Souvenirs entomologiques - Livre IX - ac-reunion.fr · 2014. 9. 12. · Jean-Henri Fabre Souvenirs...

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  • Jean-Henri Fabre

    Souvenirsentomologiques

    Livre IX

  • Un texte du domaine public.

    Une édition libre.

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    http://www.bibebook.com

  • Chapitre 1

    LA LYCOSE DENARBONNE – LETERRIER

  • Michelet nous raconte comment,apprenti imprimeur au fond d’unecave, il entretenait des rapportsamicaux avec une Araignée. Acertaine heure, un rayon de soleilfiltrait par la lucarne du triste atelieret illuminait la casse du petitassembleur de lettres de plomb. Lavoisine à huit pattes descendait alorsde sa toile et venait, sur le bord de lacasse, prendre sa part des joies de la

  • lumière. L’enfant laissait faire ; ilaccueillait en ami la confiantevisiteuse, pour lui douce diversionaux longs ennuis. Lorsque nousmanque la société de l’homme, nousnous réfugions dans celle de la bête,sans perdre toujours au change.

    Je n’endure pas, Dieu merci, lestristesses d’une cave : ma solitudeest riante d’illumination et deverdure ; j’assiste, quand bon mesemble, à la fête des champs, à lafanfare des merles, à la symphoniedes grillons ; et cependant, avec plusde dévotion encore que n’y enmettait le jeune typographe, je faiscommerce d’amitié avec l’Araignée.

  • Je l’admets dans l’intimité de moncabinet de travail, je lui fais place aumilieu de mes livres, je l’installe ausoleil sur le bord de ma fenêtre, je lavisite passionnément chez elle, à lacampagne. Nos rapports n’ont paspour but de faire simple diversionaux ennuis de la vie, misères dontj’ai ma part tout comme un autre, matrès large part ; je me propose desoumettre à l’Araignée une foule dequestions auxquelles, parfois, elledaigne répondre.

    Ah ! les beaux problèmes que suscitesa fréquentation ! Pour les exposerdignement, ne serait pas de trop lemerveilleux pinceau que devait

  • acquérir le petit imprimeur. Ilfaudrait ici la plume d’un Michelet,et je n’ai qu’un rude crayon maltaillé. Essayons, malgré tout :pauvrement vêtue, la vérité estencore belle.

    Je reprends donc l’histoire desinstincts de l’Araignée, histoire dontle précédent volume a donné trèsincomplet essai. Depuis cespremières études, le champ desobservations s’est beaucoup agrandi.De nouveaux faits, et des plusremarquables, sont venus enrichirmon registre de notes. Il convient deles mettre à profit pour unebiographie plus développée.

  • L’ordre et la clarté du sujetm’exposent, il est vrai, à quelquesredites. C’est inévitable quand il fautdisposer en un tableau d’ensemblemille détails cueillis au jour le jour,souvent à l’improviste et sans liaisonentre eux. L’observateur n’est pasmaître de son temps ; l’occasion lemène, par des voies insoupçonnées.Telle question suscitée par unpremier fait n’a de réponse que desannées après. Elle s’élargitd’ailleurs, se complète par desaperçus glanés en chemin. Dans untravail ainsi fragmenté, des reditess’imposent donc, nécessaires à lacoordination des idées. J’en serai

  • sobre du mieux possible.

    Remettons en scène nos vieillesconnaissances, l’Epeire et la Lycose,principaux représentants de nosAranéides. La Lycose de Narbonne,ou Tarentule à ventre noir, faitélection de domicile dans lesgarrigues, terrains incultes,caillouteux, aimés du thym. Sademeure, forteresse plutôt quechalet, est un terrier d’un empan deprofondeur environ et du calibred’un col de bouteille. La direction enest verticale autant que le permettentles obstacles fréquents dans un solpareil. Un gravier, cela s’extrait, sehisse au dehors ; mais un galet est

  • bloc inébranlable que l’Araignéecontourne en coudant sa galerie. Sitelle rencontre se répète, l’habitationdevient un antre tortueux, à voûtesde pierrailles, à carrefourscommuniquant entre eux par debrusques défilés.

    Ce défaut d’ordre est sansinconvénient, tant la propriétaireconnaît, par une longue habitude, lesrecoins et les étages de sonimmeuble. Si quelque chose bruit là-haut, de nature à l’intéresser, laLycose remonte de son manoiranfractueux avec la même céléritéqu’elle le ferait d’un puits vertical.Peut-être même trouve-t-elle des

  • avantages aux sinuosités de songouffre quand il faut entraîner dansle coupe-gorge une proie qui sedéfend.

    D’ordinaire, le fond du terrier sedilate en une chambre latérale, lieude repos où l’Araignée longuementmédite et tout doucement se laissevivre lorsque le ventre est plein.

    Un crépi de soie, mais parcimonieux,car la Lycose n’est pas riche ensoierie à la façon des filandières,revêt la paroi du tube et prévient lachute, des terres désagrégées. Cetenduit, qui cimente l’incohérent etlisse le rugueux, est réservé surtoutpour le haut de la galerie, au

  • voisinage de l’embouchure. Là, dejour, si tout est tranquille à la ronde,stationne la Lycose, soit pour jouirdu soleil, sa grande félicité, soit pourguetter le passage de la proie. Les filsdu revêtement soyeux donnent danstous les sens solide appui auxgriffettes, s’il convient de rester desheures et des heures immobile dansles ivresses de la lumière et de lachaleur, ou bien s’il faut d’un bondhapper la proie qui passe.

    Autour de l’orifice du terrier sedresse, tantôt plus, tantôt moinsélevé, un parapet circulaire, formé demenus cailloux, de fragments debûchettes, de lanières empruntées

  • aux feuilles sèches des graminéesvoisines, le tout assez dextrementenchevêtré et cimenté avec de la soie.Cet ouvrage, d’architecture rustique,ne manque jamais, serait-il réduit àun simple bourrelet.

    Une fois domiciliée, quand vientl’âge mûr, la Lycose est éminemmentcasanière. Voici trois ans que je visen intimité avec elle. Je l’ai établie ende larges terrines sur le bord desfenêtres de mon cabinet, etjournellement je l’ai sous les yeux.Eh bien, il est très rare que je lasurprenne dehors, à quelques poucesde son trou, où vivement elle rentre àla moindre alerte.

  • Il est dès lors certain que, dans laliberté des champs, la Lycose ne vapas cueillir au loin de quoi bâtir sonparapet et qu’elle utilise ce qui setrouve sur le seuil de sa porte. En detelles conditions, les moellonsbientôt s’épuisent, et la maçonneries’arrête faute de matériaux.

    Le désir m’est venu de voir quellesdimensions prendrait l’édificecirculaire si l’Aranéide étaitindéfiniment approvisionnée. Avecdes captives dont je suis moi-mêmele fournisseur, la chose est aisée. Neserait-ce que pour venir en aide à quivoudrait un jour reprendre cesrelations avec la grosse Araignée des

  • garrigues, disons en quoi consistel’installation de mes sujets.

    Une ample terrine, profonde d’unempan, est remplie de terre rouge,argileuse, riche de menus cailloux,enfin conforme à celle des lieuxhantés par la Lycose.Convenablement humecté de façon àfaire pâte, le sol artificiel est tassé,couche par couche autour d’unroseau central, de calibre pareil àcelui du terrier naturel de la bête.Quand le récipient est plein jusqu’aubout, je retire le roseau, qui laissebéant un puits vertical. Voilàobtenue la demeure qui remplaceracelle des champs.

  • Trouver l’ermite qui doit l’habiter estl’affaire d’une course dans levoisinage. Déménagée de sa propredemeure que vient de bouleverser mahoulette, et mise en possession dugîte de mon art, la Lycose aussitôts’y engouffre. Elle n’en sort plus, necherche pas mieux ailleurs. Unegrande cloche en toile métalliquerepose sur le sol de la terrine etprévient l’évasion.

