourriture, en eau douteuse, en courses sans fin dans le jour et en insomnies au long des nuits torrides. Le résultat est que je trahis maintenant mon corps comme un fardeau.

Combien de temps encore résisterai-je à une pareille vie ? J'ai les yeux lourds d'insomnie, une insomnie qui m'a saisi dans ses tentacules comme une pieuvre depuis le début de mon voyage. L'obligation de me démener parmi des gens d'une autre race, de tenir la balance égale entre un esprit critique toujours en éveil et une réceptivité dont on ne peut se passer dans un pays qui se dérobe constamment a tendu mes nerfs à l'extrême. J'ai dû apprendre à faire le départ entre des sages authentiques et des fous qui prennent leur fantaisie pour de l'inspiration, entre des mystiques convaincus et des trafiquants de mystère, entre des Yogis et dos charlatans, et tout cela dans un minimum de temps, car je ne puis tout de même y passer toute ma vie.

Si je suis physiquement mal en point, mon moral n'est pas meilleur : j'ai l'impression d'une faillite. C'est évident, j'ai rencontré des hommes de haute valeur, j'en ai rencontré qui faisaient des choses étonnantes, mais je n'ai pas trouvé le surhomme que je cherchais, le maître qui ferait appel à ma raison autant qu'à mon cœur. Des disciples enthousiastes ont vainement tenté de m'entraîner dans leur orbite, je n'ai que trop compris que comme on prend dans sa jeunesse la première aventure pour l'amour de toute la vie

Page 66:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

66

ces excellents jeunes gens ont pris leur expérience du début, pour une découverte qui les dispensait d'aller plus loin. Et puis à quoi bon m'instituer le dépositaire passif d'une doctrine étrangère, si ne surgit en moi du même coup quelque chose de vivant, d'original, de personnel, une illumination qui s'impose comme mienne et non comme une lumière empruntée ? Bon, mais que suis-je en face de si hauts desseins, pauvre scribe trop ambitieux, et quel droit ai-je acquis à de telles faveurs du destin ? De quelque côté que je me retourne je ne trouve que des motifs de découragement.

Une demi-heure après un taxi me conduit à Hornby Road où se trouvent les bureaux d'une compagnie de navigation. Je prends mon billet avec le sentiment qu'il n'y a pas d'autre solution pour moi que de partir au plus vite. Et je rentre aussitôt dans ma chambre sans me soucier des magasins, des palais, dos imposants buildings dont l'ensemble constitue Bombay. Le soir vient. Le garçon dépose un délicieux curry sur ma table, mais je n'ai pas d'appétit. Je me contente d'une boisson glacée et reprends un taxi. Je le fais arrêter devant un de ces établissements violemment éclairés dont l'Inde est redevable à l'Occident, un beau cadeau en vérité : un cinéma ! Je suis amateur de cinéma : c'est la coupe du Léthé. Est-on complètement abandonné quand on peut, dans n'importe quelle bille du monde, louer un bon fauteuil dans une salle accueillante ? J'entre et retrouve aussitôt l'inévitable épouse infidèle et le mari volage dans un décor de palace. Mais le spectacle m'ennuie : j'ai donc aussi perdu le goût du cinéma ! Cette tragi-comédie des passions n'a plus le pouvoir de me faire rire ou pleurer. On n'est pas au milieu de la représentation que tout ce qui m'entoure, la salle et l'écran semblent s'effacer dans un monde irréel et que mes pensées retournent à la question qui m'obsède.

Pèlerin sans dieu, j'ai été de ville en ville et de village en village chercher une place où reposer mon esprit, et je n'ai pas trouvé. À quoi bon avoir scruté la face de tant d'hommes pour y trouver le reflet d'une pensée plus sublime que celle des hommes de mon pays, à quoi bon avoir cherché dans tant d'ardentes et sombres pupilles la réponse à l'énigme qui me tourmente ?

Et voici que soudain mon cerveau et mes nerfs se mettent de la partie, j'ai l'impression que l'air qui m'entoure est chargé d'électricité, je sens un grand changement s'opérer en moi. Quelle voix intérieure s'élève et force mon attention ?

« La vie n'est rien de plus que le cinéma, mouvante illusion qui se déroule du berceau à la tombe. Où sont les visages du passé : as-tu pu les retenir ? Où sont les scènes de l'avenir : crois-tu pouvoir les évoquer ? Au lieu de continuer à marcher vers le réel, le durable, l'éternel, tu t'arrêtes ici et perds ton temps avec une image plus trompeuse encore que la vie, avec une histoire imaginaire, une illusion dans l'illusion. »

Oui, j'en ai décidément assez de ces drames de l'amour humain. Je préfère aller respirer l'air du dehors. J'erre sans but par les rues, sous la douce lumière de la lune qui semble si proche de l'homme en Orient.

Je vais au bord de la mer cherchant l'endroit le plus solitaire possible pour être à l'abri des foules bariolées qui se pressent le soir dans Back-Bay. Sous la voûte constellée d'étoiles je pense à la crise que je subis et me laisse insensiblement retomber dans ma délectation morose.

Enfin, quelques jours encore et môn navire cinglera à toutes Voiles à travers la mer arabique en direction de la vieille Europe I Trêve de métaphysique I Tout ce que j'ai à offrir, mon temps, mon esprit, ma volonté, mon argent, je ne le sacrifierai plus sur l'autel de la

Page 67:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

67

superstition, à des hypothèses invérifiables !... Oui, à bord, peut-être penserais-je ainsi, mais en attendant la voix intérieure implacablement me poursuit :

« Insensé, voilà donc le fruit de tant d'aspirations, de tant d'années perdues ! Tu vas suivre la voie banale, le chemin tracé, oublier tout ce que tu viens d'apprendre, noyer dans le tumulte des sens ce qu'il y avait de meilleur en toi ! Mais prends garde ! Ton apprentissage de la vie a été dirigé par de terribles infiltres, les abîmes de la pensée ont fait craquer le vernis, tu as obéi à l'appel impérieux de l'idée ; la solitude a façonné ton Âme. Penses-tu échapper si facilement aux exigences d'une telle vocation ? Ne l'espère pas, ce sont autant de charmes rivés à tes pieds. »

Seul sous le ciel rempli d'étoiles je lutte en vain contre cette voix impitoyable, accusant mon impuissance à lutter contre le sentiment de détresse qui m'accable. Mais ma voix me répond :

« Es-tu sûr que nul parmi les hommes que tu as rencontrés n'était le maître que tu cherchais ?

Et, toute la galerie des faces brunes défile à nouveau devant mes yeux, prestes et vives dans le Nord, placides dans le Sud, nerveuses, émotives dans l'Est, fortes de leur silence même chez les Mahrattis de l'Ouest, figures amicales ou hostiles, folles ou sages, bienveillantes ou malignes, mais toutes également inscrutables. Une seule cependant se détache des autres ; je revois ses yeux obstinément attachés aux miens. Je la reconnais : c'est le Maharshi, le Grand Sage dont les jours s'écoulent sur la colline du Saint-Signal, très loin là-bas dans le Sud. Jamais je n'ai pu l'oublier et souvent son souvenir a refleuri en moi, mais le continuel changement, le mouvant panorama des êtres et des choses, tant, d'impressions diverses accumulées ont rejeté à l'arrière-plan les impressions de mon bref séjour auprès de lui. Il est passé dans ma nuit comme un météore, et je suis bien forcé de m'avouer que nul être humain ne m'a attiré à ce point. Mais il m'a semblé si haut, si loin, si inaccessible à l'Européen que je suis, si indifférent à mes humbles desseins I La voix n'est cependant pas à court d'argumente :

« Indifférent ? En es-tu sûr ? N'es-tu pas plutôt parti trop vite »

- Oui, je me suis peut-être trop hâté. Je pensais à mon programme, pouvais-je faire autrement ?

- Il y a au moins une chose que tu peux faire, y retourner.

- N'aurais-je pas l'air de m'imposer ?

- Ce n'est pas cela qui importe, c'est le succès. Retourne vers le Maharshi.

- Mais il habite à l'autre extrémité de l'Inde et je suis trop malade pour me mettre en route.

- Qu'importe cela aussi ? Si tu veux un Maître, il ne faut pas épargner ta peine.

- Je suis trop las pour vouloir encore quelque chose. J'ai retenu ma cabine et je pars dans trois jours. Il est trop tard pour n’y rien changer.

Page 68:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

68

- Il n'est jamais trop tard ! Évalue donc enfin les choses à leur valeur ! Tu dis que le Maharshi est l'homme le plus remarquable que tu aies rencontré, et tu t'éloignes à peine as-tu fait sa connaissance. Retourne là-bas.

L'esprit répond « oui », mais le corps se révolte. La voix insiste :

« Change les dispositions prises. Retourne chez le Maharshi. »

La voix surgit comme un ordre des profondeurs de mon être. Qu'importe ma logique, qu'importe la révolte de mon corps exténué ? Je suis comme un enfant entre ses mains. Au moment où l'appel est le plus impérieux, l'image du Maharshi surgit, devant mes yeux, vivante, irrésistible. Je cesse de lutter, je repartirai donc ; et s'il y consent, je me remettrai entre ses mains. Les dés sont jetés, je suis conquis, je ne comprends pas encore, mais je sens que je ne m'appartiens plus. Je retourne à l'hôtel, absorbe une tasse de thé bouillant. Je suis un homme changé, j'éprouve une grande sensation d'allègement.

Le lendemain matin je suis frais et dispos : je crois que c'est la première fois depuis mon arrivée à Bombay. Le Sikh qui me sert, resplendissant dans sa jaquette immaculée, sa large ceinture dorée, son pantalon blanc a le sourire lui aussi quand il me voit entrer dans la salle à manger :

« Une lettre pour vous, monsieur. »

Je regarde l'enveloppe. Cette lettre a beaucoup voyagé, on me l'a fait suivre deux fois ; je l'ouvre et à ma grande surprise je vois qu'elle a été écrite à l'ermitage d'Arunachala. Elle m'a été écrite par un homme éminent, membre du conseil législatif de Madras, qui, à la suite d'un drame de famille, a quitté le monde et est devenu le disciple du Maharshi. J'avais fait sa connaissance et nous échangions une lettre de temps en temps. Il me dit que je serais le bienvenu si je retournais à l'ermitage. La dernière phrase de sa lettre est pour moi comme un trait de lumière : « C'est une chance pour vous que d'avoir rencontré le maître que vous cherchiez. » Cette lettre est de trop bon augure pour que je ne coure pas aussitôt à la compagnie de navigation où je fais annuler mon billet.

Je dis une seconde fois adieu à Bombay et traverse sur des centaines de milles le plateau monotone du Deccan où la vue n'est arrêtée que par des touffes éparses de bambous. C'est la « prairie indienne ». Mais le train ne va pas assez vite à mon gré, car je sens cette fois que je marche vers la lumière dans le mystère, vers l'allègement. Je suis heureux déjà quand nous retrouvons le second jour les calmes paysages du Sud et leurs collines rougeâtres et plus encore quand au sortir des plaines desséchées je respire la chaleur moite de Madras, terme de ma première étape.

Il y a des heures qui s'inscrivent en lettres d'or au calendrier de notre vie. C'est un de ces instants inoubliables que m'a réservé le destin quand il guida une seconde fois mes pas vers le hall du Maharshi.

Il est là, assis comme d'habitude sur sa magnifique peau de tigre. Les bâtons d'encens se consument lentement sur la petite table, emplissant la pièce de leur parfum tenace. Le

Page 69:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

69

Sage n'est pas en extase en ce moment ; il est tout près de nous, ses yeux sont ouverts à ce monde et ses lèvres ont un sourire de bienvenue lorsque je m'incline devant lui. Quelques disciples se tiennent à distance respectueuse, l'un d'eux manœuvre le punkah.

Cette fois je suis venu moi aussi en postulant et mon esprit n'aura de repos que quand je connaîtrai sa décision. Mais j'ai bon espoir, tant était impérieuse la voix qui m'a appelé ici de Bombay et qui résonnait comme un ordre auquel on ne se dérobe pas. Après quelques mots d'explication, je présente ma requête brièvement, sans phrases superflues. Le Maharshi continue à me regarder en souriant et se tait. Je répète ma question, et il se décide alors à me répondre directement en excellent anglais :

« À quoi bon parler de maître et de disciple ? Ces différences n'existent qu'au point de vue du disciple. Pour celui qui a remonté aux sources de l'être, il n'y a ni maître ni disciple, il n'y a que des hommes. »

Dois-je interpréter ces mots comme un refus ?

Je tâche de présenter ma requête d'une autre façon et j'obtiens cette réponse :

« C'est en vous qu'il faut trouver le maître, je veux dire dans votre moi spirituel. Considérez son corps à lui comme il le considère lui-même : son corps n'est pas son vrai moi. »

Je commence à comprendre : le Maharshi ne veut pas me répondre directement, il faut que j'interprète ses paroles, qui sont obscures et subtiles. Je renonce à insister et nous causons des circonstances de mon voyage. Puis je passe l'après-midi à mon installation.

Je mène pendant les semaines qui suivent une vie inaccoutumée. Je passe presque entièrement mes journées dans le hall du Maharshi, où j'essaie de recueillir avec des bribes de sa sagesse une indication d'où je puisse inférer la réponse que j'attends. Malheureusement mes nuits sont toujours gâtées par l'insomnie, quoique je les passe enroulé dans une couverture étendue à même le sol dans une cabine hâtivement construite à une centaine de mètres de l'ermitage. Les murs sont, de terre sèche, le toit seul est solidement construit en tuiles pour résister à la mousson. Tout autour d'épais buissons épineux, des touffes de cactus marquent le commencement de la jungle. Ce rude paysage révèle la nature vierge dans toute sa grandeur primitive. Vers le Nord, la jungle se poursuit jusqu'aux premiers contreforts de la montagne, masse géante de roches métalliques et de terre brune. Du côté sud s'étend un grand étang dont le miroir d'eau calme m'attire chaque jour, ses rives sont bordées de bouquets d'arbres peuplés de singes.

Les jours se suivent et se ressemblent. Je me lève tôt, avant le lever du soleil sur la jungle, je vois le ciel passer par toutes les teintes, du gris au vert et à l'or pur. Puis je me plonge dans l'étang en prenant soin de faire le plus de bruit possible pour éloigner les serpents. Je bois alors avec délice les trois tasses de thé parfumé qui sont mon seul luxe dans ces lieux austères.

Aussitôt après le petit déjeuner je me dirige à pas lents vers l'ermitage, m'arrêtant aux

Page 70:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

70

buissons de roses du jardin, ou m'asseyant un moment sous les cocotiers alourdis par leurs énormes grappes. Le soleil n'est pas encore dans sa force et la promenade parmi les arbres et les fleurs est délicieuse à cette heure matinale.

J'entre enfin dans le hall, salue le Maharshi et m'accroupis à l'indienne ; j'ai toute faculté de lire ou d'écrire pendant un moment, d'engager une conversation avec l'un ou l'autre des disciples, d'attaquer le Maharshi sur un point quelconque, de méditer pendant une heure sur le sujet indiqué par le Sage, quoique la soirée soit plutôt réservée è la méditation en commun. Mais quelle que soit mon occupation je ressens les effets de l'atmosphère ambiante, des mystérieuses mais salutaires effluves qui s'insinuent ici sans violence dans le cerveau.

Le seul voisinage du Maharshi emplit l’Âme d'un calme ineffable. À l'analyse je constate et j'ai la certitude qu'un courant d'influence s'établit entre nous dès que nous sommes en présence. Comprenne qui pourra, pour moi je no puis douter.

À onze heures je retourne à mon logis pour le déjeuner suivi d'une sieste, puis je vais reprendre ma place dans le hall. De temps en temps, pour changer un peu, j'explore le pays ou je descends on ville pour revoir un coin quelconque de son temple colossal. Quelquefois le Maharshi vient sans s'annoncer me rendre visite dans ma hutte. J'en profite naturellement pour l'accabler de questions ; il m'écoute avec patience et me répond avec sa placidité habituelle quoiqu’en termes elliptiques, formant rarement une phrase complète. Il arrive cependant une fois que j'aborde un nouveau sujet et n'obtienne pas de réponse. Les regards du Sage se perdent alors dans la direction des collines qui ferment l'horizon et pendant plusieurs minutes il est lé, immobile et comme absent. S'abandonne-t-il è quelque méditation ou contemple-t-il dans le lointain quelque être immatériel, visible seulement à ses yeux ! M'a-t-il seulement entendu ? Quoi qu'il en soit quelque chose de plus fort que toute ma logique s'empare de mon être en sa présence et le domine.

Mais cet incident est une leçon. À quoi bon poser des questions et discuter à l'infini quand j'ai en moi un puits de certitude où je n'al qu'à puiser ? Mieux vaut cesser d'ergoter et m'efforcer de mettre en œuvre tout ce que ma propre nature contient en puissance. De. sorte que moi aussi je me tais et attends. Une demi-heure après le Maharshi est toujours là sans mouvement comme s'il m'avait oublié, mais je sens très bien que cette révélation intérieure qui vient de m'être accordée est son œuvre, qu'elle a pénétré en moi par une sorte de télépathie, par l'effet de cette mystérieuse radiation qui émane de son être.

Au cours d'une de ces visites, il me trouve en proie à une noire mélancolie. Il me réconforte et me parle du but glorieux promis à l'homme qui adopte la voie du Yoga.

« Mais, Maharshi, c'est une voie pleine d'obstacles et j'ai tellement conscience de ma faiblesse.

- C'est le plus sûr moyen de rester en route, car ce manque de confiance, cette crainte de l'échec n'aboutissent qu'à paralyser l'esprit.

- Mais s'ils sont fondés ?

Page 71:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

71

- Ils ne sont pas fondés. La pire erreur de l'homme est de croire qu'il est naturellement faible, naturellement mauvais. La nature de l'homme est divine et forte par essence. Ce qui est faible et mauvais, ce sont ses habitudes, ses désirs, ses passions, ce n'est pas lui. »

Ces paroles sont un merveilleux tonique. J'aurais vite fait de les réfuter venant d'une autre bouche, mais une voix intérieure me crie que la vérité parle par la sienne, que cet homme n'est pas un philosophe qui discute une pointe d'aiguille, mais un Sage qui puise ses paroles dans les profondeurs d'une grande et généreuse expérience.

Une autre fois, comme nous parlons de l'Occident, je ne puis m'empêcher de lui faire cette objection :

« Vous n'avez pas grand mal à trouver la sérénité dans une retraite comme la vôtre où rien ne vous trouble ni ne vous distrait.

- Il vous semble ainsi, mais une fois le but atteint, quand vous serez celui qui sait, peu importe que vous viviez dans le tourbillon dos villes ou dans la solitude de la jungle. »

Une autre fois encore où je reprochais aux Indiens leur peu de souci du progrès matériel :

« C'est vrai, nous sommes une de ces races que vous appelez arriérées. Mais nous vivons ainsi sans grands besoins. Bien des progrès nous sont restés, étrangers, mais nous sommes contents de peu, de bien moins ne vous en faut à vous autres. De sorte qu'être moins avancés ne veut pas dire que nous soyons moins heureux. »

Chaque jour m’apporte la confirmation du degré de sublimité de cet homme. Parmi les gens de toute sorte et de toute classe que je vois défiler à l’ermitage, un pauvre paria visiblement en proie à une grande détresse d’âme vient se soulager de ses tribulations aux pieds du Maharshi. Le Sage ne répond pas, il ne sort jamais de sa réserve habituelle et l’on peut compter les mots qu’il prononce au long d’une journée. Mais il attache son regard sur le malheureux et ce regard suffit à adoucir ses souffrances : deux heures plus tard il sort du hall rasséréné. C’est là, en effet, tout le secret de Maharshi : sans parler, par une sorte de mystérieuse télépathie, il soulage, il guérit.

Une autre fois un brahmane cultivé et diplômé vient lui exposer son cas. On ne sait jamais, je viens de le dire, si le Sage répondra ou non par des paroles, mais il n'a pas besoin d'ouvrir les lèvres pour être éloquent. Vis-à-vis du brahmane il est un peu plus communicatif. En quelques phrases riches de sens et de pensée il ouvre au visiteur des perspectives insoupçonnées.

Un jour qu'un groupe nombreux de visiteurs et de fidèles se trouvait réuni dans le hall, quelqu'un vint annoncer la mort d'un criminel dont la mauvaise réputation était la fable de toute la ville. Aussitôt une discussion s'engage, on rapporte des traits de caractère, des mauvaises actions dont le souvenir est resté présent dans les mémoires. Quand les conversations s'apaisent le Sage qui n'avait rien dit laisse tomber ces simples mots :

Page 72:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

72

« Oui, mais il était très propre et se baignait deux ou trois fois par jour. »

Un paysan et sa famille avaient parcouru plus de cent milles pour venir à lui. C'était un illettré qui ne connaissait guère autre chose que son labeur quotidien, les rudiments de sa religion et les superstitions ancestrales. Quelqu'un lui avait dit qu'un dieu qui avait revêtu la forme humaine vivait au pied de la colline sacrée. Il est accouru, s'est prosterné trois fois et s'est accroupi sans mot dire sur le sol. Il croit fermement qu'un bienfait inestimable sortira pour lui de ce voyage. Sa femme est à côté de lui, vêtue d'une robe pourpre nouée è la taille et qui l'enveloppe gracieusement des pieds à la tête. Elle s'est parfumée les cheveux pour la circonstance. Il y a aussi leur fille, une enfant gracile dont les anneaux de cheville tintent à chaque pas qu'elle fait dans le hall. Elle porte, selon une charmante coutume indienne, une fleur blanche derrière l'oreille. La famille reste là pendant plusieurs heures en contemplation. Il est clair que le Maharshi par sa seule présence fortifie leur foi, leur rend l'assurance, leur insuffle une ineffable félicité. Le Sage ne fait en effet aucune distinction entre les croyances, il les regarde toutes, si elles sont sincères, comme l'expression d'une grande et unique vérité ; il honore Jésus comme il honore Krishna.

À ma gauche un vieillard de soixante-quinze ans est accroupi ; une chique de bétel gonfle sa joue ; il tient dans ses mains un livre sanscrit sur lequel se penchent ses paupières alourdies. C'est un brahmane qui fut longtemps chef de gare près de Madras. Il a quitté le service à soixante ans et a perdu sa femme peu de temps après. L'occasion se présenta ainsi pour lui de contenter un désir longtemps réprimé. Il avait passé quatorze ans à voyager dans toutes les parties de l'Inde, rendant visite à tous les Sages, ascètes et Yogis dont il avait entendu parler dans l'espoir de trouver parmi eux le maître dont l'enseignement ou la personnalité répondit è ses aspirations. Il devait avoir ses idées sur ce point, car il n'avait pas trouvé avant de venir ici ; quand je le rencontrai, il me raconta ses déboires. Ce n'était pas un raisonneur, il me plaisait par l'expression de sincérité peinte sur son visage ridé, par la fraicheur naturelle de ses sentiments. Étant beaucoup plus jeune que lui je ne savais trop quel conseil lui donner, quand à ma grande surprise il me demanda si je voulais être son maître. Le maître que vous cherchez n'est pas loin le, lui dis-je pour toute réponse, et je le conduisis tout droit chez le Maharshi. Il ne fut pas long à me donner raison et à devenir un des fidèles les plus fervents du grand Sage.

Non loin de là est assis dans le hall un personnage à l'aspect aisé, portant lunettes, vêtu de soie. Celui-là est un magistrat qui a profité d'une vacation dans le voisinage pour rendre visite au Maharshi. C'est un de ses plus grands admirateurs, et on est sûr de le voir revenir au moins une fois par an. Ce gentleman cultivé, délicat, raffiné ne dédaigne pas de venir s'accroupir démocratiquement au milieu d'un groupe de Tamils pauvres et nus jusqu'à la ceinture, dont le corps frotté d'huile brille comme de l'ivoire poli. Le sentiment qui les rassemble et leur fait oublier tout préjugé de caste est le même qui conduisait autrefois les princes et les rajahs aux pieds des Richis de la forêt et de la jungle : leur sagesse ramenait la paix et l'égalité parmi les hommes.

Entre une jeune femme portant un bébé dans ses bras. Elle se prosterne, mais comme on discute à ce moment d'un des problèmes les plus profonds de la nature humaine, elle se garde bien d'interrompre et s'assied modestement. L'instruction n'est pas un ornement pour la femme hindoue, elle ne sait pas grand-chose en dehors des soins de la maison. Mais cette grande présence suffit à son bonheur.

Le déclin du jour marque l'heure de la méditation en commun dans le hall. Le plus souvent le Maharshi en donne le signal en entrant aussi discrètement que possible dans cet état ressemblant à l'extase et qui dresse une barrière entre lui et le monde extérieur.

Page 73:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

73

J'ai appris au cours de ces méditations quotidiennes à pénétrer chaque jour plus profondément en moi-même, à me procurer cette sorte d'illumination intérieure qui est pour moi comme un rayon émané de l'atmosphère spirituelle dans laquelle se meut le Maharshi. J'ai conscience que l'esprit subit alors une sorte d'attraction et c'est en de telles heures que je me rends compte que les silences d'un tel homme sont encore plus riches de sens que ses paroles. Cet état d'équilibre apparent cache un dynamisme assez puissant pour affecter les personnes présentes sans le secours du verbe ou du sens actif. Il y a des moments où j'éprouve l'effet de cette force au point que s'il me donnait un ordre je sens que j'obéirais aveuglément. Mais le Maharshi est certainement le dernier homme au monde à exiger de ses adeptes une obéissance servile ; il laisse à chacun la plus grande liberté d'action. En quoi, il est très différent de la plupart des maîtres en Yoga que j'ai rencontrés aux Indes.

Mes méditations s'orientent naturellement dans le sens qu'il m'avait indiqué lors de ma première visite, alors qu'il me rebutait par le vague apparent de ses réponses. J'ai commencé à regarder en moi-même. Qui suis-je ? Suis-je un corps de chair et de sang ? Suis-je un esprit, une pensée, un complexe de sentiments qui forme ma personnalité et la distingue de celle des autres ? Nous avons pris l'habitude de répondre par oui à chacune de ces questions, mais le Maharshi m'a averti d'y regarder de plus près, sans aller toutefois jusqu'à ériger son enseignement en système. En voici l'essentiel :

« Posez-vous sans relâche cette question : « Qui suis-je ? ». Analysez votre moi jusque dans ses replis les plus profonds. Tâchez de trouver où commence le moi-pensée. Allez au-delà, poursuivez vos méditations, tournez votre attention vers le monde intérieur. Un jour la roue de la pensée qui tourne sans cesse vous conduira en un point où l'intuition directe jaillira spontanément du fond de votre être. Suivez-la, cessez alors de penser et vous toucherez au but. »

Je me conforme à cet enseignement, je lutte chaque jour avec ma raison, je m'ouvre lentement un chemin dans les profondeurs inexplorées de l'esprit. Grâce à la présence du Maharshi, cette méditation, ce dialogue avec moi-même se poursuit sans fatigue et avec une efficacité décuplée. Une grande attente appuyée sur le sens d'un puissant concours extérieur inspire et soutient mon effort. Je vis des heures étranges où j'ai clairement conscience d'une force qui me pénètre et guide mes pas encore chancelants vers les frontières mystérieuses de l'Être.

Le hall se vide chaque soir à l'heure où le Maharshi, ses disciples et ses visiteurs se rendent à la salle à manger pour le repas du soir. Comme je ne me soucie pas de partager leur nourriture et, encore moins de préparer la mienne, je reste habituellement seul en attendant leur retour. Il n'y a qu'une chose qui me plaise dans le menu de l'ermitage, c'est le lait, caillé. Le Maharshi m'en fait, envoyer un grand bol chaque soir.

Une demi-heure environ après leur retour les habitants de l'ermitage et ceux de leurs hôtes qui restent pour la nuit, s'enroulent dans des draps ou des couvertures de coton et s'étendent pour dormir sur les nattes du hall. Le Sage couche sur le divan : son domestique le masse avant qu'il s'enveloppe à ton tour dans la couverture. Quant à moi je prends ma lanterne et m'en vais tout seul dans ma hutte. D'innombrables lucioles font du jardin un tapis de lumière mouvante.

Page 74:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

74

Que de choses j'aurais à dire encore sur mes entretiens avec le Maharshi, sur les scènes de cette vie sans heurts et sans imprévu, s'il n'était temps de mettre le point final è ce récit !

Plus j'observe le Maharshi, plus je vois en lui l'héritier d'un passé pour qui la découverte d'une vérité spirituelle avait certainement plus de prix que celle d'une mine d'or. J'ai désormais la certitude d'avoir enfin trouvé dans ce coin reculé de l'Inde un des derniers surhommes que la terre ait portés. Ce visage serein devait être celui des antiques Richis dont la mémoire est demeurée vivante dans ce pays. Et pourtant que sais-je de lui ? Je sens que le plus profond, le plus merveilleux de son âme m'est encore retenu, que le trésor de sagesse dont elle est lourde m'échappe encore. Tantôt il semble ravi à des hauteurs où je ne puis le suivre, tantôt il répand sur moi sa grâce avec une bienveillance qui me lie è lui par des liens indestructibles et me soumet sans retour à l'énigme de son étonnante personnalité. Je sais que si matériellement parlant il a entendu s'isoler de tout contact, de toute intrusion, il suffit cependant de trouver le fil d'Ariane qui me liera è son âme par un lion purement spirituel. Et je l'aime parce qu'il a su garder dans cette atmosphère de grandeur presque sublime une simplicité et une modestie qui m'enchantent, parce qu'Il no songe même pas è se targuer de je ne sais quels pouvoirs occultes pour faire plus sûrement impression sur ses compatriotes amoureux de mystère et qui le canoniseraient durant sa vie s'il n'était si complètement dénué de prétention.

Il me semble que la présence sur cette terre d'hommes tels que le Maharshi ne peut être l'effet d'un caprice du destin. Messager du divin, il est le continuateur de ces hommes que l'on a vu surgir eu cours de l'histoire pour assurer la permanence de l'esprit sur cette terre, porteurs d'une révélation qui commande la foi et non l'argumentation. Ce qui donne à son enseignement une si grande force d'attraction, c'est qu'il s'inspire à la fois de motifs désintéressés et d'un esprit pratique qui, à y regarder de près, est parfaitement scientifique. Il n'invoque aucune puissance surnaturelle et ne demande pas une foi aveugle. L'atmosphère de spiritualité qui l'entoure ne se retrouve pas dans le temple voisin, pas plus que n'y ont d'écho ses méthodes toutes rationnelles d'introspection. Le mot même de Dieu vient rarement sur ses lèvres. Il ne s'engage pas à corps perdu sur l'océan de la magie, où tant de départs pleins de promesses se terminent par le naufrage. Il propose simplement une méthode de self-analyse, qui peut être pratiquée indépendamment de tout système philosophique et de toute croyance religieuse et qui doit logiquement conduire l'homme à la connaissance de soi-même, et par un dépouillement progressif à l'être pur.

Je suis de plus en plus persuadé que sans le moindre échange de paroles quelque chose de l'esprit du Maharshi pénètre en moi. Malheureusement l'ombre d'un prochain départ m'assombrit. Je remets tant que je peux, mais la maladie me guette de nouveau et toute nia force de volonté sera, je le sens, bientôt impuissante imposer silence à un corps épuisé. La nature ne se laisse pas braver impunément et bientôt l'imminence d'une crise n'est que trop évidente. Par une lamentable ironie c'est au moment où ma vie spirituelle est près d'atteindre le faite que ma santé physique s'effondre. J'étais à quelques heures d'une expérience décisive quand des frissons suivis d'une transpiration anormale annoncèrent l'accès de fièvre que je redoutais depuis quelque temps.

Je revenais du temple où j'avais voulu visiter un sanctuaire habituellement fermé aux étrangers et j'entrais dans le hall au moment où le temps de la méditation du soir était déjà à demi écoulé. Je prends cependant la position requise, je ferme les yeux me recueille et rassemble mes pensées vagabondes, obtenant ainsi une intense intériorisation de la conscience. La forme physique du Maharshi flotte distinctement devant mes yeux. Docile

Page 75:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

75

aux instructions du maître, je m'efforce de dépasser cette image sensible et de percevoir au-delà d'elle l'être pur, informé, l'âme, si l'on veut. À ma grande surprise, j'y réussis presque aussitôt, l'image disparaît, remplacée par le sens très net d'une présence intérieure réelle, irrésistible. Les objections que je me suis faites quand je passais au crible de la critique toutes mes sensations, mes émotions, mes perceptions successives, sans jamais arriver à un résultat satisfaisant, je les ai définitivement écartées. Je me suis efforcé de remonter à la source même, au centre actif de la conscience et d'attacher sur lui mon attention. C'est alors que vient l'instant suprême. Dans cet état de concentration de l'esprit replié sur lui-même, notre entourage familier commence à s'estomper dans une ombre indécise. L'esprit a l'impression d'être environné de néant, d'être parvenu à une sorte de vacuité. Maintenir l'attention dans cet état de concentration nécessite toutefois un effort intense ; la vie est là avec ses tentations, ses solutions de paresse : combien il est difficile de ne pas se laisser distraire par elles !

Ce soir cependant j'y arrive presque du premier coup après un seul instant de lutte contre l'assaut des pensées importunes. Une force impérieuse, une sorte de dynamisme intérieur que je n'avais encore jamais perçu m'aide à en triompher et me porte au but. J'ai gagné la première bataille presque sans coup férir, et à cet état de tension succède un sentiment de calme, d'heureux apaisement.

Dans la phase suivante je perçois mon entendement comme objet, j'assiste comme du dehors à son fonctionnement et quelque chose m'avertit qu'il n'est qu'un instrument extérieur au moi. Il y a là une sorte de détachement de l'objet. La faculté de penser n'est plus un privilège dont il y a lieu d'être fier, c'est une chose tout à fait commune dont on peut et doit se libérer, car je perçois nettement à ce moment que jusqu'à cette heure j'en ai été le prisonnier. La conséquence est une soudaine aspiration à se placer au-dessus de l'esprit, à « être en dehors de lui, à se perdre dans un domaine plus élevé et plus profond que la pensée. J'ai la curiosité de savoir ce que se passera quand je me serai délivré de la tutelle accoutumée du cerveau et de la raison et m'efforce dans ce but de tenir mon attention éveillée et en alerte.

Sensation étrange d'ailleurs que celle qui consiste à se placer à l'écart et à observer la fonction cérébrale comme sur un sujet d'expérience, d'assister ainsi à la naissance et à l'écoulement de la pensée, moins étrange cependant que celle qui consiste à se percevoir intuitivement comme arrivé à la porte du mystère qui donne accès aux trésors cachés de filme humaine. Je suis Christophe Colomb au moment d'aborder sur une terre inconnue. Cet espoir parfaitement conscient, dirigé, cette anticipation est quelque chose de saisissant.

Mais comment se libérer de l'antique tyrannie ? Jamais le Maharshi ne m'a conseillé de forcer le passage. « Remontez le cours de la pensée, m'a-t-il dit, jusqu'à sa source, guettez le moment où votre moi intime se révélera spontanément et vous verrez que la faculté de penser s'évanouira d'elle-même. » C'est bien ce qui se passe, j'ai le sentiment d'avoir trouvé le foyer de la pensée ; arrivé en ce point, je puis renoncer à l'effort et m'abandonner à une complète passivité tout en restant en éveil comme le fauve prêt à bondir sur sa proie.

Je reste sur cette position jusqu'à ce que j'aie pu vérifier l'exactitude des prédictions du Sage. Les vagues de la pensée vont s'apaisant graduellement. Le travail de la faculté rationnelle tend vers zéro. C'est bien la plus étrange sensation que je n’ai jamais ressentie. Le temps semble hésiter dans sa marche à mesure que la faculté intuitive enfonce plus profondément ses antennes dans un monde inexploré. L'apport des sens

Page 76:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

76

cesse d'être perçu, même comme souvenir. Je sens que je puis d'un moment à l'autre me trouver hors des choses, à la porte du mystère.

Et ce moment arrive. La pensée rougeoie comme un feu qui s'éteint. L'entendement recule à la place qui lui revient, c’est-à-dire au point où la conscience cesse d'être interrompue dans son action par l'intervention de la pensée. Je reconnais la vérité des paroles du Maharshi relativement à l'origine transcendante de l'esprit. Le cerveau est en état de suspension comme dans un sommeil sans rêves, mais sans la moindre perte de conscience. Je suis parfaitement calme, absolument conscient de ce que je suis, de ce qui se passe en moi. Mais cette conscience du moi s'est affranchie des limites de la personnalité, elle se perd dans un infini sublime, embrassant toutes choses créées. Le moi existe toujours, mais d'une existence transfigurée, irradiante. Quelque chose d'infiniment plus élevé que l'insignifiante personnalité que je prenais jusque-là pour mon moi, quelque chose qui participe du divin s'élève à la conscience et devient le moi. Et de ce quelque chose surgit le sens de la liberté, car la pensée est soumise à un mouvement de navette : se libérer de ce mécanisme équivaut à respirer l'air pur au sortir d'une prison.

J'ai maintenant dépassé les limites de la conscience universelle. Le monde terrestre qui était tout pour moi jusqu'à ce jour a disparu. Je suis plongé dans un océan de lumière qui, je le sens plutôt que je ne le pense, est la substance originelle où sont pulsée les mondes créés, la matière è l'état primitif, l'infini même, Indicible, incréé, source inépuisable de vie.

J'ai en un éclair le sens du drame qui se joue dans l'espace infini ; il me ramène à la substance originelle, à la source de l'être. Ce moi, ce moi nouveau baigne au sein d'une inexprimable félicité. J'ai bu à la coupe du Léthé. Amertumes du passé, souci du lendemain, tout est oublié. C'est la liberté même dans sa divine essence. J'embrasse la création entière dans un élan de sympathie sans réserve ; c'est maintenant que je comprends pleinement que tout connaître n'est pas seulement tout pardonner, mais aussi tout aimer. Mon âme est ravie en extase.

Comment résumer une telle expérience dont ma plume renonce à traduire par des mots les nuances trop délicates ? Il faut pourtant essayer d'assouplir au langage terrestre ces vérités éternelles : ce ne sera pas un effort perdu. Essayons donc de faire remonter à la mémoire, fût-ce en termes maladroits, quelques parcelles de ce monde inexploré qui s'étend au-delà des frontières de l'esprit.

L'homme peut s'enorgueillir d'une haute parenté : un Être infiniment plus grand que sa mère a bercé son enfance. Il peut atteindre è cette connaissance par la voie de la sagesse.

Au temps lointain de sa première existence, l'homme avait fait serment d'allégeance è son Créateur et marchait environné de lumière dans les pas des dieux. Aujourd'hui il n'obéit plus qu'à ce monde terrestre qui le convie à l'action matérielle, mais il reste des Sages qui n'ont pas oublié leur serment d'autrefois et ce serment sera rappelé à l'homme d'aujourd'hui è l'heure opportune.

Il y a dans l'homme un élément impérissable ; là réside son véritable moi. Il le néglige presque complètement, mais cette insouciance n'altère ni n'affecte en rien son essence. Il peut même l'oublier et s'endormir du sommeil des sens, mais le jour où il s’éveillera et tendra los bras à son véritable moi, il se souviendra de ce qu'il est et recouvrera son Âme.

L'homme ne s'estime pas à sa valeur parce qu'il a perdu le sens du divin qui est en lui.

Page 77:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

77

Il trouve ainsi plus commode de se ranger à l'opinion commune, alors qu'il trouverait s'il le voulait la certitude en lui-même, dans ce centre de son être où règne l'Esprit. Le Sphinx n'a pas comme on le croit ses regards tournés vers les horizons terrestres, mais vers la contemplation intérieure ; l'énigme de son sourire est dans la connaissance de soi-même.

Celui qui, regardant en lui-même n'y trouve qu'obscurité, mécontentement, faiblesse et vanité ne doit pas traduire sa déception par un scepticisme amer. Qu'il regarde toujours plus loin, toujours plus profond en lui, jusqu'à ce qu'il perçoive à de faibles signes ce souffle léger qui naît de la sérénité renaissante. Qu'il les recueille précieusement, ces signes, car ils prendront vie, grandiront et se changeront en de hautes pensées qui franchiront le seuil de son esprit comme des missionnaires célestes annonciateurs d'une voix qui viendra plus tard, la voix d'un être caché, mystérieux qui habite au centre de son être et n'est autre chose que son moi originel.

Tout homme à un moment de sa vie bénéficie de la révélation du divin, mais s'il passe indifférent, cette révélation est comme une graine semée sur le roc. Nul homme n'est exclu de cette conscience divine : c'est lui qui s'en exclut lui-même. L'homme va chercher très loin le secret de la vie, alors que l'oiseau perché sur la branche, l'enfant qui tient la main de sa mère ont depuis longtemps résolu l'énigme et portent la réponse écrite sur leur front. L'Être qui t'a donné le jour, ô homme ! est plus haut et plus noble que ta pensée ne peut l'imaginer ; repose-toi sur sa bienveillance et obéis à ses injonctions dont il t'appartient d'écouter au fond de ton Âme le murmure discret comme le bruissement du feuillage agité par la brise.

L'homme qui s'imagine pouvoir vivre librement au gré de ses désirs sans avoir à en rendre compte un jour lie sa vie à une chimère. Quiconque pèche contre ses frères ou contre lui-même prononce sa propre condamnation.

Qu'il le sente ou non, qu'il le cherche ou non, le suprême refuge de l'homme est en lui-même. L'homme le savait autrefois et il y trouvait sa consolation ; s'il l'a oublié, la déception et la souffrance conspireront périodiquement pour l'y ramener. Il n'est point d'homme si fortuné qui puisse se vanter d'échapper à ces deux grands rédempteurs de la race humaine.

L'homme ne se sentira vraiment en sûreté que sous l'aile de ces sublimes pensées. Tant qu'il se complaira dans l'obscurité et refusera la lumière, ses plus belles inventions aggraveront la nuit de son esprit et l'enfonceront plus avant dans la matière ; elles ne seront qu'une entrave de plus qu'il lui faudra bien dénouer un jour. Car il est indissolublement lié à son passé, il vit et agit en présence de son dieu intérieur. Qu'il ne persiste donc point à le renier, mais plutôt qu'il s'en remette avec confiance à cette meilleure partie de son être : elle ne se dérobera pas. Et ce faisant il vivra et mourra dans la paix et la félicité.

Quiconque se sera une seule fois contemplé dans le miroir de son moi intérieur dépouillera toute haine envers ses frères.

La haine ne disparaîtra de la surface du monde qu'au temps où l'homme aura appris à voir le visage de ses frères non plus à la lumière du jour qui éclaire indifféremment tous les êtres, mais transfiguré par la lumière intérieure qui est en eux le reflet du divin, qu'au temps où il les contemplera avec le respect auquel a droit un être dans l'âme duquel habite un élément de même essence que la puissance suprême que les hommes appellent Dieu.

Page 78:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

78

Les pédants auront beau fouiller comme des taupes dans les piles de livres qui encombrent les murs de la maison du Savoir, ils n'y découvriront pas de secret plus profond, de vérité plus haute que cette vérité suprême : le moi est d'essence divine. Les plus ardents espoirs de l'homme passent avec les années, mais l'espoir de la vie éternelle, l'espoir de l'amour parfait, espoir d'une félicité infinie se réaliseront un jour, car Ils nous sont promis par un destin qui ne trompe ni ne se laisse tromper.

L'homme recèle dans sa propre nature l'auguste révélation qu'il cherche et n'a qu'à la trouver pour se sentir inondé de lumière. Tout ce qui est, vraiment digne d'être pensé et senti vient se poser sans effort à ses pieds. Dans la paix de son esprit comme dans le secret d'un cloître se lèvent des visions aussi nobles et saintes que celles qui furent, envoyées aux grands Sages hébreux ou arabes qui rappelèrent les peuples à leur origine divine. La même aurore inondait Bouddha de lumière quand il recevait et communiquait à ceux de sa race la révélation du Nirvâna. C'est en elle qu'est caché le germe de l'amour infini qui jeta aux pieds de Jésus Marie-Madeleine pleurant sur sa vie dévastée.

Nulle poussière ne peut recouvrir ces anciennes vérités présentes à travers l'écoulement des tiges depuis les premiers jours de l'homme sur cette terre. Il n'est peuple qui n'ait reçu à sa naissance la révélation plus ou moins voilée de cette vie profonde, accessible à l'homme. Quiconque est prêt à l'accueillir ne doit pas se contenter de la saisir avec son intelligence où elle brillera parmi les idées comme un astre au sein d'une nébuleuse, il faut qu'il lui ouvre son cœur où elle lui inspirera le désir de l'action sublime.

Cependant une force irrésistible me ramène à la notion de; choses de ce monde et je reprends peu à peu conscience de mon entourage. Je me retrouve assis dans le hall du Maharshi maintenant désert. Mes yeux se portent instinctivement sur l'horloge : à l'heure qu'elle marque je comprends que les habitants de la maison sont allés prendre leur repas du soir. À ce moment j'ai conscience d'une présence muette auprès de moi : je me retourne, c'est mon vieil ami qui resté seul à mon côté me regarde avec son inaltérable bienveillance :

« Vous êtes en extase depuis près de deux heures », et son visage ridé par les ans, ravagé par les chagrins passés sourit comme s'il partageait ma propre félicité. Je voudrais dire quelque chose, mais je m'aperçois à mon étonnement que ma faculté de parler m'a momentanément abandonné. Ce n'est qu'au bout d'un quart d'heure que je recouvre la parole, et le vieillard en profite pour continuer son rapport : « Le Maharshi a tenu ses yeux fixés sur vous pendant tout ce temps là. Son esprit vous guidait affectueusement, dans cette voie encore inaccoutumée pour voua ».

L'instant d'après le Sage rentre dans le hall et ses adeptes reprennent leur place autour de lui pour le court instant qui précède le repos. Il s'assied sur le divan, les jambes croisées, le coude appuyé sur le genou, le menton dans la main, deux doigts allongés sur la joue. Nos yeux se rencontrent, les siens ne se détournent pas, son regard reste fixé sur moi avec une extraordinaire intensité. Quand le serviteur entre et baisse la mèche des lampes selon la coutume du soir, je suis frappé de nouveau par le contraste que fait l'étrange éclat de ce regard avec le calme des traits du Maharshi. Les yeux luisent dans le clair-obscur du hall comme deux étoiles jumelles. Jamais encore je n'avais vu des yeux semblables : sont-ils le privilège des vieux Richis ? Si réellement le divin est susceptible de se refléter dans des yeux humains, c'est certainement dans ces yeux qui jamais ne faiblissent.

Page 79:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

79

La fumée de l'encens monte en lourdes spirales ; trois quarts d'heure se passent dans un complet silence. À quoi serviraient des paroles ? En avons-nous besoin maintenant pour nous comprendre quand une douce et noble harmonie s'est établie entre nos âmes, quand je reçois directement de ces yeux un message inexprimé, mais d'une parfaite clarté ? Le Maharshi a ouvert à mon âme l'accès de son âme : elles communieront désormais dans un parfait accord.

Les doux jours qui suivent je lutte contre la fièvre qui monte. Mon vieux chef de gare vient me visiter dans l'après-midi :

« Votre séjour auprès de nous tire à sa fin, mon frère, mais vous nous reviendrez, n'est-ce pas ?

- Certainement, je reviendrai !

Je n'ai pas eu besoin de réfléchir, le mot est sorti de mes lèvres comme l'écho spontané de sa prière. Seul de nouveau, je contemple de mon seuil la colline du Saint-Signal, Arunachala, la Sainte Montagne Rouge, comme les indigènes du pays aiment à la nommer. Elle est maintenant la toile de fond, claire et lumineuse, de mon existence. Quoi que je fasse, où que je sois, j'aurai sous les yeux son contour harmonieux, la ligne doucement arrondie de sa cime. La montagne s'impose en ce lieu impossible à concevoir sans elle, comme il est impossible d'échapper au charme qui s'en dégage. Ai-je moi aussi subi l'enchantement de ce pic solitaire ? Une tradition locale veut que, complètement creux à l'intérieur, il soit la demeure de plusieurs grands esprits invisibles aux yeux des mortels : c'est un conte, je le sais, et cependant cette montagne me tient dans sa servitude. Par l'effet de quelle magie ? J'en ai vu cent autres infiniment plus belles et plus attrayantes. Il faut bien admettre que cet âpre paysage avec ses énormes éboulis de roches rougeoyant sous le soleil tropical recèle une puissante personnalité qui impose, par une influence mystérieuse, mais presque tangible, ce que les Anciens appelaient la terreur sacrée.

Quand vient le crépuscule, je prends congé de tous les habitants de l'ermitage, à l'exception du Maharshi. Je le fais avec le sentiment de tranquille satisfaction qui suit une victoire durement achetée, car mon esprit a conquis la certitude sans rien sacrifier d'un rationalisme dont il essaierait vainement de s'affranchir. Mais cette satisfaction fait vite place à une sourde mélancolie quand un peu plus tard je me vois traversant pour la dernière fois la cour à côté du Sage. Cet homme m'a vraiment conquis et je me sens profondément affecté à la pensée qu'il me faut le quitter. Il m'a attaché à son esprit par des liens indestructibles, sans rien demander pour lui que la joie de faire rentrer un homme en lui-même et de le libérer. Il m'a remis en présence de mon moi, il a aidé l'Occidental égaré que j'étais à restituer à ce mot aujourd'hui vide de sens tout ce qu'il contient en puissance de félicité vivante et féconde.

Je fais tramer le départ, incapable d'exprimer l'émotion qui m'étreint. Le ciel d'un bleu profond, resplendissant d'étoiles sans nombre, forme au-dessus de nos têtes une voûte qu'éclaire un fin croissant de lune. Des milliards de lucioles font du jardin un tapis de lumière et les cimes des palmiers se balancent, doucement bercées par la brise nocturne. Le beau rêve est fini, mais j'en sors transfiguré, certain désormais que la roue inlassable

Page 80:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

80

du destin me ramènera infailliblement sur ce seuil. Je lève les mains et joins les paumes on signe d'adieu, je murmure quelques mots banals. Le Sage sourit et me regarde fixement sans mot, dire.

Un dernier regard, un mince et fin visage une dernière fois entrevu è la faible clarté de l'unique lampe de la cour, un dernier geste auquel répond cette fois un léger mouvement de sa main, et c'est fini. Je me hisse dans le char à bœufs, le cocher fait claquer son fouet, et les bêtes dociles s'enfoncent à pas tranquilles dans la nuit parfumée du tropique.

Page 81:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

81

TÉMOIGNAGE DE LANZA DEL VASTO

EXTRAIT DU LIVRE

« LE PÈLERINAGE AUX SOURCES »

ÉDITIONS DENOEL 1943

Page 82:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

82

Nous nous regardâmes quelque temps dans les yeux avant de nous aborder comme d'anciens amis qui se retrouvent après de longues années, hésitent à se reconnaître et dont aucun n'ose saluer le premier.

Il avait de grands yeux ténébreux et doux comme ceux d'un cheval, Sa barbe courte grisonnait comme la paille de riz aux champs après la moisson. Les trois traits de Vishnou marquaient en hauteur son noble front au-dessus des sourcils touffus. Le cordon sacré traversait sa poitrine nue.

Il me conduisit à la maison de ses aïeux accotée à la muraille de la troisième enceinte. Maison petite, mais ornée en façade d'antiques bois sculptés. Un raide escalier mène sur le toit plat où nous nous assîmes jambes croisées l'un devant l'autre.

Le regard d'ici découvre les tours inégales, les quatre dernières rangées de murs aux créneaux arrondis, et par-delà le dernier, dans une touffe de verdure, comme une grenade, le sanctuaire d'or.

Des petites perruches vertes au bec rose se disputent les brèches de la muraille d'en face.

L'homme marqué au front du signe de Vishnou se prit à me parler de Dieu unique, personnel, créateur de tontes choses visibles et invisibles, habitant dans le cœur de chacun, à la volonté de qui nous devons abandonner la nôtre, de la grâce duquel nous devons 'espérer le salut et pouvons l'obtenir par la prière et par la charité.

Pour parler de l'abandon de la volonté propre, il usait des mots qui paraissaient tirés de l'Imitation de Jésus-Christ. Plus d'une fois des citations de Saint-Augustin me venaient aux lèvres pour confirmer ce qu'il disait de la Grâce. Ce qu'il affirmait de la Personne Divine ne différait nullement de ce qu'enseigne saint Thomas dans la Somme. Enfin il réservait, comme font unanimement les Pères et Ruysbroeck l'Admirable dans ses Noces Spirituelles, la différence spécifique qui subsiste jusque dans l'extase et l'union, entre l'âme humaine et la nature de Dieu.

Comme je remarquais l'orthodoxie catholique de son dire, il me répondit qu'il ne faisait que suivre l'enseignement de Shri Ramanoudje, le plus grand des penseurs visnouites.

— Maître Shangkar, un jour qu'on lui demandait ce que c'est que l'extase demeura bouche bée et sans regard : il était tombé en extase : c'était là sa réponse. C'est la réponse à toutes les questions que sa doctrine laisse ouvertes. Sa doctrine n'est pas la conclusion d'un raisonnement ni un discours de la méthode : c'est la conclusion d'une extase et une méthode de méditation pour rentrer dans l'extase. Ses raisonnements constituent, sur le plan de la raison, l'ombre d'un corps qui se meut à l'étage au-dessus. Ses solutions se présentent comme des énigmes à ceux qui demeurent sur le plan de la raison et comme des absurdités à ceux qui vaquent en dessous dans les régions obscures du sentiment. Une philosophie n'est pas une cuve à contenir la vérité, mais une échelle pour y conduire. Quand elle est trop satisfaisante, on risque de s'arrêter là et de manquer le but. Une doctrine n'est pas connaissance, mais instrument qui permet d'atteindre la connaissance pourvu qu'on le manie avec prudence et l'applique où il faut. Maître Shangkar enseigne que l'Un seul est et que le reste (c'est-à-dire le monde entier et nous aussi), tout le l’être est absolument et substantiellement illusoire. Nous affirmons au contraire la dualité dans l'Unité et la réalité relative de ce monde. Il est clair que le même

Page 83:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

83

homme ne peut professer l'une et l'autre doctrine à la fois. Néanmoins l'une comme l'autre se proclame orthodoxe. L'une est une échelle fort raide, l'autre un escalier commode et bien bâti. On ne peut à la fois se percher sur l'une et monter par l'autre. Considérez cependant leur direction : c'est la même. Ce n'est pas la doctrine, c'est la direction qui est orthodoxe. Si la nôtre se présente avec une armature logique plus parfaite, un enseignement moral plus complet, des motifs humains plus émouvants, c'est qu'elle appartient à l'étage inférieur. Elle ne s'adresse pas à des personnes désincarnées et sublimes comme sont les Shivaïtes de maître Shangkar, mais à l'humanité commune, travaillée, travailleuse et pensante, qui n'a bien à espérer que du Seigneur gracieux, et providentiel.

— L'action, bonne ou mauvaise, attache l'homme à la chaîne des causes. Chacune laisse à l'âme un dépôt, une poussière qui l'offusque. C'est ce qui le condamne à tourner dans la Roue des Renaissances. Les ascètes rompent la chaîne, rebroussent le courant et se gardent dans l'immobilité. Mais c'est une œuvre trop ardue pour le commun des hommes. L'action se montre donc inévitable. Et notre problème se pose ainsi : comment, par l'action même, affranchir l'homme de l'action. À quoi Dieu en personne répond dans la Bhagavatguitâ par la bouche du Conducteur de Char : « Tiens pour égal plaisir, peine, gain, perte, victoire ou défaite : sois tout entier à la bataille : ainsi tu éviteras le péché. Car celui qui a chassé de soi le désir du fruit de son œuvre, celui-là bien qu'œuvrant, demeure pourtant au repos. Il n'est pas lié à l'œuvre quoiqu'il agisse. N'accomplissant l'œuvre qu'avec son corps, il ne contracte pas le péché. Dieu seul est son but, l'accomplissement de la loi est son fait, son œuvre est un pur sacrifice. Que cette œuvre soit un don charitable ou bien un coup d'épée et quoiqu'il en résulte pour lui et pour les autres, elle le délivre. »

« Oui ce n'est pas à l'action qu'il faut renoncer, mais au désir. Ce n'est pas tant l'action qui enchaîne l'homme, que la passion. C'est elle « la ténébreuse, l'ennemie aux mille visages, la source de tout le mal », elle qu'il faut vaincre. Les ascètes la font passer par le feu, l'extirpent. Mais pour nous le problème se pose dans ses mêmes termes que le précédent : Comment, par la passion même dégager l'homme de la passion ? » Voici comment : Toutes les fureurs qu'éprouvent, toutes les folies que font les amoureux nouveaux, les tremblements et les soupirs, les langueurs et les larmes, les mots doux murmurés et les serments solennels, les yeux noyés et les transports de joie, les chansons, les gambades, les danses et les délires, et les rêves de la nuit et du jour, rien de tout cela ne doit manquer à l'amour de Lui, de l'Unique, de l'Infiniment Aimable. Alors la passion qui est oubli de soi sauve au lieu de souiller.

« Mais de cet amour-là il est impossible qu'on aime l'Un, l'Ineffable, l'Inconcevable en tant que tel, ou même une statue de pierre ou le Lingam de Shiva. De cet amour-là, l'homme ne peut aimer que ce qui a figure humaine, figure de vie, chair et os, regard et voix. C'est pourquoi Dieu en son infinie bonté a condescendu à l'amour de l'homme en s'incarnant. »

Je l'interrompis avec fougue : « Je vous crois, ah ! Je vous crois, encore plus que vous ne pouvez penser. Mais pour des raisons qui ne sont pas, sans doute, les vôtres. Je crois, je crois que Dieu a condescendu, comme vous dites si bien, à l'amour des hommes ; que pour nous et pour notre salut, il est descendu sur la terre ; qu'il s'est fait homme, qu'il a été crucifié sous Ponce Pilate ; qu'il a souffert et a été enseveli ; qu'il est ressuscité le troisième jour pour nous ouvrir la voie. Et c'est Lui, l'Unique qu'on aime avec des soupirs et des larmes. »

Page 84:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

84

Et l'autre d'une voix forte et qui me pénétra jusqu’aux moelles : « Je confesse que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, Dieu lui-même incarné... »

Il reprit souffle et puis fronça les sourcils et cria d'une voix de colère, comme si quelqu'un l'avait contredit : « Et pourquoi, je vous prie, le Tons-Puissant ne pourrait-il pas s'incarner ? »

J’attendais la bouche ouverte la suite de ce discours, et la suite vint :

« Il l'a fait tant de fois. »

De Dieu, Créateur et Providence, Père et justicier, l'Hindou ordinaire se fait à peu près la même idée que les Chrétiens ordinaires. Il l'invoque tous les jours sous des appellatifs vagues tels que « Le Seigneur » ou des noms abstraits comme « Paramâtma » : l’Âme-Suprême ou des noms védiques tels que Brahma, Ishvara, Padjâpati. Il se résigne à Sa Volonté, explique par Lui les comportements du destin, s'impose des renoncements et pratique la charité en Son nom, comme nous.

Ce qui n'est pas dû, comme on pourrait le croire, à l'influence déjà ancienne de l'Islam, ni à celle plus récente mais bien plus forte et plus séduisante de l'évangile. Les textes sacrés des Hindous affirment hautement le Dieu Unique, le distinguent avec insistance de « celui que les gens adorent » et le définissent en ternies négatifs qui font penser à ceux de saint Denys l'Aréopagite dans sa Théologie Mystique.

Or, pour autant qu'elle en rabatte sur la fabuleuse antiquité dont les Hindous décorent leurs écritures, la critique occidentale en fait remonter la tradition aux époques bibliques et même au-delà. Même une secte nouvelle, l'Aryë-Semadj, soutient que les Oupânishad sont la source première de la croyance au Dieu unique et que les grandes religions qui en font bannière, juive, persane, musulmane ou chrétienne, directement ou indirectement l’ont puisée là.

Il est possible que ces grandes religions se rattachent toutes à une tradition orale millénaire dont les traces soient perdues. Ou encore qu'ici et là des sages et des saints aient découvert la vérité au fond d'eux-mêmes, sans en emprunter la formule à qui que ce soit. Ou encore qu'elle ait été révélée d'en haut, en divers temps et lieux. Dieu le sait, nous non.

Reste certain que les Hindous connaissent Dieu comme nous le connaissons.

Mais ce n'est pas à Lui qu'ils élèvent des temples et qu'ils adressent des prières.

C'est que nul ici n'adresse de prière ni d'offrandes à ce qui réside au-delà des paroles et des choses.

« Ce que ces gens adorent », c'est la Puissance manifestée : la puissance des transfigurations, des transmutations et de la mort en Shiva ; la puissance de la loi et de la

Page 85:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

85

joie en Vishnou, la puissance manifestée sous la forme des Grands-Dieux et de la Déesse ; sous forme de héros en Rame et en Krishna ; sous forme humaine dans le gourou pour le disciple ; dans le père et dans la mère pour leurs enfants ; dans le mari pour sa femme, dans le moine errant pour ceux qui tiennent maison, dans le sage en méditation pour tout le monde ; sous forme semi-animale dans Ganésh et dans Hanoumane ; sous forme naturelle dans le Gange, le Banyan, le Feu, la Lune et le Soieil, la Vache.

D'où la multiplicité des dieux en Dieu et la multiplication des idoles dans l'unité du culte.

Le trait propre de la religion hindoue c'est l'Absorption de son objet. Voilà qui la définit et distingue de toute autre. Les dieux constituent en effet l'objet universel des religions tandis que prières, hymnes et sacrifices en sont les instruments.

Mais chez les Hindous — et déjà dans leurs plus anciens textes — on voit la substance, l'immensité, la puissance divines passer des dieux à l'instrument du culte et le culte — prières, hymnes, sacrifice — devenir objet du culte.

Mais l'absorption n'en reste pas là : passée des dieux au culte ; elle passe encore du culte à celui qui l'administre et de Brahma au Brahmane : « Vous marchez comme des dieux sur la terre », disent les textes.

Cependant, parallèlement à cette religion de prêtres, se développe la religion des moines.

La seconde constitue même l'achèvement de la première puisque à la haute époque, n'accédait à la dignité de moine mendiant que le Brahmane qui s'était acquitté de ses devoirs de famille en ce monde.

Et cette religion seconde pousse un nouveau pas, dernier et définitif, dans l'absorption.

Le culte ici, de public et solennel, devient secret, perpétuel, intime.

Loin d'invoquer les dieux, loin de leur plaire, le moine les effraye.

On voit dans le Ramayâna les dieux se consulter en grand émoi sur les moyens d'empêcher tel ascète en ses macérations. Les macérations d'un ascète mettent les dieux en danger de perdre leur préséance.

Le moine ne se rend pas au temple : il n'a rien à obtenir des dieux. Il n'adore que Dieu seul.

Page 86:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

86

Ce Dieu qui habite à l'intérieur de toute chose, qui est l'Être, qui donc est toute chose, ce Dieu, l'homme peut le devenir lui-même pourvu qu'à force de méditations et d'exercices il parvienne à reconnaître qu'il est déjà ce Dieu, puisque ce Dieu n'est autre que le Soi même.

Le cheval du sacrifice védique, celui « dont la tête est l'aurore, le soleil l'œil, le vent le souffle, le feu la bouche ouverte, l'année l'âme... Dont les constellations sont les os, les nuages la chair »... Le cheval sacrifié est remplacé dans la religion seconde par le corps de l'ascète.

La victime forme le lien qui rattache l'homme à son dieu.

Son corps empêchait l'ascète de s'unira Dieu, de reconnaître qu'il était lui-même ce Dieu. Il fera donc de son propre corps la victime du sacrifice.

L'espace enclos dans un vase scellé n'est pas autre que l'espace qui règne autour du vase et partout : en voulez-vous la preuve : cassez le vase et vous verrez que les deux espaces ne faisaient, comme ils ne font, qu'un.

« Sô ham ansi » « je suis Lui », clame l'ascète qui a rompu son corps comme un vase et qui, délivré de ses limites, a opéré la jonction : le Yôg.

Ainsi s'achève l'absorption de l'Objet.

« Plus cher qu'un fils, plus cher que la fortune, plus que tout et plus intime, est le Soi.

« Si d'un homme qui parle d'un autre comme lui étant plus cher que soi l'on disait : « il perdra l'objet trop cher », on dirait vrai.

« On ne doit tenir pour cher que Soi. » (Brhad., 1, 4, 8.)

« Ce n'est pas pour l'amour de la femme qu'on chérit la femme, c'est pour l'amour du soi qu'on chérit la femme,

« Ce n'est pas pour l'amour du fils qu'on chérit le fils, c'est pour l'autour du soi qu'on chérit le fils,

« Ce n'est pas pour l'amour de Dieu qu'on chérit Dieu, c'est pour l'amour du soi (1) » (Id., IL, 4, 2.)

(1). I l faudrait sans doute traduire : pour l 'amour du Soi-même (du Soi qui

est en l'autre comme il est en moi), mais l'expression reste ambiguë.

Cette litanie se poursuit pendant des pages ; elle est souvent reprise dans les Oupanishad.

Page 87:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

87

On dirait qu'une telle doctrine devrait porter l'amour-propre à son comble.

Mais l'On qui dirait ainsi ne sait pas qui il est, ne sait pas ce qu'il dit quand il parle de Soi.

Cette doctrine conduit dans la pratique à l'oubli total, à l'abolition du moi.

« Je suis Dieu lui-même », dit le yogi.

« Cet être aux régions célestes, parmi les constellations et dans la lune, je suis cet être, je suis cet être même...

« Cet être - souffle, espace, ciel, éclair – que l’on voit dans l'éclair, je suis cet être, je suis cet être même. » (Tchândôg, VI, te. I.)

« Tat tvam asi » : « Et toi-même, ô Svétakéton, tu es Cela » : tu es Dieu.

(Tchândôg, VI.)

Voilà ce qu'enseigne le sage à son fils et disciple.

Et Shandilyë : « Ce moi-même en mon cœur plus petit que le germe d'un grain de millet, plus grand que tous ces mondes... »

Cette doctrine devrait porter, dirait-on, l'orgueil à son comble, car la raison ici délire et blasphème.

C'est au dépouillement de tout amour-propre et au comble de l'humilité qu'elle aboutit.

Mais attendu que « la vérité (pour parler comme saint Augustin) habite l'intérieur de l'homme », les sages de tous temps et de toutes langues en Ont découvert la trace en eux. Toujours est-il que la tradition hindoue présente une formule, sans rapport avec le culte et les mythologies, qui traduit sur le plan abstrait en termes parfaitement corrects la définition des Personnes Divines et leur corrélation. Dieu, dit cette formule, est Sat, c'est-à-dire Vérité et Être, Tchit c'est-à-dire Connaissance on mieux Sagesse, Ananda c'est-à-dire Béatitude. Or, Dieu le Père est bien la Vérité de l'Être (Sum qui Sum). La Sagesse est bien le Verbe, le Logos de la tradition sapientiale. La Béatitude est bien le fait du Saint-Esprit qui selon les théologiens est Fruition, Don, Amour éternel et parfait du Père et du Fils. Et pour bien marquer que Sat, Tchit et Ananda ne font qu'un en Dieu, les Brahmanes les lient en un seul mot Satchiddânanda, dont les significations se résument dans les trois lettres du monosyllabe Aum, en qui la voix passant de la voyelle la plus ouverte à la consonne la plus fermée parcourt d'un coup le cycle entier des sons ou plutôt en occupe le

Page 88:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

88

centre ; conclusion naturelle de tous les hymnes, point fixe de la contemplation des saints : Aum.

« Qui le connaît, connaît tout le Véda », dit la Loi de Manou.

Dieu est un : oui, en Dieu et pour Dieu. Il n'est pas un pour le grand nombre.

Il est un pour celui qui est un en Dieu, pour celui qui est un, pour celui qui est, comme Dieu est, comme Dieu est un.

Le grand nombre ou homme vulgaire qui ne trouve en soi que le grand nombre en arrive toujours sous un nom ou un autre, à l'idolâtrie païenne de la Force et du Nombre.

Le moine hindou dispensé de toute obligation mondaine et des pratiques du culte fixe sa pensée sur une image du Dieu unique et puis, quand il est parvenu à donner vie à cette image, il la rejette pour se fixer lui-même en Dieu même, Dieu sans limite et sans image, absolument intérieur, absolument un.

Le seul religieux au monde qui parvienne à éluder toute espèce et tout semblant d'idolâtrie.

La nuit tombait sur le toit où nous avions devisé jusqu'alors. À la première étoile, le philosophe se leva et me pria de partager son repas. Je ne pus m'empêcher de noter à part moi que cette invitation tombait à point.

Les choses s'arrangent d'elles-mêmes pourvu qu'on ait soin de les laisser faire.

Un homme qui ne sait pas nager comment réussit-il à se noyer ? Le corps est plus léger que l'eau et flotte naturellement, comment réussit-il à le noyer ? Il prend peur, croyant qu'il coule, il se débat et aussitôt il coule.

L'homme qui tombe à l'eau du dénuement n'a qu’à s'y détendre en souriant aux anges. Alors il floue.

Il me demanda mes projets d'avenir. je lui répondis que je me consultais pour les remettre au point

Je le priai même de me donner conseil sur la manière de poursuivre mon voyage.

« J’ai fait plus d'un métier sur mes chemins, lui dis-je. Je suis habile et patient aux petits

Page 89:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

89

travaux et endurant aux grandes fatigues. Je vis de peu. Il n'y a pas de véhicule que je préfère à mes jambes et elles ont toujours fini par me conduire où je voulais. Dans un pays connu, je n'éprouverais aucun embarras. Mais de celui-ci je ne connais ni la langue ni les coutumes. En outre, il me faut tout de même compter avec le climat nouveau, les grandes distances, la fièvre, les bêtes et les autres obstacles.

— Soyez tranquille : vous ne rencontrerez aucun obstacle. Vous n'aurez pas besoin de perdre du temps à gagner votre vie. Les pèlerins par milliers traversent l'Inde entière en tout temps, en tous sens. La route est préparée pour eux. L'hospitalité est chez nous une institution communale. Vous trouverez dans chaque village le refuge pour les errants et la distribution gratuite du riz. Mais on ne vous permettra pas d'y recourir, car les notables du pays se disputeront l'honneur de vous recevoir chez eux. Vous prendrez ce qu'ils vous offrent et vous vous garderez de remercier.

Le lendemain, quand le premier rayon de l'aurore eut traversé les sept portes pour aller réveiller l'or de la coupole de Shrîrangam, j'attendis que mon hôte achevât son oraison pour prendre congé de lui.

Il me plaça dans les mains un mouchoir noué de quatre nœuds, semblable à celui que j'avais perdu la veille et me dit : « Cette somme s'est trouvée là comme exprès pour faciliter votre voyage. Prenez-la n'avez là : vous n’avez pas de temps perdre en route. »

Je protestai avec véhémence : je n'avais nul besoin de cet argent ; lui même savait que je n'avais pas besoin de cet argent.

Il me fit remarquer qu'il n'était pas amical de ma part de l'empêcher d'acquérir un mérite.

« En tout cas, déclara-t-il, chose offerte ne peut être reprise. Si cet argent vous pèse, vous n'avez qu'à le jeter à la rivière. »

Je compris qu'il ne convenait pas d'insister dans le refus.

Je compris, bien que nouveau dans le pays, qu'il eût été maiséant de remercier.

Debout, droit, la tête haute, les mains jointes appuyées sur la bouche, je le regardai dans les yeux.

Il se tenait devant moi, tendu dans la même attitude.

C'était le salut. Nous ne nous dîmes pas un mot. Et je repris ma route.

Tirouvannamalaï, janvier 1937. Ermitage de Ramana.

Page 90:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

90

« Il avait seize ans quand la chose lui arriva. Il était monté au temple. Là je ne sais ce qui se passa entre Dieu et lui.

Toujours est-il qu'il est sorti du lieu saint sans regard dans les yeux et sans voix dans la bouche.

Il est descendu dans le bassin des purifications, en est sorti laissant ses vêtements sur les marches.

Il est sorti du temple, tout nu, s'est accroupi au pied des murs extérieurs ; il est resté là plusieurs jours sans bouger.

Les gens le secouèrent croyant qu'il dormait, mais il gardait les yeux ouverts. D'autres lui apportèrent des nourritures qui séchèrent à ses pieds. Alors de pieuses femmes lui versèrent dans la bouche un peu du lait qui reste aux égouts du temple après avoir coulé sur les dieux.

« Enfin il se leva, marcha et mangea, mais il ne parlait point. S'il avait faim il frappait dans ses mains devant le seuil d'une maison, et ce qu'on lui apportait il le jetait dans sa bouche, puis passait son chemin.

« Après quelques mois tout le monde le prenait pour un fou et les enfants commencèrent à lui jeter des pierres.

Comme il n'aimait pas le bruit, il s'est retiré sur cette montagne qu'il n'a plus quittée depuis trente ans. Elle était alors toute boisée et hantée par les fauves.

Quelques curieux s'aventurèrent à sa recherche. Ils le trouvèrent assis dans une grotte humide au milieu des scorpions. »

La réputation du Bienheureux Se répandit, la grotte devint un lieu de pèlerinage.

Ce fut alors qu'ayant, entendu son nom je quittai ma ville, me sentant appelé.

Portant un panier de fruits pour offrande, je pris les sentiers par où descendent les eaux sauvages à la saison des pluies.

Dès que je l'aperçus assis sur un escalier de roches, je laissai tomber le panier et, la face contre terre, je pleurai sans plus pouvoir me retenir.

Lorsque je relevai la tête, il était descendu et se penchait sur moi. Il parla. Il n'avait pas parlé depuis cinq ans et ce fut à moi qu'il parla à cause do mes larmes et il me dit : « Mon fils, ne pleure plus. Ou plutôt pleure maintenant que tes larmes sont pures d'amertume et de révolte. Tu as pleuré de désespoir niais voici venues les larmes du salut. »

« En fait j'avais perdu coup sur coup ma femme, mon fils et ma fille et j'avais dit à mon cœur insensé : « Donc Dieu n’est pas. »

Il parla encore : « Quand le paysan frappe sa robe sur la pierre du fleuve et la tord, ce n'est pas qu'il lui veuille du mal ; il la veut propre pour le jour de la fête. De même quand

Page 91:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

91

Dieu frappe l'homme et le lave de larmes, c'est qu'il veut se revêtir de lui. »

« Tu sais bien que la famille n'est qu'une rencontre de voyageurs. Tu sais qu'il est coupable de nous attacher et de nous répandre et tout à fait vain d'inonder nos proches de notre affection. Nous devons vivre comme si nous étions seul car en vérité nous sommes seul : nous nous en apercevrons le jour de notre mort. Quand un homme ne sait apprendre la vérité par la sagesse, il faut que la douleur la lui enseigne.

« Tu avais perdu tes proches et tu pleurais de désespoir, mais tu avais perdu quelque chose de bien plus proche que tes proches et tu ne songeais pas à en pleurer : tu t'étais perdu toi-même. Et maintenant tu vas te chercher et tu te trouveras. Ne pleure plus, mon fils. »

« Je n'ai plus quitté le Bienheureux depuis ce jour. Je l'ai vu descendre du haut de la montagne au pied de la montagne où il demeure aujourd'hui. J'ai vu les huttes de l'ermitage se bâtir peu à peu autour de son siège fixé ; et les pèlerins de tous pays venir lui demander sa paix. »

Le Disciple me conte ainsi sa vie et celle de son maître. Il a un beau visage sombre et luisant, rasé de barbe et des cheveux, un nez droit et fin, au regard net. Il porte la robe des moines couleur de glaïeul.

De ce point du mont on découvre toute la plaine semée de sanctuaires, coupée de bassins encadrés de marches tapissée de rizières jusqu'à la plate et maigre ville de Tirouvannamalaï et aux pyramides sculptées du temple de Shiva dansant.

À nos pieds se tassent les toits de palme tressée de l'ermitage, lieu plus saint et plus fréquenté que le temple.

« Rentrons, dit le Disciple, et vous aussi prosternez-vous devant lui, car il est Dieu lui-même. »

Nous nous mîmes en marche, il reprit : « Moi aussi je suis Dieu, mais je ne le sais pas. » Et moi : « Puisque vous ne le savez pas, pourquoi dites-vous que vous êtes Dieu ? » Il répondit : « Je le sais par ouï-dire, je le sais en paroles, je le crois : je ne le sais pas comme il le sait. »

Peut-être vous ne savez pas ce que c'est que savoir, me dit une autre fois le Disciple. Écoutez cette histoire et vous le saurez.

« Un roi fit un jour appeler la reine, jusque-là demeurée sa seule épouse, et il lui annonça son intention d'en épouser une seconde.

