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1 Séquence pédagogique : Bel-Ami Guy de Maupassant Préface de Jacques Laurent. Notes et commentaires de Philippe Bonnefis. « Les Classiques de Poche » n o 619, 384 pages « Depuis un demi-siècle, le succès de ce livre ne s’est démenti ni en France, ni dans le monde 1 . » La source de cet « irrésistible enchantement 2 », Jacques Laurent la voit dans la sensualité qui se dégage du roman ; on y ajouterait volontiers le rythme et le charme de l’écriture, ce qui fait de Bel-Ami, malgré ses 300 pages, une valeur sûre à proposer à une classe de Première. En réussissant à repérer seuls les échos, les symétries, le retour des mêmes « motifs », les élèves se prennent au jeu de la lec ture littéraire. Or, c’est précisément l’acquisition de cette maî- trise que vise l’étude des textes au lycée. On peut donc faire lire le roman en entier avant l’étude en classe et demander un travail préparatoire : relevé des indices de temps pour établir la chronologie de l’ascension de Duroy ; relevé des effets de symétrie, des annonces, des motifs qui se répètent. En ouverture de la séquence, l’étude du premier chapitre, considéré comme un concentré du roman, sera l’occasion de vérifier l’approche effectuée par les élèves. Nous proposons ensuite une réflexion sur la chronologie romanesque, que chacun pourra adapter selon ses objectifs. Enfin, nous avons choisi d’approfondir trois problématiques, accompagnées de lectures analy- tiques ou de propositions de travail : le genre (rapports avec le roman d’apprentissage) : le roman de l’arrivisme ; – l’esthétique : les ambiguïtés du réalisme ; – le rapport auteur-personnage : Bel-Ami, un double dégradé de Maupassant ? Sur un autre aspect du roman – la critique de la société, de la presse et de l’affairisme en politique –, partiellement traité au cours des synthèses et des lectures analytiques, nous renvoyons à la pré- sentation, aux notes et aux commentaires de Philippe Bonnefis, en particulier pour tout ce qui a trait au contexte de l’époque. Enfin, nous avons volontairement laissé de côté l’étude des carac- tères qui, à l’exception de Madeleine (voir plus loin « Le roman de l’arrivisme » et les Lectures analytiques n os 3 et 4), ne présentent qu’« une valeur psychologique limitée 3 ». 1. Préface, p. 10. 2. Ibid., p. 11. 3. Ibid.

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Séquence péda go gique : Bel- Ami

Guy de Maupassant Pré face de Jacques Laurent.Notes et commen taires de Philippe Bonnefis.« Les Clas siques de Poche » no 619, 384 pages

« Depuis un demi- siècle, le suc cès de ce livre ne s’est démenti ni en France, ni dans le monde1. » La source de cet « irré sis tible enchan te ment2 », Jacques Laurent la voit dans la sen sua lité qui se dégage du roman ; on y ajou te rait volon tiers le rythme et le charme de l’écri ture, ce qui fait de Bel- Ami, mal gré ses 300 pages, une valeur sûre à pro po ser à une classe de Pre mière.En réus sis sant à repérer seuls les échos, les symé tries, le retour des mêmes « motifs », les élèves se prennent au jeu de la lec ture lit té raire. Or, c’est pré ci sé ment l’acqui si tion de cette maî -trise que vise l’étude des textes au lycée. On peut donc faire lire le roman en entier avant l’étude en classe et demander un tra vail pré pa ra toire :

– relevé des indices de temps pour éta blir la chro no logie de l’ascen sion de Duroy ;– relevé des effets de symé trie, des annonces, des motifs qui se répètent.

En ouver ture de la séquence, l’étude du pre mier cha pitre, consi déré comme un concen tré du roman, sera l’occa sion de véri fier l’approche effec tuée par les élèves. Nous pro po sons ensuite une réflexion sur la chro no logie roma nesque, que cha cun pourra adap ter selon ses objec tifs. Enfin, nous avons choisi d’appro fon dir trois pro blé ma tiques, accom pa gnées de lec tures ana ly -tiques ou de pro po si tions de tra vail :

– le genre (rap ports avec le roman d’appren tis sage) : le roman de l’arri visme ;– l’esthé tique : les ambi guï tés du réa lisme ;– le rap port auteur- personnage : Bel- Ami, un double dégradé de Maupassant ?

Sur un autre aspect du roman – la cri tique de la société, de la presse et de l’affai risme en poli tique –, par tiel le ment traité au cours des syn thèses et des lec tures ana ly tiques, nous ren voyons à la pré -sen ta tion, aux notes et aux commen taires de Philippe Bonnefis, en par ti cu lier pour tout ce qui a trait au contexte de l’époque. Enfin, nous avons volon tai re ment laissé de côté l’étude des carac -tères qui, à l’excep tion de Made leine (voir plus loin « Le roman de l’arri visme » et les Lec tures ana ly tiques nos 3 et 4), ne pré sentent qu’« une valeur psy cho lo gique limi tée3 ».

1. Pré face, p. 10.2. Ibid., p. 11.3. Ibid.

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Le cha pitre I : un concen tré du roman

Les enjeux du pre mier cha pitre répondent aux caté go ries roma nesques clas siques : per son nages, action, thèmes :

– un per son nage en quête d’aven ture ;– un évé ne ment déclen cheur – une ren contre – qui en per met une autre, sym bo li que ment

impor tante ;– une vision du monde : « la pièce de cent sous » appa raît dès la pre mière phrase du roman

avant même le nom du per son nage ; la ques tion de l’argent occupe tout le cha pitre.Dans les pre mières pages, Maupassant ins crit en fi li grane toute la suite du roman : la tra jec toire de Duroy le conduira à la Made leine grâce aux femmes, dési gnées d’emblée comme le plus sûr moyen d’arri ver.

Un hus sardOn est dans la rue avec Georges Duroy. Le dyna misme de ce début fait pen ser au roman pica -resque : ouver ture in medias res, un héros qui a quelque chose d’un barou deur, pas de longue des crip tion du cadre, à l’opposé de la tech nique balzacienne.

Un por trait fait de cro quis rapides : pré sen ta tion d’un homme en mou ve ment qu’on voit d’abord de l’exté rieur.

▪ « Un joli gar çon » : « mous tache » (l’attri but numéro un de son charme), « che veux fri sés natu rel le ment » mais un brin de vul ga rité (« le mau vais sujet des romans popu laires ») ; « élé -gance tapa geuse, un peu commune » ; il attire les regards des femmes, par tout où il passe : à la sor tie du res tau rant, aux Folies- Bergère.

▪ Une démarche conqué rante, agres sive : « pose d’ancien sous- offi cier », taille cam brée, « poi -trine bom bée », « jambes un peu entrou vertes », « heur tant », « pous sant […] pour ne point se déran ger de sa route » ; plus loin : « il bous cu lait les gens de l’épaule » ; le terme « bru ta le ment » revient deux fois dans le cha pitre ;

▪ Un regard de pré da teur : « comme un coup d’éper vier » (l’éper vier est un fi let pour la pêche, mais la conno ta tion avec l’oiseau de proie n’en est pas moins évi dente) ; « l’air de tou jours défi er quelqu’un, les pas sants, les mai sons, la ville entière ».

Une clé du per son nage : le point de vue interne, ana lysé plus loin (voir Lec ture ana ly tique no 1).

Ren contresUne ren contre pro vi den tielleFores tier, l’ami de jeu nesse, devenu « jour na liste, dans une belle situa tion », joue le rôle de l’ini -tia teur du roman d’appren tis sage, le pas seur qui ouvre les portes et explique le monde.

▪ Un accueil géné reux : il lui paye à boire, l’intro duit au jour nal, l’emmène aux Folies- Bergère, lui donne de l’argent (grâce à lui, Duroy pourra « s’offrir » Rachel), enfi n il l’invite chez lui.

▪ Une leçon de vie (cf. Vautrin dans Le Père Goriot ) : « Il faut s’impo ser et non pas demander » (p. 21) ; vision pes si miste de l’huma nité : « tous les hommes sont bêtes comme des oies et igno -rants comme des carpes », p. 22 (que Duroy ait échoué deux fois au bac ca lau réat n’aura donc aucune espèce d’impor tance). Aux Folies- Bergère, il l’ini tie aux mys tères de Paris.

▪ Des ouver tures : il lui pro pose une place au jour nal, lui sug gère une nou velle car rière (« Pour quoi n’essaierais- tu pas du jour na lisme ? », p. 24).

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Une ren contre emblé ma tiqueLa pre mière femme du roman est une pros ti tuée, donc une femme qui connaît les hommes. Duroy lui plaît immé dia te ment, comme elle le dit à Fores tier : « C’est ton ami qui me séduit. C’est vrai ment un joli gar çon. Je crois qu’il me ferait faire des folies » (p. 30) ; elle pré fi gure toutes celles qui sui vront, conquises presque au pre mier coup d’œil. Fores tier en fait prendre conscience à son ami : « Sais- tu que tu as vrai ment du suc cès auprès des femmes ? » ; « ça peut te mener loin » (p. 30).« Un coin de la créa tion vu à tra vers un tem pé rament » (Zola)Dans le pro jet natu ra liste, il s’agit de rendre compte de la réa lité en employant la méthode scien ti fi que : par exemple, étu dier un être en le repla çant dans son milieu social, pro fes sion nel, etc. Mais, dans l’expres sion citée plus haut et maintes fois répé tée, Zola cor rige ce qu’un tel des sein pour rait avoir d’imper son nel et même d’impos sible pour un artiste. Bel- Ami, roman natu ra liste ?

L’espace roma nesque : ParisTrois lieux : les bou le vards, les Folies- Bergère, la salle de rédac tion d’un jour nal.Effet de réel, appa rente objec ti vité mais tout est orienté vers une vision pes si miste du monde.

▪ Les bou le vards par « une de ces soi rées d’été où l’air manque dans Paris » (le démons tra tif marque la pré sence du nar ra teur) ; choix de détails qui annoncent le thème de la pour ri ture du monde : les « haleines empes tées », « les miasmes infâmes » ; la pro me nade de Duroy a un but : la Made leine ; ce lieu dont le nom revient tout au long du cha pitre pré pare le dénoue ment ;

▪ pre mière pré sen ta tion d’un milieu : le monde de la presse ; La Vie fran çaise, « trois mots écla tants » « en grandes lettres de feu » ; tout y est à la fois « luxueux et sale » ; le regard est celui d’un non- initié qui enre gistre sans comprendre ;

▪ les Folies- Bergère, expli quées par Fores tier : méta phore du monde pari sien où « la cra pule domine ».

Une soif méta pho rique : mise en place d’une thé ma tique (« la soif le tor tu rait ) : soif d’argent, d’amour, d’arri ver, le dés ir insa tiable.

▪ Argent : obses sion du per son nage tout au long du cha pitre, encom bré de chiffres ; ouver ture du roman sur « la pièce de cent sous », clô ture sur les « vingt francs » don nés par Fores tier.

