Sur La Religion

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Traité sur la religion

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  • Arthur Schopenhauer

    Sur la religion

    Parerga et paralipomena

    Traduit par Auguste Dietrich, 1906

    Numrisation et mise en page par

    Guy Heff

    juin 2014

    www.schopenhauer.fr

  • NOTE SUR CETTE DITION

    Nous avons insr la traduction des citations grecques, latines, anglaises et espagnoles entre crochet dans le corps du texte.

    Sauf indication contraire, les notes sont de Schopenhauer.

  • Sommaire

    PRFACE DU TRADUCTEUR ...................................... 5

    DIALOGUE ................................................................... 29

    FOI ET SAVOIR, RVLATION ................................ 86

    SUR LA CHRISTIANISME .......................................... 89

    SUR LE THISME ...................................................... 114

    ANCIEN ET NOUVEAU TESTAMENT ................... 116

    SECTES ....................................................................... 130

    RATIONALISME ........................................................ 132

    PHILOSOPHIE DE LA RELIGION ............................ 145

    QUELQUES MOTS SUR LE PANTHISME ............ 151

    SUR LA DOCTRINE DE LINDESTRUCTIBILIT DE NOTRE TRE REL PAR LA MORT ....................... 157

    PETIT DIALOGUE EN FORME DE CONCLUSION

    ...................................................................................... 176

    AFFIRMATION ET NGATION DE LA VOLONT

    DE VIVRE ................................................................... 183

    LE NANT DE LEXISTENCE .................................. 201

    SUR LE SUICIDE ....................................................... 213

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    PRFACE DU TRADUCTEUR

    Les Parerga et Paralipomena, avons-nous dit dans le volume prcdent, le premier de la srie, sont une vaste fort d'ides aux sentiers les plus diversifis. C'est ainsi que, aprs nous tre promens travers les crivains et le style , nous mettons aujourdhui le pied sur le terrain religieux.

    Lavenue qui souvre devant nous offre des points de vue intressants et une large perspective. La philosophie de la religion de Schopenhauer forme corps troit, on pourrait dire insparable, avec sa philosophie de l'art et sa philosophie de la morale. Toutes trois reprsentent le mme violent effort de son esprit pour triompher de limperfection du fini et de la limitation de la volont et de lintellect dans les bornes rigoureuses assignes celui-l, par le moyen de lillusion, qui est le fond constitutif et lessence mme de la nature humaine. Il serait difficile de dire lequel de ces trois facteurs, art, morale, religion, est le plus important aux yeux de notre philosophe. La religion est, pour lui, la tentative dsespre de l'esprit humain en vue de se rconcilier avec les contingences terrestres et avec la constatation trop vidente, hlas ! que ni lidal de beaut ni lidal de bont ne trouvent leur ralisation complte, il sen faut mme de beaucoup, dans le monde dici-bas. A linstar de Goethe, Schopenhauer envisage avant tout la religion sous le rapport extrieur, exotrique, comme un intressant

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    problme propos a la spculation intellectuelle, il la range, avons-nous dit, sur la mme ligne que lart et la morale, et il lui attribue la mme galit de rle qu ceux-ci. Celui dont la raison, affirme-t-il diverses reprises, se refuse admettre un culte thologique rvl, et qui lui substitue le culte de lart, celui-l a de la religion. Quant la morale, il va de soi quelle appartient la mme catgorie que celle-ci. Schopenhauer a beau rpter que le philosophe doit tre avant tout un incroyant , qu aucun vritable philosophe nest religieux , il nen reste pas moins vrai que la passion quil porte dans ltude de cette question indique quil la prenait tout fait au srieux; la chaleur avec laquelle il ne manque jamais d'argumenter en cette matire le tmoigne dune faon irrcusable. Il est incroyant, mais non pas sceptique. Pour lui, lexistence de lide religieuse est conditionne par le caractre mme de la nature humaine.

    Rsumons rapidement son systme religieux.

    La religion a deux faces, une trs aimable et une trs sombre, celle de la vrit et celle du mensonge; les prtres sont un singulier mlange de professeurs de morale et dimposteurs. Une religion peut contenir un grand fonds de vrit. Elle est apprciable en tant que mtaphysique populaire, elle satisfait les besoins spirituels de tous ceux qui ne peuvent comprendre ou supporter la vrit nue, cest--dire la philosophie; elle est pour lhumanit prise en masse un succdan efficace de cette vrit, jamais inaccessible pour elle. Cest un tendard public du

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    Droit et de la Vertu, qui doit toujours flotter largement au vent . Sa signification rside dans le symbole, dans lallgorie. Ce quoi il lui faut avant tout viser, cest diriger lactivit pratique dans la mme voie que la dirige la philosophie. Comme moyen dducation du peuple, elle a fait beaucoup certaines poques passes. Il est donc prfrable de laisser celui-ci la religion comme un mal ncessaire, comme une bquille destine soutenir la faiblesse maladive de lesprit humain. La foi religieuse est partout lappui de la loi et de la constitution, plus que cela, la base mme de l'difice social. Les princes se servent de Dieu comme dun croquemitaine l'aide duquel ils envoient coucher les grands enfants, quand tout autre moyen a chou; cest la raison pour laquelle ils tiennent tant Dieu . Il est juste dailleurs de reconnatre que la religion a beaucoup perdu de son efficacit comme moyen de gouvernement. Un certain degr dignorance est en effet la condition de toutes les religions, llment o seul elles peuvent vivre et prosprer. Ds que la science et la philosophie ont la parole, toute foi base sur la rvlation disparat delle-mme, comme les fantmes au premier chant du coq. Car si, au fond, la religion est vrit, elle est vrit sous laccoutrement et les oripeaux du mensonge. Si les prtres voulaient admettre le caractre allgorique de leur enseignement, ce mensonge ne serait pas si nuisible; mais ils sobstinent prsenter lallgorie comme la vrit absolue, et cest pourquoi la religion pse sur les esprits de tout le poids dun cauchemar. Le secret fondamental et la ruse professionnelle des

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    serviteurs de Dieu ont consist de tout temps, sur toute ltendue de la terre, reconnatre le besoin mtaphysique des hommes et prtendre possder le moyen de le satisfaire, grce la rvlation. Or, celle-ci est chose impossible, les ides qui naissent dans une tte humaine ne pouvant en aucun cas provenir dun tre en dehors de lhumanit1. Mais une fois leurs contes sur la rvlation ancrs dans les cerveaux des hommes, les prtres peuvent mener et gouverner ceux-ci leur gr. Ils ont constamment empch, au nom des ides religieuses, non seulement la vrit de se faire jour, mais ils se sont encore efforcs dtouffer jamais celle-ci, en faisant subir aux intelligences enfantines dtranges manipulations. Et quels maux nombreux et de tout genre a produits cette mainmise de la conjuration clricale sur la socit laque, cest ce que notre philosophe expose grands renforts dexemples et avec une loquence souvent, poignante, qui semble un commentaire des admirables vers de Lucrce.

    En somme, lide gnrale de Schopenhauer sur le rle des religions peut assez bien se rsumer par cette phrase de M. Alfred Fouille, dans un livre rcent : Vous demandez que lon reconnaisse les grands cts des religions : reconnaissez hautement, votre tour, la valeur fondamentale de la philosophie ou de la science, dont les religions ont

    1 Un grand enfant seul peut croire que des tres qui ntaient pas des hommes aient jamais donn notre race des claircissements sur son existence et son but, aussi bien que sur ceux du monde .

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    t de premiers essais, comme la sorcellerie fut un premier essai de la mdecine, lastrologie de lastronomie, lalchimie de la chimie .

    Schopenhauer attribue du reste aux religions des diffrences de valeur. Ces dernires proviennent non de ce que l'une prche, par exemple, le monothisme, lautre le polythisme ou le panthisme, mais de ce quelles font du pessimisme, ou au contraire de loptimisme, la norme de la vie. Toute religion qui envisage le monde comme radicalement mauvais, contient un lment indestructible de vrit, et parle dautant plus son esprit et son cur quelle pousse plus loin ce pessimisme. Aussi place-t-il au plus bas de lchelle qui a la prtention de conduire au ciel, le judasme et lislamisme, religions optimistes par excellence. Quant au christianisme, si notre philosophe est radicalement hostile son ct purilement et grossirement thologique2, il prouve de grandes sympathies pour plusieurs de ses doctrines, et avant tout pour celle qui en est le fond et lessence mme : la doctrine de la renonciation, qui est suivant lui, au 2 Dans un endroit de ses uvres, Schopenhauer fait s'entretenir ainsi deux interlocuteurs, en lan 33 de Jsus-Christ : Eh bien ! savez-vous la nouvelle ? Non. Que sest-il pass ? Le monde est sauv . Que dites-vous l ? Oui, le bon Dieu a pris la forme humaine, et sest laiss mettre mort Jrusalem. De ce fait, le monde est maintenant sauv, et le diable jou . Mais cest tout fait charmant! (Ce dernier mot est en franais). Le malin philosophe saisit toujours avec empressement loccasion dappliquer des chiquenaudes de ce genre sur les nez orthodoxes.

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    point de vue thique le plus lev, la vraie et unique sagesse de lexistence humaine. En vertu de sa conception mre, son dogme du pch originel, autour duquel pivote tout lensemble du systme, le christianisme est une religion tout fait pessimiste, fonde sur la nature mme des choses. Les asctes chrtiens sont des hros qui ont eu la comprhension la plus profonde du vritable sens de la vie humaine, et qui sont parvenus percer en une certaine mesure les tnbres opaques qui voilent les choses sous une apparence mensongre. Le pessimiste allemand communie, dans ce culte des hros en gnral, avec loptimiste anglais Carlyle.

    Il y a toutefois dans dautres contres du globe des religions qui ont cart plus compltement encore le voile de Maa, qui ont enfant des hros plus achevs et plus saints que ceux du christianisme. Ces religions sont le brahmanisme et le bouddhisme, qui partent du sansara pour slever au nirvana, cest--dire du monde des sens au monde de l'existence abstraite, affranchie de volont, de passion, de plaisir, de peine. Leurs asctes sont, de tous les mortels, ceux qui ont perc le plus fond la vanit de la vie humaine. Dans ces religions, lesprit n'est pas tu par la lettre, comme dans le christianisme; les prtres du Bouddha ne sont pas, comme ceux du Christ, des menteurs qui prchent ce quils savent tre faux et des intrigants qui, sous couleur denseignement moral, travaillent la ralisation de vues politiques qui visent tout simplement la domination des mes et des corps.