Je dois bien me résigner à votre fantaisie, dit-elle, puisque la loi vous le permet — il ne s'agit pas du tout d'une fantaisie, reprit le roi fort piqué. Je ne fais en toutes mes actions que me conformer aux préceptes de mon maître spirituel. — Et puis-je connaître l'heureuse princesse que vous avez choisie ? — Vous la connaissez déjà, répondit le roi : c'est ma sœur. — Je crois rêver, dit la reine, ou bien vous plaisantez peut-être. »

Page 92:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

92

« On voit, remarqua le roi, que vous n'êtes qu'une femme et n'entendez rien à la philosophie. Je vais tâcher de m'expliquer : Tout est en tout, tout est égal à tout : voilà ce que m'a enseigné le Maître. Toute femme doit nous être comme notre mère ou notre sœur ; notre mère ou notre sœur comme toute femme : voilà ce que m'a enseigné le Maître. Vit dans le monde de l'illusion et de l'ignorance celui qui fait entre les êtres la moindre distinction. Ce n'est plus mon fait : je n'en veux plus faire aucune. J'ai depuis l'enfance, un tendre penchant pour ma sœur. La pensée qu'elle est ma sœur m'empêcha toujours de le lui déclarer. Mais je sais à présent si bien dominer ma pensée que je puis la concevoir comme une étrangère que je verrais pour la première fois. Il n'y a donc plus nul empêchement à notre union. Et je veux même m'empresser de la publier afin que mes sujets connaissent que je suis parvenu par mon savoir à un état différent de celui des hommes ordinaires. »

« Je ne suis en effet qu'une ignorante, dit la reine, et ne puis décider là-dessus ; mais consultez, je vous en supplie, votre maître avant de vous et engager dans cette voie. » Le roi, sûr de son fait, trouvait la chose superflue, mais elle insista :

« C'était déjà manquer gravement à votre maître que de ne pas lui déclarer votre propos avant qu'à moi. Ne doit-il pas être le premier averti de tout ce qui vous concerne ? »

On manda le saint homme et le mit au fait.

IL prononça sévèrement : « L'homme qui sait que tout est en tout, que tout est égal à tout ne peut plus se tromper. Il est au-dessus du péché et personne n'a le droit de le juger. »

« Si vous savez, ô Roi, que tout est égal à tout, vous pouvez faire sans péché tout ce que vous voulez. Mais est-il vrai que vous sachiez cela, ô mon noble disciple ? »

« — Je le sais, affirma le roi. Que je renaisse dans le ventre d'un chacal ou dans le corps d'un pariait si je mens.

« — Demandez donc un sabre et vous allez pouvoir me prouver sur l'heure que vous dites vrai. »

On apporta le sabre. « Empoignez-le fermement, dit le sage au roi. Bien. Et maintenant, coupez ce jeune bananier. »

Le roi sans hésiter frappa le tronc mou et la plante s'abattit sur le soi.

« — Bien, dit le sage : « vous allez pouvoir prouver que votre foi est aussi sûre que votre geste, votre intellect aussi aiguisé que votre lame. »

« Levez votre bras gauche. Bien ; et maintenant, « coupez-le comme vous avez coupé la plante. N'hésitez pas un instant. Puisque tout est comme tout, puisque vous le savez et n'avez senti aucun mal à couper cette tige, vous n'en devez sentir aucun à couper de même votre bras — puisque vous le savez.

« Si vous le saviez, ô mon cher disciple, et saviez ce que c'est que savoir. »

« Quand vous le saurez, ô roi, vous pourrez épouser votre sœur sans pécher.

Page 93:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

93

« Mais alors vous n'épouserez ni votre sœur ni aucune autre. Vous vous garderez de tout désir, tant des mauvais que des bons. Votre esprit n'aura qu'une pointe et vous atteindrez à la béatitude. »

Voilà trois jours que je me trouve dans l'ermitage du Maharshi Ramana. Il est celui-qui-sait. Il est celui qui demeure dans le Soi. Tels que nous nous trouvons, mais sans le savoir, dans le plus profond du sommeil, déliés, libres, absolus, tout-puissants, tel il peut s'atteindre à toute heure par la force de la pensée et du vouloir.

C'est du moins ce qu'on me dit. En fait c'est un petit homme qui va tout nu et reste tout simple au milieu des grands honneurs qu'on lui fait.

On l'a placé sur un petit canapé de très mauvais goût, on a allumé de part et d'autre des braseros où fument des encens. Le soir, les Brahmanes se réunissent autour de sa couche et récitent les mantras védiques en un chœur bourdonnant, chantent quelque hymne ancien et quelque hymne nouveau en l'honneur du Bienheureux.

Tout le jour les disciples demeurent assis par terre en silence autour du Bienheureux. Parfois quelqu'un entre dans la grande salle toujours ouverte sur la campagne : il va d'abord tout droit poser son ballot et son parasol au fond de la salle, puis revient se placer devant le petit canapé du Bienheureux, joint les mains au-dessus de sa tête, s'étend de tout son long à plat ventre, se soulève, touche la terre du front, du nez, du menton, se relève et va s'asseoir parmi les autres dans le silence du Bienheureux.

Les disciples fixent celui qui est, et ils pensent à ce qu'ils sont. Ils s'appliquent, pour mieux dire, à penser ce qu'ils ne sont pas ils ne sont pas c bras ni cette jambe, cette tête ni ce cœur, ils ne sont pas ce corps, ils ne sont pas cette inquiétude ou cette joie, cette espérance ou ce remords, cette colère ou cet amour, ni toutes ces émotions mouvantes. Ils ne sont pas leur pensée puisque leur pensée cesse quand ils dorment et qu'ils ne cessent d'être. Ils ne sont pas ce Je qui se nomme.

« Mais quel est-il ce Dieu, que nous le servions de notre sacrifice ? »

Qui est le soi ?

Il est au-dessus du péché, au-dessus de l'erreur, au-dessus de la mort, celui qui sait, celui qui sait cela, et qui sait ce que c'est que savoir.

Page 94:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

94

TEMOIGNAGE DE JEAN HERBERT EXTRAIT

A) DE LA BROCHURE :

« QUELQUES GRANDS PENSEURS DE L'INDE MODERNE »

ÉDITIONS : ADRIEN MAISONNEUVE 1937

B) DU LIVRE :

"SPIRITUALITE HINDOUE"

EDITIONS ALBIN MICHEL 1972

C) DE LA PRÉFACE DU LIVRE :

« L'ENSEIGNEMENT DE RAMANA MAHARSHI »

ÉDITIONS ALBIN MICHEL 1972

Page 95:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

95

Ce mot « ashram », qu'il est Indispensable de connaître si l'on veut étudier la vie spirituelle, ou même la vie tout court, de l'Inde, désigne le groupe des disciples qui se sont réunis spontanément autour d'un maître pour recevoir ses enseignements, ou pour se livrer sous sa direction, ou même simplement sous son inspiration, à un travail quelconque. Dans l'Inde les ashrams pullulent. Il y en a des petits et il y a des grands. Il y en a où l'on médite, d'autres où l'on travaille avec ses mains, d'autres où l'on soigne les malades, d'autres où l'on fait de l'enseignement. Il y en a où les disciples viennent s'Installer pour toute leur vie, comme dans un couvent, et d'autres où l'on ne fait guère que passer. Mais l'ashram reste toujours essentiellement le lieu où l'on se groupe pour se développer spirituellement, par un moyen quelconque, sous l'inspiration, directe ou indirecte, d'un maître, d'un gourou, comme on dit là-bas.

SI vous voulez, nous allons rendre visite aujourd'hui à celui de Ramana Maharshi. Ramana est le nom, le prénom plutôt, que ce maître reçut de ses parents. Maharshi est le titre qui lui fut décerné beaucoup plus tard par ses admirateurs. Ce titre, Maharshi, mérite d'ailleurs d'être expliqué. Dans l'Inde classique, il y a beaucoup de siècles, on donnait aux auteurs, historiques ou mythologiques, des Écritures sacrées, le titre de rishi, qui veut dire littéralement celui qui « voit » Dieu, qui « voit » la Vérité, et pour qui l'erreur par conséquent est retombée dans le néant, a cessé de sembler vraie. Maharishi ou Maharshi signifie le grand rishi, et c'est sous ce nom qu'on désigne généralement le sage chez qui nous allons.

L'ashram est situé au pied d'une colline sacrée, Arunachala, qui fut toujours un lieu de prédilection pour les ermites de l'Inde méridionale. Aujourd'hui encore, dans les nombreuses cavernes de cette colline, on trouve beaucoup de saints anachorètes, qui se livrent dans le silence et la solitude à de dures austérités et que viennent nourrir pieusement les gens du voisinage.

Le Maharshi a passé lui-même la plus grande partie de son existence dans certaines de ces cavernes, plongé dans des méditations intenses qui duraient souvent des jours et des semaines. Autour de lui, comme autour de Râmakrishna, se sont groupés en nombre toujours plus grand des disciples attirés par sa sainteté. Il y a quelques années, ces disciples ont finalement construit au pied de la colline une grande salle dans laquelle ils ont obtenu que le Maharshi consentît à venir habiter. C'est là qu'on le trouve aujourd'hui.

Pour approcher de lui, on n'a pas besoin de montrer patte blanche. Nulle grille ne ferme le terrain, nul portier ne vous arrête. N'importe qui peut pénétrer dans la salle, à n'importe quelle heure du Jour où de la nuit, s'asseoir auprès du Maharshi et y rester aussi longtemps qu'il veut. Certains repartent après quelques minutes ; d'autres sont là depuis des années.

Le Maharshi lui-même est assis sur un divan, les jambes étendues, dans un coin de la salle. C'est un homme d'une soixantaine d'années, aux cheveux blancs coupés très courts. Pour seul vêtement, Il porte un kaupin, c'est-à-dire un morceau d'étoffe qui passe entre les jambes et s'accroche à ses deux extrémités à une corde servant de ceinture. À première vue rien ne le distingue d'un homme ordinaire. Mais si l'on s'assied dans la salle et qu'on s'y recueille, on s'aperçoit bientôt qu'il y règne une atmosphère très spéciale, très différente de tout ce qu'on pourrait trouver ailleurs.

Page 96:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

96

Les gens qui entrent là avec des problèmes qui les préoccupent, des difficultés de tous ordres, pratiques ou philosophiques, voient parait-il la paix s'installer progressivement dans leur cœur, dans leur esprit, dans leur Âme, et un moment vient où la solution de leurs problèmes leur apparaît, tout naturellement, de la façon la plus claire et la plus évidente. Qu'a fait le Maharshi pour les aider ? C'est une question à laquelle il est fort difficile de répondre. Le plus souvent, parait-il, il n'a même pas conscience de tout ce qui se passe ainsi dans l'esprit de ses disciples. Mais les Hindous, et beaucoup d'autres, d'ailleurs, estiment qu'il a, comme on dit là-bas, « vu » Dieu, « vu » la vérité. Et le fait qu'il l'a vue lui permet de la faire rayonner ou plutôt de la laisser rayonner autour de lui, si bien que ceux qui l'entourent, se trouvant dans ce rayonnement, voient à la lumière de la Vérité les choses qui les préoccupaient.

Le Maharshi parle peu. Pendant la plus grande partie de sa vie d'ailleurs, il avait fait vœu de silence complet — ce qui, tout en étant moins rare dans l'Inde qu'en Europe, constitue déjà en soi une dure discipline. Depuis qu'il s'est décidé à reprendre l'usage de la parole, il n'en abuse encore pas. Sa langue maternelle est le tamoul, mais il parle et écrit également deux autres langues de l'Inde du sud, et il connait l'anglais suffisamment bien pour le lire et le comprendre, bien qu'il n'aime pas beaucoup le parler.

Lorsqu'on lui pose des questions, souvent il ne répond pas du tout, et l'on se demande même s'il a entendu ou compris, car pas un muscle de son visage ne tressaille. Ou bien il reste dans son immobilité s’il était en médiation, ou bien il continue paisiblement à faire ce qu'il faisait. Mais le plus souvent, dans ce cas-là, au bout de quelques heures ou de quelques jours, celui qui avait posé la question en voit la réponse de façon si évidente qu'il ne comprend plus comment il a jamais pu poser une question aussi naïve. Parfois aussi le Maharshi répond, mais alors c'est assez brièvement, et il cherche à mettre son Interlocuteur sur la voie qui le conduira à la réponse plutôt que de lui fournir cette réponse toute faite.

Ramana Maharshi est aussi peu prolixe en écrits qu'en paroles. Il considère que tout son enseignement, tout ce qu’il doit donner au monde, est contenu dans 40 quatrains qu'il a composés, soit 180 lignes en tout (1).

(1) Sous le titre Ulladu Nerpadu, ou « Quarante (quatrains) sur Ce-qui-est »

Ces 40 quatrains, qui sont maintenant traduits en un certain nombre de langues, et qu'on est d'ailleurs en train de traduire aussi en français, se chantent, comme tous les textes sacrés de l'Inde, et dans l'ashram, chaque soir, un groupe de disciples vient les chanter, après quelques anciens textes sacrés, devant le Maharshi, qui corrige avec soin les fautes d'intonation ou de chant.

Quel est en quelques mots l'enseignement du Maharshi ? Il offre cette particularité remarquable de prétendre n'apporter absolument rien de nouveau. Tout ce qu'on peut dire de vrai, tout ce qu'on peut enseigner, a déjà été « vu » par les rishis de Jadis et se trouve déjà dans les vieux textes, dans les Vedas et les Upanishads. Quel est alors le rôle du maître, du gourou ? C'est de refaire personnellement le chemin qui a été fait et jalonné par les anciens rishis, de prouver ainsi que ce chemin conduit au but, et de guider ensuite les disciples, non pas sur la foi de vieux livres poussiéreux, mais d'après une expérience acquise personnellement.

Page 97:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

97

C'est d'ailleurs, un grand principe de la préparation spirituelle dans l'Inde. On ne peut enseigner que ce dont on a soi-même une expérience directe et personnelle. Cela n'a au fond rien qui doive nous étonner. Nous savons qu'on peut écrire des livres et faire des cours et des conférences sur des villes et des pays dont on a entendu parler, dont on a lu des descriptions, vu des photographies, mais combien plus intéressant, plus précis, plus utile on peut être à ses lecteurs ou à ses auditeurs lorsqu'on parle d'un pays qu'on a vraiment visité. Cette constatation qui nous paraît évidente dans le cas des voyages matériels l'est tout autant pour les Hindous dans le domaine spirituel. Seuls peuvent parler avec autorité de l'expérience spirituelle ceux qui l'ont faite eux-mêmes.

Mais la philosophie hindoue admet plusieurs voiles différentes pour parvenir à la communion complète avec le divin, à cet aboutissement de la vie spirituelle que les Hindous appellent la réalisation. On peut y parvenir par le raisonnement, par l'amour, par le sacrifice, par le travail désintéressé, par une discipline psychique, etc. Le Maharshi a choisi la voie du raisonnement, de la connaissance, de la philosophie, de ce qu'on appelle en sanscrit Jnâna.

Je ne puis ici vous expliquer en détail le procédé, d'ailleurs classique, suivi et enseigné par le Maharshi. En deux mots, il consiste essentiellement à parvenir par un effort intellectuel et mental intense et dirigé, à comprendre quelle est notre vraie nature, la nature de notre vrai Moi. On se rend compte que notre vrai Moi ne peut pas être le corps physique, puis qu'il ne peut pas être l'intelligence, ni la volonté, ni les sentiments, et ainsi, par éliminations successives on arrive peu à peu à ne plus accorder de réalité qu'à l'âme, à ne plus s'identifier qu'avec l'Âme. Et alors vient l'étape suprême, celle de la communion complète avec le Divin, celle qui faisait dire à Jésus : « Mon Père et Moi sommes un. »

Expliqué ainsi, le chemin parait facile, mais quand on veut le parcourir réellement, avec tout son être, et non pas seulement avec son imagination, on le trouve effroyablement ardu. On raconte par exemple que le Maharshi, à une époque de sa vie, était entré en méditation debout, le long d'un mur, et y était resté si longtemps, dans une méditation si profonde, que les fourmis ont mangé un morceau de son dos sans même qu'il daignât s'en apercevoir. On en voit encore aujourd'hui les cicatrices. Cette histoire, et bien d'autres dans le même genre, nous font penser irrésistiblement aux mystiques chrétiens du moyen âge qui, dans leur recherche éperdue de l'union avec Dieu, cessaient de prendre intérêt à toute autre chose, et on particulier à eux-mêmes.

Aujourd'hui, le Maharshi, libéré de toute croyance à une identification avec son corps ou son intelligence, se sert de l'un et de l'autre avec un parfait détachement, comme nous nous servirions d'une cuiller ou d'une fourchette. Il ne sait plus parler à la première personne, mais il parle de lui-même à la troisième personne : « ce corps, ceci », etc.

Dans l'ambiance de cet ashram, où la vie est toute patriarcale, où le maître mange avec ses disciples, où tout le monde cherche librement, mais dans une grande unité d'inspiration, on a l'impression d'être reporté à des milliers d'années en arrière, à l'époque des Upanishads. On croit assister à la naissance d'une de ces Upanishads, et on sent la profonde unité historique de toute la culture de l'Inde.

Parmi les gens qui entourent le maître, Il y a des professeurs, des paysans, des ingénieurs, des moines, des avocats. Il y a des hindous et des occidentaux, des hommes, des femmes et des enfants, et même des animaux.

Page 98:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

98

Depuis longtemps, mais surtout depuis un ou deux siècles, notre civilisation occidentale s'est orientée essentiellement vers la recherche des biens matériels. Grâce au régime de la concurrence, grâce à l'intensité, à la ferveur et à la concentration de notre effort dans ce sens, nous sommes arrivés à des résultats merveilleux et dont nous pouvons être fiers. Le progrès de notre science et de notre technique ont été tels que nous pouvons maintenant, pour la première fois dans l'histoire, nourrir, vêtir, loger et chauffer l'humanité tout entière, pourvu que nous apprenions à répartir les produits dont nous pouvons disposer.

Mais dans cette course folle vers ce que nous appelons le progrès, nous avons presque complètement perdu le sens des valeurs spirituelles, et peut-être était-ce d'ailleurs inévitable.

Pendant ce temps, en Orient, et en particulier dans l'Inde, d'immenses groupes comprenant des millions et des millions d'hommes, restés à peu près entièrement à l'écart de ces préoccupations d'ordre matériel, ont préservé jalousement les conquêtes spirituelles accumulées par l'humanité pendant de nombreux siècles.

Jusqu'ici chacun des groupes méprisait cordialement l'autre. L'homme de notre race ne voyait dans les Orientaux, à de rares exceptions près, que des rêveurs sans contact avec la réalité, des barbares, des inférieurs, un poids mort pour l'humanité. Quant aux Orientaux, ils voyaient en nous quelque chose d'intermédiaire entre des enfants mal élevés et des fous furieux, des individus qui ne reculent devant aucun crime pour satisfaire leurs appétits matériels les plus vils.

Or Il se trouve que maintenant l'Oriental commence à subir lui aussi l'attraction violente du confort matériel que l'Occident a su s'assurer. Il se trouve aussi que l'Occident, pris d'une terreur panique devant les créations de sa main et de son esprit, craint de se voir écraser par les machines qu'il a construites.

Le moment n'est-il pas venu de faire la grande synthèse, et d'apprendre à utiliser les inventions de notre science dans l'esprit de fraternité, de désintéressement, de dévouement, de recherche spirituelle que nous ont préservé les grands sages de l'Orient ?

Beaucoup de gens se demandent si telle n'est pas la seule solution à l'angoissant problème qui se pose aujourd'hui et qui décidera du sort de toute l'humanité.

Parmi les grands yogas hindous, une place d'honneur revient à celui qui fait appel à notre faculté d'intelligence et de raison comme moyen principal de progression. Puisque cette faculté est précisément celle dont les Occidentaux sont le plus fiers, celle en laquelle ils ont la plus grande confiance, le Jnâna-Yoga est celui qui nous attire le plus.

Il est d'ailleurs pour cette raison même celui dont les hindous nous parlent le plus volontiers, espérant ne pas se heurter à notre ironie caustique et à notre impressionnant complexe de supériorité comme lorsque la conversation vient sur les yogas en général. Si nous commençons à peine à avoir des traductions françaises des textes fondamentaux, la pensée moniste (advaïtiste) de Shankara a été étudiée et exposée à satiété, dans son aspect purement philosophique, par la plupart de nos orientalistes, au point que pour beaucoup de gens cet advaïta représente toute la philosophie de l'Inde. Quel que soit son

Page 99:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

99

intérêt, elle n'est en réalité que l'attitude extrême de l'une ces multiples conceptions hindoues et le nombre de ceux qui la professent est minime.

Dans le Jnâna-Yoga, le but de la vie spirituelle est conçu comme l'accès à la vérité nouménale, non pas seulement intellectuellement (sur le plan de buddhi), mais avec la totalité de l’être. Il s'agit, par un effort continu de discrimination (viveka, vichâra), de passer sur un plan de conscience où l'on ne soit plus dupe de l'illusion phénoménale de Mâyâ.

Le jnâna-yogin devra donc s'efforcer de se dégager de l'étreinte de Mâyâ, d'échapper à cette conscience de la multiplicité que caractérisent le temps, l'espace et la causalité (kâla, desha, nimitta), pour obtenir la connaissance de Brahman (brahmajnâna), ou ce qui revient au même, la connaissance de l'âtman (âtman-jnâna) pour atteindre l'Absolu, où tous les phénomènes de la vie ont leur source, leur essence, leur fin et leur vérité ultime. C'est la « distillation des apparences » (drishyamârjana) (1).

(1) La traduction est de Mahendra Nâth Sircar (Vedanla and Yoga, K. K., novembre 1935, p. 687).

L'Absolu, Brahman, peut être conçu de diverses manières, toutes imparfaites, et expliqué par différents procédés, tous inefficaces. Le yogin doit se dégager des « fausses assimilations », se débarrasser de sa croyance en son propre « état de jîva » (jîvatma) et triompher des dualités. L'une des méthodes classiques consiste à s'attaquer résolument à la dualité fondamentale sur laquelle repose la vision en cherchant la vérité nouménale du voyant (drik) et du vu (drishya).

Il faut sortir de l'ignorance (ajnâna, avidyâ) et ne plus voir le monde des illusions qu'en témoin (sâkshin).

Mais quelle que soit la manière dont on décrive le but à atteindre, on ne peut s'en rapprocher que dans la mesure où l'on fournit, l'effort personnel nécessaire, tant de recherche intellectuelle que de discipline morale et de consécration. Le gourou peut guider, encourager, inspirer, aider, il ne peut pas se substituer à son disciple. La « connaissance de Brahman » est même souvent appelée « vision de Brahman » (Brahma-vidyâ). Krishnamurti se plaçait sur le plan du Jnâna-Yoga lorsqu'il disait : « La plupart des gens croient nécessaire d'avoir un intermédiaire, un interprète de la Vérité. Je vous le dis : que le but soit lui-même la méditation. Une personne ne peut jamais donner qu'une aide momentanée (1). »

(1) Star Bulletin, janvier 1931, p. 20.

Et dans tous les cas le jnânin doit prendre pour point de départ de son travail l'état de conscience dans lequel il se trouve en fait, c'est-à-dire Mâyâ. Cela est illustré par la comparaison classique de la corde (rajju) et du serpent (serpa). Supposez, disent les hindous, que dans la pénombre, alors que vous marchez dans la campagne, vous aperceviez un gros morceau de corde roulé par terre et que vous le preniez pour un serpent. Ce serpent n'a pas d'existence réelle en tant que serpent, il n'est qu'une apparence fausse assumée à vos yeux par une corde. Mais il a une réalité d'ordre phénoménal et pragmatique. (vyâvahârika satyatva), subjectivement vous le trouvez vrai. Et cela au point qu'il vous fait reculer d'effroi, peut-être crier, que votre cœur se met à battre plus rapidement et que, si vous avez des troubles cardiaques, vous pouvez même en mourir. Et malgré cela, c'est toujours une corde inoffensive ; il suffit que vous voyiez sa nature réelle, que vous perdiez à son sujet l'illusion qui existe uniquement dans votre

Page 100:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

100

esprit, pour qu'à vos yeux le serpent disparaisse à jamais, ce serpent qui en réalité n'a jamais existé. Mais en fait vous ne pouvez jamais voir à la fois la corde et le serpent ; la vision de l'un exclut forcément la vision de l'autre. Et c'est en étudiant le serpent qu'on arrivera à le faire disparaitre et à voir la corde.

Pour passer de Mâyâ à la vérité, deux voies classiques sont ouvertes, entre lesquelles il faut choisir, celle de l'affirmation (via eminentiae) et celle de la négation (via negationis),

Dans la voie de l'affirmation, le jnânin s'oriente vers une recherche de la Totalité, en faisant entrer progressivement toute la multiplicité dans le sein de l'unité.

Devant chaque objet, il affirme « c'est Cela » (iti, iti), « cela aussi est Brahman ». Mais en même temps il cherche naturellement à voir dans chaque objet ce qui est son essence. Et ainsi il arrive progressivement à la conception du vrai comme Existence (sat) - Connaissance (chit) - Béatitude (ânanda) absolue, Sachchidânanda.

La méthode négative comporte une technique détaillée plus généralement connue. Elle consiste surtout à travailler sur la conception que l'on se fait de soi-même et à poser sans cesse la question : « Qui suis-je ? » Le yogin s'aperçoit alors que généralement l'homme s'assimile à son corps physique (deha buddhi) ; il dit « je me brûle, j'ai froid, je transpire », etc. ; le premier pas consiste donc à se débarrasser de cette idée erronée pour arriver à penser simplement : « Ce corps est brûlé, a froid, transpire, etc. » « Cet Impérissable n'est ni grossier, ni ténu, ni court, ni long (1). » Il faut ensuite rejeter l'assimilation avec les organes des sens, qui fait dire « je vois, j'entends », etc. « Cela est sans yeux, sans oreilles, sans mains, sans pieds (2). » Puis la croyance que l'on est la force vitale ou mentale inférieure et qui fait dire « je vis ». « Cet être de lumière est sans prâna, sans manas (3). » Ensuite on est tenté de se confondre avec sa propre volonté d'action ; on dit « je veux, j'agis ». Or « l'âtman a toutes les formes (vishva-rûpa), il n'est pas auteur de l'action (akarla) ».

(1) Mundaka Up., I, 1, 6. De même « Je suis sans bras et sans jambes... je vois sans yeux et j'entends sans oreilles. » (Kaivalya Up., 21.)

(2) Mundaka Up., II, 1, 2.

(3) Shvétâshvatara Up., I,9

(4) Ens, chap. 1080.

On est aussi tenté de se prendre pour la béatitude, la conscience de soi, la non-existence, etc. Et l'on arrive peu à peu à prendre conscience de l’âtman pur et vrai, dans l'unité. Shrî Râmakrishna disait : « À mesure que vous pelez un oignon, vous trouvez toujours d'autres pelures, mais vous n'arrivez jamais à un noyau. Ainsi, quand vous analysez l'ego, celui-ci disparaît complètement. Ce qui reste en dernier lieu c'est l'âtman, la pure chit (conscience absolue). Dieu n'apparaît que lorsque I' ego meurt (1). »

(1) Ens. Chap. 1080

Une Française qui a passé de longues années à pratiquer le Jnâna-Yoga sous la direction personnelle de Râmana Maharshi me disait que lorsqu'elle se livrait à cet exercice, elle voyait ses « fausses assimilations » au-dessous d'elle comme autant de petits paquets de linge qu'elle aurait ôtés.

Page 101:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

101

« On appelle Samâdhi, déclare l'Anna-pûrna Upanishad (1), l'état de calme intérieur dans lequel le voyant voit cet ensemble d'attributs comme différent du Moi. »

(1) I, 29

Dans le Jnâna-Yoga, le sujet de méditation doit évidemment avoir un caractère très abstrait ; ce ne peut être une représentation divine comme dans le yoga de l'adoration.

Les mantras que l'on emploie le plus souvent sont Sho'ham, « je suis Cela » ; Shivo'ham, « je suis Shiva » ; Aham brahmâsmi, « je suis le Brahman »

Ce yoga exige d'une part. un effort titanesque de discrimination, pour rejeter tout ce qui se présente à la pensée ou plutôt à la conscience, au sens le plus large du terme, et qui n'est pas l'Absolu, et d'autre part un renoncement complet pour se libérer de tous les attachements les plus subtils, chaque attachement étant un empêchement dirimant au passage dans la conscience de l'Unité.

Dans la Bhagavad-Gîtâ, Krishna donnait déjà cet avertissement : « Pour ceux qui se consacrent à la quête du Brahman non manifesté, la difficulté est plus grande

Parmi les grands jnâna-yogins qui vivent de nos jours dans l'Inde, il en est un, Ramana Maharshi, qui s'est laissé connaître à un certain nombre de disciples et qui a vite acquis une vaste renommée, jusqu'en France, où diverses études ont été publiées sur lui. Ce qui le rend particulièrement intéressant ce n'est pas sa qualité indiscutable de jîvan-mukta, qu'il partage avec bien d'autres sages contemporains, c'est encore moins les austérités sensationnelles auxquelles il s'est soumis comme des milliers d'autres hindous, chez qui les Occidentaux ne se privent pas de les critiquer du haut de leur civilisation « scientifique ». C'est le fait que parmi les sages hindous contemporains, certainement nombreux, qui sont parvenus aux plus hautes réalisations spirituelles par l'emploi exclusif et intransigeant des méthodes yoguiques les plus classiques, il est le seul qui consente à recevoir des Occidentaux, à les laisser vivre auprès de lui, à leur parler. Les autres, ou bien vivent dans des retraites inaccessibles sur les glaciers ou dans des jungles profondes, ou bien font en sorte que leur « réalisation » ne soit pas soupçonnée par les gens qui les coudoient.

En plus de l'immense profit spirituel que rapporte un séjour, même bref, auprès de lui, il donne à ses hôtes une occasion inattendue et fort exceptionnelle de se plonger dans l'Inde d'il y a une vingtaine de siècles. On voit, par un exemple vivant, authentique et réel, comment « enseignaient » les rishis de l'époque upanishadique et aussi comment naissaient leurs œuvres.

Se contentant de « rayonner » dans le silence, ne paraissant la plupart du temps conscient de rien de ce qui se passe autour de lui, ne parlant le plus souvent que de sujets indifférents, semblant attacher une importance considérable à la perfection de chacun de ses actes, même s'il s'agit de défaire un paquet, d'en replier le papier et d'en enrouler la ficelle, il passe ses journées dans une immobilité presque complète, étendu sur un divan au pied duquel, en défilé continu, disciples et admirateurs viennent se prosterner à plat

Page 102:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

102

ventre et brûler de l'encens. Il laisse donner aux quelques rares poèmes qu'il a composés les interprétations les plus contradictoires et les approuve toutes également. Tout au long de sa vie, il a laissé sans protester des parasites s'installer autour de lui et le monopoliser, faire commerce de son rayonnement spirituel, chasser, parfois à coups de bâton et sous ses yeux, ses plus anciens et fidèles disciples, et il s'est contenté de se déplacer de quelques centaines de mètres pour se soustraire à leur emprise lorsqu'il jugeait le moment venu.

Et pourtant, si invraisemblable que cela paraisse pour un Occidental, dans de telles conditions, les disciples qui viennent s'installer auprès de lui, pour quelques jours ou pour quelques années, reçoivent une étonnante impulsion spirituelle. Un seul regard de lui peut changer complètement la vie d'un homme, une parole en apparence insignifiante peut ouvrir de vastes horizons, un signe de lui peut être plus convaincant que de longues explications.

Lors de mon dernier séjour auprès de lui, peu de mois avant la guerre, une des personnes qui dirigent matériellement l'âshram m'avait signifié que je devrais dorénavant passer par son intermédiaire pour tout ce que je voudrais demander au Maharshi. Sans m’en inquiéter, j'étais allé m'asseoir dans le hall qu'habite le sage et j'y avais pris place tout au fond, si bien que j'étais séparé de lui par une dizaine de disciples. Il fixa immédiatement son regard sur moi et le maintint ainsi quelques minutes. L'une après l'autre, et sous les prétextes les plus divers, les personnes qui étaient assises entre lui et moi éprouvèrent alors le désir de sortir ou de changer de place, et bientôt il n'y eut plus aucun intermédiaire entre nous. Alors seulement le Maharshi détourna son regard. Et je sus ce que je devais penser de l'interdiction qui m'avait été signifiée.

Vandoeuvres, septembre 1971.

Si précieux que soient les enseignements reçus oralement du Maharshi, il ne faut pas oublier qu'il «donnait » beaucoup plus par le silence, par son regard, par sa simple présence, que par la parole, qui n'était pour lui qu'un pis-aller, ou plus, un accessoire de la force, de la soif spirituelle et de la faculté de compréhension qu'il transmettait en même temps qu'il parlait. El lorsque, comme c'était souvent le cas, il ne répondait pas audiblement aux questions, aux besoins ou aux désirs, exprimés ou non, de ses visiteurs, cela ne signifiait pas qu'il les laissait sans réponse, bien au contraire. La page écrite ne peut malheureusement pas en rendre compte.

Le Maharshi disait lui-même : « Le silence du gourou est l'instruction spirituelle la plus fracassante, la plus explosive. Il est aussi la forme la plus élevée de la Grâce. Toutes les autres dîkshâs ne sont que des facteurs « dérivés » du silence; ils sont secondaires, »

En dehors même de tout « message » muet, la seule présence du Maharshi exerçait un effet aussi puissant qu'indéniable. La presque totalité des gens qui venaient le voir étaient évidemment aux prises avec un problème personnel, qu'il soit d'ordre intellectuel, familial, moral, financier, spirituel ou autre. Or, ce qui arrivait fréquemment, c'est que la personne ainsi préoccupée, après s'être recueillie silencieusement en présence du Maharshi, pendant un temps variable; s'apercevait brusquement que le problème pour elle n'était pas celui avait cru, mais un autre qui en était l'origine. Méditant alors sur ce nouvel aspect de

Page 103:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

103

la question, elle s'apercevait ensuite qu'à la base de ce nouvel aspect, il y en avait un autre, plus fondamental encore, dont il déroulait. Celle transposition pouvait se produire plusieurs fois de suite, el les plus privilégiés finissaient par se rendre compte qu'il n'y avait pas de problème du tout. Les cas ne sont pas rares que ceux qui avaient passé par celle évolution en remerciaient le Maharshi ---- qui répondait presque invariablement n'en avoir eu aucune conscience.

Celle simple « présence » du Maharshi se manifestait aussi par la façon dont il se comportait silencieusement, soit dans le hall où s'assemblaient disciples et visiteurs, soit dans de plus petits groupes de privilégiés. Ceux qui ont vu le soin minutieux qu'il mettait à plier le papier d'emballage et à enrouler la ficelle d'un paquet qu'il venait de recevoir, et plus encore ceux qui étaient autorisés à venir dans la cuisine à deux heures du matin pour éplucher avec lui les légumes pour les repas de la journée en ont tiré un enseignement qui pénétrait en eux plus profondément encore que relui donné par la parole.

Page 104:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

104

TEMOIGNAGE DE PATRICK RAVIGNANT

EXTRAIT DU LIVRE

« LES FOUS DE DIEU »

ÉDITIONS M. A 1984

Page 105:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

105

A toutes les époques, et dans presque toutes les civilisations, certains individus ont choisi de vivre complètement en marge du jeu social, en renonçant aux ambitions et aux satisfactions ordinaires pour se consacrer, corps et âme, à la recherche de Dieu.

Le plus souvent, ces hommes et ces femmes adoptent délibérément des conditions de dénuement matériel qui paraissent vertigineuses et incompréhensibles — pour ne pas dire démentielles — à un Occidental moyen de cette fin du XIXe siècle.

Ces moines, ascètes, vagabonds, avancent dans une permanente ivresse, dans une passion qui les engloutit et les consume : ils sont follement, éperdument amoureux du Divin, au point de ne plus voir, goûter, ressentir, concevoir autre chose que Dieu.

Les noms et les formes qu'ils lui prêtent sont innombrables — Christ, Allah, Râm, Vishnou, Krishna, Shiva, Kâli — mais la démarche d'adoration et d'effusion mystique est fondamentalement la même, quelles que soient les traditions religieuses, et l'expérience ultime d'immersion dans l'Ineffable, d'union avec l'absolu, est identique.

Par rapport aux critères, valeurs, modèles qu'on nous inculque depuis l'enfance, de tels comportements semblent relever de la psychiatrie. L'impression générale, auprès du grand public, est qu'il s'agit de personnalités névrosées, prisonnières d'une idée fixe, égarées dans une espèce de délectation masochiste et suicidaire, confinées dans une inaction nuisible parce que totalement improductive.

Autrement dit, ce sont des inutiles, des parasites qui détestent la vie, refusent le monde et la société.

Si on envisage l'existence en termes de rendement, d'efficacité, de performance économique, alors, effectivement, de tels individus ne servent à rien. De plus, dans un contexte culturel et psychologique où tout vise à une exaltation de l'ego, à une inflation démesurée du moi-je, la perspective de telles formules nous semblent généralement ou très abstraites ou totalement extravagantes. Comment imaginer qu'on puisse vivre dans la béatitude sans nourriture, sans chauffage, sans soins, sans distraction extérieure d'aucune sorte, sans rien de spécial à faire, ni personne à séduire ou à convaincre ? Comment ne pas mourir d'angoisse ou d'en jeter par dessus bord, comme d'encombrants fardeaux, tous nos désirs et tus nos rêves personnels inspire un insondable malaise. Un monde où la préoccupation majeure est pour chacun d'assouvir ses avidités de toutes sortes — fortune, sexe, prestige, puissance —, où on glorifie au paroxysme les images du pouvoir, où le confort et la sécurité tournent à la rengaine obsessionnelle, où la surconsommation suscite une dépendance et une infantilisation croissantes, le culte dominant qui s'impose à tous les niveaux de la vie quotidienne est celui de l'avoir. Il a ses temples audiovisuels, ses grands prêtres et ses litanies publicitaires. Son évangile est simple : pour être quelqu'un, possédez plus ; si vous n'achetez pas, point de salut ; le bonheur est à ceux qui amassent, aux gloutons et aux insatiables.

Or, c'est exactement le contraire que proclame l'aventure spirituelle des saints qui ont tout abandonné pour s'absorber dans l'amour du Divin, se laisser dévorer vivants par la volonté du Seigneur : le seul bonheur réel, absolu, est dans le dépouillement intégral, inconditionnel. Et c'est une félicité merveilleuse, incomparable, auprès de laquelle toutes les jouissances ordinaires paraissent insipides et mesquines.

Page 106:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

106

Renoncez à tout bien, grossier ou subtil, à tout attachement, toute ambition, toute prétention, renoncez même à tout savoir, à toute opinion, retrouvez votre innocence et votre nudité originelles, au centre de vous-même, qui est aussi le centre de toutes choses, débarrassez-vous du passé, du futur, de la mémoire et de l'attente, adhérez à l'instant présent, soyez un avec les circonstances favorables ou défavorables qui sont partout et toujours la manifestation du Divin, la face visible du Seigneur en action, et vous accéderez à une joie éternelle.

nui, à moins d'être un débile ou un malade mental fuyant la compagnie de ses semblables, et abdiquant somme toute l'essentiel de la nature humaine ? Comment ne pas frémir à la pensée de ces étranges solitaires, clochards métaphysiques et bénévoles de la misère, qui s'exposent d'un cœur léger à la souffrance et à la mort.

Pourtant, au milieu des pires conditions matérielles, ces hommes et ces femmes irradient une paix et une félicité inouïes, incompréhensibles. Que des voleurs les agressent, ils se laissent dépouiller du peu qu'ils ont et même rosser avec le sourire : tout est l'œuvre et la grâce du Seigneur. Il leur arrive même de courir ensuite après les malfaiteurs en leur criant : « Vous avez oublié de prendre ma couverture ou mon bol à aumône ! ».

De nos jours, en Occident, de tels comportements conduiraient probablement, tôt ou tard, à l'hôpital psychiatrique.

Notre civilisation représente à cet égard un cas plutôt singulier dans l'histoire connue. Toutes les sociétés traditionnelles, y compris l'Occident du Moyen Age chrétien, ont considéré avec vénération les saints, ermites, pèlerins, anachorètes auxquels on reconnaissait un statut exceptionnel, un droit — sublime — de vivre complètement en marge des préjugés et des tabous, de transgresser les règles communes et les valeurs admises. Accueillir de tels êtres sous son toit était bien plus qu'un devoir sacré : c'était un privilège et une bénédiction. En recevant le mendiant divin, en remplissant son écuelle et en massant ses pieds endoloris, c'était le Seigneur lui-même qu'on servait, et on se sentait enrichi au centuple.

Pour les populations, ces gens incarnaient, plus que les princes et les héros, l'honneur de l'espèce humaine et son plus haut espoir, la possibilité de s'affranchir des griffes du désir et de la peur, de s'évader du cachot de l'égoïsme, et de s'établir dans la pure joie qui demeure. Les voir, les toucher, leur parler, c'était respirer une bouffée d'éternité, desserrer pendant quelques secondes, l'étreinte du temps et de la mort.

Cet état d'esprit est encore très répandu en Inde où la plupart des gens sont beaucoup plus fiers d'avoir dans leur famille un de ces anonymes vagabonds qu'un ministre ou une célébrité du spectacle.

Le fait est que notre civilisation ne se prête guère à une démarche de ce genre.

Dans cet empire de l'hyperfonctionnel et de la rentabilité à tout prix, où chacun ne pense qu'à valoriser sa position personnelle, celui qui choisirait la voie du grand renoncement finirait très vite en prison, à l'asile, ou plus simplement mourrait d'inanition dans l'indifférence générale. Un tel individu ne pourrait être d'ailleurs à nos yeux qu'un énergumène, un paresseux, un malade. On admettra au fond plus volontiers d'entretenir un grand criminel en centrale pendant des années, que de nourrir ces hurluberlus asociaux. Le délinquant s'insère dans un ordre courant, familier. On perçoit clairement ses

Page 107:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

107

motivations qui appartiennent au monde du désir et de l'ego. Le saint solitaire et sans attache, semble en revanche foncièrement insolite, incongru. On accepte à la rigueur le principe des communautés monastiques, parce qu'elles font partie d'une institution et s'inscrivent dans une activité économique, encore que la vie des moines inspire au grand public une espèce de perplexité plutôt réprobatrice.

Les civilisations traditionnelles ont un point commun fondamental : la notion de Salut relève d'un cheminement intérieur, individuel, d'une expérience intime, hors du temps, non tributaire des conditions économiques et sociales.

Avec l'avènement de l'ère technologique et industrielle, nous avons peu à peu divinisé le progrès matériel, c'est-à-dire projeté à l'extérieur de nous-mêmes, les clés de notre bonheur et de notre accomplissement possible. Nous nous sommes enfermés de plus en plus clans une situation où nous attendons tout du Système. L'institution a revêtu un caractère quasiment sacré. Nous exigeons qu'elle nous prodigue sécurité, santé, confort, bien-être, liberté, réussite dans tous les domaines. C'est l'infaillible machine à combler notre ego, la promesse d'un bien absolu — perpétuellement remis à demain : « quand tel parti sera au pouvoir, quand on aura résolu le chômage... Quand on aura vaincu le cancer... Quand on aura le téléphone télépathique et la pilule à orgasme... » Nous nous plaçons ainsi dans une position terriblement frustrante et angoissante, car nous investissons l'ordre social d'une mission salvatrice à la fois inflexible et désastreuse. Le Système — état, parti, syndicat, entreprise — étant à nos yeux l'incarnation obligatoire du Bien suprême, nous nous mobilisons dans un projet névrotique de cité radieuse et parfaite, ce qui revient à sacrifier constamment la réalité ici et maintenant, au nom d'un paradis futur aussi fuyant et fallacieux que la ligne d'horizon.

Et nous en arrivons à prendre le Système, la loi, la structure, horriblement au sérieux. C'est la grande idole omniprésente dont les médias entretiennent un culte exacerbé, par une dramatisation de l'information, comme si le règne de la justice, de l'harmonie et de l'amour pouvait vraiment dépendre de telle décision gouvernementale, de telle conférence, ou de telle élection. L'histoire le démontre amplement : dès qu'on veut imposer le bien, on déclenche un sanglant cercle vicieux d'oppression et de révolte. C'est une tension et une crispation sans fin. Lorsqu'on attend tout d'un ordre extérieur, la moindre défaillance provoque la colère et le désespoir.

Voilà le point crucial : en Occident, le contexte social est un cadre absolu où l'individu est verrouillé, cloisonné de la naissance à la mort. On peut évoluer plus ou moins à l'intérieur du cadre, changer d'immatriculation ou de rubrique, mais on ne peut pas sortir de la structure elle-même.

La plupart des tentatives amorcées dans ce sens n'aboutissent qu'à l'élaboration de formes tout aussi contraignantes : on remplace un carcan par un autre, qui offre simplement l'attrait vite émoussé, de la nouveauté. C'est notamment le cas des mouvements contestataires et de la contre-culture : dès que le marginalisme s'insère dans le réseau économique et culturel, il est récupéré par l'institution. Acculés, pour survivre, aux regroupements et à la communication, même les terroristes les plus radicaux sont, qu'ils le veuillent ou non, absorbés par le tissu social.

Le fait est que nous ne concevons pas de dimension et d'expérience affranchies des catégories sociales, parce que nous n'envisageons plus aucune réalité en dehors du temps et du langage, aucun être essentiel qui transcende à la fois l'histoire et la psychologie.

Page 108:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

108

En Inde, on apparente beaucoup plus le cadre social à un jeu. On sait que les institutions ne peuvent que refléter les ambiguïtés, les contradictions, les limitations de notre propre mental. Les contraintes et les conformismes ne prétendent guère y incarner une quelconque perfection, mais constituent plutôt des règles du jeu, celui du juste et de l'injuste, du fort et du faible, du riche et du pauvre, etc. Sur cette scène aux dimensions de l'univers, chacun doit assumer son rôle et son destin, prestigieux ou misérable, en sachant qu'il s'agit seulement d'aspects mouvants et fugaces, les formes changeantes et relatives d'un être éternel, immuable et sans nom.

Certes, vue de l'extérieur, la civilisation indienne peut paraître affreusement formaliste et rigide, avec cette hiérarchie compliquée des castes qui scandalise tant les Occidentaux. Il n'est pas question de nier ici des excès que beaucoup d'Hindous foncièrement traditionalistes sont les premiers à déplorer. Mais l'important est ailleurs.

Dès lors qu'un individu accède à l'éveil et à la délivrance ultime, qu'il devient un libéré-vivant, un Jîvan Mukta, c'est-à-dire qu'il n'est plus inféodé aux mécanismes du désir et de la peur, on considère qu'il est à la fois au-dessus et en dehors de toute règle sociale, comme de toute limitation psychologique.

Pour l'Hindouisme, le saint accompli, éveillé à la conscience du divin, immergé dans l'amour du Seigneur, est un avec tout ce qui existe. Lui-même ne se perçoit pas comme supérieur à qui que ce soit car il a dissipé toute notion de séparation, de plus ou de moins, de pire ou de meilleur. Son cœur, élargi à l'infini, embrasse toutes les créatures, englobe toutes les situations. Il n'est pas au dessus, il est à la fois partout et nulle part. Comme le Christ, il peut proclamer « mon Royaume n'est pas de ce monde », c'est-à-dire mon Royaume ne peut se mesurer, se monnayer, s'évaluer, se comparer : il n'y a pas quelque chose dont le Royaume soit absent, ou dont il soit le contraire. Ce n'est pas un bruit plus tonitruant que les autres : c'est la plénitude silencieuse qui demeure quand tous les bruits se sont tus, mais qui n'a cessé d'être au milieu même des tumultes.

Voilà pourquoi le libéré-vivant ne peut avoir de statut : d'une certaine manière, il les a tous.

Depuis des temps immémoriaux, l'existence comporte pour les Hindous quatre domaines ou objectifs principaux :

Artha — La vie matérielle et les moyens de subsistance ;

Kama — L'assouvissement des désirs naturels et la recherche du plaisir ;

Dharma — La loi morale, la réponse adéquate aux circonstances, en fonction de la place et de son rôle dans le monde ;

Moksha — La libération spirituelle, la délivrance finale du cycle des renaissances, l'absorption en Brahman, l'unique et absolue réalité qui, en nous et en toute chose, jamais ne naît ni ne meurt.

Les trois premiers termes relèvent directement du jeu social, alors que le Moksha déborde complètement toute activité codifiable et quantifiable.

Dans la perspective hindouiste, il n'y a pas d'un côté des réalités divines privilégiées, supérieures, et de l'autre un univers profane, grossier, inférieur : tout est sacré, tout est

Page 109:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

109

Dieu. Refuser un caractère intrinsèquement divin, sacré, à la plus infime créature ou particule, au plus dérisoire incident, au plus féroce malfaiteur comme aux âmes les plus charitables, revient à nier Dieu tout court. « Si une seule cellule, un seul atome, dans ce monde, n'est pas sacré, alors, le monde entier ne peut être sacré. Comment cet unique atome pourrait-il exister dans un monde sacré ? Comment cela peut-il être possible ? Son existence dépend du reste de l'univers, et si cet élément non sacré dépend de tous les autres éléments sacrés, alors, quelle est la différence entre eux ? Ainsi, le monde est sacré, totalement et inconditionnellement ou il n'est pas sacré. Il ne peut y avoir de solution intermédiaire. »

(Shri Rajneesh, Le livre des secrets, Ed. ATP.)

Si la phase d'intense méditation et de travail sur soi-même implique un certain retrait, à l'abri de l'agitation et des sollicitations du mental, le stade final est au-delà de toute condition particulière. Il n'y a plus personne à proprement parler pour être emporté par les réactions, balloté par les circonstances : l'être est en intime communion avec les courants de la vie, sous tous ses aspects. Il peut donc indifféremment mener une existence errante et solitaire, accepter la compagnie de disciples, ou même retourner parmi les siens. Il n'est plus lié par aucun impératif, aucun devoir, ni même aucun idéal d'aucune sorte : Dieu ne se conforme pas à une règle. Il est tout simplement ce qu'il est, au-delà des catéchismes et des rituels, comme des lois et des hiérarchies.

Pour l'Inde, l'unique et absolue réalité (Brahman) ne peut être enfermée dans une théorie, réduite à une image si sublime soit-elle, ni tributaire d'un culte spécifique.

L'Un ne peut être pensé, il doit être vécu. C'est une expérience directe, immédiate, inexprimable, puisque nous accédons alors à un infini qui ne saurait circonscrire les mots et les concepts forcément relatifs et limités.

Mais chacun doit découvrir le genre de pratiques et de moyens en affinité avec ses dispositions, ses aptitudes, sa sensibilité profonde. Tout le monde n'est pas doué pour la contemplation de l'absolu indifférencié, ou pour les exercices physiques très durs de certaines ascèses. Tout le monde n'a pas non plus la ferveur et la puissance émotive nécessaires à une démarche purement dévotionnelle.

Dans le domaine spirituel, l'explorateur ou pèlerin doit choisir la route la mieux adaptée à ses capacités et à ses possibilités. Un marcheur malingre et de constitution fragile ne suivra pas le même sentier abrupt qu'un robuste grimpeur. A chacun de trouver son rythme de croisière et d'observer les haltes indispensables. Les chemins (Sadhana) sont innombrables : chaque voyageur a le sien. L'important est de parvenir au bout, c'est-à-dire au point central et universel où tous les itinéraires se rejoignent et se confondent, et où il devient évident que tous ces paysages si contrastés, les multiples voies souvent apparemment si divergentes parcourues par les uns et les autres, ne sont que les décors d'un divin rêve, les parures et les jeux de l'unique Brahman.

Voilà du reste pourquoi les Hindous ont élaboré différentes formes de yoga se rapportant aux divers types d'individus, aux grandes catégories de l'espèce humaine, selon que prédomine l'activité intellectuelle et rationnelle, la force émotionnelle et les élans du cœur, l'aspiration au dévouement et au don de soi, le besoin d'ascèse, le travail sur le corps, ou même, l'utilisation des énergies sexuelles.

Toutes les disciplines et toutes les pratiques ont un objectif commun : dissiper les

Page 110:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

110

malentendus, les illusions, les limitations de Maya qui falsifie le réel par un continuel tourbillon de projections mentales, et par les mirages de la possessivité, la conviction erronée et angoissante d'un moi séparé, isolé. C'est la destruction du mental et la dissolution de l'ego.

Le Vedanta non-dualiste s'efforce, par une vigilance et une méditation appropriées, d'atteindre directement ce fond de l'être inexprimable et inqualifiable au-delà des noms, des formes, des imageries et des rituels. Dans ce sens, il ne peut y avoir que des formulations négatives : c'est le Neti-Neti des Upanishads — ni ceci, ni cela, ni les deux, ni l'un ou l'autre, ni aucun des deux. La démarche est d'une rigueur intellectuelle implacable. Elle élimine systématiquement toute complaisance émotionnelle et toute compromission spéculative. Mon Moi réel, immuable, n'est ni physique, ni psychologique, il n'est ni le corps, ni les sensations, ni les émotions, ni les pensées, ni la volonté, ni la mémoire, ni l'inconscient. Ultime sujet, il n'est rien qu'on puisse définir comme un objet. Il est tout court. Il est celui qui EST. Dans cette optique, même la notion de Dieu risque d'être un obstacle, une excuse, un refuge affectif, une projection mentale plutôt encombrante : « laissons Dieu et son concept — votre création. A quoi vous sert cette discussion pour ou contre Dieu quand vous ne savez précisément pas qui est Dieu, ni ce dont vous parlez. Ce Dieu, né de la peur et de l'espérance, que façonnent le désir et l'imagination, ne peut pas être la Puissance qui Est, l'Esprit et le Cœur de l'univers ».

(Nisargadatta Maharaj « Je suis », Les deux océans.)

Comprenez que votre être véritable a toujours été, est, sera toujours un éternel instant présent, un absolu de conscience et de béatitude dont les phénomènes physiques, les processus psychologiques, les événements agréables ou désagréables ne sont que des reflets fugaces, un ballet de vagues et d'écume sur un océan de félicité infinie, et le Réel se révélera spontanément dans sa splendeur inaffectable, indestructible.

Cet itinéraire implique en fait déjà au départ une grande maturité émotionnelle, faute de quoi le décalage entre les conditions Intellectuelles et les pulsions profondes risque d'exacerber l'ego, de le murer dans une crispation de plus en plus intense, et de rendre la délivrance en fin de compte beaucoup plus difficile.

Les émotions ne peuvent se nier : elles doivent se transformer.

Dans les voies de la dévotion, le disciple utilise directement cette énergie émotionnelle en la canalisant entièrement vers l'objet de son culte. Ainsi, cette puissance qui est la marque même de sa servitude va devenir peu à peu le moyen de sa libération.

Quel que soit le nom qu'on lui donne, l'absolu est partout présent, et peut être partout perçu dans les moindres aspects de sa création et de son jeu cosmique, par l'amour et l'adoration.

Un célèbre passage de la Brihad Aranyaka Upanishad montre le sage Yajnavalkya qui, sur le point de renoncer à tout pour mener une vie de moine errant, réunit ses deux épouses afin de répartir entre elles tous ses biens. La première accepte volontiers la donation, tandis que la seconde, Maitreyi, ne se contente nullement de ce cadeau. « Que ferai-je, dit-elle, de toutes ces richesses lorsque je serai morte ! Enseigne-moi plutôt ta sagesse. »

« Yajnavalkya répondit : tu m'étais, certes, très chère. Voici ce qui te rend plus chère

Page 111:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

111

encore à mon cœur. Je vais donc t'exposer les connaissances. Toi, sois attentive à mes explications.

Il dit :

« En vérité, ce n'est pas pour l'amour de lui qu'un époux est cher mais pour l'amour du Soi.

« Ce n'est pas pour l'amour d'elle qu'une épouse est chère, mais pour l'amour de Soi.

« Ce n'est pas pour l'amour d'eux que des fils sont chers, mais pour l'amour du Soi.

« Ce n'est pas pour l'amour des troupeaux que les troupeaux sont chers, mais pour l'amour du Soi.

« Ce n'est pas pour l'amour de la prière que la prière est chère, mais pour l'amour du Soi.

« Ce n'est pas pour l'amour d'eux que les dieux sont chers, mais pour l'amour du Soi.

« Ce n'est jamais pour l'amour de lui qu'aucun objet n'est cher, mais pour l'amour du Soi.

« C'est le Soi, l'Atman seul qu'il faut regarder, qu'il faut entendre, qu'il faut penser, qu'il faut considérer, ô Maitreyi, c'est en voyant l'Atman, en l'écoutant, en le pensant, en le connaissant qu'on sait tout. »

(Trad. Emile Senart, Les belles lettres.)

Dans cette optique, toutes les attirances, tous les élans affectifs sont dédiés au divin manifesté en toutes choses et en toutes créatures. Rien n'empêche alors le disciple de se fixer sur un visage particulier, une forme spécifique de l'absolu : « quelles sont les expériences du chercheur qui contemple Dieu avec formes et attributs ? Tout d'abord, il est obsédé uniquement par la divinité particulière qu'il adore. Puis, au fur et à mesure qu'il progresse, il commence à se demander : « mon Bien-aimé est-il donc tellement petit ? Non, en fait, il demeure en Rama, en Krishna, en Shiva, en Dourga et en toutes les autres divinités. Multiples sont les visages de mon Seigneur. » Plus tard, il se rend compte que son Bien-aimé habite en toutes les créatures et que toutes les créatures habitent en lui.

En somme, selon le caractère du chercheur, la quête de l'absolu s'oriente à l'origine plutôt vers la sagesse (Jnâna) ou plutôt vers la sainteté (Bhakti). La réalisation finale implique un même état d'amour, de connaissance, de joie, de liberté intérieure — c'est-à-dire que le sage accompli est aussi un saint, de même que le véritable saint est également un sage — mais la mise en œuvre et les pratiques sont assez différentes.

On retrouve du reste, au sein même du mysticisme chrétien, des catégories un peu comparables : par exemple, un maître Eckhart s'apparente à la figure du sage, alors qu'un François d'Assise représente parfaitement l'idéal du saint.

Le sage part de son propre infini, qui est le centre et la racine de son être, l'arrière-plan d'éternité, l'écran d'inaltérable vacuité sur lequel se déroulent toutes les séquences de sa vie et du monde phénoménal. Dans cette immensité, son moi n'a plus le moindre point

Page 112:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

112

d'appui, ses projets, ses craintes, ses obsessions perdent peu à peu toute consistance ; il finit par s'évanouir, comme une ombre dans l'évidence de l'aurore, ou par s'élargir jusqu'à englober la totalité du réel, ce qui revient au même.

Le saint, quant à lui, part au contraire de la dérisoire petitesse de son propre ego qu'il immerge et dissout progressivement dans l'amoureuse ivresse de l'universelle et divine présence. Son moi étant perçu comme entièrement soumis à la mystérieuse volonté du Créateur, il abdique toute espèce de volonté personnelle, capitule sans condition devant l'absolu. Gardant sa pensée constamment fixée sur Dieu, n'ayant d'autre émotion, d'autre passion que de le servir et de l'adorer, d'être à la fois son esclave, son enfant, son confident, son amant, répétant sans cesse le nom du Bien-aimé qui lui apparaît dans chaque visage connu ou inconnu à travers chaque incident quotidien, il n'y a plus en lui la plus petite place pour la moindre pulsion possessive, le moindre désir égoïste.

Il s'est laissé envahir, remplir à ras-bord, submergé par l'incommensurable amour, et tout ce qui n'est pas cet amour a été englouti par le divin raz de marée.

Considérées de l'extérieur, les démarches respectives du sage et du saint peuvent paraître antinomiques. Le premier se pénètre en effet d'une vision non-dualiste afin de réintégrer l'apparente multiplicité des phénomènes dans l'indicible unité du Réel. Dépassant l'opposition fictive du moi et du non-moi, la séparation du je et de l'autre, le sage s'établit dans une conscience neutre, impersonnelle, un point de vue de spectateur, de pur témoin, totalement non impliqué, ouvert, disponible, adhérant entièrement aux mouvements et aux métamorphoses, incluant la totalité de la vie, acceptant d'un cœur égal les expériences agréables et désagréables, adoptant une attitude globale de « oui à ce qui est », où se dissipent les refus, les conflits et la dualité. On pourrait dire que le sage conjugue le monde et sa propre existence à la troisième personne, telle qu'elle est employée dans l'expression « il pleut ».

Le saint s'abandonne au contraire à l'exaltation d'un sentiment dualiste. Il y a moi, ma personne, si relative, si limitée, si impuissante, et le Seigneur dans sa glorieuse omniprésence à la fois si incroyablement proche et si désespérément inaccessible, avec ce miraculeux mystère d'amour qui me fait vivre de seconde en seconde, comme il produit, maintient, détruit, renouvelle sans arrêt l'ensemble du cosmos.

La découverte majeure, le prodigieux constat, c'est que Dieu m'aime personnellement, intimement, inconditionnellement, puisqu'il me crée à chaque instant. L'amour est la seule syntaxe universelle, le seul véhicule voyageant plus vite que le temps et la pensée, au-delà des atomes et des nébuleuses, au-delà de la naissance et de la mort, c'est la seule clé qui me permettra de décrypter Son adorable énigme, c'est l'être même de toute réalité. Dieu m'aime à travers mes plaisirs et mes douleurs, mes réussites et mes échecs, mes maladies et mes problèmes. Il m'aime par le simple fait que j'existe. Il suffit que je l'aime, d'un identique amour, à travers toutes ses manifestations, pour n'être plus qu'un avec lui, dans et par cet amour illimité.

Le saint conjugue donc le monde et son propre destin à la deuxième personne. Toi, Seigneur, Toi seul, Toi uniquement, partout et toujours. Ce Tu infiniment personnel et vivant devient si intense, imprègne et absorbe si bien toute chose qu'il finit par consumer toute trace de je.

Pour le saint, Dieu est cette autre Ame absolue, ce Toi inconcevable dans lequel le moi peu à peu se fond et disparaît. Alors que pour le sage, c'est dans le Soi impersonnel et

Page 113:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

113

invisible que l'ego se disperse et se volatilise.

Mais pour tous les deux, le contenu de l'accomplissement transcende les concepts de personnel et d'impersonnel, toutes les distinctions se résorbent, toutes les dualités s'anéantissent. Il n'y a même plus les notions d'absolu et de relatif, de Créateur et de création, d'adorateur et d'adoré car « l'œil avec lequel je vois Dieu, affirme maître Eckhart, est le même œil avec lequel Dieu me voit ». Et il ajoute : « quand l'âme est dépouillée de son essence propre et qu'il n'y a plus que Dieu seul qui soit son essence, ce n'est qu'alors qu'elle contemple, connaît, saisit Dieu avec Dieu lui-même ».

« Dieu est ce qu'il y a de plus évident au monde, écrit Alan Watts. Cette auto-évidence absolue est la plus simple, la plus claire et la plus proche de toutes les réalités de notre vie et de notre conscience. Nous ne sommes pas avertis de sa présence pour la seule raison que nous sommes trop compliqués, et que notre vision des choses est rendue obscure par les manigances de notre orgueil. Nous le cherchons très loin au-delà de l'horizon, le nez au vent, alors qu'il est là, juste devant nous. Nous nous forgeons une bonne opinion de nous-mêmes, tout en préparant le long, très long voyage que nous voulons entreprendre pour le trouver, en imaginant les vertigineuses hauteurs des progrès spirituels qu'il va nous falloir escalader — et pendant ce temps, nous oublions complètement cette simple vérité : « Dieu est plus proche de nous que nous le sommes nous-mêmes ». Nous voilà comme des oiseaux qui voleraient à la recherche de l'air, où comme un homme quémandant partout du feu, une chandelle allumée à la main. (Face de Dieu, Denoël Gonthier.)

C'est tout le problème de la foi. Plus on croit en Dieu, plus on aspire à l'union mystique, et plus, d'une certaine manière, on se sent séparé de lui par un abîme insondable et désespérant. Comment franchir cette nuit de l'âme vertigineuse qui tient la créature finie et périssable si affreusement éloignée du Créateur 7

Parvenu à ce point d'absence et de distance, le fidèle est en quelque sorte acculé à une perdition, à un saut dans l'inconnu et le néant — la vraie mort à soi-même — où c'est en acceptant de renoncer à Dieu qu'il trouve Dieu, parce que la croyance alors a disparu pour se convertir en expérience, en vérité vivante. La question ne se pose plus, car la présence divine est Immédiatement perçue dans chaque geste, chaque parole, chaque événement. Dieu lui-même a-t-il besoin de croire en Dieu « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en Moi ! » proclame Saint-Paul.

La mentalité occidentale rend probablement plus épineuse et douloureuse la quête mystique, plus pathétique l'angoisse de l'éloignement du Créateur, par ce besoin d'enfermer la transcendance dans des dogmes, dans un credo rigide et définitif où sont résolument niées la richesse des interprétations contradictoires et la diversité des sensibilités. En prétendant trop codifier le divin, le pétrifier dans des formes, des imageries, des catéchismes infaillibles, on le projette encore plus loin à l'extérieur de nous-mêmes, on en fait une sorte de bibelot grandiose cloué dans un ailleurs céleste à jamais hors d'atteinte. On se condamne ainsi à une position de funambule théologique, oscillant sans cesse entre une affirmation draconienne et un doute déprimant.

L'Inde admet parfaitement les conceptions religieuses les plus divergentes. Pour elle, il n'y a de véritable identité possible qu'au niveau de l'ultime réalisation, de l'immersion dans l'absolu, ce qui laisse au chercheur une extrême souplesse et ouverture dans sa démarche.

L'important, est moins l'objet de sa foi, qui est seulement un support émotionnel et

Page 114:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

114

mental, que cette foi elle-même qui doit se transformer, passer de l'idée reçue, de la croyance superficielle héritée du milieu et de l'éducation à une ferveur intime, intégrale, imprégnant tous les aspects de l'individu, tous les plans de l'existence. Le terme « croire » peut désigner toute une série d'attitudes mentales fort diverses, depuis la simple adhésion intellectuelle qui reste sans aucun effet dans la vie pratique (« je crois que Charlemagne a été couronné en l'an 800 ») jusqu'à la conviction profonde qui se répercute dans tous les actes, mêmes réflexes, de notre vie quotidienne, même lorsqu'on ne la formule pas (« je crois que les corps obéissent à la loi de la pesanteur »).

Jean Herbert

Pour un Occidental moyen d'aujourd'hui, croire en Dieu, s'signifie participer à un certain nombre de rites et fournir, quand on le lui demande, un certain nombre de réponses toutes faites : « je crois au Christ, à la résurrection, à la vie éternelle, etc. ». Pour lui, en général, Dieu est étroitement confiné dans les églises, et encore ne s'adresse-t-il à lui qu'à travers ses interprètes qualifiés que sont les prêtres. Le langage spirituel, celui du cœur, de l'effusion et de l'intimité mystique, lui est devenu totalement inintelligible, parce que le sentiment du sacré a été complètement évacué de sa vie quotidienne, de ses soucis, de ses plaisirs, de ses préoccupations courantes et de ses gestes familiers.

Pour la masse des Hindous, comme d'ailleurs, pour les populations des autres sociétés traditionnelles, notamment islamiques, croire en Dieu n'est pas avoir telle ou telle opinion sur Dieu, c'est vivre en Dieu, c'est manger, travailler, rire, pleurer en Dieu, c'est s'endormir et se réveiller en Dieu, c'est faire l'amour en Dieu et c'est mourir en Dieu. L'univers entier est une église, un temple, une mosquée, la vie entière est un rituel d'adoration.

La foi est donc plus spontanée, plus naturelle, et en même temps beaucoup plus ambitieuse. Ce n'est pas quelque chose qu'il faut croire, comme une vérité extérieure autrefois révélée à quelques individus exceptionnels. C'est quelque chose d'extraordinairement intime et vivant qu'il faut sentir et réaliser au tréfonds de soi-même.

En fait, c'est l'aventure des aventures, l'expérience des expériences.

Comme tous les cheminements spirituels, l'itinéraire dévotionnel comporte de nombreux pièges de toutes natures. Le premier danger, pour celui qui renonce, est précisément de se prendre pour un grand renonçant, un sannyasin, c'est-à-dire de remplacer simplement un ego profane par un ego religieux.

Dans Souvenirs d'Arunachala, Henri Le Saux raconte l'histoire d'un disciple de Ramana Maharshi, M. A. Bose, jeune bengali enthousiaste et bouillonnant qui, après avoir milité dans les rangs du mouvement révolutionnaire antibritannique, avait été subjugué par le rayonnement du sage de Tiruvannamnlaï.

« Un jour, il décida de prendre le sannyasa, il acheta une aune d'étoffe grossière, y découpa deux bandes. De l'une, il se ceignit les reins ; il se passa l'autre dans l'entrejambe. 163

Puis il monta à l'ashram, se jeta aux pieds du Maharshi et lui dit que c'était fini, qu'il avait abandonné le monde. Désormais, il était un moine. « Ah ! Ah ! Dit Ramana en l'apercevant. Le corps a pris la livrée du sannyasin. Est-ce que le cœur en a fait autant ! » L'ardent jeune homme dut reconnaître qu'il était encore tourmenté par bien des demandes, et qu'il était loin d'avoir pu abandonner le fardeau des désirs et des craintes. «

Page 115:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

115

Vois-tu, continua le Maharshi, à quoi sert de prendre le sannyasa, si aujourd'hui, tu te plais à penser — et à faire savoir aux autres — que tu es désormais un sannyasin ? En ta jeunesse, tu disais : « je suis un étudiant » ; puis tu as dit : « je suis un révolutionnaire » ; ensuite : « je suis un homme marié, un père de famille, un industriel ». Maintenant, tu dis : « je suis un sannyasin ». En tout cela, quelle différence par rapport à ce qui est ? Il ne sert à rien de changer d'attribut, si le sujet demeure intact. C'est le sujet, le je qui doit disparaître à la révélation du Soi. C'est au je qu'il faut renoncer, non à un état de vie quelconque.

Sur un thème voisin, voici ce que dit le Maharshi à propos d'un disciple dont on lui vantait les exploits contemplatifs — il passait dix heures par jour à méditer : « oh ! Il médite ; Il mange ; Il dort. Qui médite ? Qui mange ? Qui dort ? Quel avantage y a-t-il à méditer dix heures par jour si cela ne sert finalement qu'à vous ancrer un peu plus dans la conviction que vous méditez ?

« Ne médites pas : sois.

Ne penses pas que tu es : sois.

Ne t'affaire pas à être : tu es. »

(Henri Le Saux, Souvenirs d'Arunachala, Épi).

Pour celui qui s'engage dans la voie de la dévotion, la préoccupation essentielle est de réussir à canaliser toutes ses émotions, à fixer toutes ses pensées sur Dieu, afin de s'oublier peu à peu soi-même.

Au départ, il faut donc s'attacher à une image susceptible de motiver sa vigilance, d'absorber son attention, de mobiliser tout son être.

C'est l'une des raisons pour lesquelles l'Hindouisme, qui est une sorte de monothéisme polymorphe, présente un tel fourmillement de figures divines : il y en a tant que les Hindous eux-mêmes seraient bien incapables d'en dresser un inventaire exhaustif. Ces dieux symbolisent les innombrables masques et déguisements dont se pare l'unique réalité divine qui est sans nom et sans visage, au-delà de toute forme et de tout entendement.

Mais le dévot a besoin de cristalliser ses ferveurs sur une image. Ce n'est nullement de l’idolâtrerie : Dieu étant partout, il est aussi dans cette image. A la limite, il doit y avoir autant de dieux que de fidèles, puisqu'en définitive, l'adorateur et l'adoré ne font qu'un.

Vivekananda proclamait que l'idéal n'était pas une religion universelle et uniforme, mais autant de religions que d'individus. « Il faut toujours comprendre, disait-il aussi, que le Dieu personnel adoré par le dévot, n'est ni séparé ni différent de Brahman. »

« Cette multiplicité déjà quelque peu étrange pour un esprit européen est encore accrue par le fait que chacun de ces dieux individualisés porte toute une série de noms différents, série souvent illimitée elle aussi ; on trouve des listes de noms de Shiva et de Vishnou qui en contiennent chacune plus de mille ; et elles sont loin d'être complètes. Chaque détail de l'apparence ou du caractère du Dieu, chaque incident de sa vie, donne lieu à un ou plusieurs noms, et tout mystique est parfaitement libre d'en fabriquer — les Hindous préfèrent dire en découvrir — de nouveaux. » (Jean Herbert)

Page 116:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

116

Le choix de l'image divine, où Ishta, correspond donc aux plus secrètes affinités du disciple.

Citons à ce propos une brève prière que les Hindous adressent à leur ishga en commençant la célébration d'un rituel. « Seigneur, tu ne m'as pas donné le pouvoir de Te connaître tel que Tu es. Permets moi donc de T'adorer sous la forme que Tu m'as permis de connaître. »

Une autre prière, celle du grand mystique Prahlada, est révélatrice de la ferveur qui anime ces chercheurs spirituels : « puisse l'amour impérissable qu'éprouve l'homme sans discrimination pour les objets fugitifs des sens Te prendre pour objet et ne jamais abandonner mon cœur, ce cœur qui Te cherche. »

La mystique hindouiste ajoute au culte de l'Ishta, l'adoration et le service du gourou.

Dans la démarche spirituelle de l'Inde, c'est sans doute un des éléments que les Occidentaux comprennent et acceptent le plus difficilement. Nous sommes surtout assez scandalisés quand nous voyons des foules se prosterner aux pieds d'un maître dans ce geste qu'on appelle pranam. Arnaud Desjardins en propose une remarquable définition : « de même qu'il y a un raja-yoga, un karma-yoga et un bhakti-yoga, je pourrais dire qu'il y a un pranam-yoga, un yoga du pranam, tellement ce geste qui nous demande d'être là, tête, cœur et corps unifiés pour marquer notre engagement, nous implique, tellement ce geste fait consciemment (et il est difficile de le faire mécaniquement parce qu'il nous est moins familier que de donner une poignée de main distraite) nous oblige à aller profond en nous-mêmes, jour après jour. Mais ne nous y trompons pas, le pranam, ce n'est pas quelqu'un qui s'incline devant quelqu'un d'autre, quels que soient les mérites éventuels de cet autre. C'est quelqu'un qui s'incline devant une réalité supra-individuelle et impersonnelle. En voyant plus loin que l'apparence du gourou, en voyant son essence, c'est quelqu'un encore soumis à la limitation qui s'incline devant son propre Soi, son propre Atmâ, illimité, infini et indestructible ». (Arnaud Desjardins, A la recherche du Soi, Table Ronde.)

On comprend mieux cette extrême dévotion qui entoure le gourou si on admet qu'ayant lui-même réussi l'accomplissement intérieur auquel le disciple aspire de tout son être, le guide spirituel est en mesure de montrer à son tour le chemin, d'éveiller peu à peu son élève à la conscience de son être essentiel et de sa vraie nature divine.

Dans la tradition dévotionnelle de l'Inde, la ferveur religieuse doit comporter trois éléments psychologiques étroitement complémentaires et interdépendants que Vivekananda appelait le triangle de l'amour : l'absence de toute espèce de marchandage, la disparition de toute crainte et de toute contrainte, et l'évacuation de toute autre attirance ou passion. Si l'un de ces trois sommets lui fait défaut, le triangle de la dévotion s'effondre, il perd toute forme et toute réalité.

L'absence de marchandage implique un sentiment totalement pur et gratuit qui n'attend strictement rien en retour.

Tant qu'on adore le Seigneur avec l'arrière-pensée d'une rétribution, l'espoir d'un quelconque paradis, ou même d'une illumination spirituelle, on prétend monnayer sa dévotion, recevoir quelque chose en échange de sa foi. Ce n'est pas cet amour inconditionnel et illimité, cette joie de donner, de se donner, sans rien exiger.

L'amour de Dieu ne doit comporter aucune peur, aucune oppression : c'est le deuxième

Page 117:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

117

sommet du triangle. On ne peut pas se forcer à aimer le Seigneur par angoisse d'un éventuel châtiment, terreur de représailles divines dans l'au-delà ou dans une existence future. Il n'y aurait là qu'un calcul égoïste — une espèce de peur métaphysique du gendarme.

Aimer Dieu, c'est l'aimer dans toutes les circonstances de la vie, même au milieu des horreurs et des turpitudes.

Dès lors que l'évidence de cette omniprésence est clairement perçue et intimement vécue, les penchants négatifs et les réactions conflictuelles deviennent tout simplement inconcevables.

En fait, rien d'autre ne doit subsister chez le disciple, que la passion du divin, une conscience exclusivement absorbée dans la contemplation et dans l'adoration du Bien-aimé, à un degré d'ivresse et de frénésie où toutes les sensations, toutes les émotions, toutes les pensées sont comme irradiées et consumées par cette unique obsession extatique, un peu à la manière d'un déluge qui noierait et fondrait tous les paysage mentaux, tous les horizons affectifs et intellectuels. C'est le troisième sommet du triangle.

Un tel renoncement à tout désir personnel et à toute volonté propre a été surnommé par les mystiques hindous « attitude de la feuille morte ». On lâche le fardeau des ambitions et des appréhensions, pour se soumettre et s'abandonner totalement au courant tourbillonnant et imprévisible de la volonté divine. On cesse de souhaiter tel événement favorable ou de refuser telle circonstance pénible, pour ne plus désirer que ce qui arrive, de seconde en seconde, car ce qui arrive est précisément la volonté du Seigneur — et on ne peut plus vouloir qu'à travers cette volonté là. « Ceux qui s'abandonnent à Dieu, dit Martre Eckhart, et cherchent seulement Sa volonté avec tout leur zèle, quoi que Dieu donne à de tels hommes, c'est le meilleur. Que ce soit maladie ou pauvreté, ou faim ou soif, ou quoi que ce soit que Dieu t'impose ou ne t'impose pas, tout cela est le meilleur pour toi ; que ce soit pitié ou intériorité, que tu n'aies ni l'une ni l'autre, et quoi que tu aies ou que tu n'aies pas : établis-toi bien seulement dans cette disposition de considérer en toute chose l'honneur de Dieu, et ce qu'il te réserve alors, c'est le meilleur (...). C'est pourquoi la meilleure prière que puisse faire l'homme ne doit pas être : donne-moi cette vertu ou cette manière d'être, ou encore : Seigneur, donne-toi à moi, ou donne-moi la vie éternelle, mais bien : Seigneur, ce que tu veux et de la manière que tu veux. »

Au fin fond de sa soumission, lorsqu'il a totalement accepté son salut de marionnette ou d'esclave de la volonté divine, le mystique découvre tout à coup une miraculeuse non-dépendance et une liberté infinie, puisqu'il est désormais un avec l'unique énergie qui anime toute chose. Il n'y a pas un souffle d'air, une brindille, un atome ou une galaxie, pas une naissance ou une mort, une rencontre ou un accident, une joie ou un cataclysme qui ne soit, d'une certaine manière, l'expression de cette absolue liberté créatrice.