▪ Amour : seconde obses sion de Duroy (« un dés ir aussi le tra vaillait, celui d’une ren contre amou reuse », p. 16) ; mais la ren contre avec Rachel ne peut le satis faire tout à fait : « il atten dait aussi autre chose, d’autres bai sers, moins vul gaires », p. 17.

▪ Ambi tion : obses sion liée au thème de l’argent (« j’ai voulu venir ici pour… pour faire for -tune », p. 21) ; il vise la conquête de Paris (« il avait l’air de tou jours défi er […] la ville entière »), conquête qui s’annonce dif fi cile pour quelqu’un qui « est seul, qui ne connaît per sonne » ; intro -duc tion du thème de l’ascen sion par les femmes : « c’est encore par elles qu’on arrive le plus vite », p. 30.

Conclu sionLe roman une fois lu, la compa rai son s’impose avec le der nier cha pitre : Duroy, enfi n arrivé à la Made leine, le pro gramme tracé dans l’inci pit s’est, semble- t-il, réa lisé ; mais la « soif » n’est pas étan chée, le dés ir ne peut s’immo bi li ser : Duroy rêve déjà de deve nir député et de la reprise de ses amours avec Mme de Marelle.Une mise en abyme : vers la fi n du cha pitre, un para graphe décrit le spec tacle des Folies- Bergère qui semble une image de la des ti née de Georges Duroy (voir p. 27, note 1).

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Ce pas sage intro duit le lec teur dans l’inti mité de Duroy et fait entendre sa voix : le contraste est sai sissant entre son exté rieur avan ta geux et le secret de ses pen sées dont se détache une anec dote, à forte valeur sym bo lique. Ce sou ve nir de son passé de hus sard four nit une des clés du per son -nage. Et l’inter pré ta tion de la foca li sa tion interne per met de sai sir la posi tion du nar ra teur par rap port à son héros.

C’est une des constantes du per son nage qui se met en place dans cette page.L’appa rence exté rieure : « air crâne et gaillard », « se dan di nant avec grâce » ; un fl â neur, concen -tré sur son « envie de boire », et qui semble se plaire au spec tacle des buveurs atta blés (« il regar dait… »).

La réa lité inté rieure : on entend la voix de Duroy. Uti li sation du dis cours indi rect libre pour rendre le fl ux des pen sées intimes ame nées par le verbe « il pen sait à… », d’abord inté grées à la nar ra tion (« adieu le maigre sou per du len de main »), puis for mu lées au style direct (« il se dit : il faut que je gagne… ») ;

▪ obses sion de l’argent sous toutes ses formes : « de l’or, de la mon naie blanche, des sous » ; le para graphe est encom bré de chiffres et de cal culs : « cent fois deux louis font quatre mille francs » (remar quons que deux louis, c’est exac te ment ce que lui don nera Fores tier) ; envie : « il jugeait ce que chaque consom ma teur por tait d’argent sur lui » ;

▪ vul ga rité : « les cochons ! » ;▪ vio lence : idée de « fouiller » les poches ; idée de meurtre, sau vage, lâche (« dans l’ombre

bien noire ») ; l’autre est ravalé au rang de « la volaille » ; fan tasme rap porté avec les mots de Duroy : « ma foi, il lui aurait tordu le cou » ; et c’est en cares sant cette idée que sur git le sou ve nir d’un meurtre réel, un épi sode de la guerre colo niale.

Impu dence tran quille : aucune honte, aucun regret ; au contraire, nos tal gie de la toute puis sance et de l’impu nité du sol dat (« il se rap pe lait la façon dont il ran çon nait ») ; choc du terme « esca pade », pour dési gner une équi pée qui s’est conclue par la mort de trois hommes ; choc entre le « sou rire cruel et gai » et ce qui pro voque ce sou rire : la mort de trois hommes pour « vingt poules », « deux mou tons » (pré ci sion des chiffres), « de l’or » et sur tout « de quoi rire » ; aveu d’inhu ma nité d’un homme privé de conscience, donc capable de tout ; lâcheté et cer ti tude de l’impu nité.

Paral lèle frus trant entre l’Algérie et Paris : « à Paris, c’était autre chose » ; mais les « ins tincts du sous- off lâché en pays conquis » sont demeu rés intacts d’où la vio lence sous- jacente, exa -cer bée, prête à jaillir ; humour dou teux : « on ne pou vait pas marau der gen ti ment » ; pau vreté du voca bu laire et de la syn taxe : « Et main te nant ! Ah ! oui ! c’était du propre ! main te nant ! » (cf. plus haut, même pau vreté de la pen sée et de l’expres sion « Nom d’un chien ! que j’ai soif ! »).

Ton en appa rence objec tif du roman cier réa liste : la foca li sa tion interne ren voie au per son nage la res pon sa bi lité de ses pen sées et de ses paroles, mais le nar ra teur est bien loin de s’effa cer ; pre nons par exemple le choix du terme « sous- off » qui peut, certes, appar te nir à l’argot de Duroy, mais l’adjec tif qui l’accom pagne – « lâché » – est déva lo ri sant et signale le juge ment du nar ra teur. L’inter pré ta tion du style indi rect libre se révèle déli cate car la voix du per son nage est inex tri ca ble ment mêlée à celle du nar ra teur : dans une expres sion comme « on ne pou vait pas marau der gen ti ment… », est- ce Duroy qui parle ou le nar ra teur qui se livre à une double dénon -cia tion, d’une part des bas ins tincts du per son nage et d’autre part de la poli tique colo niale de la France, qui tolère les abus1 ? Dans la même phrase, les mots qui peuvent être ceux de Duroy (« marau der gen ti ment ») sont sui vis d’une image (« sabre au côté et revol ver au poing ») et de termes (« la jus tice civile ») qui ne lui appar tiennent pas.

1. Cf. p. 18, note 2.

Contraste entre l’être et le paraître

Contraste entre l’être et le paraître

Un être amo ralUn être amo ral

La posi tion du nar ra teur

La posi tion du nar ra teur

Lec ture ana ly tique no 1de « Duroy avait ralenti sa marche... » (p. 17) à « C’était du propre, main te nant ! » (p. 18)

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Insis tance sur la soif : « une soif chaude », « une soif de soir d’été » (plus loin « la soif le tor tu rait ») ; la soif obsé dante qui pro voque envie et colère devant le spec tacle des Pari siens aux ter rasses de café est aussi une soif d’argent, soif de revanche sociale qui pour rait aller jus qu’au meurtre.

Un homme « affamé d’argent et privé de conscience », « une graine de gre din qui va pous ser dans le ter rain où il tom bera », « une cra pule » : ce sont les termes qu’emploie Maupassant dans le Gil Blas du 7 juin 18851, pour défi nir son per son nage, dont on voit qu’il est déjà contenu tout entier dans ce pas sage.

La pre mière constata tion est qu’il est impos sible de dater le récit par rap port à des évé ne ments réels ; les évé ne ments rela tés sont fi c tifs, même s’ils démarquent de près des faits poli tiques réels : dans le roman, le Maroc, dans la réa lité, la Tunisie (1880-1885 ; voir p. 291, note 1).Louis Fores tier, dans la notice de l’édi tion de la « Pléiade », fait commen cer le roman le 28 juin 1880, choix qu’il jus ti fi e en s’appuyant sur des recou pe ments et quelques allu sions à l’actua lité ; voici les faits sus cep tibles d’être datés, sur les quels il s’appuie :

– au repas chez les Fores tier, on parle du pro jet du métro po li tain de 1877 (voir p. 41) ;– en 1881, sur une ini tiative du pré fet Camescasse, on mul ti plie les contrôles de police et

donc les agents des mœurs (voir p. 145) ;– Duroy se pro pose de divor cer : la loi sur le divorce sera pro mul guée en 1884. Or Bel- Ami

est censé s’ache ver en 1883, selon Louis Fores tier. D’où sa conclu sion : Maupassant se serait laissé entraî ner par la date à laquelle il écri vait, c’est- à-dire 1884 (voir p. 321).

On le voit, il s’agit d’élé ments tan tôt anté rieurs, tan tôt pos té rieurs aux dates pré su mées du roman (1880-1883), donc de peu d’inté rêt pour des repé rages externes. Bien plus, ce qui devrait per mettre de « dater » l’ascen sion de Duroy, l’affaire tuni sienne, brouille encore davan tage les pistes ; en effet le roman y fait allu sion par deux fois : « On ne serait pas assez fou pour recom -men cer la bêtise de Tunis » (II, 3, p. 240) et « La France, maî tresse de Tanger, pos sé dait la côte afri caine de la Médi ter ra née jus qu’à la régence de Tri poli » (II, 7, p. 291). L’affaire (fi c tive) du Maroc reprend donc toutes les péripé ties de l’affaire tuni sienne, sans se sub sti tuer tout à fait à elle.Une seule date fi gure dans le roman : celle de l’embar que ment de Duroy pour l’Algérie « aux envi rons du 15 mai 1874 », date à par tir de laquelle devrait pou voir s’orga ni ser toute la chro no -logie du roman mais dans la suite Maupassant n’y fait plus aucune allu sion. Combien d’années se sont écou lées entre ce 15 mai et le 28 juin du début ? Le ser vice mili taire durait cinq ans : or c’est au ser vice mili taire que Duroy a connu Fores tier qui, lui, n’est pas allé en Afrique, « démo -bi lisé » sans doute avant, puis qu’il est revenu depuis trois ou quatre ans à Paris. Duroy est donc parti en Algérie au cours de son ser vice mili taire ; on sait qu’il est « monté » à Paris dès la fi n de son incor po ra tion, à son retour d’Afrique (I, 3, p. 49). Cette chro no logie nous amè ne rait en 1877, plu tôt qu’en 1880, date avan cée par tous les commen ta teurs : conclu sions vaines, car à l’évi dence Maupassant a voulu brouiller les pistes, d’où la fi c tion maro caine ou la curieuse absence d’allu sion à l’impor tante loi sur la presse du 29 juillet 1881, dans un roman dont le pro ta go niste est pré ci sé ment un jour na liste.Impré ci sion des dates mais grande pré ci sion des durées. On peut ainsi cal cu ler sans erreur le temps écoulé dans cha cune des par ties et dans le par cours entier de Duroy : simple employé aux che mins de fer, sans le sou, à la pre mière page du roman, il se marie à la Made leine avec une jeune fi lle richis sime, à la der nière page, le tout en un peu plus de trois ans.

1. Chro niques, éd. H. Mitterand, « La Pochothèque », p. 1491 et 1493.

Conclu sionConclu sion

Chro no logie roma nesqueChro no logie roma nesque

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Indi ca tions tem po relles date/durée Pages

1re par tieChap. I 28 juin, année x (?)