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    Ajoutons cela lvangile de bont active envers les hommes, de piti efficace envers les animaux, quelles ne se lassent pas de prcher, et lon sexpliquera aisment que, pour ces diverses raisons, Schopenhauer devait se rallier naturellement ces conceptions dune hauteur incontestable, plus philosophiques encore que religieuses.

    Les doux grandes religions de lInde possdent dailleurs, depuis la seconde moiti du XVIIIe sicle, dassez nombreux adeptes en Allemagne. Le grave Herder et, le fantasque Hamann les rvlrent des premiers leurs compatriotes, et Frdric Schlegel leur ouvrit un lit plus profond avec son livre sur La sagesse des Indous, qui passionna tant desprits minents. Goethe entra bien vite en communion avec les doctrines exposes dans ce livre, quoiquil naimt pas lauteur, et quelques-uns de ses meilleurs pomes prsentent linfluence des ides religieuses et morales de l'Orient, non seulement de lInde, mais aussi de la Perse, dont le pote Hafiz, traduit en 1812 par Hammer-Purgstall, tait un de ses favoris. Du temps mme de Schopenhauer, Frderic Ruckert traait en vers loquents et harmonieux, quoique un peu trop prolixes, dans La sagesse du brahmane, le code de la morale orientale ; et, de nos jours, un pote distingu, le comte Schack, traducteur de Firdousi, a emprunt l'Orient une grande part de son inspiration. Ou est eu droit de dire que beaucoup de bous esprits, en Allemagne, ont cru trouver dans lInde le dernier mot de la sagesse et une vritable renaissance

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    philosophique et religieuse. Le pays des Vdas est devenu pour lAllemagne savante comme une seconde pairie, et quelquun a dit un jour ce mot : Grattez un Allemand, et vous verrez reparatre lantique sectateur du Bouddha .

    Les religions proprement dites laisses de ct, la chose qui irrite au plus haut degr notre philosophe, cest le thisme. Il ne fait peu prs aucune diffrence entre lui et lathisme, et se soucie fort peu quon le qualifie dathe, ce mot, dit-il, ne signifiant pas grandchose. Si je cherche me reprsenter que je me trouve en prsence dun tre individuel auquel je dirais : Mon crateur ! je nai dabord rien t ; cest toi qui mas produit, de sorte que maintenant je suis quelque chose, je suis moi ; et si jajoutais : Je te remercie pour ce bienfait ; et si je terminais mme ainsi : Si je nai rien valu, cest ma faute ; javoue que, par suite de mes tudes philosophiques et de ma connaissance des doctrines de lInde, ma tte est incapable de supporter cette ide . Il naccorde dailleurs pas beaucoup plus dimportance au panthisme quau thisme, en raison de son optimisme. Regarder a priori ce monde comme un Dieu, cest ce dont personne naurait lide. Ce devrait tre un Dieu bien mal avis, qui ne saurait pas un meilleur amusement que de se transformer en un monde comme celui-ci ! Nommer le monde Dieu , ce nest pas lexpliquer, mais simplement enrichir la langue dun synonyme superflu du mot monde . Le panthisme, qui nest, dit-il ailleurs, qu un athisme poli , a cependant raison contre le

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    thisme, en ce que, daprs lui, la nature porte en elle-mme sa force.

    Que serait un Dieu qui pousserait seulement du dehors, Qui laisserait courir lunivers en cercle au bout de son doigt? Il lui appartient de mouvoir le monde lintrieur. D'incarner en lui la nature, de sincarner lui-mme dans la nature Cest Goethe qui parle ainsi. Mais le panthisme se heurte en tout cas l'cueil du mal et de la souffrance. Si le monde est une thophanie, tout ce que fait lhomme, et lanimal lui-mme, est ncessairement divin et excellent. En consquence, il ny a pas dans le panthisme place pour une morale.

    Cest la fois en pote et en satirique que Schopenhauer expose ses ides religieuses. Ce double caractre se marque surtout dans son Dialogue sur la religion, qui ouvre le prsent volume. Cest un des chapitres des Parerga et Paralipomena qui, son apparition, fut accueilli avec le plus de curiosit et provoqua les jugements les plus opposs. Sans ouvrir des perspectives encore inconnues et sans rvler des mystres ignors jusque-l, il donnait une expression lucide et en quelque sorte dfinitive aux vues un peu vagues que professent sur ce sujet toujours intressant les gens avides de sclairer, mais auxquels une instruction spciale insuffisante

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    interdit la logique serre du raisonnement. La conversation entre Dmophle (dupeur du peuple) et Philalthe (ami de la vrit) tient la fois de Hume et de Voltaire, du premier par le srieux des ides, la clart limpide de lexpos, la force de largumentation, et du second par lesprit sarcastique et lacrimonie corrosive; on pourrait ajouter ces noms celui de Lucien ou de Heine, pour la qualit du granum salis ; tout ce prcipit samalgame en du Schopenhauer de premire marque. Quant au fond, on sent que David Strauss a prcd avec sa Vie de Jsus, et mme Feuerbach avec son Essence du christianisme. Ainsi, constatation piquante, Schopenhauer, lennemi acharn de Hegel et de son cole, subissait, au moins sur un point de sa doctrine, linfluence des hgliens, de ceux seulement de lextrme gauche, il est vrai, qui trouvaient le Matre infiniment trop timide, et, rompant avec les disciples de la premire heure, tiraient des consquences radicales des prmisses politiques et religieuses quil avait poses.

    Les chapitres sur l affirmation et ngation de la volont de vivre et sur le nant de lexistence , qui font suite lexpos des doctrines religieuses de Schopenhauer, se rattachent par le lien le plus troit celles-ci. Cest, ici comme l, le pessimisme qui se tient avec son glaive flamboyant lentre de la porte de la vie, et qui prside tout le droulement de la tragi-comdie humaine. Les vues du philosophe sur la joie de vivre peuvent se rsumer dans cette phrase de son grand ouvrage : Vouloir sans motif, toujours souffrir, toujours

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    lutter, puis mourir, et ainsi de suite dans les sicles des sicles, jusqu ce que la crote de notre plante scaille en tout petits morceaux ; ou dans cette ligne, au choix : Travailler et souffrir pour vivre ; vivre pour travailler et pour souffrir . Bref, notre monde est en ralit le plus misrable et le plus mauvais des mondes imaginables, et loptimisme la plus plate et la plus absurde niaiserie qui ait jamais t invente par les professeurs de philosophie pour leurrer les hommes et gagner leur pain. Cest l, au demeurant, dj le fond des plaintes de Job, de centaines de millions dhommes aprs lui, plaintes quon retrouve sous la plume de Voltaire, dans ce passage que Schopenhauer prend plaisir citer : Le bonheur nest quun rve, et la douleur est relle. Il y a quatre-vingts ans que je lprouve. Je ny sais autre chose que my rsigner et me dire que les mouches sont nes pour tre dvores par les araignes, et les hommes pour tre dvors par le chagrin . En somme, la vie est une guerre de tous contre tous, une sorte dhistoire naturelle de la douleur. Cette dernire seule est positive; le plaisir, au contraire, ce que lon nomme de ce nom, est ngatif. Telle est lide dveloppe au long dans Le monde comme volont et comme reprsentation, et que lon retrouve ici, prsente avec dautres dtails et des arguments nouveaux. Il convient toutefois de remarquer que Schopenhauer na pas toujours pouss jusqu cette outrance sa philosophie attriste. Ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie, ouvrage empli de la moelle succulente de lexprience pratique la plus aiguise, et qui ont une valeur gale aux Maximes en prose de Goethe, sont

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    l pour en tmoigner. Il y admet que lexistence humaine peut avoir quelques satisfactions, sant, aisance honnte, richesses intellectuelles, et que cest lacte dun homme sage de chercher se les approprier. Cest que, dans ces pages, il sest content de juger la vie daprs les rgles ordinaires, celles du commun des mortels, ou peu prs. Il ne pouvait se dissimuler, dans son for intrieur le plus intime, que lhumanit en masse est optimiste, comme le prouve la fcondit ternellement intarissable de ses flancs ; autrement, ne finirait-elle pas par se refuser transmettre lexistence, si celle-ci lui apparaissait dcidment comme le malheur suprme ? Aussi notre philosophe a-t-il consenti, pour une fois et contre son habitude, des concessions. Il est intressant dtablir un parallle entre ce travail de Schopenhauer et le livre de John Lubbock sur Le bonheur de vivre. Tous deux saccordent assez bien au point de dpart. Schopenhauer dit que le bonheur consiste pour la plus grande partie dans ce quun homme est en lui-mme, et que la satisfaction quil trouve dans les joies numres plus haut dpend entirement de la mesure plus ou moins tendue dans laquelle sa personnalit lui permet de les apprcier. John Lubbock affirme de son ct que le bonheur dpend beaucoup plus de ce quil y a en nous quen dehors de nous . Mais c'est dans lapplication de cette loi quune divergence caractristique apparat entre les deux penseurs. Le philosophe allemand tablit comme principe rigoureux, que la peine exerce une influence bien plus forte sur l'homme que le plaisir. Or, la somme de la peine tant ses

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    yeux infiniment plus forte que celle du plaisir, la conclusion est facile tirer. Le moraliste anglais, au contraire, affirme ceci : Si nous regardons rsolument je ne dis pas le ct brillant des choses, mais les choses telles quelles sont; si nous mettons profit les bonheurs varis qui nous environnent, nous ne pouvons que constater que la vie est vraiment un glorieux hritage . Il y a loin de ce splendide excs doptimisme au jugement dsol de Schopenhauer sur lingalit d'quilibre entre la peine et le plaisir, au dtriment de celui-ci. Notre philosophe naurait pas non plus accept comme argent comptant ces conseils dEdmond Schrer, dordinaire mieux inspir, il faut bien le reconnatre, et d une autorit morale plus haute : Lart de vivre, cest de se faire une raison, de souscrire aux compromis, de se prter aux fictions... Quelles sont bienfaisantes, ces tricheries au moyeu desquelles nous vitons de rester dans un tte--tte permanent avec des ralits trop lourdes pour nous! La vie ne supporte pas dtre serre de si prs. Cest une crote mince sur laquelle il faut marcher sans appuyer ; donnez du talon dedans, vous ferez un trou o vous disparatrez3 . Lopportunisme peut avoir parfois sa raison d'tre mais les mes leves n'en abusent pas.