Avec l'ego, disparaissent les interdits et les tensions, s'interrompt l'espèce d'absurde blocus du Réel où nous nous épuisons à nier ce qui est pour faire capituler la vie devant nos désirs. En s'abandonnant, le mystique a brisé tous les carcans, toutes les entraves et tous les garde-fous. Il est en chute libre, dans un vide sans nom. Mais en même temps, comme il n'y a plus personne pour tomber, cette chute se diffuse instantanément dans un absolu de plénitude.

Page 118:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

118

Tant que le moi se cramponne fébrilement aux objets de son avidité, il se fige, s'enferme, se rétrécit, et finalement s'appauvrit, puisqu'il s'identifie au périmètre misérablement exigu, rabougri, de ses propres schémas, critères et demandes. Notre civilisation de l'abondance matérielle en fait quotidiennement la déprimante expérience. C'est dans ce sens que le Christ a pu dire : « il est moins difficile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume des cieux ».

Renoncer à une fortune, à une situation peut-être enviable, ou même au réconfort affectif des êtres chers, ne sert à rien si on ne renonce pas à ce bien si essentiel et si intime, à cc trésor qu'on couve et auquel on s'agrippe si farouchement, si fanatiquement — son propre moi.

C'est là en fait le seul véritable renoncement : tous les autres sont circonstanciels ou allégoriques. Tant que ce renoncement primordial n'a pas été réalisé, les voies de la dépossession recèlent bien des chausse-trapes. Le disciple peut sombrer dans une obsession torturante de ce qu'il a perdu, comme il peut s'installer dans une présomptueuse autosatisfaction : « moi, je suis un grand ascète et un grand saint ! » « C'est pourquoi, écrit Maitre Eckhart, commence par toi-même et abandonne-toi. En vérité, à moins que tu ne te fuis d'abord toi-même, partout où tu fuiras, tu trouveras des entraves et de l'inquiétude, où que ce soit. Les gens qui cherchent la paix dans les choses extérieures, lieux ou modes, ou gens ou œuvres, ou les pays lointains, ou la pauvreté, ou l'abaissement, si grand que ce soit ou quoi que ce soit, tout cela n'est pourtant rien et ne leur donne pas la paix. Ils cherchent tout à fait mal, ceux qui cherchent ainsi : plus ils s'éloignent, moins ils trouvent ce qu'ils cherchent. Ils vont comme celui qui a perdu sa route : plus ils s'éloignent plus ils s'égarent. Alors que doit-il faire ? Il doit d'abord s'abandonner lui-même, ainsi il aura abandonné toute chose. En vérité, si un homme abandonnait un royaume, et le monde entier et qu'il se garde lui-même, il n'aurait rien abandonné. Oui, et si un homme s'abandonnait lui-même, quoi qu'il garde, richesse, ou honneur, ou quoi que ce soit, il aurait abandonné toute chose. »

Dans une perspective assez voisine, Arnaud Desjardins cite la réponse de son gourou, Swami Prajnanpad, à qui on demandait quand il avait renoncé au monde : « Swamiji n'a jamais renoncé au monde. C'est le monde qui a renoncé à Swamiji ». Ce monde-là est celui de l'ego — des projections mentales et des tensions émotionnelles.

En fait, parvenu au terme de sa quête et de son accomplissement, le mystique s'aperçoit qu'il n'a renoncé à rien, bien au contraire : c'est nous qui, sans cesse, renonçons au plus inestimable des trésors et au plus succulent des festins en nous accrochant éperdument à des ombres fallacieuses, à des ersatz de réalité. « Les gens, disait Ma Anandamayi, parlent de ceux qui ont renoncé au monde et s'en étonnent. Mais en réalité, c'est vous qui avez renoncé à tout. Qu'est-ce que ce « tout » ? Dieu ! C'est lorsqu'on le laisse de côté qu'on pratique littéralement la renonciation suprême.

Lorsqu'il se manifeste, sous la forme du bonheur de ce monde, l'adorateur n'en est pas satisfait, car il se manifeste en même temps comme insatisfaction. Tandis que même la plus minime parcelle de Bonheur divin n'abandonne plus jamais celui qui l'a éprouvé. Lorsque l'adorateur parvient à l'Essence des choses et trouve son Soi, il connaît le bonheur suprême. Ce bonheur une fois trouvé, il n'y a plus rien d'autre à trouver, aucun désir ne se manifestera plus et les tourments de l'âme seront apaisés à jamais. Ne vous contentez pas des miettes de bonheur qu'invariablement viennent balayer chocs et coups du sort, mais devenez un être complet : parvenu à la perfection, soyez vous-même ! »

Page 119:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

119

(L'enseignement de Ma Anandamayi, Albin Michel).

Celui qui vit totalement abandonné à la volonté divine, détaché, c'est-à-dire affranchi de toute préoccupation personnelle, n'a plus ni regret sur le passé ni soucis pour le futur, puisqu'il s'en remet entièrement au Seigneur. Un tel lâcher-prise est une complète adhésion à l'instant présent, une immersion dans sa fluidité insaisissable. « Ô vous tous qui avez soif, sachez que vous n'avez pas à aller chercher bien loin la source des eaux vives ; elle jaillit tout près de vous, dans le moment présent. Le moment présent est la manifestation du nom de Dieu et l'avènement de son règne. » (Père de Caussade, « L'abandon à la divine providence »).

Dieu est l'ultime Présent, au triple sens d'éternel maintenant, d’infinie présence et de don absolu. Ce maintenant est notre existence même. Nous n'avons aucun moyen de nous y soustraire quoique nous fassions, nous sommes toujours maintenant. Que nous plongions dans nos souvenirs les plus lointains ou que nous nous envolions dans de vastes anticipations, nous sommes encore et toujours maintenant. Parce que nous cherchons constamment à nous en évader, nous passons constamment à côté de son inexprimable splendeur. Dès qu'on cesse d'essayer d'échapper au maintenant, et qu'on s'y livre sans mesure, on s'aperçoit qu'il est le trait d'union, l'identité même du Créateur et de la créature.

Ce Maintenant est l'acte d'amour incommensurable par lequel Dieu nous met au monde, s'offre à nous, devient nous, de seconde en seconde. Il suffit de voir le caractère inévitable et déjà pleinement accompli de cet amour, par le fait même que nous sommes, que nous existons.

Le problème vient le plus souvent de ce que nous voulons saisir cet instant, attribuer à l'union mystique un contenu qualifiable. La plénitude, qui est pure spontanéité, se dérobe dès que nous prétendons la retenir et l'étreindre. Ce que nous embrassons alors n'est qu'une image morte, le cadavre de notre propre avidité spirituelle. « Car vraiment, si tu te figures que, par la ferveur et le recueillement, dans une douce extase et une union particulière, tu obtiendras davantage de Dieu ou jouiras davantage de Lui qu'au coin du feu ou dans l'étable, c'est comme si tu prenais Dieu pour lui envelopper la tête dans un manteau et le reléguer sous un banc. Car quiconque cherche Dieu selon tel ou tel mode, saisit en effet le mode. Mais quiconque cherche Dieu sans aucun mode, celui-là au contraire Le saisit tel qu'il est en Lui-même, et un tel homme vit avec le Fils, et il est la Vie même. »

(Maître Eckhart, Traités et Sermons.)

On peut rapprocher cette réflexion de la célèbre formule bouddhiste : « qui cherche le Bouddha le perd ! »

Dans un sens, rien n'est plus facile et plus évident que cette union avec Dieu : il s'agit simplement d'être ce que nous sommes, ici et tout de suite, dans un complet non-effort — le non-agir des taoïstes. Dieu n'est pas quelque chose à atteindre ou à obtenir. Il ne peut ni se gagner, ni se conquérir, ni même se convoiter, pas plus d'ailleurs qu'il ne peut se perdre ou manquer. Il EST, maintenant, éternellement, et nous sommes, par Lui, en Lui. Il n'y a rien de spécial à faire, rien d'extraordinaire à inventer, à rajouter à Dieu lui-même, qui est immédiatement offert et disponible. « Or nous ne voulons pas de ce genre de facilité, car elle ne flatte pas notre vanité ; elle ne nous laisse rien faire dont nous puissions nous vanter par la suite. Prendre conscience de l'union avec Dieu est de fait quelque chose de

Page 120:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

120

tout à fait simple, d'enfantin ; mais l'orgueil adore les complimentations, évite tout ce qui est évident, et choisira toujours, lorsque plusieurs chemins lui sont offerts, celui qui est le plus long et le plus tortueux. »

(Alan Watts Face à Dieu).

À celui qui vit dans cette simplicité de l'instant, tout paraît continuellement nouveau, incroyablement frais, savoureux, jaillissant, merveilleusement inconnu. Il est, pour reprendre la belle expression de Watts « dans la bienheureuse insécurité » d'un ici maintenant perpétuellement différent et imprévisible dont l'appropriation et le contrôle ont définitivement cessé de l'obséder.

Au fin fond de cette insécurité, pleinement acceptée, de cette effusion dans le mystère divin, il débouche sur une sécurité absolue, sur la certitude que rien ne peut jamais vraiment lui arriver, puisqu'il est constamment dans le sein et l'amour du Seigneur, puisque son être n'est pas autre que l'amour du Seigneur, — à travers plaisir et douleur, naissance et mort, existence et non-existence.

Le mystique en vient alors à savourer tout l'univers, à se délecter des moindres expériences, agréables ou pénibles, comme il dégusterait une friandise inépuisablement exquise et diverse. À ses yeux, rien ne peut jamais être meilleur ni plus parfait que ce qui est, Dieu étant toujours au centre même de ce qu'il vit, au moment précis où il le vit.

Pour exprimer ce sentiment, les Hindous ont coutume de dire : Dieu fait tout pour le mieux.

Aux yeux du monde extérieur, le comportement du saint apparaît comme un mélange de simplicité, de candeur, de spontanéité, d'émerveillement, évoquant l'état de grâce de la condition enfantine. Mais il s'agit d'un enfant très particulier, où on chercherait en vain la moindre trace d'infantilisme.

Physiquement, émotionnellement et mentalement, l'enfant est totalement dépendant de ses parents, de son entourage et des événements extérieurs. Son moi — l'attraction ou la répulsion du moment — est le centre du monde. Il ne perçoit la vie qu'à travers l'univers intensément subjectif de ses désirs, et il réagit sur un mode presque exclusivement possessif — à moi, mon, le mien.

En fait, chez la plupart des adultes, cet infantilisme change uniquement de registre — sexe, argent, prestige —, mais le fond demeure identique : extrême dépendance à l'égard des événements extérieurs, besoin de s'approprier les choses, les êtres et les expériences. L'affirmation du moi, qui veut être aimé, reconnu, adulé, est un infantilisme qui s'est fortifié, structuré en s'affublant le plus souvent d'images respectables et de justifications flatteuses.

Le saint, pour qui tout manifeste la volonté du Seigneur, n'éprouve plus aucune dépendance à l'égard de circonstances favorables ou défavorables. Son existence n'est plus centrée sur cet ego inquiet et rétréci, mais sur l'omniprésence divine. C'est pourquoi son cœur est affranchi de cet infantilisme qui gouverne la plupart des hommes et des femmes.

En même temps, il y a chez le tout petit enfant une absence de calcul, une faculté d'adhérer à la fraîcheur et à la nouveauté de l'instant présent que l'âge ensevelit peu à peu

Page 121:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

121

sous un édifice de projections mentales et de schémas préétablis. Chez le saint, toutes ces constructions artificielles ont été balayées. Il revient à l'espèce de nudité infinimenent disponible et joyeuse des origines — sans prétention ni préjugé. Les Hindous disent fréquemment à son sujet : « c'est un enfant éclairé ». On pourrait dire tout aussi bien : c'est le seul être absolument, réellement adulte.

Un point semble parfois déconcertant dans la démarche dévotionnelle et mystique, c'est la nature particulière de l'amour dont le saint accompli enveloppe la création dans sa totalité — amour en même temps universel, et très actif, concret, intime. L'impression générale, assez troublante, est qu'il aime à la fois tout indistinctement, et chacun davantage, d'une manière incommensurable et à première vue incompréhensible.

Que peut bien signifier un tel amour, et comment est-il même concevable ?

C'est ici que notre terminologie est ambiguë. Lorsque nous employons le mot amour, nous désignons par là un phénomène d'attirance — j'aime tel plat, tel paysage, telle musique, telle personne — qui est sujet à toutes sortes de variations et de revirements, le j'aime pouvant se transformer en je déteste au gré des circonstances.

L'amour, compris dans ce sens-là, s'inscrit toujours dans le monde des dualités et des contraires, celui des attractions et des répulsions. Pour nous, l'amour se confond avec tout ce qui flatte, rassure, exalte notre ego. Ce n'est jamais vraiment l'autre que nous aimons, pour lui-même, intrinsèquement, mais les gratifications que nous en attendons, les avantages psychologiques et affectifs que nous en espérons, c'est-à-dire une certaine image d'autrui que nous nous forgeons et nous approprions.

Sur le plan des relations humaines, aimer signifie en somme essentiellement vouloir être aimé. Et lorsque nous disons « je t'aime », c'est « aime-moi » que nous prononçons réellement au fond de nous-mêmes. Dès que ce « aime-moi » se sent déçu, trahi, bafoué, il se mue en « va-t-en ! Je ne veux plus te voir ! Je te hais ».

L'ego, par sa nature même, ne peut pas aimer : il ne peut que réclamer anxieusement, exiger inlassablement qu'on le comprenne, qu'on le cajole, qu'on l'adore, pour la simple raison qu'il est incapable de s'accepter et de s'aimer lui-même. Car il ne vit que sur un mode comparatif : il y a toujours plus beau, plus grand, plus doué, plus séduisant, plus intelligent que lui, et il s'en veut, se rejette, se refuse continuellement tel qu'il est, pour s'identifier à cet autre idéal impossible. L'obsession de soi qui caractérise l'ego n'a rien à voir avec le véritable amour de soi. Comment pourrait-il s'aimer alors qu'il conteste sans arrêt ce qu'il est, ou ce qu'il croit être — je ne suis pas assez en forme, pas assez riche, pas assez admiré.

Celui qui s'engage sérieusement sur une voie de réalisation spirituelle, qu'elle soit métaphysique ou religieuse, doit admettre d'abord cette sévère constatation : tant que nous ne sommes pas accomplis, c'est-à-dire libérés de l'ego, rien de ce que nous appelons amour n'est vraiment de l'amour. Il n'y a que des demandes plus ou moins intenses, des avidités de l'ego, qui voudrait que le monde corresponde à telle ou telle image, que les autres obéissent à telle ou telle attente, et que lui-même se dilate comme la grenouille de la fable. Il ne peut reconnaître aux choses de droit à l'existence que dans la mesure où elles le servent et le gratifient.

Le saint accorde à tous la liberté d'être absolument différents de lui, car il voit en tout, la diversité prodigieuse illimitée du jeu divin. Alors, il aime d'un cœur égal et débordant aussi

Page 122:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

122

bien les « amis » que les « ennemis », la santé que la maladie, la beauté que la laideur. Et tout est sanctifié, transfiguré par cet amour. Le saint n'a pas d'amour, au sens où l'on peut dire d'un individu qu'il possède telle ou telle qualité : il est amour, il n'y a plus en lui rien d'autre que l'amour.

Par cet amour, lui seul vit pleinement la vie, en toute spontanéité, au lieu de la penser, de la tenir à bout de bras comme un terrible fardeau de craintes et d'insatisfactions.

L'impression dominante, chez la plupart des Occidentaux contemporains, est que les saints, au fond, ne servent à rien. Ces individus « retranchés du monde » sont peut-être heureux à leur manière, mais en quoi contribuent-ils à l'amélioration de leurs semblables et au progrès de la société ! Leur amour est sans doute sublime, mais n'est-il pas terriblement abstrait et entièrement passif !

À ce type d'objection, les chercheurs spirituels de l'Inde répondront que « faire le bien », au sens où nous l'entendons habituellement, consiste surtout à essayer d'imposer aux autres l'image à la fois très subjective et très extérieure que nous avons de leur bonheur. Du reste, plus on s'attache à une image idéale de l'humanité, moins on est capable d'aimer les êtres particuliers qui refusent d'entrer dans ce moule.

C'est le propre des grands idéalistes qui aiment sincèrement les hommes, collectivement, mais qui détestent, personnellement, tous ceux qui n'adoptent pas leur point de vue.

Il est certes louable de travailler au confort matériel et mental de ses semblables. Mais le seul véritable bonheur, immuable et parfait, n'est en aucun cas tributaire de ce qu'on peut gagner ou perdre. Par le fait même qu'il incarne et irradie un tel bonheur, le saint donne plus aux autres que les philanthropes les plus enthousiastes ou que les plus généreux réformateurs.

Si l'on s'en tient à la lettre des différents systèmes religieux, on ne peut qu'être dérouté, voire choqué, par la disparité apparemment inconciliable des conceptions et des rituels. Or ce qui, de l'extérieur, paraît tellement contradictoire et chaotique, pointe, au niveau de l'expérience mystique, vers une même transparence vécue. Un sannyasin hindou, un Sheikh soufi et un moine chrétien n'ont pas besoin de longs discours théologiques pour se comprendre immédiatement et parfaitement. C'est même dans le silence que leur dialogue sera le plus intense et leur communion la plus complète, le silence étant pour chacun d'eux une entière adhésion à la présence des autres, en tant que manifestation de la grâce divine.

Il est saisissant d'observer à quel point le vrai mystique se sent tout de suite merveilleusement à l'aise en compagnie d'autres mystiques, même issus d'une tout autre tradition — sans rien renier de ses propres origines spirituelles. Simplement, il est chez lui, établi au cœur de la même amoureuse évidence antérieure à la grande confusion des langues, des terminologies et des idées.

Le vécu est bien, l'essentiel de la démarche dévotionnelle, ce qui la rend éternellement actuelle. Pour celui chez qui l'appel de l'absolu revêt ce caractère d'émotion sacrée, de folle effusion — que son Bien-aimé s'appelle Jésus, Allah ou Krishna — la vie des saints est beaucoup plus qu'une histoire édifiante, ou qu'un catalogue de vertus exemplaires.

Page 123:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

123

C'est comme un écho magnifiquement amplifié de l'hymne secret qui se murmure au tréfonds de son être.

En Inde, la compagnie des saints (Satsang), par une fréquentation directe ou par une lecture assidue des biographies, est considérée comme une importante voie de réalisation spirituelle.

En vérité, il s'agit moins d'applaudir aux exploits ascétiques et aux prouesses morales de puissantes « personnalités » que d'essayer de comprendre en profondeur le comportement souvent déroutant de gens qui se sont dépouillés de toute personnalité — au sens où l'entendent la plupart des Occidentaux de notre époque.

Au-delà du plan strictement pittoresque et anecdotique, ce comportement apparaît comme l'expression d'un pur émerveillement, d'une jubilation sans cause et sans objet, d'un continuel remerciement pour ce qui est. C'est comme la musique même de l'Être. Il suffit d'être à l'écoute, et d'accueillir cette vibration intime, sans trop s'attacher aux circonstances historiques particulières, pour qu'un même chœur silencieux se lève immensément, de seconde en seconde, à l'arrière-plan de notre conscience.

Si on considère le problème intellectuellement, il semble sinon facile, du moins envisageable de s'abandonner totalement à la volonté divine, à l'indicible présence de l'Éternel. Maintenant, lorsqu'on baigne dans un environnement culturel et social comme celui de l'Inde traditionnelle. Et on a tendance à se dire : c'est magnifique au bord du Gange ou dans un ashram du Bengale, mais comment serait-ce concevable dans l'agitation et la tension forcenée d'une grande ville industrielle ?

On doit à ce propos souligner sans relâche certaines données fondamentales : la perspective spirituelle — qu'elle soit dévotionnelle ou métaphysique — n'implique jamais une fuite et un retrait du monde. C'est l'ego qui refuse le monde en prétendant constamment le verrouiller dans la cage fantasmatique de ses schémas, de ses comparaisons, de ses projections mentales. L'approche mystique est au contraire une pleine acceptation de ce qui est, parce qu'on cesse alors d'opposer le moi au monde qu'on voudrait tant s'approprier, inféoder à ses désirs.

Par les obstacles mêmes qu'elle suscite, la vie moderne se présente à nous comme un vaste et remarquable défi. Si Dieu nous apparaît manifesté en toute chose, il doit se révéler aussi bien dans la fièvre des encombrements ou le morne piétinement d'une file d'attente aux guichets d'une administration, que dans le recueillement d'une église ou l'émerveillement devant un paysage grandiose.

Il faut démasquer les faux-semblants du folklore, déjouer les pièges de l'exotisme. Quelle que soit la nature de l'environnement — l'Occident de 1984 ou l'Inde des temps védiques — le oui au réel implique une même transformation intérieure, un même dépouillement, un même lâcher-prise, une même mort à soi-même.

Sachons donc dépasser les éléments les plus extérieurs et anecdotiques pour communier avec ce don de soi et cette joie illimitée qui sont au cœur de toute réalisation, au-delà des modes de vie et des civilisations.

Bien que les statistiques, dans ce domaine, soient évidemment impossibles, on peut

Page 124:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

124

penser qu'il y a en Inde, à chaque génération, au moins plusieurs dizaines de saints ou de sages réalisés, de Libérés-vivants ou Jîvan-Mukta. La renommée qui entoure quelques-uns n'est que le résultat d'un concours de circonstances auquel eux-mêmes demeurent toujours parfaitement indifférents, voire étrangers. Ramakrishna est devenu célèbre grâce à l'action infatigable et aux innombrables écrits de Vivekananda, puis au succès international du livre de Romain Rolland.

L'intérêt suscité à notre époque en Occident par la spiritualité orientale a permis de découvrir des hommes et des femmes, de diffuser des enseignements qui seraient très probablement restés dans l'ombre au siècle précédent.

Aux yeux de l'Inde et du monde, Ramana incarne en effet la parfaite figure du sage. Son cheminement est beaucoup moins celui de la dévotion et de l'effusion que d'une pure illumination métaphysique dont la fulgurance et la précocité relèvent d'ailleurs du prodige. Chez lui, pas d'exaltation, pas de transe, pas d'extase, rien de spectaculaire, du moins au sens psychologique. Tout est d'une simplicité, d'une transparence miraculeuse.

Notons en outre que ses hymnes à la Montagne Sacrée, Arunachala, sont des chefs-d’œuvre de littérature dévotionnelle. Des siècles auparavant, Shankara, le rigoureux métaphysicien du non-dualisme intégral, avait, lui aussi, composé de fervents poèmes à la gloire de Shiva.

D'une manière générale, Ramana désoriente, car il interpelle d'emblée, chez ses visiteurs, un niveau d'être qui déborde complètement le cadre familier du langage et des concepts.

« — Comment puis-je saisir la connaissance ? lui demande par exemple un disciple.

— Avez-vous pris votre repas du soir ?

— Je l'ai pris.

— Eh bien ! Alors, allez faire votre vaisselle. »

Bhagavan accueille d'une manière identique, avec la même douceur et la même simplicité les plus puissants et les plus démunis. Dans son apparence, rien ne le distingue à première vue des autres habitants de l'ashram. Il n'a jamais rien fait pour attirer des disciples. L'impression unanime est qu'il se laisse porter par la volonté de son entourage et le courant de l'existence. Mais ce non-agir intégral n'a rien de passif : il s'en dégage une miraculeuse liberté intérieure, au-delà du passif et de l'actif.

Dans ses quelques écrits, et les divers entretiens notés par ses disciples, Shrî Ramana fonde son enseignement sur la question centrale « qui suis-je ? ». « Le sens du moi, dit-il, est la pensée-racine. Si vous la déracinez, toutes les autres pensées seront déracinées en même temps. Cherchez donc ce « je » qui est la racine. Demandez-vous : « qui suis-je ? » Trouvez la source. Alors tout le reste disparaîtra et seul restera le pur Soi. »

Voici quelques brefs aperçus caractéristiques de sa méthode, à travers des séries de questions et de réponses.

Question : Comment puis-je discipliner mon esprit ?

Page 125:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

125

Maharshi : Aucun esprit n'est à discipliner, si l'on réalise le Soi. Le Soi resplendit lorsque le mental disparaît. Le mental d'un Réalisé peut être actif ou inactif, chez lui, le Soi existe seul. Car le mental, le corps et le monde ne sont pas séparés du Soi. Ils ne peuvent demeurer en dehors du Soi. Pourraient-ils être quelque chose d'autre que le Soi ? Lorsqu'on en est conscient, lorsqu'on a compris cette vérité, pourquoi se tourmenter de ces ombres vaines ? Comment pourraient-elles affecter le Soi?

Q : Qu'est-ce que la réalisation ?

M : La réalisation consiste à vous débarrasser de l'illusion de croire que vous n'êtes pas réalisés.

Q : Je ne comprends pas votre point de vue... Si « je » suis toujours, ici même et dès maintenant, comment se fait-il que je ne le pense pas ?

M : Nous y voilà. Qui affirme qu'il ne le sent pas ? Est-ce le vrai Moi ou le faux Moi ? Réfléchissez. Vous découvrirez que c'est le faux Moi. C'est lui l'obstruction. Il faut l'écarter pour que le vrai Moi ne soit plus caché. Le sentiment : « je ne suis pas encore réalisé » est l'obstacle à la réalisation. En fait, la réalisation a déjà eu lieu. Il n'y a rien d'autre à réaliser. Il n'y a pas à obtenir le Soi. S'il était quelque chose qu'il fallait conquérir, cela signifierait qu'il ne se trouve pas déjà ici, maintenant et à jamais. Toute chose acquise sera un jour perdue, elle est par conséquent impermanente. Ce qui ne dure pas vaut-il la peine de tant d'efforts ? C'est pourquoi, je le déclare, le Soi ne se conquiert pas. Vous êtes le Soi, vous êtes déjà Cela. En réalité, vous êtes ignorant de votre état bienheureux. Cette ignorance vous domine et tire un voile sur le Soi pur qui est béatitude. Vos efforts doivent être uniquement dirigés vers l'élimination de ce voile qui est l'identification du Soi avec le corps, le mental, etc. C'est elle qui doit disparaître, pour laisser place au Soi. La réalisation est donc pour tous : elle ne fait aucune différence entre les aspirants. Les seuls obstacles proviennent de vos doutes concernant vos capacités et de la conviction qui vous fait dire : « je n'ai pas réalisé ». Il faut vous débarrasser entièrement de cet obstacle.

Q : La réalisation semble une formule facile. Mais en pratique, elle est extrêmement difficile.

M : Quoi de plus facile ? Le Soi vous est plus proche que tout le reste. Si vous ne parvenez pas à réaliser la présence de ce qui constitue votre être, comment voulez-vous réaliser facilement cc qui est éloigné de vous, ce dont vous êtes séparé ?... Dès que l'idée erronée « je suis le corps » ou « je n'ai pas réalisé » s'est dissipée, il ne reste plus que la suprême conscience, c'est-à-dire le Soi auquel on donne le nom de réalisation pour satisfaire le niveau de compréhension ordinaire des gens. Mais, en vérité, la réalisation est éternelle, elle existe depuis toujours, à présent et ici même. Finalement, la réalisation revient à éliminer l'ignorance et rien d'autre.

Q : Combien de temps faut-il pour arriver à la réalisation ?

M : Pourquoi voulez-vous le savoir ?

Q : Pour me donner de l'espoir.

M : Même ce désir-là est un obstacle. Le Soi est toujours présent. Rien n'existe en dehors de lui. Soyez le Soi, et désirs et doutes disparaîtront.

Page 126:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

126

Q : Le monde changera si les gens se débarrassent de leurs biens au profit des autres ?

M : Débarrassez-vous d'abord de vous-même, après quoi vous pourrez penser aux autres...

Q : Si tout le monde renonce à son ego, il n'y aura plus pratiquement aucun monde. Qui se mettra à la charrue ? Qui fera la moisson ?

M : Réalisez d'abord et vous verrez après... Il n'y a pas de plus grand mystère que le fait que nous cherchons la Réalité, alors que nous sommes cette Réalité. Nous pensons que quelque chose nous cache notre réalité et qu'il faut détruire ce « quelque chose » pour obtenir cette même Réalité. C'est ridicule. Un jour viendra où vous rirez vous-même de tous les efforts que vous avez déployés, et ce qui sera cc jour là existe dès maintenant, ici même.

L'évangile de Ramana Maharshi, Courrier du livre et Maria Burgi-Kyriazi, op. cit.)

Page 127:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

127

TÉMOIGNAGE DE PATRICK LEBAIL

EXTRAIT :

A) D'UN ARTICLE INTITULE : « L'INFLUENCE DU MAHARSHI »

REVUE METAPSYCHIQUE

N° 8 - DÉCEMBRE 1697

B) DU LIVRE

« L'ÉVANGILE DE RAMANA MAHARSHI »

EDITIONS : LE COURRIER DU LIVRE 1970

C) DU LIVRE :

« LIBERATION »

EDITIONS : GUY TREDANIEL 1987

Page 128:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

128

L'Orient connaît un type de personnage qui ne possède pas d'équivalent dans le climat mystique de la Chrétienté. C'est « le libéré vivant », le « Réalisé », celui qui jouit de « l'illumination » (sanscrit moksha, jnâna ; japonais satori). Il a dépassé la condition humaine ; en lui sont éteintes les limitations qui accompagnent en nous la certitude d'être des individus impermanents, plongés dans un univers extérieur où règne la concurrence vitale. Le « libéré » vit dans la paix, car il expérimente une certitude inverse de la nôtre ; il sait qu'il ne diffère pas de l'Être pur. L'inhérence dans l'Absolu (sanscrit brahman) reste pour nous un concept métaphysique, générateur d'opinions ou de raisonnements. Elle constitue pour le « libéré » la plus simple et la plus immuable des expériences ; il ne structure plus sa vision suivant les rapports entre « moi » et « non-moi ».

Ainsi débarrassé des œillères communes, le « libéré » se distingue par une pénétration qui s'exerce spontanément en toutes circonstances. Rien pour lui ne diffère de l'Être ; il n'éprouve rien qui ne soit spirituel. La clarté de sa vision, qui voit en toutes choses le pur éclat de l'Absolu, dépasse l'entendement de ses familiers. Il est pour eux un phare où brille une lumière dont ils sont dépourvus.

Cet émerveillement semble coexister avec une sorte d'ébranlement qui affaiblit autour du « libéré » la contrainte des lois coutumières de nature. L'étude de cet ébranlement constitue une bonne source d'études parapsychologiques, qui prennent ainsi place à côté d'un approfondissement des significations proprement spirituelles.

Notre investigation sera loin d'être exhaustive, car elle se fondera exclusivement sur des témoignages imprimés (*).

Il est notable en tout premier lieu que — circonstance classique en hagiographie — le Maharshi s'est trouvé en communication avec les animaux. Un bestiaire s'est formé de la sorte, qui n'est pas une des composantes les moins émouvantes de sa biographie. Le « libéré » manifeste une continuité mystérieuse avec tout ce qui vit dans la Nature.

Des hirondelles (TRM 640) se plaignent de ce qu'on ait détruit leur nid. Le fait est vérifié : un serviteur avait nettoyé les charpentes de l'Ashram.

Les singes sont les plus remuants personnages du bestiaire. On sait qu'en Inde leur familiarité (encouragée par la légende du roi — singe Hanuman) ne connaît pas de bornes. Ils sont agressifs, voleurs et indiscrets. Ils vivent en sociétés organisées à l'humaine. Le Maharshi arbitre leurs conflits (SM 32, 33) ; il accueille leurs transfuges et possède leur confiance (RM 131, DD II 56).

Les écureuils sont pour lui des familiers ; l'un d'entre eux est son compagnon. Il en a dit « Je communique avec eux » (DD Il - 173).

Une mangouste dorée, de taille remarquable, le reconnaît dans une foule et vient lui rendre, en quelque sorte, hommage (RM 127, TRM 84).

Le comportement de trois chiens suggère des motivations humaines (SM 32, DD I - 33). Rappelons-nous que les chiens sont méprisés en Inde et spécialement honnis par les hautes castes brahmaniques. Ne cherchons donc pas ici le témoignage d'une sensiblerie procanine comme on la connait en Occident. Ceux-ci font penser au chien fidèle que le héros, son maître, appelle auprès de lui dans le ciel à la fin du Mahâbharata.

Page 129:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

129

(*) Nous employons les abréviations suivantes pour désigner nos sources, qui sont toutes des publications émanant du Ramanashraman à Tiruvannamalai : DD (volume et page) = Day by day with Bhagavan ; RA = Ramona Arunachala (page); RM = Ramana Maharichi (Osborne ; édition française) ; TRM = Tants with Ramona Maharshi (n° d'entretien ; page, là où c'est spécifié) ; MP = The mountain Path (revue mois. année, page) ; GJS = Golden Jubilee Souvenir (page) ; SM = Shri Maharshi (page).

Enfin, la vache Lakshmî, résidente attitrée de l'ashram, était un objet particulier d'affection pour le Maitre. Nous sommes incapables de l'empathie que ressentent les Hindous orthodoxes envers les vaches ; une zone affective nous échappe donc, en laquelle de ce fait nous devons nous garder de pénétrer. Il n'en reste pas moins que la fidèle amitié qui a longuement régné entre le Maître transcendant et l'humble animal domestique pourrait bien nous suggérer une forte méditation.

À côté des bêtes, II y a les hommes. Nous avons relevé divers phénomènes qu'induisit le Maharshi dans le monde humain. On notera que le Maitre s'est toujours défendu d'avoir voulu les provoquer.

Ils se divisent en visions et en objectivations.

(TRM 317) rapporte ce propos du Maharshi : « Beaucoup de visiteurs ont des visions » Les photismes relevés ci-après ne constituent probablement qu'un échantillon restreint de ce qui fut éprouvé.

La photographie du Maharshi s'anime devant un fidèle, qui en est épouvanté (TRM 275).

Retenons, par ailleurs, cinq apparitions du Maharshi à des personnes en état de vigilance éveillée normale. On les trouvera relatées en TRM 304, RM 101 (trois au même sujet), RM 121 (elle donna satisfaction à un désir précédemment exprimé à voix haute).

De même, on peut citer cinq apparitions en rêve. Deux parmi elles (RM 102, 104) fournirent une instruction spirituelle ; deux encore (GJS, 159) répondirent à des questions posées la veille. La cinquième (MP, July 1966, 280) est remarquable en ceci que le dormeur s'éveilla, ouvrit les yeux et continua à voir le Maharshi.

Nous avons groupé sous la rubrique des « objectivations » un certain nombre d'événements que nous rapportons comme Ils sont cités par leurs bénéficiaires. L'aspect souvent paradoxal des faits métapsychiques s'y retrouve avec toute sa saveur.

Par manque de pression, un robinet ne coule pas. Il suffit d'invoquer le Maharshi pour que l'eau jaillisse (DD H - 209). L'effet se reproduit à volonté (DD II - 278).

Une automobile est en panne. Son occupant invoque le Maharshi. Un Sâdhu (moine errant) apparaît, dit quelques mots et n'est plus vu. Le moteur défaillant repart ensuite, dès la première sollicitation (DO Il - 251).

Un fidèle du Maharshi se trouve en Allemagne avec en ses mains un livre qui traite du Maharshi. Ce livre est rédigé en allemand. Il ne comprend pas cette langue. Il est tout surpris de pouvoir lire l'ouvrage sans la moindre difficulté (MP, oct. 1966, 356).

Nous avons fait allusion, ci-dessus, à la matérialisation d'un personnage. Deux agents

Page 130:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

130

de police (DD Il 75) apparaissent pour tirer d'embarras une dame, fidèle du Maharshi, qu'un vaurien harassait.

Enfin, diverses guérisons sont attribuées au Maharshi, guérisons d'enfants prononcés inguérissables (DD Il - 269 ; MP apr. 1966, 157 et 160), guérison d'un adulte gravement éprouvé (MP, apr. 1966, 164).

Aucun critère scientifique d'authenticité ne peut être attaché à ces diverses manifestations. Elles sont rapportées à titre d'information non filtrée. L'ardent et naïf fidèle du Maitre s'indignera d'une telle position. D'autres pourraient apporter des précisions qui permettraient de constituer une enquête. D'autres, enfin, négligeront ces phénomènes, à la lumière même de ce qu'en pensait le Maître. « Les pouvoirs (siddhi) appartiennent au mental et sont des causes de vanité » (TRM p. 20). Cf : TRM 4, 138, 393, 450, 503, pp. 473, 143.

Le Maharshi enseigne que seul importe le sujet percevant, lequel ne diffère pas du spectacle.

Les phénomènes parapsychologiques, qui frappent les esprits encore frustes, n'ont aucune importance du point de vue spirituel. « Le penseur est la réalité » (TRM, p. 46). « Éveillez-vous de votre rêve actuel » (TRM, p. 300). Sur l'invisibilité (TRM, p. 43) : « Mais qui donc est le Spectateur ? »

L'importance du Maharshi ne réside pas dans ces légers ébranlements de la Nature qui firent entrevoir autour de lui des spectacles Inhabituels.

Peu d'hommes influencent durablement leurs contemporains, et moins encore les générations qui succèdent à la leur. Le Maharshi fut un de ces hommes. Nous allons analyser les causes de son prestige et de l'admiration qui n'a pas cessé d'affluer vers lui.

On aperçoit immédiatement qu'il fut et reste la source de transformations intérieures, génératrices d'orientation vers le royaume spirituel. Les visiteurs de Tiruvannamalai (1) ont été le plus souvent des inquiets, accourus pour qu'un Maitre leur enlève leurs anxiétés. Ils se séparent nettement en deux catégories. Les uns sont restés sur le plan de la dialectique, dont ils n'ont pu se défaire (les TRM terminent souvent un entretien par une remarque telle que « le visiteur partit perplexe »).

D'autres étaient moins centrés sur leurs propres points de vue. Les plus habiles à s'exprimer ont eu le bon sens de rester discrets sur l'exposé de leurs difficultés personnelles, et d'écouter ensuite ce qui leur était dit. Les autres n'ont guère pris la parole. Ils se sont assis humblement sans chercher à trop formuler leur trouble et n'ont exprimé que leur surprise et leur reconnaissance en sentant fondre en eux leurs doutes et leurs opacités (2). La seule présence du Maharshi suffisait pour dissiper les brumes des esprits et reléguer progressivement les préoccupations profondes au rang des maladies dont on sort faible, mais convalescent.

En plus de cette purgation des âmes, le Maharshi infusait de la joie. Sur le terrain mental aplani par son influence pacifiante naissait une félicité qu'il a mentionnée lui-même (TRM 290). En effet, il savait qu'il était un maître (3) et donnait comme critère d'une présence magistrale qu'elle engendre autour d'elle et la joie et la paix.

Il suffisait de s'asseoir dans son voisinage, de s'imposer un minimum de silence

Page 131:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

131

intérieur et d'attendre. La pacification de l'âme s'opérait alors d'elle-même.

Elle prenait l'allure d'un bouleversement lorsque l'insondable regard du Maharshi venait croiser celui du visiteur assez mûr intérieurement pour s'en laisser pénétrer. (Le Maharshi a souvent évoqué cette exigence de maturité). Les photographies ont bien rendu son œil noir, plein de feu, de mystère et d'une présence intense au point d'en être insoutenable.

(1) Certains psychopathes ont sombré devant lui dans des crises. Les fortes influences possèdent leurs revers (cf. TRM, passim).

(2) Le plus éloquent témoignage en est celui de « Mouni Sadhu » ; In the deys of Great Peace (Allen et Unwin) London. Très beau livre d'un Occidental.

(3) « Tous sont pour moi des Maharshi » (TRM 258) ; « Le monde entier fut mon guru » (DD II. 36). Le Maitre n'éprouve pas qu'il soit distinct des autres hommes. C. Infra.

Les familiers de l'hindouisme noteront ici que le Maharshi a spontanément pratiqué les trois formes classiques de l'initiation, considérée comme une Infusion spirituelle reçue par le disciple. Sa pensée fut et reste une source d'inspiration. Son regard a brûlé les petitesses. Il fit usage de son toucher pour « la bonne mort » de sa mère et aussi d'un disciple : à la première il conféra de la sorte (d'après ses propres dires) l'illumination après laquelle il n'y a plus d'étroit passage.

La sympathie ne suffit du reste pas pour que l'on replace dans leur perspective ces étonnants événements. Il faudrait recréer l'atmosphère embrasée de Tiruvannamalai, ressentir la présence abrupte et fascinante d'Arunachala, la colline inspirée d'ardeur toute mystique. À Tiruvannamalai l'humanité a joué l'une de ses grandes parties. Distants à la fois dans le temps et dans l'espace, nous ne pouvons qu'admirer ce haut lieu de l'esprit et tenter de le contempler.

Au centre de son foyer, dont l'éclat nous éblouit encore, nous découvrons un pur charisme. Le Maharshi a vécu dans la Réalité, alors que nous vivons chacun dans « notre monde », manufacturé par nous à partir des faits de notre expérience. Il a baigné en toute lucidité dans la source primordiale de l'existence et de la vie : l'Être pur, qui est en même temps Conscience et Joie, selon les enseignements traditionnels de l'Inde. L'Être est à la fois statique et dynamique. La conscience est claire et féconde : elle engendre toutes les formes, qu'elle contemple en elle-même et dont elle se réjouit éternellement en même temps que de sa stabilité et de sa pureté.

Cette immédiate saisie des essences caractérise le Maharshi, en tout ce qui n'est pas en lui accidentel (le nom, le corps et l'état civil). Elle concerne, d'après lui, tous les hommes, car ils sont, eux aussi, Être, Conscience et Joie. Ils ne diffèrent du Maharshi que par une simple modalité d'existence : ils n'aperçoivent pas leur véritable état.

Le Maharshi n'est donc autre que nous-mêmes, ce que nous possédons à la fois de plus immédiat et de plus idéal. L'attrait qu'il nous inspire en provient principalement. Connaître le Maharshi, c'est être exhorté à se trouver soi-même. Il est l'exemple le plus frappant de cette découverte, et par là notre prototype. Le Maharshi est ce que nous sommes, ce que nous aimons et recherchons en nous. De là découle presque toute son influence. La Réalité intérieure, « le Soi » est notre plus intime, dont le Maharshi a

Page 132:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

132

démontré qu'il pouvait être vécu.

À côté de cette attirance fondamentale, le Maharshi en exerce d'autres qui contribuent à l'ériger en personnage charismatique.

Il se présente à nous comme une sorte de géant immobile sur sa couche, il dispense sa lumière. Sa tête nous parait culminer très haut au-dessus de la nôtre. Une comparaison s'impose entre cette grandeur incandescente et l'impressionnant aspect de la colline d'Arunachala, à laquelle il a consacré de magnifiques poèmes. Ses pentes, embrasées de soleil indien, se profilent toujours derrière lui. Comme celle aussi de ce roc mystique, sa stature semble immémoriale. De sa bouche sort la sagesse qui fut exprimée en Inde dès le temps des Upanishads.

Il sait exprimer simplement, en phrases lapidaires, les notions profondes, ce qui est en tous domaines le sceau de la supériorité intellectuelle. On ne se lasse pas de son acuité. Chaque parole est juste et vient exactement à point. En lisant dans un esprit analytique les nombreux livres d'entretiens que ses fidèles ont compilés, on est frappé par la distance qui semble régner entre la compréhension du Maharshi et celle des visiteurs, empêtrés dans les complications terrestres. La Maharshi voit et sait. L'analyse amène toujours à cette conclusion, qu'ont exprimée diversement un bon nombre des assistants.

La cohérence rationnelle qui règne en ses quelques écrits incite du reste à le ranger parmi les maîtres de la pensée. Quant à la forme, il a manifesté dans sa langue natale (le tamil) un génie littéraire bien attesté en matière de prosodie. Faut-il l'attribuer à la parfaite lucidité qui permet au « libéré » d'embrasser tous les rapports ?

L'enseignement qu'a légué le Maharshi serait précieux sous ces seuls aspects ; il se recommande encore par un trait qui l'adapte à notre époque. Le Maharshi n'a rien innové, il fait écho aux grands instructeurs de l'Inde védantique, à partir des Upanishads, en passant par Vasishtha, Gaudapâda et Shankara. Leurs enseignements sont assurément complexes, encore que leur doctrine centrale soit la simplicité même, sous un splendide manteau philosophique. Or, le Maharshi se borne à cette doctrine centrale : l'homme est la Réalité, l'homme est le Soi, il faut qu'il retrouve le Soi en se demandant intensément « Qui suis-je ? ». Cette simplicité abrupte convient à notre temps que les complications rebutent, qui se méfie des formulations dont il craint qu'elles ne soient fallacieuses, auquel la science a donné le goût de la recherche orientée vers l'intelligible.

Chacun peut s'efforcer de trouver la réalité en soi. La tentative peut ne pas aboutir ; au moins place-t-elle l'esprit sur la vole la plus étroite, le long de laquelle il avance en plus directe ligne vers le spirituel.

S'aligner sur la vérité en soi-même, c'est contribuer à la faire régner dans le monde. Sagesse et dévotion s'y rejoignent. Le Maharshi a souvent insisté sur ce point.

On ne saurait pas, dès lors, s'étonner que la pensée du Maharshi conserve de nos jours tout son attrait. Le Maharshi est moderne en même temps qu'intemporel. Il force notre regard à converger sur les valeurs fondamentales. Il est le témoin sans défauts de la continuité du monde spirituel. Il est le héros exemplaire d'une libération.

Page 133:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

133

Le Maharshi n'a pris aucune part aux grands mouvements de son époque. L'importance qu'il lui faut reconnaître ne réside pas en leur domaine. Son existence terrestre est bornée par deux dates comme celle de tous les hommes ; elle possède cependant une dimension qui fait disparaître ces frontières et la situe d'emblée en dehors du temps.

Le Maharshi sortit de la durée à l'âge de dix-sept ans, lorsqu'il passa volontairement par l'angoisse de la mort pour s'apercevoir de la pérennité de son être. L'héroïsme de ce geste eut pour salaire une percée fulgurante, qui n'a pas cessé de nous éblouir.

Le Maharshi sut dépasser l'individualité. Structure psychosomatique soumise aux limitations de l'esprit et du corps, elle ne subsiste qu'en se transformant. Elle s'inscrit dans l'histoire universelle en accumulant celle qui lui est propre, mosaïque de joies et de douleurs. L'individu est à la fois cette structure et cette histoire, qui se modifient continuellement. Cependant, bien qu'il évolue sans cesse, il éprouve qu'il est permanent. Le sentiment du « Je » ne l'abandonne pas. Il expérimente qu'en lui sont intimement unies une personnalité — qui dit « Je » — et une individualité — « l'ego », qui dit « moi ». La personnalité est immuable ; le « Je », ce point de référence est un centre qui s'impose à nous. Dès qu'il s'associe à l'individualité, il s'environne de toutes les complexités dont est construit chaque être. Lorsque « je lis », c'est mon individu tout entier qui s'engage dans la lecture. « Je » désigne à proprement parler un centre ; le « je » du « je lis » embrasse toute l'âme et tout le corps de celui qui tient le livre et signifie que le lecteur devient lecture dès qu'il s'y est plongé. Le « Je » central est pour nous impalpable. Nous ne pouvons jamais l'abstraire de ce « je » psychosomatique dans lequel il se trouve en quelque sorte diffusé.

Parfaitement accoutumés à cette situation, nous composons avec elle, sauf aux moments déchirants où la mort remet sous nos yeux la scandaleuse impermanence des sentiments et des formes. Nous passons alors brusquement de l'indifférence — associée au malaise que refoula soigneusement notre habitude — au désarroi d'une blessure béante. La force et la lucidité qui nous permettraient d'ouvrir nos yeux à la cruelle clarté de cette démonstration nous font alors défaut pour recueillir le fruit d'une compréhension exceptionnellement féconde.

Le génie du Maharshi fut de réussir par un instinct juvénile cette mainmise traumatique sur la vérité. Il s'est jeté dans la situation au lieu de la fuir. Son angoisse est brusquement devenue certitude. Le « Je » s'est allumé en lui, soleil inextinguible, qui a dissipé d'un seul coup les ombres de son « moi ».

Le Maharshi a depuis lors vécu dans la transfiguration. Il n'a plus éprouvé que la présence du « JE ». Dans sa lumière évoluent les phénomènes : esprit et corps individuels, monde des choses et des êtres. En chacun de ces derniers il a reconnu la même immanence du « Je », illusoirement mêlée à l'impermanence des formes individuelles. Il s'est étonné maintes fois de ce que les autres humains fussent incapables de discerner le « Je », bien que le « Je » les habite eux aussi dans sa plénitude. Le « Je » est à la fois l'auteur et le spectateur de toutes choses. Il s'exprime en elles, qui sont contenues en lui. Étrange situation : ne voir que Lui, n'être que Lui ; ne pas Le voir, Lui !

Confondante pour nous, l'expérience du Maharshi illustre la doctrine du Soi, fleur de la pensée antique de l'Inde. Le Maharshi fut surpris de constater, bien après son illumination, que les textes sanscrits les plus vénérables avaient enseigné cette doctrine dont il avait spontanément acquis la confirmation.

Page 134:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

134

Le Soi n'est autre que la Réalité de tous les hommes. Elle est identique en chacun d'eux. Suivant une comparaison célèbre, ils sont au Soi ce qu'est une statue d'argile par rapport à la motte de glaise dont elle fut façonnée. Nous apercevons la statue, mais nous ne songeons pas à remarquer l'argile qui en est la substance. Du Soi émanent plus généralement tous les êtres : ils sont des formes qui y apparaissent. Le Soi n'est pas définissable ; il engendre à la fois le temps et l'espace, qui à leur tour sont la trame de phénomènes infiniment variés.

L'expérience antique reconnaît au Soi trois aspects : il est être, conscience et félicité. Être, il est la réalité de tout ce qui existe. Conscience, il se révèle à Lui-même ; les vivants y participent par leur propre conscience. Félicité, il s'exprime par l'univers. Il est la Réalité universelle. En sanscrit, « le Soi » se dit âtman — mot qui désigne aussi l'individualité et révèle de la sorte notre ambiguïté. La Réalité est désignée par brahman (« l'Extension », « l'Englobant »). Atman et brahman expriment de deux façons le concept d'une Réalité indivise. Annan ne diffère pas de brahman.

La Conscience paraît s'incarner en consciences individuelles. En chaque être sensible, elle engendre un jeu de reflets, qui constituent cet être même et tout ce qui l'entoure. Apercevant ce miroitement, elle se voit elle-même, à la fois hors de la durée et impliquée dans les phénomènes. L'homme ordinaire pense apercevoir ces derniers en tant qu'objets et mouvements distincts. Il n'est cependant que centré sur un foyer d'une conscience qui n'est pas sienne. L'homme « illuminé », tel que fut le Maharshi, aperçoit les mêmes formes que l'homme ordinaire. Ils diffèrent l'un de l'autre en ce que le « réalisé » ne décèle rien d'autre en ces formes que des manifestations de la conscience. Il baigne ainsi dans l'être et goûte la certitude.

Celui qu'attire cette perspective ne trouvera nulle autre ressource que de purifier son regard. Le « Je » est ce qu'il doit savoir saisir au travers du « moi ». Ce « Je » coïncide avec la Conscience elle-même. En l'appréhendant, il appréhende en même temps l'être et la joie. Il découvre une plénitude dont le voile est à jamais tombé.

Le « Je transcendantal » que pressent la philosophie contemporaine possède donc des dimensions complémentaires. Elles rendent impératif qu'il soit recherché par tout homme que préoccupe le mystère de la vie.

La clef de cette recherche est la question « qui suis-je ? », objet d'un opuscule du Maharshi. Elle constitue l'axe de ce qu'il appelle la méthode simple et directe.

La réponse doit surgir spontanément d'une certitude acquise par l'expérience ; « Je suis le Soi » !

Dans l'entourage du Maharshi, on respirait le parfum de cette réponse. Elle imprègne aussi ses écrits et les témoignages de ceux qui ont vécu avec lui.

Nous sommes le Soi, nous ne sommes pas notre organisme. Cette certitude du Maharshi diffère beaucoup de la nôtre. Nous avons l'habitude d'estimer que nous sommes un corps physique, auquel est associé (mais comment ?) un esprit immatériel. Esprit et corps communiquent en continuité psychosomatique et, pour dire vrai, la pensée scientifique s'avoue impuissante à les distinguer clairement. Le Maharshi néglige cette perspective qui est le fait d'une myopie mentale. Esprit et corps forment ensemble l'individu vivant et sensible. Les complexités de la Nature font que la composante charnelle connaît un sort sans nul mystère ; la composante psychique possède une

Page 135:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

135

destinée plus malaisée à définir. Pour le Maharshi, la recherche en cette direction ne présente aucun intérêt. Physique et psychique, l'individualité n'est qu'un phénomène dans le Soi qui en constitue la seule réalité. Le Soi engendre les formes matérielles et mentales. Le Soi est la conscience qui les observe et qui en est le lieu. Le Soi est la félicité qui les baigne plus ou moins obscurément.

Quiconque voit le Soi n'a cure de telles ombres. Elles n'en peuvent ternir la lumière. Savoir qu'on est le Soi signifie que l'on goûte à l'immortalité.

Le Maharshi analyse notre situation. Sa conclusion fut exprimée déjà par le * Yoga-Vâsishtha, livre qu'il aimait citer : CITTAM EVA JAGAD KARTRI, « le milieu mental est créateur du monde ».

Un homme endormi, nous dit-il, réside dans l'indifférencié. Son psychisme est résorbé dans le Soi.

Lorsque le sommeil cesse, une première certitude s'élève : celle d'être un individu, un moi particulier, un « ego ». Le psychisme apparaît en effet à la façon d'une image qui se révèle dans un bain photographique. Sa trame se précise la première. Nous l'appelons « ego ».

En lui surgit ensuite le monde. Il le façonne conformément aux structures mentales qui focalisent la Conscience en images que nous prenons pour des objets. Notre individualité n'est qu'une de ces images, à travers laquelle nous voyons toutes les autres. Le Soi semble alors se limiter au moi. La conscience individuelle, l'esprit mobile, le corps, le monde extérieur semblent être autant de domaines séparés.

Or ils apparaissent en même temps, ils coexistent et se résorbent ensemble. Maniant le Rasoir d'Occam avec maîtrise, le Maharshi exprime la pensée des Upanishad en enseignant que l'esprit, le corps et le monde sont les composantes d'une même manifestation où le Soi se révèle à lui-même. C'est le spectacle magique, « l'illusion créatrice » que les textes traditionnels de l'Inde dénomment mâyâ.

Sommes-nous condamnés à rester à jamais immergés dans mâyâ, à n'être qu'un de ses mouvements ? Serons-nous jamais en mesure de discerner le Soi ? La transcendance du Maharshi restera-t-elle pour nous inaccessible ?

Notre expérience est seule capable de répondre à ces questions. Si elles nous préoccupent, il faut nous mettre en route sur la voie de l'investigation pénétrante, dont le Maharshi nous a tracé le chemin. Combien est-il précieux pour nous qu'il ait vécu de notre temps, qu'il ait parlé notre langage et qu'il nous ait entendus lui exposer nos perplexités d'hommes du xx » siècle ! Il a témoigné devant nous que la sagesse était sans âge et que sa recherche nous orientait vers les certitudes dont nous manquions. Le sourire du Maharshi nous encourage à nous demander ardemment : « Qui Suis-je ? » C'est en découvrant la réalité intérieure que nous comprendrons la portée de la parole pénétrante de ce maître : « Voyez qui vous êtes : c'est tout l'enseignement *. »

* Talks with Sri Ramana Maharshi, n° 611

Page 136:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

136

La pensée indienne n'est pas une spéculation gratuite, du type de « l'art pour l'art ». Elle cherche l'efficacité pour instruire son public vers une progression sur les hautes voies de l'esprit. Elle tient compte de ce que les goûts et les tempéraments des humains diffèrent beaucoup d'individu à individu et que chacun doit trouver la provende qui lui convient.

Il résulte de ces deux circonstances que le legs de l'hindouisme classique est extraordinairement complexe. Des doctrines en apparence contradictoires y voisinent en toute sérénité (il y a, notons-le, une doctrine matérialiste). L'analyste occidental y éprouve le sentiment d'un désordre exceptionnellement confus ; mais pour l'hindou, il n'y a que des « points de vue » (darshana) complémentaires.

La manière indienne pour saisir un sujet consiste à le considérer sous toutes ses facettes, exactement comme un objet (par exemple, une statuette) qu'on ferait tourner entre les mains pour en appréhender tous les détails et, ce faisant, permettre que s'élabore progressivement une vue d'ensemble. En littérature, cela se traduit par un procédé pointilliste. Les versets ou les groupes de versets se succèdent souvent dans les textes selon une sorte de désordre. L'auteur (collectif ou, plus rarement, individuel) désire en effet que le texte arrive à être connu dans tous ses détails pour qu'émerge sa signification profonde. D'où l'intérêt, soit dit en passant, de l'apprentissage « par cœur ».

Dans la masse des enseignements hindous, on peut reconnaître la sous-jacente de deux sources : veda et âgama. Le veda (« connaissance ») — c'est-à-dire « enseignement du Véda » — paraît avoir été importé en Inde, venant de l'Iran, au moins trois millénaires avant le début de l'ère chrétienne.

Le Veda (livre très gros, très hétérogène) est le legs d'une population à la fois agraire et belliqueuse. Il fut rédigé par des « sages » antiques, « prêtres » ou « aumôniers » de diverses tribus unies par les mêmes objectifs. Le Veda connaît un ensemble de divinités rayonnantes, régentes et animatrices de l'Univers. Les hommes en attendent une bienveillance et tentent de les émuler par l'enthousiasme et la rectitude de leurs actions. Le lien entre hommes et dieux est le rituel, lequel opère un échange entre le monde humain et le monde divin. Le sacrifice « nourrit » les dieux, en particulier, de par la louange désintéressée ; en échange, les Dieux inspirent les hommes et leur confèrent les biens désirés.

Dans le Véda, les préoccupations les plus terre à terre, la flagornerie la plus éhontée, voisinent avec une subtile poésie, des mythes surprenants et une profonde intuition des choses divines.

Un panorama intéressant des hymnes védiques a été réédité (les Deux Océans) : « Le Véda », 1 volume. Très recommandable. Par ailleurs, Sri Aurobindo a rédigé un admirable commentaire moderne (en anglais) : « On the Veda », qui constitue un déchiffrage impressionnant du symbolisme védique.

Il nous suffit de retenir ici que le Veda met en lumière :

a) La notion d'un Principe supradivin, tat sat, « Cela qui est Réel » : la révélation du brahman restera une fondation de l'hindouisme ;

b) Les Dieux rayonnants susmentionnés ;

Page 137:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

137

c) à côté du principe métaphysique de Réalité, son aspect en tant que Norme universelle (rita), impersonnelle, sur laquelle repose toute l'organisation du monde ;

d) l'idéal d'une vie énergique, joyeuse, efficace, héroïque : la destinée humaine est parfaite quand elle émule l'activité des Dieux ; l'homme doit s'affirmer en tant qu'être de puissance, de vérité, de lumière.

En ce qui concerne l'Agama, les contours sont moins nets. Il s'agit là d'un corpus d'enseignements théoriques, couplés à des méthodes pratiques destinées à permettre à l'être humain de s'émanciper hors de sa condition banale pour déboucher sur une expérience mystique. Il doit ici connaître, puis utiliser, l'aspect des énergies divines qui l'habite pour se réintégrer dans la suprême énergie, formatrice et maîtresse de l'univers. L'effort, la pratique et l'aboutissement s'appellent yoga, « réunion ».

Veda et Agama ont cheminé de conserve, ont évolué et se sont enlacés peu à peu en une synthèse polymorphe.

Le Veda se termine par des textes sapientiaux qui s'appellent Upanishads. Du Veda, qui avait vieilli à leur époque, les Upanishads ont dégagé la notion de brahman,

De réalité suprême, qu’elles explicitent et célèbrent à leur façon. Il est intéressant ici de remarquer un fait sociologique de source très antique : dans les Upanishads, la classe guerrière, royale (les Kshatriyas) dialogue avec la classe des prêtres, des penseurs (les Brâhmanâs, les « Brahmines ») et souvent se sont les Rois qui enseignent ces derniers. Les Chevaliers vivent l’action ; les Maîtres spirituels et penseurs vivent la réflexion ; ils sont membres d’un même corps, coopérant au rita, à l’ordre du monde humain. Les Upanishads ont pris dans le Veda, plus ancien, la révélation du Brahman et le célèbrent avec un enthousiasme tout à fait védique.

Les Upanishads sont qualifiées de Vedanta (veda-anta, « fin du Veda »). Le Vedanta est l'enseignement de la Sagesse brahmique. L'Agama y puise (par osmose) une philosophie que l'on voit magnifiquement développée dans les œuvres d'Arthur Avalon (sir John Woodroffe). Le mot tantra (« extension ») désigne cette synthèse qu’il faut qualifier de splendide. On en a le reflet dans les ouvrages (en français) de Tara Michaël et de Liliane Silburn.

Vers le IXe siècle de notre ère, une pléiade de penseurs védantiques acheva de formuler, sous divers aspects dus autant d'écoles, des philosophies constituées, bien connues en Occident. Le plus célèbre des penseurs védantiques de cette époque fut Shankara. Certains de ses ouvrages, écrits en un sanskrit admirable, sont purement, Védantiques. D'autres sont purement tantriques, sans qu’il y ait ici de contradiction.

Cependant dans le Nord de l'Inde, Semble s'être développée une école védantique qui ne s’intégra pas à la tantrique. Les deux témoignages écrits les plus connus qu'elle a

Page 138:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

138

laissés son fort dissemblables. Le plus bref est la Mândukya Kârikâ de Gaudapâda. Ce texte élimine du raisonnement toute considération étrangère au Soi, au brahman suprême. Il oppose les unes aux autres les diverses doctrines philosophiques connues à son époque : elles se contredisent mutuellement et il les rejette donc. Rien d'autre ne reste, après une réduction conduite selon le principe d'Occam, que l'évidence rationnelle de la seule Réalité. Une voie de contemplation, le « yoga sans contact » (asparsha-yoga) conduit le méditant à l'Évidente. Il s'agit là du « samadhi sans semence » qui fut codifié par Patanjali dans-le Yoga-Shastra.

Comme Patanjali, Gaudapâda préconise une ascèse contemplative, mais elle ne s'inscrit pas dans un, contexte énergétique.

Le second traité de cette école est notre Yoga-Vâsishtha, aussi prolixe que la Kârikâ est sobre ; aussi riche en son vocabulaire et son style que la Kârikâ est simple. Mais une même, énergie circule dans ces deux ouvrages si différents.

La thèse de B.L. Atreya a décelé de nombreuses similitudes entre les deux textes. Un même esprit les anime, réductionnisme, indépendance, unicité du propos axial. Atreya a conclu que le Yoga-Vâsishtha était antérieur (cinquième siècle de notre ère?) à la Gaudapâda-Kârikâ (datable peut-être du XIIe siècle). Gaudapâda aurait été le guru du guru de Shankara.

Râdhâkrishnan ne partage pas cette opinion ; il place probablement le Yoga-Vâsishtha à une époque plus tardive. La façon dont ce dernier texte emploie les mots composés parfois avec un peu d'excès et dont il fait usage en virtuose de la grammaire sanscrite, plaide, en faveur de cette thèse.

S'il y eut dans l'Inde moderne un homme de Libération qui ait tenu un langage analogue à celui du Yoga-Vâsishtha, ce fut bien Ramana Maharshi.

En juin 1896 il affronta l'angoisse de la mort ; par un geste intérieur génial, il s'en fit un tremplin pour s'élancer hors de la modalité usuelle de l'existence humaine et déboucha sûr la Libération. Une telle percée appelle quelques commentaires. D'une part, elle semble être unique dans la si vaste tradition hindoue. D'autre part, il ne s'était pas agi là d'un simple bouleversement psychique, d'une « révélation » qui n'atteigne pas aux racines vitales d'avant cet événement, c'était un garçon sportif qui se distinguait surtout au jeu de football. Mais un des aspects de cette « révélation » fut celle du Grand Dieu : mahâdeva, Shiva, en tant que Père à l'appel duquel il n'était pas question pour lui de se soustraire. Laissant sa famille, il se précipita jusqu'au temple shivaïte de Tiruvannamalai.

Il y descendit en un sanctuaire souterrain infesté de vermines diverses, où il tomba dans une sorte de prostration cataleptique qui dura deux mois et dont il ne sortait que très rarement. Il éprouvait sans aucun doute un processus analogue à celui qui d'une chenille fait un papillon, durant une transformation cachée dans un cocon : son cerveau subissait un réarrangement. Quand il reprit une certaine activité, il garda encore assez longtemps un complet silence. Ceux qui communiquèrent avec lui dès ce moment (par écrit) furent frappés par la totale maturité de son esprit, par sa compréhension intuitive du domaine spirituel et d'autre part par la façon dont il aborda et retint toutes sortes de traités traditionnels qu'on vint lire à haute voix devant lui. Le gamin de dix-sept ans s'était mué en un Sage accompli.

Des visiteurs affluèrent du monde entier pour le voir. Presque tous éprouvèrent à son

Page 139:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

139

contact une impression profonde autant qu'indélébile. Innombrables furent ceux dont l'existence en fut radicalement modifiée par une compréhension nouvelle.

Beaucoup de ceux qui le fréquentèrent en ont rédigé un témoignage écrit ; entretiens et études occupent des milliers de pages imprimées — surtout en anglais.

En France nous trouvons (sauf épuisement de stocks en librairie) les ouvrages suivants :

(1) « L'Évangile de Ramana Maharshi » (Le Courrier du Livre, 1970). Traduction du texte anglais « Maharshi's Gospel ». Choix (pas très prestigieux, mais fort utile pour une prise de contact) de dialogues extraits de l'ouvrage cité ci-après sous (4). En Annexe : un texte de Swami Siddheswarânanda, fondateur du Centre Védantique Râ-makrichna à Gretz (en Seine et Marne).

(2) « Présence de Ramana Maharshi » (Le Cerf ; « Témoins spirituels d'aujourd'hui », 1979), par Henri Hartung. Ce dernier conserva une profonde impression de son contact avec le Maharshi, lequel polarisa son existence. Excellent ouvrage, à la fois inspiré et splendidement organisé.

(3) Les textes mystiques rédigés par Ramana Maharshi ont été rassemblés dans les « Œuvres réunies de Ramana Maharshi » (Éditions Traditionnelles, 1979). Traduction des « Collected Works ». Bon travail très honnête ; une collection d'écrits inspirés, la parole d'une mystique irremplaçable.

(4) Les « Talks with Ramana Maharshi », édition en anglais, couvrent la période qui s'étend du 15 mai 1935 au ler avril 1939. Les 653 entretiens qu'elle rapporte ont été rédigés avec grand soin par un familier du Maître, Munagala Venkataramiah. C'est, de loin, le plus vaste des recueils de ce genre * et une véritable « bible ». La première édition compte 748 + XIII pages ; la seconde, 644 pages pour le même contenu (mais l'index est meilleur).

La traduction française (« L'Enseignement de Ramana Maharshi » ; Albin Michel, 1972... réédité) a des aspects déconcertants. La numérotation originale a été bouleversée. Les entêtes de chaque entretien, qui situent les personnes en présence, ont été supprimés. Les entretiens ont été découpés, recollés, en somme trituré probablement dans une tentative de présentation plus claire, mais' en coupant ingénument le fil du discours. Un supplément a dû être ajouté par l'Éditeur pour restituer des entretiens qui avaient été éliminés (et qui ont le même intérêt que les autres). Malgré tout cela (et en dépit de quelques erreurs, flagrantes dans la traduction) cet ouvrage reste irremplaçable ; si, ô lecteur, vous le trouvez, faites-en l’acquisition.

En ce qui suit, je donne la numérotation des entretiens sous forme d'une paire de nombres. Par exemple ; (383/335) signifie que le n° 383 se réfère à l'édition anglaise et 335 à, l'édition française.

L’évidente persistance d'une tradition Védantique de base et sa vérification dans l'expérience d'un grand Sage moderne confèrent beaucoup d'intérêt à une brève confrontation.

Pour apprécier celle-ci il faut bien voit que le Maharshi n'avait pas fait en sa jeunesse d'études traditionnelles : « je n'ai jamais rien lu. Toute mon instruction se limité à ce que

Page 140:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

140

j'ai appris avant ma 14e année » (418/363). L'éblouissant éclairage inséparable de la percée libératrice lui permit d'enregistrer, après celle-ci, les enseignements classiques qui lui furent proposés.

Dans les propos du Maharshi se mêlent donc ce qu'il explique de par sa propre expérience de « l'état naturel » et ce qui résulte de son éducation a posteriori.

Le Maharshi connaissait fort bien le résumé tamoul du Yoga-Vâsishtha. Il se réfère assez souvent aux histoires de Lîlâ (Y.V. 3 - 17 à 24) ; de Punya et Pavana (5 - 19 à 21) de Cudalâ (6/1 - 77 à 110) ; de Cintamani (6/1 - 90). Par ailleurs, des versets (non identifiables) et des allusions abondent dans les Entretiens. Le Maharshi aimait ce texte où il trouvait une expression conforme à sa propre compréhension.

En ce qui suit, je signale brièvement les points de doctrine qui Correspondent.

(1-1) Le Soi, seule Réalité, seule Présence, seul Sujet : « Le Soi est la seule Réalité... il réside en l'expérience de tout le Monde » (46/40). — « Même un ignorant ne voit que le Soi quand il voit des objets » (145/118). — « Le Soi est dans votre expérience » (163/138). — « Tournez votre vision vers l'intérieur et le monde entier s'avérera tout plein de l'Esprit Suprême » (199/172). — (1-2) Sur la psyché : « Connaissez ce qui est la psyché vous découvrirez que c'est un mythe » (49/44). — « La psyché n'est qu’une projection du Soi » (76/70). — « La psyché n'a pas d’existence » (146/119). — « La psyché n'est qu'un paquet de pensées » (195/169) : — « La psyché se voit elle-même, diversifiée en Univers » (252/218). — « Le Moi n’est pas un être indépendant du Soi... il fonctionne en tant que son instrument » (285/249). — « Cette psyché, ou ce cerveau, agissent comme un projecteur de cet Être Éternel et le montrent en tant qu'Univers déployé » (323/285). — La psyché est un mélange de Connaissance et d'Ignorance » (344/305). — « Qu'est-ce que la psyché ?... L'Univers entier n'est que mental (451/400). — [Les… désignent un long paragraphe explicatif]. — La théorie Vasishthienne des Idées s'exprime ici d'une façon intuitive, claire et simple.

(1-3) Sur le corps humain : « Parce que vous pensez que vous êtes votre corps, vous voyez autrui comme étant un corps » (169/143). — « Je suis, c'est la vérité ; le corps est une limitation. Le Nescients limite son « moi » à son corps... si le corps disparaît, il n'en résulte aucune perte pour le JE » (248/214). — Une maxime frappante : « Le corps est un cadavre. Aussi longtemps que l'on est en contact avec lui, il faut se baigner dans les eaux du Soi » (282/246). — « Le corps matériel a la psyché pour origine » (323/285). — « Maintenant vous êtes contracté dans les limites de votre corps et vous dites : je n'ai pas la Réalisation ! » (336/297). — « Le Soi peut perdurer sans corps, mais le corps ne peut pas perdurer sans le Soi » (396/346).

(1-4) Sur le monde : « Le monde n'est pas externe... il ne dit pas qu'il existe. C'est seulement votre impression » (53/47). — « Le monde n'est qu'une projection de la psyché » (104/87). — L'état de l'Être est permanence ; mais pas celui du Corps et du monde. Ce sont des phénomènes fugaces qui passent sur l'écran de l'Être-Conscience » (609/542). — « Le monde apparaît comme une ombre passagère dans un flot de lumière » (651/579).

(1-5) Les Tendances (vâsanâs). Le Maharshi adopte cette notion, avec toute l'indianité classique. Nul besoin ici de citations sauf peut-être : « Les Tendances doivent être éliminées avant qu'apparaisse le Haut Savoir » (320/282).

Page 141:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

141

(1-6) L'effort personnel est indispensable : « Votre effort est un sine qua non » (28/24). — « Une forte détermination, voilà ce qui est nécessaire » (29/25). — « Il y a un état qui transcende nos efforts ou notre manque d'efforts ; l'effort est nécessaire jusqu'à ce que l'on y soit parvenu » (141/115). — « La pratique est nécessaire » (220/191). — « Chacun doit travailler pour soi-même » (257/223). — « La pratique, c'est la puissance » (290/254). — « La pratique est nécessaire. La progression sera lente » (564/505).

(1-7) Ni naissance, ni mort (ni vie, à proprement parler). — « Il n'y a ni naissance, ni mort » (17/14). — « La naissance du corps matériel n'est pas notre propre naissance ; la naissance du moi, c'est notre naissance »

(139/114). — « L'identification du Soi au Corps, c'est la véritable servitude » (32/28). — « Tant que l'on prend le Corps en considération, la naissance est une réalité » (244/210). — « La mort n'est qu'une idée, rien d'autre » (248/214). — Et cette profonde sentence (236/203) : « Quoi que ce soit qui meure, quoi que ce soit qui se perde : en quoi cela vous concerne-t-il ? Mourez vous-même, perdez-vous vous-même, vous unifiant avec l'Amour. »

(1-8) Sur la Souffrance : « Qui donc souffre-t-il ? (...) Souffrir, c'est la voie pour « réaliser » Dieu » (107/89). —« Où est celui qui était si malheureux ? On ne peut le trouver nulle part » (398/348). — « Celui qui pense agir, c'est aussi celui qui souffre » (420/365). — Le Maharshi englobe tous les phénomènes mentaux dans la catégorie des erreurs de perception.

(1-9) Nescience : « Chacun connaît le Soi et pourtant ne le connaît pas. Étrange paradoxe ! » (43/37). — « Il n'y a pas de plus grand mystère que celui-ci : nous sommes la Réalité, mais nous cherchons à obtenir la Réalité » (146/119). — « Nous sommes conscients de nos états de veille, rêve et profond sommeil, mais nous restons inconscients de notre propre Soi » (353/314). — « Tout le monde a l'expérience du Soi, consciemment ou inconsciemment » (562/502).

(1/10) Sur l'Illusion : « Par Illusion, on désigne les manifestations de la Réalité. Illusion (mâyâ), c'est Réalité seulement (20/17). — « L'illusion est en elle-même illusoire » (446/395).

(1/11) Le Détachement : « Être privé de possessions, c'est la plus haute félicité » (225/194). — « Abandonnez-vous au substrat des apparences, sans réserve ; le résidu sera la Réalité » (238/205). — « Le complet détachement est synonyme de félicité éternelle » (423/368). — Le Maharshi a plus volontiers conseillé de s'abandonner à la volonté divine (cf. plus loin).

(1:12) L'Investigation. Le Maharshi a toujours conseillé des s'interroger : « Qui suis-je ? ». Les citations suivantes formulent quelques nuances de cette prescription centrale : « La recherche : « Qui suis-je ? » est 1a hache avec laquelle on tranche le moi » (146/119) — La pratique est la recherche constante, du JE, la source du moi » (17/14). — « Qui est le Contemplateur des choses ? Résolvez ce problème en premier lieu (30/26). — « Il faut que l'homme découvre son Soi immortel ; qu'il meure ! qu'il soit immortel et heureux » (64/61). — (Ici mourir = « mourir à soi-même »). — « L'émergence des pensées est la source de tous les malheurs. Découvrez la source d’où les pensées émergent. — « La façon correcte pour entendre la Vérité consiste à se poser la question à soi-même et découvrir la réponse en soi-même sous le forma du JE-JE ininterrompu » (95/P). — « Négligez les aspects de la psyché et la lumière qui les illumine d'abord , QUI vous,

Page 142:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

142

êtes ». (132/107). — « Cherchez la source de cette idée du « moi » est tout ce que l'on doive faire » (222/192). — « La voie spirituelle, c'est de chercher devant qui ces incertitudes apparaissent (290/254). — Il doit y avoir quelqu’un pour entendre les sons, pour voir les choses. C'est le JE si vous le cherchez demandant « QUI SUIS-JE » ; le sujet et l'objet viennent fusionner (634/563). — Il s'agit ici de l'enseignement central dispensé par le Maharshi : il reflète l'expérience qui orienta son existence. Lors de mes rencontres avec le professeur T.M.P. Mahadevan,* je lui demandai s'il avait connu des cas de Libération résultant de la pratique intérieure du « Qui suis-je ? ». Sa réponse fut extrêmement évasive : « Peut-être quelques vieux brahmanes. ». Le conseil du Maharshi est d'une logique inattaquable ; cependant il se réfère à un accomplissement idéal quasiment inaccessible. Bien sûr il, ne faudrait PAS répéter le « qui suis-je ? » mécaniquement ; une ardente contemplation dépourvue de toute preuve, une tension mystique de l'être tout entier impliqué dans l'interrogation seraient peut-être la voie juste. Hélas elles se trouvent hors de notre portée ; sauf peut-être dans un cloître. Bien sûr il faut se garder des illusions : j'ai connu des gens qui s'estimaient « libérés » et ce n'était sûrement pas le cas, si on se rapporte aux critères donnés ci-après par le Maharshi lui-même ! La fausse spiritualité est monnaie courante et peut abuser les naïfs.