« Il se rap pe lait ses deux années d’Afrique […]. Certes, il les regret tait, ses deux années de désert. »Ren contre de Fores tier qu’il a connu pen dant le ser vice mili taire :« je tousse six mois sur douze à la suite d’une bron chite que j’ai attra pée à Bougival, l’année de mon retour à Paris, il y a quatre ans main te nant. »« En trois ans Paris en avait fait quelqu’un de tout autre… »Duroy : « Voilà six mois que je suis employé aux bureaux du che min de fer du Nord. »

p. 15p. 18

p. 20

p. 21

Chap. II Duroy dit qu’il est « res té vingt- huit mois » en Algérie. p. 39

Chap. III Son pre mier article : « Tout à coup il pensa : “il faut que je débute par mon départ”. Et il écri vit : “C’était en 1874, aux envi rons du 15 mai” ».« Dégoûté de l’état mili taire bien avant d’avoir fi ni ses cinq années, il avait rêvé de faire for tune à Paris. Il y était venu, son temps expiré, mal gré les prières du père et de la mère. »

p. 46-47

p. 49

Chap. V « Deux mois s’étaient écou lés ; on tou chait à sep tembre […]. »« Donc le 14 décembre, il se trouva sans un sou dans sa poche » (année x).

p. 78p. 104

Chap. VI Invi ta tion chez les Walter pour le 20 jan vier (année x+1). p. 124

Chap. VIII « Février tou chait à sa fi n » : mort de Fores tier à Cannes. p. 163

Total : 8 mois.

2e par tieChap. I Retour de Made leine à Paris « vers le milieu d’avril » (année x+1).

« L’été se passa, puis l’automne […]. »Mariage prévu pour le 10 mai (année x+2).Change son nom en Du Roy de Cantel.

p. 187p. 189p. 189

Chap. IV « un écla tant soleil de juillet ».Mme Walter devient sa maî tresse.

p. 246

Chap. V « L’automne était venu. »« Dans les pre miers jours d’octobre, les Chambres allaient reprendre leurs séances, car les affaires du Maroc deve naient mena çantes. »

p. 259p. 260

Chap. VII « Depuis deux mois la conquête du Maroc était accom plie. »Invi ta tion à la fête don née par Walter dans son hôtel du Fau bourg Saint- Honoré : le 30 décembre (année x+2).1er jan vier (année x+3) : nomi na tion de Du Roy au grade de che va lier de la Légion d’hon neur.

p. 291p. 292

p. 307

Chap. IX « Pen dant le reste de l’hiver ».« Nous sommes au 5 avril. »

p. 309p. 314

Chap. X « Trois mois s’étaient écou lés. »Le jeudi avant le 15 juillet : enlè ve ment de Suzanne ;Ils ont passé « six jours au bord de la Seine ».Dis pute et rup ture avec Clotilde (« Nous sommes au 16 août »).Mariage fi xé au 20 octobre (année x+3).

p. 322p. 322p. 335p. 338p. 339

Total : 2 ans et 8 mois

Durée totale : 28 juin (année x) – 20 octobre (année x+3), soit à peine plus de 3 ans.

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Par lant de Walter, Saint- Potin a ce mot : « Est- il à la Balzac, celui- là ? » (p. 71). L’ana logie avec un per son nage balzacien s’impose encore davan tage à pro pos de Duroy, ouver te ment construit en réfé rence à Rastignac, le héros emblé ma tique du roman d’appren tis sage. Mais cela suffi t- il à faire entrer Bel- Ami dans la caté go rie du roman d’appren tis sage ? C’est cette carac té ri sa tion pro -blé ma tique que nous exa mi ne rons ici, en pre nant pour point de départ des ana lyses, la confron -ta tion des deux per son nages.

Simi li tude des des ti néesRastignac

▪ pro vin cial, sans argent, sans appui ;▪ reçoit des leçons de Vautrin ;▪ aide des femmes : Mme de Beauséant, puis Delphine de Nucingen ;▪ fi n du Père Goriot : perte des illu sions et annonce de la réus site ; du haut du Père- Lachaise,

Rastignac domine Paris, lance un défi à la société : « À nous deux main te nant ! » et il va dîner chez Mme de Nucingen. On connaît la suite de sa car rière, dis per sée dans l’ensemble de La Comé die humaine : il devien dra ministre et épou sera la fi lle de sa maî tresse.

Georges Duroy▪ pro vin cial, sans argent, sans appui ;▪ ren contre Fores tier qui lui admi nistre sa pre mière leçon de cynisme ;▪ puis Made leine l’ini tie à l’écri ture jour na lis tique ;▪ fi n : mariage avec la fi lle de sa maî tresse et annonce d’une car rière poli tique.

Bel- Ami : un véri table conte de féesUn par cours sans fauteUne car rière ful gu rante, pas vrai ment d’échec, à peine un moment de stag na tion : le pied une fois mis à l’étrier, Duroy ne cesse de grim per l’échelle du suc cès ; cette ascen sion pro di gieuse le mène en trois ans au som met de la for tune et de la gloire : il est acclamé par le Tout- Paris.

La séduc tionSon sur nom, Bel- Ami, donné par une petite fi lle inno cem ment tom bée sous son charme, parle de lui- même ; en tant qu’homme, il est irré sis tible : toutes les femmes lui cèdent, jusqu’à l’«inattaquable» Mme Walter ! Made leine, certes, refuse de deve nir sa maî tresse, mais elle sera davan tage : sa femme. Quant à Clotilde, son amour résiste à tout, même aux coups. Duroy séduit éga le ment les hommes : Walter, Vaudrec, M. de Marelle.

Le nomDuroy, Du Roy de Cantel, Baron Du Roy de Cantel ; le nom passe- partout de l’état civil est effacé. Bel- Ami croit lui- même à sa méta mor phose : « Il lui sem bla qu’il venait de prendre une impor tance nou velle. Il mar chait plus crâ ne ment, le front plus haut, la mous tache plus fi ère, comme doit mar cher un gen til homme. » (I, 1, p. 191-192).

Dif fé rence des appren tis sagesRastignac

▪ très jeune ; étu diant en droit, espoir de sa famille qui le sou tient ; il a un nom à par ti cule, de la grâce, une aris to cra tie natu relle ; il n’est pas tout à fait isolé : Mme de Beauséant qui lui explique le monde est une cou sine éloi gnée.

▪ son appren tis sage s’effec tue dans une société blo quée (la Res tau ra tion) après les bou le ver -se ments de la Révo lu tion et de l’Empire. Comment s’y faire une place ?

Une irré sis tible ascen sion

Une irré sis tible ascen sion

Une impos tureUne impos ture

Le roman de l’arri visme

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Duroy▪ plus très jeune : âge non pré cisé mais à son retour d’Algérie, à la fi n de son enga ge ment

dans l’armée, il doit avoir à peu près 27 ans, comme son ami Fores tier ; fi ls de pay sans mal dégros -sis ; pas d’études (il n’a pas le bac ca lau réat) ; un médiocre « qui n’a aucun talent1 ».

▪ la pro gres sive trans for ma tion du nom est une impos ture, commise sans dif fi culté dans le monde pourri de la IIIe Répu blique.

La place de Made leineC’est elle qui est à l’ori gine de la car rière de Duroy. Son por trait par Clotilde, (I, 6, p. 143) : « Elle est fi ne, adroite, intri gante comme aucune, celle- là. En voilà un tré sor pour un homme qui veut par ve nir. » La leçon ne sera pas per due.

Elle est plus qu’une ini tia trice, elle devient un véri table Pygmalion pour Duroy▪ C’est elle qui fait en grande par tie son pre mier article, puis les sui vants une fois deve -

nue sa femme, comme elle avait fait ceux de Fores tier (cf. les ragots au jour nal : « c’est du Fores tier ») ;

▪ c’est elle qui le pousse dans les bras de Clotilde de Marelle (« Allez donc la voir un de ces jours », I, 3, p. 58), puis qui le guide dans son appren tis sage de la vie pari sienne (« Allez donc voir Mme Walter, qui vous appré cie beau coup et plaisez- lui » I, 6, p. 117 ; à noter, la simi li tude des for mules) ; quelque temps après, elle joue un rôle encore plus trouble : « Tu sais que tu as ins piré une pas sion à Mme Walter ? », II, 3, p. 227 ;

▪ c’est elle qui ima gine le chan ge ment de nom ;▪ c’est elle qui est à l’ori gine de sa for tune : qua rante mille francs de dot, puis la moi tié de

l’héri tage de Vaudrec.De Made leine à la Made leine, le jeu de mots est facile, mais assu ré ment voulu par Maupassant.

L’inver sion des sexes▪ Finesse, intel li gence et pas sion de la poli tique et du jour na lisme

« Sa femme d’ailleurs l’emplis sait de stu peur et d’admi ra tion par l’ingé nio sité de son esprit, l’habi leté de ses infor ma tions et le nombre de ses connais sances » (II, 2, p 215). Made leine est une vraie femme poli tique, mais ne pou vant appa raître au grand jour à cause du sta tut de la femme à l’époque, elle agit par pro cu ra tion ; elle se lie avec des médiocres (Fores tier, Duroy, Laroche- Mathieu) dont elle tire les fi celles. Jean le Dol, son nou veau pro tégé, sera- t-il une menace pour la suite de la car rière de Duroy ?

▪ Une femme libreElle est la seule qui ne suc combe pas au charme phy sique de Duroy : « Je ne serai jamais, jamais votre maî tresse » (I, 6, p. 117) ; c’est elle qui fi xe les règles : « On n’est jamais amou reux de moi long temps […] parce que c’est inutile et je le fais comprendre tout de suite » (I, 6, p. 116). Duroy penaud doit se sou mettre, de même qu’il sous crit à ses exi gences avant le mariage : « Le mariage pour moi n’est pas une chaîne mais une asso cia tion. » (I, 6, p. 182). Le para graphe qui suit serait à citer en entier.

Un obs tacle à éli mi ner▪ Erreur de Made leine : sous- estimer le moteur de la ran cune, de la conscience de l’infé -

riorité chez son mari ; au contraire elle éprouve une sorte d’admi ra tion sin cère et dés in té res sée pour l’audace de Duroy, certes médiocre, mais dont le dés ir de par ve nir lui en impose : « Elle le trou vait vrai ment adroit et fort », après son coup de force chez le joaillier (II, 6, p. 290) ;

▪ Domi na tion morale, hau teur lors de l’héri tage de Vaudrec ; Duroy au contraire s’est abaissé à la voler. Impos sible pour lui de reconnaître la supé riorité de sa femme ; comment aurait- il pu la consi dé rer « comme une égale, une alliée, et non pas une infé rieure, ni une épouse sou mise et obéis sante » ? (I, 6, p. 182). Pour aller de l’avant, il doit la détruire, mais elle ne perd jamais

1. Voir l’article du Gil Blas cité plus haut.

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sa dignité et son mys tère, même lors du constat d’adul tère. Quant à Bel- Ami, qui a été « entre -tenu » par Mme de Marelle, il ressemble à l’homme- fi lle1 que décrit Maupassant dans une de ses nou velles ? La parenté s’impose avec la cour ti sane entre vue au Bois : « Il sen tait […] qu’il y avait quelque chose de commun entre eux, un lien de nature, qu’ils étaient de même race, de même âme, et que son suc cès aurait des pro cé dés auda cieux de même ordre » (I, 6, p. 140). Que reste- t-il du débat sur les valeurs, l’axe cen tral du roman d’appren tis sage ?