    On remarquera que, dans le chapitre final du prsent volume, Sur le suicide, Schopenhauer va plus loin quil ntait all dans Le monde comme volont et comme reprsentation. S'il ny prne pas

    3 Journal intime dAmiel, Prface, p. LXVIII

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    la destruction volontaire de soi-mme, il a du moins lair de lapprouver pleinement, tandis que, ici, il lavait expressment condamne. Et voici au nom de quelle raison : la libert morale le but thique le plus haut ne peut tre obtenue que par la ngation de la volont de vivre. Or, cest fuir les plaisirs de la vie, et non ses souffrances, que consiste cette ngation. Quand un homme dtruit son existence en tant quindividu, il ne dtruit nullement sa volont de vivre. Bien au contraire, il ne demanderait pas mieux que de continuer poursuivre son existence, si la vie lui donnait la satisfaction quil dsire, sil pouvait affirmer sa volont contre la force des circonstances. Mais celles-ci battent en brche cette volont, et il montre, en mettant fin sa vie, combien il tait attach ces biens dont la privation lui est insupportable. Ainsi donc, le suicide, loin dtre la ngation de la volont de vivre, en est au contraire laffirmation la plus nergique. Dans le long intervalle qui spare son grand ouvrage de celui-ci, le philosophe sest rapproch de la manire de voir qui tend de plus en plus prvaloir en cette matire, et qui sembarrasse assez peu des subtilits mtaphysiques.

    La lecture de ce second extrait des Parerga et Paralipomena confirme une fois de plus ce quon a dit de Schopenhauer, comme on lavait dit auparavant de Socrate : quil a fait descendre la philosophie du ciel sur la terre. Ce nest pas, comme tant dautres, un abstracteur de quintessence perdu dans les brouillards de la mtaphysique, cest un philosophe dont les doctrines ont leurs racines dans

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    le sol de la ralit visible, qui a vcu de la vie du monde, et qui crit en galant homme, mme l o il ne peut dissimuler le mtier. Dans beaucoup de passages, dit M. Th. Ribot, il doit tre lu comme les grands crivains, pour les ides quil suggre, non pour les vrits positives quil rvle. Beaucoup de gens peu soucieux de philosophie se plaisent cette lecture, qui est pour eux une matire penser. Il en reste une impression analogue celle que laissent Vauvenargues ou Chamfort, souvent mme Heine ou Byron... Cest, la faon des moralistes, une profusion de penses, de traits piquants, ingnieux, souvent potiques, jets sur une trame mtaphysique qui leur sert de lien4 . Quelle haute ide Schopenhauer se faisait de la philosophie, le passage suivant le rvle : La philosophie est un chemin alpestre montueux; on ny accde que par un sentier abrupt sem de cailloux pointus et bord dpines piquantes. Il est solitaire et devient toujours plus dsol, mesure quon monte ; celui qui le gravit ne doit pas avoir peur, mais doit tout abandonner derrire lui et se frayer lui-mme rsolument sa route dans la neige froide. Souvent il arriv soudain devant un abme, et voit en bas la valle verte. Il sy sent violemment attir par le vertige ; mais il faut quil se retienne, dt-il coller avec son propre sang la plante de ses pieds aux rochers. En rcompense, il voit bientt disparatre au-dessous de lui le monde, avec ses dserts sablonneux et ses marais ; les ingalits de celui-ci

    4 La philosophie de Schopenhauer, pp. 169-170, Paris, F. Alcan.

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    saplanissent, ses dissonances ne se font pas sentir jusque-l, sa rondeur harmonique se manifeste. Lui-mme se trouve en plein air pur et frais des Alpes, et cherche dj le soleil quand, en bas, la nuit est encore profonde .

    Les deux citations suivantes, empruntes des ouvrages rcents sur Schopenhauer, donneront au lecteur franais une ide de la faon dont les Allemands jugent actuellement leur philosophe de la volont .

    Quon reproche toute ltroitesse qu'on voudra ses doctrines comme mtaphysicien et comme philosophe pessimiste et aristocratique, dit M. Johannes Volkelt5, il nen est pas moins vrai quelles peuvent servir de bon contrepoids la puissance de certains prjugs modernes funestes. La culture du temps prsent est pleine de manque de critique et de superstition; et il me semble que Schopenhauer nest pas en cela le plus mauvais moyen d'puration. Mais, abstraction faite de ces rapports avec les garements modernes, sa philosophie est riche en vues pleines d'utilit. Si accuses et nombreuses que puissent tre ses contradictions, ses affirmations inconsidres et ses brusques saillies, si exagre, aveugle et mme emptre quelle soit souvent, un point sur lequel tout le monde saccorde, cest quelle renferme un grand nombre dexcellentes ides destines rendre clairvoyant; cest qu'elle est

    5 Arthur Schopenhauers seine Persnlichkeit, seine Lehre, sein Claube, 2e dit., 1901, Stuttgart, pp. 3-5, 323.

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    charge de prcieuses vrits qui ont fait leurs preuves, et particulirement riche aussi en incitations pratiquer une existence vaillante et libre... Mais ltude approfondie de Schopenhauer apporte encore un autre gain. Derrire sa philosophie se trouve une personnalit caractristique et trs forte empreinte facilement saisissable. Lhomme empirique, chez Schopenhauer, a plus dun ct mesquin, trouble, goste, maladif; dans ses uvres, au contraire, son tre sadresse nous sous une forme pure et releve, comme si ctait en quelque sorte lhomme intelligible qui nous parlait. Et si lhomme empirique dploie dj nos yeux, en dpit de tous ses traits choquants et par trop terrestres, une manire dtre significative, puissante, captivante, cela sapplique plus encore sa personnalit dcrivain. Elle se prsente nous comme une affirmation gniale de lesprit du monde, ou, pour parler plus modestement, de lesprit de la terre, affirmation qui procde de labondance et de la plnitude des forces. Si le gnie de lhumanit devait spuiser dans tous les grands types possibles, cest quelque chose comme un Schopenhauer qui surgirait . Et aprs avoir indiqu, vers la fin de son livre, la parent morale de notre philosophe avec Richard Wagner, Tolsto et Nietzsche, et marqu son influence sur ces grands esprits, lauteur ajoute : Je vais moins loin que Wagner au sujet de Schopenhauer, et suis plus modestement d'avis que celui-ci appartient aux esprits qui garderont, il faut le souhaiter et lesprer, une importance hors ligne aussi pour la culture postrieure. Et il faut

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    galement souhaiter et esprer quil exercera sur les gnrations futures le rle que voici : il dtruira les croyances errones commodes et lches, mettra fin aux mensonges chatoyants de lexistence, veillera laspiration des grandes choses, rappellera le ct ternel mystrieux qui se trouve dans lhomme .

    M. Hans Richert6, dautre part, arrive cette conclusion qui, quoique trs personnelle, nest gure que le dveloppement de la prcdente : Lorsque, dit-il, on a cout Schopenhauer jusquau bout, il est impossible de l'oublier. Nous ne dirons pas, avec Richard Wagner, que, dans ltat actuel de notre dveloppement, on ne peut recommander autre chose que la philosophie schopenhauerienne, comme fondement de toute culture intellectuelle et morale ; mais nous sommes convaincu que non seulement le philosophe a imprim sous forme durable un cachet de vrit ternelle aux dtails de sa doctrine; que non seulement il reflte dune faon caractristique une poque importante au point de vue de la culture ; que non seulement enfin il a domin la pense philosophique des dernires priodes de temps coules et a laiss sur toute une poque la marque imprissable de sa nature desprit; il est en outre pour nous lempreinte classique dun grand type humain, il a expos avec le plus de clart beaucoup de cts de notre vie et les a jugs avec le plus de profondeur. Il se tient devant nous comme un svre directeur de conscience et un

    6 Schopenhauer : seine Persnlichkeit, seine Lehre, seine Bedeutung, 1905, Leipzig, pp. 115-116.

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    prdicateur qui exhorte la pnitence. Il nous avertit, quand, au sein de la joie mondaine et de loptimisme, nous devenons lgers et superficiels, ou cherchons nous dissimuler le srieux amer de la vie. Il donne de la consistance celle-ci, en la prsentant notre me comme une tche, il dtruit les illusions et les vains mirages, il veille en nous laspiration vers ce qui est saint, et nous fait pressentir le haut secret que, derrire le monde des phnomnes, nous devons rvrer. Il provoque en nous le besoin mtaphysique et ne nous permet pas de tomber dans un sec empirisme, soit dans lart, soit dans la philosophie, soit dans la vie. Il devient ainsi pour nous, comme il le dit lui-mme, un indicateur qui nous montre la porte menant hors de ce monde. Pour beaucoup il a t plus encore, pour beaucoup il peut tre encore plus. Cest affaire de foi. Il simpose ainsi nous tous comme une obligation. Que nous tenions sa doctrine pour lvangile du salut ou que nous ny voyions quune manire de penser de la mme valeur que beaucoup d'autres, nul homme dsireux de connatre les forces agissantes dans lhistoire de notre culture et de notre esprit, na le droit de la ngliger. Ce nest quensuite quil choisira son point de vue, non daprs les hasards de la naissance et de lducation, mais en vertu dun examen srieux des ides sur le monde dsormais entres dans l'histoire .