* Décédé en 1983. Il habitait Madras et fréquentait la Maharshi depuis l’âge de 16 ans. Autour de nombreux ouvrages d’érudition védantiques, dans la stricte obédience shankarienne. Sa biographie du Maharshi (« Ramana Maharshi, the Sage of Arunachala ») est la meilleure qui existe de très loin (Mandala Books, Unwin Paperbacks, George Allen et Unwin, G.B., 1977). Une traduction de plus à faire !

(1-13) La Paix intérieure. « Ce qui aboutit à la Paix est la plus haute perfection » (20/17) — « Il faut viser à la seule Paix » (155/131) — « Après que (la psyché) s'est évanouie, on découvre que perdure une Paix éternelle » (238/205). — « Il y a la psyché pacifiée, qui est le Suprême » (268/232). — « La Paix est notre vraie nature » (287/254). — « La Paix est toujours présente. Mais vous l'enfoncez, vous vous dressez au-dessus et vous la troublez ce faisant. Alors vous dites : « Je voudrais la paix ! » (290/254),

(1-14) Libéralité quant à la méthode suivie sur la voie libératoire. « La méthode peut être ce que l'on veut, litt. : « N'importe quoi , (anything) » (59/55). — « Faites ce qui est facile pour vous » (dans le contexte, il s'agit en tout ceci du choix d'une voie parmi beaucoup de modalités possibles) (570/509). — « Cela dépend des prédispositions ». (595/532). — « Chacun trouve quelque méthode qui lui convienne, de par ses prédispositions » (619/552). — Le Maharshi ne pose pas de jalons aussi précis, de loin, que le Yoga-Vâsishtha, mais il a comme ce texte une pleine conscience de la diversité humaine. Ce fut aussi ; bien entendu, le cas de Ramakrishna avec son apologue de la mère de famille qui accommode une denrée unique — du poisson — selon les besoins et les goûts de chacun de ses enfants. Par contraste, nombre de ceux qui se donnent comme messagers de l'Inde ne disposent que d'un seul et étroit catéchisme.

(1-15) Le maître spirituel, le « guru ». — Le Maharshi n'eut aucune initiation (et refusa celles que l'on voulut lui imposer) ; il voit dans le Maître un être parfait, un guide sûr et fidèle. Tout comme le Yoga-Vâsishtha, il n'envisage en ce rôle qu'un Libéré et il estime que sa compagnie est indispensable. Ainsi : « Qu'est-ce qu'un Maître ? Après tout, c'est le Soi » (23/20). — « Dès que l'on est instruit par un Maître compétent, une expérience permanente s'ensuit » (95/84). — « Celui qui est un Ignorant se renseigne auprès de celui qui ne l'est pas » (l'ignorant = le Nescient du Yoga-Vâsishtha) (108-87). — « En la présence d'un grand Maître, les Tendances (vâsanâs) cessent d'être actives, la psyché se calme, l'Harmonisation (samadhi) en résulte » (141/115). (Le Maharshi évoque parfois les

Page 143:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

143

Tendances, notion classique de l'indianité). — « Aussi longtemps que perdure en vous la dualité, le Guru vous est nécessaire... Parce que vous vous identifiez avec votre corps, vous pensez que votre Guru est un corps : mais vous n'êtes pas un corps et le Guru non plus. Vous êtes le Soi et le Guru aussi... (on sait qu'un individu est compétent en tant que Guru) par la paix intérieure que l'on ressent en sa présence et par le sentiment de respect qu'il vous inspire » (282/246). — « Il y a un Guru pour chacun » (291/255). — « Le Silence est la forme la plus efficace du travail... le Guru est paisible et la Paix règne tout à l'entour » (398/348). — « Le Vrai Guru (« guru de Vérité », sadguru) est à l'intérieur de vous » (434/383). — « Le Maître n'est pas hors de vous, comme vous l'imaginez. Il est à l'intérieur ; en fait, il est le Soi » (503/445). — Le Maharshi, par ailleurs, aime à évoquer « la grâce du guru ».

(1-16) L'état du Libéré... Le Maharshi parle de sa propre expérience : « L'être Réalisé ne voit pas que le monde diffère de lui-même » (20/17). — « Le chercheur atteint finalement au Soi et découvre que l'unicité y est prépondérante » (33/29). — « Ne pas penser : Je suis brahman ou : Tout est brahman, c'est en soi la Libération » (111/92). — « La Libération, c'est savoir que l'on n'est pas né » (131/106). — « Aucune forme d'activité n'affecte un Libéré : son esprit réside perpétuellement en une paix éternelle » (141/115). — « Le Sage n'est pas conscient d'autre chose que du Soi » (158/133 bis). — « Les Dieux et les Sages ont l'expérience de l'infini, continuellement, éternellement ; leur vision n'est obscurcie à aucun moment. Les spectateurs supposent que leur psyché fonctionne ; en fait, ce n'est pas le cas... Il n'y a pas de fonction psychique en l'absence d'individualité. Individualité et psyché coexistent » (204/177). — Le Yoga-Vâsishtha nous fait mieux comprendre ce qu'est cette « absence de psyché ».

(1-17) Le processus libératoire : « Il y a deux méthodes : l'une est de voir ce qu'est la psyché, laquelle dès lors se résorbe. L'autre est de fixer votre attention sur quelque chose : alors la psyché reste calme » (47/43). Propos analogues aux n° 191/165, 611/544, 25/22...

Citons in extenso le processus décrit au n° 34/30 : « Quand un homme est mort, on prépare le bûcher funèbre et son corps y est posé. Le bûcher est allumé. La peau est brûlée, puis les chairs, puis les os jusqu'à ce que le corps entier tombe en cendres. Qu'est-ce qui reste ? La psyché. On se demande alors : qu'y avait-il dans ce corps ? Un (être), ou deux ? Si c'est « deux », pourquoi dit-on « je » et pas « nous » ? Il n'y a donc qu'un seul être. D'où est-il provenu ? Quelle est sa nature propre ? Si l'on conduit ainsi l'investigation, la psyché va disparaître.

« Ce qui reste, c'est le JE. La question suivante est dès lors : Qui suis-JE ? Réponse : le Soi, tout seul. C'est cela qui est contemplation. C'est comme cela que j'ai procédé. Par ce processus l'attachement au corps est détruit : le moi disparaît. Lé Soi resplendit seul. Une méthode pour dissoudre la psyché est (aussi) de fréquenter les Grands (Sages), les Adeptes du Yoga. Ce sont de parfaits adeptes du « Samâdhi ». : Ceux qui les accompagnent de prés et qui restent en contact de sympathie avec eux absorbent graduellement cette habitude de « Samâdhi ».

(?-18) Harmonisation permanente non technique, confrontée à l'Harmonisation temporaire, technique. Le Maharshi, comme le Yoga Vâsishtha, fait clairement la distinction entre deux concepts de Samâdhi.

Le secrétaire des Entretiens a établi des tableaux (187/161) ; (391/343). On trouve aussi : « le samâdhi transcende la psyché » (110/91). — « Le samâdhi, est notre état

Page 144:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

144

naturel » (136/111). — « Toutes ces choses sont en moi : quand elles ont été éliminées, la paix qui subsiste est JE. C'est samâdhi, c'est « JE ». — Notons l'apologue du seau plongé dans le puits (187/161 précité) : L’état libéré, le « JE » est comme le seau qui reste plongé dans un puits ; c'est la même eau, dedans et dehors. Mais, le samâdhi dû aux techniques de concentration cesse au « réveil » de l'ascète, de même que le seau tiré du puits se trouve délimiter deux éléments divers.

Ceci introduit évidemment le thème de « l'État Naturel », cher au Maharshi : « Un Sage en l'État Naturel (sahaja samâdhi) reste inconscient de ce qui se passe autour de lui, de la veille, du sommeil, du rêve » (82/75). — Cette citation fait allusion aux longs moments où le Maharshi semblait complètement étranger à son entourage. — « Rester sans questions, sans doutes, c'est l'État Naturel » (264/230). — « Être JE, c'est samâdhi. » — Une certaine ambigüité subsiste en notre esprit : « Il n'y a ni substance ni ombre pour celui qui est conscient seulement de la Réalité » (273/237). « L'état du Libéré se compare à la réflexion d'un miroir immaculé dans un autre miroir de même genre (513/456). — Lire aussi le n° (607/540).

Le Maharshi s'inscrit dans la lignée mystique des grands Saints Shivaïtes tamouls. Pour lui, Shiva fut « le Père ». Par ailleurs, il est immergé dans un milieu brahmanique féru de méthodes traditionnelles. À son exemple il conseille beaucoup la méditation : Il évoque souvent la grâce divine : il est un grand Sage (jnâni) et c'est aussi un grand mystique (bhakta). Le mot que le texte anglais traduit par Dieu (God) signifie chez lui aussi bien l'aspect brahman (1a. Réalité métaphysique ; le Soi) que l’Ishwara (« le Seigneur »). Il établit une identité entre le Haut Savoir et la Mystique d'amour ; il considère que cette mystique (bhakti) est identique par nature à l'Investigation. Assurément il a raison ; mais le Yoga Vâsishtha ignore cet aspect d'une recherche. Le Maharshi aperçoit très bien l'alternative : « Si l'on ne peut pas appréhender directement, le Penseur, on doit méditer sur Dieu : » (453/402).

Il n'en reste pas moins que les conceptions du Maharshi s'avèrent identiques (mutatis mutandis) à celles du Yoga Vâsishtha pour tout ce qui concerne la wesens-mystik, la mystique de l’Être, chère à Eckart et aux néo-platoniciens.

Page 145:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

145

TÉMOIGNAGE D'ARTHUR OSBORNE

EXTRAIT DE LA PRÉFACE DU LIVRE :

« RAMANA MAHARSHI - OEUVRES RÉUNIES »

EDITIONS TRADITIONNELLES 1979

Page 146:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

146

Lorsqu’il réalisa le Soi, le Maharshi Bhagavan Shri Râmana n'avait suivi aucune discipline spirituelle et n'avait rien étudié en matière de doctrine traditionnelle. Ordinairement l'étude est nécessaire, suivie d'un travail long et ardu, durant souvent toute une vie, et plus souvent encore incomplet à la fin de la vie. Comme disent les Sages, cela dépend de la maturité spirituelle de l'individu. Ce travail de toute une vie est comparable a un pèlerinage à faire pendant une seule journée : un être atteint le but, ou s'en rapproche plus ou moins selon l'énergie avec laquelle il active le pas et selon la distance qui l'en sépare au moment où il se réveille et se met en route. Ce n'est que dans de très rares cas qu'il est possible, comme pour le Maharshi, d'atteindre le but en une seule enjambée.

Quand on dit que le Maharshi a réalisé le Soi, cela ne signifie pas qu'il connut quelque nouvelle doctrine ou théorie ou qu'il atteignit quelque état supérieur ou des pouvoirs miraculeux, mais que le « Je » qui comprend ou ne comprend pas la doctrine, qui possède ou ne possède pas de pouvoirs, devint consciemment identique à l'Atman, le Soi ou l'Esprit universel.

Une expérience fortuite de l'Identité n'aboutit pas toujours, ni même normalement à la Délivrance. Elle survient à un chercheur, mais les tendances inhérentes à l'ego l'obscurcissent de nouveau. À partir de là, il garde la mémoire, l'inaltérable certitude du Véritable État, mais il n'y vit pas de façon permanente. Il doit s'efforcer de purifier l'esprit et d'atteindre la soumission complète de sorte qu'il n'y ait plus de tendances pour le ramener à l'illusion de l'être limité et distinct. « Pourtant, l'ego oublieux du Soi, même une fois rendu conscient du Soi, n'obtient pas la Délivrance, qui est la réalisation du Soi, à cause de l'obstruction des tendances mentales accumulées. Il confond fréquemment le corps avec le Soi, oubliant qu'il est lui-même en vérité le Soi » (La Recherche de Soi-même, chap. « La Délivrance », 2° par.). Le miracle fut que, dans le cas du Maharshi, il n'y ait pas eu d'obscurcissement, de retour à l'ignorance ; dès lors il demeura constamment conscient de l'Identité avec le Soi Un.

Il y a de nombreux lieux saints en Inde qui représentent différents modes de spiritualité et différents types de voies. La sainte montagne d'Arunachala, avec la ville de Tiruvannamalai qui s'étend à son pied, occupe une place suprême en ce qu'elle est un centre-support de voie directe de la recherche du Soi guidée par l'influence silencieuse du Guru sur le cœur du dévot, cœur secret et sacré où Shiva demeure toujours en tant que Siddha (le Suprême).

C'est le siège de Shiva, qui, sous la forme de Dakshinamurti (1), enseigne en silence, et que l'on identifie à Bhagavan. C'est le centre et la voie où le contact physique avec le Guru n'est pas nécessaire, mais où l'enseignement silencieux parle directement au cœur. Même avant sa réalisation, la montagne faisait vibrer le Maharshi et l'attirait comme un aimant.

« Écoute ! Il se tient Mont impassible (2). Son action est mystérieuse. Elle dépasse l'entendement humain. Depuis l'âge de l'innocence avait brillé dans mon esprit la pensée qu'Arunachala était quelque chose d'une grandeur transcendantale (3), mais même lorsque j'appris par un autre que c'était la même chose que Tiruvannamalai, je ne me rendis pas compte de sa signification (à savoir que c'était un mont). Lorsqu'attiré par lui qui

Page 147:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

147

rassérénait mon esprit, je m'en approchai, je le vis se dresser immuable (4).

1) [Manifestation « sudique » a de Shiva].

2) [C'est-à-dire ne percevant aucune réalité comme distincte de soi-même].

3) « Voir Chidambaram, naître à Tiruvarur, mourir à Bénarès, ou simplement penser à Arunachala, c'est être assuré de la Délivrance. » Ce couplet est bien connu des maisons brahmines de l'Inde du Sud.

4) Variante : « Je réalisai qu'Il était la Tranquillité Absolue. »

Pendant plus de cinquante ans il demeura lui-même en tant que Dakshinamurti, enseignant la voie de la recherche, du Soi à tous ceux qui vinrent, de l'Inde et de l'étranger, de l'Orient et de l'Occident. Un Ashram se développa autour de lui. Son nom de Venkataraman fut abrégé en celui de Râmana, et on l'appela également le Maharshi, c'est-à-dire le Maha Rishi ou Grand Sage, titre traditionnellement donné à celui qui inaugure une nouvelle voie spirituelle. Pourtant lorsque ses dévots parlaient de lui ils l'appelaient Bhagavan. De même ils lui adressaient la parole à la troisième personne en tant que Bhagavan. La réalisation du Soi signifie conscience permanente de l'identité avec Atman, l'Absolu, l'Esprit, le Soi de toute chose ; c'est l'état exprimé par le Christ quand il dit : « Mon Père et Moi nous sommes Un ». C'est un état très rare et celui qui l'atteint est généralement appelé Bhagavan, qui est un nom signifiant Dieu.

Lors de l'arrivée de Bhagavan à Tiruvannamalai il ne fut pas question de disciples ou d'enseignement. Il écarta même l'intérêt apparent pour le monde manifesté, se tenant immergé dans cette expérience de l'être qui est la Connaissance intégrale et la Béatitude ineffable, au-delà de la vie et de la mort. Que le corps continuât de vivre lui était indifférent, et il ne fit aucun effort pour le sustenter. D'autres le sustentèrent en lui apportant quotidiennement la coupe de nourriture requise pour le nourrir ; et lorsque graduellement il se remit à participer aux occupations de la vie, ce fut pour la sustentation spirituelle de ceux qui s'étaient rassemblés autour de lui.

Il en va de même pour son étude de la philosophie. Il n'avait pas besoin que la raison lui confirmât la Réalité resplendissante dans laquelle il était établi ; seuls ses disciples requéraient des explications. Cela commença par Palaniswami, un serviteur malais qui ne pouvait lire que le tamil, et comme du reste il avait beaucoup de mal à lire même le tamil, le Maharshi lut les livres pour lui et lui en expliqua la signification essentielle. De la même façon, il lut d'autres livres pour d'autres dévots et devint érudit sans rechercher ni attacher de prix à l'érudition.

Il n'y eut pas de changement ou de développement apporté à sa doctrine au cours du demi-siècle et plus que dura son enseignement. Il ne pouvait y en avoir puisqu'il n'avait pas élaboré quelque philosophie, mais simplement reconnu les exposés de la vérité transcendante dans les livres, la mythologie et le symbolisme au cours de ses lectures. Il enseignait l'ultime doctrine de la non-dualité ou advaita qui absorbe finalement toutes les autres doctrines : l'Etre est Un. Bien que manifesté dans l'univers et dans toutes les créatures, il n'est jamais affecté dans son Soi éternel et non-manifesté ; de même, comme

Page 148:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

148

dans un rêve, l'esprit qui crée tous les personnages et les événements que l'homme voit sans rien perdre par leur création ni rien gagner par leur réabsorption, ne cesse jamais d'être lui-même.

Certains trouvaient cette idée difficile à accepter, parce que cela impliquait l'irréalité du monde, mais le Maharshi leur expliquait que le monde est seulement irréel en tant que monde, c'est-à-dire en tant que chose séparée, subsistant par soi-même, mais qu'il est réel en tant que manifestation du Soi, tout comme les événements que l'on voit sur un écran de cinéma sont irréels en tant que vie véritable, mais réels en tant que spectacle d'ombres. Certains craignaient que cela ne niât l'existence d'un Dieu personnel à qui adresser leurs prières, mais le point de vue de l'advaita transcende cette conception sans la nier, car finalement l'adorateur est réabsorbé dans l'Union avec l'Adoré. L'homme qui prie, la prière et le Dieu qu'il prie n'ont tous de réalité qu'en tant que manifestation du Soi.

Le Maharshi écartait les questions posées par simple curiosité. S'il était interrogé sur l'état posthume de l'homme, il répondait par exemple : pourquoi voulez-vous savoir ce que vous serez quand vous mourrez avant de savoir ce que vous êtes maintenant ? Découvrez d'abord ce que vous êtes maintenant ». Il détournait ainsi le questionneur de sa curiosité mentale vers la quête spirituelle. De même il éludait les questions ayant trait au samâdhi ou à l'état du Jnânin (le Connaissant par excellence, celui qui a réalisé le Soi) : Pourquoi voulez-vous connaître ce qu'il en est du Jnânin avant de vous connaître vous-même ? Découvrez d'abord qui vous êtes. Mais lorsque les questions portaient sur la tâche de la découverte de soi il faisait preuve d'une très grande patience dans ses explications.

La méthode d'investigation en soi-même qu'il enseigna dépasse la philosophie et la psychologie, car ce ne sont pas les qualités de l'ego que l'on recherche, mais le Soi qui se tient resplendissant, sans qualités lorsque l'ego cesse de fonctionner. L'esprit n'a pas à suggérer une réponse, mais à demeurer calme afin que la vraie réponse puisse apparaître. « Il ne convient pas de faire une incantation du « Qui suis-je ? » Posez la question une fois seulement et ensuite appliquez-vous à trouver la source de l'ego et empêcher la survenance des pensées ». « Trouver la source de l'ego implique la concentration sur le centre spirituel dans le corps, le cœur du côté droit, comme cela est expliqué par le Maharshi. Cette concentration est destinée à empêcher la survenance des pensées ». « Des réponses suggestives à l'investigation, telles que « Je suis Shiva », ne doivent pas être données à l'esprit pendant la méditation. La vraie réponse viendra d'elle-même. Aucune des réponses que l'ego puisse donner n'est la bonne. Ces affirmations ou autosuggestions peuvent être une aide à ceux qui suivent d'autres méthodes, mais non pas dans cette méthode d'investigation. Si l'on ne cesse pas de poser la question, la réponse viendra ». La réponse vient comme un courant de conscience dans le cœur, par à-coups au début et obtenu seulement par un effort intense, mais elle gagne peu à peu en puissance et en constance, devenant plus spontanée, agissant comme un frein sur les pensées et les actions, sapant l'ego, jusqu'au moment où celui-ci disparaît finalement et où demeure la certitude de la pure conscience.

Telle qu'elle est enseignée par le Maharshi, la recherche du Soi comprend aussi bien le karma-mârga que le jnâna-mârga, la voie de l'action que celle de la connaissance, car elle doit être utilisée non seulement comme thème de méditation, mais aussi en l'appliquant

Page 149:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

149

aux événements de la vie, en donnant l'assaut aux manifestations d'égoïsme et en demandant à qui survient la bonne ou la mauvaise fortune, le triomphe ou le désastre. De cette manière, les circonstances de la vie, loin de faire obstacle à la sâdhanâ (1), deviennent moyens de la sâdhanâ. Par conséquent ceux qui demandaient s'ils devaient renoncer à la vie du monde en étaient toujours dissuadés. Au lieu de cela il leur était prescrit d'accomplir leur devoir dans la vie de façon désintéressée.

La recherche du Soi comprend aussi la voie d'amour et de dévotion. Le Maharshi disait : « Il y a deux voies : ou bien demandez-vous « Qui suis-je » ? ou alors soumettez-vous (2) A une autre occasion il dit : « Soumettez-vous à moi et j'abattrai le mental » Nombreux furent ceux qui suivirent, par l'amour, cette voie de soumission à lui. Elle conduisait au même but. Il disait : « Dieu, Guru et Soi ne sont pas vraiment différents, mais le même ». Ceux qui suivaient la voie de la recherche du Soi cherchaient le Soi intérieurement, tandis que ceux qui s'efforçaient d'atteindre le but par l'amour se soumettaient au Guru manifesté extérieurement. Mais les deux voies étaient les mêmes. Cela est plus clair que jamais pour Ses dévots maintenant que le Maharshi a quitté le corps et est devenu le Guru intérieur dans le cœur de chacun d'eux.

Ce fut ainsi une voie nouvelle et intégrale que le Maharshi ouvrit à ceux qui se tournent vers lui. L'antique voie de la recherche du Soi était pur jnâna-mârga qui devait être suivie en méditation silencieuse par l'ermite et, du reste, les Sages l'avaient considérée comme inadéquate pour cette fin du Kali-yuga, l'âge spirituellement sombre dans lequel nous vivons. Ce que fit Bhagavan ne fut pas tant de restaurer l'ancienne voie que d'en créer une nouvelle adaptée aux conditions de notre âge, une voie qui peut être suivie en ville ou chez soi pas moins que dans la forêt ou dans un ermitage, comprenant une période de méditation chaque jour et une constante souvenance tout au long des activités de la journée, avec ou sans le support de pratiques extérieures.

Le Maharshi écrivit très peu. Il enseigna surtout par le pouvoir formidable du Silence Spirituel. Cela ne signifiait pas qu'il se refusait à répondre aux questions qu'on lui posait. Dès lors, qu'il les estimait posées avec un motif sincère et non par curiosité désœuvrée, il y répondait exhaustivement de vive voix ou par écrit. Cependant c'était l'influence silencieuse sur le cœur qui était l'enseignement essentiel.

1) [La voie de réalisation].

2) [Cette parole bien caractéristique et particulièrement instructive du Maharshi ne se trouve incluse dans aucun des textes de ses œuvres proprement dites, mais elle est rappelée encore par l’« editor » anglais dans l'introduction qu'il fait au traité « La Recherche de Soi-même » (Self-Enquiry)

Page 150:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

150

TÉMOIGNAGE DE OLIVIER LACOMBE

EXTRAIT DU LIVRE :

« INDIANITES »

ÉDITIONS : LES BELLES LETTRES 1979

Page 151:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

151

Texte refondu à partir de nos précédentes approches du même sujet : Études carmélitaines, octobre 1937, DDB, Paris, p. 173-6. — Golden Jubilee Souvenir. Sri Ramanasramam, Tiruvannamalai, 1946, p. 99-103. — À propos de Sri Ramana Maharshi : 1) version anglaise in « God’s Word among men », Vidyjyoti, Delhi, 1973 ; 2) Original français, in « Nova et Vetera ».

Nous avons eu l'honneur, au mois de mai 1936 d'être admis en présence de Sri Ramana Maharshi, dans son ashram de Tiruvannamalai. Cette rencontre, quoique brève et sans longs discours, fut néanmoins assez riche et dense pour nous donner un sentiment puissant d'avoir été mis en face, pendant quelques moments, d'un vidvan authentique, d'un représentant vrai de la spiritualité hindoue.

Sa personne rayonnait de force contenue, d'intelligence, de maîtrise de soi. Flamme du regard intense et fixe sans dureté. Douceur majestueuse des gestes, menus et délicats dans une stature immobile.

Sa réputation, on le sait, fut, est encore très grande dans l'Inde, surtout méridionale. Il a eu des disciples indiens et occidentaux.

On a coutume de considérer Sri Ramana Maharshi comme un représentant moderne — et particulièrement éminent — de l'advaita-vedânta traditionnel.

Sans nous inscrire en faux contre cette opinion nous voudrions faire remarquer combien elle reste générale et qu'elle ne serre pas d'assez près l'originalité du sage de Tiruvannamalai.

Alors que le courant védantiques insiste sur l'importance des préparations — lointaines et prochaines — à ce que R. Godel a appelé « l'expérience libératrice », le Maharshi vient de nous dire qu'il y est entré soudainement et très tôt, sans maître et sans culture. Plus tard, son enseignement fit volontiers l'économie du lourd et lent appareil de médiations progressives chères aux traités classiques.

Sans doute n'a-t-il pas songé à dresser face aux partisans de la marche graduelle vers la connaissance parfaite, l'antithèse abrupte de la libération soudaine, à la différence de ce qui s'est passé en Chine lorsque Houei-neng (638-716 apr. J.-C.) fonda, au sein de l'École bouddhiste tch'an (1), la branche méridionale préconisant. « L’Éveil qui survient tout à coup », en opposition à la méthode gradualiste de la branche septentrionale.

Il reste que la démarche de Sri Ramana présente quelque analogie avec celle de Houei-neng. Non qu'il faille imaginer une influence quelconque des successeurs modernes, principalement japonais, du mouvement inauguré par l'inventeur du tch'an méridional sur le futur ascète de Tiruvannamalai. À l'exception, peut-être, d'une intelligentsia très restreinte à laquelle le jeune Ramana n'appartenait certainement pas, l'Inde tamoule et brahmanique de la fin du XIXe siècle avait pratiquement oublié le Bouddhisme indien (2) et ne pouvait guère qu'ignorer l'évolution du Bouddhisme chinois ou japonais. En évoquant une certaine ressemblance d'attitude entre le cas singulier du Maharshi et le puissant courant sino-nippon popularisé en Occident sous le nom de zen,

Page 152:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

152

c'est un problème de nature plus fondamentale que nous entendons souligner.

(1) En sanskrit : dhyâna, en japonais : zen.

(2) Quoi qu'il en soit des rapports entre tamouls hindouistes et cinghalais bouddhistes dans l'île voisine de Ceylan, et des va-et-vient de la population tamoule entre l'île et le continent.

Le grand indianiste Sylvain Lévi a dit que si l'autodidacte est rarement considéré d'un oeil favorable dans les autres civilisations, celle de l'Inde orthodoxe le tient pour un véritable réprouvé. La formule, que nous citons de mémoire, est de belle frappe et rend bien compte du sentiment qui prévaut dans le monde brahmanique. On sait le rôle capital que jouent la sruti, la smrti et leur interprète autorisé le guru, dans l'éducation religieuse normale des Hindous. On connaît aussi la virtuosité et la profondeur intellectuelles des grands maîtres de doctrine qui font la gloire de la pensée indienne. On sait enfin l'importance majeure de la discipline du yoga dans la transformation de l'homme naturel (prâkrta) qui veut se rendre apte à l'expérience libératrice. Or le yoga, s'il s'offre avant tout comme une méthode pratique pour le recentrement des énergies psycho-somatiques de l'être humain autour de son axe essentiel, n'est pas un simple dressage par réflexes conditionnés et les recueillements assurant une pensée « bien posée » (dhyâna et samâdhi) qui le couronnent, bien qu'ils relèvent encore du contrôle volontaire et de l'exercice assidu, sont en affinité avec la sapience (prajna) le « yoga royal » (raja-yoga) se présente comme une discipline rationnellement élaborée.

Mais, il nous l'a dit lui-même ou laissé comprendre, aucun guru n'a présidé au premier éveil spirituel de Ramana Maharshi, qui n'a rien d'un sastrin, d'un savant. C'est un Sage, un vidvân, mais d'une sagesse vécue, et si l'on veut le tenir pour un yogin, son yoga aussi est un yoga vécu.

Comment et pourquoi, dans ces conditions, les milieux brahmaniques ont-ils si facilement admis l'autorité du Maharshi ? S'il s'agissait seulement de la reconnaissance populaire, il faudrait répondre que l'Hindou moyen n'a pas l'habitude de réclamer des comptes doctrinaux au sâdhu la plus autodidacte : l'authenticité du genre de vie adopté par le « saint homme » suffit à faire admettre celle de sa « réalisation », de sa siddhi, quel que soit son sâdhana. Mais on peut aussi dire, de façon plus générale, qu'en dépit du privilège accordé aux voies traditionnelles et canoniques, l'Inde n'a jamais refusé de reconnaître de facto les expériences religieuses spontanées qui ont de tout temps surgi en son sein. Et la reconnaissance de jure ne tardait pas, quand l'orthodoxie pouvait découvrir les justifications doctrinales nécessaires.

La même orthodoxie détient, au surplus, une justification toute prête du caractère spontané, antérieur à tout sâdhana, de l'expérience spirituelle oui fut celle du jeune Ramana. Lorsqu'exceptionnellement un sage se manifeste dans le monde sans avoir été régulièrement instruit, c'est qu'il a été préparé à l'illumination au cours de ses existences antérieures. Il a donc, malgré les apparences, suivi le sâdhana requis, et l'exception confirme la règle.

Mais nous comprendrons peut-être mieux certains ressorts cachés de la vie religieuse indienne, ainsi que l'itinéraire paradoxal du Maharshi, si nous revenons un moment aux

Page 153:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

153

origines du zen qui nous a déjà servi de terme de comparaison.

Bien que l'on ignore par quelle filière historique Houei-neng, qui fonda au VIIe siècle de l'ère chrétienne, la branche « subitiste » de l'École du recueillement (tch'an), pourrait se rattacher à Tche touen (314-366) et à Tchou tao-cheng (360 ou 365-434), il faut voir en ces deux moines les précurseurs d'un Bouddhisme spécifiquement chinois, en affinité avec le Taoïsme, et enclin à opposer la thèse et la pratique de l'Éveil soudain aux méthodes « graduelles », tenues pour mieux représenter la tradition du Bouddhisme indien (3).

(3) Cf. FRANÇOIS HOUANG, Le Bouddhisme, de l'Inde à la Chine, coll. Je sais, Je crois, Paris, Fayard, 1963, pp. 69-70.

L'alternative, sinon l’antinomie « subitisme/gradualisme » paraît, au surplus, à de bons juges, caractériser non pas seulement les vicissitudes de l'école du Bouddhisme tch'an, mais la pensée chinoise prise dans son ensemble.

Le Confucianisme implique une philosophie de l'Ordre universel manifesté par l'accomplissement équilibré de l'homme social et individuel. Il croit à la valeur du savoir, de l'effort et de la vertu, à l'indispensable médiation d'une culture méditée et procédant par étapes. Le Jen (humanité, bonté, on serait tenté de traduire : humanisme) établit la concorde entre les hommes par une amitié qui s'élargit de degré en degré. Jen dans la famille : piété filiale et amour fraternel. Jen dans le village, famille agrandie. Jen dans l'État où le Souverain, muni du mandat du Ciel, est tenu par ses sujets pour le père de tous.

Le Taoïsme, au contraire, nous met en garde contre les artifices de la civilisation et place toute sa confiance en la spontanéité radicale de la Nature absolue immanente au cœur de l'existence. Il préconise un non-agir qui est « au fond une espèce d'activité spontanée et inépuisable » (4). Le sage s'identifie au Principe premier par une expérience « mystique ». Comme personne privée, il est ainsi parfaitement libre. Investi, le cas échéant, de responsabilités de gouvernement, il n'interviendra dans les affaires publiques que par son seul exemple, « et reconduira le peuple vers un état d'innocence et de simplicité, état où celui-ci vivra en harmonie avec le Tao originel » (5).

(4) F. HOUANG, op. cit., p. 54.

(5) F. HOUANG, op. cit., p. 54.

Nous pouvons maintenant revenir à l'Inde, et d'abord, pour un instant, à l'Inde bouddhiste. Malgré son goût, de plus en plus affirmé, pour les grandes constructions doctrinales, chez elle aussi et dès les premiers siècles, « deux grandes thèses s'affrontent en matière de mystique » (6) : celle de la compréhension successive (anupurva) et celle de la compréhension unique (eka) ou « en une fois » (yugapat). Après avoir longtemps couvé, la querelle s'envenima pour éclater enfin au VIIIe siècle A.D., au Thibet, sous le règne de Khri-sron-Ide-bcan. Le concile de Lhasa opposa « l'école de la méthode subite »... représentée par le Maître chinois Hva-san, surnommé Mahâyâna, à « l'école de la méthode graduelle »... ayant pour protagoniste l'indien Kamalasila. » (7). Mais, pour s'être déclarée sur le tard de manière éclatante, comme une opposition des génies indien et chinois, cette divergence dans l'interprétation de l'expérience spirituelle fondamentale

Page 154:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

154

du Buddha lui-même, a des racines proprement indiennes. Les Sarvâstivâdin et d'autres, s'appuyant sur des textes explicites du Canon, pensent que « la compréhension des vérités..., et partant la marche dans la voie du salut, est progressive ou graduelle... » (8). D'où l'analyse rigoureuse des trente-quatre moments successifs de pensée intuitive et concentrée que « le Buddha dut réaliser sous l'arbre pour atteindre l'illumination », sans parler des étapes préparatoires à l'Éveil proprement dit. Contre ce système d'exégèse analytique du Canon, d'autres (Theravâdin, Mahisâsaka, Vibhajyavâdin), le jugeant « trop lourd et trop compliqué », défendent la thèse d'une « compréhension unique et globale des vérités : la connaissance claire d'un seul instant entraînerait aussitôt la connaissance de tous les aspects des quatre vérités » (9).

(6) Ici, comme plus haut le mot « mystique » est à prendre en un sens analogique.

(7) ETIENNE LA MOTTE, Histoire du Bouddhisme indien. Louvain, 1958, p. 686.

(8) E. LamotteE, op. cit., p. 685.

(9) E. LamotteE, op. cit., p. 685.

Comment s'étonner dès lors qu'au Moyen-Âge, la secte bengalie du Sahajayâna ait exalté des méthodes « connaturelles » (sahaja) pour accéder à l'expérience mystique « naturelle » de la Nature de Buddha ?

L'école sivaïte du Cachemire, de son côté, qui n'est ni vaidika ni bauddha, mais n'en représente pas moins le génie indien, compte parmi ses âgama sacrés, « codifiés » vers le commencement de l'ère chrétienne, un document extrêmement remarquable : le Vijnâna Bhairava. Or ce texte est partisan lui aussi des méthodes les plus « directes » et des chemins les plus « courts » vers l'illumination. À la différence d'autres âgama, très férus de rites, il laisse le rituel aux dévots qui s'attardent dans l'immaturité spirituelle. Il n'insiste pas non plus sur la théologie du Sivaïsme, avec tout son réseau de mythes et de concepts (domaine du vikalpa), mais se concentre sur diverses nuances d'expérience « mystique » exempte de toute construction mentale (nirvikalpaka) et privilégie celles de ses formes qui surgissent soudain, aux occasions les plus abruptes. La stance 118, par exemple, nous déclare : « Au commencement et à la fin de l'éternuement, dans la terreur et l'anxiété ou (quand on surplombe) un précipice, lorsqu'on fuit sur le champ de bataille, au moment où l'on ressent une vive curiosité, au stade initial ou final de la faim, etc., la condition faite d'existence brahmique (se révèle) » (10).

(10) Le Vijnâna Bhairava, texte traduit et commenté par LILIAN SILBURN, Publications de l'Institut de Civilisation Indienne, fasc. 15, Paris, 1961.

Autrement dit, un choc physiologique ou psychologique dont on prend brusquement conscience, quelle qu'en soit la nature, mais pourvu qu'il rompe la trame de l'existence commune ou qu'il nous prive tout à coup des fausses sécurités du monde empirique et du moi ordinaire tourné vers le dehors et vers l'inessentiel, est susceptible de provoquer chez le « bien éveillé » (suprabuddha) qui sait tirer parti de l'événement, l'expérience intérieure

Page 155:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

155

du Soi essentiel et immanent, du Soi brahmique.

Qu'en est-il maintenant du Vedânta originel en sa phase créatrice, celle des Upanishad ? Elles nous présentent un nouveau type de rsi : il peut appartenir à l'ordre des brâhmanes, à la classe des ksatriya, ou se rattacher aux catégories plus mystérieuses des sramanes, des muni, des yogin. Il peut vivre dans le monde, comme le roi Janaka, ou vouloir en sortir, comme le brâhmane Yâjnavalkya. À la différence des rsi anciens, tous ces sages ne sont pas seulement voués à découvrir les mantra et à les transmettre. Leur expérience religieuse est plus profonde, plus radicale, plus essentielle : c'est l'expérience de l'identité de leur Soi (âtman) avec la Source universelle d'où procèdent tout mantra et toute réalité, le brahman. Elle est, d'autre part, spontanée puisque originaire et originante. Comment ne le serait-elle pas ? Si l'adepte du tch'an méridional est invité à retrouver par le chemin le plus direct la nature de Buddha immanente à tous les êtres, si l'adepte du Vijnâna Bhairava n'a qu'à laisser monter en lui la reconnaissance de l'État brahmique, qui fait le fond de son être, le sage aupanisada n'a lui aussi qu'à se reconnaître en l'Absolu.

Sans doute, expérience spontanée ne veut pas dire expérience hors contexte : les méditations (upâsana) sur les rites, les formules sacrées. Les dieux, les éléments du monde et leur totalisation unifiante foisonnent dans le premier Vedânta. Mais l'expérience « libératrice » surgit au sein de cette complexité, sans commune mesure avec elle et avec ses parties composantes.

Sans doute les Upanishad esquissent-elles une ou des méthodes graduelles d'approche de l'Absolu. Les sections 7-15 par lesquelles s'achève la huitième et dernière lecture de la Chândogya-upanisad, nous en fournissent un exemple privilégié : il s'agit déjà là de la progression védantiques classique selon les démarches d'adhyâsa et d'apavâda. Mais les percées du paradoxe spirituel illuminent comme par éclairs le flux du discours de sagesse aux transitions bien ménagées.

On nous dira que les Upanishad font partie de la sruti et que ce qui convient aux rsi initiateurs qui manifestent le sabda, la parole « libératrice », ne convient plus à ceux qui viennent après eux et doivent normalement procéder à partir de cette parole, reconnue pramâna majeur, norme informatrice, même pour l'aspirant à la délivrance — restant entendu que le délivré passe au-delà de toute norme. Certes, l'autorité et le poids de l'aupanisada subda sont immenses, écrasants dans la tradition védantique. Mais on n'ignore pas qu'au sein même de l'advaita-vedânta une tendance s'est fait jour à considérer les mahâvâkyâni — les grands énoncés illuminateurs — comme susceptibles d'induire éventuellement de façon quasi immédiate l'expérience du Brahman : ainsi pensent d'une part Suresvara (11), et aussi, d'après de bons auteurs, l'école du vivarana qui remonte à Prakâsâtman. Au contraire, l'école de la Bhâmati, issue de Vâcaspatimisra, prend le ternaire « audition » (sravana) réflexion (manana), méditation recueillie (nididhyâsana) dans l'ordre même où il est traditionnellement présenté, ce qui revient à insister sur le caractère graduel de la discipline conduisant à la « compréhension intuitive » et illuminatrice.

(11) Cf. MICHEL HULIN. Le principe de l'ego dans la pensée indienne classique. Paris, 1978. Diffusion E. de Boccard, p. 221 : « Suresvara... prend d'emblée l’« audition » au sens fort de « compréhension intuitive ». Elle est alors nécessairement un point d'arrivée et ne pourra qu'être précédée et préparée par les différentes formes de la réflexion logique ou de la méditation »

Page 156:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

156

Après le rappel de ces données historiques, l'attitude de Sri Ramana Maharshi paraîtra à la fois moins insolite et non moins spontanée et originale. Sa méthode, traduite en mots, tient en cette petite phrase : « Qui suis-je ? »

Sans doute concède-t-il que « méditer sur « Ceci n'est pas Moi » ou [au contraire] sur « Je suis Cela » peut apporter quelque aide ». Toutefois, c'est pour ajouter immédiatement : « Mais comment cette aide pourrait-elle constituer, par elle-même, la Quête ? »

Ainsi donc, après s'être référé, semble-t-il, à la démarche traditionnelle de l'apavâda, de l'apophase et au grand énoncé sur l'identité sur Soi et du Brahman, il les déclare tout aussitôt secondaires et extrinsèques.

Reprenons donc la chose d'un peu plus près. La procédure classique inaugurée, nous l'avons dit, par la Chândogya-upanisad, consiste, de la part du maître, à permettre au disciple de surimposer au Soi quelque conception provisoire qui peut lui paraître satisfaisante sur le moment pour l'amener à se rendre compte par lui-même de la vanité de cette fiction et à la rejeter (« Ceci n'est pas Moi »). À chaque étape le sisya découvre une approximation meilleure, mais doit encore la reconnaître inadéquate et la refuser, jusqu'à ce qu'enfin la formule juste surgisse faite de négations accumulées et de l'identification du Soi à l'Absolu (« Je suis Cela ») ; formule qui ne serait d'ailleurs guère moins décevante si elle n'était la traduction d'une expérience directe personnellement vécue.

Le Maharshi ne condamne pas cette voie. En quoi il se montre, sans le savoir, plus tolérant que Houeineng. Mais l'expression peut apporter quelque aide » montre bien qu'il n'y attache pas un prix infini, qu'il la tient pour lente, discursive, verbale, même si la méditation sous-tend ce long cheminement.

A ses yeux, « la voie de la connaissance (jnânamârga) n'est rien de plus que plonger à l'intérieur de l'esprit, sans prononcer le mot « Je », et dans l'intention de forcer la réponse à la question d'où ce « Je » comme tel surgit... Comme un plongeur, a la recherche de quelque objet tombé au fond de l'eau ainsi doit-on plonger à l'intérieur, l'esprit ramassé sur un point unique, bloquant parole et souffle, et finalement découvrir le lieu d'où le « Je » surgissant tire son origine ». (13)

(13) Ulladu-narpadu or Sad-Vidya § 29 et 28.

La métaphore du plongeur est particulièrement révélatrice du « style » propre à Ramana Maharshi, sensiblement différent du style classique de l'ascèse et de la spiritualité védantiques. Le plongeur ne peut se permettre de procéder par étapes savamment aménagées et par degrés successifs : il doit aller droit au but, au plus vite et au plus court. C'est pour lui une nécessité vitale (14). Sans doute sa plongée implique-t-elle tout un râja-yoga en raccourci. On reconnaît l’ekagratâ essentielle à la concentration du yogin dans l'expression : « l'esprit ramassé sur un point unique », comme on reconnaît le prânâyâma sous les mots : « bloquant... le souffle », et le nirodha de toutes les fonctions d'idéation et d'expression symbolisées par le langage, sous l'expression : « bloquant la parole ».

Page 157:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

157

(14) Il ne s'agit pas ici, bien entendu des plongeurs modernes avec leur équipement sophistiqué.

Mais ce qui caractérise la méthode d'invention spirituelle chez le sage de Tiruvannamalai, c'est l'élan vers la source à trouver. Ne nous méprenons pas sur le sens de ce retour à la source : pour beaucoup de penseurs modernes, occidentaux surtout, mais peut-être aussi, parfois, orientaux, c'est le jaillissement depuis la source qui retient l'intérêt : jaillissement des activités mentales créatrices de règles et d'aventures individuelles, sociales, cosmiques. Ce qui importe au contraire au Maharshi, c'est de remonter du jaillissement à la source même pour s'y abîmer dans la sânti supramondaine.

Par ailleurs, il n'est pas douteux que la vie tout entière de Ramana, à partir de son illumination, n'a été qu'une longue ascèse où la discipline du silence a tenu une place éminente et au cours de laquelle plus d'une méthode traditionnelle a pu avoir quelque rôle à jouer. Sur le plan doctrinal, le Maharshi a été heureux de retrouver dans les formulations savantes des grands sâstrin du passé et du présent, l'écho d'une expérience spirituelle typique en consonance avec la sienne propre.

Mais on ne doit pas se lasser de répéter que pour lui, les appareils de médiation élaborés par la tradition ont moins valeur heuristique que fonction auxiliaire de consolidation des progrès réalisés ou de préparation à de nouveaux progrès. Et il faut se souvenir que dans son cas personnel d'autodidacte, il n'y a pas eu de place au départ pour une préparation concertée. C'est une peur subite et « irrationnelle » de mourir, surgissant à sa conscience de très jeune homme peu cultivé, qui l'a converti tout d'un coup vers la dimension intérieure et l'a contraint de vérifier expérimentalement sur-le-champ, si l'essentiel de lui-même risquait d'être affecté par la mort.

Confronté par la suite avec le courant millénaire de l'advaita-vedanta, il s'est reconnu en lui, au moins en ce qui concerne son expérience spirituelle centrale, sinon toujours en ce qui concerne sa méthode. Et cette expérience centrale lui apparaît comme la prise de conscience vive (en anglais : realization) de l'état absolu, intemporel et transpersonnel de la subjectivité profonde de l'homme.

Le Maharshi se présente donc à nous comme un jnânin. Et pourtant, après tant d'autres sages indiens professant et exerçant la primauté du jnâna-mârga, il se révèle en même temps comme sensible au lyrisme religieux. Cet aspect de sa spiritualité ne doit évidemment pas être confondu avec la bhakti théiste proprement dite. Cependant, dès les plus anciennes Upanishad où la bhakti ne se manifeste pas encore, la « connaissance » illuminatrice est prégnante d'une richesse affective virtuelle qui s'épanouit en béatitude (ânanda), tantôt attendue, anticipée, objet de prélibation, tantôt accomplie et savourée : d'où le ternaire du Vedânta ultérieur : Brahman est être, pensée, béatitude, saccidânanda. Au cours des temps, les puissances d'amour spirituel qui habitent le cœur de l'homme trouveront grâce auprès des adeptes le plus intransigeants du jnâna-mârga, qui ne voudront pas perdre l'appoint d'une bhakti remaniée, remodelée selon leurs perspectives propres. Comment s'étonner, dès lors, que Sri Ramana Maharshi ait continué cette tradition ? Sa langue maternelle, le tamol, n'a-t-elle pas été marquée profondément par les grands bhakta vishnuites et sivaïtes des VI-IXe siècles de notre ère ? Le lyrisme religieux lui était donc, en quelque sorte, connaturel. Il a composé lui-même quelques hymnes sacrés. Retenons un chant « nuptial » de cent huit stances, dédié à Sri Arunachala qui est à la fois la Divinité — identifiée à Siva — qu'on adore dans le temple de Tiruvannamalai, et

Page 158:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

158

la montagne sainte, hiérophanique, dont la masse imposante domine la ville. Ramana était encore jeune lorsqu'il a composé ce poème qui, toutefois, est postérieur à la découverte du Soi essentiel. Citons :

Refrain : « Arunachala Siva ! Arunachala Siva ! Arunachala Siva ! Arunachala ! (bis)

St. I : « Arunachala! Tu déracines l'ego de ceux qui méditent sur Toi en leur cœur, ô Arunachala ! »

St. 2 : « Puissions-nous Toi et moi être un, inséparablement, comme le mot tamoul alagu (beauté) et le mot sanskrit sundara (beau), ô Arunachala ! »

St. 8 : « Déploie Ta beauté en faveur de mon esprit instable pour qu'il Te contemple à jamais et demeure en quiétude, ô Arunachala ! »

St. 12 : « Tu es l'Un sans second qui suis-je donc pour oser me dérober à Toi... ? »

St. 14 : « En tant que Mère universelle, il T'appartient de dispenser Ta grâce et de me sauver, ô Arunachala ! »

St. 26 : « Glorieuse montagne d'Amour..., règne sur moi par ton gracieux regard, ô Arunachala ! »

St. 36 : « Silencieusement Tu m'as dit : « Garde le silence » et Toi-même Tu es resté silencieux, ô Arunachala ! »

St. 60 : « Dans mon être sans amour, Tu as suscité un amour passionné pour Toi ; aussi ne m'abandonne pas, ô Arunachala ! (15) »

(15) Five hymns to Arunachala, éd., 1938. Notre traduction est faite sur la version anglaise de l'hymne intitulé : « The marital garland of letters. »

On reconnaît le « genre littéraire », devenu depuis longtemps classique, de cet hymne. Les thèmes doctrinaux et ascétiques, tels que l'affirmation de l'Un sans second ou l'exaltation du silence comme discipline éminemment propice à l'expérience spirituelle, s'entrecroisent avec l'usage des rasa poétiques, selon la liste enrichie par les bhakta poètes : vâtsalya de la Divinité invoquée comme maternelle ; sânti ou quiétude de l'état d'union, avec en retrait, l'alternance de la distance dans l'illusion de la dualité et de son abolition dans la vérité de l'Unité absolue, selon l'analogie de la séparation et des retrouvailles des époux. Quant au langage propre de la bhakti il tient aussi une grande place dans cette composition et le sentiment de la grâce et de la faveur divines y est au premier plan, avec l'élan d'amour vers Siva Arunachala.

Ce qui nous importe ici, c'est moins la qualité littéraire de l'œuvre, qui d'ailleurs semble réellement belle, autant qu'on en peut juger à travers une traduction, que la transposition de la même expérience spirituelle dans le double registre de l'advaita-vâda et du bhakti-

Page 159:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

159

vada.

On connaît assez le génie à la fois intégrateur et réducteur de la pensée indienne en général, pour n'avoir pas à s'étonner de l'aisance avec laquelle le sage de Tiruvannamalai, lorsqu'il consent à rompre le silence fondamental où baigne sa spiritualité, peut passer du laconique : « Qui suis-je ? », dont toutes les harmoniques demeurent implicites, au lyrisme religieux, et à l'adoration aimante et admirative de Siva. Cette aisance n'a d'égale que celle avec laquelle Sri Ramana accepte le discours de l'advaita-vedanta traditionnel comme moyen d'interpréter une expérience toute spontanée et condensée au suprême degré de la profondeur du Soi.

N.B. Madame MARIA BURGI-KYRIAZI, docteur de l'Université de Paris, a consacré à Sri Ramana un remarquable ouvrage où elle établit, par des preuves documentaires, l'originalité de la méthode du Maharshi : Ramana Maharshi et l'Expérience de l'Être, Paris, Adrien-Maisonneuve. 1975.

Page 160:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

160

TÉMOIGNAGE DE SWAMI ABHISIKTANANDA

PSEUDONYME DE DOM LE SAUX

EXTRAIT DU LIVRE :

« GNANANANDA UN MAITRE SPIRITUEL DU PAYS TAMOUL »

ÉDITIONS PRÉSENCE 1970

Page 161:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

161

L'intérêt que de plus en plus l'Occident porte à l'Orient est certainement l'un des meilleurs motifs d'espérance dans la crise que traverse actuellement le monde. L'homme d'Occident a beaucoup en effet à apprendre de ce monde spirituel et culturel d'Orient, qui a évolué d'une façon si différente de la sienne propre. Peut-être même est-ce là seulement qu'il découvrira cette intériorité dont le manque chez lui est si patent et qu'il recouvrera cette identité qui semble l'avoir fui, mais cette fois une identité qui lui révélera le fond même de son être.

Ce n'est point cependant n'importe quel contact avec l'Orient qui permettra à l'occidental d'avoir accès à ses vraies richesses, il serait encore plus faux de penser que ce contact agirait à la façon d'une panacée qui guérirait tous les maux dont souffre la société présente. D'ailleurs Orient et Occident sont complémentaires ; ils ont autant chacun à recevoir de l'autre, et dans les domaines les plus divers. Cependant cet échange ne sera totalement bénéfique que s'il s'accomplit au vrai niveau, au niveau précisément hors duquel l'Orient ne peut être découvert en sa vérité. À d'autres niveaux, l'échange non compensé risque de provoquer de dangereux traumatismes, et cela dans l'un et l'autre sens. Il suffit de penser aux ravages qu'opère parfois l'introduction brutale des techniques occidentales, si prestigieuses qu'elles soient, dans un milieu culturel non préparé. Il n'est d'échange pleinement profitable que s'il se réalise dans une communion d'âme au plus profond de l'être. C'est dans ce fond seulement, propre à chacun et où tous pourtant communient mystérieusement, que les hommes provenant de cultures et traditions diverses sont capables de se rencontrer et de se reconnaitre, de découvrir chacun son identité la plus personnelle et en même temps d'accepter ce merveilleux pluralisme des individus comme des cultures grâce auquel chacun trouve en autrui son propre épanouissement et dépassement.

Le malheur est ici que lorsque l'Occident approche l'Orient pour lui demander son secret, trop souvent il s'y prend mal. Parfois encore, même si cela devient de plus en plus rare, l'Occident aborde l'Orient avec cette hauteur et ce sens de supériorité raciale et culturelle qui marquèrent l'époque coloniale ; il est évident qu'alors il ne peut y avoir communion ni échange véritable.

Même quand l'Occidental vient se mettre à l'école de l'Orient en toute humilité apparemment et avec sincérité, c'est trop souvent encore dans une attitude de fausse passivité qui le fait espérer sinon exiger de l'Orient une réponse immédiate à ses problèmes, et, qui plus est, une réponse qui doit s'inscrire dans ses propres catégories.

C'est précisément cette recherche mal comprise et mal entreprise qui jette actuellement tant de jeunes et de moins jeunes « sur la route de Katmandou », en quête des sages et gourous de Rishikesh, Bénarès et autres lieux, une quête qui rarement hélas ! réussit et ne s'achève que trop souvent en, déception et frustration, ces malheureux accusant alors âprement l'Inde de n'être pas conforme à l'idée qu'ils s'en étaient faite.

La plupart de ces chercheurs oublient en effet de vider leur âme, pour commencer, de tout ce qu'il y a d'inutile et d'étranger en elle et de l'ouvrir à ses vraies profondeurs, là où seulement il est possible de capter le message de l'Inde. Ce message jaillit de partout dans l'Inde, de ses temples et de ses lieux saints, de ses spirituels surtout, qui ne manquent pas quoi qu'on en dise ; mais il faut savoir entendre ce message et il faut savoir reconnaître ces vrais maîtres. Il y a en effet passivité et passivité. Il est une passivité qui est tout accueil et réceptivité, tout « écoute », à la façon d'un poste de radio libre de parasites et exactement branché, tout prêt d vibrer aux ondes que transmet l'espace. Il est

Page 162:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

162

une autre passivité, la plus fréquente malheureusement, qui refuse tout effort d'assimilation et n'a nul souci même de désencombrer le mental de ses prédispositions et préoccupations : si on ne se donne pas la peine au moins d'ouvrir les volets, comment espérer que même le soleil de midi pénètre dans la pièce ?

Les uns, les intellectuels, demandent à l'Inde des idées. Depuis Platon et surtout Aristote, le monde méditerranéen a vécu du primat de l’eidos, du penser, du concevoir. Il ne sait connaître, les choses que par le truchement des concepts qu'il s'en forme. Or, comme l'ont si bien montré à la fois la psychanalyse et le structuralisme modernes, tout concept, si abstrait soit-il, ainsi que le jugement qui le suit, est inévitablement marqué par les lignes de force sous-jacentes de notre mental — nos archétypes, nos habitudes de langage, bref tout le conditionnement de notre hérédité et de notre milieu — hors duquel d'ailleurs nul ne saurait vivre ni progresser humainement ou spirituellement.

La grâce de l'Inde est précisément de rendre conscient — par le fond — de ces conditionnements, les « nœuds du cœur », comme les appellent les Upanishads, en projetant sur tout le mental l'ombre, pourrait-on dire, de l'Inconditionné, que chacun porte en soi, au niveau le plus intime de son être.

Sans doute la logique indienne n'a-t-elle rien à envier à la scolastique médiévale en ce qui concerne le jeu des idées, et les discussions spéculatives entre écoles ici, ne le cèdent en rien à celles des théologiens d'Europe. Cependant, pour peu qu'on y regarde d'un peu près, on sent bien que là n'est point l'essentiel, que ces bagarres d'idées ne sont jamais que comme le mouvement des vagues à la surface d'un lac ou d'un océan, et que le fond est là qui soutient tout, au-delà de toute discussion et de toute approche verbale, mouché et pourtant base de tout. Ici le nœud ombilical n'a jamais été coupé entre l'expérience de fond, unique, et la multiplicité des formes en lesquelles elle se reflète aux divers niveaux du mental.

Tant que l'Occident s'affairera à demander à l'Inde des idées, son attente est sûre d'être frustrée. Des idées, l'Inde en a à revendre, tout comme l'Occident. Depuis près de trois millénaires, ses philosophes scrutent le mystère de cette expérience intime, à la lumière des Écritures et de la tradition. Cependant ces idées — pour différentes qu'elles soient de celles des philosophies d'Occident — relèvent du même niveau du psychisme. Elles ne sont jamais qu'introductrices au mystère : et là se trouve tout le secret de l'enseignement du gourou. Elles ne recèlent ni n'enferment le vrai en leurs structures, comme trop souvent l'Occident tend à le penser. Qui s'arrête à elles manque leur message. Le Vrai ne peut être l'objet ni de possession ni d'utilisation.

Le vrai message de l'Orient — Vedanta, Bouddhisme et Tao — se situe ailleurs. Il est urgent que cela soit reconnu, pour que deviennent possibles le dialogue et la communication entre les mondes culturels et spirituels si divers qui se partagent l'univers. L'heure semble d'ailleurs en être venue, et c'est une des valeurs les plus précieuses de notre kairos. Tout comme le christianisme a vécu deux millénaires durant dans le monde clos de la culture méditerranéenne, l'informant autant qu'il était informé par elle, le monde culturel et spirituel d'Extrême-Orient s'est lui aussi développé en vase clos. Le moment est enfin arrivé, à la fois pour le christianisme et pour la sagesse orientale, de déborder leurs frontières culturelles, non plus simplement par le fait de quelques initiés ou convertis

Page 163:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

163

individuels, mais d'une façon beaucoup plus ample et profonde, acceptant mime que ce processus d'universalisation ou catholicisation remette en cause les expressions que des cultures particulières et donc limitées donnèrent des intuitions originelles.

Le vrai message de l'Inde, venons-nous de dire, est de libérer l'homme de ces « nœuds du cœur », de cette fausse identification qui fait l'homme prendre pour son soi réel l'une ou l'autre des manifestations de sa personnalité au plan du mental ou de la vie en société. L'apport de l'Inde au monde est d'abord de faire saisir à l'homme le mystère profond et indéfinissable de son propre être, le mystère du Soi « unique et non-duel », révélé cependant dans la multiplicité des connaissances.

Mais à nouveau, quand l'Inde dit cela, l'Occident se met à spéculer sur ce qu'est le Soi, sur ce que sont ce vide, ce rien, ce plein, auxquels inlassablement renvoient les Écritures.

Et alors le plein qui est conçu n'est plus le plein ; ni le rien ou le vide quoi que ce soit de ce que la pensée abstraite cherche d'en saisir. Pas davantage le Soi pensé n'est-il le Soi, car s'il est quelque autre pour le penser, que reste-t-il justement de son inaliénabilité ?

L'occidental pourtant ne se tient pas pour battu. Il tâche à se raccrocher à la pensée de la non-pensée de la vacuité, Il disserte et s'évertue à vouloir comprendre. Il ne peut se résoudre à simplement être, ni accepter de simplement regarder, accueillir en soi ce qui aussi simplement est. Il se défend en se référant aux spéculations des exégètes orientaux, oubliant que, pour ceux-ci, la spéculation n'a jamais d'autre but que de préparer l'éveil, de faire naître dans l'âme le désir de la délivrance, du salut, mumuksutva, ce qui seul compte finalement ici-bas.

Il est comme l'homme qui ne consentirait pas à respirer avant d'avoir décomposé l'air en azote et oxygène, ou comme le géomètre qui refuserait de considérer le cercle dans sa simplicité parfaite et ne voudrait l'approcher et le construire qu'au moyen de polygones de plus en plus complexes.

C'est pourquoi les études des Occidentaux sur l'expérience de sagesse védantine par exemple sont souvent décevantes. Si savantes et théoriquement si parfaites qu'elles se présentent, elles demeurent presque inéluctablement sur le plan académique et spéculatif. Il leur manque toujours quelque chose — un rien souvent, et c'est indéfinissable. Mais justement c'est ce rien seul qui donne l'accès à la source, en son jaillissement même.

Il n'est ici de connaissance que salvatrice. Mais ce salut par la connaissance n'est pas une gnose, c'est le retournement de l'âme par l'ascèse jusque dans son fond. Aussi ne pourra jamais « entendre » vraiment le message de l'Inde qui ne sera possédé au plus intime de soi de cette soif de salut, mumuksutva, laquelle seule peut conduire à la connaissance en vérité.

À l'opposé de ceux qui approchent l'Inde en intellectuels impénitents, il y a ceux qui viennent lui demander des « expériences intérieures ». Sur la foi de récits plus ou moins romancés, ou même de faits réels, mais mal interprétés, ils espèrent rencontrer au détour du chemin le gourou qui les mettra en extase par un simple regard ou bien par une touche de sa main. Ils aspirent d ce qu'ils appellent visions ou auditions mystiques, plus

Page 164:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

164

prosaïquement, à ces « états seconds » qui leur permettraient d'oublier un réel toujours trop lourd à porter et leur donneraient la satisfaction de pouvoir se ranger au nombre des « spirituels ».

En fait l'Inde ne manque point de ces personnes qui ont des virtualités ou même des pouvoirs d'ordre métapsychique ; et la possession de tels « siddhis » n'entre pas pour peu dans l'attrait que suscitent certains fameux gourous, sans même parler des charlatans qui en abusent pour l'argent ou la gloriole.

Cependant les plus grands maîtres rappellent constamment que tout cela est absolument secondaire et n'a rien à voir avec la véritable expérience spirituelle. Certains gourous utilisent ces pouvoirs pour attirer progressivement leurs disciples vers les réalités intérieures, mais toutes précautions doivent alors être prises pour que le disciple ne confonde point l'appât avec la réalité, au grand dam de sa vie spirituelle. Il arrive aussi que certaines structures mentales réagissent régulièrement à l'expérience de fond par des phénomènes de ce genre, surtout lorsque le psychisme est trop faible pour supporter un tel choc. Mais on ne peut pas oublier que ces phénomènes n'ont en soi rien de spirituel ; ils peuvent tout aussi bien être provoqués par des drogues ou des chocs mentaux divers, ou bien encore par une pratique spécialement dirigée du prânâyâma ou de la concentration yoguique.

On regrette alors de voir trop de monde prendre un intérêt indu à de telles manifestations et surtout chercher à ériger en système et normes du progrès mystique des expériences qui demeurent nécessairement singulières. Même chez les mystiques les plus grands et les plus authentiques, la part doit toujours être faite de leur conditionnement personnel et culturel ; seules des lignes très générales de leurs descriptions peuvent être considérées comme ayant valeur universelle. C'est une chose à ne jamais perdre de vue pour quiconque veut comparer l'expérience spirituelle au travers des diversités d'expression culturelle.

L'expérience du Soi est au-delà de toute possibilité de verbalisation comme d'expérimentation. C'est une expérience de totalité, qui atteint le fond de l'être ; plus précisément encore, qui jaillit du fond même de l'être et, jaillissant, délivre pour ainsi dire ce fond lui-même, en transformant ainsi l'être tout entier puisqu'il est touché en sa source même.

Lorsque cette expérience a fondu sur un être, on peut dire que c'en est fait de lui, du moins de tout ce en quoi il cherchait jusque-là à s'exprimer et à prendre conscience de soi. Le moi de sa conscience phénoménale s'est comme évanoui. Son je se prononce maintenant à des profondeurs de soi inaccessibles à toute idée et défiant toute attribution. Son ego limité et clos sur soi a été consumé en cette flamme dévorante et implacable. Il n'est plus place nulle part en lui pour la moindre recherche de soi, pour le moindre égocentrisme.

Le jnânin ne s'isole pas pour autant de ses frères et ne cherche pas à s'évader de ses devoirs de famille ou société sous prétexte de ménager sa solitude intérieure — à moins peut-être qu'il ne soit jeté sans recours possible dans ce silence comme Ramana Maharishi par exemple, le temps que son psychisme se fasse à cette lumière trop éclatante. Mais pas davantage il ne se lancera dans l'acte, karma, sous prétexte de communiquer son expérience à ses frères. Libre et souverainement indifférent, il se laissera mener par l'Esprit n'importe où celui-ci le poussera, en disponibilité absolue.

Page 165:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

165

C'est trop souvent à de simples succédanés de bhakti ou de jnâna que s'intéresse l'Occidental. Il s'enchante d'abstractions ou d'idées de l'expérience suprême ; ou bien il se laisse prendre à des « expériences » intérieures qui lui font croire qu'il a atteint le sommet. Il vit ainsi dans une atmosphère pseudo spirituelle où son ego s'hypertrophie sans qu'il y prenne garde sous le couvert des plus belles formules de vide et d'anéantissement. Du haut de son ésotérisme aristocratique, il juge sans indulgence ses frères encore engagés, dit-il, au niveau inférieur du rite et du mythe, oubliant qu'il vit lui-même dans un mythe encore plus aliénant que celui qu'il dénonce chez autrui.

Jnana et bhakti ne sont point des « états mentaux » particuliers ; en leur vérité profonde, ce sont des expériences de totalité. Tant qu'une part seulement de l'homme est atteinte, son intelligence ou son affectivité par exemple, nous pouvons être sûrs d'être encore bien loin de l'expérience définitive. L'expérience spirituelle de l'Inde est inséparable d'ailleurs de cette conversion foncière que réalise nécessairement à l'intime même de l'être le mumuksutva ou désir du salut, c'est-à-dire cette unification de l'être dans le choix du permanent, nitya, et la subordination de toute activité mentale et corporelle à l'atteinte de cette libération ou moksha. Mieux encore l'expérience du soi n'est autre que ce salut lui-même auquel tout est ordonné. Cette libération existentielle, c'est la coïncidence de l'homme avec son propre fond, l'atteinte à son « lieu de jaillissement », comme disait Ramana Maharishi, en totale liberté et en absolue disponibilité à l'Esprit.

Dans la tradition spirituelle d'Occident, le plus proche équivalent de cette expérience libératrice est certainement la metanoïa ou conversion qui est à la base même du message évangélique.

Ici comme là il s'agit d'une expérience de totalité, d'une expérience qui atteint l'homme en son éveil à soi, et à partir de cette source au plus profond de soi se répand, jusqu'aux franges les plus extérieures apparemment de sa personnalité. Conversion évangélique et expérience védantine arrachent l'homme à tout ce qui le tient lié au-dedans comme au-dehors. N'est-ce pas cette expérience même de l'Esprit en laquelle le chrétien libéré de tout conditionnement égocentrique est enlevé au dedans de soi vers le Père, la Source originelle, et au dehors vers les hommes ses frères, se découvrant soi-même en plénitude dans ce dépassement de soi unique et double — avec Jésus, parfaitement obéissant au Père et prêt comme lui, avec lui à donner sa vie pour ses frères.

L'expérience de Jésus, qui sous-tend toute expérience chrétienne authentique, comme celle du jnânin de l'Inde, sont d'ordre existentiel. La pensée peut sans doute en deviner quelque chose et indiquer discrètement au fidèle attentif et désireux de salut comment y atteindre personnellement et y participer existentiellement. Mais nul concept ne peut les enserrer dans ses définitions ni donc les transmettre. Alors si l'une et l'autre sont indicibles, quelle pensée pourra les comparer et en juger ?

Pour essayer de saisir, on pourrait peut-être faire appel aux ko’han de la tradition zen, paradoxes sur lesquels le novice est invité à méditer des mois et des années durant jusqu'à ce qu'il se rende compte qu'il n'y a point de solution et, dans cette impossibilité même de solution, découvre la réponse. Mais à nouveau la solution n'est point la conclusion logique qu'il n'y a point de solution, ce qui ne mènerait nulle part, sinon à l'encombrement du mental par une nouvelle idée, alors que précisément c'est la libération

Page 166:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

166

de tout conditionnement qui est en cause, Simplement un jour c'est la percée jusqu'au fond des choses, mais rien n'en peut être dit ; quand, ce matin-là, le disciple se présente chez son maître, il y a une lueur dans ses yeux. Le maître comprend, tous deux sourient c'est tout...

Le refus hautain du christianisme au nom d'une soi-disant sagesse orientale supérieure est la preuve le plus souvent que tout est ignoré de l'expérience authentique, que ce soit en contexte chrétien ou en contexte védantin. Qui ose juger et condamner n'a point encore atteint jusqu'au fond. Pour le jnânin, il ne peut être d'ajnânin. Jésus lui-même n'eut jamais de mots durs sinon pour les hypocrites et pour ceux qui prétendaient tout savoir !

La pensée proteste bien entendu, qui veut décider de tout. L'eau pure est sans goût pour le discuteur qui ne peut se résigner à simplement goûter cette saveur d'absolue pureté, Il l'appelle sans-goût, parce qu'il ne sait juger que par référence aux ersatz...

Qu'entende celui-là qui a des oreilles, disait Jésus dans l'Évangile.

Que celui qui ne comprend pas demande au Seigneur de lui percer les oreilles, comme dit le psaume (40, 7).

Et qu'il ouvre son cœur, au-dedans, à l'Esprit !

Sri Ramana Maharishi ne fait montre de quoi que ce soit d'extraordinaire dans sa vie. Pas d'extase, pas de siddhis, pas d'enseignement ésotérique, pas de prétendue mission, comme il arrive chez trop de soi-disant gourous de l'Inde, qui gâchent des dons spirituels souvent réels au départ par un besoin incoercible de possession d'autrui et d'extension de leur moi. Pas davantage ne met-il ses disciples en samâdhi. Il se refuse à tout ce qui est spiritualité à bon marché. La voie qu'il enseigne n'est au fond qu'un chemin de renoncement total au bout duquel nul ego ne trouve plus de place pour se manifester.

Il n'agit pas par l'intermédiaire d'états mentaux qu'il provoquerait chez le disciple, l'aidant par ce moyen à pénétrer au mystère intérieur. Il va droit à l'essentiel, par une voie aussi dépouillée que celle par exemple de la Montée du Carmel. Sa communication avec le disciple n'est point par l'intermédiaire de chose quelconque. Elle est directe, au fond même, à la source de l'Ante. Rien n'est senti bien sûr, sinon cette paix qui transparaît et qui rayonne — et qui transforme celui qui sait l’accueillir.

Son enseignement est pur védanta.

Ce matin-là, comme d'habitude, Vanya est monté à l'ashram pour le chant des Védas.

Comme à son habitude aussi, il s'est assis contre le mur du Temple, au milieu du groupe de fidèles qui, matin et soir, viennent se recueillir prés du samâdhi, écouter l'envoûtante psalmodie et bercer à son rythme leur méditation silencieuse.

Page 167:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

167

La liturgie se déroule. Assis en chœur, les enfants de l'école védique chantent les Upanishads, les rudraprasna du Yajurveda, l'hymne de Shankara à Shiva Dakshinamurti, et, pour finir, l'Upadesa Saram, une composition sanscrite de Sri Ramana lui-même.

Pendant ce temps, une procession ininterrompue se déroule autour de la tombe vénérée. Chaque nouvel arrivant en fait le tour religieusement — le monument toujours à sa droite, pradakshina — une fois, trois fois, sept fois. Certains ont même fait vœu d'accomplir cent huit fois chaque jour la circumambulation rituelle. Et chaque fois que l'on passe et repasse devant le linga qui domine le samâdhi, chacun se prosterne à terre, adorant et suppliant.

À l'intérieur du cancel, les prêtres s'affairent à leur propre rituel, indifférents au chant des enfants comme aux mouvements des fidèles : chacun a son rôle dans le culte et dans la vie, et ces rôles n'interfèrent pas. Sur la pierre sacrée du linga, les prêtres déversent sans arrêt eau lustrale, beurre clarifié, lait, jus de coco, après chaque libation lavant à nouveau et essuyant la pierre. Ils lui offrent des pétales de fleurs au rythme de leurs litanies des cent huit noms de Shiva. Ils la parent de guirlandes de fleurs et d'étoffes de soie. Ils bénissent et offrent le naivedyam, les gâteaux de riz ou de farine qui seront plus tard distribués en prasâda. Enfin ils font monter la fumée de l'encens et font tournoyer les lampes d'huile flamboyantes.

À ce moment même, le rythme du chant se ralentit, le ton monte à la tierce, tous se lèvent, joignent les mains et les pressent contre la poitrine. Quand alors les choristes font entendre le OM qui conclut la récitation védique, toutes les mains jointes s'élèvent au niveau des visages, puis au-dessus des têtes, et bientôt tous les corps sont prosternés à mètre le sol — le geste si hautement symbolique où l'Inde exprime son expérience intime de la divine transcendance et son abandon total à Celui dont elle a reconnu le mystère.

L'un des prêtres, pendant ce temps, a offert le dernier aratti, la flamme de camphre. Il a murmuré les mantras accoutumés, dont l'écho cependant se perd dans le bruit de la clochette qu'agite sa main gauche et plus encore du gong du Temple qui résonne sous les voûtes de granit.

Il sort alors du cancel, portant le plateau où la flamme achève de se consumer. Chacun s'approche et, respectueusement, étend ses mains au-dessus de la flamme. De ses paumes ainsi sanctifiées par le contact sacré, chacun aussi se touche les yeux, puis, prenant dans le plateau une pincée de cendres bénites, s'en marque pieusement le front.

Ainsi se conclut le rite matinal, toujours le mène, tel qu'il avait été inauguré aux temps déjà lointains où il se célébrait en présence du Maharishi. Vanya ne manquait jamais d'y assister quand il séjournait à Tiruvannamalai. Tout y était pour lui si profondément évocateur : le lieu, les souvenirs, ces jeunes brahmes aux longues tresses noires, les teins ceints d'une toile blanche, le front et la poitrine signés des raies de cendre — tel enfin qu'avait été « Bhagavan » dans son enfance, tel qu'il était encore quand il arriva à Arunachala, Il y avait aussi l'incantation du rythme et des syllabes védiques. Il y avait encore plus la présence — celle du Sage qui pendant de si longues années avait vécu ici même, celle du mystère dont il avait été ébloui et qui, de lui, avait si fortement rayonné. C'était une présence qui surplombait et enveloppait tout, qui semblait pénétrer jusqu'au plus intime de l'Être, recueillant l'homme au sein de soi et l'y attirant comme irrésistiblement.

Page 168:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

168

Un dernier anjali au samâdhi, Vanya se retourne et s'en va, plus attentif à ses pensées et méditations qu'aux choses et gens qui l'entourent.

Vanya avait eu le darshana du grand Ramana l'année qui précéda sa disparition de ce monde. Mais en ce temps-là on ne pouvait voir le Maharishi que du milieu de la foule et pendant les courts moments accordés par les autorités de l'ashram. Sri Ramana était alors assis comme en majesté sur le somptueux divan de granit qu'avait fait tailler et sculpter son disciple bengali Bose, dans le grand mandapa du temple de la Mère...

Sans doute Vanya avait contemplé ces yeux, eux aussi si pleins d'amour et de sérénité. Il avait pressenti quelque chose de cet appel au dedans qui semblait surgir comme du fond même de cette conscience passée au mystère primordial. Ce fut cet appel sans doute qui le ramena si souvent au pied de la montagne bénie, en ces mêmes grottes où Ramana avait été comme engouffré par l'inexorable Arunachala. Nul mot cependant n'avait été échangé entre le Sage et l'homme venu d'au-delà des mers. Le Maharishi se tenait trop loin pour lui. Il était séparé de la foule et des emportements de ses dévots par un cancel, des lampes d'huile, des cassolettes d'encens, sans compter les disciples privilégiés qui se relayaient pour le servir et se tenaient constamment à côté de lui. Vanya était encore trop frais émoulu d'Europe à ce moment. Il ignorait la langue et surtout n'avait-il pas encore pénétré suffisamment au-dedans pour être capable de saisir directement le langage mystérieux du silence.

Au-delà des rencontres avec les choses et les lieux, avec les rites qu'on regarde ou qu'on célèbre, avec les Écritures qu'on lit ou qu'on médite, avec les discours qu'on entend, il y a la rencontre avec les hommes au cœur de qui l'Invisible s'est dévoilé et à travers qui son éclat brille en toute clarté — le mystère du gourou.