    Du reste, la surveillance à cet égardne m’impose pas assiduité. Satisfaitede la nouvelle demeure, laprisonnière ne manifeste aucunregret de son terrier naturel. De sapart, aucune tentative de fuite. Ne

  • manquons pas d’ajouter que chaqueterrine ne doit recevoir qu’un seulhabitant. La Lycose est trèsintolérante. Pour elle, une voisine estpièce de venaison, qui se mange sansscrupule quand on a pour soi le droitdu plus fort. Au début, ignorant cettesauvage intolérance, plus âpreencore en saison de famille, j’ai vu seperpétrer d’atroces ripailles sousmes cloches trop peuplées. J’aurail’occasion de raconter ces drames.

    Considérons les Lycoses isolées.Elles ne pratiquent pas de retouchesà la demeure que je leur ai mouléeavec un bout de roseau ; tout au plus,de loin en loin, dans le but peut-être

  • de se créer au fond une chambre derepos, rejettent-elles au dehorsquelques charges de déblais ; maistoutes, petit à petit, construisent lamargelle qui doit cernerl’embouchure.

    Je leur ai donné en abondance desmatériaux de premier choix, biensupérieurs à ceux qu’elles utilisentlivrées à leurs propres ressources. Cesont d’abord, pour les fondations, depetites pierres lisses, dont quelques-unes ont le volume d’une amande.Avec ce cailloutis sont mélangées decourtes lanières de raphia, souplesrubans, faciles à courber. Ellesreprésentent l’habituelle vannerie de

  • l’Aranéide, fines tigelles et feuillessèches de graminées. Enfin, trésorinouï dont jamais la Lycose n’a faitencore usage, je mets à la dispositionde mes captives de gros fils de laine,coupés, en tronçons d’un pouce delongueur.

    Comme je tiens en même temps àm’informer si mes bêtes, avec leurssuperbes lentilles oculaires, sontaptes à distinguer les couleurs etpréfèrent certaines d’entre elles, jefais un mélange de brins, de laine deteintes diverses : il y en a de rouges,de verts, de jaunes, de blancs. Si ellea ses préférences, l’Araignée choisiradans l’ensemble.

  • La Lycose travaille toujours de nuit,condition fâcheuse, qui ne me permetpas de suivre l’ouvrière en sesméthodes. Je vois le résultat, et c’esttout. Viendrais-je visiter le chantier àla clarté d’une lanterne, que jen’obtiendrais pas davantage. Trèstimide, la bête plongerait à l’instantdans son repaire, et j’en serais pourmes frais d’insomnie. D’autre partelle n’est pas très assidue àl’ouvrage, elle aime à prendre sontemps. Deux ou trois brins de laineou de raphia mis en place, c’est toutela besogne d’une nuit. A cette lenteurajoutons de longs chômages.

    Deux mois s’écoulent, et le résultat

  • de mes prodigalités dépasse monattente. Riches à ne savoir que fairede leurs trouvailles, cueillies dansune étroite proximité, mes Lycosesse sont bâti des donjons comme leurrace n’en connaissait pas encore depareils. Autour de l’orifice, sur untalus à faible pente, de petites pierresplates et lisses ont été disposées enun dallage discontinu. Les plusvolumineuses, blocs cyclopéens parrapport à l’animal qui les a remuées,sont utilisées aussi abondammentque les autres.

    Sur ce cailloutis s’élève le donjon.C’est un entrelacement de lanières deraphia et de fils de laine cueillis au

  • hasard, sans distinction descouleurs. Le rouge et le blanc, lejaune et le vert s’y mélangeant sansordre. La Lycose est indifférente auxattraits chromatiques.

    Le résultat final est une sorte demanchon, haut d’une paire depouces. Des liens de soie fournis parles filières, fixent les morceaux entreeux de façon que l’ensemble al’aspect d’une grossière étoffe. Sansêtre d’une correction irréprochable,car il y a toujours à l’extérieur despièces récalcitrantes, mal domptéespar l’ouvrière, l’édifice polychromene manque pas de mérite. L’oiseaufeutrant la conque de son nid

  • n’obtiendrait pas mieux. Qui voitdans mes terrines les singuliersouvrages multicolores, les prendpour un produit de mon industrie, envue de quelque malice expérimentale,et sa surprise est grande lorsquej’avoue le véritable auteur de lachose. L’idée ne viendrait à personneque l’Araignée est capable de pareilmonument.

    Il va de soi qu’en liberté, dans nosmaigres garrigues, la Lycose nes’adonne pas à cette luxueusearchitecture. J’en ai dit les motifs :trop casanière pour aller à larecherche de matériaux, elle faitemploi de ce qui se trouve autour

  • d’elle, ressource bien limitée. Deslopins de terre, de menus éclats depierre, quelques brindilles, quelquesgramens secs, et voilà tout à peuprès. Aussi l’ouvrage est-il engénéral modeste et se réduit à unparapet qui n’attire guère l’attention.

    Mes captives nous apprennent que siles matériaux abondent, surtout lesmatériaux textiles avec lesquelsl’écroulement n’est pas à craindre, laLycose se complaît aux tourellesélevées. Elle connaît l’art desdonjons et le met en pratique toutesles fois qu’elle en a les moyens.

    Cet art se rattache à un autre, dont ilest apparemment le dérivé. Si le

  • soleil est violent ou bien si la pluiemenace, la Lycose clôt l’entrée de sademeure avec un treillis de soie oùelle incruste des matériaux divers,parfois les restes des proiesdévorées. L’antique Gaël clouait surla porte de sa hutte les têtes desennemis vaincus. De même lafarouche Araignée enchâsse dansl’opercule de sa tanière les crânes deses victimes. Pareils moellons fonttrès bien sur le dôme de l’ogre, maisgardons-nous d’y voir des trophéesbelliqueux. La bête ne connaît pasnos sauvages glorioles. Estindifféremment utilisé tout ce qui setrouve sur le seuil du terrier, reliques

  • de Criquets, débris végétaux etparcelles de terre, surtout. Une têtede Libellule cuite au soleil, vaut ungravier, ni plus ni moins.

    Donc, avec de la soie et de menusmatériaux, quelconques, la Lycosebâtit une calotte operculaire surl’embouchure de son logis. Lesmotifs qui la portent à se barricader,chez elle ne me sont pas bien connus,d’autant plus que la réclusion esttemporaire et de durée fort variable.Une tribu de Lycoses dont l’enclos setrouve peuplé à la suite de mesrecherches sur la dispersion de lafamille, ainsi qu’on le verra plus loin,me donne à cet égard des

  • renseignements précis.

    Lors des torrides insolations dumois d’août, je vois mes Lycoses,tantôt les unes, tantôt les autres, semaçonner à l’entrée du terrier unplafond convexe, difficile àdistinguer du sol environnant.Serait-ce pour se garantir d’unelumière trop vive ? C’est douteux,car, peu de jours après, les ardeursdu soleil restant les mêmes, leplafond est crevé et l’Araignéereparaît sur sa porte, oùdélicieusement elle se pénètre desfeux de la canicule.

    Plus tard, octobre venu, si le tempsse fait pluvieux, autre réclusion sous

  • une toiture, comme si la Lycose seprécautionnait contre l’humidité.N’affirmons rien cependant : biendes fois, la pluie tombant, l’Araignéecrève son toit et laisse en plein sademeure ouverte.

    Peut-être le couvercle n’est-il misque pour les graves affaires duménage, pour la ponte notamment.J’observe, en effet, de jeunes Lycosesqui s’enferment non encore mères, etreparaissent quelque temps aprèsavec la sacoche des œufs appendue àl’arrière. En déduire qu’elles fermentla porte dans le but d’obtenirtranquillité plus grande au momentde filer le cocon, maternel, ne serait

  • pas d’accord avec l’insouciance de laplupart. J’en trouve qui pondent aufond d’un terrier sans clôture ; j’enrencontre qui tissent leur cocon et lebourrent d’œufs en plein air, avantde posséder un logis. Bref, je neparviens pas à démêler les motifs,qui font clôturer le terrier, n’importele temps, chaud ou froid, sec ouhumide.