    Aprs ces considrations et celles de notre premier volume sur le philosophe et son uvre, peut-tre nest-il pas inopportun de tracer maintenant, en vue des lecteurs moins renseigns, un rapide croquis de

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    visu de lhomme lui-mme. Nous lemprunterons Foucher de Careil, qui avait visit une premire fois Schopenhauer trois annes avant sa mort, et qui nous a laiss de lui, dans un livre peu prs introuvable aujourd'hui lintressante description dont voici les principaux traits :

    Ce fut sur les bords du Mein, dans cette partie de l'Allemagne mditerranenne qui, suivant une ingnieuse remarque de Humboldt, est au climat de Berlin ce que Milan est Francfort, quil se fixa pour nen plus sortir. Il occupait, quand je le vis, le rez-de-chausse d'une belle maison sur le quai de Schne Aussicht ; sa chambre tait aussi sa bibliothque. Un buste de Goethe y frappait tout dabord les regards; une servante et son caniche formaient toute sa domesticit. Ce caniche est devenu clbre depuis que, lexemple du grand Frdric, il la couch sur son testament. Sa vie confortable et simple tait celle dun sage qui se conduit par maximes. Tout y tait rgl par une prvoyante conomie de ses forces et de ses ressources... Schopenhauer me reut comme il recevait tous les Franais. Sa conversation, dabord un peu trange, mattacha vivement. Ce lecteur assidu du Times, ce causeur tincelant de verve et desprit, tait un profond penseur... Son rudition, qui tait prodigieuse, navait rien de laffectation dun pdant; et, cependant, il avait la science livresque de Montaigne. Introduit dans sa bibliothque, jy ai vu prs de trois mille volumes que, bien diffrent de nos modernes amateurs, il avait presque tous lus; il y avait peu dAllemands,

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    beaucoup dAnglais, quelques Italiens, mais les Franais taient en majorit. Je nen veux pour preuve que cette dition diamant de Chamfort ; il a avou quaprs Kant, Helvtius et Cabanis avaient fait poque dans sa vie... Il et reproch volontiers ses compatriotes davoir trop de consonnes et pas assez desprit. Tout ce quil avait vu Berlin lavait outr ; il ne pouvait souffrir la grossiret, le manque dducation, la navet pdantesque, la forfanterie universitaire. Il rougissait presque dtre Allemand... Quand je le vis, pour la premire fois, en 1837, la table de lhtel dAngleterre, Francfort, ctait dj un vieillard, lil dun bleu vif et limpide, la lvre mince et lgrement sarcastique, autour de laquelle errait un fin sourire, et dont le vaste front, estomp de deux touffes de cheveux blancs sur les cts, relevait dun cachet de noblesse et de distinction la physionomie ptillante desprit et de malice. Ses habits, son jabot de dentelle, sa cravate blanche rappelaient un vieillard de la fin du rgne de Louis XV ; ses manires taient celles dun homme de bonne compagnie. Habituellement rserv et dun naturel craintif jusqu la mfiance, il ne se livrait qu'avec ses intimes ou les trangers de passage Francfort. Ses mouvements taient vifs et devenaient dune ptulance extraordinaire dans la conversation... Il possdait et parlait avec une gale perfection quatre langues : le franais, langlais, l'allemand, litalien, et passablement lespagnol. Ctait un entrain, une prcision et des saillies, une richesse de citations, une exactitude de dtails qui faisaient couler les heures... Heureux ceux qui ont entendu ce dernier des causeurs de la gnration du

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    XVIIIe sicle !... Cest le mme charme quon ressent le lire. Cette philosophie a t mdite, cause, vcue comme celle de Socrate ; son dmon lui, cest l'humour, cette autre forme de lironie socratique. Sa mthode est la mme... crivain original et vraiment unique par le mlange de qualits contraires, et le contraste dune riche nature avec une doctrine attriste, et dune esthtique parfois sublime avec une morale renfrogne7 .

    Aux travaux sur Schopenhauer cits dans notre premier volume, et outre les livres de Johannes Volkelt et de Hans Richert auxquels nous venons de faire des emprunts, on peut ajouter les suivants : Rudolf Lehmann, Arthur Schopenhauer, 1904, Berlin; Kuno Fischer, Schopenhauer's Leben, Werke und Lehre, 2e dit., 1898, Heidelberg, et Der Philosoph des Pessimismus : ein Charakterproblern, 1897, ibid. ; Friedrich Paulsen, Schopenhauer, Hamlet, Mephistopheles, 1901, Stuttgart et Berlin; P. J. Mbius, Schopenhauer, 1904, Leipzig. Dautre part, Edouard Grisebach, linfatigable schopenhauerien , vient

    7 Hegel et Schopenhauer, 1862, pp.172-176, 266. Challemel-Lacour, qui avait galement vu Schopenhauer Francfort, a crit aussi sur lui un article fort intressant : Un bouddhiste contemporain en Allemagne, publi dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1870, et qui a t reproduit dans les Etudes et rflexions dun pessimiste, 1901. Si nous avons cru devoir citer plutt Careil, cest parce que son livre est aujourdhui peu prs inaccessible aux lecteurs, tandis quil est facile de lire larticle de Challemel-Lacour.

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    denrichir ses travaux antrieurs et en particulier son excellente biographie du philosophe de Francfort, dun volume intitul : Schopenhauer : neue Beitrge zur Geschichte seines Lebens, nebst einer Bibliographie, 1905, Berlin.

    Enfin, le Dr Max Khler a donn rcemment chez A. Weichert, Berlin, une nouvelle dition en six volumes des uvres compltes du philosophe ; elle est prcde dune tude intressante sur sa vie et sa doctrine8. On voit que la littrature schopenhauerienne continue sans interruption sa marche progressive en Allemagne.

    Le volume suivant des Parerga et Paralipomena, qui aura pour titre : Philosophie et philosophes, renfermera le pamphlet fameux sur la philosophie universitaire , et quelques opuscules philosophiques dun trs vif intrt. En somme, quelque matire quil traite, Schopenhauer est toujours peu prs gal lui-mme.

    8 Cette tude intressante renferme, par exemple, une assez plaisante erreur. Un hasard trange voulut, dit le biographe, quen mme temps que Schopenhauer, les trois plus grands pessimistes de cette poque se trouvassent cette mme anne en Italie : Vauvenargues, Byron et Leopardi. Ils restrent tous trangers les uns aux autres . Et pour cause, Vauvenargues tant mort depuis 1747 ! Nous lisons dans la biographie de W. Gwinner quen 1818, cest lanne en question, Chateaubriand tait venu en Italie loccasion du Congrs de Vrone. Le Dr Max Khler, tout savant quil est, a sans doute confondu lauteur du Gnie du christianisme avec Vauvenargues!

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    Auguste DIETRICH.

    Dcembre 1905.

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    DIALOGUE

    DMOPHLE. Entre nous soit dit, mon cher et vieil ami, je naime pas ta faon de manifester parfois tes aptitudes philosophiques, en te rpandant en sarcasmes et mme en railleries ouvertes contre la religion. La croyance dun chacun est sacre pour lui, et elle devrait en consquence ltre aussi pour toi.

    PHILALTHE. Nego consequentiam [Je rejette la conclusion]. Je ne vois pas pourquoi la niaiserie dautrui devrait minspirer le respect du mensonge et de la fourberie. Jhonore la vrit partout o je la rencontre. Pour cette raison prcisment, je ne puis honorer son contraire. Ma maxime est : Vigeat veritas, et pereat mundus [Que perdure la vrit, le monde dt-il prir], qui quivaut celle du juriste: Fiat justitia, et pereat mundus [Que soit la justice, le monde dt-il prir]. Chaque profession devrait avoir une devise du mme genre.

    DMOPHLE. Alors celle des mdecins pourrait tre : Fiant pilul, et pereat mundus [Que soient les pilules, le monde dt-il prir]. Ce serait la plus facile mettre en pratique.

    PHILALTHE. Que le ciel nous protge! Il faut prendre toute chose cum grano salis [avec un grain de sel].

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    DMOPHLE. Eh bien ! voil pourquoi je voudrais te voir traiter la religion aussi cum grano salis, et comprendre quil faut satisfaire les besoins du peuple dans la mesure de son intelligence. La religion est lunique moyen de faire connatre et sentir lesprit grossier et la comprhension obtuse de la foule, enlise comme elle lest dans sa basse activit et dans son travail matriel, la haute signification de la vie. Lhomme ordinaire, en effet, naspire tout dabord qu la satisfaction de ses besoins et dsirs physiques, et ensuite quelque amusement et passe-temps. Les fondateurs de religions et les philosophes apparaissent pour le secouer de sa torpeur et lui indiquer le sens lev de lexistence : les philosophes, pour le petit nombre, les mancips ; les fondateurs de religions, pour le grand nombre, lhumanit en gros. Comme la dj dit ton ami Platon : Il est impossible que la foule soit philosophe , et tu ne devrais pas loublier. La religion est la mtaphysique du peuple ; il faut absolument la lui laisser, et par consquent lhonorer extrieurement ; la discrditer, cest la lui enlever. De mme quil y a une posie populaire, et, dans les proverbes, une sagesse populaire, il doit y avoir aussi une mtaphysique populaire. Les hommes ont besoin tout prix dune interprtation de la vie, qui doit tre en rapport avec leur force de conception. Cette interprtation est donc toujours un revtement allgorique de la vrit, et son effet au point de vue pratique et moral, cest--dire comme rgle de conduite de nos actes et comme consolation dans les souffrances et dans la mort, est peut-tre aussi efficace que pourrait ltre la vrit

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    elle-mme, si nous la possdions. Ne sois pas choqu de sa forme inculte, baroque, dapparence absurde. Avec ta culture et ton savoir, tu ne peux timaginer ce quil faut de dtours pour inculquer au peuple, avec sa grossiret, des vrits profondes. Les diffrentes religions ne sont donc que des schmas diffrents sous lesquels le peuple saisit et se reprsente la vrit qui lui est inaccessible en elle-mme, et qui cependant est insparable de ces formes. Ainsi donc, mon cher, permets-moi de te le dire, railler les religions, cest faire preuve dun esprit born et injuste.

    PHILALTHE. Mais nest-ce pas faire galement preuve dun esprit born et injuste, que de ne pas admettre dautre mtaphysique que celle taille sur les besoins et lintelligence du peuple? de rclamer que les doctrines de celle-ci soient la limite des recherches humaines et la loi de toute pense, de faon que la mtaphysique du petit nombre et des mancips, comme tu les nommes, doive aboutir aussi confirmer, fortifier et commenter cette mtaphysique du peuple? quainsi les facults suprmes de lesprit humain restent sans emploi et arrtes dans leur dveloppement, mme touffes en germe, afin que leur activit ne vienne pas se mettre peut-tre a la traverse de cette mtaphysique populaire? Et ne sont-ce pas l au fond les prtentions relles de la religion? A-t-elle le droit de prcher la tolrance et jusquaux tendres gards, celle qui est lintolrance et le manque dgards mme? Jinvoque en tmoignage les tribunaux dhrtiques et les inquisitions, les guerres de

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    religion et les croisades, la coupe de Socrate et les bchers de Giordano Bruno et de Vanini ! Et dira-t-on que tout cela appartient au pass? Quel obstacle plus grand peut tre oppos au vritable effort philosophique, la recherche sincre de la vrit, qui est la plus noble activit des hommes les plus nobles, que cette mtaphysique conventionnelle monopolise par ltat, dont les principes sont inculqus si srieusement, si profondment, si solidement chaque cerveau naissant, qu moins dune lasticit miraculeuse de celui-ci, ils y restent indlbiles? Le rsultat, cest que le concept de la saine raison est une fois pour toutes drang, cest--dire que la facult de penser par soi-mme et de juger sans parti pris, dj faible naturellement, est, lgard de tout ce qui sy rapporte, jamais paralyse et dtruite.

