Steve McCurry L'ORDRE RÈGNE AU PARADIS BIRMAN

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Steve McCurry L’ORDRE RÈGNE AU PARADIS BIRMAN BOUDDHA COUCHÉ À MANDALAY, 2008 Le bouddhisme inspire la vie quotidienne des Birmans qui pensent davantage à faire l’aumône aux moines et à entretenir les pagodes qu’à se construire une belle maison. Ils y consacrent de 10 à 20% de leur revenu. Le bouddhisme rassemble plus de 85% de la population. Chrétiens et musulmans forment le reste. Depuis quelques années, la ville de Mandalay compterait une majorité de Chinois musulmans.

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Steve McCurryL’ORDRE RÈGNE AUPARADIS BIRMANBOUDDHA COUCHÉ À MANDALAY, 2008 Le bouddhisme inspire la vie quotidienne des Birmans quipensent davantage à faire l’aumône aux moines et à entretenirles pagodes qu’à se construire une belle maison. Ils yconsacrent de 10 à 20% de leur revenu. Le bouddhismerassemble plus de 85% de la population. Chrétiens etmusulmans forment le reste. Depuis quelques années, la villede Mandalay compterait une majorité de Chinois musulmans.

Entre l’Inde et la Chine, voisinedu Bangladesh, du Laos et de la

Thaïlande, la Birmanie est l’un des plus beaux pays au monde. Depuis la

« révolte safran » en 2007 et le cycloneNargis en 2008, la junte militaire

condamne les Birmans au silence. Le nombre des prisonniers politiques

a doublé. Et Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix, est maintenue deforce dans son isolement. Elle a passétreize ans en résidence surveillée sur

les dix-neuf dernières années. Son entourage s'inquiète aujourd'hui pour

son état de santé. Exclue des électionsde l’an prochain, elle reste dans le cœur

du peuple. Là-bas, tout le monde l’appelle la « Lady ».

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STEVE MCCURRYPROPAGANDE DELA JUNTE MILITAIRE SUR LES MURS DELA CAPITALE, 1994 Ni la police ni l’armée ne sontvraiment visibles, mais l’ordrerègne. Le pays, sous contrôle,vit dans une forme de sécurité;on ne craint pas les agressions.Mais les Birmans appréhendentles arrestations surprisesordonnées par les militaires.Depuis la «révolte safran» de 2007, le nombre deprisonniers politiques apratiquement doublé.

STEVE MCCURRYPROCESSION DE NONNESRANGOON, 1994Elles vivent de l’aumônecomme les moines mais lesnonnes ne reçoivent jamaisde repas cuit, seulement desaliments crus qu’elles doiventcuisiner elles-mêmes.La femme dans la religionbouddhique est considéréecomme impure. Les fillessont libres de faire un séjour au monastère.

Page de droiteSTEVE MCCURRYMOINE ÉTUDIANT DANSUN MONASTÈRERANGOON, 1985Entre l’âge de 5 et 20 ans, tout jeune Birman doit faire aumoins deux séjours dans unmonastère pour recevoir lesenseignements et ainsi gagnerle respect d’autrui. Depuis la«révolte safran», des centainesde moines ont été arrêtés etbeaucoup ont disparu. Lesmonastères restent ouverts auxvisiteurs mais les moines se prêtent moins facilement à la conversation.

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e niveau du lac est au plus haut.La saison des pluies terminée,la végétation explose sous leciel bleu intense de Rangoon.Le chemin du bord du lac est aujourd’hui ouvert. Demain, ilsera peut-être fermé. On ne sait