    Toujours est-il que l’opercule serompt et se rétablit à plusieursreprises, parfois dans le même jour.Malgré le revêtement terreux, latrame de soie lui donne souplessesuffisante pour se déchirer sous lapoussée de la recluse et s’ouvrir sans

  • tomber en ruine. Refoulé sur lepérimètre de l’embouchure etaugmenté des loques fournies par lesplafonds suivants, il devient parapet,que la Lycose exhausse petit à petiten ses longs moments de loisir. Lebastion surmontant le terrier a doncpour origine l’opercule temporaire.Du plafond crevé dérive la tourelle.

    A quoi bon ce dernier édifice ? Mesterrines vont nous le dire.Passionnée de chasse à courre tantqu’elle n’est pas domiciliée, laLycose, une fois établie, préfère setenir à l’affût et attendre le gibier.Tous les jours, au fort de la chaleur,je vois mes captives doucement

  • remonter de dessous terre et venirs’accouder sur les créneaux de leurcastel en brins de laine. Elles sontalors vraiment superbes de pose etde gravité. Le ventre bedonnantinclus dans l’embouchure, la tête audehors, les yeux vitreux fixementbraqués, les pattes rassemblées pourle bond, des heures et des heureselles attendent immobiles etvoluptueusement saturées de soleil.

    Qu’une pièce de son goût vienne àpasser, aussitôt, du haut de sa tour,la guetteuse s’élance, promptecomme un trait. D’un coup depoignard à la nuque, elle juguleCriquet, Libellule et autre gibier dont

  • je suis le fournisseur ; non moinsprompte, elle escalade le donjon etrentre avec sa proie. C’estmerveilleux d’adresse et de célérité.

    Bien rarement une pièce estmanquée, pourvu qu’elle passe àproximité convenable, dans le rayonde l’élan du chasseur. Mais si legibier se trouve à quelque distance,par exemple, sur le treillis de lacloche, la Lycose n’en tient compte.Dédaigneuse d’une poursuite, ellelaisse la proie vagabonde. Pour faireson coup, il lui faut succès certain.Elle l’obtient au moyen de sa tour.Dissimulée derrière la muraille, ellevoit venir l’arrivant ; elle le surveille,

  • et quand l’autre est à sa portée,soudain elle bondit. Avec cetteméthode de brusque surprise,l’affaire est certaine. Serait-il ailé etde rapide essor, l’étourdi quis’approche de l’embuscade est perdu.

    Cela suppose, il est vrai, de la part dela Lycose une belle patience, car leterrier n’a rien qui puisse servird’appât et attirer les victimes. Toutau plus, le relief de la tourelle tenterapeut-être de loin en loin, commereposoir, quelque passant fatigué.Mais si le gibier ne vient pasaujourd’hui, il viendra demain,après-demain, ou plus tard, car dansla garrigue les Criquets sautillent

  • innombrables, peu maîtres de leursbonds. Un jour ou l’autre, la chancefinira par en amener quelqu’un auxabords du terrier. Ce sera le momentde se jeter sur le pèlerin du haut durempart. Jusque-là, vigilanceimperturbable. On mangera quandon pourra, mais enfin on mangera.

    Très au courant de ces tardiveséventualités, la Lycose attend donc,non bien inquiète d’ailleurs d’uneabstinence prolongée. Elle al’estomac complaisant, aujourd’huibien gorgé de nourriture, puisindéfiniment vide, il m’arrived’oublier des semaines entières mesdevoirs d’approvisionneur, et mes

  • pensionnaires ne s’en portent pasplus mal : Après un jeûne de quelquedurée, c’est, chez elles, nondépérissement, mais fringale de loup.Tous ces voraces ripailleurs sont lesmêmes : ils engloutissent à l’excèsaujourd’hui en prévision de lapénurie de demain.

    En sa jeunesse, alors qu’elle n’a pasencore de terrier, la Lycose gagne savie d’autre manière. Costumée degris comme l’adulte, mais sans letablier de velours noir que lui vaudral’âge nubile, elle vagabonde parmi lesmaigres gazons. C’est maintenant lavéritable chasse à courre. Si quelquegibier à sa convenance se présente,

  • l’Araignée le poursuit, le débusquede ses retraites, en grande hâte letalonne. Le poursuivi gagne leshauteurs, fait mine de s’envoler. Iln’en a pas le temps. D’un bondvertical, la Lycose le happe avantl’essor.

    Je suis ravi de la prestesse aveclaquelle mes plus jeunespensionnaires, nées de l’année,appréhendent les mouches que jeleur sers. En vain le Diptère seréfugie à une paire de poucesd’élévation, sur quelque brind’herbe. D’une brusque détente,l’Araignée bondit en l’air et saisit laproie. Le chat n’est pas plus prompt

  • à gripper la souris.

    Mais ce sont là prouesses du jeuneâge, non alourdi par l’obésité. Plustard, lorsqu’il faut traîner lourdepanse, gonflée d’œufs et de soie,cette gymnastique est impraticable.La Lycose se creuse alors unedemeure fixe, une hutte de chasse, etguette le gibier du haut de sonmanoir.

    Quand et comment est obtenu leterrier où, d’errante devenuecasanière, la Lycose doit désormaispasser sa longue vie ? – C’est enautomne, en saison déjà fraîche.Ainsi fait le Grillon champêtre. Tantque les journées sont belles et les

  • nuits pas trop froides, le futurchoriste du printemps vagabonde parles guérets, insoucieux d’un gîte.Comme abri momentané, le couvertd’une feuille morte lui suffit entemps critique. Enfin, le terrier,demeure permanente, se creuse àl’approche de la rude saison.

    La Lycose partage là-dessus les idéesdu Grillon ; elle trouve, comme lui,mille délices à la vie errante. Versseptembre est venu l’insigne nuptial,le plastron de velours noir. De nuit,aux douces clartés de la lune, on serencontre, on se lutine, on se mangequelque peu après les noces ; de jour,on bat le pays, on traque le gibier sur

  • le tapis des courtes herbes, on prendsa part des joies du soleil. Cela vautbien mieux que de méditer solitaireau fond d’un puits. Aussi ne sont pasrares les jeunes mères qui, tramant lesac des œufs ou même déjà chargéesde leur famille, n’ont pas encore dedomicile.

    En octobre, il est temps de s’établir.On trouve alors, en effet, deux sortesde terriers, différents par lediamètre. Les plus gros, de l’ampleurd’un col de bouteille, appartiennentaux vieilles matrones, propriétairesde la demeure au moins depuis deuxans. Les plus petits, du calibre d’unfort crayon, logent les jeunes mères,

  • nées de l’année. Par de longuesretouches, faites à loisir, les terriersdes débutantes gagneront enprofondeur ainsi qu’en diamètre etdeviendront spacieux logis, pareils àceux des aïeules. Dans les uns commedans les autres se trouve lapropriétaire avec sa famille, celle-citantôt éclose et tantôt encorerenfermée dans la sacoche de satin.

    Ne voyant pas d’outillage deterrassier tel que me semblaitl’exiger l’excavation de la demeure, jeme suis demandé si la Lycose neprofiterait pas de quelque galeriefortuite, ouvrage de la Cigale ou duLombric. Ce boyau de rencontre, me

  • disais-je, doit abréger les fouilles del’Aranéide, en apparence si maloutillée ; il suffirait de l’agrandir etde le régulariser. J’étais dansl’erreur : de l’entrée au fond, leterrier se creuse par le travail directde l’Aranéide.