    DEMOPHLE. Cela signifie que les gens sont arrivs une conviction qu'ils ne veulent pas abandonner en faveur de la tienne.

    PHILALTHE. Oh! si ctait au moins une conviction fonde sur le raisonnement ! On pourrait lui opposer des raisons et la combattre armes gales. Mais, de leur propre aveu, les religions ne sadressent pas la conviction fonde sur des raisons; elles s'adressent la foi taye sur des rvlations. Or, cest dans lenfance que laptitude la foi est la plus forte; voil pourquoi on vise avant tout semparer de cet ge tendre. Cest par l, bien plus encore que par les menaces et les rcits de miracles, que les doctrines de foi senracinent. Si,

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    dans la premire jeunesse, on expose frquemment lhomme, avec une solennit inaccoutume et un air srieux, tout nouveau pour lui, certaines vues et doctrines fondamentales; si on exclut en mme temps la possibilit dun seul doute leur sujet, pour indiquer que ce doute est le premier pas vers la perdition ternelle, limpression sera si profonde que, en rgle gnrale, cest--dire dans la majorit des cas, lhomme ne pourra gure douter de ces doctrines plus que de sa propre existence. Voil pourquoi, sur des milliers dindividus, un seul peine possdera assez de fermet desprit pour se demander srieusement et sincrement : cela est-il vrai ? Aussi la qualification d esprits forts , donne ceux qui la possdent, est-elle beaucoup plus juste quon ne se limaginait. Quant aux autres, il nest aucune chose si absurde ou si rvoltante qui, inculque de cette faon, ne senracinerait en une foi profonde. Si le meurtre dun hrtique ou dun infidle tait, par exemple, un point essentiel du salut futur de leur me, presque tous en feraient lobjet principal de leur existence et trouveraient, en mourant, une consolation et un rconfort dans le souvenir de leurs hauts faits cet gard. Cest ainsi que, autrefois, presque chaque Espagnol regardait un autodaf comme luvre la plus pieuse et la plus agrable Dieu. LInde nous en offre un pendant avec sa secte des Thugs, que les Anglais ont rcemment dtruite, grce lexcution dun grand nombre dentre eux ; ils tmoignaient leur religiosit et leur respect envers la desse Kali, en assassinant en chaque occasion leurs propres amis et compagnons de voyage, pour semparer de leurs

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    biens, et ils simaginaient trs srieusement accomplir ainsi quelque chose de trs louable et dutile leur salut ternel9. La puissance des dogmes religieux inculqus de bonne heure est si forte, quelle peut touffer la conscience, et par l toute piti comme toute humanit. Veux-tu voir de tes propres yeux et de prs ce que produit linoculation prcoce de la foi ? regarde les Anglais. Vois cette nation favorise entre toutes par la nature, et doue plus quaucune autre d'intelligence, desprit, de jugement et de fermet de caractre ; vois-la profondment rabaisse au-dessous de toutes les autres, et rendue rellement mprisable par sa superstition stupide qui apparat, au milieu du restant de ses qualits, comme une ide fixe, une monomanie. Cet tat de choses est uniquement d ce que lducation des Anglais est entre les mains du clerg, qui prend soin de leur inculquer ds lge le plus tendre tous les articles de foi, de faon produire chez eux une sorte de paralysie partielle du cerveau ; celle-ci se manifeste ensuite tout le restant de leur vie par cette idiote bigoterie qui dgrade des gens trs intelligents sous dautres rapports, et nous gare compltement sur leur compte. Si nous considrons combien linoculation de la foi ds le bas ge est essentielle une pareille uvre, le systme des missions ne nous apparatra plus seulement comme le comble de limportunit, de larrogance et de limpertinence humaines, mais

    9 Illustration of the History and Practice of the Thugs, London, 1837. Voir aussi Edinburgh Review, octobre 1836 et janvier 1837.

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    aussi comme une absurdit, sil ne se borne pas des peuples encore ltat denfance, tels que les Hottentots, les Cafres, les insulaires de locan pacifique, et autres. L il a obtenu un rel succs. Dans lInde, au contraire, les brahmanes accueillent les discours des missionnaires avec un sourire dapprobation condescendante, ou avec un haussement dpaules; on peut affirmer quen ce pays, malgr les circonstances les plus favorables, les tentatives de conversion des missionnaires ont compltement chou. Un rapport authentique consign dans lAsiatic Journal, t. XXI, anne 1826, tablit quaprs tant dannes dactivit des missionnaires, on ne trouve pas dans lInde entire, o les seules possessions anglaises comptent cent quinze millions dhabitants, plus de trois cents convertis vivants ; et lon avoue en mme temps que les convertis chrtiens se distinguent par leur excessive immoralit. Juste trois cents mes lches et vnales parmi tant de millions ! Je ne vois pas que, depuis, le christianisme fasse de meilleures affaires dans lInde ; les missionnaires cherchent cependant encore, contrairement aux conventions, dans les coles exclusivement consacres linstruction anglaise laque, agir en leur sens sur lesprit des enfants, pour faire passer en contrebande le christianisme ; mais les Indous se tiennent jalousement en garde contre lui. Lenfance seule, comme je lai dit, et non lge mr, est lpoque favorable la semence de la foi, surtout quand une foi antrieure na pas pris racine ; mais la conviction acquise que feignent les adultes convertis nest dordinaire que le masque dun intrt

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    personnel. Prcisment parce que lon sent quil en est presque toujours ainsi, la plupart des gens mprisent partout un homme qui change de religion dans son ge mr ; ils indiquent par l quils ne tiennent pas la religion pour un fait de conviction raisonne, mais uniquement pour une croyance inocule de bonne heure et avant tout examen. Quen ceci ils aient raison, on peut le conclure du fait que non seulement la foule aveuglment croyante, mais aussi le clerg de chaque culte qui en a tudi les sources et les fondements; les dogmes et les controverses, reste fidlement et jalousement attach en corps la religion de son propre pays; aussi est-ce la chose la plus rare du monde de voir un ecclsiastique passer dune religion ou dune confession une autre. Ainsi, par exemple, le clerg catholique est entirement convaincu de la vrit de tous les principes de son glise, comme le clerg protestant de ceux de la sienne, et tous deux dfendent avec un zle gal les principes de leur confession. Cependant cette conviction nest que le produit du pays o chacun est n : le prtre de lAllemagne du Sud reconnat pleinement la vrit du dogme catholique, celui de lAllemagne du Nord la vrit du dogme protestant. Si donc ces conditions reposent sur des raisons objectives, ces raisons doivent tre climatiques, et, comme les plantes, prosprer les unes seulement ici, les autres seulement l. Or, le peuple accepte toujours comme argent comptant les convictions de ces convaincus locaux .

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    DMOPHLE. Il ny a pas de mal cela, et, en ralit, pas de diffrence. Le protestantisme, par exemple, convient mieux au Nord, et le catholicisme au Sud.

    PHILALTHE. Il semble en tre ainsi. Je me place nanmoins un point de vue plus haut, et me propose un objet plus important : les progrs de la constatation de la vrit dans la race humaine. Nest-ce pas pour celle-ci une terrible chose que chaque homme, en quelque lieu quil naisse, accepte ds sa plus tendre jeunesse certaines affirmations quil ne doit jamais mettre en doute, lui assure-t-on, sous peine de son salut ternel? affirmations qui affectent le fondement de toutes nos autres connaissances, dterminent par consquent pour toujours notre point de vue leur gard, et, si elles sont fausses, le pervertissent jamais. De plus, comme leurs consquences pntrent le systme entier de nos connaissances, elles faussent de part en part lensemble du savoir humain. Cest ce dont tmoigne chaque littrature, tout particulirement celle du moyen ge, mais un trop haut degr aussi celle du XVIe et du XVIIe sicle. Ne voyons-nous pas, toutes ces poques, mme les esprits de premier ordre comme paralyss par ces fausses conceptions fondamentales? Spcialement toute intelligence de la vritable essence et de laction de la nature leur tait entirement drobe. Durant toute la priode chrtienne, le thisme pse comme un cauchemar sur tous les efforts intellectuels, surtout philosophiques, et arrte ou gte chaque progrs. Dieu, diable, anges et dmons cachent aux

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    savants de ces temps-l la nature entire; on ne mne aucune recherche jusquau bout, on ne va au fond daucune tude ; tout ce qui dpasse le nexus causal absolument vident est bien vite mis sur le compte de ces personnalits. Cest ce que dit Pomponace en une semblable occasion : Cert philosophi nihil verisimile habent ad hc, quare necesse est ad Deum, ad angelos et dmones recurrere [Les philosophes nexpliquent certainement pas ces choses dune faon vraisemblable, et voil pourquoi il est ncessaire de recourir Dieu, aux anges et aux dmons]. (De Incantationibus, chap. VII). On peut, il est vrai, souponner ici ce personnage dironie; on connat sa malice sous dautres rapports; mais il na fait quexprimer par cette phrase la manire de penser gnrale de son poque. Si un homme, au contraire, possdait rellement cette rare lasticit desprit qui permet seule de briser les barrires, on brlait ses crits, et lhomme mme souvent avec eux : cest ce qui advint Giordano Bruno et Vanini. Jusqu quel point ce dressage mtaphysique prcoce paralyse les cerveaux ordinaires, cest ce dont lon se rend le mieux compte, et par le ct ridicule, quand ceux-ci entreprennent de critiquer une croyance trangre. Ils sefforcent uniquement de dmontrer grand renfort de preuves que les dogmes de cette croyance ne saccordent pas avec ceux de la leur, vu que non seulement ils ne disent pas, mais ne veulent certainement pas non plus dire la mme chose que ceux-ci. Ils simaginent ainsi, dans leur simplicit, avoir prouv la fausset de la croyance trangre. Il ne leur vient pas du tout lide de se demander

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    laquelle des deux croyances peut tre la bonne ; leurs propres articles de foi sont pour eux des principes srs a priori. Le rvrend M. Morrison fournit un amusant exemple de ce genre dans le tome XX de lAsiatic Journal, o il critique la religion et la philosophie des Chinois. C'est vraiment dsopilant !