Le regard du nar ra teur sur son hérosRastignacSym pa thie de Balzac pour son per son nage qui a d’abord une forme de naï veté, d’ingé nuité : Rastignac résiste à l’offre de Vautrin et refuse le mariage avec Victorine, deve nue une riche héri -tière, grâce à un crime ; il fait preuve de cœur et de géné ro sité avec le père Goriot ; il le veille jus qu’à sa mort ; il éprouve une compas sion sin cère pour Mme de Beauséant à qui il témoigne son dévoue ment lors du bal d’adieu. Il ne devient cynique qu’une fois ses illu sions per dues, dans une lente trans for ma tion de la vertu et de la can deur.

DuroyPas d’empa thie de Maupassant avec son héros, pas d’évo lu tion du per son nage : cynique d’emblée, Duroy ne fait que per fec tion ner au cours du roman son savoir- faire, qui devient savoir paraître et savoir s’impo ser. Dès le début, absence totale de scru pules, ins tincts gros siers (voir la Lec ture ana ly tique nº 1 : le terme péjo ra tif de « sous- off » tra duit le mépris du nar ra teur, qui sou ligne aussi à chaque occa sion la pau vreté de son expres sion, orale et écrite) ; jamais de tem pête sous un crâne ; aucune fraî cheur, sauf peut- être lors qu’il joue avec Laurine.

Le culte du moiUn héros tota le ment néga tif : se repor ter à l’article du Gil Blas cité plus haut. Le relevé exhaus -tif des vile nies de Duroy serait fas ti dieux ; lâche, men teur, cupide, égoïste, envieux, ran cu nier, veule, cal cu la teur, il est un concen tré de tous les vices. Citons les exemples répé tés de sa vio lence à l’égard des femmes, pour les images de pré da teur qu’elle fait naître.

▪ À l’égard de Clotilde : « il se jeta sur elle, cher chant la bouche avec ses lèvres et la chair nue avec ses mains. Elle jeta un cri, un petit cri, vou lut se dres ser, se débattre, le repous ser, puis elle céda » (I, 5, p. 90).

▪ À l’égard de Made leine : « Il se jeta sur sa bouche comme un éper vier sur sa proie. Elle se débat tait, le repous sait, tâchait de se déga ger » (II, 1, p. 197).

▪ À l’égard de Mme Walter : « Dès qu’il eut refermé la porte, il la sai sit comme une proie. Elle se débat tait, lut tait, bégayait : « Oh ! mon Dieu !… » (II, 4, p. 259).Clotilde lui dit ses quatre véri tés : « Tu te conduis avec moi comme un gueux depuis que je te connais et tu pré tends que je ne te le dise pas ? Tu trompes tout le monde, tu exploites tout le monde, tu prends du plai sir et de l’argent par tout et tu veux que je te traite comme un hon nête homme ? » (II, 10, p. 337) ; il la bat.

Le pur pro duit d’une société cor rom pue aux valeurs per ver ties, le par fait repré sen tant de la « faune bou le var dière des années quatre- vingt » qui « tra fi que […] avec une espèce d’ignoble ingé nuité »2. La dégra da tion morale de Duroy est paral lèle à sa mon tée dans la société, et le roman s’achève sur le triomphe de cet anti- héros lors de son mariage : « l’Homme- Dieu, à l’appel de son prêtre, des cen dait sur la terre pour consa crer le triomphe du baron Georges Du Roy » (p. 345). Reconnais sance dévoyée que dénonce l’iro nie du nar ra teur : par exemple par la gro tesque res sem blance de Bel- Ami avec Jésus mar chant sur les fl ots. « Il ne pen sait qu’à lui » : l’égoïsme divi nisé est le mes sage fi nal, la seule loi de Duroy et non seule ment de lui, mais de toute la société qui l’acclame.

1. In Contes et nou velles, Pléiade, p. 754-757.2. François Mauriac, article paru dans Le Figaro, « Pre mier jour de vacances », 25 juillet 1947, repris dans

Jour nal V.

L’homme nou veauL’homme nou veau

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Conclu sion : avec Bel- Ami, le roman d’appren tis sage est démys ti fi é ; il n’y a plus rien à apprendre, le monde est défi ni ti ve ment désen chanté. Maupassant d’ailleurs se défi nis sait ainsi : « Je suis le plus dés illusion nant et le plus dés illusionné des hommes.1 »

Situa tion du pas sage : Au cours du dîner chez les Fores tier, Duroy s’est engagé à écrire une série d’articles sur l’Algérie.Construc tion du pas sage– des crip tion de ce qu’il voit de sa chambre (« Duroy ouvrit sa fenêtre et s’appuya sur l’appui de fer rouillé ») ;– récit de sa ten ta tive d’écri ture qui s’achève bru ta le ment par « il jeta la plume sur la table et se leva » ;– des crip tion de la chambre : « il aper çut… » et réso lu tion fi nale : « il fal lait sor tir de là ».

L’apprenti écri vain : récit d’un échecObjec ti vité affi chée de la nar ra tionFoca li sa tion interne tout au long du pas sage : le lec teur voit avec les yeux de Duroy et connaît ses pen sées.

▪ On suit tous ses gestes : il « posa sa lumière » ; « il trempa sa plume dans l’encre », « écri -vit » le titre, etc. Toutes ses atti tudes sont décrites (« le front dans la main », « les yeux fi xés » sur la page blanche) ; toutes les étapes du tra vail sont retra cées dans leur suc ces sion (il « cher cha le commen cement », « il écri vit », « il ajouta », « il tra ça sur son papier »), minu tées (« après dix minutes de réfl exions »).

▪ On suit ses pen sées, expri mées au style direct (« Allons au tra vail » ; il pensa : « il faut que je débute… »), ou indi rect libre (« tant pis, il l’uti li se rait en ouvrant la feuille dans toute sa gran -deur », « Qu’allait- il dire ? »).

Iro nie voi léeMinu tie de la des crip tion, ton en appa rence objec tif mais juge ment iro nique du nar ra teur qui sou ligne le déca lage du per son nage, par rap port à son objec tif :

▪ il n’a pas de papier pour écrire ;▪ il écrit de « sa plus belle écri ture » (ridi cule) ;▪ contraste entre la quan tité d’« actions » et le peu de « texte » pro duit. Au bout du compte, il

a écrit un beau titre vide et deux phrases minables, la pre mière inache vée : « C’était en 1874… » et « après un grand effort », une seconde encore plus plate : « Alger est une ville toute blanche… Elle est habi tée en par tie par des Arabes » ; absence totale de talent ; contraste avec le cro quis d’Alger sous la plume du nar ra teur qui sup plée à son per son nage : « la jolie cité claire…, dégrin -go lant…, une cascade… » ;

▪ insis tance sur les néga tions : « plus rien… pas une anec dote, pas un fait, rien » ; « il ne trou vait plus un mot » ;

▪ contraste entre les impar faits de second plan (les temps morts, les rêve ries inef fi caces) et les pas sés simples de pre mier plan (une suc ces sion d’actions pré ci pi tées) : « il s’arrêta », « il décida de remettre », « il jeta sa plume » ; le lent tra vail de l’écri ture devient un récit d’actions ;

▪ contraste entre l’aspect vel léi taire du per son nage : refus du tra vail, absence de per sé vé rance (« après dix minutes », « remettre au len de main ») et son dés ir impa tient de tout, tout de suite : « il fal lait sor tir de là tout de suite, il fal lait en fi nir dès le len de main ».

1. Correspondance, lettre 200 (Le Cercle du Bibliophile, 1973).

Lec tures ana ly tiques no 2 et 3Deux pas sages à mettre en paral lèle : de « Duroy ouvrit sa fenêtre... » (p. 46) à « ... cette exis tence beso gneuse » (p. 47), et de « Tu ne sais pas... » (p. 213) à « ...il redou tait cette caresse » (p. 214).

Lec tures ana ly tiques no 2 et 3Deux pas sages à mettre en paral lèle : de « Duroy ouvrit sa fenêtre... » (p. 46) à « ... cette exis tence beso gneuse » (p. 47), et de « Tu ne sais pas... » (p. 213) à « ...il redou tait cette caresse » (p. 214).

Pre mier extrait : l’inca pa cité

d’écrire

Pre mier extrait : l’inca pa cité

d’écrire

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Le regard du maître : don ner à voirL’angoisse de la page blanche, la dif fi culté de commen cer, tous les écri vains connaissent ; mais en contre point des « des crip tions » inexis tantes de Duroy, Maupassant exhibe ici son talent dans la des crip tion.

Inser tion des des crip tionsContrat d’écri ture réa liste, d’où jus ti fi cation des des crip tions par les mou ve ments du per son nage.La pre mière est ame née par la rêve rie du per son nage à sa fenêtre : « Duroy ouvrit sa fenêtre et s’accouda » ; la seconde par l’échec de l’écri ture : « il se leva… il aper çut ».

Art de la sug ges tion▪ Dimen sion fan tas tique :

– La vue sur les Batignolles : « trou sombre », « yeux de bête », « appels de voix », « cri plain tif », « grosse lumière jaune cou rant avec un grand bruit » ; confu sion inanimé/animé et convo ca tion de tous les sens.– Hal lu ci na tion visuelle cau sée par son lit ; il se voit comme un cadavre : le « creux » laissé par son « corps » ; adjec tifs « vides, fati gués, fl asques », assi mi lant les vête ments à leur pro prié taire et choi sis pour la double conno ta tion de la mort et de la pau vreté ; la phrase se clôt avec la men tion expli cite de « la Morgue » ; pre mière annonce du thème de l’obses sion de la mort (de même, plus loin, avant le duel, il se voit mort dans son lit, I, 7, p. 153).

▪ Des crip tion sub jec tive de la misèrePano ra mique sur la chambre : du lit à la chaise, puis aux murs. Détails concrets, réa listes, de plus en plus sor dides (« bêtes écra sées, bouts de doigts grais sés ») ; effi ca cité des images pour tra duire la grande pau vreté : « les hardes de la Morgue », « le cha peau ouvert pour rece voir l’aumône ». But atteint : on voit le « garni », sa lai deur, sa saleté.

Conclu sion– Une cruelle épreuve de vérité : tout seul, Duroy n’est rien.– Écrire sur l’impuis sance, c’est s’affi r mer talen tueux.

Situa tion du texte : Pre mier article après le mariage, au retour du voyage raté à Rouen.Compo si tion du texte– le tra vail d’écri ture ;– l’entrée dans la chambre à cou cher.Ces deux moments dans la vie du couple sont non seule ment consé cu tifs, mais for te ment cor ré lés.

Le couple de jour na listesL’inver sion des sexes

▪ Made leine : la meneuse de jeu– C’est elle qui prend l’ini tiative (« nous avons à tra vailler ce soir… », « il faut que … », « Nous allons… ») ; elle est une femme éman ci pée : elle fume.– C’est elle qui sait : « On m’a apporté des nou velles », « J’ai les faits et les chiffres » ; « elle raconta les nou velles, exposa ses idées, et le plan de l’article qu’elle rêvait. »– C’est elle qui décide : « main te nant écri vons ».– C’est elle qui écrit (« il avait le début dif fi cile », « elle se mit à lui souf fl er ses phrases » ; « elle avait des traits piquants »).