    Où sont alors les instruments deforage ? On songe aux pattes, auxgriffettes ; on y songe, mais laréflexion dit que de pareils outils,trop longs et de manœuvredifficultueuse dans un étroit espace,seraient insuffisants. Il faut ici le picà manche court du mineur pourcogner dur, s’insinuer au-dessous,soulever, arracher ; il faut la pointe

  • aiguë qui plonge dans la masseterreuse, la fait crouler en miettes. Ilreste alors les crocs de la Lycose,armes fines qu’on hésite d’abord àfaire intervenir en semblable travail,tant il semble illogique de creuser unpuits avec des bistouris.

    Ce sont deux pointes acérées etcourbes qui, dans l’inaction, seploient à la manière d’un doigt fléchiet s’abritent entre deux forts piliers.Le chat rentre ses griffes dans desgaines, sous le velours de la patte,afin de leur conserver leur acuité etleur tranchant. De même, la Lycoseprotège ses poignards empoisonnésen les repliant sous l’abri de deux

  • puissantes colonnes, qui descendentd’aplomb sur la face et contiennentles muscles chargés de les mouvoir.

    Eh bien, cette trousse de chirurgie,destinée à juguler la proie, la voicidevenue pic pour le rude travail duforage. Assister aux fouilles sousterre n’est pas possible ; on peut dumoins, avec quelque patience, êtretémoin du charroi des déblais. Si jesurveille mes captives, sans melasser, à des heures très matinales,car l’ouvrage se fait surtout de nuitet par longues intermittences, je finispar la surprendre remontant desprofondeurs avec une charge.

    Contrairement à ce que j’attendais,

  • les pattes ne prennent aucune part,au charroi. La brouette est la bouche.Une pelote de terre se trouve entreles crocs. Elle est soutenue par lespalpes, petits bras au service despièces buccales. Circonspecte, laLycose descend de sa tourelle, va àquelque distance déposer sonfardeau, et vite s’engouffre pour enremonter d’autres.

    Nous en avons assez vu : noussavons que les crochets de la Lycose,armes d’égorgement, ne craignentpas de mordre sur l’argile et legravier. Ils pétrissent en pilules lesdéblais de l’excavation, happent lamasse terreuse et la transportent au

  • dehors. Le reste va de soi ; ce sontles crocs qui piochent, fouillent,arrachent. De quelle trempe sont-ilsdonc pour ne pas s’émousser danscette besogne de puisatier, et serviraprès à la chirurgie du coup à lanuque !

    Je viens de dire que la réparation etl’agrandissement du terrier se fontpar longues intermittences. De loinen loin le parapet annulaire serestaure, s’exhausse un peu ; plusrarement encore l’habitations’amplifie et gagne en profondeur.D’habitude, le manoir reste tel queldes saisons entières. Sur la fin del’hiver, en mars mieux qu’en toute

  • autre saison, la Lycose sembledésireuse de se donner un peu plusde large. C’est le moment de lasoumettre à certaines épreuves.

    On sait que le Grillon champêtre,extrait de son terrier et mis souscloche dans des conditions qui luipermettraient de se creuser unnouveau domicile si le désir lui envenait, préfère vagabonder d’un abrifortuit à l’autre, ou plutôt ne songeplus à se créer une habitationpermanente. Il y a pour lui unecourte saison où s’éveille, impérieux,l’instinct de la galerie souterraine.Cette saison passée, l’artisteexcavateur, accidentellement privé de

  • son chez soi, devient errant bohème,insoucieux d’un logis. Il y a perduses talents et couche à la belle étoile.

    Que l’oiseau délaisse son art deconstructeur de nids quand il n’a pasde couvée à soigner, c’est d’uneparfaite logique ; il édifie pour safamille, et non pour lui. Mais quedire du Grillon, exposé à millemésaventures hors de sa demeure ?La protection d’un toit lui serait trèsutile, et l’étourdi n’y songe pas,quoique vigoureux et apte mieux quejamais à fouir de sa robustemâchoire.

    Quelle raison donner de cettenégligence ? Aucune, si ce n’est que

  • l’époque des fouilles opiniâtres estpassée. Les instincts ont leurcalendrier. A l’heure requise,brusquement ils s’éveillent ;brusquement ils s’endorment après.L’ingénieux devient l’inepte quandest finie la période réglementaire.

    En pareil sujet, l’Araignée desgarrigues est à consulter. Souscloche, dans un terrier où j’aipréparé un sol de son goût, je logeune vieille Lycose, apportée le jourmême, de la campagne. Si mesartifices, à l’aide d’un bout deroseau, ont moulé d’abord un terrierreprésentant en gros celui d’où je l’aiextraite, l’Araignée aussitôt y

  • descend et paraît satisfaite de cenouveau domicile. Le produit de monart est accepté comme propriétélégitime et ne subit presque pas deretouches. Avec le temps tout seborne à dresser un bastion autour del’embouchure, à cimenter de soie lehaut de la galerie. En cetétablissement de ma fabrication, laconduite de la bête reste ce qu’elleserait dans les conditions naturelles.

    Mais déposons la Lycose à la surfacedu sol sans préalable moulage d’unterrier. Que va, faire l’Aranéideprivée de gîte ? Se creuserapparemment une demeure. Elle en ala force, elle est en sa pleine vigueur.

  • Et puis, le sol, pareil à celui d’où jel’ai délogée, se prête, très bien àl’opération. On s’attend donc à voirprochainement l’Araignée établiedans un puits de sa façon.

    Nous sommes déçus. Les semaines sepassent, et rien n’est entrepris,absolument rien. Démoralisée par lemanque d’embuscade, la Lycoseaccorde à peine attention au gibierque je lui sers. En vain les Criquetspassent à sa portée ; le plus souventelle les dédaigne. L’abstinence,l’ennui, lentement la consument.Enfin elle périt.

    Reprends donc, pauvre sotte, tonmétier de mineur ; fais-toi une

  • demeure, puisque tu en as lesmoyens, et la vie, longtemps encore,aura pour toi des douceurs : lasaison est bonne, les victuaillesabondent. Fouille, excave, descendsen terre ; le salut est là. Stupidementtu n’en fais rien et tu péris.Pourquoi ?

    Parce que l’industrie d’autrefois estoubliée ; parce que l’âge des fouillespersévérantes est passé et que tonpauvre intellect ne peut remonter lecours des choses. Faire une secondefois ce qui a été déjà fait dépasse tonsavoir. Avec ton aspect siprofondément méditatif, tu ne peuxrésoudre le problème du disparu à

  • reconstruire.

    Adressons-nous maintenant à desLycoses plus jeunes et dans lapériode d’excavation. Vers la fin defévrier, j’en exhume une demi-douzaine. Elles sont de taille moitiémoindre que celle des vieilles ; leursterriers ont le calibre du petit doigt.Des déblais, tout frais encore etrépandus autour du puits, certifientdes fouilles récentes.

    Internées sous cloche, ces jeunesLycoses se comportent de façondifférente suivant que le sol mis àleur disposition est ou n’est pasmuni d’un terrier, mon ouvrage. Unterrier, c’est trop dire ; je ne leur

  • donne qu’un commencement depuits, qu’une amorce profondeenviron d’un pouce. En possessionde ce gîte rudimentaire, l’Araignéen’hésite pas à poursuivre le travailque je viens d’interrompre dans leschamps. De nuit, vaillamment ellecreuse. Je le reconnais à la masse desdéblais rejetés. Enfin elle obtient unehabitation suivant ses goûts,habitation surmontée d’une tourelle,comme de règle.

    Au contraire, les autres, à quil’empreinte de mon crayon n’a pasménagé un vestibule représentant àpeu près la galerie naturelle d’où jeles ai délogées, se refusent

  • absolument au travail et périssentmalgré l’abondance des vivres.

    Les premières poursuivent labesogne qui est de saison. Ellescreusaient quand je les ai prises, et,entraînées par le courant de leuractivité, elles creusent encore dansmes appareils. Trompées par uneamorce de puits, ellesapprofondissent l’empreinte ducrayon comme elles auraientapprofondi leur réel vestibule. Ellesne recommencent pas le travail ; ellesle continuent.