    DMOPHLE. Voil donc ton point de vue le plus haut. Mais je tassure quil y en a un plus haut encore. Le primum vivere, deinde philosophari [Dabord vivre, ensuite philosopher], a une signification plus tendue quil napparat au premier abord. Il sagit, avant tout, de dompter les instincts grossiers et mauvais de la foule, pour la dtourner de linjustice extrme, de la cruaut, des actes violents et honteux. Si lon attendait quelle reconnt et embrasst la vrit, on arriverait assurment trop tard. En supposant mme quelle lait dj trouve, celle-ci dpasserait sa force de comprhension. La seule chose qui lui convienne, cest un revtement allgorique de cette vrit, une parabole, un mythe. Comme la dit Kant, il doit y avoir un tendard public du Droit et de la Vertu, et il faut que celui-ci flotte toujours largement au vent. Peu importe quelles figures hraldiques sy trouvent, pourvu quelles indiquent ce quon veut exprimer. Une telle allgorie de la vrit est en tout temps et en tout lieu, pour lhumanit prise en masse, un succdan utile de la vrit elle-mme, qui lui reste toujours inaccessible, et de la philosophie quen aucun cas elle ne peut saisir; sans parler que cette dernire change quotidiennement

  • 40 | S u r l a r e l i g i o n S c h o p e n h a u e r

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    de forme et na pas encore obtenu lassentiment gnral. Ainsi donc les buts pratiques, mon cher Philalthe, dpassent sous tous rapports les buts thoriques.

    PHILALTHE. Ceci rappelle assez bien le Conseil du vieux pythagoricien Time de Locres : Nourrissons les mes de paroles fausses, si les vraies ny parviennent pas . (De anim mundi, p. 104, dit. H. Estienne); et je souponne presque que tu dsires me donner cet avis, suivant la mode daujourdhui :

    Mais, cher ami, le temps approche aussi, O nous pourrons nous livrer en paix la bonne chre10, et que ta recommandation signifie quil nous faut prendre nos prcautions lavance, pour que le flot de la populace mcontente et furieuse ne vienne pas nous troubler table. Mais ce point de vue est aussi faux quil est aujourdhui universellement admis et vant ; voil pourquoi je mempresse de protester contre lui. Il est faux que ltat, le droit et la loi ne puissent subsister sans lappui de la religion et de ses articles de foi, et que la justice et la police aient besoin, pour faire prvaloir lordre lgal, du complment ncessaire de la religion. Cela est faux, soutnt-on cent fois le contraire ! Les anciens, et avant tout les Grecs, nous fournissent un argument

    10 Doch, guter Freund, die Zeit kommt auch heran, Wo wir was Guts in Ruhe schmausen mgen .

  • 41 | S u r l a r e l i g i o n S c h o p e n h a u e r

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    oppos, qui est fond sur les faits et qui est frappant. Ils ne possdaient absolument rien de ce que nous entendons par religion. Ils navaient ni documents sacrs, ni dogme qui dt tre tudi, la propagation duquel chacun aidait, et quon inculquait de bonne heure la jeunesse. De mme, les serviteurs de la religion ne prchaient en aucune faon la morale et ne se proccupaient en rien des actions et des omissions des gens. En aucune faon! Le devoir des prtres se bornait aux crmonies du temple, aux prires, aux chants, aux sacrifices, aux processions, aux lustrations, etc., toutes choses qui navaient nullement pour but lamlioration morale des individus. Ce quon nommait la religion consistait simplement, surtout dans les villes, en ce que quelques-uns des dieux majorum gentium avaient ici et l des temples ou on leur rendait officiellement le culte prescrit, qui tait en ralit une affaire de police. Personne, hormis les fonctionnaires prposs, ntait forc de prendre part ce culte ou seulement dy croire. Il ny a pas trace, dans toute lantiquit, dune obligation de professer la foi en un culte. Celui-l seul qui niait ouvertement lexistence des dieux, ou qui les outrageait, tait punissable; il offensait ltat, qui les reconnaissait; mais en dehors de cela, chacun tait libre den penser ce quil voulait. Sil plaisait quelquun dobtenir pour lui-mme, par des prires ou des sacrifices, la faveur de ces dieux, il tait libre de le faire, ses frais et ses propres risques; sil ne le faisait pas, personne ny trouvait redire, lEtat moins que tout autre. Chez lui, chaque Romain avait ses lares et pnates particuliers, qui ntaient en

  • 42 | S u r l a r e l i g i o n S c h o p e n h a u e r

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    ralit que les images vnres de ses anctres (Apule, De deo Socratis, chap. xv). De limmortalit de lme et dune vie aprs la mort, les anciens navaient aucune ide arrte, claire, tout au moins dogmatiquement fixe; ils nen possdaient que des lueurs vacillantes, indcises et problmatiques, chacun sa faon; et les notions des dieux ntaient pas moins diverses, individuelles et vagues. Ainsi, les anciens navaient point la religion au sens actuel du mot. Lanarchie et labsence de lgalit ont-elles pour cela rgn chez eux? La loi et l'ordre civil ne sont-ils pas au contraire ce point leur uvre, quaujourdhui encore ils ont pour base celle-ci? La proprit ntait-elle pas parfaitement assure, quoiquelle consistt pour la plus grande partie en esclaves? Et cet tat de choses na-t-il pas dur plus de mille ans?

    Ainsi donc, je ne puis reconnatre les fins pratiques et la ncessit de la religion dans le sens indiqu par toi et en si grande faveur aujourdhui : comme une base indispensable de tout ordre lgal. Je dois protester ce sujet. A un pareil point de vue, leffort pur et saint vers la lumire et la vrit paratrait au moins donquichottesque ; et au cas o il oserait aller, dans le sentiment de son droit, jusqu dnoncer la foi sur autorit impose comme lusurpatrice qui a pris possession du trne de la vrit et sy maintient par une fourberie prolonge, cet effort paratrait criminel.

    DMOPHLE. Mais la religion nest pas en contradiction avec la vrit ; nenseigne-t-elle pas

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    elle-mme la vrit? Seulement, comme son cercle d'action nest pas une troite salle de cours, mais le monde et lhumanit en grand, elle ne doit pas, conformment aux besoins et lintelligence d'un public si tendu et si ml, laisser apparatre la vrit nue ; ou, pour employer une comparaison mdicale, elle ne doit pas la prsenter pure, mais recourir, comme un moyen terme, un excipient mythique. Tu peux aussi, sous ce rapport, la comparer certaines matires chimiques gazeuses en elles-mmes, quon doit unir, pour lusage pharmaceutique, comme pour leur prservation ou leur transmission, une base solide et palpable, parce quautrement elles se volatilisent. Par exemple, le chlore, pour tous ces usages, nest employ que sous la forme de chlorures. Au cas o la vrit pure et abstraite, affranchie de tout mythe, nous resterait jamais inaccessible tous, sans en excepter les philosophes, elle serait comparable au fluor, qui ne peut pas mme se prsenter isol, mais seulement uni dautres matires. Ou, pour parler moins doctement, la vrit qui ne peut sexprimer que sous le voile du mythe et de lallgorie ressemble leau qui nest pas transportable sans un rcipient ; quant aux philosophes qui persistent la possder pure, ils sont comme celui qui briserait le rcipient pour avoir leau lui tout seul. Peut-tre lanalogie est-elle fonde. En tout cas, la religion est la vrit exprime sous une forme allgorique et mythique, et rendue ainsi accessible et assimilable lhumanit en gros. Pure et non mlange, celle-ci ne pourrait jamais la supporter, pas plus que lhomme ne peut vivre dans loxygne pur ; il a

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    besoin dune addition de 4/5 dazote. Pour parler sans images, le sens profond et le but lev de la vie ne peuvent tre rvls et prsents au peuple que sous forme symbolique; il est en effet incapable de les saisir dans leur vraie signification. La philosophie, par contre, doit tre comme les mystres dEleusis : la chose du petit nombre, des lus.

    PHILALTHE. Je comprends trs bien : il sagit de dguiser la vrit sous le voile du mensonge; mais celle-l conclut ainsi une alliance qui lui est fatale. Quelle arme dangereuse est mise alors entre les mains de ceux quon autorise employer la fausset comme vhicule de la vrit! Sil en est ainsi, je crains que la fausset ne soit plus nuisible que la vrit ne sera profitable. Si lallgorie se donnait pour ce quelle est, cela pourrait aller; mais elle perdrait ainsi tout droit au respect, et en mme temps toute efficacit. Elle doit donc saffirmer vraie au sens propre, tandis quelle est vraie tout au plus au sens allgorique. En cela rside le mal incurable et permanent par suite duquel la religion est toujours entre en conflit avec leffort dsintress et noble vers la pure vrit, et y entrera toujours.

    DMOPHLE. Mais non. On a eu soin de parer aussi ce danger. Si la religion ne peut avouer directement sa nature allgorique, elle lindique nanmoins suffisamment.

    PHILALTHE. Comment cela?