Le terme vénérable de gourou est trop souvent, hélas ! profané par un usage indiscret, sinon sacrilège. Nul ne devrait prononcer ce mot et encore moins oser appeler quelqu'un son gourou si lui-même ne possède point encore un cœur et une Âme de disciple.

Il est aussi rare en fait de rencontrer un vrai disciple que de rencontrer un vrai gourou. La tradition hindoue a raison qui dit que, lorsque le disciple est prêt, le gourou automatiquement se présente : ne passent leur temps à courir après les gourous que ceux qui n'en sont point dignes encore.

Le gourou et le disciple, c'est une dyade, un couple dont les deux éléments s'appellent l'un l'autre et qui se tiennent ensemble. Pas plus que les deux pôles, ils ne sauraient être sinon l'un par rapport à l'autre.

Une dyade dans le chemin vers l'unité. Une réciprocité non duelle en la réalisation définitive.

Le gourou n'est point un maître quelconque, ni un professeur, ni un prêcheur, ni un

Page 169:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

169

simple guide d'âmes ou directeur de conscience, qui aurait appris de livres ou bien d'autrui ce que, à son tour, il enseigne aux autres. Le gourou est celui qui d'abord est passé lui-même au Réel et qui en connaît d'expérience personnelle le chemin qui y mène ; celui qui est capable d'initier par le fond le disciple à ce chemin et de faire jaillir directement de son cœur et en son cœur l'expérience ineffable et immédiate qui est sienne — la conscience toute transparente, si limpide et si pure, que simplement « il est ».

Le mystère du gourou, n'est-ce pas le mystère même du fond de l'âme ? Le face à face avec le gourou, n'est-ce pas le face à face avec « soi » aux retraits les plus vrais et les plus cachés à la fois de soi-même ?

La rencontre du gourou, c'est la rencontre essentielle, le tournant décisif de la vie d'un homme. Mais c'est une rencontre qui ne se fait qu'une fois dépassées les sphères des sens et du mental. Son lieu est au-delà, dans la fine pointe de l'âme, comme disent les mystiques.

Les rencontres humaines laissent subsister la dualité. Au mieux, dit-on qu'il y a fusion et que les deux deviennent un dans l'amour et le désir. Ici, il n'y a même plus de fusion, car nous sommes au plan de la non-dualité originelle. L'advaita demeure à jamais incompréhensible à qui ne l'a pas vécu existentiellement d'abord en sa rencontre avec le gourou.

Ce que dit le gourou jaillit du cœur même du disciple. Ce n'est pas un autre qui lui parle. Ce n'est pas l'accueil en son esprit de pensées qui viendraient d'ailleurs et seraient transmises par le truchement des sens. Quand les vibrations de la voix du maître parviennent à l'oreille du disciple, quand son regard perce le sien, c'est du dedans même de soi, de l'espace enfin découvert de son propre cœur qu'éclosent les pensées qui le révèlent à lui-même.

Qu'importent alors les mots dont use le gourou ? Toute leur puissance est en leur résonance intérieure. En le voyant, en l'entendant, c'est à l'épiphanie de soi que l'on atteint, en ce fond de soi où chacun aspire essentiellement, même quand il l'ignore.

Le vrai gourou est au dedans, celui qui, sans bruit de mots, fait entendre à l'âme attentive le « Tu es cela », tat-vam-asi, des rishis védiques ; et ce vrai gourou se projette en une forme extérieure, quelle qu'elle soit, au moment voulu pour aider à franchir l'ultime étape. C'est ainsi que pour Ramana le gourou avait été Arunachala.

L'unique voie de communication spirituelle authentique est l'âtma-bhâsnâ, la langue du dedans, le langage de l'âtman, celui qui s'exprime au silence d'où jaillit le verbe et qui ne s'entend que dans le silence.

Cette rencontre s'appelle ici darshana.

Darshana, c'est par étymologie même vision. C'est la venue face à face avec le Réel, sous une forme accessible à notre impuissance. Il y a les darshana philosophiques, les systèmes des penseurs qui cherchent à introduire au Réel sous forme conceptuelle. Il y a le darshana des lieux sacrés ou kshetra, des temples, des images saintes ou mûrti, là où la divinité qui transcende toutes formes accepte de revêtir les formes multiples où la projette l'imagination de l'homme mise en branle par la foi. Il y a surtout le darshana des saints, combien plus réel encore pour qui sait y ouvrir son cœur.

Page 170:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

170

Le darshana du gourou est comme le dernier pas vers le darshana définitif, là où tout voile a disparu et toute dualité a été transcendée.

Tel est le darshana essentiel, celui dont l'Inde est en quête depuis ses origines — celui aussi en lequel l'Inde révèle son secret et, « se révélant à toi, te révèle à toi-même le fond le plus intime de toi. »

Les rishis des Upanishads avaient déjà chanté le mystère du gourou : « Sans l'apprendre d'un autre, comment saurait-on cela ?

Mais l'entendre de n'importe qui ne suffit pas,

même s'il le répète cent et mille fois...

Plus subtil que le plus subtil, cela :

hors d'atteinte de toute discussion...

Ni par le raisonnement, ni par le concept,

ni même par la simple récitation des Védas,

on ne le connaît...

Admirable qui sait le dire,

admirable qui sait l'entendre,

admirable celui qui le sait, bien enseigné... (Katha-upanishad).

Le brahme qui a scruté le secret des mondes

qu'atteignent la Loi et le Rite

perd tout désir...

Rien de ce qui passe ne peut mener à ce qui ne passe pas…

Renonçant et plein de foi,

il part en quête du maître

qui lui découvrira le secret du brahman.

La pensée retenue et le cœur en paix,

il en reçoit la science ultime

qui lui révèle le Vrai et l'Impérissable,

Page 171:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

171

l'Homme (purusha) intérieur ! (Mundaka-upanishad).

Narada s'approcha de Sanatkumara : « Maître, enseignez-moi ».

— Dis-moi d'abord ce que tu sais ; je verrai ensuite ce qu'ajouter.

— Je connais les Védas, les Pouranas, toutes les sciences. Je suis un maître en mantras, mantravid, mais je ne suis pas âtmavid, je ne connais pas l'âtman, je ne me connais pas. On m'a dit, seigneur, que ceux qui se connaissaient étaient libérés de la douleur. Je souffre et je suis inquiet, faites-moi passer au-delà de la douleur.

— Tout ce que tu as appris jusqu'ici, ce ne sont que des mots. Et Sanatkumar conduisit Narada jusqu'au secret de soi, plénitude infinie qui ne se tient qu'en soi et est soi-même partout.

Il lui fit connaître l'autre rive, l'au-delà de la ténèbre. (Chandogya-up., 7). Tout ce que je sais, je vous l'ai dit,

il n'y a rien au-delà !

— Grâces à toi, Pippalada, grâce à toi !

Tu es vraiment notre père.

Tu nous as fait passer sur l'autre rive,

au-delà du non-savoir ! (Prasna-upanishad).

Quittant l'ashram, Harold et Vanya se dirigèrent vers Tiroukoyilour. Ils en visitèrent les temples, celui de Vishnou pour commencer, le plus grand et le plus fameux.

Tiroukoyilour est une petite ville fort intéressante. Il y a longtemps que j'ai envie d'y aller. Le malheur est que, quand je suis à Tiruvannamalai, je ne puis me décider à en bouger. Vous me rendrez un parfait service en m'y conduisant. Nous y verrons ses trois Temples, celui de Vishnou-Péroumel, ceux surtout de Shiva, si fortement liés au souvenir de Ranima. Vous vous rappelez l'histoire ? Le jour où il quitta la maison pour répondre à l'appel d'Arunachala, il n'avait pas assez d'argent pour aller jusqu'à Tiruvannamalai. Il dut descendre du train à Tiroukoyilour. Il se rendit alors à l'un de ces temples, où il reçut en aumône un peu du riz offert pendant le culte. Dans l'autre, il passa la nuit, et c'est là, du fond d'une des petites chapelles ouvertes de la cour intérieure, qu'il eut sa fameuse vision de la Lumière, Jyoti, rayonnant du sommet d'Arunachala et l'appelant à « soi ».

Les brahmes leur en firent les honneurs et leur narrèrent les légendes. Ce Temple est consacré à Vishnou Péroumal en son avatar de nain, Vâmana, quand il obtint du roi-démon Bali, en ce temps maître du monde, même du ciel, autant d'espace qu'il pourrait en

Page 172:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

172

couvrir de trois de ses pas. Le nain prenant une forme de géant traversa alors du premier pas la terre entière, du second, les mondes d'en-bas et du troisième s'éleva au-dessus des plus hauts cieux. Les brahmes leur chantèrent les strophes du Rig-Véda qui célébraient cet exploit de Vishnou : « Celui qui mesura les trois mondes,

celui qui soutient la terre et les cieux,

celui qui, de son premier pas,

atteignit la plus haute lumière

et y établit pour les hommes,

le lieu du rassemblement final ! »

Cependant Vanya ne se trouvait jamais pleinement à l'aise dans les temples vishnouites. Cela sentait trop l'idolâtrie, à son gré, comme il disait souvent. Ces images, ces rites lui semblaient émerger d'insondables retraits du subconscient où il n'arrivait pas à les rejoindre pour les comprendre et y communier.

Les temples de Shiva au contraire l'attiraient toujours. Les légendes pouraniques qui plus tard buissonnèrent autour de la personne de Shiva ne peuvent masquer la source très pure d'où jaillit ce mythe au fond de l'âme hindoue. Shiva c'est avant tout le Dieu Amour, comme on dit au Tamil-Nad. C'est aussi le Dieu sans-forme, dont le culte le plus haut est justement de disparaître en lui et de n'être plus capable même de le nommer

Les prêtres là aussi conduisirent leurs visiteurs par toutes les chapelles, offrant à plaisir fleurs, lumières et encens. Harold s'arrêta davantage devant l'image de Shiva Dakshinamurti, pour qui il avait une spéciale dévotion. Vanya, lui, s'attardait près de la chambre centrale, dont le silence, la nudité et l'obscurité ne laissaient jamais de le fasciner.

Plus tard, ils s'assirent sur un rocher près du temple. Quelqu'un s'approcha d'eux. « Levez-vous donc et regardez ». Au Nord-Ouest se dressait la silhouette d'Arunachala, la montagne sacrée, réduite à cette distance aux lignes très pures de son cône mystérieux. « C'est ici, continua le brahme, que nous venons en la nuit de Karttiguei pour avoir le darshana de la Flamme ». Et il esquissa le geste du salut hindou. Avec lui Vanya leva les mains en anjali vers le mystère de ce Roc, là même où le jeune Venkatarama, fuyant la maison paternelle, avait vu la lumière incorporelle... Ramana… Arunachala, et chaque homme et chaque être, et soi-même tout aussi bien, mûrti mystérieuses du Sans-Forme auquel appartiennent toutes les formes, et qui, se laissant deviner au travers des formes, conduit peu à peu celui qu'il a choisi jusqu'à soi-même, au-delà de toutes formes.

Sur la route il s'enquit plus précisément de la direction de l'agraharam, Agaram, comme on dit ici. Ce fut l'occasion de quelques bribes de conversation avec des paysans croisés sur le chemin. L'un d'eux avait ainsi marché un bon moment avec lui et devait le quitter pour prendre un chemin de terre latéral. Il lui dit alors : « Swâmi, auriez-vous la bonté de

Page 173:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

173

vous arrêter un instant. — Pourquoi ? — Mais pour que je puisse vous faire mon namaskâram ! » Et sans attendre la permission, il se prosterne jusqu'en terre. Pour l'hindou croyant, la rencontre du sannyâsi est toujours une grâce. En se prosternant devant lui, c'est au Maître de l'univers et au Seigneur des retraits du cœur qu'on rend hommage. L'européen, lui, n'aurait pensé sans doute qu'à prendre une photo. En vérité, n'a-t-on pas tout à apprendre des humbles et des simples de cœur, ceux pour qui Jésus rendait déjà grâces au Père ?

Les maisons sont maintenant dépassées. C'est au temple même de Shiva qu'est conduit l'hôte du village. La porte s'en ouvre toute grande. Le prêtre paraît sur le seuil. Sans mot dire, du geste rituel qui lui est familier, il déverse sur les pieds couverts de poussière l'eau d'une jarre de cuivre. De sa main il en recueille quelques gouttes, les porte à ses yeux, puis il accomplit le grand namaskâram.

Ainsi Vanya est-il introduit au temple de Shiva. Le prêtre ne lui demande ni son nom, ni sa carte, ni sa religion. Le vêtement qu'il porte est signe suffisant qu'il fait partie de ceux qui ont choisi Dieu comme leur unique part déjà dans ce monde. En le recevant c'est le Seigneur que l'on reçoit. En lui offrant le don de nourriture, c'est au Seigneur que l'on offre ou plutôt que l'on rend le riz qui déjà vient de lui — avec plus de vérité encore que dans la liturgie qui se célèbre quotidiennement devant les « signes » de pierre du temple. Dans le shivaïsme tamoul en effet, nourrir les serviteurs de Dieu reçoit le nom symbolique de « poudjâ de Maheswar », l'offrande (pûjâ) au Dieu Très-Haut (Maha-Isvara).

Ce n'est donc pas aux seuls monastères de rite chrétien qu'on est invité à recevoir l'hôte comme le Seigneur en personne, à lui laver les pieds, à lire en sa présence les saintes Écritures... Étranges correspondances, à travers les temps et les espaces, des hommes qui, au fond de leur âme, ont découvert le mystère de la présence. Preuve à nouveau, s'il en est besoin qu'il n'est nul lieu de la création, ni nul retrait du cœur de l'homme où n'atteigne l'Esprit.

Les Écritures elles-mêmes ne manquaient pas à la réception. Dès en effet qu'on a fait asseoir le mendiant de Dieu, l'homme qui l'a introduit s'assoit en face de lui et reprend sa psalmodie. Venkatesha a de fait constamment sur les lèvres les mots sacrés du Véda et les répète sans interruption, à la façon dont d'autres pieux hindous égrènent le nom du Seigneur en une litanie qui jamais ne s'arrête.

D'une eau puisée à la fontaine du temple, le prêtre asperge lé sol devant son hôte, y dépose la feuille de bananier, asperge à nouveau, pose le gobelet d'argent réservé aux hôtes. À son tout, Vanya asperge la feuille, y inscrit le pranava. L'épouse du prêtre apporte riz et condiments, sert le repas. De la goutte d'eau qu'elle lui verse au creux de la main, Vanya bénit sa nourriture, et l'inscrit dans le cercle rituel ; il en hume ensuite le reste.

Le repas terminé, on apporte un des tapis qui servent à décorer le temple aux jours de fête et on y fait asseoir l'envoyé du Seigneur. On place devant lui une navette de cendres bénites avec, piqués au milieu, des bâtonnets odoriférants.

Bientôt tout un groupe est réuni autour de lui, hommes, femmes, enfants. On veut avoir le darshana de ce sadhou nouveau venu à la peau plus claire encore que celle des brahmes. On désire lui offrir l'hommage du grand namaskâram et recevoir de ses mains, en prasâda, au moins une pincée de cendres.

Page 174:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

174

En quelques mots, Vanya leur dit comment il est venu à l'agraharam, confiant que leur piété et charité ne lui refuseraient pas l'aumône d'une poignée de riz. N'est-ce pas Ishwara qui offre bhikshâ, et Ishwara aussi bien qui la reçoit ? Shiva n'apparut-il pas plusieurs fois en forme de mendiant pour mettre à l'épreuve la sincérité de ses fidèles ? Par la main d'un dévot, le Seigneur prépare et sert la nourriture, par la bouche d'un autre, il consomme cette nourriture, et finalement c'est lui encore qui est présent dans la nourriture que l'homme prend.

« J'étais sûre qu'aujourd'hui le Seigneur me ferait quelque faveur, dit alors l'épouse du prêtre. Ce matin, en m'éveillant, j'ai entendu le palli (lézard) chanter à l'orient. Je l'ai même fait remarquer à mon mari. Voyez, vous êtes venu ! »

Un peu plus tard, avec son père, un vénérable octogénaire, Kailasanâdar, le prêtre qui avait reçu Vanya, lui fit les honneurs de son temple. Le temple de cet agraharam est dédié à Shiva, seigneur du Kailas, le pic le plus saint des Himalayas et la demeure par excellence du Maître de tous les mondes. C'était ce nom même que portait l'actuel desservant du temple. Le mystère de la Shakti, — la manifestation dans l'univers de la toute-puissance de Dieu — est honoré ici sous le nom de Kamatchi Ammâne. On conduisit Vanya aux différentes chapelles : celle de Ganapati Vigneswara, le « Chef des armées célestes » et le « passeur d'obstacles » ; celle de Dakshinamurti, le Maître du Silence, avec ses deux mains étendues, l'une en moudra de grâce, l'autre en moudra de sagesse ; celle de Mourougane, le dieu de la plus ancienne tradition tamoule, identifié plus tard avec Soubrahrnanya ou Skanda ou Shentnoulcha de la tradition nordique ; celle du centre enfin, le sanctuaire du Shivalinga ,

On est rentré au village. Vanya se laisse aisément persuader de demeurer à l'agraharam

C'est maintenant l'heure du culte vespéral. Souvent Vanya y a assisté dans les grands temples. Rarement cependant il en fut aussi impressionné que ce soir-là dans le temple sans prétention de ce hameau.

Faut-il rappeler que, pour l'Hindou, les deux heures les plus sacrées du jour sont toujours ce qu'elles étaient dans la tradition chrétienne la plus antique ? Les heures mystérieuses du sandhya, de la « rencontre » entre la nuit ou le jour — qui s'en va et le jour — ou la nuit — qui arrivent, les moments qui précèdent et suivent immédiatement le levé et le coucher du soleil.

Dès l'aube, le brahme est debout dans la rivière, attendant l'heure mystique. S'il n'y a pas de rivière à proximité, au moins placet-il près de lui une jarre d'eau pure. L'eau est en effet le « témoin » de tout culte, et se substitue même à l'image quand celle-ci fait défaut. Il prend donc son bain, récite ses mantras, surtout la gayatri, s'asperge rituellement la tête, le front, les oreilles, les yeux, chaque sens, chaque partie du corps, en faisant comme la dédicace et offrant l'eau élémentale aux déités — les devas — qui sont censés présider aux diverses fonctions de la vie. Il se tourne vers les points cardinaux, les mains jointes, y vénérant les devas qui les protègent. Il lance l'eau autour de lui dans les quatre directions principales, se plonge dans l'eau à trois reprises, les orifices du visage clos des doigts de ses mains, et quand enfin, parait le soleil, il élève et joint les mains au-dessus de la tête et

Page 175:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

175

se prosterne en son magnifique geste d'adoration, devant l'astre qui grandit et monte dans le firmament.

Seuls penseront à taxer d'idolâtrie de tels rites ceux dont l'âme est demeurée totalement insensible au mystère intérieur et cosmique à la fois des « saintes lumières », à cette merveilleuse épiphanie de Dieu dans sa création ; celle qui se déroule au rythme même du temps ou qui plutôt encore déroule et amène dans l'être ce temps lui-même, au rythme de l'infinie liberté divine. En fait, nulle part comme dans l'Inde sans doute, et cela depuis les temps védiques les plus reculés, ne fut senti avec une telle intensité le mystère de la Présence — une présence éminemment active, tout le monde de la divine Shakti, un peu la shekina de la tradition juive. C'est une présence inhérente à chaque être sorti des mains du Créateur et à chaque phase de la vie de l'homme et de l'univers, cycle journalier, mensuel, annuel, chacun d'eux centré sur les phases des astres en lesquels la Lumière spirituelle et incréée se manifeste matériellement pour le bénéfice des hommes.

Le mystère de la lumière est ainsi joint à celui de l'eau : l'eau dont naît le feu, comme disent les Védas, l'eau purificatrice et vivifiante, l'eau qui, au symbolisme de la Genèse, est à l'origine de tous les vivants et que le christianisme devait élever à la dignité de sacrement régénérateur.

Le bain dans l'Inde, pas plus qu'à Qumran, n'est simple prescription d'hygiène. Pour le brahme en particulier, il constitue un véritable acte cultuel. Y a-t-il d'ailleurs dans la vie de l'homme des actes purement profanes ? De cela le rituel exigeant du brahme est un rappel incessant. Le bain, et déjà toute ablution, c'est en fait un contact rénovateur avec l'eau matrice originelle, tout particulièrement indiqué au moment du renouveau vital que marque la réapparition de l'astre du jour. Il n'est point de mot spécial aussi bien parmi les brahmes du Tamil-Nad pour désigner l'eau lustrale : c'est toute eau pure qu'ils appellent tirtham ou eau sainte.

Le rite de l'accueil du jour devient le soir celui de son « envoi » et de l'entrée liturgique au mystère ambivalent de la nuit. L'un et l'autre sont fruits de traditions transmises d'âge en tige depuis les temps originels où le rite célébré sur terre était considéré comme élément nécessaire de la stabilité du cosmos et de la régularité des saisons. C'est dans les rites (le sandbyâ, pensait-on en effet, que se résorbe le discontinu du jour et de la nuit, du sommeil et de l'état de veille, et que le temps reçoit une valeur de permanence et de « durée », tant dans l'homme que dans l'univers.

Le crépuscule du soir est d'autant plus favorable à la prière que, les affaires du jour terminées, l'homme peut plus facilement oublier ses soucis et préoccupations banales pour s'adonner sans distraction au divin recueillement, en la Présence. C'est à ce moment surtout que, dans toute l'Inde, les fidèles se pressent dans les temples pour adorer.

Dans cet agraharam, il y a peut-être vingt-cinq ou trente maisons. Il en est bien peu de fait parmi les cent ou deux cents personnes qui l'habitent qui ne viennent chaque soir au moins quelques instants à la « maison de Dieu », pour lui rendre leurs hommages et implorer sa protection.

Le prêtre Kailasanâdar et son père s'affairent à préparer les lampes dans les chapelles et le mandapa, ainsi qu'à accomplir les rites préliminaires des poudjas : lustrations et offrandes de fleurs.

Pendant ce temps, brahmes et brahmines arrivent, font à plusieurs reprises la

Page 176:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

176

circumambulation du sanctuaire, honorant chaque mourti de la façon qui lui convient : esquissant par exemple un pas de danse devant Ganapati, se recueillant devant Dakshinamurti, claquant des mains à l'approche de la niche de Cindikeswar — il faut bien le réveiller, explique-t-on, il est toujours perdu en contemplation. Venant enfin en face du sanctuaire central du Shivalinga, tous se prosternent, le visage tourné vers le Nord. Hommes, femmes, vieillards, jeunes gens se succèdent en cette procession ininterrompue. Adolescents et enfants — ces beaux jeunes brahmes, avec leur poitrine couleur d'or, leurs yeux profonds, leur longue chevelure d'ébène — ne sont pas les moins empressés. On se rend compte, à leur visage et à leurs gestes, du sérieux avec lequel ils accomplissent le rite ancestral. Les plus petits sont portés aux bras de leurs aînés, et les mamans prosternent elles-mêmes leurs tout-petits, à même le pavé.

Dans la pénombre du sanctuaire, les prêtres égrènent leurs litanies, lançant pétales et feuilles vers la pierre sacrée. De temps à autre, la clochette retentit sous les voûtes basses. C'est le signe de quelque moment particulièrement important de la liturgie, l'offrande des lumières ou aratti. Les fidèles accourent alors et se pressent devant l'étroite porte, pour avoir le darshana du feu sacré.

Quand tout est fini, le célébrant sort, tenant en main le plateau où se consume le camphre — ce camphre qui brûle sans laisser de traces, symbole de l'âme passée tout entière au feu de l'amour divin. Chacun alors s'approche, touche la flamme, se touche les yeux, se signe des cendres comme en un besoin intense de communion.

La foule s'en va et les portes extérieures du temple sont fermées. Les lampes brillent toujours cependant au secret du sanctuaire, car les lampes une fois allumées en l'honneur de Dieu doivent se consumer jusqu'à épuisement de l'huile ; il n'est point de reprise dans le don véritable. Vanya profita de ce moment pour pénétrer, seul, jusqu'au fond, dans ce retrait dernier, étroit et numineux, où, seul aussi, sur son socle valvaire, se dresse la pierre sacrée du Shivalinga.

Il est difficile de n'être pas impressionné et de ne pas se sentir soi-même emporté aux retraits même de son cœur quand on pénètre au sanctuaire du Shivalinga : cette chambre nue, obscure, séparée par un long couloir et plusieurs « avant-chœurs » parfois du mandapa où se tient le peuple ; au milieu, la simple pierre cylindrique au sommet arrondi qui veut représenter sous le minimum de forme le mystère du Sans-Forme.

Au-dehors, il y a les mourtis diverses. C'est Shiva sous la forme de Ganapati, le chef (pati) des milices d'en haut (gava). C'est Mourougân avec ses six visages, son paon et son trident, né de Shiva, comme d'ailleurs Ganapati ou Ganesh dans les légendes pouraniques. C'est encore Parvati, le mystère de la Shakti, sous ses différents noms et aspects, gracieux autant que terribles, le symbole de la participation du créé à l'être divin et à sa fécondité de nature et de grâce, l'expansion de Shiva jusqu'aux dernières limites de l'être. Au dernier mandapa, il y a Nâtarâja (le Roi de la Danse). Shiva dansant magnifiquement dans son cercle de feu, danse du jeu cosmique, danse de victoire aussi, car il y piétine l'asoura ou démon qu'il vient de terrasser. Il y a aussi Bhairava, la forme terrible de Shiva destructeur des mondes à la fin des éons. Au Sud (dakshina en sanscrit), il y n Dakshinamurti, le Maître qui enseigne au-delà de la parole... Tout cela ce sont les manifestations diverses du Seigneur, la reconnaissance par l'homme que rien dans la création n'échappe à la divine présence et que tout y est pénétré de grâce et de sacré : à tous les stades de la nature en réalité, animal comme humain, féminin comme masculin, aspects de grâce et aspects de terreur tout aussi bien.

Page 177:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

177

À mesure qu'il pénètre dans le sanctuaire symbolique de pierre, l'homme est ainsi enlevé toujours plus avant au sanctuaire de son être à soi, là même où, au plus intime de son propre mystère, se révèle dans la ténèbre essentielle le mystère de Dieu lui-même et, avec lui, le secret final et originel de tout ce qui est.

C'est le mystère du Dieu Créateur et du Dieu Amour sans doute, de Dieu tel qu'il apparaît à l'homme en sa merveilleuse épiphanie du cosmos et de l'histoire du salut, mais plus encore, au-delà de tout ce que l'homme peut dire, savoir ou sentir de Dieu, au-delà de son propre regard vers Dieu, au-delà de tout « souvenir » même de soi, c'est le mystère proprement dit de Dieu en soi-même, en sa déité, son aséité, son ineffabilité suprêmes, que nul verbe émanant de l'intellect ne saurait exprimer, que nul son capable de frapper l'oreille ne saurait prononcer, que nulle forme capable d'être vue des yeux de l'homme ne saurait révéler.

Dans le domaine de l'audible, le signe de cette ineffabilité est le pranava, la voyelle inarticulée O (au), assourdissement de l'A primordial, expression à la fois de la crainte sacrée et de l'éblouissement de joie que provoque la pénétration au mystère — et qui s'achève dans la résonance nasale indéfinie. C'est le OM, dernier son par lequel l'homme tâche encore de dire quelque chose de Dieu, une fois abandonnés tous les mots et tous les concepts imaginés par les hommes et avant d'entrer au silence définitif où rien ne se dit plus, sauf le OM éternel que la créature laissée à elle-même ne saurait jamais entendre.

Dans le domaine du visible et du tangible, c'est le Shiva linga qui est de même le signe dernier de Celui que toute forme est impuissante à signifier, plus encore à contenir. Le linga est à la fois « avec et sans forme », comme l'enseignent les catéchismes shivaïtes tamouls, à la limite du Manifesté et du Non-Manifesté, la frange ultime que peut reconnaître l'homme de son toucher et de son regard quand il est frôlé de l'essentiel Au-Delà, Parama Shiva, — ainsi qu'il fut révélé en l'apparition du linga de feu au sommet d'Arunachala.

La chambre où se dresse le Shivalinga s'appelle en sanscrit mûlastberna ou garbhagriha. Mûla, c'est l'origine, la source, garbha, le sein maternel. Sthâna signifie lieu, demeure ; griha, maison. Le sanctuaire du Shivalinga, n'est-ce pas en vérité, au plan du symbole et du mythe liturgique, le lieu par excellence de la divine renaissance, l'époptie aussi des mystères grecs ?

Lorsque, sur le chemin ouvert par les vieux rishis, l'Hindou s'engage à la découverte du monde intérieur, au-delà de tout son, de toute forme, de tout mot et de toute pensée — au-delà aussi de la nécessaire expérience et saveur de la mort et du néant — l'heure enfin vient pour lui, à la limite du temps, de ce renouveau absolu que signifie et réalise pour le chrétien la résurrection du Seigneur par-delà son passage à travers la mort et les enfers. La rencontre définitive de l'homme avec Dieu est naissance au-delà de la mort. L'homme ne peut voir Dieu sans mourir à soi. Il ne peut davantage s'atteindre soi-même en sa vérité suprême et définitive sans mourir et donc sans renaître — en la sphère même de Dieu. N'est-ce pas cela que veut exprimer et symboliser à sa manière le Shivalinga et le sanctuaire où il se cache ? La demeure de Dieu sur terre — ce que veut être tout temple symboliquement — ne peut être que lieu de renaissance pour l'homme, sein mystérieux dont il jaillit comme à nouveau, re-né au plus profond de l'Amour de Dieu — en fils chéri et choisi dès l'éternité, dit et sait le chrétien, qui l'a appris de l'Esprit « onction intérieure ».

L'Européen s'est souvent gaussé du caractère soi-disant phallique du « linga sacré ».

Page 178:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

178

Le vocable linga en effet comporte ce sens, en tamoul comme en sanscrit, au milieu d'ailleurs de beaucoup d'autres sens, tous corrélatifs à son acception fondamentale de signe. Les auteurs shïvaites contemporains protestent généralement contre cette interprétation et attribuent à. des dégénérescences sectaires les formes crament phalliques du linga rencontrées çà et là. En tout cas, rien n'autorise à penser que le Shivalinga, même s'il fut originairement un symbole phallique, eût jamais — sauf cas aberrants, bien entendu — le caractère d'obscénité que lui prêtent ses contempteurs. De toute façon, il n'éveille chez ses vrais adorateurs nul sentiment ni image indécents. L'origine de la vie n'est-elle pas après tout le « sacré » par excellence, si profanée puisse-t-elle être par l'homme, en particulier dans le monde dit civilisé ? Pourquoi alors, dans un contexte sacral, le signe de la procréation ne pourrait-il pas être celui aussi de la régénération, rappelant de surcroît à l'homme l'incomparable dignité de sa chair — que Dieu non seulement créa, mais soi-même revêtit.

Et c'est ainsi que Vanya demeura longtemps, debout et immobile, seul, dans la pénombre, tout près du symbole lapidaire. L'obscurité et le silence du soir rendaient encore plus numineuse cette crypte, évocatrice de la « crypte » du cœur, la gûha si chère à la tradition mystique de l'Inde, le lieu vrai — si lieu encore peut être dit — de la secrète et divine renaissance, que symbolise le signe de la pierre et qu'appelle celui du rite.

Par une sorte d'envoûtement presque magique, il lui semblait être introduit en son propre, sanctuaire intérieur, toujours un peu plus avant, à chaque instant du temps qui passait. Tout dans ce sanctuaire semblait exprimer et délivrer de la façon la plus merveilleuse les archétypes cachés au fond du cœur humain. Tel est en effet le génie religieux de l'Inde qui, à travers les rites, à travers la structure même des temples, à travers les mythes comme à travers toute la vie de l'homme, rappelle toujours à celui à l'essentiel, et l'invite inlassablement à la délivrance au fond de soi du mystère ultime et plénier de soi.

Les minutes se passaient, heureuses, paisibles, l'esprit incapable de saisir et de penser ce qui se passait en ses retraits, se laissant simplement emporter, s'abandonnant sans plus, avide de cette mort régénératrice.

Cette nuit, Vanya la passa dans le temple, seul. Seul, enveloppé du mystère de la Présence. Comme le lui avait dit Kailasanâdar, s'il n'est pas convenable qu'un homme de ce monde mange et dorme dans le temple, la demeure d'Ishwara n'est-elle pas tout au contraire la maison même de ceux qui, tout en vivant dans leur corps, sont déjà passés de ce monde à Dieu ?

Étendu entre les colonnes du mandapa, tout au long de cette nuit, Vanya dormit et veilla à la fois. Ce dont il se souvint ensuite, ce qui effleura son esprit, lui semblait venir d'une expérience très profonde. Fut-ce rêve ? Fut-ce méditation consciente ? Qui saurait le dire ? Il était comme envahi d'un sentiment intense de la Présence. Tout lui apparaissait comme mourti, manifestation, visage de Dieu — toutes les formes que revêtit l'être, toutes les formes aussi, les rites, les chants, les formules sacrées où l'homme s'essaie comme à trouver et à fixer le mystère de la divine Présence, tout cela convergeant et confluant, au mythe hindou, vers le symbole ultime du Shivalinga.

Page 179:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

179

Tout sur terre n'est-il pas le signe, le linga du Seigneur, de Celui qui remplit tout et qui pourtant est toujours et infiniment au-delà de tout ? Et moi-même d'abord, se disait-il. Le chant des Védas, c'est Shivalinga ; tout ce qui se dit, se voit, se pense ou bien s'entend, c'est le signe simplement de Celui qui est au-delà de tous les signes.

Mais qui saurait dissocier le Seigneur de son signe ? Qui saurait séparer par un concept sûr dans la création ce qui est Dieu en soi et ce qui est pure manifestation de Dieu ? Le moindre grain de sable comporte en sa définition même l'éternité et l'aséité de Dieu. Il ne serait pas si Dieu n'était pas d'abord l'Éternel et l'Unique. Le linga est signe, c'est son essence même. Il n'est de signe hors du signifiant et du signifiable. Il n'est de fils que si quelqu'un erg fut père. Il n'est de matière qui ne clame la présence de l'esprit : n'est-elle pas en effet son signe, la lente préparation de son éveil, son support ensuite, de lui inséparable ? Shiva est partout répandu en son linga, tout entier en chaque point du linga.

Au niveau de la pensée, rien ne peut diviser Shiva du linga en qui il st manifeste. Ici, advaita, non-dualité, est le seul mot qui convienne. Ni monisme, ni dualisme : le mystère pur où l'homme se retrouve sans rien comprendre au plus profond même du cœur de Dieu.

Shiva est tout au Shivalinga, en celui du sanctuaire, en celui de l'univers, en celui de chaque vivant. Il y est au cœur, il en est le cœur, mais un cœur qui n'en est ni une part spatiale, ni une part dialectique ou ontologique... un cœur qui est totalement « au-delà » tout en étant — et parce qu'en étant — le plus intimement au dedans, l'absolu à la fois de la transcendance et de l'immanence.

Une fois pénétré au cœur du signe, on comprend enfin que tout est essentiellement manifestation, épiphanie du Seigneur. Ce qui compte désormais, ce ne sont plus les divergences et les différences entre les multiples manifestations, mais la qualité commune à toutes d'être — et chacun irremplaçablement — signe de Dieu, depuis soi-même jusqu'à chaque conscience qui fut ou sera jamais, depuis l'atome et le ciron jusqu'aux galaxies. En tout maintenant le cœur est atteint — le cœur en qui tout est atteint, tout est vu, tout est su. Il n'est nulle part que Dieu en Soi.

Alors seulement on goûte la saveur de l'Être. Et cette saveur est dès lors reconnue et seule goûtée en tout être.

Le Shivalinga, symbole de Dieu passé en sa création, et, tout autant, celui de la créature, passée, trépassage en Dieu…

Le Shivalinga est à la limite de la forme et du non-forme, rûpa-arûpa, de la manifestation et de l'à jamais non-manifestable.

Dieu est à la fois l'objet du regard et le mystère du non-regard. En vérité pourtant, ni le regard de l'homme ne l'atteint, ni son non-regard, ni son agir, ni son cesser d'agir. Dieu est l'Au-delà.

Et Dieu est l'Infiniment Proche, « plus loin que tout,

plus près que tout,

Page 180:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

180

au dedans de tout,

en dehors de tout. »

Et partout Dieu est Plénitude et Infinité : « Plénitude ici, plénitude là ;

le Plein jaillit du Plein ;

le Plein est toujours le Plein... » (Isha-Upanishad).

Et dans la vision même de cette Plénitude, l'homme lui-même y atteint et soi-même s'atteint.

Le mystère même du monde, de tout ce qu'atteignent mes sens, de tout ce que délivre ma pensée — mon mystère à moi-même en ce qu'il y a en moi de plus intime et de plus personnel : ce non manifesté et ce non-manifestable de moi et de toutes choses, ce hors d'atteinte pour ma conscience et qui est conscience même en sa source.

Qu'est-ce donc cela : aller au-delà du monde du signe, du monde du linga, du linga qui déjà est tout Shiva et où Shiva est tout ?

Au-delà de la réflexion de l'homme sur sa propre pensée et sur sa conscience elle-même, il n'y a plus de place que pour la saisie directe de soi en soi par soi, de Shivalinga Shiva dans sa solitude essentielle, qui est plénitude et total embrassement...

Pour qui a pénétré en cette solitude, il n'y a plus ni dehors, ni dedans, mais seulement l'Être.

Pour qui est passé à l'autre rive, comme disait Bouddha, l'Éveillé, il n'est plus ni rive de départ, ni rive d'arrivée, ni gué qui fut passé, ni de radeau qui le passa, ni quiconque qui ait jamais passé... le mystère éternel de l'Être inaccessible au devenir et pourtant tout entier dans ce devenir auquel il se manifeste.

Nul n'a compris le secret du Shivalinga tant qu'il n'a pas pénétré jusqu'en Shiva, le cœur, l'au-delà et le tout du Shivalinga — en ce secret même que chacun porte au fond de son être et qui le ronge tant qu'il n'a pas pu se délivrer.

Dans le Shivalinga, Shiva est à la fois a-spara et a-khanda : le non-touché, le séparé absolument, en même temps le non-divisé.

Il remplit tout, il est partout, mais partout a-dvaita, khanda, sans nulle division ni parties au-dedans de soi, sans nulle division d'avec quoique ce soit que la raison s'essaie à imaginer en dehors de lui.

En même temps il est a-sparia, il ne touche rien, rien ne peut le toucher : il est entièrement séparé, totalement incommunicable — et pourtant se communiquant totalement.

Shiva est tout entier en soi et tout entier dans son linga, son signe, sa manifestation. Il est, non-différencié de son signe et pourtant il est libre souverainement : le mystère de la

Page 181:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

181

création qui se tient en Dieu, mais en qui Dieu ne se tient pas.

Au fond de moi, ne suis-je pas tout entier séparé et tout entier irradiant, communiant ? Tout en moi à part, et tout en moi donné, tout en moi répandu, mon intelligence, mes sens, mon corps, et, par leur entremise, épandu jusqu'aux extrémités cosmiques du temps et de l'espace...

Le jnânin est celui qui a pénétré en sa source et reconnu au secret de soi le mystère de Dieu en son épiphanie. Seul en vérité il se possède et seul il peut se donner vraiment ; seul il peut totalement aimer. N'irradie jamais que ce qui est à part. La transcendance de Dieu est la source même de son immanence, transcendance et immanence n'étant pour finir que deux mots d'homme pour essayer de signifier à la fois l'au-delà et l'au-dedans du mystère suprême, le rûpa et l'arûpa tout ensemble de l'Être.

Vanya pensait à ces fidèles qu'il avait regardés ce soir, se prosternant devant la pierre mystique.

Cependant le Shivalinga n'était-il pas ces fidèles eux aussi, plus encore peut-être que la pierre du sanctuaire matériel ?

Qui se prosterne et devant qui ?

Justement si ce corps se laisse tomber et si cette intelligence accepte de disparaitre, c'est afin qu'émerge seul enfin, de la matrice originelle enfin atteinte, le « pur signe » que symbolise la pierre, au centre du « lieu de la renaissance » — toute joie dépassée, toute paix transcendée, comme l'enseignait déjà le Bouddha.

Car pour que, au fond de la crypte du cœur, s'élève et se découvre le linga sacré, il faut que tout ait été délaissé et dépassé, la paix et le sentiment de la paix, et la pensée même de la paix, la joie et la pensée de la joie et tout sentiment de joie, toute la pensée et la saveur du dedans, la paix et le sentiment de la paix, et la pensée même de la paix,

la joie et la pensée de la joie et tout sentiment de joie,

toute la pensée et la saveur du dedans,

la pensée et la saveur d'Être soi, moi,

et la pensée du renoncement à toute pensée,

et la saveur du renoncement à toute saveur…

Alors seulement le lotus s'élève et fleurit, sa feuille au contact de l'eau, mais jamais mouillée ; et l'abeille alors vient s'abreuver à son suc.

Vanya pensait alors aussi à tous ces dévots qui tant de fois s'étaient prosternés devant lui, ce soir même encore dans le mandapa du temple — comme si le vêtement qu'il portait le rendait lui-même le signe — le linga — par excellence de ce mystère qu'exprime à la fois le glorieux linga de feu du sommet d'Arunachala et l'humble linga de pierre caché au sanctuaire du temple de ce hameau :

Page 182:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

182

Shiva prosterné devant Shiva,

Shiva ouvrant â Shiva ses mains de grâce,

la lîlâ de Shiva...

et aussi bien les galaxies qui tournent autour les unes des autres aux espaces infinis,

et les électrons qui jouent, se fuient et s'accrochent au sein de l'atome,

et les protons du noyau qui se scindent et explosent,

et ceux qui font sauter le monde en les réunissant,

tout cela la lîlâ de Shiva et son linga,

et les pères et les mères et les enfants,

et les peuples divers,

et l'homme devenu un avec la femme. Shiva-Parvathi...

Il rêvait alors que quelqu'un lui demandait son nom, qu'il refusait, que l'autre insistait, qu'enfin il lui disait : Qui es-tu, toi, qui demandes mon nom ?

qui suis-je, moi, à qui tu le demandes ?

Et que veut dire cette demande ?

Tout n'est-il pas la lîlâ du Seigneur ?

toi, moi, et tout ce que nous disons ?

le mystère de son épiphanie.

au sein mime de Soi,

Shivalinga...

OM !

Le matin, vers cinq heures, la sirène sonna à Tiroukoyilour. Vanya se leva et s'arrosa copieusement d'eau fraiche au puits du temple. Il était à peine revenu que le prêtre Kailasanâdar entra, ouvrit les portes du sanctuaire et alluma les veilleuses d'huile en préparation du culte matinal.

Il s'approcha de son hôte, tenant d'une main la navette de cendres et de l'autre se frottant allégrement le front de ces cendres, cependant qu'il chantait de tout son cœur :

Page 183:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

183

Tirou nirou, tirou nirou, « les cendres saintes, les cendres saintes ».

Assis près de Vanya, il continua quelque temps encore à chanter, puis il lui expliqua l'hymne. Il avait été composé voici près de quinze cents ans par Tirou-gnâna-sambandeur, un des plus glands saints et poètes du Tamil-Nad, lors d'un pèlerinage à Madura. Le royaume était alors aux mains d'une dynastie jaïn et, comme tel, le roi ne manquait pas de persécuter sans merci les dévots de Shiva. Un jour le prince héritier tombe malade et les médecins désespèrent de le sauver. Le roi fait appel aux prêtres de sa secte, mais leurs mantras sont aussi impuissants que les remèdes des docteurs. Sur les instances de la reine, une dévote en secret de Shiva, le roi se résigne alors à appeler au palais ce saint dont tout le monde parle à Madura. Gnanasambandeur arrive, s'approche de l'enfant, lui applique les cendres bénies sur le front et le corps en chantant tirou nirou tirou nirou... Bien entendu, l'enfant guérit, le roi se convertit, chasse les jaïns de son royaume, et le culte de Shiva refleurit au pays de Madura comme au temps jadis.

Kailasanâdar reprenait alors de plus belle « Les cendres saintes qui redonnent la vie,

tirou nirou,

les cendres saintes qui défient les maladies,

tirou nirou,

les cendres saintes qui procurent le salut,

tirou nirou,

que craint-il celui dont le front est orné des cendres blanches

quel démon oserait l'attaquer ?

quel ennemi pourrait le vaincre

tirou nirou, tirou nirou... »

Il entonne ensuite le Tirou-pali-elucci, le merveilleux chant du matin de Manikka Vâsagueur. C'est l'hymne matinal par excellence des shivaïtes tamouls, qu'ils chantent au moment où la création se réveille, en attente du lever du soleil. C'est un appel ardent à Shiva pour que, lui aussi, il daigne se lever au milieu de son temple et manifester sa gloire et sa grâce au cœur de ceux qui l'aiment.

Vanya apprit du même coup l'histoire de ce Manikka Vâsagueur, le glorieux ministre d'un autre roi de Madura, quelques siècles plus tard. Un jour qu'il se rendait en pompeux appareil remplir quelque mission pour son souverain, il lui arriva de passer près du temple de Pérountourei. Il y avait là assis sous un banyan un saint qui prêchait. Le beau ministre descendit de son palanquin et se mêla à l'auditoire. Bientôt il n'y tint plus. Les mains jointes au-dessus de la tête, il fit le pradakshina autour du gourou et se jeta à ses pieds, oublieux désormais de son rang comme de son prestige — et tout autant de la mission confiée par son roi ; il rejeta sur le champ bijoux et tuniques de soie, laissa par derrière lui palanquin et serviteurs et s'en alla comme un mendiant, errant et pérégrinant de temple en temple chantant partout la gloire de Shiva, son Dieu Bien-Aimé. Une des nombreuses lîlâ

Page 184:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

184

de Shiva au pays tamoul, où il apparut tant de fois, ici en mendiant, là en maître de sagesse, pour attirera lui les cœurs qu'il s'était choisis !

Kailasanâdar quitta bientôt son ami pour accomplir les rites du sandhyavandana, ablutions au puits, aspersion de la tête et des membres, récitation de la gayatri, adoration aux divers points de l'horizon, imposition du santal, sur le front, puis des trois raies cendrées aux seize parties du corps. Puis, il se rendit dans le petit mandapa qui précédait immédiatement le sanctuaire et s'assit à terre devant une table basse recouverte de récipients divers contenant eau, beurre clarifié, fleurs, grains de riz et autres ingrédients, sans compter la clochette et les veilleuses d'huile.

C'est l'âtmapoudja, expliqua-t-il ensuite, préliminaire obligé de toute fonction cultuelle dans le temple. Il s'agit en fait, si Vanya comprit bien, d'un hommage rituel à la divinité en tant que résidant dans le corps de l'homme et se manifestant plus spécialement dans les cinq sens qui permettent de communiquer avec le dehors et dans les cinq souffles qui entretiennent la vie. Le corps de l'homme étant en relation et correspondance, souffles et sens chacun différemment, avec les cinq éléments dont est formé l'univers (terre, eau, air, feu, espace), avec les cinq points cardinaux (y compris le zénith), avec le soleil, la lune et les planètes qui sillonnent le firmament, avec les divinités védiques qui président aux divers cieux, c'est tout un rituel cosmique prodigieusement évocateur qui se déroule ainsi dans les cérémonies et les mantras de l'âtmapoudja, tout autour du mystère de l'âtman, le centre de l'homme comme de l'univers, ainsi que le chantait Chandiliya le rishi dans la Chandogya Upanishad : Ce même âtman qui est au dedans du cœur

est plus grand que le ciel et plus grand que la terre,

plus grand que tous les mondes...

il contient toutes les actions, tous les désirs,

les odeurs, toutes, les goûts, tous aussi,

il remplit l'univers entier,

cet âtman au centre de mon cœur,

c'est brahman même !

Maintenant, ce qu'il y a ici, en cette cité du brahman (le corps), c'est une demeure, une minuscule fleur de lotus. Au-dedans, il y a un espace tout petit. Ce qu'il y a au-dedans, c'est cela qu'il faut chercher, c'est cela même qu'il faut désirer connaître.

Aussi loin que s'étend cet espace au-dehors, aussi loin s'étend cet espace dedans le cœur. C'est là que se trouvent le ciel et la terre, le soleil et la lune, tout ce que quiconque possède ici-bas et tout ce qu'il ne possède pas, tous les désirs. C'est l'âtman, c'est le soi, libre de tout mal et de toute douleur, sans faim ni soif, que n'atteignent ni l'âge ni la mort, dont l'unique désir est le Réel, le Vrai.

Page 185:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

185

Cet âtman est dans le cœur. Serein et apaisé, il s'élève et se libère de ce corps, il atteint la lumière la plus haute, il apparaît dans sa propre forme, la Personne suprême (uttama purusha), le Soi, l'Immortel, le Sans-crainte. C'est Brahman. (Chandogya — pu. 8).

L'âtman est non né, l'âtman est partout, il transcende temps et espace. Cette forme individuelle que nous appelons, nous, le corps de tel ou tel jnânin, ne lui parait pas à lui davantage sienne que n'importe quelle autre forme du monde créé, humain ou autre. Le terme jnânin lui-même n'est-il pas trompeur ? Puisqu'il implique, en son concept même, particularisation et donc distinction entre le jnânin et le soi-disant adjnânin — ce qui, à la lumière de l'atman, est dénué de sens.

En réalité, celui qui a réalisé l'âtman est partout et toujours. Il est le jeune Ramana s'enfuyant vers Arunachala et il est le prêtre qui le nourrit sur son chemin. Il est l'ermite qui médite dans la forêt au temps des rajahs, et il est le sannyâsi que rencontra Auveyar. Il est Yajnavalkya qui révéla au roi Janak l'upanishad de l'être, et il est le rishi qui, aux temps primordiaux, entendit les Védas. N'est-il pas Shiva lui-même assis sous le banyan de la forêt, couvert de sa peau de tigre et foudroyant de son œil médian Kâma, l'Amour tentateur qui cherchait à le distraire — et un autre jour enseignant en silence, Dakshinamurti, les quatre fils de Brahma, ignorants de la haute sagesse ? Il est le Sans-Forme, il est le Non-né, qui en chaque forme révèle quelque chose de soi et en chaque naissance apparait comme à nouveau.

« Apporte-moi une figue, Svetaketu.

— La voici, Swâmi.

— Coupe-la en travers. Que vois-tu ?

— Les graines, Swâmi.

— Coupe une de ces graines. Que vois-tu ?

— Plus rien du tout, Swâmi.

— Ainsi, mon enfant, ce que tu n'es plus même capable de percevoir, c'est cela même de quoi provient cet arbre immense. De la même manière, cet Imperceptible, ce qui est la vie de tout ce qui est, c'est le Soi, c'est le Réel. Toi-même tu es cela, tat tvam asi, Svetaketu. »

« Verse ce sel dans cette cruche d'eau.

— C'est fait, Swâmi.

— Rapporte-moi ce sel maintenant.

— C'est impossible, Swâmi, il n'y a plus de sel.

— Bois de cette eau, quel est son goût ?

— Salé, Swâmi.

Page 186:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

186

— Puise au milieu et puis au fond ; quel en est le goût ?

— Salé toujours, Swami.

— Tu vois, mon enfant, tu ne peux découvrir le sel dans cette eau, et pourtant il y est. Ainsi tu n'es pas capable de percevoir l'Être, et pourtant il est ici. Cet Imperceptible, ce qui est la vie de tout ce qui est, c'est cela même le Soi, c'est le Réel. Toi-même tu es cela, Svetaketu. » (Chandogy-upanishad, 6).

« Cela, ô Gargi, dit Yajnavalkya, les connaisseurs du Brahman l'appellent l'impérissable, l'immuable, a-kshara... Il est le Voyant que nul ne peut voir, l'Entendant que nul n'entend, le Penseur que nul ne pense. Hors lui, rien ne voit, n'entend ni ne comprend. Par qui l'unique Penseur serait-il pensé ? L’unique Voyant serait-il vu ?... Il est celui qui respire en ta propre respiration, ce Soi tien qui est le Soi de toutes choses...(Brihad-aranyak-upanishad, 3). « Qui voit tout dans le soi

et soi même en tout s'est reconnu,

de quoi se détournerait-il ?

Celui qui a découvert l'Unité,

quelle peine, quelle illusion

peuvent encore l'atteindre ?

Il se meut, il ne se meut pas,

Il est tout prés et il est au loin, au dedans de tout,

en dehors de tout.

Sa pensée mime ne peut le rejoindre,

ni aucun des dévas ;

immobile, il court plus vite que tout.

Sagesse et nescience,

toutes deux, il les a dépassées ;

la mort traversée,

il a rejoint l'immortalité. » (Isha-Upanishad)

Le moi est d'abord perçu dans sa relation au monde extérieur, au non-moi. Aussi longtemps qu'on ne se connaît que de cette manière-là, c'est-à-dire par le truchement du dehors et par rapport à ce dehors, on ne peut dire qu'on se connaisse réellement. Ce que j'appelle moi alors, ce sont simplement les incessantes réactions sensorielles et mentales de ce centre biologique et psychique que je suis, aux excitations du dehors : c'est en raison de cette impermanence même que Bouddha refusait toute consistance à la

Page 187:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

187

personne, que, dans son langage, il identifiait avec l'âtman. Qui veut se connaître pour de bon et s'atteindre en sa vérité, c'est à son Je, en son identité irréductible et en sa liberté souveraine, qu'il lui faut tendre et parvenir. Ce Je s'exprime sans doute aux perceptions, extérieures comme intérieures, mais il les transcende toutes et, en son essence la plus intime, — cet « imperceptible » de la Chandogya-upanishad — il en est totalement indépendant. Il EST aussi réellement en l'absence de ces perceptions qu'en son rayonnement, sa diffusion, sa manifestation à travers elles — ce que prouve si clairement l'expérience du sommeil profond où nulle « conscience » ne demeure et où pourtant évidemment la personne continue d'être. Pour reprendre une parole de Krishna dans la Bhagavad-Gita, c'est en moi que tout cela se tient, mais moi, je ne me tiens en rien.

Le moi n'est pas connu vraiment tant qu'il n'est pas connu en soi. Et pas davantage Dieu ne peut être vraiment connu tant qu'il ne l'est pas en « soi ». Autrement je ne serais pas hors de ma relation à l'univers, ni Dieu hors de la relation que le monde a à lui. C'est le problème métaphysique lui-même de l'un et du multiple, du même et de l'autre, du manifeste et du non-manifestable, qui ne peut être réduit à quelque catégorie mentale que ce soit, car justement « qui peut penser le penseur ? ». La pensée réflexe elle-même n'atteint le penseur et sa pensée que dans une idée et donc indirectement. Ce qu'il faut, c'est briser la coque de ces abstractions successives et atteindre au point central rebelle à toute localisation comme à toute idéation.

Nul jamais n'atteindra à soi que par soi, au fond même de soi, comme dit la Gita, âtmani âtmânam âtmanâ : le soi voit le soi dans le soi par le soi. Toute créature, quelle qu'elle soit, ne peut jamais que mener à la porte du sanctuaire, inviter à y entrer, s'incliner et disparaître. Rien de ce qui passe ne peut passer à ce qui ne passe pas. Nulle connaissance par induction, nulle connaissance même simplement réflexe ne peut atteindre l'Être en sa majesté. Ce qui est Plénitude ne repose en rien d'autre ;

Cela se tient en soi, en sa propre grandeur ;

rien d'autre n'y peut être vu ni entendu,

rien d'autre n'y peut être pensé ;

Cela seul est immortel,

Cela seul est libre et sans limite à travers tous les mondes.

Tel est celui qui a connu l'âtman,

celui qui s'est réalisé.

(Chandogya-upanishad, 7).

Aller vers ce dedans par le « chemin du dedans » est sans contredit la méthode la plus efficace. Encore est-il que le chemin s'évanouit dans l'atteinte même du but. Quand on chemine par la route du dedans, ce dedans est encore une idée, et toute idée implique dualité et différenciation. D'elle-même elle me distance de mon but, puisqu'elle distingue encore le moi qui cherche et le soi dont il est en quête. Tant que je distingue au-dedans le moi qui est au-dedans, je ne suis pas encore vraiment au-dedans... Quand cela a été enfin réalisé, ce qui cherche et ce qui est cherché tous deux ont disparu, ou, plus exactement,

Page 188:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

188

ce qui a disparu c'est leur perception différenciée et séparée. Il n'est plus que soi, l'être, pure jyoti, la lumière indivise et infinie, la lumière en soi, la gloire de l'Être, le resplendissement immanent de soi, la vision en soi de l'Être en soi, la plénitude de toute joie, la béatitude de l'Étant.

L'œuvre dernière de la recherche spirituelle, c'est de trancher cette ultime différence. La distinction entre le but et le chemin, entre le but et celui qui y tend, de surmonter l'effort qui saisit l'homme en quête de soi quand il parvient à ce qui lui semble, de son point de vue, le dernier tournant du chemin. Il se rend compte alors qu'il lui faut renoncer sans nul recours ni retour possible, désormais, à tout ce en quoi il lui avait semblé jusqu'alors qu'il existait, qu'il était, à son idée de soi, à sa propre conscience liée à cette idée de soi. Aux abîmes du cœur, où il se sent inexorablement entraîné, il n'est plus rien nulle part à quoi il puisse se raccrocher, se retenir, nulle base sur quoi il puisse encore comme poser le pied, nul air extérieur pour reprendre haleine. C'est l'âkâsha pur, l'espace infini où nul point ne peut plus se distinguer, que nul horizon ne borne, qui est le même partout, qui n'est même plus le milieu où l'on se tiendrait, mais qui a emporté dans son infinité, son illimitation et sa solitude celui qui cherchait encore à se tenir en lui... Comme le répètent souvent les Upanishads, il faut trancher sans rémission ce « nœud ultime du cœur », hirudaya-granthi, l'attache qui lie et retient aux conditionnements du temps et de la matière le Soi, de sa nature libre et souverain. Tel était précisément l'enseignement le plus caractéristique de Ramana Maharishi : c'est la pensée même du moi, du moi différent du soi, même de façon provisoire, qu'il faut poursuivre sans relâche, pour la faire fuir devant la lumière et finalement disparaître, à la façon du voleur qui, pris sur le fait, prend ses jambes à son cou et file au plus vite

Non bien sûr qu'il faille poursuivre cette idée par une autre idée : ce serait faire le jeu de ce moi apparent et impermanent. II ne s'agit pas d'essayer de se persuader qu'il n'existe pas de différence, que rien ne lie qui que ce soit, que l'âtman est le dedans même de tout être. Tout cela, c'est du domaine de la pensée et de l'imagination. Agir ainsi, c'est tourner autour de la montagne indéfiniment au lieu de prendre le sentier abrupt qui seul mène au sommet.

À l'exclusion de toute idée de moi, c'est à l'intuition précisément de l'éternel, du non-né, et le reste, qu'il faut tendre, et nulle idée jamais ne débouchera sur cette intuition. Nulle réflexion jamais ne donnera cette évidence. Or seule cette évidence est salvatrice. L'évidence ne peut venir ni du dehors ni du travail intérieur de l'esprit. Cela jaillit tout simplement du sein du fond. C'est le lever de la Lumière en la Gloire de l'Être, à l'Orient du cœur.

Mais cela n'est perçu comme lever que juste au moment d'y atteindre ; car, en l'atteinte même de ce lever, il est réalisé que jamais ne fut ni ne sera le lever de l'Être, ni en Soi ni en les êtres. En Soi comme en tout en effet, en tout point de l'espace comme en tout point du temps, au-delà de l'espace comme au-delà du temps, l'Être, simplement, en Soi EST. Le soleil lui-même ne se lève que pour celui qui va à sa rencontre. Le soleil a atteint son zénith,

il ne se couchera plus, il ne se lèvera plus,

seul il se tient au centre de tout...

Jamais il ne se coucha et jamais il ne se leva,

Page 189:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

189

pour celui qui sait...

La nuit est comme le jour au monde du brahman,

lumière indéfectible...

Entre ce monde et celui-ci,

L’âtman est le barrage,

le pont qui mène à l'immortalité,

mais sur lequel rien ne passe de ce monde-ci,

ni mort ni mal ni bien ni douleur,

ni rien de ce qui passe...

(Chandogya-upanishad, 3, Il - 8, 4).

La méthode directe de cette réalisation est la pratique de dhyâna sur la foi au gourou, dans le silence de plus en plus total du mental et des sens.

Il me faut renoncer à ce que ce soit moi qui fasse l'expérience du Soi, qui ait le darshana de l'âtman.

Il me faut renoncer à ce que ce soit moi qui ait la joie de voir et de posséder Dieu.

Il n'est plus de joie sienne pour celui qui est passé à la vision de l'être et qui contemple la lumière intérieure. Car il n'est plus de moi pour jouir et se réjouir — et pas davantage pour souffrir — de quoi que ce soit. Il n'est qu'une joie, la Joie de l'Être, la joie d'Être en Soi, « Dieu tout en tous », en Soi.

Page 190:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

190

TÉMOIGNAGE DE SWAMI SIDDRESWARANDA

DE L’ORDRE DE RAMAKRISHNA

EXTRAIT DU LIVRE :

« ESSAI SUR LA MÉTAPHYSIQUE DU VEDANTA »

ÉDITIONS : AU MASQUE D'OR 1948

Page 191:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

191

Nous trouvons en çri Ramana Maharshi un représentant authentique de la pure tradition de l'advaita vedânta. Je me propose, dans cet exposé, d'étudier certains aspects de la vie et des enseignements du Maharshi qui s'imposent, à mon avis, comme la preuve des vérités védântiques.

Nous trouvons dans le vedânta deux courants : une tradition théologique et une tradition extra-religieuse ; ces deux attitudes se réfèrent l'une et l'autre à deux aspects distincts de la Réalité. La première traite du saguna-brahman (1), tandis que la seconde traite du nirguna-brahman (2). La Bhagavad-gîtât nous dit que le chemin de l'inconditionné ne convient pas à l'aspirant encore enchaîné par l'idée : « Je suis ce corps » (XII/15). Çri Ramana Maharshi dépassa cette fausse identification avec le corps physique le jour même où il se livra à l'investigation sur la nature du Soi. Sa carrière offre un exemple rare, difficile à trouver, et c'est pourquoi elle présente un intérêt particulier pour l'étudiant védântique. En effet, le Maharshi est un de ceux qui sont parvenus à réaliser l'idéal du nirguna sans avoir à passer préalablement par tous les stages de discipline où l'on accorde une grande importance à la dévotion et aux cultes extérieurs. Le Seigneur Bouddha est, au cours de l'histoire, l'exemple le plus marquant que l'on rencontre parmi tous ceux qui ont suivi la même ligne de recherche et de réalisation que le Maharshi. Cependant, le Seigneur Bouddha dut passer de longues années en méditation avant d'atteindre l'illumination.

Nous sommes maintenant loin du préjugé qui, à travers les âges, nous montrait le vedanta et le bouddhisme dressés l'un contre l'autre dans une opposition irréductible de leurs aspirations spirituelles les plus essentielles. Nous considérons maintenant le Seigneur Bouddha comme l'un des continuateurs de la tradition védantique enseignée par les Upanishads où l'idéal non-théiste est vécu et pratiqué.

Pour bien comprendre le Maharshi nous devons donc nous le représenter avec, derrière lui, toute la base culturelle de la tradition philosophique hindoue, dont sa vie et sa réalisation sont des expressions parfaites. Cette base traditionnelle de sa vie comprend : la bhagavad gita et les Upanishads, en particulier la manduky upanishad et la brhadaranyakôpanishad étudiées à la lumière des commentaires de çri Çamkarâçarya et des karikas de Gaudapadâcarya.

Il y a deux attitudes védantiques correspondant à deux niveaux différents de chercheurs, aspirant l'un et l'autre à l'Un, à l'ultime Réalité. Ceux dont le discernement est moindre considèrent Brahman en tant que saguna ; les autres, d'un type plus élevé, le considèrent comme nirguna. La première de ces attitudes est théologique alors que la seconde est philosophique. Les deux points de vue ne s'excluent d'ailleurs nullement, puisque le but des deux méthodes est identique, c'est-à-dire : amener l'aspirant à la réalisation de Brahman. D'autre part, nous remarquons que si l'attitude théologique adopte dans son enquête la forme déductive, il s'agit simplement d'un mode d'expression sur un aspect particulier au cours de sa méthode d'approche.

Tout d'abord Brahman est posé comme le premier principe. Il existe deux catégories : Brahman et maya. Au moyen d'une dialectique austère et sévère, la nature de maya est établie. Brahman, l'Absolu, est au-delà de toute relation, hors d'atteinte de tous les mouvements de la pensée. Nous ne possédons aucune dialectique de l'Absolu analogue à celles de l'Occident où l'on considère que l'Absolu représente la pure pensée. D'après la plus haute tradition philosophique orientale, Brahman transcende toute pensée. Selon la méthode philosophique, il n'est d'ailleurs aucunement nécessaire de postuler « a priori »

Page 192:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

192

des valeurs universelles comme Brahman et maya. Ici, toutes les données de l'expérience vécue sont observées et examinées afin de déterminer la vérité contenue en chacune d'elles. Cette méthode est nécessairement inductive, après une analyse complète de l'expérience on parvient enfin à une synthèse. Aboutir à une synthèse de la totalité des expériences est le but de toute philosophie, c'est-à-dire, arriver à « connaître Cela par quoi toute autre chose est connue ». Mais cette synthèse à laquelle parvient le vedânta ne doit, en aucun cas, être confondue avec les soi-disant recherches philosophiques qui sont, en fait, que des jeux intellectuels. tattva-jnâna (1) dépasse la zone de l'intellect et nous conduit directement à la réalisation de la Vérité. Par conséquent, le processus tout entier doit être un processus spirituel. Puisque l'enquête s'étend à tous les domaines de l'expérience vécue, le vedânta prend également en considération l'analyse des trois états : veille, rêve et sommeil profond ainsi que leur synthèse en turiya, le plan supra-intellectuel. Notre recherche a son point de départ dans le monde de l'expérience sensible, mais elle aboutit et elle s'immerge dans le supra-sensible. Lorsque le Maharshi se livra à sa première investigation sur la question : « Oui suis-je ? », il n'avait évidemment pas envisagé cette technique particulière, ni d'ailleurs aucune autre. Il n'avait alors reçu aucune formation théologique et lui-même m'a raconté, un jour, qu'à cette époque les termes atman et Brahman lui étaient presque inconnus. Il ne s'appuyait sur aucune thèse admise à ce sujet. L'enquête qu'il poursuivait était sa propre enquête, et le chemin qu'il découvrait était également le sien propre. Le Maharshi s'aperçut seulement beaucoup plus tard qu'il était arrivé aux mêmes conclusions que celles auxquelles étaient parvenus de tout temps ceux qui, avant lui, avaient suivi la même ligne de recherche.

(1) Tattva-jnâna : la connaissance de la Réalité.

Son point de départ du monde sensible était un facteur d'expérience et non pas une simple hypothèse, c'était bien une question brûlante pour lui, il s'agissait de trouver la solution de la plus violente des émotions humaines, de la forme la plus terrible de la peur : la peur de la mort. Il la résolut sans recourir à aucune aide extérieure. Nous pouvons même dire de cette expérience qu'elle nous présente le type de souffrance le plus intense — puisque la Mort est l'antithèse de la Vie. Cette peur de la mort prit soudainement possession du jeune Venkataramana. N'importe quel autre jeune garçon placé dans la même situation aurait essayé d'éviter les effets d'une telle méditation en changeant le cours de ses pensées ou en se réfugiant clans une consolation religieuse quelconque. Mais le Maharshi regarda franchement et résolument le fait de sa peur. « Qui éprouve la peur ? » « De quoi provient cette peur ? » — « Cette peur provient de la mort imminente. » — « La mort de quoi ? » — « Qu'est-ce qui meurt ? » — « C'est le corps physique qui meurt. Il est maintenant rigide et on va l'emporter pour l'incinérer. Mais ce « je », cette conscience avec laquelle j'assiste au changement de condition de ce corps dont la vie s'en va, ce « je » demeure complètement inaffecté. » Voici, en bref, le moyen direct par lequel le jeune Venkataramana connut la réalité d'un « être » intérieur qui assiste en témoin, non seulement aux changements de condition du corps saisi par la mort, mais encore à la condition inchangée de la Conscience. Cette Conscience est nécessairement la conscience de soi. C'est cette réalisation que la gîtâ appelle : « La Connaissance de kshetra et kshetrajna (1) » et qui, dans sa forme la plus haute — telle qu'elle fut révélée au Sage d'Arunachala — est beaucoup plus qu'un simple éclair d'Intuition.

(1) (1) Kshetra : le champ — Kshetrajna : le connaisseur du champ.

Reprenons maintenant notre sujet : la recherche de la Vérité. La Bhagavad-gîtâ, dès le début, pose clairement le dharma sankata, c'est un conflit qui touche l'être même. Lorsque le conflit est réel, nous sommes contraints d'en chercher la solution. Dans le cas du

Page 193:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

193

Maharshi le conflit était réel. Le fait irréfutable de la mort était là, présent. Il fallait de toute urgence en trouver immédiatement la solution. L'état psychologique dans lequel il se trouvait était totalement différent et n'avait rien de comparable à celui d'un chercheur en théologie. Dans une recherche théologique, l'aspirant se préoccupe simplement d'ajuster son cas particulier aux conclusions déjà données par les Écritures ; tandis que le jijnasu (2) ne se contente pas du verdict des Écritures, il cherche une conception en rapport avec sa propre expérience ; et puisque la connaissance du Maharshi était basée sur sa propre expérience : sa rencontre avec la Mort — il était déjà plus qu'un jijnasu. La gîtâ nous dit, à propos du jijnasu : « ... Celui qui cherche la connaissance du yoga dépasse la portée des vedas et des upanishads » (VI/44). — En fait, dès l'instant où il survécut à son expérience de la mort, le jeune Venkataramana se tint sur le seuil de la réalisation. Il n'avait donc plus besoin des karma-kandas védiques, ni des yoga-bhashyas lesquels comportent des pratiques de disciplines que l'ont doit observer pendant de nombreuses années.

(2) jijnasu : candidat au jnana.

Nous allons maintenant examiner plus profondément le conflit qui obligea le jeune Venkataramana à relever le défi de la mort. Ainsi que je l'ai déjà dit, la peur causée par l'imminence de la mort provoqua en lui ce conflit. Le Maharshi devint alors le spectateur critique de sa propre expérience. Il n'essaya nullement d'en détourner les effets, bien au contraire, il vécut pleinement l'expérience de la mort. Habituellement les hommes sont incapables d'analyser leurs expériences, et à plus forte raison d'analyser leurs conflits, car ils ne peuvent ni comprendre pleinement, ni vivre intelligemment les expériences de la vie. Il ne nous devient possible de connaître la plénitude d'une expérience que lorsque note pouvons y assister en spectateur qualifié. Même lors qu'il s'agit de nos expériences habituelles — pourtant bien limitées — des joies et des souffrances de la vie, nous projetons à tel point notre personnalité sur nos actes qu'un point de vue objectif et désintéressé devient impossible. Nous recouvrons la vérité de nos espoirs et de nos craintes, de nos désirs et de nos déceptions. D'un seul instant vécu tel qu'il doit l'être, la connaissance de l'éternité entière peut jaillir. Le Maharshi vécut pleinement l'instant de son expérience de la mort, et il devint d'un seul coup un « Connaisseur de la Vérité ».

Une philosophie devient sèche et insipide si elle ne résout pas le plus vital de tous les problèmes : celui de la souffrance et de la mort. Une philosophie qui se contente de spéculer sur des concepts et préceptes n'apporte aucun appui dans la vie, elle donne des pierres à ceux qui demandent du pain. L'intérêt d'une recherche philosophique commence au moment où une donnée de l'expérience est placée devant nous en tant que spécimen d'analyse et que l'on tente un essai pour connaître « ce que c'est ». Généralement nous ne prêtons aucune attention aux expériences journalières que nous traversons, notre mémoire n'en garde pas le souvenir, car nous ne pensons jamais qu'elles puissent avoir une valeur quelconque. C'est uniquement lorsqu'un événement important et inusité surgit, qui provoque en nous une réaction d'« attention », que nous entrons en état d'alerte, car cet événement dépasse le degré normal de notre identification à nos expériences ordinaires. Cette intensité nous aide à projeter notre expérience en tant que sujet d'observation, ce qui ne peut être réalisé tant que nous nous identifions à l'expérience. Rien d'autre que la souffrance (duhkha) ne peut nous obliger aussi violemment à cette observation détachée, à condition qu'il s'agisse d'une souffrance réelle et non simplement d'une imagination. Des trois types de souffrance (tapatraya) qui existent, la souffrance physique (adhibautika) est celle qui peut être le plus facilement surmontée. Les souffrances nées de notre nature subtile (adhidaivika), mentale et spirituelle (adhyâtmika) sont difficiles à dompter. Dans le cas de la souffrance physique, les possibilités d'observation sont plus grandes, et, par conséquent, les chances de la dominer sont plus

Page 194:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

194

grandes aussi.

En ce qui concerne les deux dernières sortes de souffrance, l'observation désintéressée se complique de la série des fausses identifications tissées par notre propre nature, Nous sommes pris dans les mailles du filet de l'attraction (raga), et de la répulsion (dvesha) et, par conséquent, nous sommes incapables de vivre totalement, notre expérience. En effet, ainsi que je l'ai déjà dit, vivre pleinement une expérience nécessite la complète séparation du facteur d'observation, la disjonction entre l'Observateur et l'observé. Au moment où cette séparation s'accomplit, la solution du conflit jaillit.

Cette discrimination est admirablement décrite dans la gîtâ comme étant l'une des fonctions du yoga : « Connais l'état appelé yoga comme la rupture du contact avec la souffrance » (VI/23). Nos identifications successives avec chacun des instants de l'expérience ne nous permettent pas de tenter l'isolement du Spectateur du spectacle, et lorsque le moment décisif se présente, quand cette identification est excitée et renforcée par la souffrance, nous sommes affolés et désespérés. Au chapitre XII de la gîtâ, le Seigneur Krishna nous indique la technique correcte pour opérer la disjonction entre le Spectateur et le spectacle. Le Seigneur nous parle du champ (kshetra) et du connaisseur du champ (kshetra-jna). Il dit au verset III : « C'est la connaissance du champ et de son Connaissant à la fois qui est la vraie illumination et la seule sagesse. » La même technique de discrimination entre le Spectateur et le spectacle est également connue sous la dénomination de : drg-drçya-viveka.

Plus tard, lorsque, au cours de sa vie, le Maharshi entra en contact avec des textes classiques, tels que le drg-drçya-viveka, instinctivement il remarqua la ressemblance entre le processus décrit dans ces ouvrages, et le chemin psychologique — ou plutôt trans-psychologique — que lui-même avait suivi. Pendant que le Maharshi plongeait dans les profondeurs de son être au cours de son analyse : « Qui suis-je ? » il dépassa le domaine du doute, car il dut transcender les limites imposées par le caractère intellectuel du mental. Jamais, en effet, le mental ne lui aurait permis la disjonction entre le Spectateur et le couple nama-rupa (1) puisque ce complexe représente le champ même des expériences empiriques. Sa méthode a de nombreux traits communs avec celle du Seigneur Bouddha. Lorsque Malukya posait au Bouddha des questions n'impliquant pas ce problème vital : la souffrance, le Bouddha répondait qu'un homme transpercé par une flèche désirait avant tout qu'on retirât la flèche de sa chair et n'éprouvait aucun intérêt à discuter la question de savoir de quelle substance cette flèche était faite, et si la pointe en était ou non empoisonnée. Contrôlant sa respiration et ses forces vitales, le Maharshi centra tout son être dans l'investigation trans-psychologique qu'il entreprit pendant sa confrontation avec la Mort, il réalisa ainsi un autre aspect du yoga, ainsi décrit dans la gîtâ : « D'autres offrent toutes les actions des sens et toutes les actions de la force vitale dans le feu du yoga de la maîtrise de soi attisé par la connaissance » (IV/27). Pendant qu'il s'analysait lui-même, il entra dans un état de parfaite concentration. Il ne s'arrêta pas à mi-chemin de son enquête et la Réalité métaphysique qu'il atteignit lui permit d'arracher la buddhi au bourbier des sankalpas et vikalpas (2) et le rendit capable de réaliser cette autre définition du yoga dont parle la gîtâ : « Établi dans le yoga, accomplis tes actions, ayant abandonné tout attachement, égal dans l'échec et dans le succès, car c'est l'égalité que signifie le yoga » (11/48). En lui, la volition s'unit fortement au Principe Conscient qui soutient la pensée et l'investigation immédiate produisit l'épanouissement de la faculté cognitive. Cet aspect représente le yoga de la buddhi. Ces trois opérations eurent lieu simultanément, en un seul éclair. Il devint un sthita-prajna, le possesseur d'une sagesse constante, et selon les paroles de la gîtâ : « C'est le plus grand de tous les biens et le trésor auprès duquel tous les trésors perdent leur valeur, c'est là où, une fois établi,

Page 195:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

195

l'homme n'est pas troublé par l'assaut le plus violent de l'affliction mentale » (VI/22).

(1) nama-rupa : les noms et les formes.

(2) sankalpa : volonté, pensée. — vikalpa : différenciation.