▪ Georges : le col la bo ra teur– Il écoute, prend des notes.– Il pro pose : il « sou leva des objec tions », « reprit la ques tion, l’agran dit ».– Il est à l’ori gine du chan ge ment de cap : le plan d’article devient « un plan de cam pagne contre le ministre ».

Second extrait : écrire et jouir

Second extrait : écrire et jouir

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– Maigre contri bu tion à l’écri ture (« il ajou tait quelques lignes ») mais son style est encore plus « femme » que celui de Made leine : « attaque plus pro fonde et plus piquante », « sous- entendus per fi des ».

La complé men ta rité dans la bas sesse▪ Juge ment du nar ra teur

Le ton appa rem ment objec tif (« des faits rien que des faits1 ») fait res sor tir la vio lente dénon -cia tion : le « grand article » poli tique est en réa lité « un article à sen sa tion » avec « des traits veni meux de femme », avec des attaques qui visent le phy sique du ministre (« raille ries sur son visage ») et « l’art des sous- entendus per fi des », autant dire tout l’arse nal de l’hypo cri sie.

▪ Complexité de leurs rap portsHabi leté de Made leine : elle ménage la viri lité de Duroy (« dou ce ment, tout bas dans l’oreille », « est- ce bien ça ce que tu veux dire ? ») ; mais n’est- ce que de l’habi leté ? n’y a- t-il pas une forme d’admi ra tion : « son inté rêt s’éveillait », « elle voyait large et loin » en sui vant la pen sée de Georges ; ils ont cha cun leur rôle dans la concep tion et la réa li sa tion de cette attaque vio lente qui les rap proche et leur sert d’exci tant.

Le couple d’amantsL’accord par fait

▪ Contraste entre le contenu de l’article (voir plus haut) et la satis faction du couple– « décla mant », « admi rable », « enchan tés et sur pris ».– La « révé la tion » de leur amour : insis tance sur les « ils », « un commun accord », « au fond des yeux », « ils se sou riaient », « émus d’admi ra tion et d’atten dris se ment ».– Mon tée du dés ir : « ils s’embras sèrent avec élan » ; « une ardeur d’amour commu ni quée de leurs esprits à leurs corps ».

▪ Pas sage dans la chambre à cou cher– Inti mité tri viale de Georges : « dodo » ; Made leine : fl at te rie élé gante (« vous éclai rez la route ») et conni vence éro tique : « mon maître » ;– ardeur égale : Georges a « le regard allumé », Made leine ose une caresse pré cise pour « le faire aller plus vite » ; le dés ir est par tagé, ce qui n’était pas le cas dans le train pour Rouen (vio lence du rap port amou reux à l’ini tiative de Duroy) ; ici règne une har mo nie éro tique.

Un équi libre menacé▪ Fores tier : insis tance du nar ra teur sur « l’héri tage » (« les mêmes livres », « les vases », « la

chan ce lière », « le porte- plume ») ; Duroy prend exac te ment la place de Fores tier : détails légè -re ment gro tesques (« la chan ce lière du mort » qui attend les pieds du vivant, « le porte- plume mâché ») mais pré sence de termes mena çants (« le mort », « l’autre ») ; pre mière annonce du fan tôme qui va han ter Duroy ;

▪ Laroche- Mathieu : nommé pour la pre mière fois, comme en pas sant ; mais ce « beau gar -çon bien coiffé » (p. 263), aide pré cieuse pour le couple, est lui aussi un double poten tiel.Le pré dé ces seur et le suc ces seur de Duroy auprès de Made leine sont pré sents dans cette page : tou jours le souci de Maupassant de semer des indices.

Conclu sion :– Art de la scène et du dia logue.– Dans cette page se confi rment à la fois l’infé riorité de Duroy par rap port à sa femme, qui, elle, sait écrire, et sa supé riorité d’arri viste sans scru pules qui en impose à l’ambi tieuse Made leine.

1. « Je consi dère que le roman cier n’a jamais le droit de qua li fi er un per son nage, de déter mi ner son carac tère par des motifs expli ca tifs. Il doit me le mon trer tel qu’il est et non me le dire. Je n’ai pas besoin de détails psy cho lo giques. Je veux des faits, rien que des faits, et je tire rai les conclu sions tout seul. », Chro niques, op. cit., p. 1455.

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Maupassant s’est tou jours défendu d’appar te nir à l’école natu ra liste, à toute école d’ailleurs. « Faites- moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous convien dra le mieux, sui vant votre tem pé rament » (« Le roman », in Pierre et Jean, le Livre de Poche, no 2401, p. 17) : voilà, selon lui, ce que le public devrait dire à l’artiste.Le plan qui suit se pré sente comme l’appli ca tion à Bel- Ami des posi tions esthé tiques de Maupassant expo sées dans « Le roman », étude qui tient lieu de pré face à Pierre et Jean (p. 13-32).

Un pro gramme : « faire vrai » (« Le roman », p. 22), don ner « une image exacte de la vie » (ibid., p. 19). Ces expres sions font écho à la doc trine de Stendhal (« le roman, un miroir qu’on pro mène le long d’un che min »), ainsi qu’à l’œuvre de Balzac « de qui date la réelle évo lu tion de l’aven ture ima gi née à l’aven ture racontée, comme si elle appar te nait à la vie1 ». Elles cor res pondent aussi à la for mule natu ra liste2 dont Zola a décou vert le modèle dans le roman de Flaubert, Madame Bovary.

Les don nées d’un roman cal qué sur la vieTrois choix conformes au pro jet natu ra liste :

– un cadre : Paris, avec deux écarts seule ment (Cannes et la Normandie) ;– un milieu : le jour na lisme, la presse ;– un per son nage ordi naire : un ancien mili taire, dési reux de faire for tune, qui se lance, au

hasard d’une ren contre, dans le jour na lisme.Le roman serait à ce point « réa liste » qu’on a même voulu y voir un roman à clés lié à l’actua lité du moment (la colo ni sa tion : l’affaire maro caine cal quée sur l’affaire tuni sienne) ; on a cher ché (et trouvé) des noms der rière Duroy, Walter, Rival, Made leine Fores tier, Laroche- Mathieu, etc. (pour les « clés », voir la Pré sen ta tion, p. XI, et pour le rap port entre les deux affaires colo niales, voir la Pré face, p. 8).

La quête de l’objec ti vité– Chiffres : le roman est saturé de chiffres ; on sait combien coûtent « un bock, une che mise, une fi lle et un tableau3 » ; on connaît tous les détails des opé ra tions bour sières du père Walter ; et on pour rait mul ti plier les exemples qui prouvent la confor mité du roman avec la réa lité de l’époque.– Effa ce ment du nar ra teur : « Les par ti sans de l’objec ti vité (quel vilain mot !) pré ten dant, au contraire, nous don ner la repré sen ta tion exacte de ce qui a lieu dans la vie, évitent avec soin toute expli ca tion compli quée, toute dis ser ta tion sur les motifs, et se bornent à faire pas ser sous nos yeux les per son nages et les évé ne ments » (« Le roman », p. 24). C’est bien la perspec tive nar -ra tive choi sie par Maupassant dans Bel- Ami : aucune digres sion ou inter ven tion intem pes tive comme chez Balzac ; le nar ra teur pri vi lé gie le point de vue des per son nages, de Duroy essen tiel -le ment. Les des crip tions partent du regard du per son nage (voir les exemples données dans la Lec ture ana ly tique no 2, et l’on pour rait en pro po ser bien d’autres) ; les don nées sur son passé sont pré sen tées à tra vers ses sou ve nirs (I, 3).Mais le pro gramme de l’écri vain réa liste – « Rien que la vérité, toute la vérité » – bute sur l’impos -si bi lité de tout raconter : « un choix s’impose donc » pour pro duire non pas la vérité mais « la sen sa tion d’une vérité spé ciale » (ibid., p. 22).

1. « L’évo lu tion du roman au XIXe siècle », Chro niques, op. cit., p. 1525.2. Zola dégage les trois « carac tères du roman natu ra liste, dont Madame Bovary est le type » : la repro duc tion

exacte de la vie, l’absence de tout élé ment roma nesque conduit à la dis pa ri tion de l’intrigue ; le roman cier refuse « le gros sis se ment de ses héros », il met en scène des per son nages qui par ti cipent à « l’exis tence commune » ; l’imper -son na lité de la nar ra tion inter dit les « réfl exions d’auteur » : « L’auteur n’est pas un mora liste, mais un ana to miste » (Zola, Les Roman ciers natu ra listes, 1881).

3. Notice de Bel- Ami, Gallimard, « Biblio thèque de la Pléiade », p. 1329.

Le réel, matière du roman

Le réel, matière du roman

Les ambi guï tés du réa lisme

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Avec le second point de la démons tra tion de Maupassant dans « Le roman », on passe à un autre niveau de réa lité : « Faire vrai consiste donc à don ner l’illu sion complète du vrai [….]. Les Réa -listes de talent devraient s’appe ler plu tôt des Illu sion nistes » (ibid., p. 22).

Un ancrage pro blé ma tiqueLes roman ciers réa listes de la pre mière moi tié du XIXe siècle, Balzac en par ti cu lier, ins crivent clai re ment leurs fi c tions dans l’His toire et n’hésitent pas à faire inter ve nir des per son nages réels au milieu des per son nages fi c tifs.Maupassant s’écarte de cette option réa liste : certes le tra ves tis se ment de l’affaire tuni sienne en affaire maro caine est trans parent, mais il n’empêche pas un brouillage géné ral des repères. Très peu d’allu sions véri fi ables à des faits d’actua lité. Aucun nom d’homme poli tique ayant existé ne fi gure dans Bel- Ami : « toute res sem blance etc. ». Visi ble ment, Maupassant ne veut pas mêler fi c tion et his toire ou plu tôt fi c tion et actua lité. L’impor tant est donc ailleurs, et pour ce qui est du trai te ment du temps, c’est à la durée qu’il faut s’inté res ser (voir plus haut la Chro no logie roma nesque).

« L’adresse de la compo si tion »« La vie encore laisse tout au même plan, pré ci pite les faits ou les traîne indé fi ni ment. L’art, au contraire, consiste à user de pré cau tions et de pré pa ra tions, à ména ger des tran si tions savantes et dis si mu lées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la compo si tion, les évé ne ments essen tiels » (ibid., p. 22).C’est bien ce qu’offre au lec teur, même le moins atten tif, un roman concerté comme Bel- Ami. Exa mi nons, de ce point de vue, l’orga ni sa tion du roman :– Nom breux effets de symé trie entre les deux par ties, par exemple :

Ire par tie, pre mier cha pitre : Duroy ren contre Fores tier ;Ire par tie, der nier cha pitre : Duroy a qua si ment pris la place de Fores tier au jour nal, et auprès

de sa femme ; mort de Fores tier.IIe par tie, pre mier cha pitre : mariage avec Made leine, en cati mini ;IIe par tie, der nier cha pitre : mariage avec Suzanne, en grande pompe.