jamais. En surplomb entre la rue et le lac, la voieétroite, rendez-vous des amoureux, mène à la«Lady», ou plus exactement permet d’apercevoirsa maison camouflée par les grands arbres. AungSan Suu Kyi, prix Nobel de la paix, est invisible.Entourée d’une secrétaire et d’une cuisinière fournies par le gouvernement, la dirigeante del’opposition (la Ligue nationale pour la démocra-tie, NLD) est condamnée depuis des années par lajunte à l’isolement dans sa maison familiale. Pouravoir une chance de la voir dans son jardin, il fautgrimper au 26e étage de l’hôtel Sedona, fréquentépar le pouvoir. Impossible de marcher ou de pas-ser en voiture dans la rue qui borde sa maison.Tous les accès sont bloqués et les visiteurs inter-dits. «La Lady est très intelligente et très brillante.Beaucoup l’aiment, quelques-uns la détestent,mais comme c’est une femme, c’est plus difficilepour elle de s’imposer », reconnaît une jeunefemme née à Rangoon. Le peuple birman vit sansnouvelles de celle qui symbolise son espoir de liberté, mais elle est toujours là.

Rangoon change, les bicyclettes et les motos sont interdites pour faciliter la circula-tion des voitures de plus en plus nombreuses.Autant dire que beaucoup d’habitants ont dûpartir vivre ailleurs, là où les loyers sont moinschers, dans les villes nouvelles à quelquefoisdeux heures du centre. « Ainsi fatigués par lestransports et le souci quotidien de nourrir leur famille, les gens pensent moins aux rassemble-ments», explique un habitant de Rangoon.

L’humidité continue de ronger les immeu-bles de l’époque coloniale, mais des projets im-mobiliers sont en route et les centres commer-ciaux se multiplient. Dans ce magnifique pays,l’un des plus pauvres d’Asie, la nomenklatura etses amis sont riches, très riches. «Certains peu-vent mettre 20 millions de dollars (15,2 millionsd’euros) sur la table», dit un homme d’affaires.Entre les petits vendeurs de bétel, de criquets etde colliers de jasmin, quelques boutiques à lamode coréenne émergent. On peut toujours ava-ler un bol de soupe sur le trottoir, mais des cafésdesign attirent une jeunesse en jean à la coupe decheveux sophistiquée. « Des parents trop occu-pés ont abandonné l’éducation de leurs enfants àdes domestiques ou les ont laissés, livrés à eux-mêmes. Sans repères, ils pensent seulement à

l’argent et vont moins à la pagode. Mais c’est uneminorité», raconte Baan. Cheveux au vent, por-table à l’oreille, fans de la mode coréenne ilsconduisent des Jeep aux arceaux chromés, fabriquées en Birmanie. Des copies de films occidentaux sont en vente sur les trottoirs.

A l’ère d’Internet, il est difficile pour la juntede tout contrôler, mais le réseau reste faible et par-fois inexistant. Un portable coûte entre 2000 et3000 dollars (1500-2200 euros). La communica-tion est difficile et la culture de la sanction est en-tretenue de manière féroce. Dans ce pays du sou-rire, si envoûtant et si doux à vivre, la peur tombecomme une chape de plomb. Mon chauffeur m’afait comprendre qu’il prenait des risques en allanten voiture me montrer le barrage qui ferme la rue

de la Lady. Les gens parlent librement en tête-à-tête en demandant la discrétion. Les policiers etles militaires sont pratiquement invisibles mais s’ille faut, ils sortent très vite de la forêt.

La junte, sans doute pour se protéger de ré-voltes condamnées aujourd’hui au silence, s’estconstruit une nouvelle capitale, Naypyidaw, à350kilomètres au nord de Rangoon. Une Brasiliaà la birmane, sauf qu’elle n’est pas ouverte à tous,mais réservée au pouvoir, à son administration.Une ville née de rien, avec de larges avenues et degrands jardins et surtout de l’électricité 24 heuressur 24. Un véritable luxe dans ce pays où le peu-ple n’a droit qu’à six heures de courant par jour,sauf dans les quartiers où vivent les familles de lajunte. «Avant, la distribution était organisée à desheures précises connues d’avance. Depuis

quelques années, c’est au bon vouloir des diri-geants », souligne Di, exaspéré. Si bien qu’à Rangoon, Mandalay, Bagan et dans une grandepartie du pays, on se réveille à 2, 3 ou 4 heuresdu matin, selon les jours, pour préparer la cuisinede la journée et faire la réserve d’eau. Une tor-ture quotidienne! Tua, une jeune femme qui vientd’avoir un bébé, précise ses conditions de vie :«Nous avons un générateur mais il marche mal,c’est une marque chinoise. Et si j’oublie de me réveiller, je n’ai ni eau ni repas cuit pour la jour-née. » Chaque jour, à l’aube, un moine attend devant sa porte un bol de riz.