Nous ne rencontrons pas habituellement en Çri Ramana Maharshi un caractère de bhakti associé aux formes dévotionnelles extérieures. Cependant, si le chemin de la bhakti apporte avec lui bonté et amour, nous pouvons dire du Maharshi qu'il possède cette bhakti. Sa vraie nature est imprégnée d'amour. Je tiens à mentionner ici une scène dont j'ai moi-même été le témoin. À ma demande, le Maharshi récita un jour quelques versets composés par le saint Manikyavasakar dans lesquels l'auteur parle de la condition de l'âme immergée dans l'amour. Dès qu'il eut prononcé quelques mots son visage s'illumina. Lui qui n'exprime que très rarement une émotion intérieure, ne put retenir des larmes silencieuses. Un rayon oblique du soleil matinal tombait de la colline voisine et rendait cette scène plus vivante encore. Une paix dépassant tout ce que l'on peut concevoir imprégnait l'atmosphère entière. Pendant plus d'une heure un silence absolu régna, je croyais voir revivre une peinture des fresques d'Ajanta. Puis, l'ambiance fut troublée par l'arrivée d'un visiteur. En parallèle des vers de Manikyavasakar, je récitai devant le Maharshi les lignes suivantes de Wordsworth :

« Son âme avait absorbé le spectacle ; émotions, aspirations, sensations s'unissaient en un océan intérieur qui submergeait en lui toute notion corporelle ; c'est en elles, c'est par elles seules qu'il vivait encore.

« Dans cette élévation d'esprit, à l'heure solennelle où venait le visiter le Dieu Vivant, la pensée cessait d'exister ; elle se fondait en la suprême félicité.

« Pas un souffle de remerciement, pas une seule requête ne montait à ses lèvres. Ravie en cette silencieuse communion qui transcende le truchement imparfait de la louange et de la prière, son âme n'était plus qu'action de grâce à l'égard du pouvoir qui l'avait créée.

« Elle était toute bénédiction — elle était tout amour. »

(L'Excursion, livre I, 205-218.) traduit par Marcel Sauton.

Le Maharshi apprécia beaucoup ces extraits de Wordsworth, il me fit cette réflexion en malayalam : « comme ils ont bien su, eux aussi, exprimer les mêmes sentiments élevés ! »

J'ajoutai alors la remarque suivante : « Thayumanavar, Rnmalingaswami et Manikyavasakar étaient tous des saints. Wordsworth ainsi que d'autres poètes de l'époque romantique ne peut être classé parmi les saints. Ces poètes ont eu, occasionnellement, des intuitions de la réalité supra-sensible. Ils n'ont été ni des jnânins, ni des jivan-muktas. »

D'après l'affirmation du Maharshi lui-même, la Réalisation qu'il obtint au premier jour de ce vicara (1) initial ne le quitta jamais plus. Cette connaissance ne subit par la suite ni augmentation ni diminution. Lorsque je lui demandai pour quelle raison il avait parcouru ce long chemin afin de se rendre à Tiruvannamalai et pourquoi il avait enduré tant de privations — autant d'épreuves que nous considérerions comme une sadhana — il se

Page 196:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

196

contenta de secouer la main d'un geste qui signifiait : « Je ne sais pourquoi tout cela est arrivé. » Notre mental raisonneur réclame des explications, il est facilement satisfait lorsqu'on lui parle de fictions telles que la destinée ou le prârabdha karma. Pourtant ces choses n'existent pas pour un jnanin ; il est dit, en effet, que le karma de celui qui réalise Brahma-jnana est dissous d'un seul coup. Du point de vue du Maharshi il doit en être ainsi.

(1) vicara : recherche.

Pour nous qui suivons l'enseignement du vedânta, l'aspect le plus haut de la Réalisation du Maharshi nous est révélé dans son grand message du silence. Il ne persiste plus dans son mutisme ainsi qu'il fit pendant quelques années il est devenu plus communicatif, mais son attitude en tout ce qui concerne la vie est très exactement décrite dans les paroles suivantes de la gîtâ :

« Quand ton intelligence aura franchi le tourbillon de l'erreur, alors tu deviendras indifférent aux Écritures que tu connais et à celles qu'il te reste à connaître. » (11/52.)

« Celui qui est satisfait dans le Soi et par le Soi. » (III/17.)

« Celui qui a un contentement sans désir, la maîtrise constante de soi et la volonté et la résolution ferme et inébranlable du yogin. » (XII/14.)

« Celui qui ne désire rien... Celui qui a renoncé à. toute initiative. » (XII/16.)

« Silencieux, content et satisfait de toute chose. (XII/19.)

« Celui qui, fermement établi... se tient à part, impassible. » (XIV/23.)

Bien d'autres belles paroles de la gîta nous donnent aussi le portrait du Maharshi. Dans une langue encore plus puissante les versets suivants permettront au lecteur d'avoir un aperçu de l'état transcendantal réalisé par le Sage.

« Mais l'homme qui fonde ses délices dans le Soi et qui est satisfait de la jouissance du Soi, et dans le Soi trouve son contentement, il n'est point pour lui d'œuvre qu'il faille accomplir. (Bhagavad-gîtâ III/17.)

« Celui qui a le bonheur intérieur et l'aisance et le repos intérieur et la lumière intérieure, ce yogin devient le Brahman et atteint à l'extinction de soi dans le Brahman. » (Bhagavad-gîtâ V/24.)

Voici la description qui provoqua en moi la plus forte impression, c'est celle que nous donne le viveka-cudamani des principales caractéristiques du jivan-mukta :

« Celui dont le mental est absorbé en Brahman — qui conserve néanmoins une entière vigilance — qui en même temps s'est affranchi de toutes les caractéristiques de l'état de veille — dont la réalisation est pure de tout désir — celui-là on le considère comme un jivan mukta. » (verset 429.)

Tandis que je passais quelques jours auprès du Maharshi, ces quelques lignes du viveka-cuda-tnani se présentèrent souvent à mon esprit. Selon toutes les apparences extérieures le Maharshi semble, la plupart du temps, inconscient. Cependant, son mental

Page 197:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

197

est toujours pleinement concentré, et, à l'instant même où il paraît inerte, il a l'exacte connaissance de tout ce qui se passe autour de lui. En récitant un verset de la ribhu gîta, la vieille Tenermna fit une faute de prononciation, le Maharshi ouvrit les yeux, et gentiment corrigea l'erreur. Le 30e verset du drg-drçya-viveka donne un bel exemple de la concentration d'un être de réalisation :

« Lorsque le pratiquant s'est affranchi de tout attachement à l'égard du corps et qu'il a réalisé l'aman suprême, il fait l'expérience d'un genre de nirvikalpa-samadhi quel que soit l'objet sur lequel son mental se dirige. »

La possibilité de traduire une expérience métaphysique de l'Unité en termes psychologiques défie toute explication empirique. En effet, d'une part l'unicité de la Conscience n'admet ni division ni scission, et d'autre part, les caractéristiques de la psyché sont : sankalpa et vikalpa (1). Selon nos méthodes psychologiques, les données de l'investigation se trouvent uniquement dans l'état de veille, tandis que pour un être illuminé le champ de sa recherche est infiniment plus vaste. Il inclut les trois états : veille, rêve et sommeil profond, il englobe toutes les expériences de ces trois états. D'ailleurs, l'emploi de termes tels que : « aspects de la Réalité » prête à confusion lorsqu'il s'agit de la vision du monde du point de vue d'un jivan-mukta. Pour lui, la Réalité est toujours, elle n'est jamais conditionnée par aucun aspect. Cette idée d'aspect, est déjà elle-même une manifestation d'avidyâ.

(1) sankalpa : volonté, pensée. — vikalpa : différenciation.

Pour comprendre le point de vue spirituel d'un être tel que le Maharshi, je ne peux faire mieux que de citer les commentaires de Çamkara sur le 89e karika du 4e chapitre des mandukya-karikas :

« Le mot jnâna signifie la Connaissance au moyen de laquelle on saisit la signification des trois états. Le terme jneya ou (objet) connaissable désigne les trois états qui sont encore à connaître ; le premier objet connaissable consiste en l'état où l'on fait l'expérience du grossier ; puis, vient l'état où l'on fait l'expérience du subtil, et en lequel le premier se résout ou, en d'autres termes, s'immerge entièrement ; enfin, l'état subtil est suivi par l'état de sommeil profond qui réside au-delà de toute expérience (tant grossière que subtile), et qui résulte de l'absence des deux états antérieurs ; c'est en lui que s'immergent les états de veille et de rêve. Par la connaissance de ces trois états, l'un après l'autre, et, par conséquent, par la négation des trois états, on réalise le turiya qui, seul, est la suprême Réalité.

« C'est ainsi que le sujet connaissant (doué à un degré éminent de la faculté de discrimination) accède, en cette vie même, à l'état d'omniscience, lequel est identique à la Connaissance du Soi. Celui-là est appelé mahadhi, c'est-à-dire « suprêmement intelligent », puisqu'il a compris ce qui outrepasse l'expérience humaine ; son omniscience ne subit pas d'éclipse ; elle brille d'un éclat que rien ne saurait ternir, car la Connaissance du Soi, une fois qu'elle a été réalisée, demeure telle qu'elle est à tout jamais. Et s'il en va ainsi, c'est parce que la Connaissance du connaisseur de la suprême Réalité n'est sujette ni au lever, ni au coucher, comme c'est le cas pour la connaissance de ceux qui se complaisent en de vaines et futiles discussions ! »

Dans ces lignes, Çanikara expose pleinement et clairement tout ce qu'implique ce que j'ai exposé au début de cet article au sujet de la tradition non-théiste ou extra-religieuse du vedânta. De cette tradition, le Maharshi est un représentant de grande valeur. Aux Indes,

Page 198:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

198

lorsque nous parlons de l'attitude extra-religieuse nous nous gardons bien de l'opposer à la tradition théiste ou religieuse ; mais en Europe, l'exposition d'une théorie de cet ordre est généralement considérée comme athée. Il est très difficile pour un Européen d'admettre, ou de concevoir, une vie spirituelle sans l'idée de Dieu. Cette difficulté provient de ce que la théologie judéo-chrétienne est la base de toute la culture spirituelle européenne. En Europe, lorsque je m'adresse à un auditoire chrétien, je dois tout d'abord déclarer qu'il est parfaitement possible de concevoir une vie de haute spiritualité, sans pour cela faire la moindre concession à l'attitude théologique, c'est-à-dire, sans accepter l'idée de Dieu. Le bouddhisme et l'advaïta vedânta en sont des preuves. À première vue, cette conception est très étonnante et extrêmement gênante pour des esprits théologiques. Lorsqu'ils en parlent, ils emploient alors les termes de « mysticisme naturel » qu'ils opposent au « mysticisme surnaturel ».

On a souvent tendance à confondre l'attitude philosophique du Maharshi avec le solipsisme, ou avec son équivalent indien le drisliti-srisliti-vada, sorte d'idéalisme dégénéré. Cependant, si nous étudions les ouvrages du Maharshi à la lumière du vedânta orthodoxe et si nous observons son comportement dans la vie, nous pourrons nous convaincre que le Maharshi n'a jamais souscrit à un tel point de vue. Lorsqu'il nous dit que le mental a projeté tout cet univers, le terme « mental » doit être compris selon le sens védântique, dans lequel il est utilisé ici.

Le terme « mental » est utilisé par Çamkara et Gaudapada dans un sens beaucoup plus étendu que celui auquel nous sommes habitués lorsque nous parlons de l'antah-karana-vritti (1). Dans certains passages des bhashyas de Çamkara et des karikas, le mental pur est l'équivalent de l'atman. Par exemple, prenons le verset 170 du viveka-cuda-mani :

« Dans la condition de rêve, tout contact avec le monde extérieur est momentanément coupé ; sans aucun secours étranger, le mental créé alors les différents éléments qui composent son univers complet. Mais c'est également cc qui se produit dans la condition de veille ; entre ces deux conditions il n'y a pas la moindre différence. Par conséquent, tout cet univers (empirique) n'est que la projection du mental. »

(1) antah-karana-vritti : modification de l'organe interne.

Si le terme « mental » était utilisé dans le même sens que lorsqu'il s'agit de l'antah-karana-vritti, on pourrait effectivement classer le vedânta au même rang que le solipsisme, mais c'est dans un sens beaucoup plus vaste que nous devons comprendre le mot « mental », tel qu'il est employé ici et dans de nombreux autres textes. Nous lisons, par exemple, dans la mandukya karika, au chapitre III, verset 29 :

« Dans l'état de rêve, c'est par maya que le mental opère pour présenter l'apparence de dualité ; dans l'état de veille, c'est encore par maya que le mental opère pour présenter l'apparence de dualité. »

Dans son commentaire Çamkara précise le sens de ce verset d'une manière explicite. Voici ce commentaire :

« Comment est-il possible que la Réalité vienne à naître par maya ? — Voici la réponse : de même que le serpent imaginé en la corde est réel lorsque ce même serpent

Page 199:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

199

est vu en tant que corde, de même le mental — du point de vue de celui qui connaît l'ultime Réalité — est vu comme identique à l'atman. Dans l'état de rêve, ce mental apparaît, par maya, comme double, sous les formes du sujet connaissant et d'objet connu, de même que, par ignorance, le serpent apparaît comme distinct de la corde ; c'est assurément, de la même manière que, par maya, le mental opère (sous une double forme) dans l'état de veille, ou que, plutôt, le mental semble opérer. »

(Remarquons que Çamkara, ici, utilise le terme de maya au lieu d'avidya. En théologie vedântique, avidya se réfère habituellement à l'individuel, tandis que le terme maya s'applique généralement à l'univers manifesté. Nous trouvons là une nouvelle indication qu'il est impossible de prétendre que le mot « mental » puisse avoir une signification rattachant le vedânta au solipsisme.)

Chapitre IV, karika 54, Çamkara dit encore :

« Ainsi, pour les raisons déjà exposées, le mental est véritablement de la nature de l'essence du Soi. Les objets extérieurs ne sont pas causés par le mental, ni le mental n'est le produit des objets extérieurs, car toutes les entités (extérieures) ne sont que de simples apparences dans la Pure Conscience ; par conséquent, ni le (prétendu) effet ne provient de la (prétendue) cause — ni la cause ne vient de l'effet.

« C'est de cette manière qu'une fois encore, est affirmée la non-évolution absolue de la causalité ; en d'autres termes, les Connaisseurs de Brahman déclarent qu'au regard de l'atman la causalité ne joue pas. »

Enfin au chapitre IV, verset 64, Çamkara nous dit :

« Ces êtres perçus par le mental du rêveur, n'ont pas d'existence en dehors du mental de l'individualité qui rêve à ces êtres : c'est le mental seul qui s'imagine avoir assumé les formes de nombreux êtres différents. »

« Pareillement, ce mental est encore perçu par le rêveur lui-même ; par conséquent, il n'y a pas là une chose distincte qui s'appelle « mental » et qui serait distincte du rêveur. »

Dans ses notes, Swâmi Nikhilânanda précise ce point encore plus clairement, il écrit

« Le mental d'une individualité ne saurait être perçu par une autre individualité ; le percevant ou l'ego est, lui aussi, une création du mental ; ego et non-ego, sujet et objet, viennent ensemble à l'existence ; il s'ensuit que le védântin ne peut être taxé de solipsisme. »

Çamkara et Gaudapada utilisent fréquemment le terme « mental » dans un sens équivalent à l'atman. Dans son commentaire du chapitre III, karika 35, Çamkara revient une fois de plus sur la même idée :

Quand le mental s'affranchit de toutes les idées de sujet percevant et d'objet perçu — ces deux fléaux engendrés par l'ignorance —, il ne fait réellement plus qu'un avec le Brahman suprême, avec le Brahman sans second. »

Gaudapada et Çamkara insistent tous deux sur la nécessité de pratiquer une sadhana pour tous les aspirants à la connaissance la plus haute. C'est pourquoi les paroles : « Na nirodho... » ne s'adressent pas aux sadhakas. Ceux qui s'adonnent à l'effort spirituel

Page 200:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

200

trouveront au chapitre III, karika 41, des instructions fort intéressantes :

« Le mental ne saurait être maîtrisé que par un effort incessant, tel celui qui serait nécessaire pour vider un océan, goutte à goutte, à l'aide d'un brin d'herbe. »

Le but de ce karika est d'imprimer dans l'esprit de l'aspirant l'immensité de la tâche qu'il a entreprise. Cette tâche consiste à transformer jiva-bhava en Brahman svarupa. Cependant, en lisant ces lignes, l'aspirant ne doit pas non plus s'imaginer qu'il s'est engagé dans une aventure désespérée. Nous trouvons dans la vie et dans la réalisation du Maharshi, la pleine confirmation de la possibilité de l'entreprise. En fait, l'éternelle Vérité n'est pas une réalité hors d'atteinte ; elle n'est rien d'autre que le Soi, c'est-à-dire, la racine propre de chaque être. Le Maharshi déclare que la Réalisation est non seulement possible, mais qu'elle est même la chose la plus facile à accomplir, à condition de posséder une compréhension juste et un esprit d'entière consécration. Les karikas 42, 43, 44 offrent à l'aspirant quelques avis de grande valeur. Ils sont du même ordre que ceux que l'on trouve dans les « Entretiens » du satdarçna-bhashya (voir aussi l'Evangile du Maharshi, livres I et II). Voici le texte de ces trois karikas :

« Que le mental soit distrait par le désir ou par la jouissance, ou qu'il trouve sa satisfaction dans l'oubli (condition comparable à la transe), il devrait être ramené sous le joug par l'emploi de moyens appropriés, car l'état d'oubli est tout aussi nocif que l'état de désir. »

« L'aspirant devrait détourner son mental de la jouissance des plaisirs, en gardant constamment le souvenir que tout plaisir est accompagné de souffrance ; s'il se rappelle à chaque instant que tout est le non-Né (c'est-à-dire Brahman), le né (c'est-à-dire la dualité) cessera d'être perçu. »

« Si le mental devient inactif, et verse dans l'état d'oubli, réveille-le ; s'il est distrait (par le désir), ramène-le à l'état de tranquillité ; s'il se trouve (dans l'état intermédiaire), sache qu'il contient en lui-même des désirs sous forme virtuelle, mais s'il accède à l'état d'équilibre, garde-toi de le troubler. »

Il n'y a pas lieu de citer ici le détail du commentaire du karika 43 :

« Quel est le moyen de discipliner le mental ? Voici la réponse : rappelle-toi que toute dualité est causée par l'illusion (avidya) et, par conséquent entachée de souffrance ; par là dissuade ton mental de rechercher les jouissances produites par le désir ; en d'autres termes, retire ton mental de tous les objets de multiplicité, en imprimant sur lui l'idée de non-attachement absolu ; comprends, par les enseignements de l'Écriture et des maîtres (acaryas), que tout est réellement le Brahman sans changement. Alors, tu ne verras plus rien qui s'oppose à l'Un sans second : savoir la dualité, puisque la dualité n'existe pas. »

Remarquons en passant qu'il est ici question du mental individuel que le sadhaka doit apprendre à maîtriser.

J'ai eu une conversation avec le Maharshi au sujet de l'interprétation du 33e verset du chapitre III de la gîtâ. Cette conversation révèle clairement l'attitude du Maharshi à l'égard de la sadhana. Dans ce verset le Seigneur dit :

« Toutes les existences obéissent à leur nature ; à quoi bon la forcer ? Même l'homme qui sait, agit selon sa propre nature. »

Page 201:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

201

À première vue ce verset paraît décourageant. Mais dans son explication, le Maharshi fait une distinction entre la connaissance et le jnana. La simple connaissance, en tant qu'acquisition intellectuelle n'apporte aucun changement au caractère, elle procure une somme d'« informations », sans provoquer aucune « transformation ». Oser défier la nature, en conservant tous les appétits animaux hérités de la chair sans avoir procédé à cette transformation conduirait le sadhaka à la catastrophe. Au chapitre VII, verset 14, le Seigneur dit : « Ceci est ma divine maya des gunas et elle est dure à surmonter. » Le Maharshi explique que la nature a deux aspects, deux niveaux, et chaque niveau a ses lois propres. L'aspect inférieur est décrit au chapitre II, verset 34, immédiatement après la note désespérante du verset 33. Ici, le Seigneur décrit une des lois qui gouvernent la nature inférieure : « Dans les objets de tel ou tel sens se tiennent en embuscade l'attraction et la répulsion. » Aussitôt l'aspirant reçoit cet avertissement énergique : « Ne tombe pas en leur pouvoir, car ils assaillent l'âme sur son chemin. » Piana est la réalisation par laquelle l'aspirant s'élève sur un plan supérieur de la nature. Je demandai alors au Maharshi, s'il est exact de comprendre comme une loi de la nature supérieure cet autre verset de la gîtâ : « Après de nombreuses naissances le Sage prend refuge en Moi, réalisant que tout est Vasudeva — le Soi le plus intime ; rare est cette grande âme. » Sans aucune hésitation le Maharshi me répondit que telle était bien la vérité. Je lui dis encore que M. V. Subrahmanya Iyer de Mysore m'avait souvent répété que sans l'explication donnée par ce sarvam, aucune philosophie n'aurait de valeur. La vie du Maharshi illustre amplement qu'il vit la pleine signification de cette philosophie de la Totalité. En lui, la croyance et le comportement ne font qu'un. Son comportement et sa vigilance morale expriment son interprétation de ce sarvarn de la gîtâ. Cette recommandation à la moralité que nous fait le Maharshi est un stimulant pour tous ceux qui veulent suivre le sentier spirituel selon la tradition déterminée dont il est le vivant gardien. De plus, l'importance qu'il attache à la morale a pour base sa réalisation métaphysique.

- Nous avons souvent entendu dire que de nombreux dévots du Maharshi l'ont vu en état d'extase. Sans contredire leur interprétation du Maharshi, tel qu'il leur est apparu, je voudrais simplement indiquer ici, la base védântique, par laquelle il a atteint à l'état de sahaja-sthiti. Je ne pense pas que cet état puisse être interprété en termes d'extase. L'extase est une expérience religieuse, tandis que l'anu-bhava (1) de sahaja-sthiti est une réalisation métaphysique. On atteint à l'extase dans l'union spirituelle avec la Divinité. Or, l'union n'est possible que si l'on conçoit une différence entre deux unités qui, par la suite, entreront en relation. Mais sahaja-sthiti est l'état naturel du Soi, lorsque toutes les surimpositions ont été rejetées, c'est-à-dire, pour employer le langage de la gîtâ : « Lorsque l'on est satisfait dans le Soi et par le Soi. » (11/55) — Maître Eckhart exprime la même conception d'une manière différente lorsqu'il écrit : « Si vous désirez avoir le fruit, vous devez briser l'écorce ; si vous voulez découvrir la nature dans sa nudité, vous devez détruire tous les symboles. » (C'est nous qui soulignons.)

(1) anu-bhava : expérience intégrale.

Voyons maintenant ce que Çamkara nous dit à ce sujet : d'après Çamkara, lorsque l'on emploie à propos d'un jnanin l'expression : « Il est immergé en Brahman », expression que nous rencontrons dans un mantra de la brihadaranyakopanishad, nous devons l'interpréter au sens figuré. Après avoir commenté ce passage, Çamkara conclut en disant :

« L'atman, par lui-même, exclut toute différence due soit à l'esclavage ou à la libération, soit à la connaissance ou à l'ignorance, car on admet sans discussion que l'atman est à jamais identique à lui-même, et qu'en son essence, il est homogène et indivisible. Toutefois, ceux qui considèrent la Réalité du Soi comme distincte d'eux-mêmes, et qui

Page 202:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

202

réduisent les Écritures à de simples assertions, tout au plus vraisemblables, ceux-là pourraient aussi bien découvrir dans le ciel les empreintes que des pattes d'oiseaux y ont laissées — les tenir prisonnières dans le creux de leur main — ou les recouvrir avec une peau de bête ! Pour notre part, nous déclarons que toutes les Upanishads aboutissent à cette conclusion : « Nous ne sommes rien d'autre que l'atman — rien d'autre que Brahman, lequel est toujours le même, homogène, un et sans second, immuable, non-né, exempt de déclin, immortel, indestructible, inaccessible à la peur ! — Par conséquent, l'expression : « Il est immergé en Brahman » n'est qu'une expression figurée qui signifie simplement la rupture — c'est le résultat de la connaissance — de la chaîne ininterrompue des réincarnations pour l'homme qui, jusqu'alors, avait soutenu une opinion contraire. »

Et dans le même commentaire nous trouvons aussi ce passage :

« Au surplus, la Connaissance de Brahman ne signifie que la cessation de toute identification avec des choses étrangères : le corps, par exemple. La relation d'identité avec Cela n'a donc pas à être directement établie, puisque cette identité ne fait jamais défaut. Chaque être est constamment identique à Cela, mais Cela paraît se relier à quelque chose d'autre ; par conséquent, les Écritures nous enjoignent — non pas d'établir notre identité avec Brahman — mais de mettre fin aux fausses identifications avec des choses autres que Cela. Et quand les identifications avec d'autres choses s'en sont allées, spontanément se révèle l'identité naturelle de Cela avec notre propre Soi ; en lui-même, Cela est inconnaissable, et Cela ne saurait être appréhendé par quelque moyen que ce fût. » (p. 745 de l'édit. de Mayavati.)

Il résulte de ces différents exposés que nous ne devons pas considérer l'état de sahaja-sthiti ou kaivalya comme l'équivalent de l'union obtenue dans une condition mystique particulière. Quelle que puisse être la valeur mystique des états transcendantaux décrits dans les extases, un jnanin, sans nier, bien entendu, la possibilité de tels états — reste, quant à lui, complètement détaché d'eux, car il sait que chaque mode d'expérience, que ce soit sous une forme matérielle ou mystique, est une manifestation de l’atman et que chaque aspect de la manifestation est le même Brahman en action. Son mental ne s'attarde pas à désirer un genre particulier d'expérience, « il n'est point pour lui d'œuvre qu'il faille accomplir » (gîtâ 111/17, déjà cité ci-dessus). On ne trouve chez un jnanin aucune tendance au prosélytisme. Il n'a pas de mission à accomplir, et suivant ce qu'écrit Çamkara, dans le nirvanashtaka, seule le jnanin peut dire :

«Je ne connais ni la mort, ni la peur, ni distinction de rang ou de classe.

«Je n'ai ni père, ni mère, ni ami, ni maître, ni disciple.

«Je suis la Connaissance Absolue et la Félicité.

« Je suis le Soi Omnipénétrant. »

Voici véritablement l'impression que ressent, en présence du Maharshi, le chercheur qui suit la tradition védântique. Il est au milieu de nous. Nous lui présentons nos salutations.

OM SRI RAMANA

ARPANAM ASTU

N.B. — Les citations du riveka-cuda-mani, du drg-drçya-viveka et de la

Page 203:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

203

brhadaranyakopanishad sont empruntées aux traductions de Marcel Santon, parues chez Andrien Maisonneuve, à Paris. Les citations de la mandukya upanisad sont également tirées de la traduction de Marcel Santon. (Adrien Maisonneuve, Paris.)

Page 204:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

204

TÉMOIGNAGE DU DOCTEUR AD. FERRIERE

EXTRAIT D'UN TEXTE PARUT DANS LE LIVRE :

« ÉTUDES SUR RAMANA MAHARSHI »

ÉDITIONS ADYARD 1949

Page 205:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

205

La personnalité de Ramana Maharshi est une des plus attachantes — et aussi une des plus mystérieuses — de l’Inde contemporaine, Elle exerce un charme qui est proprement inexprimable ; mieux encore : inexplicable. À le regarder froidement, à juger ses paroles de notre point de vue d'Occidentaux, rien ne frappe chez ce grand sage, grand rishi ; ni son extérieur, qui est celui d'un homme, de corpulence moyenne, à la figure ronde et aux yeux quelque peu saillants ; ni son genre de vie (il mange et boit aux heures des repas et ne fait pas profession d'ascétisme exceptionnel) ; ni ses paroles qui sont rares et n'expriment, bien souvent qu'un bon sens assez évident. Il n'écrit pas ou presque pas. Tout ce que nous connaissons de sa plume est un recueil de quarante quatrains plutôt brefs et jugés si obscurs par la plupart des gens que l'on revient de cette lecture avec le sentiment qu'on a vu s'entrechoquer des idées sans lien entre elles, se succéder des conseils sans application possible dans ce monde. Simple apparence, comme on va le voir.

Ce qu'on sait et ce qu'on aperçoit de lui :

une enfance intuitive, orientée vers les choses finales, sagesse et mysticité ; un rayonnement mystérieux dû à son introversion profonde et à son détachement du monde, porté, soutenu, appuyé en quelque sorte par l'inspiration originelle de toute chose, bien solidement ancré dans la réalité et aspiré par l'amour divin à la fois antérieur et supérieur à toute raison, et ceci par fusion, absorption intuitive de l'être individuel dans la Divinité. Le don des images, pour exprimer cette inspiration et cette aspiration, lui est donné sous forme de l'art de créer des symboles, mais il sent combien le symbole exprimé s'éloigne de la Totalité inexprimable. Les éclairs de l'intuition qui relient pour lui ciel et terre lui font mieux sentir toute l'impuissance des mots et des images.

Dans les rapports avec les autres hommes, il fait preuve d'une autorité naturelle, doublée d'intuition et d'esprit d'amour, pénétrée de pitié.

C'est ainsi que son autorité naturelle se trouve liée à une direction très précise imprimée à son fluide télépathique et à sa vocation humaine, pacificatrice, et tendant à appeler les êtres à la simplicité primitive. En outre son amour intuitif et sa pitié des hommes dus à un sens intense et cruel des malheurs de l'humanité sont liés à une compréhension extrêmement aiguë des conditions terrestres qui sont leur lot. Enfin cet homme extraordinaire possède une vue synthétique, organisée, liée, hiérarchisée, intensément claire des choses cachées, intimes, de l’au-delà, sans que pour cela aucun détail de ce monde-ci ne lui échappe.

Si les développements qui précèdent sont exacts, trois traits doivent prédominer chez le Maharshi : une vie ascétique, mystique, intérieure intense ; une action rayonnante, irradiante, exercée sur son prochain ; une pensée métaphysique cohérente, quoique difficile à exprimer, à extérioriser. Le portrait que tracent de lui les voyageurs confirme bien ces considérations, tout au moins quant aux deux premiers points. C'est le troisième qu'il s'agit de développer dans les lignes qui suivent.

Toutefois, on l'a dit, ses déclarations orales ou écrites sont rares, souvent interrogatives, difficiles à saisir. Aborder ses quatrains de front, c'est risquer, an premier contact tout au moins, de n'y comprendre que peu de chose. Les clés nous manquent pour pénétrer leur secret. Peut-être sera-t-il plus facile d'en faire le tour en les situant dans la pensée philosophique de l’inde. En « faire le tour », car c'est à un mouvement tournant, à un investissement de la place que nous voudrions tenter de procéder. Peut-être

Page 206:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

206

comprendra-t-on mieux alors en quoi et pourquoi Ramana Maharshi s'éloigne de ce qui nous connaissons en général — nous, Occidentaux — des sages de l'Inde. Leur nom évoque en effet tout d'abord l'idée des yogas, des voies d'accès diverses pour atteindre à la sainteté.

Or, à lire ces quatrains et aussi les études consacrées au Maharshi, on ne rencontre rient de pareil, tout au moins au niveau auquel il a abouti — car, à tout prendre, sa biographie montre bien durant sa longue et lente préparation, un détachement acquis par lu jeûne et le silence qui constituent proprement un yoga. — Bien plus : le Maharshi déclare que ces pratiques sont inutiles, sauf, concède-t-il, pour certaines étapes inférieures qu'il faut franchir et dépasser, ou pour certains types d'humanité enfoncés dans la vie illusoire. Ce qui semble prouver qu'il accorde au monde de Mâyâ, l'illusion, au moins une sorte de réalité, une réalité de qualité inférieure.

Par là, par cette négation relative des étapes du yoga, il représente l'un des pôles de la philosophie de l'Inde. Fait à noter, toutefois, les deux écoles en apparence opposées, visent une même fin : l'union de l'homme avec la Divinité, ou plutôt la réunion, la religion (au sens étymologique de : lier à nouveau) de l'homme avec le Dieu dont il émane : être un avec lui, comme le corps est un avec l’âme. On n'est pas sauvé par les œuvres, mais par la foi et l’amour, la confiance et l'abandon, ceci par annihilation du petit moi séparé et égoïste et par exaltation en nous du Grand Moi, je dirais : de l'Esprit en nous, de Dieu dans l'Homme.

Tâche surhumaine pour l'homme engagé dans les sentiers de la vie, avec les préoccupations terre à terre de nourriture, de défense, de procréation. Aussi, à l'époque de Pythagore, vit-on le Bouddhisme, tout comme l'Hindouisme traditionnel, se tourner vers la vie ascétique : détachement du monde, la vie monastique.

Le salut consistera dès lors dans l'extinction du vouloir-vivre animal. Et c'est ici que bifurquent deux méthodes, deux écoles. L'école du Yoga et celle du détachement et de la concentration spirituelle en vue du salut. L'école du Sâmkya conçoit le salut par la connaissance ; l'esprit se détache des choses par la pensée, par son attitude même en face des choses et des œuvres ; on ne s'en sépare pas, mais on cesse de leur être attaché ; ainsi l'on s'affranchit de la nature.

Mais l'aboutissement des deux voies n'est-il pas fondamentalement et en dernière analyse, le même ?

Au sein des innombrables sectes et philosophies de l'Inde, Ramana Maharshi représente une des plus détachées du monde sensible, celle qui me paraît se rapprocher le plus de l'antique école sâmkhienne : Salut par la connaissance.

L'Esprit doit s'affranchir de la nature pour aboutir à la paix, par le détachement de toutes les œuvres du monde sensible. Toutefois le monde de l'illusion, à une réalité relative. Mais toutes les démarches faites pour s'en libérer ne prouvent qu'une chose : c'est qu'on se trouve encore lié à l'illusion, lié par l'illusion et qu'on n'est pas libre ; disons : pas encore libre.

Aussi le Maharshi, bien que soumettant ses propres disciples à un véritable yoga, extraordinairement dur et rigide, qui ne leur laisse pour ainsi dire pas le temps de souffler, raille-t-il toutes les théologies et déclare-t-il, on l'a vu, les formes superficielles et courantes de yogas inutiles.

Page 207:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

207

Ramana Maharshi, comme on le verra, se place dans une position qu'on pourrait appeler « antérieure ». Antérieure au déroulement des êtres dans le temps et l'espace ; antérieure à toute dualité. Définit-il l'Unité pure (Shankara) ou Absolu, par la via negationis ou par l'autre voie opposée, la via eminentiae de Madhva, qui voit l'Absolu dans la plénitude de l’Être, l'Océan embrassant la totalité du réel ? Il semble bien que ces deux voies se rencontrent en lui dans leur unité antérieure et supérieure qui, sur le plan du réel sensible, pourrait être dite : originelle et finale. C'est, à proprement parler, la métaphysique de la Totalité-UNE.

Nous voici en mesure d'aborder avec fruit la lecture des quatrains (1). Groupons ceux-ci sous quelques chefs distincts, logiquement liés l'un à l'antre : la Totalité-UNE ; l'image de l'UN Dualités ou Trinités premières ; le Mal est dans le multiple distinct ; le Salut est dans la plénitude retrouvée de l'UN.

(1) Nous en donnons une traduction libre, plus conforme au sens intime de l'original, rendu en bon français, que fidèle au mot à mot, en suivant une des versions anglaises.

La Totalité-UNE

Il s'agit de l'unité préalable, logique, avant toute dualité ; unité qu'on pourrait appeler immobile, parce qu'elle domine le temps et l'espace, pareille à ces formules de mathématique pure, valables en tout temps et en tous lieux, parce qu'elles ne dépendent en rien d'un temps ni d'un lieu donnés. On peut parler ici des conditions logiques de la pensée, de toute pensée, de l'acte même de penser logiquement.

Unité préalable, disons-nous. Elle n'est, en effet, pas encore pensée réfléchie, donc distincte, dissociée de l'UN et réfléchissement de l'UN à la façon d'un miroir : ceci suppose temps et espace. Tout au plus cet UN peut-il être conçu quand on le cherche non pas hors de soi, mais en soi, dans le fondement de la pensée qui pense et qui se pense. C'est ce que, faute d'un mot meilleur, le Maharshi appelle : le cœur — ceci au sens de Pascal : « Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas ». L'intuition introvertie saisit ce que le raisonnement comparatif, explicatif, ce que le « discours » ne saurait pénétrer. Ceci précisément parce que le discours dissocie, déplie ou déploie, explique au sens où l'entendait Bossuet quand il disait qu'au printemps le chêne explique ses jeunes feuilles, encore repliées dans le bourgeon.

C'est bien ce que tente d'exprimer le premier des deux « quatrains de propitiation » du Maharshi.

« Sans l'existence de l'Être, le sens de l'existence peut-il exister ? L'Être est hors d'atteinte de la pensée ; il est saisi par le cœur ». Mieux encore : il est le cœur, l'essence intime du cœur. Concevoir l'Être, ce n'est pas le chercher hors de soi ; c'est être par le cœur, « c'est demeurer tel dans le cœur ». On pourrait dire, en français : pénétrer, ou demeurer « au cœur de l'Être ».

Évidemment cette notion première est en soi inexpliquée et inexplicable ; elle résultera, au terme de l'évolution de la pensée, de la constatation de l'ordre de l'univers, du fondement unique et cohérent, stable et certain, de toute science, de toute pensée logique.

Page 208:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

208

St. Bernard : « Dieu nous est plus intérieur que nous-mêmes » — ou encore St. Thomas qui identifiait l'essence et l'existence en l’Être premier.

On pourrait citer ici plusieurs quatrains du Maharshi (4, 10, 11, 12, 19, 20, 26, 27). Citons-en quelques fragments qui tous ont pour effet de prouver l’UN en l'opposant à ce qui n'est pas l’UN.

(10) « Indépendamment de l'ignorance, le savoir n'existe Pas ; indépendamment du savoir, l'ignorance n'existe pas. Mais à qui appartiennent cette ignorance et ce savoir ? L'intelligence qui cherche cette appartenance et en reconnaît la source, le Moi, est la vraie intelligence ».

(11) « L'Esprit : en lui, il n'y a plus intelligence ou ignorance (humaines). Ce qui connaît (humainement) ne peut être l'Esprit véritable ». La réflexion réfléchit, reflète.

Mais, tel le soleil qui fait refléter toute chose sans être, lui, le reflet de rien, car il est lui-même lumière et source de lumière, ainsi « le vrai Esprit resplendit — sans que rien, dans sa splendeur, lui soit étranger », ni réflexion ni objet reflété, car « le Moi, c'est l'Intelligence, ce n'est pas le vide »,

Nous retrouverons plus loin cette conception de la plénitude.

Dès lors à quoi bon certaines discussions qui opposent des points de vue partiels, là où l'illimité les embrasse tous deux ?

(19) « Seuls ceux qui ne connaissent pas la base une du destin et du libre-arbitre peuvent discuter la prépondérance de l'Un ou de l'autre. Ceux qui savent que l'UN (1) est à l'origine de l'un et de l'autre ont dépassé l'un et l'autre. Dès lors pourquoi s'en inquièteraient-ils ? »

(1) L’UN. Nous traduisons par là ce que l'original exprime par « Cela », c’est-à-dire l'innommable, Par places, on a rendu la même notion par l'Être, l'Esprit, le Moi — en suivant, pour ce dernier terme, une version de langue anglaise.

(20) « Si l'on oublie l’UN, on pense que Dieu est distinct de la pensée qui L'aperçoit. Celui qui se voit, qui voit le Moi, qui voit l’UN, voit Dieu et se dépouille de la conception du moi séparé. Car l’UN n'est pas autre chose que Dieu ».

(26) « Avec le Moi, tout apparaît. Sans le Moi, rien ne peut exister. Le Moi est le Tout. Chercher ailleurs qu'en soi ce Moi, c'est perdre tout ».

Ainsi chaque moi est une étincelle du Moi, de Dieu, de l'UN. « La Souveraine Pensée est présente à elle-même en la multitude des esprits », dit H.-L. Miéville.

(27) « L'état où le moi n'apparaît pas comme distinct est l'état où nous sommes en l'un, où nous sommes un avec l'UN. Si l'on ne cherche pas où le moi apparaît, la notion même de perte du moi disparaît. Ni apparition, ni disparition ; alors on demeure dans l'UN, on reste l'UN, on est l’UN

L'Image de l’UN

Il ne s'agit pas encore, à proprement parler, d'une image, d'une idée claire, mais d'un

Page 209:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

209

pressentiment, d'une intuition globale où se dessinent non pas des contours nets, mais des tendances, disons des « dynamismes » ; l'un des aspects est centripète, tourné du côté de l’UN : concentration ; l'autre, centrifuge, tourné du côté du multiple : la différenciation. Et celle-ci, poussée trop loin, sans lien avec le centre, se dissocie, se distingue, se dissout en atomes, négation de toute unité organique. On verra bientôt toutes les conséquences, tant individuelles que sociales, de cette, dissociation.

De même que la Totalité-UNE a pu être désignée comme la condition préalable logique, une et universelle, antérieure, ou plutôt supérieure au temps et à l'espace, appelons image de l’UN la condition préalable de l'être se déployant et se déroulant, en quelque sorte, au travers de l'espace et de la durée. Condition préalable, par conséquent, de tout ce qui est esprit et vie dans l'univers, de tout ce qui est organisation sur les trois plans biologique, psychologique et sociologique. En ce sens, on peut dire que l'UN déployé est issu de l'UN immobile, mais comme tout ce qui touche à l'inexprimable, ce n'est encore là qu'une image. À son tour la réalité sensible, accentuation du multiple, naîtra de cet UN dynamique — idée qui s'est en quelque sorte concrétisée chez les peuples, dès le passé le plus lointain, dans la notion de Dieu créateur du monde.

Mais par quel organe, autre que la pensée logique réfléchie, ou raison claire, l'esprit humain pénètre-t-il cet univers de ce qui est « préalable » et encore inaccessible aux sens matériels ? Ramana Maharshi — ou ses traducteurs — recourent au terme de manas.

Dans les collectivités orientées simultanément vers une même préoccupation à tonalité affective accentuée particulier d'ordre mystique — il se produit comme une ambiance de manas ; l'individu, plongé dans cette atmosphère, s'en trouve imprégné et perd en quelque mesure le contrôle de son moi isolé.

Ce manas qui participe du spirituel et de ce qu'on pourrait appeler le pré-matériel, ferait en quelque sorte le pont entre l'immatériel et le matériel, entre l'esprit et le corps. Il constituerait l'avant-seuil de l'aperception, l'attention réceptive passive ou dirigée de l'intuition spontanée ou dirigée, mais sans mobiles d'ordre rationnel, condition préalable de la sensation et de l'acte effectif. C'est bien là ce qu'entend le Maharshi.

(24) « Le corps matériel (jada), dit-il, ne saurait dire : « moi ». La conscience de l'Absolu (Sat-Chit, qui veut dire : pouvoir de conscience de l’immatériel — Chit — Existence immuable — Sat) non plus. Mais entre les deux, dans les limites du corps, un « moi » se manifeste. On l'appelle : nœud entre l'immatériel (chit) et le matériel (jada) lien (jîva), corps subtil — nous dirons fluide éthérique — un ego, existence présensible (samsara), manas ».

(22) « L'UN éclaire le manas et dès lors il luit ». L'Etre-UN est le père de l’être distinct. L'accomplissement de l'existence est le retour dans l'UN. Mais l'être distinct ne saurait apercevoir, ni même concevoir l'Etre-UN. « Au lieu de faire rentrer le manas dans son Auteur, dit le Maharshi, comment le manas pourrait-il même concevoir cet Auteur ?

Ce qui précède concerne le lien entre manas et l'Absolu ; à l'autre pôle, le manas crée le lien avec le monde des sensations.

(6) « Le monde est la forme (résultat de la perception) des cinq sens ; il n'est pas différent ». — C'est l'idée du « phénomène », ce qui apparaît, et auquel l'école occidentale de Berkeley, dite du phénoménisme, attribue seul une « réalité ». — « Ces cinq sens, continue le Maharshi, fonctionnent au moyen des cinq organes des sens. Du moment que

Page 210:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

210

le manas perçoit le monde par le canal des sens, le monde pourrait-il exister sans le manas » — sans la perception, qui, elle, est d'ordre psychique ?

Mais toute lumière vient de l'UN ; elle va de l’UN au manas, du manas au monde.

(14) « Si la première Personne existe, elle se manifeste sur la seconde et la troisième. Beconnaître la réalité unique de l'os, c'est enlever au moi et au monde toute réalité séparée, indépendante. Ce qui luira seul alors, c'est l’UN véritable ».

Et si l'on transpose ceci sur le terrain du déroulement dans le temps, on constate de même que l'incarnation de l'Esprit-UN crée, en quelque sorte, par le canal du moi, le passé et l'avenir ; mais seul est réel l'instant présent.

(15) « C'est par rapport à l'action présente qu'existent le passé et l'avenir. Quand l'action passée eut lieu, elle fut présente ; quand l'action future aura lieu, elle sera présente. Donc le présent seul est réel. Si l'on ne se rend pas compte de cela, on s'égare... »

Certes, le corps est limité dans le temps et dans l'espace.

(16) « Mais sommes-nous ce corps ? Nous sommes le même, aujourd'hui, jadis et toujours, le même ici, là et partout. Nous sommes, et ceci indépendamment du temps et de l'espace ».

(25) « En s'attachant à la forme, le moi se crée, se maintient, se développe. Il écarte une forme et en prend une autre. Cherchez-le où il était, il n'est plus là. Sache que c'est là ce diable de moi qui prend forme, mais est (dans son essence) sans forme ».

(17) « Le corps est le moi (ou à moi) et, aussi bien pour ceux qui se connaissent que pour ceux qui ne se connaissent pas, le moi semble limité au corps. Mais pour ceux qui, en eux, voient l'Invisible, l'UN resplendit sans limite et, sans lui, le moi ne serait pas. »

Dualités et trinités premières

La plupart des religions et des philosophies insistent sur les antinomies de ce monde : ciel et terre, lumière et obscurité, bien et mal, vérité et erreur, bonheur et souffrance, plaisir et douleur, justice et injustice. Et ce sont en effet ces contradictions qui orientent les actions et réactions spontanées ou réfléchies des hommes dans leur existence quotidienne. Le mérite de Ramana Maharshi est de montrer une fois de plus — car c'est déjà là une des vues les plus profondes de l’Isha Upanishad — que ces dualités sont issues d'une unité, qu'elles constituent les pôles diamétralement opposés d'une réalité essentiellement une ; et que, si elles en sont issues, elles doivent de nouveau, au terme, se dissoudre en elle, se résorber dans l'UN. Le mot « perfection » exprime précisément cet état atteint au travers des vicissitudes causées par ces antinomies non surmontées. Et surmonter signifiera : apercevoir les deux pôles, les deux faces — également légitimes, parce qu'également réelles — de toute question.

(3) « Le Monde apparaît comme réel ou comme apparent ; le monde est esprit ou bien ce qui n'est pas esprit : matière ; le monde est joie ou le contraire : douleur. À quoi bon relever ces contrastes connus ? Ne pas laisser le monde vous dominer ; s'examiner, soi, et se connaître ; perdre le sentiment de l'unité ou de la dualité ; s'absorber, soi, dans cet état où il n'y a plus de moi : voilà ce qui supprime toute inquiétude. »

Page 211:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

211

(4) Si le multiple et l'UN sont deux expressions d'une même réalité fondamentale, « si la forme est (essentiellement) le Moi, alors le monde et Dieu ne sont qu'un ». Et si le Moi est apparent dans la forme, on ne peut dire que « le Moi est forme », uniquement forme, que la forme est tout et qu'il n'y a rien derrière. Rien ? Et qui donc perçoit la forme ? « Sans yeux, y a-t-il une vision ? L'œil est l’UN, l’UN est un œil sans limite. »

(2) « Les trois principes » dit Ramana Maharshi — Jîva, Ishwara, Jagat — « sont admis par toutes les religions. Dire qu'un seul Principe devient et reste les Trois ou que les Trois sont trois principes distincts, ces deux affirmations » — cette dualité de Vues en apparence contradictoires « subsistent aussi longtemps que subsiste le sentiment du moi distinct. Celui-ci une fois disparu, toute chose reste dans son état propre, c'est là l'essentiel ». Car les vues de notre esprit sur le réel ne peuvent influencer en rien ce réel.

Ici, le réel, c'est l’UN : réalité métaphysique au pôle supérieur, réalité physique ou sensible au pôle inférieur. Le réel initial, créateur, c'est le Père — incarnation du passé tout entier ; le réel sensible, engendré par le Père, c'est le Fils — que synthétise l'instant présent et toujours présent ; et, à son tour, le Fils conduit au Saint-Esprit — l'avenir tout entier — qui doit ramener le circuit fermé à l’UN initial. On peut dire aussi : le réel préalable — potentiel, ou en puissance d'être ; le réel sensible — virtuel ou en acte ; et de réel accompli (1) — achevé, parfait.

(1) Où la syllabe ultime « pli » signifie « plinus », plein et le « com » qui la précède : « cum », ensemble, exprime rassembler le multiple dans l’UN.

Ces symboles n'expriment pas seulement le devenir cosmique ; ils se retrouvent dans toute manifestation, si minime soit-elle, où l'esprit est en jeu, car c'est de l'esprit qu'émane l'acte, et l'acte, à son tour, ne reste pas sans effet sur l'esprit. Le Maharshi l'a bien noté :

(9) « Les dualités opposées et les trinités » — littéralement : les trois inséparables, p. ex. : connaisseur, connaissance et connu — « sont toujours fondées sur une unité qui les domine. Quelle unité ? Si, dans son for intérieur, on prend conscience de cette unité, les éléments multiples, deux ou trois, se dissoudront. Seuls ceux qui ont vu cela ont vu la Vérité ; ils ne se troublent pas ».

L'inquiétude est dans le multiple, dans l'impression que les dissonances du multiple sont irréductibles, que le multiple est la seule réalité, que toute affirmation contraire est folie ou illusion. La paix est dans la vision de l'UN prédominant ; est harmonie ; lui seul mérite le nom de réalité ; le multiple conçu commue seul existant, voilà la grande illusion : Mâyâ.

Le Mal est dans le multiple distinct.

Nous retrouvons ici l'une des pensées maîtresses de l'Inde : le réel sensible; est un voile, une illusion ; seul, répétons-le, le réel logique (1) mérite le nom de réalité. Se dégager de la prédominance du monde matériel, du réel sensible, telle est la voie de la sagesse. Le Bouddha en a dégagé ces deux grands symboles : chaîne des réincarnations et délivrance par le nirvâna.

(1) Selon le Logos : hors de l'espace et du temps ; donc, du point de vue temporel : pré-sensible, hyper-sensible ou supra-sensible.

Le grand coupable de cette erreur qui entraîne tant de souffrances, c'est le moi qui se

Page 212:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

212

croit distinct du tout. Dire : « Moi, je... » c'est prendre la partie pour le tout.

(29) « Ta bouche dit : « Je... » Est-ce là tout ? Chercher d'où vient la lumière de ce moi, telle est la voie de la sagesse Quelques-uns disent : « Je ne suis pas ceci, mais je suis cela ». Cette façon de faire peut constituer un auxiliaire pour la recherche de l'âme essentielle, mais « ce n'est pas encore la recherche de l'âme », une et centrale.

(39) « Tant que la pensée : « Je suis lié » subsistera, subsisteront les deux idées antagonistes de lien et de libération. Mais quand on examinera «qui est lié » et qui lie, on se verra et seule demeurera la liberté éternelle ; l'idée de lien n'existera plus. Dès lors comment l'idée de libération pourrait-elle subsister ? » Étant accomplie, elle n'aura plus de raison d'être.

On rencontre ainsi une foule de pseudo-problèmes, de questions contradictoires qui, elles aussi, n'ont pas de raison d'être ou perdent toute raison d'être au regard de la sagesse. Ainsi :

(40) « La libération finale de l'être sera-t-elle accompagnée par sa forme ou sera-t-elle sans forme ? Je vais vous livrer ce secret.

« La libération, c'est l'état où le petit moi qui discute au sujet de la forme perd sa forme ; dès lors il perd aussi les notions de sans-forme et de forme-sans-forme ! »

On voit que le Sage sait conserver le sourire !

En fait, c'est le corps qui « voit » les corps ; mais ce qui en lui voit l'esprit, c'est l'esprit. Les choses matérielles, sensibles aux sens, sont perçues par les sens. Ils sont des outils du corps, enfermés en lui, enveloppés en lui. Nous retrouvons ici une conception déjà exprimée à propos du manas :

(5) « Les cinq sens sont donc compris dans le mot : corps. Sans le corps, le monde existerait-il ? Dépouillé du corps, comment pourrait-on percevoir les corps ? »

(6) « Le monde est forme ; la forme est saisie par les cinq sens ; il n'est pas différent ». Il y a, dirait la science occidentale, syntonisme entre les vibrations du monde donné et les sens qui les traduiront en sensations perçues. « Ces cinq sens fonctionnent grâce à cinq organes. Du moment que le manas » — ici : l'esprit conscient — « perçoit le monde par ces cinq organes et les cinq sens, comment le monde lui-même existerait-il sans eux, donc : sans le manas » qui en a conscience ? »

Car ce qui, en l'homme, voit, c'est l'esprit.

(18) « le monde peut être dit réel aussi bien pour ceux qui n'ont pas d'intelligence que pour ceux qui sont intelligents. Mais pour les premiers, la Vérité se limite au monde sensible. Ce sont les ignorants. Pour les clairvoyants, la Vérité, dépourvue de forme sensible, est la base du monde sensible. Telle est la différence entre eux ».

Donnons ici une version un peu différente du quatrain 22 déjà cité :

(22) « L'UN éclaire le manas et sa lumière y brille. Comment concevoir l'Auteur du manas au moyen du manas ? L’Infini au moyen du fini ? Un élément du multiple ne peut embrasser l'UN ; seul l'UN embrasse tout le multiple. La seule voie consiste donc « à

Page 213:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

213

identifier le manas à son Auteur ».

L'idée d'être séparé du Tout, telle est la quintessence du Mal, le Mal en Soi, la cause de toute erreur et de toute souffrance.

(13) « Seule est vraie la connaissance de l’UN ; la connaissance multiple » — et tenue pour irréductiblement multiple — « est l'ignorance. L'ignorant ne se rend-il pas compte qu'il ne saurait exister de connaissance ou même de l'ignorance sans la faculté de connaitre ? » Et le Maharshi de comparer les bijoux en or à l'or qui a servi à les faire. On dit : des bijoux en or ; mais sans or, sans leur matière première commune, aucun d'eux n'existerait.

Souvent on dit : se connaître. Mais qui donc connaît ce moi aux aspects multiples, sinon la pensée une ?

(21) « Se voir. — Voir Dieu. — Quel est le sens de ces expressions des diverses Écritures sacrées ? Qui est celui qui se voit. ? » Et, en sens opposé, en le vidant de tout contenu, « qui pourrait voir le Moi seul ? Comment voir Dieu ? » Il n'y a qu'une issue à cette dualité fatale, il faut, soi, devenir UN, se dissoudre en Dieu. « Le voir, c'est être absorbé par Lui ».

(30) « Qui suis-je ? — Si le manas cherche à répondre à cette question, il plonge en soi et atteint le fond ultime. Alors le petit moi baisse la tète, pris de honte : tout au fond, Quelqu'un a répondu : Moi. Mais il ne s'agit pas du petit moi séparé. La réponse est venue de l'Éternel, de l'Universel, de l’Être, de la Vérité en soi ».

On pense au Dieu de Pascal : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais pas trouvé ».

(37) « Au cours de la recherche, c'est la dualité qui domine : mais la réalisation n'est plus dualité, elle est unité. — Cette proposition cache un sophisme. Quand l'homme cherche et qu'il dit s'être trouvé », n'est-ce pas qu'il s'est retrouvé et qu'il était UN et uni à l'UN dès l'origine ?

On croit chercher Dieu hors de soi ; or le fait même de le chercher est d'origine divine. C'est le Dieu vivant au sein de l'homme qui dirige la recherche, à l'insu de celui-ci. Apparemment — et nous citons de nouveau ici Henri-L. Miéville — « nous sommes séparés et divisés, et nous sommes un ».

Le Salut est dans la plénitude retrouvée de l'UN.

Plusieurs d'entre les quatrains déjà cités du Maharshi laissaient pressentir cette solution : le Bien est dans l’Harmonie de la partie et du Tout, dans la concentration sur l’UN. La voie de sagesse consiste à viser à rétablir le lien avec l’UN ; mieux : la fusion en l'UN.

D'où, concluront certains sages, renoncement à tout ce qui est séparé, renoncement au monde, renoncement au désir, renoncement aux liens matériels. C'est là prendre le symbole pour une réalité. C'est peut-être là, pour beaucoup de gens, le chemin de la sagesse. Mais la sagesse atteinte consiste à renoncer aux désirs exclusifs du monde sans renoncer au monde, car celui-ci, par delà la dualité Ciel et Terre, Esprit et monde, participe à l'unité primordiale et finale, n'en est qu'un des deux aspects complémentaires. Qui a

Page 214:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

214

atteint ce niveau ne fuira pas le monde comme un monde de pestiférés. Seule l’âme encore encline à la séparation, au mal, craint le mal. Le sage atteint la paix, qui est plénitude totale, sans exclusion d'aucune réalité ! Il ne connaît plus de mort.

(Prop. 2) « Que ceux qui ont grand’peur de la mort se réfugient aux pieds de l'Être ‘(Ishvara) qui n'est pas soumis à la mort. Ceux qui sont morts à toute possession exclusive sont éternels. Comment pourraient-ils consacrer une pensée à la mort ? »

Combien de gens pensent se vouer au culte de tel ou tel dieu et n'y trouvent pas la paix de l’âme !

(8) « Sous quelque nom ou quelque forme qu'on adore l’UN, l'adoration n'est qu'un moyen, une voie qui doit conduire à l’UN. Mais prendre conscience de ce que l'on est, soi, en soi, à la lumière de la Vérité, se concentrer sur cette conscience de l’UN, s'y absorber, voilà l'essentiel ».

(12) « L'Esprit, c'est le Point où disparaissent intelligence et ignorance. Celui qui réfléchit n'est pas l'Esprit en soi. Seul l’UN d'où émane la lumière resplendit, sans emprunter son éclat à une autre source de lumière. L'homme distingue celui qui connaît et ce qui est connu ; mais l'Intelligence divine ne connaît pas le vide », l'abîme qui est censé séparer l'un et l'autre. Peut-on se représenter une faculté de connaître qui serait sans objets à connaître ? Des objets connaissables, sans un Être qui les connaît ? Car l’UN réunit en soi ces deux éléments polaires, il est Plénitude divine.

(28) « De même que l'on plonge pour retrouver un objet qui est tombé dans l'eau, de même il faut, avec une attention aiguë, en retenant son souffle et sa parole, plonger en soi-même pour y découvrir d'où sort le moi ».

(35) « Chercher l’Être et demeurer en l’Être, en cela réside l'accomplissement (siddhi). Les autres voies sont des symboles comme les images des rêves. Lorsqu'on se réveille, ils s'évanouissent, on les sait irréels. Ainsi ceux qui se tiennent dans la Vérité. Aucune des fausses vérités de rêve ne peut les inquiéter, »

(38) « Si nous nous considérons comme l'auteur d'une action, nous en subissons les conséquences. Mais si nous cherchons le véritable auteur de l'action et si nous apprenons à distinguer le Moi total derrière l'apparent moi distinct, l'idée d'auteur s'évanouit. Acteur, acte et réaction distincts disparaissent. » On se croyait lié à tout cela. « On s'en trouve libéré ».

La pensée de l'homme résout le multiple en dualités ou trinités. Mais au terme, celles-ci se résolvent, elles aussi, en unité.

(32) « Tu es Cela » — disent les Védas. Ce que tu considérais comme multiple est UN ; tu aspirais à l’UN, et voici : tu es UN. « Celui qui ne cherche pas l’UN, afin de le trouver et d'y demeurer, celui qui, parlant au nom de son petit moi, déclare : je suis ceci, je ne suis pas cela, celui-là manque de courage. Car le Moi, l’UN, demeure en tout et partout pareil à lui-même. »

(33) « Je ne me connais pas ; je me suis connu. » — Ces propos font rire. Pourquoi ? Pour que le moi devienne « objet », un objet perçu par un « sujet » y a-t-il deux Moi ? Le Moi est unique. Telle est la vérité, elle résulte de l'expérience universelle. »

Page 215:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

215

Coïncidence frappante : ce même propos se trouve, presque dans les mêmes termes, chez le philosophe français Gabriel Marcel. Dans son livre paru en mai 1910 : Du Refus à l'Invocation (Paris Gallimard.) Il dit (p. 29) que c'est déjà une fiction de distinguer l’âme du corps « Cette âme, je la convertis en corps et par conséquent le problème se pose à nouveau pour elle. » Esprit pensant et corps pensé : il ne saurait y avoir de coupure entre eux ; l'être est totalité et la qualité d'être ne peut être scindée. Et (p. 31) : « Être incarné, c'est apparaître comme un corps, comme ce corps-ci, sans pouvoir s'identifier à lui, sans pouvoir non plus s'en distinguer. » Il en est de même de l'homme vis-à-vis de Dieu. Lui est Toi — Toi et moi en un, ou alors Il n'est pas. « Lorsque nous parlons de Dieu, ce n'est pas de Dieu que nous parlons. » — « On ne le dira jamais trop fortement. L’UN abstrait « qui semblait une déficience infinie se révèle, une plénitude infinie. » (pp. 53-54).

Le même sophisme dénoncé ici se retrouve dans le « to be » or not « to be » du Baudet de Shakespeare.

(34) « Ce qui est le même toujours et pour tous, dit Ramana Maharshi, ce qui est naturel, il faut reconnaître qu'il se trouve, au fond du cœur où il a sa place et où on le rencontre et, dès lors, on atteint à l'un, on est UN. Au lieu de cela, discuter pour savoir si « cela est ou n'est pas », déclarer que « cela est un », ou que « cela est deux », c'est se livrer au vertige de l'illusoire, de Mâyâ. »

(3e) « II nous arrive de penser que nous ne sommes rien de plus que notre corps. À ces moments-là, il vaut mieux penser que nous ne sommes pas matière, mais que nous participons à l'UN. Toutefois penser n'est qu'un moyen accessoire. À quoi sert de tant penser : « Je suis l'UN » ? Pensons-nous toujours : « Je suis homme » Pourtant ceci suffirait, car cette affirmation implique la participation à l’UN. »

La solution est et demeure donc : la fusion totale dans l’UN.

(31) « À ceux qui, le petit moi dépassé, sont UN, que reste-t-il de plus à faire ? Ils ne reconnaissent plus rien qui serait étranger à l'un. Comment concevoir, comment définir cette unité qui est plénitude de l'être ? »

L'UN enferme en lui les dualités. Mais les dualités essentielles : vérité et erreur, bien et mal, joie et souffrance, extase et déchirements constituent la trame immédiate de l'existence de millions d'êtres humains. Pour tous ceux-ci le fait de trouver dans un livre la voie qui les conduirait à se dégager de ce réseau et à atteindre à la vision suprême, constitue l'essentiel. Exiger d'eux, en quelque sorte, le saut par delà les dualités, c'est les laisser désarmés en présence d'exigences pourtant urgentes : qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est faux ? Qu’est-ce qui est bien et qu'est-ce qui est mal ? Ou, de façon plus instante et plus insistante encore : tel acte est-il bien ou mal ? Dois-je l'accomplir ou m'en abstenir ?

Le Maharshi semble dire, dans ces cas : débrouillez-vous. Cherchez la Lumière en vous-même.

Il a raison. Mais l'être moyen s'en ira avec cette impression douloureuse : ce sage, ce philosophe n'a-t-il aucun message pour moi ? Ne m'apporte-t-il aucun secours, aucun soulagement ? C'est afin de « faire le pont » entre l'ignorant et le sage qu'il est bon de publier des séries d'études sur lui. Sa grandeur y apparaîtra comme s'élève l'image du plus haut sommet de l’Himalaya si l'on monte soi-même, en ballon ou en avion, à quelque distance de la chaîne.

Page 216:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

216

L'Occidental verrait alors, au cours de cette ascension, le plus haut sommet — ici le Maharshi ou tout autre Sage parlant en son nom — figurer comme couronnement d'une œuvre de haute sagesse, où les étapes graduelles seraient figurées par une série d'auteurs ou d'adorateurs qui auraient préalablement montré les voies successives de la sagesse. On pense à ces séries de conférenciers traitant d'un même sujet. Mais tous les êtres ne supportent pas les hautes altitudes : si l'on veut parler, non à l'intellect seul, mais aussi au cœur et à la volonté, si l'on veut atteindre, non pas à une « conversion » isolée, accomplie une fois pour toutes, mais à des conversions successives, n'y aurait-il pas lieu d'espacer les étapes de l'initiation, de prévoir — qui sait ? — des mois ou des années, pour que l'« incarnation » des vérités premières s'accomplisse ; — ou alors, de s'arrêter, pour tel être, à telle étape... si on le voit incapable de s'élever à l'échelon suivant ?

La pensée de Ramana Maharshi est trop haute et trop grande pour être atteinte de plain-pied par quiconque. Il n'est pas possible de la « vulgariser », car la dualité est infiniment impérieuse et, dans la lutte quotidienne, l'un infiniment hors d'atteinte... Pourtant un enseignement demeure qui nous paraît essentiel.

L'illusion n'est pas hors de nous, mais en nous ; elle consiste dans le fait de considérer la matière comme réalité unique.

L'apercevoir comme l'une des faces, un des aspects de la Réalité Totale, voilà l'un des apports essentiels du Maharshi. La Nature et Dieu sont UN.

Le sage de l'Inde se rencontre en ceci avec bien des penseurs d'Europe : j'ai déjà nommé Henri-L. Miéville et Gabriel Marcel ; on en trouverait bien d'aut.res, sans aucun doute

Et ceci nous conduit à exprimer, pour terminer, cette pensée ultime :

La séparation entre Orient et Occident doit disparaître. Elle domine encore, certes. Là-bas, vie intérieure, ici vie extérieure ; là-bas, pensée pure, ici activisme envahissant. Mais ces divergences sont le propre de l'homme du commun.

Mais il y a aussi, nous venons de le constater, des Sages pour qui le monde n'est pas, n'est plus, « perdition », parce qu'ils ont dépassé tout attachement unilatéral, égoïste, exclusif. Et leur sagesse, loin de les séparer du monde, les rapproche du monde. Irradiés par la Lumière d'en haut, ils irradient à leur tour et leur présence est un bienfait infini. Car elle est un rayonnement authentique de la Présence divine.

Page 217:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

217

TÉMOIGNAGE DE MADAME RICKE - HIDDINGHE

INTÉGRALITÉ D'UN TEXTE PARUT DANS LE LIVRE :

« ÉTUDES SUR RAMANA MARARSHI »

ÉDITIONS ADYARD 1949

Page 218:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

218

Le Maharshi compare de préférence la vie à un rêve. Or si le créateur de ce rêve est Dieu, les images qui le composent sont le monde, et l'identification de la conscience divine avec ces images est l'ego. Si l'on considère la création comme une « chose indépendante qui existerait par elle-même, elle est irréelle, tandis que considérée en tant qu'existence reposant sur la divinité, elle est réelle.

Le Maharshi a écrit à ce sujet : « La vérité est limitée au monde pour les ignorants. Pour ceux qui se connaissent, la vérité, sans forme, existe comme base de ce monde. Telle est la différence entre eux (1). »

Quel est au juste le sens qu'il faut attribuer au « mot » rêve, tel que le conçoit le Maharshi ? Ce terme choque beaucoup d'esprits occidentaux qui, à leur insu, pensent exactement la même chose que le Maitre, mais expriment leur pensée d'une façon différente.

En effet, que nous enseigne la science moderne ? La matière est une illusion. L'atome a été, réduit à l’électron..., mais on a découvert que cet électron qui entre dans la constitution de tout notre monde solide n'a pas lui-même de support matériel : il n'est qu'énergie.

Comment se fait-il, dans ces conditions, que nous voyions le monde, tel qu'il est pour nous, avec ses formes, ses couleurs, ses arbres, ses montagnes ? Tout cela, répond la philosophie advaïtiste, n'est qu'un échafaudage de notre esprit. Ce ne peut être que notre conscience individuelle qui transforme ainsi l'électricité toujours mouvante en un univers qui a les apparences d'un monde stable.

Y a-t-il une si grande différence entre le monde que nous créons chaque nuit dans nos rêves, et le monde que nous créons chaque jour à notre réveil ? Ce qui distingue notre rêve diurne du rêve nocturne, n'est-ce pas surtout le fait que les images qui le forment ont une base objective, puisqu'elles sont les mêmes pour tous les hommes ? Cette base objective, le Maharshi ne songe pas à l'écarter puisque le créateur qui rêve de la vie serait Dieu.

Les découvertes récentes de la science nous indiquent encore d'autres rapprochements avec ce que le Maharshi nous enseigne.

Prenons une autre strophe du même poème philosophique « Comme nous voyons le monde, nous devons sans conteste admettre un être-origine doué d'énergies variées. Le tableau de monde) consistant en nom et forme, celui-qui-le-voit, la lumière-qui-(l)'éclaire, tout cela est Lui-même d'être-origine) » (1).

(1) Ulladu Napardu, verset 18.

Il est question ici d'une conscience unique da lumière qui éclaire) qui est Dieu d'être-origine), mais qui est aussi l'homme (celui qui voit) et le monde de tableau consistant en nom et forme) puisque l'homme et le monde sont également identifiés avec Dieu.

Celte conscience unique qui donnerait à l'énergie ses formes apparentes et qui se morcellerait en une infinité de consciences individuelles et séparées semble l'explication la plus raisonnable que la science puisse nous donner d'un monde extérieur... dépourvu de matière.

Page 219:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

219

En effet, on n'hésite pas aujourd'hui à considérer l'énergie une malgré les innombrables formes qu'elle prend. La conscience qui les interprète ne serait-elle pas une elle aussi, malgré les multiples consciences individuelles qui ne seraient plus alors que des différences de surface ? N'est-il pas curieux de constater que toutes les consciences voient le même monde, créent les mêmes projections, interprètent de façon identique les jeux de l'énergie ?

Cependant les animaux perçoivent peut-être un monde dont les apparences diffèrent du nôtre, mais à travers ces apparences il doit persister une identité grâce à laquelle ils voient malgré tout les mêmes objets que nous. Leurs réactions nous le prouvent. C'est comme si je regardais le monde en me servant de lunettes rouges, et que vous vous serviez de lunettes bleuies ; malgré une diversité superficielle, nos deux mondes seraient pourtant les mêmes. Cette concordance de visions s'explique facilement si nous acceptons l'idée d'une seule conscience fondamentale à la surface de laquelle flotteraient les consciences individuelles. Shri Râmakrishna dit à ce sujet : Dieu est un grand Océan dont les bulles sont les âmes. Par Lui elles naissent, en Lui elles existent, à Lui elles retournent » (1).

(1) L’enseignement de Râmakrishna, paragr. 64.

En observant la régularité et l'universalité des lois du monde matériel, la science a été amenée à croire à cette unité de l'énergie qui persiste à jamais, lorsque l'une quelconque de ses formes disparaît.

En outre, les lois fondamentales et universelles qui se manifestent dans l'énergie individualisée appartiendraient aussi à l'énergie non-individualisée et primitive. Ne pourrait-on pas tirer les mêmes conclusions pour la conscience

Mais l'énergie individualisée a aussi des propriétés nouvelles qui ne se retrouvent pas dans sa forme primitive. Par exemple un corps formé par la combinaison d'atomes différents a des propriétés que ces mêmes atomes ne possédaient pas dans leur premier état. Ici encore, il en est probablement de Taille de la conscience individualisée.

On se trouverait alors en face de deux réalités : l'une l'énergie universelle et éternelle d'où surgirait la multiplicité des objets prétendus solides et distincts, l'autre la conscience universelle et éternelle sans laquelle cette multiplicité n'existerait pas. Mais l'énergie universelle pourrait bien ne pas être autre chose que la faculté créatrice de la conscience universelle, les « énergies variées » que le Maharshi attribue à l'être-origine dans la strophe que j'ai citée plus haut. En terminologie hindoue, on pourrait dire que l'énergie universelle est « Prakriti » de la conscience universelle « Purusha ».

Mais s'il en est ainsi, pourquoi vouloir soutenir, comme on le fait si souvent, que lorsqu'une forme créée par la conscience se dissout, la conscience créatrice doive disparaître elle aussi ? La survivance de l'esprit malgré la dissolution de la matière paraît s'imposer si l'on poursuit jusqu'au bout cette pensée de la conscience créatrice. Voici du reste comment le Maharshi exprime la relation inverse du monde matériel à l'égard de l'esprit : « Si le Moi (c'est-à-dire le mental, la pensée) se forme, tout s'ensuivra (apparaîtra). S'il n'y a pas de Moi rien n'existera. C'est le Moi qui est tout (1). » Ce seraient donc au contraire les corps matériels qui disparaîtraient dès que la pensée créatrice rentre dans le grand silence.

(1) Verset. 26.

Page 220:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

220

Nous avons ainsi trouvé, en interrogeant la science, que le monde tel que nous le voyons n'est qu'une création de la pensée, et que par conséquent c'est cette pensée qui est la réalité, et non pas la matière. Ce qu'il y a de durable, ce n'est pas l'élément matériel, c'est l'élément spirituel. Nous avons aussi trouvé qu'une conscience unique et universelle à laquelle se rattacheraient toutes les consciences individuelles, comme nous l'enseigne le Maharshi, serait une des explications les plus satisfaisantes de ces dernières découvertes de la chimie, une explication qui donnerait une réponse à tous les problèmes que soulèvent ces découvertes.

Si nous passons maintenant de la science naturelle aux résultats de la recherche métapsychique, nous verrons que ceux-là aussi viennent à l'appui des théories du Maître hindou.

Lorsque la conscience normale s'évanouit pour faire place aux états seconds dans lesquels apparaissent les phénomènes de clairvoyance, on dirait que les frontières de l'âme individuelle s'estompent et tendent à disparaître.

Prenons l'exemple du médium dont un médecin s'est servi pour établir ses diagnostics. Supposons que le malade ait une inflammation intestinale, accompagnée de fièvre. Le médium alors se met à parler à la première personne, de la façon suivante : « J'ai chaud, très chaud. J'ai mal à la tête. Mes intestins une font mal. Ils sont enflammés, etc. » En somme, nous voyons le médium s'identifier avec le malade dont il doit faire le diagnostic, et il ne réussit plus à se distinguer de celui-ci.

Évidemment cela ne se produit pas chez chaque médium, mais c'est un cas fréquent.

Prenons aussi l'exemple de l'hypnotisé. Il existe entre lui et son hypnotiseur une telle unité de conscience que la distance ne compte plus (de sorte que l'hypothèse de transmission de pensée par « ondes » parait peu probable et que l'hypnotisé ne distingue pas ce qui provient de lui-même de ce qui provient de son hypnotiseur.

Relevons aussi à ce sujet un exemple de clairvoyance remarquable. Il y a de nombreuses années déjà que la photographie d'un flacon, trouvé dans un tombeau du Moyen-Orient, fut présentée à une clairvoyante de Paris. Les archéologues étaient d'accord pour supposer que le contenu devait être un parfum. Mais la clairvoyante elle, fit la description d'une bataille, d'un blessé agonisant, d'un flacon utilisé pour recueillir son sang, de funérailles, et enfin du lieu où le flacon avait été trouvé à côté d’une urne contenant de la cendre. Le Dr Osty, qui rapporte ce fait dans son livre « La connaissance supranormale », ajoute que la vérification des faits décrits par la clairvoyante n'a pu se faire, parce que le prix d'achat du flacon était trop élevé. Or, pour en connaître le contenu, il aurait fallu l'acheter afin de le briser. Depuis lors le flacon a été acheté et la vérification faite : il contenait du sang coagulé.

Où la clairvoyante a-t-elle puisé cette connaissance puisqu'il n'existait aucun être vivant qui connût l'histoire du flacon ? L'existence d'une conscience universelle où tout serait inscrit, le « Moi » du Maharshi, ou bien ce que d'autres hindous appellent la mémoire fluidique, une conscience dans laquelle replongerait la conscience individuelle lorsque l'homme entre en état de transe, et où il pourrait ainsi puiser ses connaissances supranormales, ne serait-elle pas une explication des plus naturelles de pareils phénomènes ? Puisque la matière solide n'est qu'une apparence, puisque l'essence de l'énergie est le changement et le mouvement perpétuel, n'est-ce pas à la conscience qu'il faudrait demander l'explication de la clairvoyance ? À la conscience transcendantale pour

Page 221:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

221

laquelle le temps et l'espace n'existent pas, et de laquelle le Maharshi a dit : « Sans nous où est le temps ? Où est l'espace ? Si l'on y pense bien. Si nous sommes ce corps », nous sommes bornés par le temps et l'espace. Mais sommes-nous « corps » ? Nous sommes le même, aujourd'hui, alors et toujours, le même ici, là et partout. Nous sommes, mais sans temps ni espace (1).

(1) Verset 16.

Il est évidemment bien difficile de concevoir quel peut être le rapport qui existe entre cette conscience transcendantale — qui serait Dieu, créateur du rêve de la vie — et nos consciences individuelles qui perçoivent les images de ce rêve sans se douter que toute dualité n'est qu'une illusion, sans savoir qu'elles-mêmes et le créateur du rêve ne font qu'un.