– Scènes paral lèles, par fois au mot près : Duroy entre sa maî tresse, Mme de Marelle et le mari de celle- ci (I, 6) / Duroy entre sa femme et l’amant pré sumé de celle- ci (II, 2) ; jalou sie de Duroy à l’égard de Clotilde (I, 5), puis à l’égard de Made leine (II, 2) ; emploi des mêmes termes dans les scènes de séduc tion de Mme Walter, puis de Suzanne.– Innom brables indices et annonces de la suite (voir les exemples rele vés dans les Lec tures ana ly tiques).– Répé tition de cer tains motifs, comme autant de signes au lec teur : le bil bo quet qui passe de main en main, la ciga rette qui confère à Made leine le mys tère de ses volutes de fumée, les miroirs où Duroy ne cesse de tra quer son image, les mains qui se tendent quand il arrive, les esca liers et les trains, sym boles de la rapi dité de son ascen sion.

La pré sence du nar ra teurCertes, le nar ra teur ne s’exhibe jamais, il ne vient pas faire la leçon au lec teur1, mais sa pré sence dis crète n’en est pas moins repé rable : c’est tout un dis cours sou ter rain qu’il faut décryp ter et qui s’effec tue presque tou jours à la faveur d’un glis se ment de point de vue2.Mais on trouve aussi tous les modes clas siques de la pré sence du nar ra teur :

1. « Chez le roman cier, le phi lo sophe doit être voilé. Le roman cier ne doit pas plai der, ni bavar der, ni expli -quer. » (Chro niques, op. cit., p. 1456). Le ser mon sur la mort de Norbert de Varenne apporte un démenti à cette affi r ma tion.

2. Par exemple au cha pitre III, Duroy à sa fenêtre regarde un train par tir pour la Normandie : sur git alors le sou ve nir de ses parents, de son passé, de ses années de régi ment, de ses amis qui disaient de lui « c’est un malin », puis le nar ra teur prend le relais, fait la syn thèse et ajoute un juge ment : « Sa conscience native de Nor mand […] était deve nue une sorte de boîte à triple fond où l’on trou vait de tout » (p. 48-49).

L’illu sion du réelL’illu sion du réel

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Les véri tés géné ralesElles sont intro duites dans des incises et des rela tives au présent où appa raît même par fois le « nous », ren voyant à un col lec tif mas cu lin : « un de ces regards rapides et reconnais sants qui font de nous leurs esclaves » (p. 117) ; « cette ran cune et cette colère qui couvent au cœur de tous les mâles, devant les caprices du dés ir fémi nin » (p. 223) ; « c’était un de ces visages de femme […] dont chaque mou ve ment paraît dire ou cacher quelque chose » (p. 34) ; les démons tra tifs suf fi sent à signa ler le nar ra teur : on en trouve des exemples à chaque page.

L’iro nie et la satireC’est bien Duroy qui éprouve une « colère envieuse » à l’égard de Laroche- Mathieu, c’est lui qui songe : « Quels cré tins que ces hommes poli tiques ! » (p. 263) mais c’est le nar ra teur qui trace le por trait au vitriol du député véreux : « C’était un de ces hommes poli tiques à plu sieurs faces, sans convic tions, sans grands moyens, sans audace et sans connais sances sérieuses, avo cat de pro vince, joli homme de chef- lieu, gar dant un équi libre de fi naud entre tous les par tis extrêmes, sorte de jésuite répu bli cain et de cham pi gnon libé ral de nature dou teuse, comme il en pousse par cen taines sur le fumier popu laire de suf frage uni ver sel. Son machia vé lisme de village le fai sait pas ser pour fort parmi ses col lègues, parmi tous les déclas sés et les avor tés dont on fait les dépu tés » (p. 215). Chaque fois qu’il est ques tion du député, l’iro nie du nar ra teur se déchaîne : « Laroche- Mathieu se mit à péro rer, pré pa rant l’effet des phrases qu’il allait répandre sur ses col lègues quelques heures plus tard…. Il expec to rait son élo quence liquo reuse de beau gar çon bien coiffé » (p. 263). Der rière le per son nage falot, c’est la « bande à Walter » et le per son nel poli tique cor rompu de la IIIe Répu -blique qui sont visés, dans un violent réqui si toire qui ne peut être attri bué à Duroy.

La des crip tionPlu sieurs fois dans le roman, à la des crip tion par petites touches sug ges tives, se sub sti tue un véri -table tableau, jus ti fi é certes par le regard du per son nage mais déve loppé pour lui- même : c’est le cas de la vue de Rouen, en hom mage à Flaubert (II, 1), de la pro me nade au bois (II, 2), qui fait pen ser à Zola, de l’apo théose du mariage, qui frôle l’écri ture « artiste » (II, 10).

« Le réa liste, s’il est un artiste, cher chera, non pas à nous mon trer la photo graphie banale de la vie, mais à nous en don ner la vision plus complète, plus sai sissante, plus pro bante que la réa lité même. […] Les grands artistes sont ceux qui imposent à l’huma nité leur illu sion par ti cu lière » (« Le roman », p. 21 et 23).La vérité est qu’il n’y a pas de vérité : l’œuvre est un point de vue sin gu lier sur le monde. Au terme de sa démons tra tion, la ques tion que sou lève Maupassant est des plus vastes, puis qu’il s’agit de déga ger ce qui est la signa ture du roman cier, c’est- à-dire comment une écri ture tra duit une vision du monde. Le relevé de quelques exemples, si bien choi sis soient- ils, ne suf fi rait pas à illus trer ces deux points. On se contentera donc d’ouvrir quelques pistes de réfl exions.

Une vision pes si miste et désen chan tée du mondeNorbert de Varenne, porte- parole de l’auteur, dit son hor reur d’une société qui a perdu son âme : « Tous ces gens- là, voyez- vous, sont des médiocres, parce qu’ils ont l’esprit entre deux murs, l’argent et la poli tique. […] Leur intel li gence est à fond de vase, ou plu tôt à fond de dépo toir » (I, 6, p. 134). Depuis la des crip tion par Fores tier des spec ta teurs des Folies- Bergère « où la cra -pule domine », aux « habi tués du Bois », vus par Duroy (p. 140), en pas sant par les piliers des salles de rédac tion ou des salons mon dains, sans oublier le per son nel poli tique, Maupassant dresse un tableau impi toyable d’une société gan gre née. Du recen se ment des hypo cri sies au men -songe de l’amour qui se résume à la sen sua lité, naissent tris tesse et déses poir, dégoût, nau sée, dans une atmo sphère d’amer tume déso lée où aucun bon heur n’est pos sible. C’est un nou veau « mal du siècle » qui s’exprime dans l’œuvre de Maupassant, fondé sur la conscience de « l’éter -nelle misère de tout » et for te ment mar qué par les leçons de Schopenhauer. Mes sage d’un « néga -teur déses péré et meur tri » d’une « hal lu ci nante moder nité »2.

1. La Poé tique de Maupassant, Mariane Bury, SEDES, 1994.2. Gérard Delaisement, Intro duc tion à Bel- Ami, Garnier. Le cri tique pro pose un rap pro che ment avec La Nau sée

de Sartre.

« De l’effet de réel à l’effet d’art1 »

« De l’effet de réel à l’effet d’art1 »

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« Cette chose fluide, la prose fran çaise1 »La Pré face de Pierre et Jean s’achève par un éloge de la langue fran çaise, « claire, logique, ner -veuse », « une eau pure » (« Le roman », p. 32), outil de l’ori gi na lité de l’artiste. Le style est la pré sence de l’artiste dans l’œuvre, une manière d’habi ter la langue : « Hors le style, point de livre », disait Flaubert2. Et Maupassant : « Les mots ont une âme. La plu part des lec teurs ne leur demandent qu’un sens. Il faut trou ver cette âme qui appa raît au contact d’autres mots, qui éclate et éclaire cer tains livres d’une lumière inconnue, bien dif fi cile à faire jaillir3. » On pense à Proust : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étran gère4. »Dans la « langue étran gère » que parle Maupassant, les images (méta phore et compa rai son) ont une place de choix. Elles se déploient dans deux direc tions oppo sées :

– un « parti- pris des choses », fondé sur une théo rie de l’obser va tion emprun tée à Flaubert : l’écri ture sen suelle de Maupassant abou tit à une sorte de recréa tion du monde exté rieur ;

– une révé la tion du monde inté rieur, du « fond vaseux de l’âme ».D’où le double inté rêt de l’image : comme pro cédé réa liste et comme révé la tion du moi inconscient, aper çu fugi ti ve ment par les « portes lais sées entrou vertes sur les mys té rieux dedans de l’esprit » (II, 6, p. 284).Cette ambi va lence tend à effa cer les bar rières entre objec ti vité et sub jec ti vité en art (voir les images rele vées dans les Lec tures ana ly tiques).

Conclu sion« Écri ture et vision du monde s’unissent chez Maupassant d’une façon quasi orga nique, à tel point qu’on en oublie l’écri ture » : ainsi se conclut l’étude de Mariane Bury5.À l’opposé, la décla ra tion de Roland Barthes, qui fus tige ce qu’il appelle « l’écri ture artistico- réaliste » : « Aucune écri ture n’est plus arti fi cielle que celle qui a pré tendu dépeindre au plus près la Nature […]. L’écri ture réa liste est loin d’être neutre, elle est au contraire char gée des signes les plus spec ta cu laires de la fabri ca tion6. » Le débat est ouvert.

Idées de tra vail1. « La moindre chose contient un peu d’inconnu. Pour décrire un feu qui flambe ou un arbre dans une plaine, demeu rons en face de ce feu ou de cet arbre, jus qu’à ce qu’ils ne res semblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu. C’est de cette façon qu’on devient ori gi nal. » Rele ver et ana ly ser les images aux quelles pour raient s’appli quer les paroles de Flaubert rap por tées dans « Le roman », p. 30.

2. Scènes paral lèles : ana ly ser dans le détail (dérou le ment des faits, paroles reprises presque à l’iden tique) les scènes du cha pitre 6 de la Ire par tie (le trio : le couple de Marelle et Duroy) et cha -pitre 2 de la IIe par tie (le trio : les Du Roy et le comte de Vaudrec) et/ou la scène du cha pitre 5 de la Ire par tie (jalou sie à l’égard de Clotilde) avec celle du cha pitre 2 de la IIe par tie (jalou sie à l’égard de Made leine).

1. « Gustave Flaubert », in Chro niques, op. cit., p. 1264.2. Ibid., p. 1186.3. « La fi nesse », in Chro niques, op. cit., p. 432.4. Proust, Contre Sainte- Beuve.5. La Poé tique de Maupassant, op. cit., p. 271.6. Barthes, Le Degré zéro de l’ écri ture, Seuil, coll. « Points », p. 49.

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Bel- Ami, un double dégradé de Maupassant1 ?