L’argent constitue pour certains le nerf de laguerre. Mais comme la Lady, la grande majoritéde la population, guidée par

STEVE MCCURRY

Dans ce pays du sourire,si envoûtant et si doux à vivre, la peurtombe comme une chape de plomb

Page de gaucheSTEVE MCCURRYAUNG SAN SUU KYI, PRIX NOBEL DE LA PAIX ET SYMBOLE DE LA RÉSISTANCE À L’OPPRESSION, 1995Cette photo date de l’époque où la junte a offert, pour une courte durée, une libération sanscondition à la «Lady». Mais son combat pour la libertéet sa popularité lui valent d’être, depuis des années, la prisonnière des généraux qui l’ont assignéeà résidence à Rangoon dans sa maison natale, lui interdisant tout contact avec l’extérieur.

STEVE MCCURRYRANGOON, 1994Les transports en commun pour aller de leur domicile à leur travail occupent une bonne partie du quotidien des Birmans.

STEVE MCCURRYUSINE DANS LA BANLIEUE DE RANGOON, 1994Les infrastructures industrielles sont encore peudéveloppées, sauf dans le domaine dela confection.

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par B r i g i t t e B r a g s t o n e , e n v o y é e s p é c i a l e e n B i r m a n i e

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le bouddhisme, trouveforce et énergie dans le respect de l’enseignementet des traditions. Le pays compte pratiquement autant de soldats que de bonzes, environ 400000dans chaque camp. La « révolte safran »d’août 2007 a coûté cher aux hommes des monas-tères. Des centaines ont été emprisonnés, d’autresont disparu. Depuis, le nombre de prisonniers politiques a pratiquement doublé, on en compteplus de 2000 selon un récent rapport des Nationsunies. Les monastères toujours ouverts et accueil-lants aux étrangers restent aujourd’hui silencieux.Tenter une conversation avec un moine est possi-ble, mais insister lui fait souvent courir des risques.

Les sévices de la junte n’ont pas atteint la traditionnelle cérémonie du noviciat. Des voituresenguirlandées et coiffées de somptueux bouquets

de fleurs défilent. A l’intérieur, un ou plusieurs petits garçons habillés en princes, entourésd’hommes enturbannés et de femmes habilléesde robes brodées de fils d’or et couronnées de jas-min, adressent de grands sourires à ceux qui lesregardent passer. La plupart des familles birmanes,heureuses d’avoir un garçon, célèbrent la cérémo-nie du noviciat avec faste. Elle a le plus souventlieu pendant les vacances d’été. Grands-parents,oncles, tantes et cousins, toute la famille accom-pagne le jeune garçon à la pagode pour son pre-mier séjour au monastère. Crâne rasé, robe rougesafran, parfois à peine 4ans, il y reste en généralune semaine, soumis à la discipline du monastère:lever à 5 heures du matin, petit déjeuner frugal etun seul repas à midi, fruit de l’aumône.

L’initiation sera approfondie par d’autres séjourspendant l’enfance et l’adolescence. Mais depuis la«révolte safran», les familles déconseillent à leurfils, dès qu’il atteint l’âge de 20 ans, de continuerles enseignements au monastère, voire s’y oppo-sent. De novice, il prend le statut de moine et lespectre de la junte et de ses coups de bâton inquièteles parents. A Mandalay, à Rangoon ou dans les villages de campagne, les jeunes moines adultes restent nombreux mais prudents et silencieux.