Lorsque nous rêvons la nuit, nous nous identifions cependant avec une forme apparente de notre rêve que nous croyons être nous-mêmes. Nous sommes à ce moment-là, simultanément, le créateur de toutes les images qui nous apparaissent, et la conscience individualisée du personnage avec lequel nous nous sommes identifiés, personnage qui prend toutes les formes illusoires pour des réalités, qui s'en distingue, et ne se doute pas que lui et le créateur du rêve sont une seule et même personne. Pour la conscience profonde d'où surgit le rêve, ce rêve, en soi, n'existe pourtant pas.

Or, si l'univers est le rêve de Dieu, supposons que cette conscience créatrice universelle s'identifie simultanément avec toutes les formes apparentes de son rêve, et il en surgira autant de consciences individualisées, autant d'egos. Toutes percevront le même rêve, qui n'empêchera pas que toutes les formes qui le composent seront des images illusoires. Si la conscience universelle cesse ensuite de s'identifier avec une de ces formes, celle-ci deviendra une coque dépourvue de conscience individuelle, comparable aux personnages de nos rêves avec lesquels nous ne nous sommes pas identifiés. Cette coque humaine, dépourvue de conscience individualisée, serait un Maharshi, un sage qui a atteint la Réalisation. Car ce qui fait l'ego n'existe plus en lui. Seuls existent la forme que nous percevons, et Dieu qui en est le créateur.

La plus grande difficulté pour notre raison limitée qui réfléchit sur ces faits est de comprendre comment il est possible que l'homme ignore sa divinité. Cela provient de ce que nous avons l'habitude de croire que le seul mode de connaitre est notre mode humain. Or nous connaissons par la pensée, ce qui présuppose le cerveau et l’intelligence. Si le cerveau est actif et l'intelligence absente, on dit qu'un homme est inconscient. L'activité du cerveau unie à celle de l'intelligence est ce que nous appelons la conscience de veille. Mais sommes-nous sûrs que ce soit là le seul mode de connaissance.

Les résultats de la recherche métapsychique répondent : non. Le Dr Osty distingue trois couches de la conscience : le subconscient où repose tout ce que notre cerveau enregistre, même lorsque l'intelligence est absente, le conscient où se trouve tout ce que nous connaissons et percevons à l'état de veille et le supraconscient où il faut placer tout, ce que nous savons sans l'entremise des sens ou du raisonnement, et d'où proviendraient les intuitions justes, les moments de clairvoyance.

Pour le Dr Osty, dans la région du supraconscient la connaissance n'est pas limitée par le temps et l'espace. Il formule l'hypothèse que l'homme y connaîtrait son avenir. Mais on arrive très difficilement à prendre contact avec le supraconscient, plus difficilement qu'avec

Page 222:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

222

le subconscient dont nous parle Freud. Freud d'ailleurs estime que l'homme exclut de sa conscience de veille tous les événements trop pénibles, avec une telle intensité qu'il ne peut plus ensuite s'en souvenir sans le secours de la psychanalyse.

Faisons maintenant un rapprochement entre les théories du Dr Osty et de Freud, d'une part, et la vision du Maharshi d'autre part. Remplaçons le supraconscient de l'homme (théorie du Dr Osty) par la conscience universelle, le Moi, Dieu. Cette conscience s'identifierait avec chaque individu, et refoulerait (théorie de Freud) de la conscience humaine le souvenir de sa divinité, souvenir qui rendrait impossible cette identification. En d'autres termes, puisqu'il existerait différentes formes de savoir, Dieu sous une forme connait et sous une autre forme ignore sa divinité. Par la « réalisation », l'unité serait rétablie entre les deux consciences.

Toute notre difficulté est d'imaginer un autre mode de connaissance que celui qui s'effectue par la pensée, et de concevoir comment des connaissances connues et ignorées peuvent coexister et comment peuvent aussi coexister en un seul être des consciences distinctes et multiples.

Pourtant la psychologie moderne, surtout celle des anormaux, nous cite des cas de l'un et de l'autre.

Beaucoup de clairvoyants par exemple entrent en transe avant de parler, et lorsqu'ils se réveillent ne se rappellent rien de ce qu'ils ont vu, entendu et dit. Ils possèdent donc des connaissances supranormales qu'ils ignorent il l'état de veille, Dans la Revue Métapsychique on a aussi relevé le cas d'une femme qui dans l'espace de quelques secondes donnait des réponses exactes à des problèmes qui demandaient des opérations d'arithmétique longues et compliquées. II ne pouvait cependant être question de transmission de pensée, puisque la vérification de l'exactitude des réponses ne se faisait que postérieurement. L'explication la plus probable paraît être une connaissance supranormale du rapport des nombres, connaissance ignorée par la conscience normale de cette femme peu cultivée, qui ne savait d'où lui venaient ces solutions intuitives. Il y a même des cas de télépathie qui sont une illustration de la coexistence de connaissances connues et inconnues : que de fois l'homme obéit à une suggestion, tout en ignorant la cause cachée qui le fait agir ! Tel est par exemple le cas d'un hypnotisé qui se rend chez son hypnotiseur sans savoir qu'il obéit à un ordre que son subconscient a perçu. Et que dire de toutes les choses que nous croyons avoir oubliées, et qui dorment seulement dans ce même subconscient, protes à se réveiller en des circonstances favorables ?

Ce sont là autant d'exemples de la coexistence de connaissances connues et ignorées. En voici maintenant quelques-uns de la coexistence de consciences simultanées et actives qui pourtant s'excluent l'une l'autre, et qui se rattachent à une seule et même personne.

Dans l'écriture automatique, le subconscient (ou bien dans le cas de clairvoyance le supraconscient) dicte et guide la main, tandis que la conscience de veille suit attentivement les mouvements et les lettres qui se forment, dans une expectative curieuse et complètement ignorante de ce que le supraconscient va lui révéler. Évidemment, on peut interpréter le phénomène de manière toute différente, mais l'action du subconscient est une chose prouvée, ce qui naturellement n'exclut pas la possibilité d'une autre intervention dans des cas différents. Certaines personnes se servent même de l'écriture automatique pour puiser dans leur mémoire des noms oubliés, ou pour retrouver des objets perdus. Elles ont remarqué d'ailleurs que s'il s'agit d'un nom qu'elles n'ont jamais

Page 223:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

223

su, l'écriture automatique est incapable de jouer ce rôle.

N'oublions pas non plus la psychologie anormale des êtres à double personnalité. Tel meurtrier par exemple peut avoir à côté de sa vie criminelle une vie vertueuse de bon père de famille. Et dans sa vie respectable, il ignore tout de sa vie déréglée. Un homme pourrait ainsi être tout à la fois le coupable qui se dérobe et le policier qui poursuit le coupable. Cet exemple est une image anthropomorphique de Dieu qui est simultanément la force qui pousse les êtres vers le bien et celle qui se pose des obstacles à elle-même. Shri Ramakrishna disait : « Dieu dit : Je suis le reptile qui mord et le charmeur de serpents qui guérit la morsure. » (1)

(1) L’enseignement de Râmakrishna, paragr. 1329

Il y a aussi de nombreuses personnes qui ne se souviennent pas des rêves qu'elles ont faits la nuit. Elles parlent, elles gesticulent, elles crient peut-être, pendant leur sommeil, et le lendemain elles ne savent rien de ce qui s'est passé. Ici on constate du reste une chose curieuse, la conscience de veille exclut la conscience de rêve, tandis que cette dernière embrasse les souvenirs de l'état de veille. Le supraconscient pourrait donc très bien renfermer notre conscience normale, sans que cette dernière connaisse le contenu du supraconscient.

Si maintenant nous examinons la méthode du Maharshi à la lumière des explications et des rapprochements qui précèdent, voici à quoi nous aboutissons :

Toute la recherche du Maitre, toute la concentration qu'il recommande sur la découverte du Moi a pour but de faire disparaître le sens de l'ego, le sens de la personnalité. C'est à force d'approfondir la vérité de notre être individuel que nous découvrons que cette individualité et ce séparatisme, sur lesquels s'érige toute notre vie intérieure et extérieure, n'existent pas. Nous entrons à ce moment dans la vérité transcendantale, et l'illusion qui nous fait voir le monde comme un agrégat d'êtres et de formes distincts s'évanouira. Ce que nous prenions pour des réalités solides deviendra un mirage, une projection cinématographique... et notre propre personnalité ne nous apparaîtra plus que comme un personnage sur l'écran. L'unité des deux consciences, la conscience absolue et la conscience limitée (qui est ignorance), s'établit automatiquement par la disparition de cette dernière, disparition qui est au fond une absorption, une assimilation, tout à fait semblable à celle qui a lieu chez les malades traités par la méthode de Freud.

Pour l'esprit habitué aux idées de l’âme et du péché originel, il faudrait peut-être ici une explication supplémentaire. En reprenant la comparaison du rêve, on peut dire que la « forme » avec laquelle s'identifie la conscience divine comprend aussi bien ce que nous appelons « l'âme » que le corps. Cette « âme », dans la terminologie hindoue, s'appelle le « corps subtil ». Or chez le Sage parvenu à la réalisation, nous continuons à percevoir des manifestations de vie animique aussi bien que de vie physique, mais l’identification avec son âme et son corps, identification d'où surgit « l'égoïsme » avec toute sa suite d'imperfections et de crimes, a disparu. On pourrait donc appeler cette « identification » le péché originel, rapprocher de l'enseignement du Maharshi, les paroles de Saint Paul : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi ». Pour Saint Paul, Jésus-Christ est Dieu ; Il est donc le Moi universel de tout ce qui existe. Et la méthode du Maharshi cherche à faire disparaître le « vieil homme » de Saint Paul, pour que le Moi universel s'y substitue.

Page 224:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

224

Par de telles comparaisons je rabaisse évidemment le niveau de la pensée du Sage, car je triche de l'expliquer tel qu'il se présente à nous. Pour le Maharshi qui est « éveillé », qui a atteint la « réalisation », son corps et son âme n'existent certainement plus ; ils se sont évanouis comme s'est évanoui tout le mirage de l'univers. Et son activité devrait peut-être se comparer avec celle d'un somnambule. C'est, du reste, une comparaison dont s'est servi le Maharshi lui-même.

Cette « réalisation », dans laquelle, vit le Maharshi, c'est-à-dire le rétablissement de l'unité entre nos deux consciences, est d'après lui le but unique de notre vie, et s'accompagne du plus grand bonheur que l'homme puisse éprouver, le seul bonheur qui ne s'évanouira jamais. Quoique le Maitre ne parle pas très souvent de cette immense félicité, de cette béatitude inexprimable, il commence pourtant son petit opuscule : « Qui suis-je ? » (1) par la constatation que tout homme aspire au bonheur et que seule la Réalisation peut le lui donner.

(1) Who am I ? Écrit en 1902, augmenté et profondément transformé par des éditeurs successifs. Ce texte a maintenant (en 1940) 13 pages

Ici encore il y a concordance entre le témoignage du Maharshi et celui d'hommes qui sont entrés en extase pour des raisons très différentes. Dostoïevsky, par exemple, chez qui la transe extatique devait avoir une cause pathologique (puisqu'il y tombait quelques minutes avant ses crises d'épilepsie), a dit :

« Pendant quelques instants je connais un bonheur tel qu'il est impossible de le concevoir en temps normal, et que les autres ne l'imaginent même pas. J'éprouve une harmonie complète en moi et dans le monde, et ce sentiment est si fort, si suave, que pour quelques secondes de cette jouissance on pourrait donner dix ans de sa vie, peut-être même toute sa vie. Qu'importe que ce soit une maladie, si dans cette minute j'ai une sensation inouïe, insoupçonnée jusqu'alors de plénitude, de mesure, d'apaisement, de fusion dans l'élan d'une prière, avec la plus haute synthèse de la vie... » (2). La réalisation semble bien être de vivre en permanence dans cet état d'esprit que Dostoïevsky nous décrit et que bien des hommes ont atteint pour quelques instants éphémères. Mais si cette expérience momentanée paraît être ouverte aussi à des mortels qui ne font aucun effort pour y parvenir et semble alors dépendre de causes purement psychiques ou physiologiques, il n'en est plus de même lorsqu'il s'agit de demeurer dans cet état, sans jamais en sortir. La « réalisation » elle, ne peut être acquise que par la consécration de l'être entier.

(2) Cité par Henri Troyat

Tout d'abord, on ne peut pas douter même un instant de la parfaite sincérité du Maharshi. Il s'ensuit qu'on est poussé irrésistiblement à chercher ce qui pourrait bien être l'état d'esprit dans lequel il vit, et qu'il ne peut nous décrire, ni nous expliquer. La forme sous laquelle il tente vainement de l'exprimer est du reste chose tout à fait secondaire, car dès qu'un homme se sert de la parole il devient tributaire de son éducation, de sa tradition, de ses lectures, de son pays. Il l'est même tellement que le Maharshi, longtemps après ses premières extases, se servait encore d'une terminologie dualiste, et que c'est seulement après avoir étudié le Védânta qu'il a adopté sa terminologie actuelle.

Ce qui est donc chez lui d'une importance primordiale, c'est bien moins sa doctrine que son état d'âme, qu'il ne peut pas nous communiquer par le langage, et que nous ne pourrons comprendre que lorsqu'il sera devenu le nôtre.

Page 225:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

225

En parlant avec le Maître on a l'impression de s'entretenir avec quelqu'un en qui s'est éveillé un sens qui chez nous dort encore ; le Maharshi est donc pour nous aussi intéressant que le serait, pour ceux qui auraient toujours habité une cave obscure, un homme qui viendrait leur décrire le monde de la lumière.

Dans ce monde où vit le Maître, le sens des valeurs est changé. Et comme tout est ramené à l'unité, ses rapports avec les vivants et les objets inanimés ne peuvent pas être les mêmes que les nôtres — puisque nous croyons que nous sommes des individus réels, séparés, distincts. Son altitude à l'égard du monde peut se comparer à celle qu'un christianisme éclairé attribue à la Divinité. « Tout ce qui arrive est voulu par Dieu », disent les chrétiens. Tout ce qui arrive est ainsi voulu par le « Moi » du Maharshi. Pourquoi alors interviendrait-il en quoi que ce soit ? N’est-il pas lui-même identifié avec le moteur et la cause ultime de tous les actes et de tous les événements qui se déroulent autour de lui ? Peut-il donc exister pour lui une séparation, une cause d'inquiétude ou de déplaisir, une différence autre que superficielle entre les êtres ? Peut-il ressentir le désir de se rendre utile et de s'agiter quand il sait que personne ici-bas n'est utile ou inutile, mais que tout s'accomplit selon un plan transcendantal avec ou sans notre concours

La pensée occidentale n'imagine pas non plus la Divinité comme un Être qui doit lutter pour atteindre son but, qui doit « chercher » à secourir les hommes, qui aimerait celui-ci, mais repousserait Dieu est le secours de tous, le secours permanent et omniprésent. Et voilà sans doute comment il faut comprendre la phrase du Maître (citée plus haut : « L'idée de secourir les personnages de son rêve ne peut pas surgir dans l'esprit d'un homme qui s'est réveillé ». D’ailleurs pour qu'elle puisse surgir il faudrait que surgît aussi l'idée de la multiplicité et de la séparation. Un Sage « réalisé » aide les hommes, Mais sans avoir « l'idée » de les aider.

Voilà pourquoi le Maharshi vit dans la parfaite impassibilité. Il reçoit tous les êtres de la même manière. Il n'intervient en aucune querelle, il ne s'inquiète pas des idées et des interprétations variées ou même contradictoires que les disciples donnent de lui et de sa doctrine. Celui que les Occidentaux nomment : « Dieu » n'intervient pas. Pourquoi alors le Maître qui s'est identifié avec Dieu interviendrait-il ?

Pourtant cette impassibilité étonne quelques-uns. C'est probablement parce qu'il existe tant de Sages et de Saints dont la vie a été un apostolat ininterrompu, et que l'on compare le Maharshi avec eux. Mais si nous analysions la pensée profonde des saints « actifs », nous trouverions certainement dans leur âme une impassibilité identique. Dans la grande comédie ou tragédie du rêve de la vie, tous les rôles ne se ressemblent pas et il ne faut pas oublier que la vie apostolique du Christ lui-même n'a duré que trois ans. Le rôle que le Moi du Maharshi lui dicte paraît être un rôle surtout contemplatif, comme celui des Pères du désert. Dans le jeu des marionnettes, il y a un seul acteur, celui qui est invisible. Mais il y a des rôles nombreux, tous différents les uns des antres.

Il ne faudrait surtout pas confondre l'impassibilité du Maharshi avec la sécheresse du cœur ou l'indifférence. Celui que les Chrétiens ont appelé le Dieu d'Amour n'empêche cependant pas la guerre et ses atrocités. De même, le Maharshi montre tons les signes de la charité la plus parfaite, la plus élevée, la plus universelle, bien qu'il s'abstienne d'intervenir en quoi que ce soit. Les singes, les parias, sont ses amis au même titre que les yogins et les brahmanes, et il n'a que des paroles de miséricorde pour les voleurs qui forcent sa porte et le rouent de coups. Tous ceux qui vont le voir sont accueillis avec le même sourire, la même bonté, la même tolérance, la même compréhension, car en tous le Maharshi retrouve et chérit son propre Moi qui n'est autre que le Dieu créateur des

Page 226:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

226

chrétiens.

Mais ici encore il faut employer un langage trop humain pour être complètement fidèle à la pensée du grand Maître. Puisque le rêve de la vie a cessé d'exister pour lui, les raisonnements ci-dessus ne peuvent pas même l'effleurer. Lui aussi cependant, lorsqu'il parle pour tout le monde, parle le langage du monde, même si ce langage n'est pas strictement conforme à la vérité transcendantale. Il n'est pas possible de faire autrement.

Il en est de même lorsque nous songeons à Dieu, car nous savons bien que nous ne pouvons pas Lui attribuer une personnalité comparable à la nôtre. Il n'a pas la vue qui dépend des yeux, ni l'ouïe qui dépend des oreilles, ni la pensée qui dépend du cerveau, ni la succession dans les idées et les impressions qui proviennent du temps et de l'espace. L'amour de Dieu pour nous ne peut pas non plus être en rien semblable au sentiment que nous éprouvons lorsque nous aimons. Mais bien que cet assemblage d'idées et d'impressions qui forme notre perception de l'univers ne puisse figurer comme tel en Dieu, Il est pourtant, d'une façon mystérieuse qui nous échappe, la cause de tout, la vie de tous ! et de ce qui existe, tout ce qui arrive doit être présent à Son Esprit. Comment ? Nous ne le savons pas.

Les Hindous ont résolu cette difficulté en appelant Dieu Brahman lorsqu'ils le considèrent sous son aspect Absolu, et Ishvara lorsqu'ils le considèrent dans ses rapports avec le monde. Ishvara, notre Dieu créateur, serait, selon Vasishtha, la première identification de la conscience divine avec une idée, celle-là même de la divinité. Nous pouvons donc aussi parler du Maharshi sous ces deux aspects différents.

Mais si vous allez voir ce grand Sage, ne cherchez surtout pas à le comprendre par les opinions de ses disciples, car le silence habituel dans lequel il vit fait que beaucoup de personnes viennent à lui avec des idées arrêtées, et repartent sans avoir modifié leur façon de penser. C'est ainsi que certains voudraient voir dans le Maitre un adepte qui se chargerait de leur développement psychique et spirituel. Ils vous parleront de « chakras » qu'il éveille, de visions par lesquelles il communique avec eux, d'instructions qu'il leur donne par voie télépathique. Or, lorsque j'ai interrogé le Maharshi à ce sujet, il a déconseillé les pratiques qui tendent à développer les facultés occultes, en ajoutant que celles-ci empêchent d'arriver à la réalisation. Il m'a aussi affirmé que le seul secours qu'il donne n'est pas d'ordre occulte, mais dû à l'action du Moi en lui (c'est-à-dire de Dieu en lui) et que la « réalisation » n'entraîne pas la clairvoyance et des pouvoirs extraordinaires, quoique ceux-ci puissent s'acquérir aussi.

Cela ne veut évidemment pas dire que les visions, messages et états « psychiques » des disciples soient tous attribuables à l'autosuggestion. Mais celle-ci doit y être pour beaucoup. Au début de mon séjour, après avoir longuement médité près du Maître sur le mystère du mal, je vis surgir subitement une réponse à mon problème, et je crus qu'elle pouvait être l'effet d'une transmission télépathique. Mais lorsque j'en parlai ensuite au Maharshi, il me répondit : « Vous partez d'un point de vue tout à fait faux ». Combien de prétendus messages, non contrôlés, doivent être, comme en ce cas, un simple jaillissement du subconscient ! Et à combien d'apparitions du Maître, il faudrait aussi donner l'explication suivante qui est du Maharshi lui-même : « Vous m'avez vu parce que vous avez beaucoup pensé à moi ».

Toutefois il doit aussi y avoir des personnes qui, grâce à des facultés psychiques réelles, ou à une affinité spéciale avec le Maître, ou pour les deux raisons réunies, perçoivent vraiment quelque chose de la personnalité et de la pensée de celui-ci. Cette

Page 227:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

227

perception pourrait quelquefois se traduire par un ébranlement physiologique ou même une extase. Mais ces effets seraient provoqués involontairement par le Maharshi, et résulteraient du rayonnement de son être psychique. Il en serait de même des transmissions de sa pensée, de la consolation qu'il donne à ceux qui souffrent, de la paix qu'il communique aux tourmentés, sans qu'une parole tombe de ses lèvres. Tout cela serait inconscient.

Nous avons tous un rayonnement. Mais plus le rayonnement d'un homme est fort, plus ceux qui l'approchent sont sensibles, plus aussi est grande l'influence de cet homme sur son entourage. Ceci explique pourquoi la majorité des disciples du Maharshi viennent méditer silencieusement en sa présence, ainsi qu'on le ferait dans une cathédrale.

« Bhagavân, pourquoi faire un si long voyage pour venir jusqu'à vous ? » demanda une fois un jeune Anglais, lorsque ces questions avaient été traitées entre nous. Et le maître nous expliqua qu'après I’ avoir vu les hommes repartaient avec la certitude que la réalisation existe, qu'il est possible de l'atteindre, et qu'ils savaient désormais la voie qu'il faut suivre pour y parvenir.

Et certes aucun exposé, aucun témoignage ne peut avoir la valeur d'un contact personnel, ni dissiper avec une force égale tous les doutes qui peuvent surgir.

Il appartient à chacun de se former sur le Maharshi une opinion individuelle.

On peut espérer pourtant qu'on éprouvera, comme l'auteur de ces lignes, du respect et de l'admiration pour cet être extraordinaire qui, en nos temps troublés, représente une oasis de paix, de vérité et d'amour.

Page 228:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

228

TÉMOIGNAGE DU PROFESSEUR N.R KRISHNAMURTI AIYAR

INTÉGRALITÉ D'UN ARTICLE PARU DANS LA REVUE :

« THE MOUTAIN PATH »

VOLUME 25 - N° 2 - AVRIL 1988

INTITULE :

« UN EMPEREUR DE DROIT ET CEPENDANT UN PRISONNIER DE FAIT » TRADUCTION PAR : GIN SAMUEL

Page 229:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

229

Beaucoup d'humains sont malheureux, et l'un d'entre eux, peut-être, se sentant profondément perdu et délaissé, est tenté de mettre fin à ses jours par un suicide. Mais son amour de la vie est si fort, qu'il hésite à passer à l'acte.

Dans un dernier essai pour trouver une solution à ses problèmes, il commence sérieusement à s'examiner lui-même dans le cadre de sa vie.

Il possède une merveilleuse machine, appelée le CORPS, dont il est conscient dans chaque détail, chaque particule. Il est capable par la conscience de localiser l'endroit où il ressent une douleur.

Il identifie la conscience pénétrant son corps comme « JE », le possesseur du corps, la personnalité de son être.

Nous appellerons ce « JE « par le terme d'EGO. Le centre de l'EGO dans le corps, nous le désignerons par le symbole « O ».

De ce point central, ou origine « O », nous allons procéder à une recherche sur le corps et son environnement. Celui qui cherche, le chercheur, est l'EGO lui-même, la personnalité à l'intérieur du corps.

L'EGO est essentiellement un scientifique, et utilise un intellect puissant, pour faire des recherches sur le corps et son environnement : Le MONDE, ainsi qu'on le nomme. Il emploie les 5 sens, du goût, du toucher, de l'ouïe, de l'odorat et de la vue collectivement. Le coordinateur qui rassemble tout cela est l'intellect.

Ainsi sont nées les Sciences : La PHYSIQUE, la Chimie, La Biologie et la Psychologie, qui coordonne toutes ces sciences.

L'EGO est le principe de VIE pénétrant tous les composants des sens, et leur complément l'intellect.

Dans ce contexte, on devrait déclarer que chacun des sens est totalement indépendant des 4 autres. Par exemple, la langue ne peut entendre, et l'oreille ne peut pas goûter, mais ces organes des sens quoiqu'indépendants l'un de l'autre, sont entièrement dépendants du principe conscient, l'EGO.

Quand l'EGO est silencieux dans le sommeil profond, les sens sont en quelque sorte refoulés, pendant ce temps. Les sens réapparaissent, quand l'ego se dresse dans l'état d'éveil du corps.

Maintenant, revoyons les conclusions de la Science Moderne : selon les dernières découvertes, tous les corps demeurent ou sont en mouvement, dans un infini ESPACE-TEMPS-ENERGIE continu. Tous les corps vivants ou non vivants, de densité lumineuse ou autre, sont des conglomérats de particules minuscules, qui sont constamment transformés en ondes ou quantas (particules) dans des champs gravitationnels, magnétiques, électriques, et ainsi de suite, se recoupant les uns les autres. Les particules matérielles sont infimes, et sont dispersées loin les unes des autres, dans un espace infini. Si elles étaient rassemblées, toutes ensemble, elles pourraient être contenues dans un petit sac. (S’il y en avait un) L'Univers infini est plus ou moins une transparence. Le corps humain supposé être contenu dans une enveloppe de peau, est aussi une transparence,

Page 230:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

230

parcourue de particules et d'ondes. Le corps humain est un composé artificiel, à travers des datas sensoriels d'espace, rempli de petites particules animées de mouvements rapides.

Le corps humain n'a pas de limites compartimentées, dans l'univers de l'Espace Infini.

À ce stade, nous devons quelque peu repenser, à ce qui constitue réellement le corps humain.

Dans l'espace qui contient tout le Cosmos, nous marquerons l'origine, ou le point central du corps humain (qui est le siège de la conscience) par le symbole « O ».

Nous pouvons prendre cela, comme le point central de la perception de l'Univers.

À partir de ce centre O nous allons construire des sphères concentriques signifiants :

1° le corps du goût

2° le corps du toucher

3° le corps de l'odorat

4° le corps de l'ouïe

5° le corps de la vue

le 6° étant le corps de conscience, qui contient les 5 autres, la sphère du goût étant la plus intérieure.

Considérons chacun de ces corps se succédant, en commençant par le corps du goût.

Comme pour une grenouille qui projette sa langue pour attraper une mouche, à la distance à laquelle le bout de la langue peut arriver, nous marquerons une courte distance « a », du centre du corps « O ». Avec ce centre O, décrivez une sphère de rayon « a ». Ceci est le corps de goût.

Maintenant, étendons la jambe, et allons au plus loin, à la distance « B » depuis le centre « O », dans l'intention de toucher un objet.

Du point « O », décrivez une sphère de rayon « B », qui représentera le corps du Toucher.

Une grande sphère de rayon « C » distance à laquelle vous pouvez encore sentir un élément à forte odeur, représentera le corps de l'odorat.

De la même façon, une sphère de rayon « D », distance à laquelle vous pouvez entendre un coup de fusil, sera le corps de l’Ouïe.

Par une nuit sombre, à l'aide d'un puissant télescope, vous pouvez voir l'étoile la plus lointaine de notre galaxie, dans la Voie Lactée. Cette étoile est à une distance qui représente des millions de kilomètres, du point « O » de l'observateur, vous même. Cette énorme sphère de rayon « E » est le corps de Vue.

Page 231:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

231

Avec l'aide puissante d'appareils perfectionnés de spectrographie, vous pouvez étendre votre observation à une distance infinie de la plus lointaine galaxie, et la sphère infinie incluant cette galaxie est le corps de conscience contenant votre intellect, équivalant à ce qui est connu comme le Cosmos ou l'Univers.

En conséquence la Personne Cosmique, le possesseur de tout l'univers comme de votre corps, c'est vous, vous êtes vous même la Personne Cosmique, omniprésente et omnisciente (Empereur de Droit).

Maintenant mon ami, vous vous êtes éveillés de ce rêve de joie, vous avez faim et soif, vous êtes pauvre et sans argent, et ne pouvez obtenir un morceau de pain et une tasse de thé, qu'en mendiant auprès d'un passant bienveillant. Hélas O Personne Cosmique de DROIT, vous découvrez alors que vous êtes somme toute, un Prisonnier DE FAIT, dans la prison du corps, une non entité impuissante.

Comment ce prisonnier de fait peut-il devenir le souverain du Cosmos, et de ce fait recouvrer son omnipotence, à côté de l'omniprésence et de l'omniscience qu'il a toujours eue en sa possession.

C'est LE problème à résoudre.

Une recherche extérieure, à travers les limites de l'univers perçu nécessite un corps, et peut seulement conduire à la douleur, à l'inconscience et à la mort. Une recherche intérieure en son centre même peut seule conduire à une béatitude parfaite, et à une conscience indestructible, qui est au-delà de tous les concepts de vie et de mort.

BHAGAVAN SRI RAMANA MAHARSHI, montre cette route conduisant au trône du souverain cosmique (de droit et de fait).

Il a donné à l'humanité, la direction de la route balisée de la recherche du SOI, par laquelle tout être humain, peut atteindre les dimensions du Divin.

Cette route et l'aide pour nous guider le long de cette route, existe toujours à l'Ashram de SRI RAMANA MAHARSHI à TIRUVANAMALAI (Inde du Sud) où les restes mortels du MAHARSHI sont enterrés.

Page 232:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

232

TÉMOIGNAGE DE W.Y EVANS - WENTZ

EXTRAIT DE L'INTRODUCTION DU LIVRE :

« LE LIVRE TIBÉTAIN DE LA GRANDE LIBÉRATION »

ÉDITIONS ADYAR 1978

Page 233:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

233

Le Mahâyâna postule que l'Esprit Unique Supra-Mondain, ou la Conscience Universelle Omniprésente, transcendant toutes les apparences et tout concept dualiste né de l'aspect fini et mondain de l'esprit, est seul vrai. Vu en tant que Vacuité (connu en sanskrit comme la Shunyatâ), c'est le Non-devenu, le Non-né, le Non-fait, le Non-formé, l'Essence Primordiale sans attribut, la Source Cosmique abstraite d'où procèdent toutes choses manifestées ou concrètes et dans laquelle toutes s'évanouissent en état latent. Étant sans forme, qualité, ou existence phénoménale, il est le Sans-forme, le Sans-Qualité, le Non-Existant. Comme tel, il est l'Impérissable, la Plénitude Transcendante de la Vacuité, le Dissolvant de l'Espace et du Temps et de l'esprit Sangsâra (ou mondain), le Brahman des Rishis, le Rêveur de la Maya, le Tisserand de la Toile des Apparences, celui qui Exhale et Inhale les univers infinis tout au long de l'infinitude de la Durée.

Plotin, l'héritier de Platon de cet antique enseignement oriental, l'a résumé d'une manière concise : « Le Premier Principe, étant l'Un, transcende la mesure et le nombre... Le Suprême Principe doit être essentiellement unitaire et simple, tandis que les essences (qui en dérivent) forment une multitude. » (Cf. Plotin, Ennéade V, Livre V, 11 ; Livre IX, 14.) Le Grand Guru Padma-Sambhava expose la même doctrine selon le point de vue mahayanique :

« Tout le Sangsâra (ou Univers phénoménal des apparences) et tout le Nirvâna (état nouménal ou Non-manifesté), en tant qu'unité inséparable, sont notre propre esprit (dans son état primordial, naturel ou non-modifié, de Vacuité) ». De la même manière, le Bouddha enseigne que le Nirvana est un état de transcendance « de ce qui est devenu, né, fait, et formé » (Udana, viii, 1, 4, 3 ; cf. Livre des Morts Tibétain, p. 68.) En conséquence, le Nirvâna est l'annihilation des apparences, le retrait de la Toile du Sangsâra, le souffle qui éteint la flamme de la sensualité corporelle, l'Éveil du Rêve de la Mâyâ, le dévoilement de la Réalité.

Le Bouddha, et après lui Nagarjuna, qui compila la Prajna-Pâramilâ, le principal traité mahayana sur la Sagesse Transcendantale, cherchent à éviter dans leurs enseignements les positions extrêmes de la superstition d'une part et du nihilisme d'autre part ; c'est pourquoi leur méthode est celle du Juste Milieu, laquelle, avec Nagarjuna, fut connue comme le Mâdhyamika. Avant Nagarjuna, les métaphysiciens bouddhistes étaient divisés en deux écoles extrémistes, une école enseignant l'existence réelle, l'autre l'existence illusoire. Nagarjuna démontre que rien ne peut être dit exister ou non exister, car aussi longtemps que l'esprit conçoit en termes de dualisme, il est encore soumis aux liens sangsariques et attaché par le faux désir de l'immortalité personnelle ou de l'annihilation.

La Réalité, ou l'Absolu, ou l'Être « per se » transcende l'existence comme la non-existence, et tous les autres concepts dualistes. Selon Nagarjuna, c'est la Vacuité Primordiale, au-delà de toute conception mentale ou de toute définition en termes d'expérience humaine.

Le Mâdhyamika maintient qu'il faut renoncer au Monde, non dans le sens enseigné par le Theravada parce qu'il est un lieu de douleurs et de souffrances, mais parce qu'il n'a pas plus de réalité qu'un rêve ; le monde, n'étant rien d'autre qu'un des nombreux états de rêve compris dans le Sangsâra, ne donne aucune satisfaction. L'homme doit s'efforcer de s'éveiller de tous les états de rêve du Sangsâra pour passer dans l'État de l'Éveil Vrai, le Nirvâna, hors de l'atteinte de toutes les illusions ensorcelantes et des mirages hypnotiques du Sangsâra, et ainsi devenir, de même que le Bouddha, un Pleinement Éveillé.

Page 234:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

234

Cette Doctrine de la Vacuité est la doctrine essentielle du Mahâyâna ; elle représente pour le Bouddhisme du Nord ce que la Doctrine de l'Anâtma (ou Non-Ame) est pour le Bouddhisme du Sud. Nul être, nulle chose n'a, selon ce que ce traité implique, une existence autre que celle de l'illusion, ni d'existence séparée et individuelle en dehors de celle de tous les autres êtres.

Ainsi qu'il est dit dans l'Avatamsaka Sutra, attribué à Nagarjuna, « l'essentialité » ou essence vraie, derrière tous les êtres ou choses sangsârigues, est semblable à un miroir sans poussière, base de tous les phénomènes, la base elle-même étant permanente, ou non-transitoire, et réelle, les phénomènes étant évanescents et irréels. Et de même que le miroir reflète les images, ainsi l'Essence Vraie embrasse tous les phénomènes ; et tous les êtres et toutes les choses existent en elle et par elle. C'est cette Essence Vraie qui porte des fruits chez les Bouddhas ; elle est partout présente dans le cosmos manifesté, qui est né d'elle, et elle est éternellement présente, non-manifestée, dans tout l'espace illimité. Il n'est nulle place dans l'Univers entier où l’« essentialité » d'un Bouddha ne soit présente. Loin dans l'immensité des espaces de l'espace, l'essence de Bouddha est présente et perpétuellement manifestée (1).

(1) 1 Cf. S. Beal, A Catena of Buddhist Scriptures tram the Chinese. London 1871, pp. 124-5.

L'Essence Universelle se manifeste elle-même sous trois aspects, ou modes, symbolisés comme les Trois Corps Divins (Skt. Tri-Kâya). Le premier aspect, le Dharma-Kâya, ou Essentiel (ou Vrai) Corps, est l’« Essence » Primordiale, Non-modifiée, Sans-forme, Éternellement Existante par Elle-même de la Bodhi, ou Essence Divine de l'Être. Le second aspect est le Sambhoga-Kâya, ou Bodhi Réfléchie, où, dans les mondes célestes, demeurent les Bouddhas de Méditation (Skt. DhyâniBuddha) et autres Illuminés tandis qu'ils vivent dans des formes suprahumaines. Le troisième aspect est le NirmânaKâya, ou Corps d'Incarnation, ou du point de vue humain, la Bodhi Pratique, dans laquelle existent les Bouddhas lorsqu'ils sont sur terre.

Dans l'interprétation chinoise du Tri-Kâya, le Dharma-Kâya est l'immuable Essence de Bouddha, la Source Nouménale de l'ensemble Cosmique. Le Sambhoga-Kâya est, en tant qu'apparences phénoménales, le premier reflet du Dharma-Kâya sur les plans célestes. Dans le Nirmâna-Kâya, l'Essence de Bouddha est associée à l'activité du plan Terrestre ; il s'incarne parmi les hommes, comme le suggère le Prologue Gnostique de l'Évangile selon saint Jean, qui parle de la venue dans la chair du « Verbe », ou « Esprit ».

Dans sa totalité, l'Essence Universelle est l'Esprit Unique, se manifestant à travers d'innombrables myriades d'esprits, à travers tous les stades de l'existence sangsârigue. Elle est appelée « Essence des Bouddhas », « Le Grand Symbole », « La Seule Semence », « La Potentialité de la Vérité », « La Base de Tout ». Ainsi que notre texte l'enseigne, elle est la source de toutes les béatitudes du Nirvana et de toutes les souffrances du Sangsâra. Dans son aspect microcosmique, l'Esprit est décrit diversement par les non-illuminés, dont certains l'appellent l'ego, l'âme.

La compréhension complète de l'unité essentielle et indifférenciée du Sangsâra et du Nirvana, qui, selon le Mahâyâna, sont la Dualité Ultime, conduit à la Délivrance de l'Esprit enseignée par l'Illuminé comme étant le but et la fin du Dharma comme de tous les systèmes de yoga et de toutes les écoles du Bouddhisme et de l'Hindouisme.

Le Nirvâna, l'État Transcendant la Souffrance et, ainsi, le Sangsâra, est un état de

Page 235:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

235

Vacuité, du Vide du Mahâyâna, car il est vide de toutes les choses concevables, ou qualités, qui appartiennent au Sangsâra, le contraire du Nirvana. Ainsi que l'enseigne le Bouddha, le Nirvana n'est ni n'est pas ; il n'est ni existence ni non-existence, ni être ni non-être, tout cela n'étant, selon Nagarjuna, que dualités illusoires. Le Nirvana, étant au-delà de tous les concepts sangsârigues, transcende toutes les affirmations humaines. Le Nirvana ne peut être compris intellectuellement, car il est au-delà de l'intellect. N'étant relatif à nulle chose, il transcende la relativité ; et étant au-delà de toute conception, il est Vacuité.

Toutes les dualités dépendent de l'esprit humain, lequel, à son tour, est une réflexion, dans le domaine des apparences, de la Quiddité, de l'État Vrai, du Nirvâna. Le Soleil émet lumière et énergie, mais les transcende toutes deux. Le Nirvana, en tant que Vacuité, est la source de l'existence sangsârigue, mais il la transcende. De même que le Soleil demeure invariablement le Soleil, indépendamment de ses émanations de lumière et d'énergie, ainsi le Nirvâna demeure le Calme, bien qu'il soit l'initiateur ultime de toutes les activités du monde. L'homme, l'esprit mondain, la vie, l'énergie sont des aspects illusoirement individualisés, ou des manifestations de la Quiddité qui est l'unique et indivisible Unité de Toutes Choses ; elles sont, ainsi que le traité l'enseigne, de la nature de l'Esprit Unique. L'homme, per se, est éternellement immergé dans l'Esprit Unique, dans le Vide.

L'État Vrai, le Nirvâna, en tant que Vide, de même que le Soleil, brille sans cesse. Par son évolution dans le monde des apparences, l'homme sans direction vraie interprète mal le monde ; il court après l'illusion plutôt que la réalité, l'évanescent plutôt que le permanent, l'irréel plutôt que le Réel. Son esprit perd son caractère primitif ; il devient instruit dans l'Ignorance, gonflé d'orgueil dans ses propres créations périssables ; de la Mer des Apparences s'élèvent les brumes et les nuages de la Maya qui cachent à l'homme la splendeur du Rayonnement du Réel. Au travers de la Maya, illuminée par le Rayonnement qui la transcende, l'homme reçoit sur Terre la faible lueur de l'esprit mondain ; il tâtonne dans l'ombre, et ne peut percevoir la Vérité Parfaite. Les Bouddhas sont ceux qui ont pénétré l'Ignorance, qui se sont élevés au-dessus des ombres et des mirages de la vie par le pouvoir du yoga. Pareils à ceux qui se tiennent debout sur le sommet d'une montagne extrêmement haute, au-dessus des nuages et des brumes obscurcissant le monde des hommes qui préfèrent les vallées aux montagnes, ils ont contemplé le Soleil sans nuage.

L'opération du développement spirituel, à laquelle consciemment ou inconsciemment l'humanité à part, est une opération de dissipation de la Maya. Maya signifie littéralement « illusion ». Pour le Bouddha, la Maya est la manifestation, comme est le Sangsâra, de cette énergie créative inhérente au Cosmos et dont il est parlé dans les Tantras comme de la Mère Universelle, ou Shakti, dans le sein de laquelle tous les êtres incarnés viennent à l'existence. Lorsque cette énergie est latente, il n'y a aucune création, partant aucune Maya. Transcender Maya ou sortir du domaine de l'illusion implique la transcendance de la différenciation (ou séparation) et du transitoire, ou en d'autres termes un retour à l'unité primordiale, la réalisation, telle que l'enseignent nos textes, de l'Esprit Unique (ou Conscience Cosmique), la réunion de la partie avec le tout, l'émancipation hors des limitations du temps, de l'espace et de la causalité, la montée hors de l'existence conditionnée dans l'Être inconditionné per se, l'état de Bouddha. Le disciple doit, par conséquent regarder l'Univers phénoménal non comme quelque chose dont on doive s'échapper, mais comme étant l'essence même, symboliquement, de cette essence toute-puissante et ineffable de l'Esprit Unique en éternelle évolution, comme le font ceux qui suivent le chemin du Yogachitra. Alors, en vérité, la vie ici-bas sur cette planète Terre

Page 236:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

236

devient, comme les Maîtres le déclarent, la plus grande chance qui puisse échoir à un être sensible, la Suprême Opportunité. Et « Qui ? » demandent-ils, « sauf les égarés, peut préférer l'Ignorance à la Divine Sagesse » ? « Les dix Grandes Joyeuses Compréhensions », telles qu'elles sont énumérées dans les « Préceptes des Gurus » (Vol. III de la Série Tibétaine), rendent joyeuse cette initiation au Mystère de la Maya, joyeux le Pèlerinage, joyeux le retour de l'Autre Rive, joyeux le fait de guider les autres vers la Grande Libération.

L'antique conception indienne du temps comprise dans cette Doctrine de la Réalité postule que « passé », « présent » et « futur » sont de simples concepts de l'esprit sangsârigue limité, que dans l'État Vrai de l'Esprit Supra-Mondain illimité le temps n'existe pas, de même que rien n'existe. Dans l'État Vrai, le Yogin réalise aussi que, si le temps est, dans son essence, une durée sans commencement ni fin, impossible à diviser en passé, présent et futur, de même l'espace est sans dimension et sans division, et n'a nulle existence en dehors de l'Esprit Unique ou de la Vacuité. En d'autres termes, dans l'État Vrai, l'Esprit contient la matière et la forme, comme l'espace et le temps.

Le temps naquit avec le Cosmos, et il cessera avec lui. Le temps est la vie illusoire ou la durée du Sangsâra ; et lorsque cesse le Sangsâra, ainsi en est-il du temps. Ce n'est pas le mouvement qui engendre le temps, car le temps est seulement indiqué par le mouvement, comme celui des aiguilles de l'horloge ou celui des corps célestes. Le temps n'est donc, comme l'enseigne aussi Plotin (in. vii. 11-12) rien de plus que la mesure du mouvement.

Le temps, étant ainsi un concept sangsârigue de l'esprit dans sa manifestation finie ou mondaine, n'a qu'une existence relative, non réelle. De même, « le début et la fin du temps » n'est qu'un simple concept dualiste, employé par les gens non illuminés et encore sous la domination de l'illusion. (Skt. Maya). Il y a l'éternité, le présent sans fin, l'éternelle durée, mais non le passé et le futur, car ceux-ci ne sont qu'une autre dualité conçue sangsâriquemenl. Toutes choses ayant été complètement immergées dans la Vacuité depuis l'éternité sans commencement, en sont dans leur essence inséparables, comme le montre le yoga ; leur État Vrai étant, comme l'Illuminé l'a enseigné, Parfaite Quiétude, transcendant le temps, l'espace et la durée. Lorsque Brahman demeure dans la quiétude d'un sommeil sans rêve, l'Univers n'existe pas, ni la multiplicité de quoi que ce soit, il n'y a ni esprits, ni consciences ; il n'y a que l'Esprit Unique (ou Conscience). Le temps et l'espace se sont évanouis, comme la toile d'araignée que l'on a enlevée. Lorsque Brahman passe de l'état de sommeil sans rêve à celui de rêve, toutes choses surgissent dans ce Rêve.

Pour Brahman le Calme, il n'y a que l'absence de commencement et de fin de la durée qui soit l'éternité ; pour Brahman le Rêveur, il y a le passé, le présent et le futur, le temps et l'espace. Dans cet État de vraie Quiétude, l'Esprit est Un, ou la Conscience est Une ; mais lorsque l'Esprit cesse illusoirement d'être la Quiddité, ou l'Un de toutes choses, et apparaît comme le Multiple, alors se produisent les divers états de la conscience sangsârigue que les hommes appellent états de sommeil, de rêve, de veille, de naissance, de vie, de mort et d'après-la-mort.

La conception du temps dans l'état de veille est très différente de celle de l'état de rêve, dans lequel en une nuit ou même en un simple moment du temps de l'état de veille, le rêveur peut traverser des années, des siècles, des ères d'expériences aussi « réelles » dans l'état de rêve que le sont les expériences de l'état de veille. De plus, un état de rêve peut être surimposé à un autre état de rêve, et celui-ci à un autre, ad infinitum. Ces faits

Page 237:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

237

prouvés de l'expérience humaine sont pour le yogin la preuve indiscutable de la nature illusoire et indéterminable de ce que les hommes appellent le temps. Il en déduit, lorsqu'il progresse dans le yoga, que tous les états concevables du monde du rêve, du monde de veille, du monde après la mort, et du Sangsâra dans son ensemble, sont irréels. Lorsqu'il s'en éveille, il est alors vraiment l'Éveillé, transcendant l'espace et le temps.

Ainsi les Grands Sages de l'Inde et du Tibet ont compris depuis longtemps ces vérités occultes concernant le temps et l'espace, dont les penseurs européens commencent seulement, au xxe siècle du persistant Âge Sombre de l'Occident, à apercevoir quelques lueurs.

L'esprit et la matière sont, en dernière analyse, impossibles à distinguer l’un de l'autre.

Du point de vue de la Science occidentale, particulièrement de la dynamique et de la physique, l'Esprit Unique est l'unique racine de l'énergie, la potentialité des potentialités, la seule force de puissance universelle, l'initiateur des vibrations, la source inconnue, le sein duquel sont engendrés les rayons cosmiques et la matière sous tous leurs aspects électroniques, tels que lumière, chaleur, magnétisme, électricité, radio-activité, ou comme substances organiques et inorganiques sous leurs multiples apparences visibles ou invisibles, dans tous les règnes de la nature. C'est le créateur des lois naturelles, le maître et l'administrateur de l'Univers, l'architecte de l'atome et, avec cela, le constructeur de tous les systèmes de monde, le semeur des nébuleuses, le moissonneur des moissons des univers, l'immuable entrepôt de tout ce qui fut jadis, qui est maintenant, et qui sera jamais.

L'Esprit Unique, en tant que Réalité, est le Cœur qui bat à jamais, envoyant purifiés les courants sanguins de l'existence et les reprenant en lui ; le Grand Souffle, l'Inscrutable Brahman, le Mystère Éternellement Dévoilé des Mystères de l'Antiquité, le But de tous les Pèlerinages, la Fin de toute Existence.

Lorsque l'esprit, atteint l'État Vrai, dépouillé de ses robes d'illusion, dans sa nudité, il est semblable au Brahman, au Calme. Alors, comme temporairement dans le sommeil sans rêve ou en samâdhi, comme un enfant qui a rejeté ses jouets, il transcende toutes les apparences, tout le Cosmos dans son ensemble. Pour l'esprit dans sa nudité, le monde, dissous comme un rêve par l'Éveil Complet, cesse d'exister. D'où il s'ensuit que, lorsque le monde cesse d'exister, ainsi cessent le temps et l'espace, qui ont la même nature illusoire que l'aspect mondain de l'esprit. Tout de même que, dans le Sangsâra, le temps est illusoirement divisé en passé, présent et futur, ou bien est vu comme diversité plutôt que comme unité, ainsi l'esprit est divisé en la multiplicité des esprits finis. Bien que le Soleil puisse briller dans chacune des milliers de chambres d'un palais, son unité n'en est pas affectée ; de même, bien que l'Esprit Unique illumine les innombrables myriades des esprits finis, il demeure une unité inséparable. L'Esprit Unique ne contient pas non plus de pensées telles que les connaissent les hommes. Bien qu'il contienne toutes choses, ce n'est pas une chose. Ii comprend toutes les existences, mais lui-même n'a pas d'existence.

Si l'Esprit Unique participait de l'essence du temps, il serait sujet au transitoire et à la dissolution. S'il participait de l'essence de la pensée, il ne serait pas le Calme. S'il était une chose, il ne transcenderait pas la totalité des choses. S'il était de l'essence des existences, il serait sujet à la naissance et à la mort.

En conséquence, c'est l'intellectuellement Inconnaissable, l'Essence, ou Quiddité, de laquelle participe le Sangsâra et en vertu de laquelle il a une existence illusoire ou relative,

Page 238:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

238

mais non réelle.

L'esprit microcosmique, étant l'enfant de l'Esprit Macrocosmique, peut, par l'exercice du yoga, atteindre à la conscience extatique de sa source maternelle et devenir un avec elle en essence. La goutte peut se dissoudre dans l'océan. La goutte cesse-t-elle d'être une goutte, l'océan doit-il être regardé comme étant constitué de gouttes individualisées ou comme étant une masse d'eau non différenciée ? Nul homme ne saurait le dire tant qu'il n'est pas parvenu à l'état d'unité ; alors, n'étant plus un homme, pour lui, ou pour cette fraction microcosmique de conscience à travers laquelle il s'est manifesté jadis comme homme, le Cosmos a cessé d'exister, il s'est évanoui comme un rêve ou comme un mirage.

Comment donc un homme, tant qu'il demeure homme, peut-il résoudre une telle énigme de l'existence ? Les plus sages des Gurus, les Bouddhas, nous disent qu'on ne peut le résoudre qu'en transcendant l'existence humaine, en s'élevant au-dessus des brumes des apparences dans la Claire Lumière de la Réalité, et en cessant d'exister sangsâriquement. L'homme ne peut résoudre le problème de la raison pour laquelle il est lié à l'existence tant qu'il n'aura pas recouvré la conscience de son état antérieur de liberté. Si, semblable au prisonnier longtemps enfermé dans une prison, il ne désire pas obtenir la liberté, il demeurera indéfiniment dans cet emprisonnement. S'il ne se souvient plus de quoi que ce soit d'un précédent état de liberté, et croit donc qu'un tel état n'existe pas, il continuera de fixer ses espérances sur une Utopie mondaine jusqu'à ce que la souffrance et la désillusion aient, après une longue durée, accompli leur but, et remué en lui la Sagesse Divine, cette « Vraie Lumière » qui illumine tout homme en ce monde. Alors, comme celui qui a perdu son chemin dans le désert, il regagnera le Sentier.

Paradoxalement, ainsi que chaque Grand Maitre l'a enseigné, c'est seulement en perdant sa vie que l'on trouve une vie plus abondante ; c'est seulement en cessant d'exister que l'on transcende l'existence ; c'est seulement lorsque l'existence microcosmique devient une avec l'existence macrocosmique que l'existence et la cause de l'existence deviennent connaissables.

Dans le même langage métaphorique employé par Sri Ramana Maharshi de Tiruvannamalai pour décrire la quête de l'Absolu, ou Âtman Transcendant des Brâhmines, la quête similaire de l'Absolu du Mahâyâna peut être décrite ainsi : « De même qu'un pêcheur de perles, aidé par de lourdes pierres attachées à ses pieds, plonge dans le fond des océans et s'empare de perles précieuses, ainsi l'homme, aidé d'une volonté inébranlable, plonge profondément en lui-même et s'empare du plus précieux de tous les joyaux. »

L'Éditeur a eu le privilège de résider à l'Ashrama du Maharishi à Tiruvannamalai pendant la première partie de 1936 et de s'asseoir chaque jour à ses pieds. J'exprime ici ma reconnaissance au Maharshi pour sa bienveillante assistance.

La compréhension de l'Esprit Unique par la compréhension atteinte introspectivement de la vraie nature de son aspect macrocosmique inné en l'homme, équivaut à atteindre le Moksha Brahmanique (ou Mukhti), le Nirvâna du Mahâyâna, le Plein Éveil de l'état de Bouddha.

L'homme non-illuminé, très éloigné du Plein Éveil, se croit lui-même en possession d'un esprit individualisé uniquement sien ; et cette croyance basée sur l'illusion a donné naissance à la doctrine de l'âme. Mais les Maîtres tibétains enseignent que l'Esprit Unique

Page 239:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

239

Cosmique est seul unique ; que, dans chacune des incalculables myriades d'astres porteurs de vie à travers l'espace, l'Esprit Unique Cosmique n'est différencié qu'illusoirement, par l'intermédiaire d'un esprit réfléchi ou subsidiaire propre et commun à tous les êtres qui y vivent, comme sur notre planète Terre.

Bien qu'il n'y ait qu'un seul soleil par système planétaire, innombrables sont ses rayons, répandant la lumière et la vitalité sur chacun des êtres vivant en foules sur toutes ses planètes. D'un seul nuage tombent des gouttes de pluie sans nombre.

De même, l'humanité forme une unité d'illusions mentales. Si les hommes n'étaient pas mentalement un, il ne pourrait y avoir dans le monde d'hallucination collective. Si chaque manifestation microcosmique de l'esprit dans chaque être apparemment individualisé était un esprit séparé, il aurait son propre monde illusoire et distinct ; deux hommes ne pourraient voir le monde de la même manière. C'est parce que les esprits ou les consciences de l'humanité sont collectivement un que toute l'humanité voit le même monde d'apparences phénoménales, les mêmes montagnes, les mêmes rivières et océans, les mêmes nuages et arcs-en-ciel, les mêmes couleurs, entend les mêmes sons, respire les mêmes odeurs, goûte les mêmes saveurs, et ressent les mêmes sensations.

Ainsi existe-t-il un seul esprit illusoire, conscient et inconscient, commun à tous les êtres humains, et duquel participent toutes les créatures subhumaines de la Terre. C'est sur cette collectivité de l'esprit que les sciences de l'homme sont fondées ; c'est elle qui donne uniformité et continuité à toute la connaissance humaine.

Cet esprit unique et illusoire, commun à toute l'humanité, dans ses aspects conscients et inconscients, dirige les activités de l'humanité et façonne ses concepts. Dans ses motifs inconscients, il contrôle l'instinct unitaire gouvernant la vie de la ruche, de la colonie de fourmis, de la troupe d'oiseaux, ou du troupeau d'animaux sauvages. Dans ses aspects bruts ou inférieurs, il se manifeste dans l'unité de la pensée irrationnelle et le comportement d'une foule en révolte.

Sur Terre, des multitudes de créatures humaines et subhumaines, chacune comme une simple cellule, constituent collectivement le corps d'un seul organisme multicellulaire, mentalement illuminé par l'Esprit Unique Cosmique. Nous sommes, comme l'a perçu Saint Paul, tous membres d'un Seul Corps, ou, comme l'enseigne également le Mahâyâna, l'autre et le soi sont identiques. C'est la raison pour laquelle le Bouddha désigne comme Ignorance, ou manque de vision correcte de ce qui concerne l'être incarné, le fait que l'humanité manque à pratiquer la Règle d'Or. Au lieu de l'entraide mutuelle, de la coopération, nous voyons l'inhumanité de l'homme pour l'homme, ses guerres contre les membres de son propre corps, contre lui-même.

Ce n'est qu'en transcendant l'hallucination collective de l'homme, l'Ignorance raciale et héréditaire qui enchaîne l'homme à l'illusoire, au transitoire et à l'inférieur, que les Voyants contemplent l'unité absolue non seulement de l'humanité et de tout être vivant sur la planète Terre, mais aussi du Cosmos, dans sa totalité. Derrière toutes ces apparences illusoires, derrière toute personnalité, derrière tout esprit et toute matière, l'homme doit chercher la Quiddité non-différenciée, le Non-Né, le Non-Formé, ce qui est sans Qualité, le Non-Connaissable, le Sans-Attribut, au-delà de ce que ceux qui sont liés à l'Ignorance connaissent comme âme, conscience, ou existence.

Les Patriarches de l'École Mâdhyamika, Nagarjuna et Ashvaghosha, appellent vacuité (Skt. Shûnyatâ) cet au-delà de la nature de la Réalité ; Asanga, fondateur de l'École des

Page 240:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

240

Yogâchâra, l'appelle la Conscience de la Base (ou Racine) (Skt. Âlaya-Vijnâna), la conscience toute-transcendante de l'Esprit Unique Cosmique. Réaliser cela c'est atteindre le Nirvana, l'omniscience de Celui qui est Pleinement Éveillé du Rêve de l'Ignorance.

C’est en se connaissant soi-même, dans le sens donné par l'Oracle de Delphes, que l'homme dissout yogiguement sa conscience mondaine microcosmique dans la Toute-Conscience supramondaine ; cessant d'être homme, il devient Bouddha ; le circonscrit devient le non-circonscrit, l'universel, le cosmique.

Tant que la goutte de rosée demeure individualisée, elle est sujette à de nombreuses vicissitudes. Elle est petite, faible et sans protection ; son existence même est tout à fait précaire. La chaleur solaire peut la dessécher, le vent peut la disperser, le sol peut l'absorber, et elle peut cesser d'être. Mais une fois unie aux autres gouttes de rosée, elle atteint la durée et la puissance de l'océan. Ainsi que l'ont proclamé les Gardiens du Grand Sentier :

« Aussi longtemps que les Sages ont un être séparé, des idées séparées et des fonctions séparées, ils n'ont qu'une intelligence finie, et ne profitent qu'à un nombre restreint de créatures ; car ils n'ont pas encore pénétré dans l'état de Bouddha. Mais une fois entrés dans l'état de Bouddha, ils n'ont qu'un seul être, qu'une seule intelligence infinie, qu'une seule fonction unifiée, et ils rendent perpétuellement service à des multitudes de créatures » (1).

(1) Cf. Mahayana Sutralamkara. Traduction de Lévi, p. 92, ou J.B. Pratt, The pilgrimage of Buddhism (New York 1928) p. 258.

Le Bouddhisme Tibétain enseigne que la connaissance inférieure, ou sagesse mondaine, est née des sens corporels dans leur aspect sangsârigue non-illuminé, et que la connaissance supérieure, ou sagesse supra mondaine, gît profondément cachée en l'homme, enfouie sous les réflexions trompeuses de la volupté mondaine, attendant la touche magique de la baguette du Dharma qui doit l'éveiller. Ainsi la sagesse mondaine n'est-elle que la sagesse imparfaite, de même que la lumière de la lune est la lumière solaire imparfaite.

C'est le Dharma, ou Vérité, qui, transcendant le savoir, enseigne la Sagesse, et entraîne le disciple à discerner le vrai du faux, l'éphémère de l'éternel, les impulsions de l'esprit ou intellect humain fini et l'intuition divine de la conscience supramondaine, la doctrine de l'œil et la doctrine du cœur.

Le disciple doit chercher le Pain de la Sagesse, celui que les immortels se partagent ; le savoir mondain n'est que la balle du Froment d'Or. La connaissance que le monde peut donner est transitoire ; elle concerne seulement ce qui est externe, phénoménal. La Sagesse Divine vient du Hridaya, du Cœur Secret ; elle ne concerne que l'interne, l'invisible Sal, le Réel, le Nouménal, la Source. La Connaissance appartient à l'existant, la Sagesse au non-existant.

La Sagesse dissipe les brumes de l'illusion. Comme son réceptacle, l'Esprit Unique, la Sagesse ne connaît ni passé, ni futur ; elle est éternelle. Ayant pour nature l'Essence Secrète du Soleil, elle vainc les ténèbres de l'Ignorance. La Nuit fuit devant la Sagesse, et le Jour se lève. Le sage rejette la Connaissance, mais l'ignorant s'y cramponne. La Sagesse est thésaurisée par un petit nombre, la Connaissance par la multitude.

Page 241:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

241

C'est par l'alchimie de la Sagesse que l'or de la vie est séparé des scories. La Connaissance nourrit l’illusoire, la Sagesse le transcende. La Connaissance est thésaurisée par ceux qui, bien que vivants, sont morts, la Sagesse par Ceux qui sont éveillés. La Connaissance enseigne les Ombres et les Obscurcissements, la Sagesse ce qui est Sans-Ombre et Non-obscurci. La Connaissance appartient au Muable, la Sagesse à l'Immuable.

Ceux qui suivent le Sentier de la Sagesse transcendent toutes les illusions du monde. Ils sont indifférents au plaisir et à la douleur, sachant que ce ne sont que les deux termes extrêmes d'un dualisme. Ils cherchent à épuiser leur attachement karmique à la Connaissance et à l'Ignorance de la Loi. Ainsi que l'enseigna un disciple des Guru tibétains : « Sois humble si tu veux atteindre à la Sagesse. Sois plus humble encore si tu l'as maîtrisée. »

Ceux qui ont possédé la Sagesse furent les Maîtres des Hommes et les Directeurs de leur Culture. Ceux qui n'ont possédé que la Connaissance ont été les seigneurs de la guerre des nations et les créateurs des Âges Sombres.

L'aspirant à la Sagesse ne doit pas se laisser entraver par le faux savoir des hommes. Les sens, sources de toutes les souffrances du Sangsâra, doivent être disciplinés yogiquement, et tout concept mental trompeur doit être dominé. La personnalité doit être « impersonnalisée ». Ni la louange ni le blâme, ni le succès ni l'échec, ni le bien ni le mal ne doivent la détourner du cours de ces actions justes qui constituent le Noble Octuple Sentier.

En dehors de leurs catégories universelles de la Réalité, dans lesquelles Connaissance et Sagesse forment une unité, les Sages orientaux d'antan ne possédaient aucune classification des apparences phénoménales semblable à celles de notre Science occidentale moderne. Mais aujourd'hui la compréhension du monde extérieur, dont s'occupent principalement nos savants, en est arrivée à s'appeler Connaissance par contraste avec cette compréhension appelée Sagesse dont s'occupent les maîtres du yoga.

La Connaissance peut être différenciée ; la Sagesse, transcendentalement conçue comme participant de l'Esprit Unique, est un tout homogène, impossible à différencier. La Connaissance est essentiellement utilitaire et mondaine ; la Sagesse transcende l'utilitaire et le concret. La Connaissance peut être raciale ou nationale, elle est toujours limitée ; la Sagesse est universelle ou catholique. La Connaissance, dépendant entièrement des phénomènes transitoires, est faillible et illusoire ; c'est l'enfant de la Grande Mère Mâyâ ; elle abuse l'homme et lui voile La Réalité. Ses caractéristiques sont donc la dépendance et l'imperfection ; tandis que celles de la Sagesse sont l'indépendance et la perfection ; car la Sagesse est l'unique racine et l'unité de toute compréhension. C'est la Sagesse qui permet aux Sages d'appliquer sagement la Connaissance.

Non guidée par la Sagesse, la Connaissance conduit toujours à une désillusion amère de même que la vie conduit à la mort.

La Connaissance, étant le produit de l'utilitarisme, est la base des systèmes éducatifs du monde, destinés surtout à préparer l'humanité à l'exploitation parasite des richesses de la nature et à augmenter ainsi leurs propres voluptés sangsârigues. Mais la Sagesse, comme l'ont enseigné les Bouddha et les Sages, étant née de la renonciation au monde du détachement, conduit non à la mondanité, mais à l'Altruisme Bodhisattvique.

Page 242:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

242

Égarés par les feux follets des voluptés sangsârigues, peu nombreux parmi les millions d'êtres incarnés sont ceux qui échappent aux fondrières et aux mirages de l'existence mondaine.

C'est dans la Sagesse, non dans la Connaissance, que dans les temps futurs l'homme découvrira enfin la Loi Juste, la Société Juste, le Gouvernement Juste. Lorsque sa longue quête du bonheur par la Connaissance aura été abandonnée comme futile, il trouvera la transcendance de la souffrance dans la Sagesse. Il aura alors compris que dans la Sagesse seule est sa véritable puissance ; que la Sagesse est la seule source de vrai progrès ; que la Connaissance est le créateur de l'Âge de Fer et la Sagesse le créateur de l'Âge d'Or.

Le problème présenté ici n'est pas le problème de l'Europe et de l'Amérique seules ; il doit être regardé en face par tout Oriental qui a été enivré par le vin de l'occidentalisation, par les nations orientales commercialisées et qui aiment la Connaissance. Il en est de même de tous ceux qui, en Hindoustan, ont permis aux démons de devenir leurs divinités tutélaires ; ces démons qui assiègent le monde de la politique et de la convoitise des plaisirs périssables offerts par la Science occidentale. Dans l'ère aquarienne comme dans cette ère nouvelle dans laquelle nous entrons, l'Inde, si elle reste fidèle à ces Grands Maîtres de Sagesse qui l'ont préservée depuis les temps historiques, et firent d'elle le témoin du déclin de l'Égypte et de Babylone, de la Grèce, de Rome et de l'Espagne, une fois de plus, telle le phénix, l'Inde renaîtra des cendres du présent et, fortifiée par la réalisation de la faillite de la Connaissance, gardera la direction spirituelle du monde. Si par contre elle choisit la Connaissance et cesse de chérir la Sagesse, l'histoire enregistrera alors sa tentation et sa chute. Alors la Terre entière, comme jamais auparavant dans les annales du temps, sera vaincue par les Ténèbres et l'Ignorance. Le progrès de l'humanité sera retardé pour des siècles, peut-être pour des millénaires. Ses grandes cités, forteresses de la Connaissance deviendront les cimetières de leurs constructeurs. La Barbarie aura vaincu non seulement une race, un continent ou un empire, mais toute cette Planète qui porte les hommes. Et jusqu'à ce que ceux qui cherchent à guider, mais dont on refuse la direction, envoient un nouveau Messager, un nouveau Héros de Culture, le Feu Sacré ne sera pas rallumé dans le cœur des hommes.

Le livre du « Yoga de la Connaissance de l'Esprit dans sa Nudité » se termine par cette phrase : « Même un berger (ou une personne illettrée) peut, par la compréhension, atteindre à la Libération ».

Tous les Prophètes et les Maîtres ne furent pas des lettrés. D'éminentes autorités musulmanes croient que Mahomet était incapable de lire et d'écrire, et qu'il dicta le Koran sous une inspiration angélique. Dans sa jeunesse, lui aussi avait été berger, gardant ses troupeaux dans les montagnes sauvages de l'Arabie, où il méditait et pratiquait le Yoga ; il atteignit ainsi à la connaissance divine. Quoique l'enfant Jésus enseignât dans la synagogue et confondit les savants, son éducation avait été celle d'un charpentier ; et il n'y a aucune preuve qu'Il fut instruit, sauf dans un passage incertain de l'Évangile de saint Jean (viii. 8), où il est dit qu'avec Son doigt Il « écrivait sur le sol » — mais on ne sait si c'était en symboles, en lettres ou sans aucun sens.

Milarepa, le Grand Yogi tibétain, confronté à un pandit orgueilleux, modèle de l'arrogance mondaine de ceux qui sont instruits intellectuellement, s'adressa à lui en ces termes :

« Accoutumé depuis longtemps à méditer sur les Vérités choisies et murmurantes,

Page 243:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

243

« J'ai oublié tout ce qui est dit dans les livres écrits et imprimés.

« Accoutumé, comme je l'ai été, à étudier la Science Commune,

« La Connaissance de l'Ignorance qui égare, je l'ai perdue.

« Accoutumé depuis longtemps à garder mon esprit dans l'État Incréé de Liberté,

« J'ai oublié les usages conventionnels et artificiels,

« Accoutumé depuis longtemps à connaître la signification de ce qui est Ineffable,

« J'ai oublié la manière de remonter aux racines des verbes et à la source des mots et des phrases ;

« Puisses-tu, ô savant, découvrir ces choses dans les livres classiques. »

L'éducation, telle qu'elle est comprise en Occident, n'a guère d'autre résultat que d'accroître la compétition économique internationale, la science appliquée de plus en plus utilitaire, largement dirigée vers la destruction et la guerre, et les inventions mécaniques destinées à l'accroissement du confort animal. Le progrès occidental implique toujours la création de nouveaux liens avec les apparences, la mâyâ, l'irréalité.

« L'éducation » occidentale, qu'elle soit appelée « supérieure » ou « inférieure est, en fait, ainsi que le maintiennent les Guru, un simple entraînement en vue de gagner sa vie, et doit, de ce fait, être considérée comme inférieure ; l'Éducation vraiment supérieure est dirigée vers la seule fin de transcender les apparences, d'atteindre à un état plus satisfaisant que l'état d'être humain. Mais tant que les Occidentaux seront persuadés qu'un tel état supérieur ne peut être atteint, ils continueront à s'exploiter les uns les autres, et à courir après des modèles d'éducation et de vie purement matérialistes appelés « supérieurs ».

Ici encore, feu le Maharshi de Tiruvannamalai apporta un témoignage indépendant qui confirme nos dires : « Il peut venir un temps où l'on devra oublier tout ce que l'on aura appris, détritus qui seront balayés ensemble et amoncelés pour être jetés au loin. Point n'est besoin d'en faire l'analyse. » (1)

(1) Cette citation est basée sur « Who Am I ? »

Pour l'Europe, Plotin témoigne pareillement de la même vérité qui, étant compréhensible, et ainsi susceptible de preuve, fut exposée parallèlement par les Voyants de toutes les époques, dans toutes les nations, races et croyances :

« Notre compréhension de l'Un ne nous est acquise ni par la

« connaissance scientifique, ni par la pensée, comme pour la

« connaissance des autres choses intelligibles, mais par une

« présence qui est supérieure à la science. Lorsque dans l'homme

« le principe connaissant acquiert la connaissance scientifique

Page 244:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

244

« de quelque chose, il se retire de l'unité et cesse d'être entière-

« ment un ; car la science implique la raison discursive et la

« raison discursive implique la multiplicité. Nous devons, par

« conséquent, transcender la science et ne jamais nous retirer

« de ce qui est essentiellement Un ; nous devons renoncer à la

« science, aux objets de la science et à toute autre recherche

« intellectuelle. Même la Beauté doit être écartée, car la Beauté

« est postérieure à l'unité, en étant dérivée, comme la lumière

« du jour est dérivée du Soleil. En conséquence, Platon dit

« que l'Unité est ineffable et indescriptible. Néanmoins, nous

« parlons et écrivons à son sujet seulement pour émouvoir

« nos natures supérieures par ce moyen, et les diriger vers cette

« Divine Vision, tout comme nous pouvons montrer le chemin

« à quelqu'un qui désire y passer. L'enseignement lui-même

« ne continue qu'autant qu'il est nécessaire pour montrer la

« Voie et y guider quelqu'un ; atteindre la Vision est la tâche

« que chacun doit entreprendre seul, en la cherchant. » (2)

(2) Cf. Plotin, vi. ix. 4.

Ainsi que Krishna l'enseigne dans la Bhagavad-Gîtâ, la vie est un conflit entre deux forces opposées, le bien et le mal ; ou, comme cela est ésotériquement impliqué dans le Mahâbharata, entre la lumière et les ténèbres, entre les Kuruvas et les Pandavas. Le Râmâyana, l'autre grande épopée de l'Inde, parle également de cette même lutte vieille comme le monde, entre le Dharma ou Droiture, personnifié par l'Avatâra Rama, et l'Adharma (ou Non-Droiture) personnifié par le roi-démon Râvana. Dans l'Égypte Ancienne, le même enseignement était répandu dans l'histoire symbolique du meurtre du divin Osiris, par son frère, le démon Set. La Grande Mère Isis, considérant cette mystérieuse tragédie comme inhérente au Cosmos lui-même, éclata en affreuses lamentations. Un parallèle de ce conflit, dans lequel tous les êtres vivants sont karmiquement engagés, était représenté dramatiquement dans les Mystères Orphiques, par le meurtre de Dyonysos Zagreus, symbole de la vie et de la régénération, par les frères Titans, symboles de la mort et de la destruction.

Or, la vie est semblable à une navette se mouvant sans cesse de droite à gauche, puis

Page 245:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

245

de gauche à droite, portant le fil de l'être avec lequel est tissé par chaque conscience microcosmique sur la chaîne et la trame de la volupté, le modèle karmique. Le Buddha aussi vit cette oscillation continue, ce battement du cœur de la Nature, cette Danse de Shiva, le Destructeur et Régénérateur, et de Vishnou, le Restaurateur et Soutien, et l'état qui est au-delà d'eux, personnifié par Brahma. L'État Suprême, l'état d'unité, est l'état supra-mondain de l'équilibre transcendant, dans lequel le négatif et le positif deviennent non-différenciés, dans lequel les deux charges opposées constituant l'atonie se perdent dans l'unité primordiale, dans lequel n'existe ni bien ni mal.

Le Tantrisme bouddhique de Padma-Sambhava, de même que le Tantrisme hindou, postule, en harmonie avec les plus anciens enseignements sous-jacents à toutes les écoles tantriques, que le bien et le mal sont inséparablement un ; que le bien ne peut être conçu à part du mal ; qu'il n'existe ni bien per se, ni mal per se.

Le Tantrisme, dans ses conclusions ésotériques suprêmes, dont les Européens n'ont que peu de connaissance, propose, comme le font toutes les philosophies anciennes ou modernes basées sur les sciences occultes, de ne voir dans l'ultime vérité (tout au moins au point de vue humain) ni ceci ni cela, ni le Sangsâra, ni le Nirvâna, mais l'unité dans laquelle il y a transcendance de tous les opposés, du bien et du mal. De l'Un procèdent toutes les dualités, et dans l'Un elles se dissolvent toutes dans la non-différenciation ; et ainsi, cessant d'exister en tant que dualités, elles sont comprises par le yogin comme des fantaisies de l'imagination, des feux follets de l'esprit, des enfants de la Maya.

Ainsi que Sri Ramana Maharshi, le sage de Tiruvannamalai, récemment décédé, le disait : « Toutes les écritures, d'une seule voix déclarent le contrôle de l'esprit absolument nécessaire pour atteindre le salut. Donc, le contrôle de l'esprit est le but auquel nous devons tendre. » (1) Et le Maharshi résumait la doctrine yogique du bien et du mal de la façon suivante :

« Il n'existe pas deux choses telles qu'un bon esprit et un mauvais esprit. Ils ne font qu'un seul et même esprit. Les vâsâna (tendances) sont la cause des désirs et des attractions qui par moments peuvent être bons et à d'autres moments mauvais. Lorsque l'esprit est influencé par de bons vâsâna, il est, pendant ce temps, considéré comme bon, et lorsqu'il est sous l'influence de mauvais vâsâna, mauvais. Quelque mauvais que certains puissent sembler quelquefois, ils ne doivent pas être pris en aversion, de même que nous ne devons pas concevoir de préjugés en faveur de ceux qui semblent à un moment donné nous être favorables ou bénéfiques. Fuyez à la fois ce qui plaît et ce qui déplaît. » (2)

(1) Cf. Who Am I (p. 13), petit livre résumant l'enseignement du Maharshi, publié par l'Ashrama de Tiruvannamalai en 1932.

(2) Cf. ibid., p. 15.

Voici donc un maître du yoga vivant jusqu'à ces tout derniers temps dans le sud de l'Inde, qui exprime, comme résultat direct de ses propres recherches yogiques de toute une vie et de sa compréhension ultime, précisément les mêmes conclusions suprêmes que celles formulées par Padma-Sambhava il y a près de douze siècles dans le nord de l'Inde.

Plotin aussi enseignait que le mal est tout aussi nécessaire que le bien. « Même le mal », dit-il, « est utile d'une certaine manière, et peut produire beaucoup de belles

Page 246:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

246

choses ; par exemple, il conduit à des inventions utiles, il force les hommes à la prudence et les empêche de tomber dans le sommeil et dans une sécurité indolente ».

Tant que les hommes seront maintenus en captivité par les apparences, ils emploieront des termes tels que moral et immoral, vrai et faux, bien et mal, et rédigeront des lois pour préserver la vertu et détruire le vice, sans savoir que tous les êtres sensibles sont membres d'un seul corps, comme le perçut le Voyant chrétien saint Paul ; et qu'en conséquence tout châtiment subi par une partie ne peut qu'affecter l'organisme social dans son entier.