La sub jec ti vité est indé pas sable : « C’est tou jours nous que nous mon trons dans le corps d’un roi, d’un assas sin, d’un voleur ou d’un hon nête homme […]. L’adresse consiste à ne pas lais ser reconnaître ce moi par le lec teur sous tous les masques divers qui nous servent à le cacher » (« Le roman », p. 26). Pas sons sur les évi dences – l’expé rience du jour na lisme, les ori gines nor -mandes2, le goût des femmes –, lais sons éga le ment de côté la part du rêve – le pou voir presque magique de séduc tion, le doux nom de Bel- Ami, l’amour à la fois léger et sin cère de Clotilde – : ces élé ments ne sont qu’acces soires, tan dis que les failles de Duroy sont nour ries du moi pro fond de l’écri vain. Maupassant nous montre un être à la dérive, en proie à l’angoisse, au bord de la folie : « la mala die onto lo gique » de l’auteur conta mine le per son nage.Dans les trois der niers cha pitres de la pre mière par tie, il est ques tion de la mort, et c’est une mort qui ouvre à Duroy le che min de la réus site. Mais alors que cette han tise semble « défi ni ti ve -ment » éloi gnée, au début de la seconde par tie, sur git une nou velle angoisse, tout aussi ter rible, la peur de la folie.

Une angoisse exis ten tiellePar trois fois, Duroy ren contre la mort.Le dis cours de Norbert de Varenne (I, 6, p. 134-139) : la pen sée de la mort.Le vieux poète, porte- parole de Maupassant3, impose à Duroy une longue médi ta tion lucide et déses pé rée, qu’il fau drait pou voir citer en entier : il décrit le tra vail de la mort en lui, le vieillis se -ment, la dégra da tion phy sique (« elle m’a défi guré si complè te ment que je ne me reconnais pas »), l’obses sion (« je la découvre par tout »), l’effroi de l’homme pro mis au néant (« je me sens mou rir en tout ce que je fais »), la soli tude abso lue et irré mé diable (« Vous crie rez “À l’aide” de tous les côtés, et per sonne ne vous répon dra »). Le mes sage n’est pas nou veau mais les images rendent le pro pos ter ri ble ment concret : « je la sens qui me tra vaille comme si je por tais en moi une bête ron geuse » ; les inter ro ga tions pres sées le dra ma tisent : « À quoi se rat ta cher ? Vers qui jeter des cris de détresse ? À quoi pouvons- nous croire ? » L’aver tis se ment a- t-il atteint sa cible ? Duroy fris -sonne : « Il lui sem blait qu’on venait de lui mon trer quelque trou plein d’osse ments. »

Le duel (I, 7, p. 151-155) : l’ima gi na tion de la mort.La mort se pré sente une seconde fois dans les cir constances absurdes d’un duel. La perspec tive le laisse « effaré4 ». Dès que Duroy envi sage la pos si bi lité de la mort (« demain à cette heure- ci, je serai peut- être mort »), il se voit mort au sens propre du terme : « Il se vit dis tinc te ment étendu sur le dos dans ces mêmes draps qu’il venait de quit ter. Il avait ce visage creux qu’ont les morts et cette blan cheur des mains qui ne remue ront plus. » L’hal lu ci na tion visuelle déclenche une peur irré pres sible, proche de la folie : « Sa tête s’éga rait ; ses pen sées tournoyantes, hachées deve naient fuyantes, dou lou reuses », et s’accom pagne de mani fes ta tions phy siques : « Tout son corps vibrait, par couru de tres saille ments sac ca dés. Il ser rait les dents pour ne pas crier, avec un besoin fou de se rou ler par terre, de déchi rer quelque chose, de mordre. » L’alcool seul parvient à le délivrer de cette « crise de déses poir épou van table ».

L’ago nie de Fores tier (I, 8, p. 176-181) : la réa lité de la mort.L’ago nie et la mort de Fores tier consti tuent pour Duroy une expé rience vio lente, pré parée pour -tant par les paroles de Norbert de Varenne mais « il n’avait point compris ce jour- là ». Il doit

1. L’expres sion est de Philippe Bonnefi s (p. 47, note 1).2. L’atta che ment à la Normandie est d’ailleurs le seul coin de pureté de Duroy ; il aime son pays et ses parents

aux quels il pense, avec une forme de ten dresse, inha bi tuelle chez lui, dans les moments dif fi ciles (le duel, I, 7, p. 153) ou heu reux (le mariage avec Suzanne, II, 10, p. 344).

3. Cf. p. 135 note 1 ; aux textes cités par Philippe Bonnefi s, on peut ajou ter « Cau se rie triste », in Chro niques, op. cit., p. 481

4. L’adjec tif « effaré » revient à plu sieurs reprises dans le roman (p. 151, 181, 223, 278) pour signa ler la peur irré pres sible, proche de la folie, une panique de tout l’être, en proie à l’angoisse de la mort.

L’obses sion de la mort

L’obses sion de la mort

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affron ter la soli tude du mou rant qui res sent « l’effroyable détresse des déses pé rés » et que rien ne peut conso ler : sa femme, son ami, le prêtre ne sont d’aucun secours, non seule ment en rai son de la médio crité de leurs sen ti ments, mais parce qu’on meurt tou jours seul. Devant le cadavre de son ami, Duroy éprouve une répul sion mêlée de fas ci na tion : « Quelle chose étrange et épou -van table que cette fi n complète d’un être ! ». Sa pen sée se calque sur celle du vieux poète : « Une ter reur confuse, immense, écra sante, pesait sur l’âme de Duroy, la ter reur de ce néant illi mité, inévi table. » Hor reur suprême, la barbe de Fores tier conti nue à pous ser par- delà la mort : Duroy – et Made leine – en res tent « effa rés » comme devant « une des choses anor males, effrayantes, qui bou le versent et confondent l’intel li gence ».

Un déni répétéLe ser mon sur la mort de Norbert de Varenne est oublié dès que passe une « femme par fu mée » : « Tout lui sou riait, la vie l’accueillait avec ten dresse. Comme c’était bon, la réa li sa tion des espé -rances » (p. 139).

Le duel : l’expé rience qui a révélé une autre face du per son nage, sa lâcheté, est tota le ment défor -mée, dans le récit fanfa ron qu’il en fait à Clotilde.

L’ago nie de Fores tier : la ter reur de Duroy s’efface avec la mise hors de sa vue du cadavre et les perspec tives que cette mort lui ouvre. Une phrase révé la trice conclut l’épi sode : « ils en avaient fi ni avec la mort » (p. 181) et non avec le mort, comme s’ils (Made leine et lui) étaient immor -tels. Rien ne dit mieux l’inconscience des vivants, et le dés ir de la vie, ins crit au plus pro fond de l’être.C’est l’autre pente de la sen si bi lité de Maupassant qui s’exprime là, à l’opposé de son angoisse exis ten tielle, mais pré sente simul ta né ment dans toute l’œuvre : l’exal ta tion sen suelle de la beauté du monde, de la jouis sance sous toutes ses formes et la reconnais sance des moments de grâce offerts par la vie. « Oubliez ce rabâ chage de vieux, jeune homme et vivez selon votre âge », conclut Norbert de Varenne. Et dans la tié deur et le soleil d’avril, « à l’appel du ciel clair et doux » (p. 139) s’accom plit « l’accord volup tueux du créa teur et du héros1 ».

L’expé rience du miroirTout au long du roman, Duroy contemple son image dans la glace : nar cis sisme de beau gar çon, certes, mais la répé tition de ce motif ren voie à la conscience d’une iden tité fra gile.Ainsi, par deux fois il ne se reconnaît pas dans l’image que lui ren voie le miroir du palier chez les Fores tier : « il aper çut un mon sieur en grande toi lette […] il demeura stu pé fait : c’était lui- même, refl été par une grande glace en pied » (I, 2, p. 32). L’expé rience est joyeuse, quoique un peu trou blante : « il ne s’était même pas reconnu, il s’était pris pour un autre » (ibid.). Même heu reuse stu pé fac tion au retour : « Il aper çut, dans la grande glace du second étage, un mon sieur pressé qui venait en gam ba dant à sa ren contre […]. Il se regarda lon gue ment, émer veillé d’être aussi joli gar çon » (p. 45).Lors du duel, il ne se reconnaît pas non plus mais l’expé rience débouche alors sur l’angoisse : « Quand il aper çut son visage refl été dans le verre poli, il se reconnut à peine, et il lui sem bla qu’il ne s’était jamais vu. Ses yeux lui parurent énormes ; et il était pâle, certes, il était pâle, très pâle » (p. 152-153). Dans ce lâche ter ri fi é, il voit un mort en puis sance : l’hal lu ci na tion s’empare de lui.La ren contre dans la glace, c’est la ren contre avec l’étran ger que l’on porte en soi.

L’expé rience du doubleLe témoi gnage le plus pro bant de l’iden tité vacil lante de Duroy qui révèle bru ta le ment les limites de son moi réside dans l’iden ti fi cation à Fores tier mort, dont il a pris la place au jour nal, et auprès de Made leine. La situa tion, certes, prête le fl anc aux moque ries : il est la risée de tous au jour nal ; jus qu’à Laurine qui le démasque « inno cem ment » et ne l’appelle plus que « Mon sieur

1. Pré face, p. 9.

Une iden tité pro blé ma tique

Une iden tité pro blé ma tique

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Fores tier ». Cette vérité qu’elle lui jette au visage, Duroy la connaît : « Il était pour lui, ce nom, une raille rie mor dante, plus qu’une raille rie, presque une insulte. Il lui criait : “C’est ta femme qui fait ta besogne comme elle fai sait celle de l’autre : Tu ne serais rien sans elle” » (p. 217). Mais ce ter rain étant trop dou lou reux pour son moi vani teux et fra gile, il essaie de dépla cer la lutte sur le ter rain de la riva lité sexuelle où il est plus à l’aise – Walter n’a- t-il pas reconnu : « Oui, c’est du Fores tier, mais en plus viril » (p. 216) ? – en humi liant à la fois sa femme et son rival (voir la Lec ture ana ly tique no 4).Maupassant décrit avec minu tie la pro gres sion de l’idée fi xe : « Dès lors, Charles devint pour lui un sujet d’entre tien conti nuel. Il par lait de lui à tout pro pos » (p. 219). La jalou sie post hume se trans forme en prise de pos ses sion : l’Autre en soi. Le terme « obses sion » est à prendre au sens propre. Les limites de la rai son sont atteintes ; la folie guette mais le récit se tient au bord du fan -tas tique, dans lequel il bas cu lera avec Le Horla. Duroy, lui, réus sit à sur mon ter cette expé rience trau ma ti sante, parce que le roman a une autre perspec tive que celle des Contes ; le monde de l’alié na tion n’en est pas moins annexé au réa lisme.