Le stupa d’or de la pagode Shwedagon do-mine le cœur de Rangoon. C’est l’un des lieux lesplus importants du bouddhisme. Une collectionde temples et de bouddhas auréolés d’éclairagesmulticolores offre le soir une atmosphère surréa-liste. Des plus jeunes aux plus âgés, toute la villes’y retrouve dans un mouvement ininterrompu

et calme. Les parents prient avec leurs enfants. Desamis se retrouvent pour bavarder, des moines méditent, des enfants jouent, de vieilles femmesfument d’énormes «cheerots». Et comme, à tort,les touristes ne viennent plus depuis la révolte desmoines et le cyclone Nargis de 2008, rien ne trouble cette ambiance loin des bruits de bottes.

Du haut de la colline de Mandalay, la capi-tale religieuse, la magie du coucher du soleil perdson effet quand le regard s’arrête en contrebas surles miradors et les murs de la nouvelle prison enforme de demi-lune. La violence du pouvoir enplace se dévoile. A quelques centaines de mètres,des bâtiments modernes voisinent avec l’universcarcéral, d’un côté l’université des technologieset de l’autre l’université de médecine. De quoi

rendre les étudiants silencieux et disciplinés. Toutcet ensemble est sorti de terre au début de notremillénaire, tout comme l’aéroport internationalde Mandalay, aussi moderne que vide. Le régimede la junte militaire subit les sanctions de ses actes.Aucun avion de ligne internationale n’y atterrit.Mais coupée du monde ou pas, la junte militairecontinue de s’enrichir et de réprimer.

Les investissements étrangers ont augmentéde 93 % en 2008. Si les routes et les voies de chemin de fer restent très mauvaises dans le pays,les mines concédées à 99 % aux Chinois sont exploitées avec les engins les plus modernes.«Nous serons peut-être le prochain Tibet», dit unhabitant de Mandalay avec le sourire. Pierres pré-cieuses, jade, pétrole, gaz, forêts de teck... La Birmanie est un pays riche. La perspective desélections en 2010 va-t-elle faire évoluer le régime?Nul ne sait. La junte s’est engagée à libérer desmilliers de détenus et, dans le même temps, a ar-rêté en avril cinq membres de la NLD. Les Nationsunies incitent les généraux à libérer tous les pri-sonniers politiques et bien sûr Aung San Suu Kyi,«la dame que tout le monde a dans son cœur». LaNLD ne s’attend pas à beaucoup de changements.Côté économie, les membres de l’Association desnations du Sud-Est asiatique (Asean), par la voixdu Premier ministre de Singapour, espèrent que«la Birmanie va saisir ce grand changement dansl’environnement international (nouvelle adminis-tration aux Etats-Unis, nouvelles donnes écono-miques...) pour franchir les étapes vers une réconciliation nationale et un engagement dans lacommunauté internationale». Dans un pays dominé par l’oppression depuis des décennies,l’organisation d’élections laisse filer une lueurd’espoir: celle que le peuple a des droits. Mais lesBirmans ne rêvent pas. Ce scrutin de 2010 serasous contrôle de la junte, comme celui de 1990 quiavait conduit au pouvoir Aung San Suu Kyi. Cettefois, la Lady est exclue du vote. • B . B .Le 14 mai, jour de l'impression de Polka, nous apprenions que la junte tentait d'inculper Aung SanSuu Kyi pour l'emprisonner.

Coupée du monde ou pas,la junte militaire continue de s’enrichiret de réprimer

STEVE MCCURRY AMARAPURA, 2008Dans l’ancienne capitale royale, à une dizaine dekilomètres de Mandalay, les artisans sculptent dansle marbre des bouddhas destinés à l’exportation.

STEVE MCCURRYAUNG SAN SUU KYI, RANGOON, 1995La dirigeante de l’opposition dans le jardin de sa maison natale, sur les bords du lac Inya. Cettephoto est désormais impossible à prendre.

Page de droiteSTEVE MCCURRY

PETITE FILLE AU CHAPEAU ROUGE, 1994L’élégance, la douceur, l’humour et l’esprit de famille

cadencent la vie quotidienne. Une atmosphèreexceptionnelle qui pourrait faire oublier

la main de fer de la junte militaire.

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