Ce fut à fin de montrer à l'humanité la méthode par laquelle il est possible de surmonter l'assujettissement aux apparences, aux concepts dualistes qui enchaînent l'esprit, que le Bouddha exposa le Dharma. Il fut appelé le Pleinement Éveillé parce que, comme Il était assis sous l'arbre Bodhi à Bôdh-Gâya. Son intuition spirituelle fut éveillée de son état latent et Il vit la vie comme un édifice d'illusions de rêve sur lesquelles les hommes fixent leurs regards et par lesquelles ils deviennent fascinés comme dans une transe hypnotique.

Parmi ces disciples, il s'en trouvait qui avaient été des meurtriers, des bandits, des courtisanes ; et à aucun d'entre eux, quelles qu'aient pu être leurs actions passées, Il ne refusa sa direction spirituelle.

Feu le Maharshi de Tiruvannamalai, détaché du bien et du mal, enseignait : « Si grands et nombreux que soient les péchés d'un homme ; cependant il ne doit ni pleurer ni se lamenter en disant : « Je suis un pécheur, et comment un pécheur peut-il atteindre au salut ? » Qu'il rejette au loin toute pensée d'être un pécheur et s'attache à Swarûpadhyâna (pratique yogique d'introspection identique à celle dont on parle dans notre traité et dans le « Yoga du Grand Symbole ») avec zèle ; il deviendra bientôt parfait. » (Cf. Who Am I. p. 10)

Un libertin est une personne qui n'a pas de guide ni aucune conscience du vrai but de l'existence humaine ; comme un bateau à la dérive privé de compas et de gouvernail, il ne peut atteindre l'autre rive. Et, étant en proie aux caprices de la passion animale, il retarde son développement sur-animal, ou spirituel, et accroit sa captivité. Si, au contraire, il était guidé dans tous ses actes, bons et mauvais, par la philosophie, il extrairait des expériences de sa vie le Nectar de l'Immortalité ; et, enfin, lorsque le désillusionnement et l'éveil complets arriveraient, il proclamerait sa liberté.

La discipline et le contrôle de soi, de l'esprit et du corps ne doivent jamais être abandonnés. Le but du yogin doit être d'accroître, jour après jour, vie après vie, leur efficacité, jusqu'à ce que toutes les dualités disparaissent de sa vision mentale du monde. Il ne doit pas non plus préférer l'iniquité à la droiture ; car, comme le suggère le Noble Octuple Sentier, il est plus aisé pour l'homme, lorsqu'il cherche à atteindre l'état de Nirvana, où le bien et le mal sont reconnus comme n'étant rien de plus que des concepts mentaux produits par la Maya, de surmonter le faux en adhérant au vrai.

L'inséparabilité de toutes les choses vivantes est aussi naturelle qu'elle est inéluctable. Lorsque le dévot a compris cette loi de l'être, tout effort en vue de l'intérêt personnel et même du salut personnel, est abandonné ; et dans le Grand Éveil, il devient automatiquement un membre de l'Ordre de la Compassion Infinie, voué au seul but d'aider à surmonter l’Ignorance.

Page 247:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

247

Le néophyte considère la vie sur Terre de cette manière, comme un état dans lequel il doit connaître et transcender ainsi le bien et le mal et tous les opposés. Il ne doit jamais être grisé par le succès ni abattu par l'échec, car, eux aussi, ne constituent qu'une autre dualité. Ne cherchant rien pour lui seul, mais luttant pour le relèvement de toutes les créatures, il doit suivre le Sentier du Milieu sans attachement au bien ou au mal, les connaissant comme deux extrêmes.

Il doit atteindre cet état transcendant d'unité où n'existe ni souillure par le mal, ni alliance avec le bien.

L'attachement au mal pour lui-même a pour résultat la criminalité ; et la criminalité est l'un des plus terribles de tous les obstacles qui barrent le Sentier. De même, l'attachement au bien, à cause de la peur des fruits des mauvaises actions, est aussi un obstacle.

Le Sentier du Milieu ne mène ni à l'un ni à l'autre de ces extrêmes. Le Bouddha acceptait l'hospitalité d'une courtisane aussi gracieusement qu'Il acceptait celle d'un roi vertueux ; et Il les éveillait tous les deux de leur Ignorance. Il savait que ce ne sont pas les apparences extérieures, ni l'attachement au bien et au mal, né de l'Ignorance, ni l'état de sensualité ni l'état de vertu qui compte réellement ; le But vers lequel Il dirigeait était la Délivrance de l'Esprit.

Comme le souligne le Bardo Thôdol, ce ne sont pas seulement les actions, mais aussi les pensées qui doivent être dominées. En demeurant dans le Sentier du Milieu du non-attachement, nulle pensée appartenant à ces deux extrêmes ne peut prendre racine et croître. Sur tout autre Sentier, les pensées, se fixant sur le mal, deviennent une armée de démons qui font du pèlerin un esclave captif, et peuvent arrêter pour des siècles tout progrès spirituel.

Même si le pèlerin est déjà enchaîné à la volupté, il doit y faire face sans peur, la comprendre alors, la dominer et la transformer. Lorsque toutes les pensées sont concentrées sur le Pèlerinage et son But, tous les obstacles peuvent être surmontés. Si des habitudes nées d'actions passées dirigées par l'ignorance existent, qu'elles soient morales ou immorales, elles continueront à être des entraves tant qu'elles n'auront pas été exterminées. L'on ne peut venir à bout du vice en y acquiesçant ou en y cédant même faiblement, mais en comprenant sa nature décevante et purement sangsârigue, son pouvoir d'empêcher tout progrès vers l'état supra-mondain.

Le mal, considéré sous un autre angle, est ce qui fait obstacle à la compréhension de soi ; c'est ce qui empêche l'homme de transcender l'Ignorance et d'atteindre la pleine Illumination de l'état de Bouddha. C'est pourquoi le Mal a été personnifié comme le Démon, comme blârâ, comme le Tentateur qui rend l'illusoire si séduisant que, par une sorte d'hypnose, celui qui en contemple le charme trompeur perd le contrôle de lui-même. Il est enchaîné aux apparences, aussi longtemps que cet envoûtement n'aura pas été brisé par la Sagesse, et incapable de se débarrasser lui-même des mailles de la Toile sangsârigue de la Maya.

L'état naturel ou primordial et incréé, l'état du Nirvana, étant un état d'union avec tout ce qui est, tout ce qui empêche sa réalisation est le Mal et tout ce qui la favorise se trouve être le Bien. Mais, ni le Mal ni le Bien n'étant absolus ou réels en eux-mêmes, chacun d'eux n'est rien de plus qu'un état de conscience, l'un qui contribue à l'attachement au transitoire, l'autre qui contribue à s'en libérer. Lorsque cette libération est atteinte, le Bien et le Mal ont perdu leur raison d'être et sont inactifs ; ils sont transcendés, et le libéré a

Page 248:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

248

atteint l'état au-delà du Bien et du Mal, au-delà de tous les opposés, qui n'existent et n'opèrent que dans le Sangsâra.

C'est parce que le Mal est un empêchement et le Bien une aide à l'acquisition du Plein Éveil, que les Grands Maîtres ont enseigné la nécessité d'une conduite vertueuse, non comme une fin en soi, pas plus que ne l'est le simple entraînement physique d'un athlète, mais seulement comme un moyen en vue d'une fin beaucoup plus grande.

Le Noble Octuple Sentier, ou le Sermon sur la Montagne, ou tout autre système de conduite n'est pas seulement une série de règles apparemment restrictives, mais une méthode efficace et longuement éprouvée, pour évoluer au-delà de l'état humain et atteindre l'état Nirvanique. Un bateau n'est nécessaire qu'aussi longtemps qu'il y a une nappe d'eau à traverser, et les disciplines spirituelles ne sont nécessaires qu'aussi longtemps qu'existe l'Esclavage ; lorsque l'Émancipation est atteinte, il n'existe plus de sentier à parcourir ni de commandements à respecter : un pèlerin de plus a atteint l'Autre Rive.

Si celui qui demeure dans la Vallée de l'Ignorance aspire à grimper au sommet de la Montagne de L'Illumination, il doit commencer dès la base de la montagne, et laborieusement, pas à pas, endurant la fatigue et peut-être le découragement, avancer vers son but. Arrivé au sommet, le compas qui le guidait au milieu des brouillards et des nuages, et la canne d'alpiniste qui soutenait ses pas et lui donnait de l'assurance dans le danger peuvent être laissés de côté ; ils étaient nécessaires au début, maintenant ils ne le sont plus. Lorsque le but est atteint, les moyens doivent être rejetés. Ainsi en est-il du Bien, de la Vertu ou des règles de conduite correcte lorsque la Grande Consommation de l'incarnation terrestre est réalisée.

Le Bien et le Mal sont les deux maîtresses branches du tronc de l'Arbre de Vie, jaillies d'une Semence unique. Chaque branche trouve également sa vie dans le système des racines de l'Arbre Unique. La même sève y coule et nourrit les deux branches.

L'on peut aussi regarder le Bien et le Mal comme des jumeaux, nés d'un seul couple de Parents. Ils se compensent l'un l'autre, comme les ventricules droit et gauche du cœur. Ce sont les deux mains qui accomplissent le travail du Corps Cosmique, les deux pieds avec lesquels l'humanité traverse la Grand-Route de la Vie conduisant à la Cité du Nirvana. Si l'un des deux est amputé, il y a impotence. La vertu par elle-même conduit à de bons résultats, le vice à de mauvais. Le Sage qui connaît le Bien et le Mal comme un et inséparables les transcende tous deux. C'est seulement dans le Sangsâra que l'opposition est active. Dans l'au-delà de la Nature, dans la Vacuité, il n'y a que le Non-modifié, le Primordial, le Non-formé, le Non-Fait, le Non-Né, la Matrice qui Embrasse Tout et d'où vient à l'être l'Univers manifesté. Le Dharma ou Loi Supra-mondaine du Cosmos, intronisé sur le Trône Immuable du Karma, couronné de la Double Couronne des Deux Opposés, tenant le Sceptre de l'Unité, vêtu des robes d'or et de pourpre de la Justice, guide toutes les créatures sensibles vers la Compréhension et la Sagesse au moyen du Bien et du Mal.

Page 249:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

249

TÉMOIGNAGE DE A.R. NATARAJAN

EXTRAIT DE L'INTRODUCTION DE LA CASSETTE

« SKANDA RAMANA »

RAMANA MAHARSHI CENTRE FOR LEARNING

BANGALORE INDIA

TRADUCTION PAR : GIN SAMUEL

Page 250:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

250

Dans le projet de Dieu sur les choses, il a été donné à Ganapathi Muni, de proclamer la véritable grandeur de Ramana Maharshi, de lui faire rompre le silence, observé depuis 11 ans, date de son arrivée à ARUNACHALA en 1896. Bien que le Muni, soit lui-même établi dans sa propre lumière, il n'avait pas la paix de l'esprit, poussé comme il l'était, par une force supérieure.

En 1967, le Muni décida de demander conseil à Ramana, alors désigné comme le Swami de Brahman. L'apparence amicale du Swami, et sa façon de mettre les esprits en mouvement, furent suivis de ses instructions au Muni, de se retirer dans le cœur.

La source de la plus haute Pensée, qui est la source des Mantras, révélèrent ainsi au Muni, que Ramana n'était pas d'un groupe ordinaire, mais était BHAGAVAN, le Seigneur lui-même, et MAHARSHI, le Sage « par excellence ». Dorénavant déclara le Muni :

RAMANA devait être connu, comme : BHAGAVAN RAMANA MAHARSHI, nom par lequel il est désigné et connu depuis.

C'est pourquoi il semble, que dans l'ordonnance des choses, le Muni était bien inspiré, en chantant la gloire de RAMANA, comme étant SKANDA.

SRI GITA est ainsi nommé, parce que ce verset d'ambroisie y est consigné. Dans la RAMANA GITA, Bhagavan Ramana Maharshi est l'instructeur, et Ganapathi Muni, est le prophète et poète béni.

Le présent ineffable de Ramana Maharshi, est la source d'inspiration du Muni. À plusieurs reprises, le Muni fut béni de visions divines. Il fut ainsi convaincu, que Ramana était Dieu incarné.

Il proclame alors « O Brahman, à travers les visions que Dieu m'a offertes, tu m'apparais encore et encore, comme SUBRAMANIA, sous la forme humaine. Et il le revendique infatigablement.

Il nous fit partager cette vision de Ramana en tant que SKANDA, de Ramana en tant que SUBRAMANIA, dans des poésies sanskrites, pleines d'extase.

Dans le 18e chapitre de Ramana Gita, le Muni, encore et encore, célèbre Ramana, comme la dernière incarnation de SUBRAMANIA. Enterrant cette fois profondément l'obscurité de la logique, tournant conne un moulin, RAMANA étant un exemple vivant, d'une constante et inébranlable demeurance dans le SOI.

Page 251:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

251

TÉMOIGNAGE DE PAUL MARTIN - DUBOST

EXTRAIT DU LIVRE :

« LA GUIRLANDE DE MUKUNDA »

ÉDITIONS DU ROCHER 1982

Page 252:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

252

Le récit de la naissance et des exploits de Subrahmanya, le dieu aux six visages, pourfendeur du démon Târaka est consigné dans deux groupes principaux de textes : les Récits cosmogoniques sanskrits (Purâna) et les anciens poèmes tamouls du Sangam le Paripâtal, l'Ahananuru, le Purânanuru et le Tirumurukârruppatai ; ainsi que dans un autre texte tamoul plus récent, le Kandapurânam de Kacciyappa (xir siècle).

La geste du premier fils de Çiva et de Pârvatî est proprement extraordinaire. Elle a suscité dans l'Inde une littérature très abondante dont le poème bien connu de Kâlidâsa, « la Naissance de Kumâra » (Kumârasambhava) où le grand poète sanskrit, s'inspirant des Purâna çivaïtes, a décrit avec minutie la naissance du dieu de la guerre qui pourfendra, le moment venu, le démon Târaka. Subrahmanya, littéralement : « Celui qui a pris naissance à partir de la Réalité suprême », possède comme tous les grands dieux hindous une nâmâvali, c'est-à-dire une Guirlande de Noms : il en a mille, parmi lesquels les plus célèbres sont au Nord comme au Sud de l'Inde : Skanda : Celui qui a sauté » ou « Jet de sperme » par allusion à la semence de son père Çiva échappée, on le verra plus loin, alors qu'il avait été distrait de sa joute amoureuse avec Pârvatî Guha : « le Secret » ; Shanmukha : « Celui qui a six têtes » ; Prabhava « le Puissant » ; Krittikâ-sûnu : « le Fils des Pléiades » ; Çikhivâhana : « Qui a pour monture le paon » ; Dvishatbhuja : « Qui a deux fois six bras » ; Târakâsurasamharin : « Destructeur du démon Târaka » ; Rakshobalavimardana : « Destructeur de l'armée des démons » ; Prâgni : « Celui qui est le Feu » ; Kripâlu : « le Miséricordieux » ; Kumâra : « le Jeune homme » ; Krauficadarana « le Pourfendeur du Mont Kraufica » ; Agnijanman : « Né du dieu Agni » ; Çarodbhûta : « Né dans la roselière » ; Gabhasti : « Rayon de lumière » ; Gahana « l'Impénétrable » ; Candravarna : Qui a la couleur de la lune » ; Mahâmâyin : « Qui a un grand pouvoir d'illusion » Viçvayoni : « la Matrice de l'univers » ; Vedagarbha : « Qui contient le Veda » ; Pulindakanyâbhartr : « Epoux de la fille du chasseur » ; Mahâsârasvataprada : « Qui donne la connaissance » ; Coraghna : « Qui tue les voleurs » ; Roganâçana : « Qui détruit les maladies » ; Çikhandikritaketana : « Dont le drapeau est fait d'une plume de paon » ; Kâranopâtta-deha : « Qui a pris un corps pour servir une cause » ; Amrita : « l'Immortel » ; Prânadhâraya : « le Porteur du souffle » ; Svâmin : « le Maître spirituel » ; Guhapriya : Qui aime la caverne » ; celui encore, c'est sa formule de salutation aux six syllabes (shadakshara mantra) de Çaravanabhava : « Qui est né dans un bosquet de roseaux »...

Sous son nom d'Agnibhûh (Fils du dieu Agni), il est mentionné dans l'Atharvaveda (VI, 67, 2) et sous celui de Sanatkumâra (l'Éternellement Jeune) au Chant VII, 26, 2 de la Chândogya upanishad où il donne l'enseignement au sage Nârada. Mais c'est à la lecture des Purâna çivaïtes — le Çiva et le Skanda principalement — du Mahâbhârata, du Râmâyana et des anciens poèmes tamouls du Sangam que l'on peut glaner des détails et reconstruire sa geste légendaire qui varie d'ailleurs sensiblement du Nord au Sud du pays.

Ajoutons que si Subrahmanya est vénéré dans toute l'Inde et dans les pays de culture hindoue — toutes les grandes écoles d'art indien de Nâgârjunakonda (Ir siècle de notre ère) à nos jours proposent une iconographie (pierre ou métal, puis bois et peintures) très abondante de Subrahmanya — c'est au Sud de l'Inde, au Tamilnâdu où on le vénère sous son nom tamoul de Murukan (le Beau dieu), qu'il a su gagner tous les coeurs.

Dans la Rudrasarnhita (Kumârakânda I à XII) du Çivapurâna est inséré le récit merveilleux. Le démon Târaka à la suite d'une longue ascèse a obtenu de Brahmâ qu'il ne puisse être mis à mort que par un enfant de sept jours. Les dieux comprirent très vite que seul Çiva pourrait engendrer un tel fils. L'histoire commence ainsi :

Page 253:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

253

Le sage Nârada demande à son père, le dieu Brahmâ de lui révéler ce que fit Çiva après avoir épousé la Fille de la Montagne, Pârvati. Ravi de se voir poser pareille question et l'esprit uniquement fixé sur le Grand Seigneur, Brahmâ lui répond :

Lorsque Çiva retourna sur le mont Kailâsa, avec sa jeune épousée, ses serviteurs, les gana, leur firent une fête magnifique, à la suite de laquelle Çiva emmena Pârvatî dans un lieu isolé, une demeure délicieuse. Là, sur un lit de pétales de fleurs, enivré par le parfum du santal qui se dégageait alentour, Çiva se fit tendre et caressa la déesse durant mille années divines. Sous le poids des amants, la terre tremblait. Le grand serpent d'éternité Çesha et la tortue Kacchlzapa qui supportent le monde avaient beaucoup de mal à l'empêcher de se fendre. Tout à leur plaisir et aux étreintes, les amants divins ne distinguaient plus le jour de la nuit. Les dieux inquiets de la durée exceptionnelle du déduit se réunirent. Vishnu les rassura : « Tout viendra en son temps ! Si le Grand Seigneur se plaît dans la joute amoureuse, laissons-le ; si quelqu'un venait à séparer le couple divin dans un moment pareil, il ne manquerait pas de connaître, lui aussi, la séparation d'avec sa femme et ses fils, à chacune de ses naissances. Souvenez-vous de ce qui est arrivé au sage Durvâsas qui dérangea Indra alors qu'il était avec Rambhâ la danseuse céleste : il fut séparé d'avec sa femme. Et le guru des dieux Brihaspati, lui-même, qui avait importuné le dieu Amour, Kâma, alors qu'il étreignait la danseuse céleste Ghritâcî fut lui aussi puni : six mois plus tard la lune lui enleva son épouse. Je vous rappelle encore ceci : bien que le noble brâhmane Ajâmila se fût laissé aller à caresser une femme de rien, une çûdra, les dieux, se souvenant de la malédiction infligée en pareil cas, n'osèrent pas lui faire de reproches. Croyez-moi, il faut attendre. » Mais les dieux suppliant Vishnu de les aider, il les emmena sur le mont Kailâsa où ils demandèrent aux serviteurs de Çiva de les éclairer. Les gana leur dirent qu'ils ne savaient pas ce que Çiva faisait avec Pârvatî depuis tout ce temps. Vishnu et Brahmâ se rendirent jusqu'à la porte de la demeure de Çiva et là, Vishnu, les yeux pleins de larmes, trouva la force de dire : « O Grand Seigneur que fais-tu à l'intérieur. Sauve-nous qui sommes harassés par le démon Târaka ! »

En entendant la requête faite sur le seuil de sa demeure, Çiva se dégagea de l'étreinte de Pârvatî et dit aux dieux : « Ce qui doit arriver, arrivera ! » et il laissa tomber sa semence. Agni, le dieu du Feu, se transformant en colombe l'avala. Pârvatî qui avait été frustrée dans ses ébats amoureux apparut sur le seuil et vit tous les dieux assemblés. Elle les traita de dévoyés et d'égoïstes, qui font de la peine aux autres : « Ne songeant qu'à votre intérêt, vous êtes venus saluer Çiva et interrompre notre joute. Je vous maudis, tous tant que vous êtes. Vos femmes seront stériles et vous ne connaîtrez plus la joie. Quant à toi Agni qui a avalé la semence de mon époux, tu n'es rien d'autre qu'un pauvre fou ; on t'appellera le dévoreur de toute chose et ton âme ne sera jamais en repos. »

Pârvatî et Çiva se retirèrent dans leurs appartements et les dieux maudits par la déesse commencèrent à perdre leurs forces et comme Agni, réalisant son erreur, suppliait Çiva de lui pardonner, Çiva lui dit de déposer la semence qu'il avait avalée dans le ventre d'une belle femme. Le dieu du Feu lui répondit qu'il n'y avait pas de femme suffisamment merveilleuse dans les trois mondes pour mériter cet honneur, que seule la déesse Pârvatî pourrait maintenir en elle la lumière blanche du Grand Seigneur. C'est alors que le sage Nârada donna une idée à Agni : « Cette semence de Çiva, déposez-la dans le corps des femmes qui prennent leur bain au mois de Mâgha (janvier-février). Agni fit ainsi. Lorsque les Pléiades (Krittikâ), les femmes des sept êtres célestes, apparurent pour prendre leur bain, six d'entre elles se désolaient de n'avoir pas encore d'enfant. Agni en profita pour faire entrer la semence de Çiva par les pores de leurs cheveux. Elles furent toutes enceintes et elles connurent d'horribles souffrances, car nul ne peut porter la semence de Çiva. Leurs maris les voyant dans cet état les rejetèrent de leurs maisons. Un jour n'y

Page 254:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

254

tenant plus, elles allèrent déposer le fœtus sur le sommet de l'Himâlaya, résidence du sage Himâvan qui lui non plus ne put supporter sa présence et le jeta, de toutes ses forces, dans le Gange qui, poussant ses vagues jusqu'à un petit bosquet de roseaux (çaravana), s'en dessaisit. Au sixième jour de la quinzaine claire du mois lunaire de Mârgaçîrsha (novembre-décembre), Subrahmanya naquit. Les dieux firent pleuvoir des fleurs. L'enfant choisit comme chapelain le sage Viçvâmitra. Agni s'en vint visiter son fils et lui donna une lance que le jeune garçon projeta contre une montagne voisine, le Kraufica, laquelle s'écroula, tuant ainsi dix mille billions de démons. Entre-temps, les six Pléiades (Krittikâ) retournèrent à la roselière ; elles trouvèrent l'enfant si beau qu'elles voulurent lui donner le sein et qu'une querelle de préséance éclata. Subrahmanya se montra à elles avec ses six visages et il but leur lait. Elles le couvrirent de caresses et l'emmenèrent dans leur retraite.

Le temps passa ainsi et, un jour, Pârvatî rappela à Çiva que lorsque les dieux vinrent interrompre leurs ébats amoureux, Agni s'était emparé d'une goutte de la semence de Çiva et, qu'infaillible, elle avait sûrement engendré quelque enfant surnaturel. Çiva interrogea à cet effet tous les dieux qui finirent par lui dire qu'un enfant était bel et bien né et que les Krittikâ l'avaient emmené dans leur ermitage himâlayen de Badarikâ. Çiva délégua alors ses émissaires qui, sous la conduite de Nandîçvara, se rendirent chez les Pléiades ; et là, grâce aux paroles apaisantes du Taureau sacré, Kârttikeya se laissa convaincre de retourner chez Çiva, son père. C'est à Kurukshetra que les cérémonies de consécration eurent lieu ; l'on plaça Subrahmanya sur un trône de pierres précieuses et on le baigna avec l'eau des sept océans. Tous les dieux, Vishnu, Çiva, Brahmâ, Indra, Varuna, Sûrya, Yama, Nirriti, Agni, Kubera et Kâmadeva, ainsi que les déesses Pârvatî, Lakshmî, Sâvitrî et les Krittikâ s'inclinèrent devant lui, lui confièrent leurs attributs respectifs de puissance et lui offrirent de nombreux présents. Garuda lui donna son propre fils qui devint la monture de Subrahmanya. Aruna, le cocher du Soleil lui offrit un coq qu'il plaça en effigie sur sa bannière. Au comble de la joie, Çiva demanda aux dieux de choisir pour eux-mêmes une faveur. Ils en profitèrent pour lui rappeler que le but de la naissance de Kumâra était de mettre à mort le démon Târaka. Çiva acquiesça à leur requête et l'architecte des dieux Tvashtr construisit, près du mont Kailâsa, une capitale pour Kumâra qui, tout aussitôt, commença à rassembler une armée.

Lorsque le démon Târaka eut vent des préparatifs de guerre des dieux, il réunit de nombreux hommes et bientôt les armées des deux opposants se firent face au confluent de la rivière Mahi et de la mer d'Oman dans le golfe de Khambhât au Gujarât. Kumâra monté sur un char aérien dirigeait l'armée des dieux qui avançait, fièrement précédée des chants de guerre des musiciens célestes, les Gandharva. Dans le premier affrontement, plusieurs centaines de milliers de soldats valeureux perdirent la vie et au milieu des torrents de sang qui se déversaient de partout, les chacals et les vautours se disputaient la proie des cadavres. Le combat était effroyable. Indra tomba de son éléphant blanc et perdit un instant conscience ; les gardiens des directions de l'espace furent défaits. Chaque fois, les démons savouraient leur victoire en hurlant comme des lions. À ce moment-ci du combat, Vîrabhadra et les gana entrèrent en scène. Târaka pour les effrayer prit une forme terrible avec dix-mille bras, si bien qu'il fallut que Vishnu entrât en lice à son tour avec son grand disque Sudarçana et son arc Çârnga. Mais lui aussi, fortement ébranlé sous le choc du combat, tomba sur le sol. Brahmâ confia alors à Kumâra que le but de sa naissance était de mettre à mort le démon Târaka et qu'il lui fallait agir maintenant sans perdre de temps. Les vents cessèrent de souffler, le soleil perdit son éclat, la terre, les montagnes et les forêts tremblèrent. Kumâra descendit de son char aérien et d'un coup de sa lance brillante, blessa mortellement le démon qui s'écroula sur le sol, ses membres fracassés. Le Bon ordre revint immédiatement au ciel et sur la terre et le

Page 255:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

255

Brah-mândapurâna (chapitre LXXXI) ajoute qu'après sa victoire sur le démon Târaka, Subrahmanya fut particulièrement chôyé par Pârvatî, 1'Adiçakti, qui cédait à tous ses caprices, tant elle l'adulait. Il développa ainsi un caractère fantasque et son goût pour les femmes grandissait chaque jour. Il en vint même à poursuivre de sa luxure les compagnes des êtres célestes qui allèrent se plaindre à Pârvatî. La déesse utilisant ses pouvoirs magiques apparut alors dans chacune d'elles et Subrahmanya se repentit bien vite, promettant qu'à l'avenir, il pratiquerait l'ascèse et vénérerait toutes les femmes qu'il rencontrerait, comme sa propre mère.

Si Subrahmanya dans le Nord de l'Inde est présenté le plus souvent, dans l'iconographie, comme un ascète, un brahmacârin à un seul visage, au Tamilnâdu où on le vénère sous son nom tamoul de Murukan (le Beau dieu), il apparaît soit avec six visages, soit flanqué de deux parèdres : l'une toute humaine Valli, la fille d'un chasseur Vedda de Madurai, l'autre d'origine divine, Devayânai, la fille du dieu Indra que le dieu des dieux lui offrit après sa victoire sur les démons, au bord de l'océan Indien. Les légendes tamoules rapportent en effet comment Murukan quitta sa capitale de Devagîri dans les Himâlaya pour venir dans l'extrême-sud de l'Inde, à Tiruccentûr, livrer bataille. A partir de six grands temples-forteresse, les six pataivîtu de Palani, de Svâmimalai, de Tiruttani, de Tirupparankunram, de Palamutircôlai et de Tiruccentûr, tous situés sur le territoire du Tamilnâdu, le dieu rouge (deux de ses noms en tamoul ancien sont Cêyôn, le rouge et Cevvêl, le Jeune homme à la pique rouge), assis sur son paon bleu, donna à ses armées l'ordre d'attaquer les forces démoniaques qui, dans les légendes méridionales sont triples et se nomment Çûrapadma et ses jeunes frères Târaka et Simhavaktra, le monstre à mufle de lion.

Ce que le fidèle vénère dans l'image de Murukan — dans le Saint des saints de certains temples, seule sa pique rouge, le vêl, est offerte à l'adoration — c'est la synthèse parfaite, la représentation même du grand principe des Upanishad : « l'Ekat sat », l'Un appelé de différents noms, l'Un présent dans le multiple.

Le premier visage du dieu rouge est infiniment gracieux ; il se dégage de lui des rayons de lumière qui écartent l'ignorance fondamentale. Pour les tamouls d'ailleurs, Murukan est le symbole de la lumière.

Le second visage s'éclaire davantage encore et il accorde mille grâces à ses adorateurs qui le perçoivent dans le silence de leur cœur.

Le troisième est très attentif ; il surveille la parfaite exécution des cérémonies et des rites par les prêtres Antanar qui entretiennent, dans les temples, les feux sacrificiels.

Le quatrième est celui du guru, du maître spirituel, source de sagesse qui, divin instructeur, enseigne le sens caché des textes sacrés. Le dieu sous cet aspect est tout autant recherché par les étudiants de la grammaire sanskrite de Pânini que par ceux de la grammaire tamoule, le Tolkâppiyam.

Le cinquième est redoutable, c'est lui qui détruit l'orgueil des ennemis, dont Târaka est le plus bel exemple. Il est salué par les rois et les guerriers qui s'inclinent devant sa bannière aux armes du coq et sa terrible pique, le vêl.

Le sixième visage rayonne de joie en voyant s'avancer vers lui, Valli la svelte jeune fille du chasseur Vedda. C'est l'aspect de Murukan entre tous chéri par les amoureux qui, l'invoquent par leurs danses veriyâdal, en portant sur leurs épaules l'arceau de plumes de

Page 256:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

256

paon, le kâvati.

Murukan est donc le jeune dieu de l'amour recherché par les adolescents et les jeunes filles, l'enfant mystique de la sagesse, le maître spirituel des lettrés qui le voient présent dans la cavité de leur coeur, le dieu de la guerre qui détruit les méchants. Il est la force, l'amour, la sagesse, la grâce, la félicité, la beauté, le dieu des averses et des pluies saisonnières. On ne le voit ni ne l'entend et pourtant, bien plus que dans ses six sanctuaires-forteresse, il est présent partout dans le paysage même du Tarrillnâdu : dans l'éclat du soleil levant, dans les vastes plaines bien irriguées, sur les collines parfumées, sur les montagnes, à Tiruccentûr, où il livre l'ultime bataille contre Çûrapadma qui, au centre de l'océan, avait pris la forme d'un manguier, les racines tournées vers le haut.

Fils de Çiva et d'Adiçakti, neveu bien-aimé de Vishnu, frère de Ganeça, gendre d'Indra, Subrahmanya est quelquefois monté sur un éléphant furieux ou sur un bélier, mais le plus souvent sur son paon.

Page 257:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

257

TÉMOIGNAGE DE N.M. KASI

EXTRAIT :

D'UN ARTICLE INTITULE

« RITUELS ET MYTHES EN INDE »

REVUE DE L'UNESCO U.C.S 86/87

Page 258:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

258

Une des plus prestigieuses fêtes dans la vie religieuse du peuple tamoul en Inde est celle du Skanda-Sasti consacrée au dieu Murukan.

Il y a de nombreuses hypothèses dans l'hindouisme quant à l'origine et à l'image panindienne de ce dieu nommé Murukan ou Kandan ou Vêlan etc. en tamoul, et Skanda ou Kumara ou Kartikeya en sanskrit.

Certains avancent la théorie qu'il s'agit d'un doublet de Siva, alors que les légendes traditionnelles en font le fils de Siva. D'autres croient que c'est une divinité de provenance solaire, un dieu du substrat tamoul, voire même une version indienne du dieu Dionysos.

Il existe une littérature très copieuse tant ancienne que tardive consacrée à ce dieu, en sanskrit et en tamoul. Toute cette littérature lui donne une image d'un dieu panindien, essentiellement sous les deux formes aryenne et tamoule.

En sanskrit, l'une des sources littéraires les plus anciennes est le Kumarasambhava de Kalidasa qui décrit la naissance de ce dieu.

Le Tirumurukârruppatai et le Paripatal, les deux ouvrages dédiés à Murukan, sont les plus anciens documents littéraires tamouls que l'on possède sur lui. À travers ces documents, nous savons qu'il était déjà tout armé de ses légendes, aussi bien en tant que Skanda né de Siva et d'Agni qu'en tant que Murukan, dieu des chasseurs de la montagne, époux de Valli, dieu de la guerre et de l'amour.

Dans les textes puraniques sanskrits, Skanda, la version aryenne de ce dieu, apparaît en tant que fils du feu engendré par Agni, à travers des étincelles sorties de l'oeil frontal de chacune des six têtes de Siva. Ces têtes donnent naissance à six bébés dans l'étang de roseaux de l'Himalaya que l'on retrouve dans beaucoup de versions légendaires. C'est généralement ici que les Pléïades interviennent pour nourrir les six enfants ou l'enfant à six têtes. Les Pléïades sont identifiées avec les épouses de Rsi (Sages indiens).

En outre, dans le récit de la naissance, plusieurs aspects panindiens de la légende de Skanda sont évoqués. Dans la littérature sont mentionnés sa venue au monde dans un étang de roseaux de l'Himalaya, son mariage avec Devasena, fille d'Indra (celui aux mille yeux sur le corps), l'hostilité d'Indra d'abord envers Skanda, le combat entre Indra et Skanda, la victoire de Skanda ou Murukan contre Indra et ensuite contre les asuras et la destruction du Mont Kraufica par sa flèche, exploits connus dès la Mahabharata et pour le dernier, sa double maternité, Uma épouse de Siva et les pléiades.

Enfin, la tradition puranique lie la venue de Skanda ou Murukan au conflit entre les devas (célestes) et les asuras et le fait maître des armées célestes. Le combat contre Târaka est la seule lutte chantée en Sattva : réalité détail par Kalidasa, et il est mentionné dans le Kankapuranam en tamoul. Les ennemis de Murukan sont les asuras souvent appelés les avunars en tamoul, et son adversaire principal est Cur, soit Surapadma. En tamoul, Cur s'explique très bien par un radical Cur signifiant « effroi, cruauté, affliction », employé pour désigner les fées malfaisantes de la montagne et des rivières. Ensuite, Cur est employé pour désigner Curapatman ou Surapadma. La lutte menée par Murukan ou Skanda contre Cur et sa race tient la plus grande place dans le Kantapuranam tamoul et la version sanskrite.

Cur, magicien expert, s'incarne en manguier pour fuir la colère de Murukan et va se

Page 259:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

259

réfugier dans la nier où le Vé/ (lance) du dieu Murukan l'atteindra enfin. Ensuite, Murukan détruit le Mont Kraunca, ce qui est l'exploit le plus fréquemment évoqué, et qui devient, par exemple un dénominateur commun à tous les fragments recueillis sur ce dieu.

Le fait qu'il soit aryen par sa naissance et guerrier par ses exploits, mari d'une épouse tamoule Valli et d'une autre épouse aryenne, nommée Devasena, semble donc ne pas l'éloigner de son image puranique. Plus tard, son épouse tamoule, elle-même, est intégrée à une famille indo-aryenne brahmanique.

Néanmoins, le contenu de certains rites est caractéristique du culte de Murukan au pays tamoul. Le Veriyattam, danse frénétique, conduite par le Vêlan (le lancier, porteur du vêl — c'est-à-dire lance ou javelot, l'arme favorite du dieu) — est un lien commun de toute la littérature du Sangam

La célébrité et le prestige de la fête de Skanda-Sasti découlent de la popularité du dieu Murukan ou Skanda au sein du peuple tamoul. Trois parmi les temples les plus fréquentés et les plus riches du sud de l'Inde sont dédiés à Murukan. De nombreux temples consacrés à ce dieu sont situés sur des collines dans les villages et les villes et attirent des multitudes de dévots pour les fêtes spécifiquement consacrées à ce dieu.

Par ailleurs, on attribue à Murukan comme fils de Siva, les mêmes pouvoirs qu'à son père, mais à un degré supérieur. Murukan a été rattaché aussi par certains côtés à la tradition vishnouite. Dans la Bhagvata Purana, Skanda est décrit comme une incarnation de Vishnou. Par contre, dans le Skanda Purana, sanskrit et tamoul, il est le gendre de Vishnou puisque ses épouses Devasena et Valli, dont nous avons déjà parlé, ont été des filles de Vishnou dans une vie précédente.

Ainsi, Murukan ou Skanda s'est également intégré dans et a fait converger les deux courants religieux le Sivaïsme et le Vishnouisme de l'Inde du Sud. C'est probablement au début de l'ère chrétienne que les deux formes de ce dieu, Skanda, version aryenne, et Murukan, version dravidienne ou tamoule, ont fusionné.

La fête de Skanda-Sasti est célébrée pendant sept jours durant le mois d'octobre-novembre. Cette fête décrit le déroulement de la carrière mythique des six jours de ce dieu, laquelle atteint son apogée après la victoire de Murukan sur les forces maléfiques du cosmos. Après cette victoire, le mariage avec ses deux épouses a lieu.

En résumé, ce dieu a pour mission de détruire les ennemis de l'ordre moral (le Dharma). Par son acte héroïque, Skanda sauve le Dharma et amène une nouvelle ère : le Kaliyuga. La lutte sanglante menée par le dieu Murukan contre les asuras (qui symbolisent le mal) en tant que chef de l'armée des célestres a rendu possible la création d'un nouveau cycle cosmique.

Quand ce mythe primordial est dramatisé à la fête Skanda Sasti, la fête a pour but la démonstration de l'avènement d'un nouveau monde. Autrement dit, la fête cherche à établir, ne serait-ce que pour un court instant, un cosmos où le dieu est suprême et le mal vaincu.

Le sens du mot Sasti souligne davantage encore l'intention de la fête. Sasti est la sixième étape du cycle lunaire. Il représente le sixième jour de la vie du dieu qui a été conçu le jour de la nouvelle lune (Arnavasai). Sasti est aussi le nom d'une des déesses maléfiques qui était au service de Skanda. Sasti peut causer des maladies chez les

Page 260:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

260

femmes. On croit surtout qu'elle attaque les asuras (les ennemis des célestes donc du dieu Murukan) qui se cachent, dans les fœtus des femmes enceintes qui n'obéissent pas à l'ordre moral le Dharma. On lui rend un culte le sixième jour après une naissance.

Sasti peut personnifier toutes les déesses et forces qui provoquent des maladies chez les mères et les enfants. Elle cherche à les sacrifier le sixième jour. Par conséquent Sasti personnifie le sixième jour dans la vie d'un enfant.

Skanda-Sasti déjoue donc la destruction par le mal, que ce soit l'hostilité spirituelle ou cosmique ou le mal qui s'attaque à l'esprit humain.

La fête dramatise la victoire de la pureté et constitue un nouveau commencement du monde. Elle offre ainsi la possibilité de renouvellement du cosmos et de l'humanité. Le rythme cyclique et l'intention de la recréation sont évidents dans le Skanda-Sasti.

Chaque jour de fête, le prêtre préside au cycle rituel une ou deux fois par jour. Ce rituel est pareil à celui pratiqué les autres jours mais sous une forme plus élaborée.

Il y a le rituel de l'illumination appelé Alankaram. Ceci comprend l'allumage de 108 lampes à huile dans le lieu de prière : une lampe serpent, une lampe éléphant avec 4 creux séparés pour contenir l'huile et les mèches, une lampe paon avec 4 lumières, une lampe moitié homme, moitié animal, une lampe pot avec 5 mèches appelée pancauipam, une autre lampe dite de 27 étoiles, encore une autre ayant 1, 3, 5, 7 ou 9, lumières tenue devant le symbole divin.

Chacune de ces lampes a une signification particulière, mais ensemble elles reflètent une fonction mufti-intentionnelle. Le feu ayant été depuis l'époque védique un messager au Divin, les lampes élèvent l'acte d'adoration à Dieu.

Alankaram suggère également l'illumination du dévot et l'offrande de son intelligence à Dieu. L'illumination suggère également la création en allumant les lumières ; la venue du Dieu et du cosmos sont rejoués. Donc l'illumination représente l'aurore cosmique et un nouveau début. Le serpent, le paon, le boeuf, l'éléphant sont tous des créatures qui ont symbolisé le chaos primordial ou la malveillance avant d'être subjugués par le Dieu. Ces créatures lui sont asservies ; cette conquête signifie donc le processus de la création.

Le deuxième type d'adoration employé dans le cycle rituel est le Laksarccanai ou la récitation des 1 008 noms. Le jour du festival, il sert à sacraliser l'icône et à lui rendre le caractère Divin. Le symbole est amené ainsi à une maturation sacrale. La récitation de ces 1 008 noms de Skanda louant ses vertus et pouvoirs confère la divinité de Skanda à l'icône.

Ce processus de récitation des noms sacrés entraîne une répétition du mot primordial qui était au commencement et par lequel le cosmos a pu apparaître.

La récitation devient un acte de maturation amenant le symbole divin à son apogée de pouvoir.

Cette maturation est renforcée par l'acte rituel qui accompagne le Laksarccanai.

Des fleurs rouges, des feuilles de vilvam et de l'eau de rose sont disposées dans un

Page 261:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

261

vase en cuivre et éparpillées sur l'icône. Tous ces éléments représentent la divinité d'une façon ou d'une autre.

Les fleurs qui enveloppent le symbole divin de beauté et de parfum et la couleur rouge ont été longtemps associées à Murukan. L'eau de rose symbolise la pureté. Les feuilles de vilvam doivent être cueillies par trois au bout d'une tige. Les feuilles représentent le chiffre sacré 3, c'est-à-dire deux polarités et leur intégration qui constituent une fonction du divin.

Un autre type d'adoration faisant parti du rythme rituel journalier est la consécration par onction : l'Abishekam. Cette onction — qui est habituellement réservée à l'icône — qui sera promenée en procession plus tard, peut aussi être accomplie sur le véhicule du Dieu ou l'un des symboles accompagnateurs.

L'Abishekam consiste à appliquer au symbole en les versant par dessus, des éléments qui sont sensés le sacrer : huile ou ghee, lait ou lait caillé, eau de rose, miel, pâte de santal, cendres sacrées et un nectar fabriqué à partir de sucre, de jus et de pulpe d'une variété de fruits. Cette onction peut avoir ses origines dans le culte des collines où des stèles de pierre considérées comme sacrées étaient barbouillées de sang ou de miel et décorées de fleurs et de plumes de paon.

Dans le rituel d'aujourd'hui, particulièrement pendant le festival, l'Abishekam est devenu une cérémonie élaborée. Il a plusieurs fonctions rituelles.

Les éléments versés sur l'icône la traitent médicalement et la conservent, lui permettant ainsi de représenter le pouvoir immortel du Divin.

L'acte même de l'onction est un geste symbolique de souveraineté, ce qui convient au mythe de Skanda car celui-ci peu de temps après sa naissance, d'après les épiques, a été oint avec de l'eau par les dieux, dans la tradition Varuna.

De plus, l'Abishekam représente un bain rituel et finalement les substances qui le composent étant offertes par les dévots, cette onction peut être considérée comme le déversement de l'homme sur le Divin.

Puis vient un autre type de rituel appelé le Vastram et consistant dans l'habillement et l'ornementation du symbole divin. Le Vastram suit toujours l'Abishekam et le Laksarccanai. Maintenant l'icône est sacralisée complètement. Dans le rythme du cosmos le pouvoir du Divin et son symbole ont atteint le point culminant.

Le rideau est tiré devant le symbole permettant uniquement aux prêtres d'être en sa présence. Derrière le rideau, l'icône est lavée et l'Abishekam est enlevé. Le symbole est habillé, orné de guirlandes et les cendres sacrées sont appliquées sur son front. Quand le rideau est ouvert, les adorateurs ont le sentiment d'être en présence du Divin dans sa totalité.

Après cela vient l'Arccanai ou adoration. Dans le rythme du festival, l'Arccanai peut avoir lieu immédiatement, suivant le dévoilement de l'icône sacrée dans le temple même, ou il peut avoir lieu lorsque le Dieu est en procession à l'extérieur. Cette adoration est habituellement exprimée avec une offrande. Ce peut être une chanson, des cendres sacrées, et le vermillon, lesquels sont d'abord offerts à Dieu, puis sont restitués et appliqués aux dévots avec un pouvoir renforcé. Souvent ce sont des offrandes de cocos, bananes ou d'autres fruits et des fleurs, la noix et les feuilles de bétel, le camphre et

Page 262:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

262

l'encens.

La procession à l'extérieur du temple date des jours où l'entrée des personnes de basses castes n'étaient pas permise dans l'enceinte du temple, ce qui rendait nécessaire de porter le Dieu à l'extérieur pour que tous puissent recevoir sa bénédiction. La procession est principalement un rituel de triomphe. L'icône qui est promenée est une représentation pleinement sacrée du Divin et le symbole du pouvoir Divin sur le monde, offrant ses bénédictions aux hommes et recevant en retour leur adoration.

Ce rythme du rituel a lieu chaque jour dans tous les festivals, et il n'est pas exclusif à celui-ci.

Ce cycle journalier semble inclure plusieurs éléments dans un ordre donné :

a) Création, symbolisée par l'illumination de l'icône ;

b) maturation par les moyens de Laksarccanai et d' Abishekam. Ce processus est homologué à la maturation du cosmos ;

c) apparence triomphale de l'icône comme représentation sacrée du Divin, où il dispense ses énergies à tous.

Alors l'icône comme le cosmos a besoin d'une nouvelle création et recommence un nouveau cycle et sert de modèle pour le cycle de la vie elle-même.

Dans quelques fêtes, les exploits de jeunesse de ce Dieu sont représentés, comme l'allaitement par les plantes, la destruction des Asuras suivie par le mariage avec des déesses, atteignant ainsi le point culminant dans la procession triomphale à travers son domaine.

Le festival de Skanda Sasti débute avec l'Abishekam à Ganesha. Quand un sacrifice a été offert à Ganesha ce surmonteur d'obstacles, c.-à-d. quand l'icône de Ganesha a été sacralisée comme il convient, le Dieu est invité à présider la suite des festivités dans l'espoir qu'aucune mésaventure ne survienne.

L'Abishekam est accompli sur la hampe du drapeau. Cette hampe est supposée être un des chakras du temple et sert de pilier liant le sanctuaire local et la terre, domaine du sacré. Par l'intermédiaire de l'Abishekam le pavillon est sacré et son efficacité est augmentée. La bannière du Dieu est alors montée sur la hampe. Dans les fêtes consacrées à Murukan, le drapeau portant emblême du coq est arboré. La bannière est associée avec le statut de la royauté au pays tamoul depuis longtemps. Le coq est arrivé à symboliser Murukan à cause des attributs partagés par les deux, particulièrement la fertilité.

Le hissage du drapeau à ce stade indique le début de l'ère où le dieu de la fête commence son règne.

Ceci étant, dans quelques temples, les biens importants sont placés devant la bannière et un arccanai (adoration) avec du camphre est accompli. Ainsi invoqués, les dieux non seulement accordent leur grâce, mais aident à faire entrer en existence le dieu Murukan,

Page 263:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

263

dramatisant ainsi le rôle des devas dans le mythe de la naissance de Skanda.

On invite le dieu à veiller sur l'enfant quand il apparaitra. Souvent dans les temples, les pujas - prières et offrandes - sont accomplies le premier jour au nom de Brahma qui aide à la naissance de Skanda ; le deuxième jour, Vishnou est imploré et le troisième jour, c'est l'assistance de Siva qui est représentée. Ce sont les icônes de ces dieux qui sont promenées à l'extérieur des temples pour que leur pouvoir et leur protection soient à la portée des masses.

Le premier jour de la fête, les dévots par le truchement des prêtres plaident devant les dieux, comme les Devas auparavant ont invoqué Brahma et Siva, qu'un nouveau Dieu soit né pour rétablir et préserver le dharma. Le premier jour de la fête tombe le premier jour de la nouvelle lune, jour où Skanda a été conçu. Du deuxième au quatrième jour, c'est l'époque où il entre en maturation.

Le cycle fondamental des pujas est répété chacun de ces jours : les 108 lumières, les 1008 Mantras — hymnes — l'abishekam et la procession. Dans quelques temples le sommet du spectacle est la procession du dieu avec un des asuras.

Dans certains temples, un asura différent est en parade chaque nuit. Ainsi les six aspects de l'ennemi surapadma ont été vus. Aucune bataille n'est démontrée pendant ces processions, ceci signifiant que le dieu et les forces du mal sont en train de se préparer et d'augmenter leurs forces pour leur bataille cosmique.

Pendant cette période, le bien et le mal co-existent, dramatisant les événements cosmiques et humains.

La procession dans le cycle rituel de ces premiers jours n'a pas le même sens triomphal que celui qu'elle acquiert le sixième et le septième jour pendant lesquels l'icône du divin représenté acquiert un aura spécial après que le dieu ait tué l'asura et épousé ses femmes.

Généralement, dans beaucoup de temples, pendant ces derniers jours, l'icône est placée sur un chariot en or ou un paon. Le véhicule classique de Murukan, le paon, a un symbolisme cosmique intégral. Quand Murukan monte sur un paon, son caractère cosmique prend une acuité particulière.

Au début de la semaine, l'icône est promenée dans un chariot plus simple, ou bien placée sur un bélier, un cheval ou surtout sur un éléphant. L'éléphant est souvent associé à Murukan, mais semble ne pas avoir la signification céleste ni symboliser tout ce que symbolise le paon.

L'éléphant est plutôt la monture habituelle des chefs tamouls allant à la guerre.

Il convient donc que l'icône soit placée sur l'éléphant avant la bataille cosmique puis sur un paon. Ensuite l'icône est promenée chaque nuit dans un chariot d'argent, mais parfois pendant certaines fêtes, un chariot d'or est utilisé après que le dieu ait atteint son apogée par les rites.

Le symbolisme des deuxième, troisième et quatrième jours est plus explicite dans certains temples. Par exemple, Vishnou est invoqué le deuxième jour et Siva le troisième. C'est lors de ce troisième jour seulement que Skanda apparaît. Le quatrième jour, les

Page 264:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

264

Krittakas — pléiades — sont priées pour qu'elles puissent protéger et allaiter l'enfant. Toute la communauté humaine accomplit les pujas à travers leurs prêtres, représentant ainsi les hommages des dieux qui étaient réunis pour saluer le nouveau-né • comme le raconte la poésie tamoule telle le Tirumurukarruppatai.

Dans certains temples, le cinquième tour, le dieu est promené, accompagné par deux importants asuras qui seraient les fières de Surapadma, nommément Gaja-muka (visage d'éléphant) et Sinkamuka (visage de lion).

Le sixième jour est, dans les cultes, le plus important de la fête : c'est le jour du Sasti, le sixième jour du cycle lunaire : c'est aussi le sixième jour de la vie du dieu conçu pendant la nouvelle lune, le jour où il atteint le faite de sa puissance. La récitation des 1008 mantras ainsi que l'abishekam accompli devant l'icône prennent une signification spéciale, car ils sont censés sacraliser et conférer la puissance à l'icône, donc au Divin, à son point culminant en préparation pour la grande bataille. C'est ce jour-là que Murukan aurait reçu la bénédiction de Parvati et le don de lance (Saktivêl) pour combattre. L’ abishekam peut donc être accompli sur la lance.

Le point culminant de ce jour est la dramatisation de la bataille cosmique dans la soirée. Le symbole hautement sacralisé est complètement habillé et sort sur un éléphant (ou un cheval. monture des Ksatriyas) armé pour le combat.

Face au dieu et à quelques mètres est une représentation de l’asura et de Surapadma qui a 6 têtes.

Murukan envoie un messager, le général Virabahu, pour négocier, comme racontent les mythes du Skanda-purana. Au retour du messager à son chef, la tête de l'asura a changé. Cette performance est répétée six fois de manière que Surapadma porte successivement les têtes d'un lion, d'un bélier, d'un éléphant, d'un sanglier ou d'un bœuf pour terminer avec sa propre tête. Enfin, la confrontation a lieu. Avec une instrumentation appropriée de tambours et cloches, Murukan attaque et la tête du démon est coupée. Les forces du mal sont vaincues pour une autre ère.

L'icône est ramenée au temple, redécorée et ressortie, montée sur un paon symbolisant la souveraineté de dieu sur le cosmos entier.

La signification de cette conquête est multiple. Elle signifie la destruction de la malveillance cosmique et spirituelle et l'avènement d'un dieu souverain, créateur d'une nouvelle ère. Elle signifie également la conquête du chaos primordial. Surapadma, appelé également Mahisha ou Taraka dans les mythes tamoul postérieurs, incarne les forces du mal lâchées sur le monde. Sasti suggère que la malveillance qui domine ce jour, peut être autant le mal cosmique que physique. La souffrance est le lot des hommes et particulièrement celui des enfants.

Les asuras multiples, à 3 ou 6 têtes, ont une signification plus complexe. Dans la pensée saiva siddhânta (théologie sivaïte), les 3 asuras personnifient les 3 malas qui sont les liens de tous les esprits humains. Ces liens sont anava : l'ignorance, karma : l'inévitabilité des fruits de l'action et mâyâ le piège du monde. Ces trois liens doivent être coupés si l'esprit doit être libéré.

Les 6 asuras représentent les 3 malas + les 3 liens du mâyâ :

Page 265:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

265

• Sattva : réalité

• Rajas : attachement

• Tamas : torpeur.

Le septième jour, la fête est terminée. Ce jour est marqué par le mariage du dieu à Devasena et Valli.

Pendant une cérémonie suivant en tous points le rituel du mariage brahmanique avec le nouage du tali (cordon sacré) à l'accompagnement du tambour et la distribution des dons par les partisans aux « jeunes mariés », le dieu est remarié avec ses épouses. Cet acte prouve le triomphe de Skanda sur les asuras.

Dans la mythologie, Devasena a été attribué à Murukan, après qu'il ait prouvé sa valeur à la bataille. Valli est également mariée à Murukan. Ce mariage a une signification différente dans les cultes. Devasena dont le nom signifie « armée des dieux » représente l'autorité de Skanda sur la divine armée et son ascension à la suprématie comme général parmi les dieux.

Devasena est une aryenne donnée en mariage suivant la mode traditionnelle. Valli d'autre part, dont le nom dérive de « plante grimpante » peut représenter la plante entourant l'arbre dont l'image est souvent employée pour suggérer les relations entre une fille et son amoureux, ou un dévot et son dieu.

Selon la version légendaire. Valli est connue comme la fille du chasseur que Murukan a courtisée et épousée librement.

Ce mariage représente l'intégration de plusieurs courants. Il suggère l'intégration des héritages tamoul et sanscrit. Il rassemble les motifs terrestres et célestes, car Devasena est originaire des montagnes du ciel, tandis que Valli vient des collines de la terre.

Après le mariage sacré, une procession triomphale parcourt les rues. Le dieu suprême avec ses femmes est monté sur un paon ou dans un chariot d'or ou d'argent. C'est une occasion pour la jubilation, l'adoration et l'offrande de soi à Dieu afin d'en recevoir en retour tous les bienfaits.

Ainsi cette fête reflète le rythme cosmique de la naissance ou la création à travers la maturation jusqu'à la plénitude triomphale.

De plus. Skanda-Sasti offre un autre moyen de tout recommencer et une opportunité de pénétrer dans la présence divine.

Page 266:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

266

TÉMOIGNAGE DE MUNI SADDHU

EXTRAIT DU LIVRE :

« LA MAITRISE DU MENTAL »

ÉDITIONS DANGLES 1980

Page 267:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

267

De rencontrer un authentique maître spirituel dans une vie terrestre est une chance sur laquelle on ne peut raisonnablement pas compter, du fait très simple que les grands sages sont rares sur la terre et de plus se succèdent à des intervalles très longs. L'héritage spirituel de chacun d'eux ne se perd toutefois jamais, et même les millénaires n'arrivent pas à diminuer le pouvoir et la beauté de la Vérité telle qu'enseignée par Christ ou par Bouddha. Là encore, le bienfait et la compréhension que nous tirerons d'enseignements de maîtres dépendent de notre maturité. « Quand le disciple est prêt, le maître apparaît », encore que ce ne soit pas forcément en chair et en os.

Le Maha Yoga ou « Voie Directe » n'a qu'un but : la connaissance du Soi ou comme le Maharshi (son maître contemporain) avait coutume de dire : l'accomplissement du Soi dans l'homme. Autrement dit la vision expérientielle de son propre être et signification véritable.

Si toute voie spirituelle exige la présence d'un maître ou d'un idéal pour guider l'aspirant à travers l'obscurité et l'incertitude, l'on peut dire que cela est d'autant plus vrai pour la Voie Directe. Maintenant que Ramana Maharshi, son authentique maître contemporain, est mort, tout contact physique est devenu bien sûr une impossibilité. Mais cela importe peu, son esprit demeurant aussi intact qu'auparavant. Comme la quête se passe tout entière dans le monde intérieur (spirituel), pour l'adepte authentique, sa rencontre avec le maître est une réalité et une certitude.

Les adeptes de la Voie Directe sont les premiers à avoir besoin du Maître, dont l'exemple et la grâce les aideront à surmonter les difficultés de sa voie si unique. Mais le Maitre n'a pas besoin de leur apparaître en chair et en os. Ses paroles et peut-être ses photos suffisent aux âmes mures, qui sont prêtes à accepter le labeur et les efforts qui les attendent.

Le pratiquant de la Voie Directe sera en constante communion avec son maître actuel, et bien avant son illumination. Le maître guidera ses pas et veillera - d'en dedans de lui - à son développement.

À vrai dire, la clé de la découverte et de la reconnaissance du véritable maître (Sat-Guru) est en chacun de nous. En termes simples, l'on pourrait dire qu'un tel maître est un homme exemplaire. Si tel n'était pas le cas, il ne pourrait pas retenir l'aspirant à l'éternité ni même l'attirer. On comprend d'ores et déjà que ces êtres ne sont ni nombreux ni faciles à trouver. En fait, l'humanité n'en compte que quelques-uns au cours de toute son histoire. Par contre, il y a eu et il y a encore nombre de saints et de yogis mineurs ainsi que de disciples « manqués » d'un maître authentique qui se présentent comme étant de vrais maîtres.

Aussi bonnes et sincères que soient leurs intentions, le fait qu'ils veuillent paraître ce qu'ils ne sont pas est à lui seul révélateur. Le discernement et la lucidité sont deux des vertus cardinales que tout disciple devrait posséder au moment où il se lance sur la voie de la réalisation intérieure. Le Christ nous a mis en garde par ces paroles : « Nombreux sont ceux qui viendront en mon nom disant : je suis le Christ, et ils abuseront de multiples gens ».

Le maître spirituel de l'époque contemporaine a répété cet avertissement, faisant remarquer que les prétendus saints et yogis sont à peine plus avancés dans la voie spirituelle que le commun des gens. Leurs pouvoirs sont limités et ils restent assujettis au

Page 268:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

268

funeste péché originel de l'ignorance. Comment, dès lors, satisferaient-ils l'aspiration humaine à l'idéal sublime, aussi légitime que naturelle ?

Examinons à présent les qualités d'un maître authentique - de celui qui détient vraiment un message pour l'humanité souffrante :

a) Un maître de cet ordre vient invariablement au monde avec la perfection spirituelle, qui deviendra évidente dès son adolescence. Il ne passe pas la première partie de sa vie comme tout le monde, c'est-à-dire à commettre les péchés classiques pour ensuite se « convertir » et vivre saint ou en yogi. C'est là le comportement d'un vrai disciple qui, ayant reconnu la bonne voie, s'écarte de la mauvaise. Lui, a encore à faire. Son karma étant loin d'être liquidé, il lui reste à payer d'innombrables « dettes ». Ces adeptes de la grande école de la vie, déjà avancés, méritent certes notre respect, mais gardons-nous de les confondre avec l'être parfait sans tache, sans passé ni présent ni futur, et exempt de la moindre parcelle égotique.

b) Le véritable maître est entièrement libre. Il ne s'occupe pas de compter le nombre de ses dévots. Il sait que tout être suffisamment mûr le trouvera, même s'il habite à l'antre bout de la terre. Il n'a donc pas besoin de voyager pour transmettre son enseignement.

c) Le véritable guru est bien au-dessus et au-delà de n'importe quelle religion. Mais comme il sait que les religions sont, à un certain stade, indispensables à des êtres humains moins avancés, il n'en condamne aucune. Il ne les soutient pas non plus ni ne s'intéresse à leurs changements.

d) Il mène une vie exemplaire, sans aucun attachement et, par-là, nous montre comment dépasser nos limitations qui si souvent nous paraissent insurmontables. À l'image du phare, il projette en toutes directions la lumière de son exemple, de sa réalisation et de son unité avec le Soi-Dieu.

e) Ne voulant rien posséder du monde matériel, il dément cette vieille croyance qu'on ne peut vivre sans s'attacher aux biens terrestres.

f) Il ne connaît pas les rapports humains au sens courant. Il ne subsiste en lui aucun lien familial ou social et pourtant chacun peut aller vers lui en demandant aide et inspiration, comme à un vrai ami.

g) Les grands maîtres n'écrivent ni ne parlent beaucoup. Parfois, et ce fut le cas de, Christ et de Bouddha, ils n'écrivent pas du tout. Le Maharshi, quant à lui, écrivait très peu. Pourquoi ? Parce qu'ils savent que certains de leurs proches disciples - bien inspirés - s'en occuperont, en sorte que leur message soit transmis à l'humanité. Lui-même a ainsi plus de temps pour accomplir sa tâche invisible et supérieure, d'ordre purement spirituel et constructif dans le monde.

h) Un vrai maître ne s'amuse jamais à discutailler.

i) Il n'accepte jamais de cadeaux et il ne s'occupe de son corps que dans la stricte mesure nécessaire. Les attitudes adoptées par ceux oui « jouent » aux maîtres sont eu mieux de l'auto-illusionnement ou bien tentative d'abuser les autres. De nos jours, les faux maîtres - et hautement dangereux - sont légion. Ils consentent à vous aider ou à vous donner l’initiation contre de l'argent. Il faut être complètement

Page 269:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

269

aveugle ou dégénéré pour accepter d'être guidé dans ces conditions.

j) Les vrais maîtres ne font généralement pas montre de pouvoirs psychiques, étant au-dessus de ce niveau depuis bien longtemps. Ils les possèdent tous et infiniment plus en ce qu'ils sont UN avec le Suprême non manifesté, source de tout pouvoir.

k) Aucun maître n'accepte les surnoms, les titres inutiles ou autres marques d'ordre émotif. Ce serait bien en dessous de sa dignité et de sa sagesse. Le grand Rishi (Sage) contemporain disait qu'en réalité il n'avait aucun nom. Les noms, invention de l'homme, sont des habits de la personnalité ou de l’égo et des étiquettes. Mais, à l'inverse du maître authentique qui a laissé choir son égo dans un lointain passé, l'innombrable masse des prétendus maîtres contemporains continue de priser les titres pompeux et creux ainsi qu'une adoration ridicule de la part de disciples aveugles. Leur égo n'est pas près de s'éteindre.

l) Le maître est parfaitement indifférent à son existence physique : son corps n'est qu'une coquille pour lui, sans signification comparé à sa conscience illimitée. Il ne fait rien pour écourter ses jours non plus qu'il ne fait d'effort pour les prolonger. Il n'y a que l'homme ordinaire qui court chez les docteurs pour se faire prescrire des médicaments. Peu de temps avant de quitter son corps physique, Ramana Maharshi a dit : « Ce corps est lui-même une maladie ! » Voilà l'ultime secret révélé concernant cette existence physique que tant d'êtres ignorants prisent tellement. Le sage sait que toute chose se fait en son temps ; dès lors, pour quelle raison irait-il contre l'inévitable ?

m) Un autre signe permettant de reconnaître un vrai maître est qu'il n'a pas lui-même de maître terrestre. Dés sa naissance il est accompli et prêt pour nous ouvrir de nouveaux sentiers spirituels. Tel était le cas du Christ, de Bouddha et de Ramana Maharshi.

Ces quelques précisions permettront à l'aspirant et à l'adepte sincère d'échapper aux cruelles déceptions Qu'ils rencontreraient inévitablement dans le cas où ils suivraient l'enseignement d'un maître non authentique. S'ils manquaient de discernement, ils s'attacheraient à une ombre, un substitut de vrai guru, et vous ne pouvez vous douter du tort qui en résulterait.

Certains objecteront peut-être qu’un guru répondant aux critères de perfection rappelés ci-dessus n'existe pas. Ils auraient tort, car nombre de gens ont vu un tel Maître (Ramana Maharshi) ont entendu ses paroles et ont vu s'ouvrir devant eux de nouveaux horizons spirituels. Cela a eu pour effet d'écourter leurs luttes et de contribuer largement à leur éveil spirituel.

Aussi tout aspirant sincère à la spiritualité refuse de se soumettre à l'un des nombreux prétendus maîtres ainsi que tout autre guide. Pour lui, la communion avec le vrai guru est le but de toute tâche et comble tous les désirs.

Celui qui a abandonné l'illusion au bénéfice de la Vérité ne renversera plus jamais ce cours, pas plus qu'une rivière arrive à l'océan ne retirera ses eaux de celui-ci. Le goût de l'éternel, né du contact avec un Maître authentique, est irremplaçable pour beaucoup d'entre nous.

Page 270:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

270

Page 271:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

271

TÉMOIGNAGE DE SRI VINAYA

Extrait de la brochure :

"Arunachala Holy Hill"

Editions Jean Clausse

Tiruvannamalai -1960

Traduction par :

MARIE FRANCOISE GALLI

Page 272:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

272

La splendeur de la Colline Sacrée d'Arunachala est au-delà de toute expression. C'est un secret divin. Lord Shiva Lui-même dit que cette Colline est un endroit très secret et sacré et qu'Elle donne la Libération à quiconque pense à Elle.

Il y a plusieurs millions d'années, quand la terre était jeune et que les Himalayas n'existaient pas encore, Arunachala était déjà dressée. Et pour connaître l'origine de cette Colline, selon les puranas (Arunachala Mahatmyam), nous avons enregistré cette histoire qui se passa à l'époque où les Dieux erraient librement sur la surface de cette planète nouvellement née.

Brahma et Vishnou étaient en conflit, chacun disant être le Seigneur Suprême. Baignés dans l'ignorance, ils criaient l'un et l'autre et une terrible bagarre éclata entre eux dérangeant l'univers entier et mettant tout ce qui vivait dans une grande détresse. Voyant cela, le Seigneur tout compatissant (Arunachala Shiva) compris que cela était dû à leur illusion, laquelle étaient causée par le fait de l'avoir oublié, Lui, et alors Il décida de les débarrasser de leur illusion. Devant les deux contestataires s'éleva alors une Colonne de feu irradiante qui transperça le ciel. Voyant cela, Brahma et Vishnou pensèrent ensemble « Quel miracle est-ce cela ? Comment cela a t'il pu s'élever ? Quelle est sa source ? Par quel pouvoir brille-t-elle? Quelles sont ses limites ? » L'esprit désire approfondir le monde sans limite ou s'élever dans les cieux pour en connaître sa hauteur.

Vishnou dit alors : « Brahma ! C'est une pierre noire qui a pris cette apparence pour nous tester l'un et l'autre ... Nous considèrerons comme supérieur celui de nous deux qui trouvera soit sa base ou son sommet ».

Brahma acquiesça. Ainsi Vishnou prit la forme d'un sanglier et commença à creuser le sol pour trouver la base de la Colonne, pendant que Brahma prenait la forme d'un cygne et disparu dans le ciel espérant atteindre Son sommet.

Mille ans passèrent et bien que Vishnou pénétra tout ce qui est sous la croute terrestre, il était toujours incapable de trouver la base originelle de la Colonne. Quand il fut complètement fatigué et perdit sa fierté, il décida de remonter se disant à lui-même : « Tout comme moi-même qui ne peux découvrir la base de cette Colonne radiante, de même Brahma n'a sûrement pas pu découvrir le sommet. Laissant cette recherche de côté, je me soumettrai à Shiva d'où provient cette lumière irradiante. C'est Lui qui a pénétré le monde et les Univers. Ces problèmes sont apparus parce que j'ai été aveuglé par l'égoïsme et je L'ai oublié. »

Brahma, lui, s'envola doucement mais aussi haut qu'il vola il vit la Colonne toujours devant lui. Finalement il s'épuisa complètement également et en vint à se demander : « Comment puis-je affronter Vishnou sans avoir vu le sommet ? Mais si je le trompe, qui pourra le lui dire ? Quand l'adversaire ne peut être conquis par l'honnêteté, il pourrait être battu par des moyens trompeurs ! » Pendant qu'il était en train de penser à cela il vit une fleur tomber du ciel. Étant questionnée par Brahma, la fleur lui révéla qu'elle venait de la crête de la Colonne, laquelle Colonne était Shiva Lui-même, et qu'elle descendait pour des milliers de yogis. Apprenant cela il ne pu jamais atteindre le sonnet de la Colonne et Brahma implora la fleur de se porter faux-témoin pour son compte en disant à Vishnou qu'il avait atteint le sommet.

En entendant le mensonge de la fleur, Vishnou prit Brahma en incrédulité, ressentant que certainement il n'avait pas vu le sommet. Il se dit en lui-même : « Seulement le Dieu

Page 273:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

273

des Dieux, le Seigneur de toutes choses, peut me bénir et humilier l'orgueil de Brahma. Qui d'autre peut me sauver ? Par conséquent, je louerai Lord Shiva. Quand Vishnou joignit humblement les mains et loua Lord Shiva, Brahma le ridiculisa mais immédiatement Lord Arunachala Shiva se manifesta Lui-même à partir de la Colonne. Après avoir maudit Brahma, Il bénit Vishnou disant qu'il serait son premier dévot et aurait un amour sans fin pour Lui. Son orgueil ainsi humilié, Brahma loua également Lord Arunachala et reçu Sa bénédiction.

En réponse aux prières de Brahma et Vishnou, Lord Arunachala Shiva réduisit Sa forme de Feu et de Radiance en une Colline lumineuse. Il décréta que le fait de voir cette Colline ou d'y penser devait suffire à supprimer tous karmas et conférer la vraie Connaissance, ou Jnana, et qu'en vivant dans les 3 yoganas (30 miles) de cette Colline quelqu'un pourrait, même sans initiation, atteindre l'Unité avec Lui.

Ainsi cette Colline est le adi-lingam ou première forme de Shiva, le Seigneur Suprême, le Dieu des Dieux, le Soi Absolu.

À la différence des autres collines qui sont devenus sacrées parce que le Seigneur demeura en elles, cette Colline est Lord Shiva en elle-même. Tout comme nous nous identifions nous-mêmes à notre corps (par notre corps), Il s'identifia Lui-même à cette Colline.

La couleur rougeâtre de la roche fait penser au feu primordial et une fois par an, au jour de Karthigai, un feu est allumé au sommet de la montagne que l'on peut voir de plusieurs miles.

Quand le Sage Adi Sankara vint ici, Il vit en Sa divine vision (divya drishti) qu'ici chaque grain de sable était un Shiva-Lingam. Aussi, craignant de marcher sur cet endroit sacré, Il s'en alla après avoir fait vœu d'obéissance à Lord Arunachala, de loin.

Depuis, Arunachala est Shiva Lui-même, et depuis Rishis, Siddhas et Shiva-ganas vivent ici. Arunachala-pradakshina (c'est-à-dire marcher les pieds nus autour de ma Colline en la gardant sur notre côté droit) est une action qui purifie grandement l'esprit. La Déesse Parvati atteignit l'Unité avec Lord Shiva seulement en tournant autour de cette Colline, et Lord Arunachaleswara Lui-même alla tourner autour de cette Colline deux fois par an. Même Bhagavan Sri Ramana tourna autour plusieurs fois établissant, par là même, un exemple que nous devrions suivre.

« Uniquement la légende est détenteur de la Vérité », proclame le philosophe. Oui, mais seulement lorsque nous sommes réceptifs et en accord, pas seulement avec l'intellect mais aussi avec le cœur.

Sri Arunachala est le cœur central de la terre. Les Saiva Saints - Appar - Sun-darar - Sambandhar, et Manikkavachakar ont prié en chantant Sri Arunachala. D'innombrables Jnanis et Saints ont vécu ici au travers des âges comme une chaine ininterrompue, tout comme de nouveaux arbres plantés récemment sont toujours en train de pousser de leur seule racine. Parmi eux, le plus récent est Bhagavan Sri Ramana qui vécu à Arunachala pendant 44 ans et qui attira des dévots de plusieurs régions et de toutes religions de la terre et les fit aimer Arunachala.

Que cela vous aide à comprendre la vraie signification de cette extraordinaire et inoubliable expérience qui est devant vous. Pouvez-vous trouver l'ultime Vérité dans votre

Page 274:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

274

Pradakshina !

Page 275:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

275

CONCLUSION DE L'ÉDITEUR ANGLAIS DE RAMANA

EXTRAIT DE :

"COLLECTED WORKS OF RAMANA MAHARSHI"

MADRAS 1963

TRADUCTION PAR :

CHRISTIAN COUVREUR ET FRANCOISE DUQUESNE

Page 276:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

276

Depuis des temps reculés, des centres spirituels variés en Inde ont représenté autant de voies spirituelles et d'aspects doctrinaux, et, parmi eux, Arunachala représente la doctrine de l'Advaïta et la voie de la recherche de soi-même. Bien que ce soit la doctrine ultime et la voie suprême la plus directe, cette dernière, à travers les âges, n'a pas été la plus notoire, car pour la plupart elle semblait trop austère et difficile. Le Maharshi atteignit la réalisation suprême par un acte spontané de recherche de soi-même, sans guru humain. Mais nous ne pouvons qu'effleurer ce mystère dans ces lignes. Il nous suffira d'observer que le Maharshi convenait avec tous les autres maîtres qu'un guru est nécessaire, ajoutant pourtant que le guru ne devait pas nécessairement prendre forme humaine. Quand il quitta son foyer, cet adolescent qui était déjà un sage, se sentait attiré par Arunachala comme par un aimant puissant. Il s'y rendit directement et y resta jusqu'à la fin de ses jours. C'était Arunachala qu'il considérait comme son guru, et des hymnes sont écrits à la gloire d'Arunachala, du Guru, de Dieu manifesté, de l'Absolu.

Par la grâce puissante de Bhagavan Râmana Maharshi, la voie de la recherche de soi-même a été mise à la portée des hommes et des femmes de notre temps, elle a assurément été façonnée en une nouvelle voie qui peut être suivie anonymement dans les conditions du monde moderne, sans forme ni rituel, ni rien qui distingue apparemment un individu du milieu dans lequel il évolue. Cette création d'une nouvelle voie destinée à satisfaire les besoins de l'époque a fait d'Arunachala le centre spirituel du monde. Plus que jamais, maintenant qu'il a quitté son corps physique et qu'il est un avec Arunachala, la grâce et la direction qui émanent du Maharshi, pour ceux qui se tournent vers lui et cherchent son aide, sont centrés à Arunachala. C'est le lieu saint, et beaucoup y sont attirés : ceux qui étaient disciples du Maharshi de son vivant et ceux qui sont venus par la suite.

Page 277:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

277

BIBLIOGRAPHIE

Pour compléter votre connaissance de la vie de RAMANA MAHARSHI et commencer à vous familiariser avec son enseignement, nous vous conseillons la lecture des ouvrages suivants :

Présence de Ramana Maharshi

Henri Hartung

Ed. Dervy.

Ramana Maharshi et l'expérience de l'Être

Maria Burgi - Kyriazi

Ed Adrien Maisonneuve.

Souvenirs d'Arunachala

Henri Le Seaux

Ed Epi.

Études sur Ramana Maharshi

Ed Dervy.

Ensuite, afin d'approfondir son enseignement, nous vous recommandons :

Ramana Maharshi

Œuvres réunies

Éditions traditionnelles.

Page 278:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

278

L'enseignement de Ramana Maharshi

Ed Albin.

Sois ce que tu es

Ramana Maharshi

Editions J. Maisonneuve 1988

- Srî Ramana Gîta

Ed Dervy.

De nombreux livres sur Ramana existent en langue anglaise on peut se procurer le catalogue des ouvrages disponibles en écrivant à :

SRI RAMANASRAMAM TIRUVANNAMALAI South India.

Page 279:  · 3 TABLE DES MATIERES Sommaire LOUANGE ........................................................................................................................... 4 ...

279