    Les secondes, dépourvues de celeurre, de ce semblant de terrier prispour leur ouvrage, renoncent aux

  • fouilles et se laissent mourir, parcequ’il faudrait rétrograder dans lasérie des actes et reprendre les coupsde pioche du début. Recommencerdemande réflexion, aptitude qui leurest étrangère.

    Pour l’insecte, – en bien des cas déjànous l’avons reconnu, – ce qui estfait est fait, et plus ne se reprend. Lesaiguilles d’une montre nerétrogradent pas. A peu près ainsi secomporte l’insecte. Son activitél’entraîne dans un sens, toujours enavant, sans lui permettre le recul,même lorsqu’un accident le rendnécessaire.

    Ce que nous ont appris jadis les

  • Chalicodomes et les autres, voici quemaintenant la Lycose le confirme àsa manière. Incapable de se créer àfrais nouveaux une seconde demeurelorsque la première est ruinée, ellevagabondera, elle pénétrera chezquelque voisine, au risque d’êtremangée si elle n’est pas la plus forte,mais elle ne s’avisera pas de sedomicilier en recommençant.

    Ah. ! le singulier intellect que celuide la bête, mélange de rigiditémécanique et de souplessecérébrale ! Y a-t-il là des éclairciesqui combinent et des vouloirs quipoursuivent un but ? Après tantd’autres, la Lycose nous permet d’en

  • douter.

    q

  • Chapitre 2

    LA LYCOSE DENARBONNE – LAFAMILLE

  • Trois semaines et plus,la Lycose traîne lasacoche des œufsappendue aux filières.Que le lecteur veuille serappeler les épreuves

    racontées dans le précédent volume,en particulier celles de la bille deliège et de la pelote de filstupidement acceptées en échange dela vraie pilule. Eh bien, cette mère siobtuse, satisfaite de n’importe quoilui battant les talons, va nousémerveiller de son dévouement.

    Qu’elle remonte de son puits pours’accouder à la margelle et prendre lesoleil, qu’elle rentre brusquement

  • dans le souterrain s’il y a péril, oubien qu’elle vagabonde avant de sedomicilier, jamais elle ne quitte lachère sacoche, objet bienencombrant dans la marche,l’escalade, le bond. Si quelqueaccident la détache du point desuspension, elle se jette affolée surson trésor, amoureusement l’enlace,prête à mordre qui voudrait le luienlever. Je suis parfois moi-même lelarron. J’entends alors grincer lapointe des crocs venimeux sur l’acierde mes pinces, qui tiraillent d’un côtétandis que la Lycose tiraille del’autre. Mais laissons la bêtetranquille. D’un rapide contact des

  • filières, la pilule est remise en place,et l’Araignée s’éloigne à grands pas,toujours menaçante.

    Sur la fin de l’été, toutes lesdomiciliées, vieilles ou jeunes, soiten captivité sur le bord de la fenêtre,soit en liberté dans les allées del’enclos, me donnent chaque jourl’édifiant spectacle que voici. Lematin, dès que le soleil se fait chaudet donne sur leur terrier, les reclusesremontent du fond avec leur sac etviennent stationner à l’orifice. Toutela belle saison, de longues siestes ausoleil sur le seuil du manoir sontd’usage courant, mais à cette heurela pose n’est plus la même.

  • Auparavant, la Lycose venait ausoleil pour elle-même. Accoudée surle parapet, elle avait en dehors dupuits la moitié antérieure du corps,et en dedans la moitié postérieure.Les yeux se rassasiaient de lumière,la panse restait dans l’obscur.Chargée du sac aux œufs, l’Araignéerenverse la pose : l’avant est dans lepuits, et l’arrière au dehors. Avec lespattes postérieures, elle tientsoulevée au-dessus de l’embouchurela blanche pilule gonflée de germes ;doucement elle la tourne, la retourne,pour en présenter toutes les faces àla vivifiante illumination. Et celadure la moitié de la journée, tant que

  • la température est élevée ; et celarecommence avec une exquisepatience durant trois à quatresemaines. Pour les faire éclore,l’oiseau couvre ses œufs del’édredon de sa poitrine ; il les pressesur le calorifère de son cœur. LaLycose fait tourner les siens devantle foyer souverain ; elle leur donnepour incubateur le soleil.

    Dans les premiers jours deseptembre, les jeunes, éclos depuisquelque temps, sont mûrs pour lasortie. La pilule se fend d’unedéchirure sous le repli qui cernel’équateur. Le volume précédentnous a instruits de l’origine de ce

  • repli. Est-ce la mère qui, sentant lanitée en émoi dans l’enveloppe desatin, rompt elle-même l’ampoule aumoment opportun ? C’est probable.Peut-être encore y a-t-il déhiscencespontanée, comme nous le montreraplus tard le ballon de l’Epeirefasciée, sacoche tenace qui s’ouvred’elle-même d’une brèche à uneépoque où depuis longtemps la mèren’existe plus.

    En une seule séance, la familleentière émerge du sac. Tout aussitôtles petits grimpent sur le dos de lamère. Quand au sac vide, loque sansvaleur, il est rejeté hors du terrier. LaLycose n’y accorde plus attention.

  • Etroitement groupés l’un contrel’autre, parfois en une couche doubleet triple, suivant leur nombre, lesjeunes occupent toute l’échine de lamère, qui, pendant sept mois, nuit etjour, va désormais porter sa famille.Nulle part ne se trouverait spectaclefamilial plus édifiant que celui de laLycose vêtue de ses petits.

    De temps à autre, il m’arrive de voirpasser sur la grand’route un groupede bohémiens se rendant à quelquefoire du voisinage. Sur le sein de lamère, dans un hamac formé d’unmouchoir, vagit le nouveau-né. Ledernier sevré est à califourchon surles épaules ; un troisième chemine

  • agrippé aux jupons ; d’autres suiventde près, le plus grand en arrière etfuretant dans les haies, riches demûres. C’est superbe d’insoucieusefécondité. Joyeux et sans le sou, ilsvont. Le soleil est chaud, et la terrefertile.

    Mais comme ce tableau pâlit devantcelui de la Lycose, l’incomparablebohémienne dont la marmaille secompte par centaines ! Et tout cemonde, de septembre en avril sans uninstant de répit, trouve place sur ledos de la patiente, s’y laissedoucement vivre et promener.

    Ils sont bien sages, d’ailleurs, lespetits ; nul ne bouge, ne cherche

  • noise aux voisins. Mutuellementenlacés, ils forment une draperiecontinue, une souquenille hirsutesous laquelle la mère estméconnaissable. Est-ce un animal,est-ce une pelote de bourre, unramassis de petites grainesaccrochées ? Le premier coup d’œillaisse indécis.

    L’équilibre de ce feutre vivant n’estpas tel que des chutes ne soientfréquentes, surtout lorsque la mèreremonte de chez elle et vient sur leseuil du terrier faire prendre le soleilaux petits. Le moindre frottementcontre la galerie culbute une partiede la famille. L’accident est sans

  • gravité. La poule, inquiète de sespoussins, cherche les égarés, lesrappelle, les rassemble. La Lycose neconnaît pas ces transes maternelles.Impassible, elle laisse les culbutés setirer d’affaire tout seuls, ce qu’ilsfont avec une admirable prestesse.Parlez-moi de ces marmots pour serelever sans geindre, s’épousseter etse remettre en selle. A l’instant, lesprécipités trouvent une patte de lamère, habituel mât d’ascension ; ilsl’escaladent au plus vite et regagnentl’échine de la porteuse. En un rien detemps, l’écorce animale est refaite.

    Parler ici d’amour maternel serait, jecrois, excessif. La tendresse de la

  • Lycose pour ses fils ne dépasse guèrecelle de la plante qui, étrangère àtout sentiment affectueux, anéanmoins, à l’égard de ses graines,des soins d’une exquise délicatesse.La bête, en bien des cas, ne connaîtpas d’autre maternité. Qu’importe àla Lycose sa marmaille ! Elle acceptecelle d’autrui non moins bien que lasienne ; elle est satisfaite pourvuqu’une foule grouillante lui charge ledos, foule venue de ses flancs oud’ailleurs. Le réel amour maternel estici hors de cause.