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    DMOPHLE. Dans ses mystres. Mystre nest mme au fond que le terme technique remplaant allgorie religieuse . Toutes les religions ont leurs mystres. En ralit, un mystre est un dogme ouvertement absurde, recelant en lui une haute vrit compltement inaccessible lintelligence vulgaire de la foule grossire. Celle-ci l'accepte de confiance sous ce dguisement, sans prendre le change sur son absurdit patente, et elle a ainsi sa part, autant quelle en est capable, de la chose en elle-mme. Je puis ajouter, comme claircissement de ma pense, que mme en philosophie on a essay de recourir au mystre; par exemple, quand pascal, qui tait la fois un pitiste, un mathmaticien et un philosophe, dit : Dieu est partout centre, et nulle part priphrie . Malebranche, lui aussi, a fait cette remarque trs juste : La libert est un mystre . On pourrait aller plus loin et affirmer que, dans les religions, tout est en ralit mystre. Prsenter au peuple grossier la vrit sensu proprio, est chose tout fait impossible ; un reflet mytho-allgorique de celle-ci peut seul tomber sur lui et lclairer. La vrit nue ne doit pas se montrer au profane vulgaire; elle ne doit se prsenter ses yeux que sous un voile pais. Aussi est-il absolument draisonnable de demander une religion qu'elle soit vraie sensu proprio ; et voil pourquoi, soit dit en passant, rationalistes et supernaturalistes actuels sont absurdes, quand ils partent les uns et les autres de la supposition quil doit en tre ainsi. Tandis que ceux-l prouvent quelle nest pas vraie en ce sens, ceux-ci affirment opinitrement quelle lest; ou, plutt, les premiers faonnent et arrangent

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    lallgorie de faon quelle pourrait tre vraie sensu proprio, mais serait une platitude ; les seconds laffirment vraie sensu proprio, sans arrangement, affirmation impossible mettre eu pratique, ils devraient le savoir, sans les tribunaux dhrtiques et les bchers. Le mythe et lallgorie sont en ralit le vritable lment de la religion; sous cette condition indispensable, par suite de la limitation intellectuelle de la masse, elle donne grande satisfaction aux besoins mtaphysiques inextirpables de lhomme, et prend la place de la vrit philosophique pure, qui est infiniment difficile et peut-tre inattingible.

    PHILALTHE. Oui, peu prs comme une jambe de bois remplace une jambe vritable. Elle la supple, rend tant bien que mal les mmes services, a la prtention de passer pour une jambe naturelle, est plus ou moins habilement faite, etc. La diffrence, cest quen rgle gnrale la jambe naturelle a prcd la jambe de bois, tandis que la religion a partout pris les devants sur la philosophie.

    DMOPHLE. Cest possible ; mais pour celui qui na pas sa jambe vritable, une jambe de bois a une grande valeur. Tu ne dois pas perdre de vue que le besoin mtaphysique de lhomme veut tre absolument satisfait; lhorizon de ses ides doit tre dfini, et non rester illimit. Or, lhomme na pas dordinaire assez de discernement pour peser les raisons et dcider ensuite entre le vrai et le faux ; en outre, le travail qui lui est impos par la nature et par ses exigences ne lui laisse pas de temps pour ces

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    recherches, ni pour linstruction quelles prsupposent. Il ne peut donc tre question pour lui de persuasion par des raisons ; il doit sen remettre la foi et lautorit. Mme si une philosophie tout fait vraie venait prendre la place de la religion, elle ne serait accepte par plus des neuf diximes des hommes que sur autorit. Elle serait donc de nouveau une affaire de foi, On en restera toujours au [Il est impossible que la foule soit philosophe] de Platon. Or, le temps et les circonstances seules fondent l'autorit. Nous ne pouvons donc laccorder ce qui na pour soi que des raisons. En consquence, il nous faut la laisser ce qui la obtenue dans le cours de lhistoire, mme si ce nest que la vrit reprsente allgoriquement. Celle-ci, appuye sur lautorit, sadresse avant tout la tendance mtaphysique de lhomme, cest--dire au besoin thorique dcoulant de lirritante nigme de notre existence et de la constatation que, derrire le monde physique, doit se trouver un monde mtaphysique, immuable, qui sert de base lternel changement; elle sadresse ensuite la volont, aux craintes et aux espoirs des mortels vivant dans de perptuels ennuis; elle leur cre donc des dieux et des dmons quils peuvent invoquer, apaiser, se concilier. Finalement, elle fait appel aussi leur conscience morale indniable, laquelle elle prte une confirmation et un support du dehors ; appui sans lequel cette conscience, en lutte contre tant de tentations, ne se maintiendrait pas aisment. De ce ct prcisment la religion offre, dans les nombreux et grands chagrins de la vie, une source

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    inextinguible de consolation et de tranquillit, qui nabandonne pas lhomme mme dans la mort, et dploie au contraire alors toute son efficacit. La religion ressemble ainsi celui qui prend et conduit par la main un aveugle, qui a besoin d'tre guid; mais la seule chose qui importe, cest que le guide atteigne sa destination, et non quil voie tout.

    PHILALTHE. Cest l certainement le ct brillant de la religion. Si elle est une fraude, elle est vraiment une fraude pieuse, on ne peut le nier. Mais les prtres deviennent ainsi pour nous un mlange bizarre de dupeurs et de professeurs de morale. Ils ne peuvent en effet enseigner, comme tu viens de lexpliquer trs justement, la vrit proprement dite, mme si elle leur tait connue ; ce qui dailleurs nest pas. Donc, en tout cas une vraie philosophie peut exister, mais non une vraie religion : je veux dire vraie dans le sens propre du mot, et non seulement dans le sens figur ou allgorique que tu as dcrit, sens dans lequel chaque religion pourra tre vraie, mais des degrs diffrents. Il est tout fait conforme au mlange inextricable de bien et de mal, dhonntet et de duplicit, de bont et de mchancet, de noblesse et de bassesse quoffre le monde, que la vrit la plus importante, la plus haute et la plus sainte, ne puisse apparatre quunie au mensonge, et que mme celui-ci, ayant une action plus nergique sur les hommes, doive lui prter sa force et laider se rvler. On pourrait mme regarder ce fait comme le cachet du monde moral. En attendant, ne renonons pas lespoir que l'humanit arrivera un jour ce point de

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    maturit et de culture o elle sera capable, dune part de produire une vraie philosophie, de lautre de laccepter. Simplex sigillum veri : la vrit nue doit tre si simple et si saisissable, quon doit pouvoir la prsenter tous sous sa vraie forme, sans la mlanger de mythes et de fables, un entassement de mensonges, cest--dire sans lui donner le masque de la religion.

    DMOPHLE. Tu nas pas une ide suffisante de linintelligence de la foule.

    PHILALTHE. Jexprime simplement un espoir; mais je ne puis y renoncer. En ce cas la vrit, sous une forme simple et saisissable, dbusquerait la religion de la place quelle a si longtemps occupe comme sa reprsentante, mais que prcisment pour cette raison elle lui avait garde. Alors la religion aura accompli sa mission et parcouru sa carrire; elle pourra prendre cong de lespce quelle a accompagne jusqu sa majorit, et partir elle-mme en paix : ce sera son euthanasie. Mais aussi longtemps quelle vit, elle a deux faces : lune de vrit, et lautre de mensonge. Selon que lon regardera celle-l ou celle-ci, on aimera la religion ou on lui sera hostile. Il faut donc lenvisager comme un mal ncessaire rsultant de la pitoyable faiblesse intellectuelle de la grande majorit des hommes, qui est incapable de saisir la vrit et qui a consquemment besoin, dans un cas urgent, dun succdan.

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    DMOPHLE. Rellement, on croirait que vous autres, philosophes, vous tenez dj la vrit toute nue dans votre main.

    PHILALTHE. Si nous ne la tenons pas, il faut surtout en accuser la compression sous laquelle la religion a, en tous temps et en tous lieux, maintenu la philosophie. Ce nest pas seulement lmission et la communication de la vrit, cest aussi sa contemplation et sa dcouverte quon a cherch rendre impossibles, en livrant les cerveaux des petits enfants la manipulation des prtres ; et ceux-ci ont si fortement imprim la direction dans laquelle les ides fondamentales doivent dsormais se mouvoir, que ces ides, dans les matires essentielles, se sont trouves fixes et dtermines pour toute la dure de lexistence. Je suis parfois effray quand, surtout au sortir de mes tudes orientales, prenant en main les crits mmes des plus belles intelligences des XVIe et XVIIe sicles, je constate comment elles sont partout paralyses et de toutes parts enrayes par lide fondamentale judaque. Faites-vous une ide, aprs cela, de la vraie philosophie !

    DMOPHLE. Et quand on la trouverait, cette vraie philosophie, la religion ne disparatrait pas pour cela du monde, ainsi que tu te limagines. Il ne peut y avoir une seule mtaphysique pour tous : la diffrence naturelle des intelligences, laquelle sajoute celle de leur formation, ne le permet pas. La grande majorit des hommes doit ncessairement se livrer au pnible travail corporel indispensable la

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    satisfaction des besoins infinis de la race entire. Non seulement il ne leur laisse pas de temps pour se former, pour apprendre, pour penser ; mais, par suite de lantagonisme dcid entre lirritabilit et la sensibilit, le travail corporel excessif mousse lesprit, le rend lourd, maladroit, et incapable de comprendre autre chose que ce qui est tout fait simple et palpable. Or, les neuf diximes au moins de lhumanit rentrent dans cette catgorie. Il faut donc aux gens une mtaphysique, cest--dire une explication du monde et de lexistence : cette explication fait partie des besoins les plus naturels de lhomme. Et il leur faut une mtaphysique populaire, qui, pour tre telle, doit runir de nombreuses et rares qualits. Elle doit tre trs saisissable, et en mme temps enveloppe dune certaine obscurit, et mme dimpntrabilit, aux endroits ncessaires ; une morale correcte et satisfaisante doit se relier ensuite ses dogmes; mais, avant tout, elle doit apporter des consolations inpuisables dans la souffrance et dans la mort. Il sensuit dj quelle ne pourra tre vraie que sensu allegorico et non sensu proprio. En outre, elle doit sappuyer sur une autorit qui en impose par son grand ge, par lacceptation universelle dont elle est lobjet, par ses documents, y compris leur ton et leur expos ; et ces qualits sont si difficiles runir, que plus dun homme, en y pensant bien, loin daider saper une religion, rflchirait quelle est le trsor le plus sacr du peuple. Pour porter un jugement sur la religion, il ne faut jamais perdre de vue le caractre de la grande masse laquelle elle sadresse, cest--dire sa complte infriorit morale et intellectuelle.