Conclu sionMort, folie : ces mots résonnent étran ge ment dans un roman réa liste, dont le héros ne vit que pour l’argent, les femmes et le pou voir. C’est là une des ori gi na li tés de Bel- Ami : dans le roman de l’arri visme, Maupassant laisse entendre l’idée qu’une car rière n’est peut- être rien d’autre que le dés ir de contour ner un des tin, la mort.Quant à la pro blé ma tique du double, c’est- à-dire l’inter ro ga tion sur l’iden tité et la folie qui rôde, on la retrouve dans de nom breux Contes et nou velles, où le fan tas tique naît de « l’inquié tante étran geté1 » conte nue dans la ques tion « Qui suis- je ? », mais aussi dans un roman ancré dans le quo ti dien comme Pierre et Jean que Bernard Pingaud écrit Pierre e(s)t Jean.

Le double : l’expé rience sur mon téeSitua tionQuelque temps après le mariage avec Made leine, au jour nal, Georges est en butte aux sar casmes de ses col lègues : « On ne l’appe lait plus que Fores tier. » D’abord, c’est une simple bles sure de vanité, puis sou ter rai ne ment se pro duit un « tra vail lent de jalou sie post hume ».Dans cette page, il se libère de son obses sion.

Compo si tion– L’invi ta tion à l’amour (des crip tion) : jus qu’à ce que le mot « fores tier », « crié du fond d’un fourré » échappe à Georges.– Obses sion et har cè le ment (dia logue) : Made leine répond d’« un ton si sin gu lier » qu’il en a « une commo tion morale ».– Retour ne ment et « réconci lia tion » (mono logue inté rieur, les pen sées de Duroy) : en s’iden ti fi ant à l’autre, il est enfi n apaisé (un bai ser « aux lèvres gla cées »).Duroy sera désor mais invin cible.

L’invi ta tion à l’amourLa conta gion du dés ir– « Georges et Made leine s’amu saient à regar der » : d’abord simples spec ta teurs du « peuple d’amou reux » qui les entoure ; cli mat de sen sua lité (termes « dés ir », « chaude », « bai sers », « étreinte », « ardeur », « fi èvre », « caresses ») ; exci ta tion géné rale (répé tition de « toutes », de « même ») résu mée par « un souffl e sen suel, sub til et trou blant ».

1. Titre d’un essai de Sigmund Freud, «Folio Essais», Gallimard, 1988.

Lec ture ana ly tique no 4de « Ils prirent un fiacre décou vert... » (p. 220) à « ... devant les marches du café » (p. 225).

Lec ture ana ly tique no 4de « Ils prirent un fiacre décou vert... » (p. 220) à « ... devant les marches du café » (p. 225).

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– Le second para graphe commence comme le pre mier : les pré noms asso ciés ; cepen dant le nar -ra teur sou ligne que le dés ir de Georges et Made leine naît de l’ivresse amou reuse ambiante, un effet de « la conta gion de la ten dresse » : « ils s’embras sèrent ».– « sans dire un mot » : entente tant qu’ils ne parlent pas ; le terme « oppres sés » apporte la pre -mière note dis cor dante.

Retour du refoulé– Silence rompu par Made leine : « nous sommes aussi gamins qu’en allant à Rouen » ; le mot de « gamin » fait sur gir le sou ve nir :

– simi li tude des paroles : « nous sommes des gamins » (p. 201) ;– simi li tude de la situa tion : le fi acre et le train ;– simi li tude des lieux : « nuit épaisse des arbres », « ombre plus mys té rieuse » qui fait pen ser

à la forêt de Canteleu, « pleine de bêtes affreuses ».– L’amour dans le wagon de che min de fer a été un quasi- viol, d’où les paroles apai santes pour chas ser le sou ve nir : « ici, c’est char mant », Sèvres est « de l’autre côté du Bois ».– Réponse de Georges, comme une sorte de commu ni ca tion d’inconscient à inconscient : du « che vreuil » (rap pel de la p. 197 : « un che vreuil effrayé ») au « fores tier », « le nom du mort crié du fond d’un fourré » ; rup ture bru tale du charme et retour au silence.

La pos ses sion par l’AutrePro gres sion du dia logue– Georges : d’abord répé tition de la même ques tion, du mot « cocu », choisi parce qu’il est cho -quant, humi liant ; vul ga rité pro vo cante : « binette de jobard » ; insis tance : « il ne lâchait pas son idée », « obs tiné », « il répé tait » ; sup pli ca tions : « ma petite Made ! ».– Puis chan ge ment d’argu ment : « tu aurais eu joli ment tort » ; manœuvres pour extor quer l’aveu : « c’est ça qui m’amu se rait ».– Made leine : d’abord silence, puis « petits rires sac ca dés », enfi n déro bade fi nale « d’un ton si sin gu lier ». Le refus de l’aveu est un aveu.

Har cè le ment de la jalou sieGeorges har cèle Made leine en réponse au tour ment qu’il endure : un « malaise étrange et per sis -tant », une « irri ta tion jalouse, ron geuse, invin cible » (accu mu la tion des adjec tifs).Souf france phy sique : « l’image de Fores tier le pos sé dait, l’étrei gnait », « une envie ner veuse qui lui ser rait le cœur ».

Prise de pos ses sion par l’autre– Véri table alié na tion : emploi du terme « effaré » ; « ne pen ser qu’à lui, ne par ler que de lui » ;– Gra da tion dans la haine : « Charles, l’odieux Charles, le mort détesté, le mort exé cré », mais étran geté : « il fré mis sait d’une autre émo tion, plus confuse », une pas sion qui désigne le fan -tasme : Fores tier semble bien fade pour déchaî ner une telle vio lence.– « fris son de froid », « commo tion morale » : conno ta tion de la mort, qui annonce l’iden ti fi -cation à l’Autre.

La « réconci lia tion »Trans for ma tion de la jalou sie– « retour nons » : à entendre comme un cri de souf france de Duroy, le dés ir d’un « retour en arrière » ;paroxysme de la « souf france » qui s’exprime par des pen sées sadiques : « il avait envie de la battre, de l’étran gler, de lui arra cher les che veux ! » ; rêve d’un aveu dif fé rent de la part de Made -leine qui aurait per mis la sépa ra tion avec le double Fores tier.– Répé tition du mot « jaloux » mais jaloux « pour le mort » : Duroy est devenu l’Autre ; soli da -rité mas cu line : se retourne contre Made leine (« haine contre Made leine »), contre la femme « ran cune et colère qui couvent au cœur de tous les mâles devant les caprices du dés ir fémi nin » (le présent trahit la solidarité du nar ra teur).

Page 21: Séquence péda go gique : Bel- · PDF fileSéquence péda go gique : Bel- Ami 1 Guy de Maupassant Pré faced eJacquesLauernt. Notes et commentaires de Philippe Bonnefis. « Les Classique

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Pro lon ge ment des leçons de Fores tierDuroy parle comme Fores tier, comme si les leçons du début lui reve naient : le « c’est par les femmes qu’on arrive le plus vite » (p. 30) est repris et ampli fi é : « Toutes les femmes sont des fi lles, il faut s’en ser vir et ne rien leur don ner de soi » ; le « il faut s’impo ser et non pas demander » (p. 21) revient en écho : « Le monde est aux forts. Il faut être fort » et s’ampli fi e : « Tout n’est que de l’égoïsme ». Théo ri sa tion par Duroy de ses ten dances pro fondes : égoïsme et miso gy nie.

Mise en pra tique– Froi deur du dia logue avec Made leine ; oppo si tion entre le silence du couple dés uni et « l’huma -nité, grise de joie, de plai sir et de bon heur ».– Déva lo ri sa tion de l’amour : « dévê tant la vie de sa robe de poé sie » ; sorte de relâ che ment après la ten sion de ce qui vient de se pas ser : « À bon chat, bon rat, ma cama rade […] il fera chaud au pôle Nord » ; cynisme : « Elle est jolie. Eh ! tant mieux ».– Réconci lia tion feinte avec Made leine « pour qu’elle ne devi nât rien » : « Mais cer tai ne ment, ma ché rie. » (les mêmes mots sont uti li sés dans la scène de jalou sie à l’égard de Clotilde, p. 101).– Vraie réconci lia tion avec Fores tier : plus « aucune irri ta tion », « ils rede ve naient amis » ; intro -jec tion de l’autre qui conduit le récit au bord du fan tas tique : Duroy a les « lèvres gla cées » du mort.

Conclu sionL’expé rience dévas ta trice du double, qui dans d’autres textes de Maupassant débouche sur la folie, est sur mon tée par Bel- Ami : bien plus, il la retourne à son avan tage, puis qu’elle lui per -met de se libé rer de toute attache sen ti men tale, pré sente et à venir ; il est venu à bout du « rival redouté » en « mou rant » à l’amour. Désor mais, rien ne pourra l’arrê ter.

Conclu sionLa fi n est un triomphe, une véri table apo théose. Non sans iro nie, le nar ra teur sou ligne à chaque phrase la déme sure de Duroy, « ivre d’orgueil », qui entend sans sour ciller van ter ses mérites : « vous que votre talent élève au- dessus des autres … », qui se prend pour « un des maîtres de la terre », « un roi qu’un peuple venait accla mer » (II, 10, p. 344-345), dans un aveu gle ment total sur lui- même. Le per son nage est dans le même état d’insa tiable avi dité qu’au début du roman quand il se diri geait vers la Made leine. Il rêve du Palais- Bourbon et du lit de Mme de Marelle ; il a oublié la leçon de Norbert de Varenne devant ce même Palais- Bourbon : « La vie est une côte. Tant qu’on monte, on regarde le som met, on se sent heu reux ; mais, lors qu’on en arrive en haut, on aper çoit tout d’un coup la des cente, et la fi n, qui est la mort. Ça va len te ment quand on monte, mais ça va vite quand on des cend » (I, 6, p. 134).La fi n ouverte ne peut mas quer que dans cette écla tante réus site, tout est vanité1, pro mis au néant comme les « deux fi gures illu mi nées au milieu des ténèbres » à la fi n du cha pitre 6 de la seconde par tie, qui ont l’air de « fan tômes appa rus et prêts à s’éva nouir dans la nuit ». Duroy, lui, voit « des mil lion naires qui passent » (II, 6, p. 290). Aveu gle ment et arro gance qui appellent le châ ti ment.Le juge ment ins piré de François Mauriac ne dit pas autre chose : « Tout grand roman est poé -tique : Maupassant, à sa façon, est poète lui aussi. Les médiocres fauves qu’il décrit, qui mordent à même la vie et qui s’empiffrent, lui ins pirent un dégoût nulle part exprimé… et pour tant cette hor reur nous prend à la gorge : aujourd’hui sur tout, après ce que notre géné ra tion a subi, nous sommes atten tifs à ce germe de mort, à ce ver lové au cœur morne du Paris de 1890 où Bel- Ami est parti en chasse. De ce livre “maté ria liste” se dégage avec une irré sis tible évi dence la ter reur biblique de la pluie de feu. Bel- Ami, dressé sur les marches de la Made leine, dans l’apo théose du der nier cha pitre, sus cite l’ange exter mi nateur et annonce que les temps sont proches2. »

1. L’expres sion est de Joël Malrieu, Bel- Ami, Gallimard, coll. « Foliothèque ».2. Article du Figaro cité plus haut.

Jacqueline MILHITJacqueline MILHIT