    J’ai dit ailleurs les prouesses de lamère Copris, surveillant des cellulesqui ne sont pas son ouvrage et ne

  • contiennent pas ses fils. D’un zèledifficile à lasser par l’excès de travailque je lui impose, elle expurge deleurs moisissures les coquesétrangères, dépassant de beaucoup lenombre des réglementaires nitées ;doucement elle les ratisse, les polit,les répare ; attentive, elle les ausculteet s’informe par l’ouïe des progrèsdes nourrissons. Sa réelle collectionne serait pas mieux soignée. Famillevéritable et famille d’autrui, pourelle c’est tout un.

    Même indifférence de la part de laLycose. Avec un pinceau, je balaye lacharge de l’une de mes Aranéides etje la fais choir au voisinage d’une

  • autre, couverte de ses petits. Lesdélogés trottinent, trouvent étaléesles pattes de la nouvelle mère, vite ygrimpent et montent sur le dos de labénévole, qui tranquillement laissefaire. Ils s’insinuent parmi les autres,ou, lorsque la couche est tropépaisse, ils gagnent l’avant, passentdu ventre sur la poitrine, sur la têtemême, mais en laissant la région desyeux à découvert. Il ne faut paséborgner la porteuse, la sécuritégénérale l’exige. Ils le savent etrespectent les lentilles oculaires, sipopuleuse que soit l’assemblée.Toute la bête se couvre d’un tapis demarmaille, sauf les pattes, qui

  • doivent conserver leur liberté demouvements, et le dessous du corps,où sont à craindre les frottements duterrain.

    A la surchargée, mon pinceau imposeune troisième famille, pacifiquementacceptée elle aussi. On se serre unpeu plus, on se superpose parstrates, et tout le monde trouveplace. La Lycose n’a plus alors figurede bête ; c’est un hérissement sansnom qui déambule. Les chutes sontfréquentes, suivies de continuellesascensions.

    Je m’aperçois que j’ai atteint, non leslimites du bon vouloir de la porteuse,mais celles de l’équilibre. L’Araignée

  • adopterait indéfiniment d’autresenfants trouvés, si l’échine luipermettait de leur donner positionstable. Tenons-nous-en là. Rendons àchaque mère sa famille en puisant auhasard dans l’ensemble. Il y auraforcément des échanges, mais cela netire pas à conséquence : fils réels oufils adoptifs sont même chose auxyeux de la Lycose.

    On désirerait savoir si, loin de mesartifices, dans des circonstances oùje n’interviens pas, la débonnaireéducatrice se charge parfois d’unsupplément de famille ; on tiendraità savoir aussi ce que devient cetteassociation du légitime et de

  • l’étranger. Pour la réponse à ladouble question, je suis on ne peutmieux servi.

    J’ai établi sous la même cloche deuxvieilles matrones chargées de petits.Chacune a sa demeure éloignée decelle de l’autre autant que le permetl’ampleur de la terrine commune. Ladistance est d’un empan et au-delà.Ce n’est pas assez. Le voisinageallume bientôt de féroces jalousiesentre ces intolérantes, obligées devivre à l’écart l’une de l’autre pour sefaire un suffisant domaine de chasse.

    Un matin, je surprends les deuxcommères en querelle à la surface dusol. La vaincue gît sur le dos ; la

  • victorieuse, ventre contre ventre avecson adversaire, l’étreint des pattes,l’immobilise. Des deux parts, lescrocs venimeux sont ouverts, prêts àmordre sans l’oser encore, tant ilssont redoutables pour l’une commepour l’autre. Après une assez longueattente avec simple échange demenaces, la plus vigoureuse, celle quioccupe le dessus, ferme sa machinede mort et broie la tête de la gisante.Puis tranquillement, par petitesbouchées, elle mange la défunte.

    Or, tandis que la mère est dévorée,que font les petits ? Aisémentconsolables, insoucieux de la scèneatroce, ils montent sur le dos de la

  • victorieuse et paisiblement s’yinstallent, pêle-mêle, avec la famillelégitime. L’ogresse ne s’y oppose, lesadmet comme siens. Elle fait ripaillede la mère, elle donne asile auxorphelins.

    Ajoutons que, de longs mois encore,jusqu’à l’émancipation finale, elle lesportera sans les distinguer des siens.Désormais les deux familles, sitragiquement réunies, n’en ferontplus qu’une. On voit combien ilserait déplacé de faire intervenir icil’amour maternel et ses tendresses.

    La Lycose nourrit-elle au moins lespetits qui pendant sept mois luigrouillent sur le dos ? Les convie-t-

  • elle quand elle a fait capture ? Je l’aicru tout d’abord, et, désireuxd’assister aux agapes familiales, j’aimis, une attention spéciale àsurveiller les mères au moment dumanger. Le plus souvent laconsommation se fait dans le terrier,à l’abri des regards ; mais il arriveaussi que la pièce est mangée enplein air, sur le seuil de la demeure.D’ailleurs il est aisé d’élever laLycose et sa famille sous cloche entoile métallique, avec couche de terreoù la captivité ne s’avisera jamais, decreuser un puits, pareil travailn’étant plus de saison. Tout se passealors à découvert.

  • Eh bien, tandis que la mère mâche,remâche, exprime et déglutit, lesjeunes ne bougent de leur campementsur le dos. Pas un ne quitte sa place,ne fait mine de vouloir descendrepour prendre part à la réfection. Ducôté de la mère non plus aucuneinvitation à venir se sustenter, aucunrelief mis en réserve pour eux. Elle serepaît, et les autres regardent, ouplutôt sont indifférents à ce qui sepasse. Leur parfaite quiétudependant la ripaille de la Lycosecertifie, chez eux, un estomac sansbesoins.

    Avec quoi sont-ils donc substantéspendant leurs sept mois d’éducation

  • sur le dos maternel ? L’idée vientd’exsudation fournies par le corps dela porteuse ; les jeunes senourriraient de leur mère à la façond’une vermine parasite etl’épuiseraient petit à petit.

    Abandonnons cette idée. Jamais onne les voit appliquer la bouche sur lapeau qui devrait être pour eux unesorte de mamelle. D’autre part, laLycose, loin de s’épuiser et dépérir,se maintient en parfait embonpoint.A la fin de l’éducation, elle est aussibedonnante que jamais. Elle n’a pasperdu, tant s’en faut ; au contraire,elle a gagné ; elle a acquis de quoiprocréer, l’été suivant, une autre

  • famille aussi populeuse que celled’aujourd’hui.

    Encore une fois, de quoi sesustentent les petits ? Pour suffireaux dépenses vitales de la bestiole,on n’ose songer à des réservesvenues de l’œuf, surtout quand cesréserves, si voisines de rien, doivents’économiser en vue de la soie,matière d’importance capitale, dontil se fera tantôt copieux usage. Autrechose doit être en jeu dans l’activitéde l’animalcule.

    Avec l’inertie se comprendraitl’abstinence totale, l’immobilité n’estpas la vie. Mais les jeunes Lycoses,bien que d’habitude tranquilles sur le

  • dos de la mère, ne cessent d’êtreprêtes au mouvement et à la rapideescalade. Tombées de la voiturematernelle, vite elles se relèvent, viteelles grimpent le long d’une patte etremontent là-haut. C’est superbe deprestesse et d’animation.

    Et puis, une fois en place, il fautconserver dans l’amas un équilibrestable ; il faut tendre et raidir sespetits membres pour se mainteniraccrochée aux voisines. En réalité, derepos complet, il n’y en a pas pourelles.

    Or, la physiologie nous dit : pas unefibre ne travaille sans une dépensed’énergie. Assimilable, dans une

  • large mesure, aux machines de notreindustrie, l’animal exige, d’une part,la rénovation de son organisme usépar l’exercice, d’autre part,l’entretien de la chaleur transforméeen mouvement.