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    Cest incroyable jusqu quel point elle va, et avec quelle persistance une tincelle de vrit continue luire mme travers le voile le plus grossier de fables monstrueuses et de crmonies grotesques ; elle y adhre aussi fortement que lodeur du musc tout ce qui sest trouv une fois en contact avec lui. A lappui de ce fait, considre, dune part, la profonde sagesse indoue renferme dans les Upanishads, et vois ensuite la folle idoltrie de lInde actuelle, avec ses plerinages, ses processions et ses ftes, ou bien les actes insenss et grotesques des Saniassis de notre poque. Cependant on ne peut nier que sous toutes ces folies et ces grimaces, il ny ait de plus quelque chose de cach, en accord avec la profonde sagesse que jai mentionne, ou qui en est un reflet. Il a fallu arranger la chose ainsi, en vue de la masse brutale. Dans ce contraste, nous avons devant nous les deux ples de lhumanit : la sagesse de lindividu et la bestialit de la foule, qui toutes deux, nanmoins, trouvent leur harmonie dans la sphre morale. Qui ne songe ici ce mot du Kural : Le vulgaire ressemble lhomme ; je nai jamais rien vu de semblable lui ! (Verset 1071). Lhomme cultiv peut en tout cas sexpliquer la religion cum grano salis; le savant, la tte qui pense, peut lchanger, en secret, contre une philosophie. Mais une mme philosophie nest pas faite pour tous ; en vertu des lois de laffinit, chaque systme attire lui le public lducation et aux capacits duquel il est appropri. De l vient quil y a toujours une basse mtaphysique scolaire pour la plbe cultive, et une plus haute pour llite. La doctrine si leve de Kant, par exemple, na-t-elle

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    pas elle-mme t rabaisse jusquau niveau de lcole et gte par des gens de lespce des Fries, des Krug, des Salat et autres ! Bref, ici sapplique on ne peut mieux la maxime de Goethe : Une mme chose ne convient pas tous . Pure foi en la rvlation et pure mtaphysique sont pour les deux extrmes ; et, pour les degrs intermdiaires, ces extrmes se modifient en combinaisons et gradations innombrables. Ceci est rendu ncessaire par lincommensurable diffrence que la nature et lducation mettent entre les hommes.

    PHILALTHE. Ce point de vue me rappelle srieusement les mystres des anciens, que tu as mentionns. Il semble que leur but ait t de remdier au mal rsultant de la diffrence des facults intellectuelles et de lducation. Le plan consistait trier dans la grande masse, laquelle la vrit sans voiles est absolument inaccessible, quelques individus auxquels on pouvait rvler celle-ci jusqu un certain degr ; puis, parmi ceux-ci, quelques autres auxquels on dcouvrait plus de choses encore, comme tant capables den saisir davantage ; et ainsi, en montant jusquaux poptes. Il y avait donc de petits de moyes et de grands mystres . Cette manire de faire reposait sur une apprciation exacte de l'ingalit intellectuelle des hommes.

    DMOPHLE. Lducation dans nos coles primaires, moyennes et suprieures, reprsente jusqu un certain point les diffrents degrs dinitiation des mystres.

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    PHILALTHE. Oh ! seulement dune faon trs approximative ; et cela, encore, tant quon a trait exclusivement en latin les matires de haute science. Mais depuis quon a cess de le faire, tous les mystres sont profans.

    DMOPHLE. Cest possible. En tout cas, je tiens te rappeler, au sujet de la religion, que tu devrais lenvisager bien moins du ct thorique que du ct pratique. La mtaphysique personnifie peut tre son ennemie, mais la morale personnifie sera son amie. Peut-tre dans toutes les religions la partie mtaphysique est-elle fausse ; mais dans toutes la partie morale est vraie. On peut conclure de ce seul fait que sur le premier point elles sont toutes en dsaccord, tandis que sur le second elles saccordent toutes.

    PHILALTHE. Ce qui corrobore cette rgle de logique : savoir que de fausses prmisses peut sortir une consquence vraie.

    DMOPHLE. Eh bien ! restes-en la consquence, et noublie jamais que la religion a deux faces. Mme si, considre uniquement du point de vue thorique, cest--dire intellectuel, elle ne pouvait affirmer son droit, elle apparat en revanche, du point de vue moral, comme lunique moyen de diriger, de dompter et dadoucir cette race danimaux dous de raison, dont la parent avec le singe nexclut pas celle avec le tigre. En mme temps elle satisfait suffisamment, dordinaire, le vague besoin mtaphysique de ceux-ci. Tu ne me sembles

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    pas avoir une ide nette de lnorme diffrence, de l'abme profond qui sparent ton homme instruit, clair et exerc penser, et ces btes de somme de l'humanit la conscience mousse, engourdie, trouble et paresseuse, dont les penses se sont diriges une fois pour toutes vers le soin de leur conservation ; il est impossible de leur en inspirer dautres, et leur force musculaire est si exclusivement mise en jeu, que la force nerveuse qui produit lintelligence subit un fort dchet. Des gens de cette sorte doivent absolument avoir un point dappui ferme auquel ils puissent se retenir dans le sentier glissant et pineux de leur vie, une belle fable quelconque mettant leur porte des choses que leur grossier intellect ne peut admettre que sous forme dimages et dallgories. Explications profondes et fines distinctions sont perdues pour eux. Si tu conois ainsi la religion et te dis que son but est avant tout pratique, trs subordonn au point de vue thorique, elle te semblera digne du plus profond respect.

    PHILALTHE. Un respect qui, pour tout dire, reposerait sur le principe que la fin justifie les moyens. Je nincline nullement vers un pareil compromis. Il se peut que la religion soit un excellent moyen de dompter et de dresser les cratures perverses, sottes et mchantes, de la race bipde ; aux yeux de lami de la vrit, toute fraude, si pieuse soit-elle, est condamnable. Le mensonge et la tromperie seraient un trange moyen dinculquer la vertu. Le drapeau auquel j'ai prt serment est la vrit. Je lui resterai fidle en tout, et sans me

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    proccuper du succs, je combattrai pour la lumire et le vrai. Si je vois les religions dans les rangs ennemis, je

    DMOPHLE. Mais tu ne les y verras pas ! la religion nest pas une tromperie. Elle est vraie, et la plus importante de toutes les vrits. Mais comme ses doctrines, je lai dj dit, sont dun genre si lev que la grande masse ne pourrait les saisir directement; comme leur lumire aveuglerait lil ordinaire, elle savance sous le voile de lallgorie et enseigne ce qui est vrai non prcisment en soi-mme, mais en vertu du sens lev qui y est contenu ; et, ainsi comprise, elle est la vrit. PHILALTHE. on pourrait admettre cela, si elle se donnait simplement comme allgoriquement vraie. Mais elle affiche la prtention dtre directement vraie, et vraie au plein sens propre du mot. En cela consiste la tromperie, et cest ici que lami de la vrit doit prendre vis--vis delle une position hostile.

    DMOPHLE. Mais cette tromperie est une condition sine qu non. Si la religion consentait avouer que le sens allgorique de ses doctrines est le seul vrai, cet aveu lui enlverait toute efficacit; ce rigorisme mettrait fin son inapprciable influence bienfaisante sur le moral et le cur de lhomme. Ainsi donc, au lieu dinsister sur ce point avec une obstination pdantesque, considre ses grands services sur le terrain pratique, dans le domaine de la morale et du sentiment comme guide de conduite,

  • 57 | S u r l a r e l i g i o n S c h o p e n h a u e r

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    comme soutien et consolation de l'humanit souffrante dans la vie et dans la mort. Tu dois donc bien te garder de rendre suspecte et de finir par enlever ainsi au peuple, au moyen de mesquines ergoteries thoriques, une chose qui est pour lui une source inpuisable de consolation et dapaisement ; et de cela, vu son triste sort, il a encore plus besoin que nous. Pour cette seule raison, la religion devrait rester inattaquable.

    PHILALTHE. Avec cet argument, on aurait pu forcer Luther battre en retraite, quand il sen prit au commerce des indulgences. A combien de personnes, en effet, les lettres dindulgence nont-elles pas apport une consolation incomparable et une complte tranquillit ! De sorte que, convaincues davoir en mains, au moment suprme, autant de cartes dentre pour les neuf cieux, elles mouraient avec une confiance joyeuse. A quoi peuvent servir des motifs de consolation et de tranquillit au-dessus desquels plane constamment lpe de Damocls de la dsillusion? La vrit, mon ami, la vrit seule tient bon, et demeure constante et fidle. La consolation quelle apporte est la seule solide : cest lindestructible diamant.

    DMOPHLE. Oui, si tous, tant que vous tes, aviez la vrit dans votre poche, pour nous en faire jouir sur rquisition. Mais ce que vous avez, ce ne sont que des systmes de mtaphysique o rien nest certain, sauf les maux de tte quils causent. Avant denlever une chose quelquun, il faut le ddommager par une chose meilleure.

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    PHILALTH. Oh ! toujours ce mme raisonnement! Dlivrer quelquun dune erreur, ce nest pas lui enlever une chose, mais lui en donner une. Reconnaitre en effet quune chose est fausse, cest affirmer une vrit. Or, nulle erreur nest indiffrente; chacune, tt ou tard, sera nuisible celui qui la cultive. Aussi ne faut-il tromper personne et vaut-il mieux avouer quon ignore ce quon ignore, en laissant chacun tablir lui-mme ses articles de foi. Peut-tre ceux-ci ne seront-ils pas si mauvais, car ils se heurteront et se rectifieront rciproquement. En tout cas, la multiplicit des vues fondera la tolrance. Quant ceux qui possdent des connaissances et des aptitudes, ils peuvent tudier les philosophes ou mme aider au progrs de lhistoire de la philosophie.

    DMOPHLE. Ce serait du beau ! Tout un peuple de mtaphysiciens se querellant et en venant eventualiter aux coups !

    PHILALTH. Bah! quelques coups et l sont lassaisonnement de la vie, ou du moins un trs petit mal, si on les compare la domination clricale, la spoliation des laques, aux perscutions des hrtiques, aux tribunaux d'inquisition, aux croisades, aux guerres de religion, une Saint-Barthlemy, etc., etc. Ce sont pourtant l les rsultats de la mtaphysique populaire octroye du dehors. Aussi je men tiens mon affirmation : pas plus quun buisson dpines ne peut produire de raisins, le mensonge et la tromperie ne peuvent apporter le salut.

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    DMOPHLE. Combien de fois dois-je te rpter que la religion nest nullement mensonge et tromperie, mais la vrit mme, simplement revtue dun voile mytho-allgorique? quant a ton ide que chacun doit se faire a lui-mme sa religion, jai encore a te dire quun particularisme de ce genre est absolument oppos a la nature de lhomme, et dtruirait tout lordre social. Lhomme est un animal metaphysicum, cest--dire quil est possd dun besoin mtaphysique extrmement fort; il conoit donc avant tout la vie dans sa signification mtaphysique, et veut tout dduire de celle-ci. Voil pourquoi, si trange que cela paraisse, tant don