    On peut le comparer à la locomotive.En travaillant, la bête de ferdétériore par degrés ses pistons, sesbielles, ses roues, ses tubes dechauffe qu’il faut, de temps en temps,remettre en bon état. Le fondeur et lechaudronnier la restaurent, luiservent, en quelque sorte, l’alimentplastique, l’aliment qui s’incorpore àl’ensemble et fait partie du tout.

    Mais serait-elle récemment sortie des

  • ateliers de construction, elle estencore inerte. Pour devenir apte à semouvoir, il faut que le chauffeur luifournisse l’aliment énergétique, c’est-à-dire lui allume quelques pelletéesde houille dans le ventre. De cettechaleur se fera travail mécanique.

    Ainsi de l’animal. Comme rien ne sefait avec rien, l’œuf fournit d’abordles matériaux du nouveau-né ; puisdes aliments plastiques,chaudronniers des êtres vivants,accroissent le corps jusqu’à certaineslimites et le remettent à neuf àmesure qu’il s’use. En même temps,sans discontinuer, fonctionne lechauffeur. Le combustible, source de

  • l’énergie, ne fait dans l’organismequ’une station temporaire ; il s’yconsume et fournit la chaleur, d’oùdérive le mouvement. La vie est unfoyer. Chauffée par son manger, lamachine animale se meut, chemine,s’élance, bondit, nage, vole, met enbranle de mille manières sonoutillage de locomotion.

    Revenons aux jeunes Lycoses.Jusqu’à l’époque de leurémancipation, elles ne prennentaucun accroissement. Telles je lesvoyais naissantes, telles je lesretrouve sept mois après. L’œuf afourni les matériaux nécessaires àleur minuscule charpente ; et comme

  • pour le moment, les pertes desubstance usée sont excessivementréduites, nulles même, un surplusd’aliments plastiques est inutile tantque la bestiole ne grandira pas. Sousce rapport, l’abstinence prolongéen’offre aucune difficulté. Mais ilreste l’aliment énergétique,indispensable, car la petite Lycose semeut, et très activement, lorsqu’il lefaut. D’où ferons-nous dériver lachaleur dépensée dans l’action,lorsque l’animal ne prendabsolument aucune nourriture ?

    Un soupçon se présente. On se dit :sans être la vie, la machine est plusque matière, car l’homme y a mis un

  • peu de son âme. Or, la bête de fer,consommant sa ration de houille,broute en réalité l’antiquefrondaison des fougèresarborescentes, où s’est accumuléel’énergie du soleil.

    Les bêtes de chair et d’os ne font pasautrement. Qu’elles se dévorent entreelles ou qu’elles prélèvent tribut surla plante, c’est toujours par lestimulant de la chaleur solairequ’elles s’animent, chaleuremmagasinée dans l’herbe, le fruit, lasemence et ceux qui s’en nourrissent.Le soleil, âme du monde, est lesouverain dispensateur de l’énergie.

    Au lieu d’être servie par

  • l’intermédiaire de l’aliment et depasser par l’ignominieux détour de lachimie intestinale, cette énergiesolaire ne pourrait-elle pénétrerdirectement l’animal et le chargerd’activité, de même que la pilecharge de force un accumulateur ?Pourquoi : ne pas se sustenter desoleil lorsque, en dernière analyse,nous ne trouvons pas autre chosedans la grappe et le fruit mangés ?

    La chimie, audacieuserévolutionnaire, nous promet lasynthèse des substancesalimentaires. A la ferme succéderal’usine. Pourquoi la physiquen’interviendrait-elle pas, elle aussi ?

  • Elle abandonnerait aux cornues lapréparation de l’élément plastique ;elle se réserverait l’alimenténergétique, qui, ramené à sonexacte expression, cesse d’êtrematière. A l’aide d’ingénieuxappareils, elle nous infuserait notreration d’énergie solaire, dépenséeaprès en mouvement. Où seremonterait la machine sans lesecours, souvent pénible, del’estomac et de ses annexes ? Ah ! ledélicieux monde, où l’on déjeuneraitd’un rayon de soleil !

    Est-ce rêverie ? est-ce prévisiond’une lointaine réalité ? Sur lapossibilité de ce problème, l’un des

  • plus hauts que la science puisseagiter, écoutons d’abord letémoignage des jeunes Lycoses.

    Sept mois durant, sans aucunenourriture matérielle, ellesdépensent de la force enmouvements. Pour remonter lemécanisme de leurs muscles, elles serestaurent directement de chaleur etde lumière. A l’époque où la sacochedes œufs lui traînait au bout duventre, la mère, aux meilleursmoments de la journée, venaitprésenter sa pilule au soleil. Desdeux pattes d’arrière, ellel’exhaussait hors du terrier, en pleineclarté ; doucement elle la tournait, la

  • retournait, afin que chaque face reçûtsa part de la vivifiante radiation. Or,ce bain de vie, qui a donné l’éveil auxgermes, maintenant se continue pourmaintenir actifs les tendres nouveau-nés.

    Chaque jour, si le ciel est clair, laLycose, chargée de ses petits,remonte du fond du terrier,s’accoude à la margelle et de longuesheures stationne au soleil. Là, surl’échine maternelle, les jeunesdélicieusement s’étirent, se saturentde chaleur, se chargent de réservesmotrices, s’imprègnent d’énergie.

    Ils sont immobiles, mais pour peuque je souffle sur eux, vivement ils

  • trépignent comme au passage d’unouragan. A la hâte ils se dispersent, àla hâte ils se rassemblent, preuveque, sans aliment matériel, lamachinette animale est toujours souspression, apte à fonctionner. Quandl’ombre vient, mère et filsredescendent, rassasiés d’effluvessolaires. Le banquet énergétique aurestaurant du soleil est terminé pouraujourd’hui. Même en hiver, sil’atmosphère est clémente, tous lesjours on recommence de la sorte,jusqu’à l’émancipation suivie despremières bouchées.

    q

  • Chapitre 3

    LA LYCOSE DENARBONNE –L’INSTINCT DEL’ESCALADE

  • Le mois de mars finit, et,par un temps superbe, auxheures les plus chaudes dela matinée le départ desjeunes commence. Chargéede sa marmaille, la mère

    Lycose est hors du terrier, accroupiesur le parapet de l’embouchure.Comme indifférente à ce qui sepasse, elle laisse faire, sansencouragement et sans regret. S’enva qui veut, reste qui veut.

    Maintenant les uns, maintenant lesautres, à mesure qu’ils se sententsaturés de soleil, les petits quittentla mère par escouades, trottinent unmoment sur le sol, puis gagnent vite

  • le treillis de la cloche, qu’ilsescaladent avec une singulièreardeur. Ils passent à travers lesmailles, ils grimpent là-haut tout ausommet de l’acropole. Sansexception aucune, tous se portentdans les hauteurs, au lieu d’errer surle sol, comme il était rationnel de s’yattendre d’après les habitudeséminemment terrestres des Lycoses ;tous gravissent le dôme, manœuvreétrange dont je ne soupçonne pasencore l’utilité.

    L’éveil m’est donné par l’anneauvertical terminant la cloche. Lesjeunes y accourent. C’est pour eux unportique de gymnase. Dans son

  • ouverture, ils tendent des fils ; ils endisposent d’autres allant de l’anneauaux points voisins du treillis. Sur cespasserelles, ils font des exercices devoltige en des allées et des venuesinterminables. Les mignonnes pattesde temps en temps s’ouvrent,s’étalent comme pour atteindre despoints plus éloignés. Je soupçonne,enfin des acrobates désireux dehauteurs supérieures à celles dudôme.

    Je surmonte le treillis d’un rameauqui double la hauteur accessible. Laremuante compagnie à la hâte ygrimpe ; elle atteint, l’extrémité desplus hautes ramilles, et de là laisse

  • flotter des fils qui prennent adhésionsur les objets du voisinage. Voilà,autant de ponts suspendus ; mesbestioles prestement y cheminent,sans cesse allant et revenant. Ondirait qu’elles désirent monter plushaut. Je vais vous satisfaire.

    Un roseau de trois mètresd’élévation est garni tout au long demenues ramilles. Il surmonte lacloche. Les petites Lycoses ygrimpent, jusqu’à la cime. Là des filsplus longs sont tirés de la corderie,tantôt flottants, tantôt convertis enponts par le simple contact de leurbout libre avec les appuis d’alentour.Les funambules s’y engagent. Cela

  • forme des guirlandes que le moindresouffle d’air balance mollement. Lefil étant invisible quand il ne setrouve pas entre le regard et le soleil,on dirait des files de moucherons setrémoussant en un ballet aérien.

    Puis soudain, tiraillée par lesagitations de l’air, la subtile amarrese rompt, s’envole dans l’espace.Voilà les émigrants partis, appendusà leur fil. Si le vent est propice, ilspeuvent atterrir à de grandesdistances. Une semaine ou deux, enbandes plus ou moins nombreusessuivant la température et l’éclat de lajournée, ainsi se continue le départ.Si le ciel est gris, nul ne songe à s’en

  • aller. Il faut aux partants les caressesdu soleil, qui donnent animation etvigueur.

    Enfin toute la famille a disparu,transportée au loin par les véhiculesfuniculaires. La mère est seule. Laprivation de ses fils ne semble guèrela chagriner. Elle a le coloris etl’embonpoint habituels, signe que lesfatigues maternelles ne lui ont pasété trop lourdes.

    Je lui reconnais aussi plus de ferveurà la chasse. Chargée de sa famille,elle était d’une remarquablesobriété, n’acceptant qu’avecbeaucoup de réserve le gibier mis àsa disposition. Le froid de la saison

  • s’opposait peut-être aux copieusesréfections ; peut-être aussi le faixdes petits gênait ses mouvements etla rendait plus réservée dansl’attaque de la proie.

    Aujourd’hui, ragaillardie par le beautemps et libre d’allures, elle accourtdu fond de son repaire toutes foisque je fais bruire une pièce de songoût à l’entrée du terrier ; elle vientprendre au bout de mes doigts lesavoureux Criquet, la corpulenteAnoxie, et cela se répète chaque joursi mes soins en ont le loisir. Après lasobriété hiémale, le temps est venudes plantureuses ripailles.

    Cet appétit nous apprend que la bête

  • n’est pas près de mourir ; on nefestoie pas de la sorte avec unestomac défaillant. Mespensionnaires entrent, en pleinevigueur, dans leur quatrième année.L’hiver, aux champs, je trouvaisportant leurs petits des mères degrande taille et d’autres presque demoitié moindres. L’ensemblereprésentait donc une triple filiation.Et maintenant voici que, dans mesterrines, après le départ de la famille,les vieilles matrones persistent, aussirobustes que jamais. Toutes lesapparences le disent : devenuesbisaïeules, elles se maintiennentaptes à procréer.

  • Les faits répondent à ces prévisions.Septembre revenu, mes captivestrament une sacoche aussivolumineuse que celle de l’an passé.Longtemps, même alors que lesautres pontes sont écloses depuisquelques semaines, elles viennentchaque jour, sur le seuil du terrier,présenter leurs pilules à l’incubationdu soleil. Leur persévérancen’aboutit pas ; rien ne sort de labourse de satin. Rien n’y bouge.Pourquoi ?

    Parce que, dans la captivité de mescloches, les œufs n’ont pas eu depère. Lassées d’attendre etreconnaissant, enfin la stérilité de

  • leur produit, elles repoussent le sacaux œufs hors du terrier et plus nes’en occupent. Au retour duprintemps, alors que la famille,développée suivant les règles, auraitété émancipée, enfin elles périssent.Mieux que le Scarabée sacré, sonvoisin, la puissante Araignée desgarrigues connaît donc la longévitépatriarcale ; à tout le moins, elle vitcinq années.

    Laissons les mères à leurs affaires etrevenons aux jeunes. Ce n’est passans quelque surprise que l’on voitles petites Lycoses, dès les premiersmoments de l’émancipation, se hâterde gagner les hauteurs. Destinées à

  • vivre à la surface du sol, parmi lescourts gazons, ensuite domiciliéesdans un puits, demeure permanente,les voici qui débutent en passionnésacrobates. Avant les bas niveaux,leur séjour réglementaire, il leur fautles hauts lieux.

    Monter plus haut, plus haut encore,est leur premier besoin. Avec un mâtde trois mètres d’élévation etconvenablement embroussaillé pourfaciliter l’escalade, je n’ai pas atteint,paraît-il, les limites de leur instinctascensionnel. Tout à la cime sont desaccourues qui, gesticulant des pattes,interrogent l’étendue comme poursaisir des brindilles supérieures. Il

  • convient de recommencer, et dansdes conditions meilleures.

    Si la Lycose de Narbonne, dans sapropension momentanée vers leshauteurs, est plus intéressantequ’une autre Aranéide à cause de sademeure habituelle, le sous-sol, elleest aussi d’essaimage moinsfrappant, parce que les jeunes, loind’émigrer tous à la fois, quittent lamère à des époques différentes et parpetites escouades. Le spectacle seraplus beau avec la triviale Araignéedes jardins, l’Epeire diadème (Epeiradiadema Lin.), décorée sur le dosd’une triple croix blanche.

    Elle fait sa ponte en novembre et

  • meurt aux premiers froids. Lalongévité de la Lycose lui est refusée.Sortie de la sacoche natale au débutdu printemps, elle ne voit jamais leprintemps suivant. Cette sacoche,récipient des œufs, n’a rien del’industrieuse structure que nous ontfait admirer l’Epeire fasciée etl’Epeire soyeuse. Ici, plus deconfiguration en gracieux aérostatou bien en paraboloïde étoilé à labase ; plus d’étoffe en satin, tenace,imperméable ; plus d’édredon pareilà une fumée rousse ; plus de tonneletcentral où les œufs sont encaqués.L’art des tissus robustes et desenceintes multiples est inconnu.

  • L’œuvre de l’Epeire diadème est unepilule de soie blanche, travaillée enfeutre lâche, que les nouveau-néspourront aisément traverser, sans lesecours de la mère, morte depuislongtemps, et sans la ressource d’unedéhiscence spéciale se déclarant àl’heure voulue. Sa grosseur est à peuprès celle d’un médiocre pruneau.

    D’après sa structure, on peut jugerde son mode de fabrication. Commela Lycose, que le volume précédentnous a montrée à l’ouvrage dans unede mes terrines, l’Epeire diadème,sur l’appui de quelques fils tendusentre les objets voisins, construitd’abord une soucoupe de peu de

  • profondeur et suffisamment épaissepour n’avoir pas besoin de retouchesultérieures. La manœuvre se devine.D’une oscillation régulière, le boutdu ventre descend et monte, monte etdescend, tandis que l’ouvrière sedéplace un peu. Chaque fois, lesfilières appliquent un bout de fil surle molleton déjà fait.

    Lorsque l’épaisseur convenable estobtenue, la pondeuse, en un fluxcontinu, vide ses ovaires au centre del’écuelle. Agglutinés entre eux parleur moiteur, les œufs, d’un beaujaune orangé, forment un amasglobulaire. Le travail des filièresreprend. Le globe de germes se

  • recouvre, d’une calotte soyeuse,confectionnée de la même façon quela soucoupe. Les deux moitiés del’ouvrage sont si bien assembléesque le tout forme une sphère d’uneseule pièce.

    Versées dans l’industrie des tissusimperméables, l’Epeire fasciée etl’Epeire soyeuse disposent leurspontes en haut lieu, sur desbroussailles, sans aucun abri. Laforte étoffe des sacoches suffit àprotéger les œufs contrel’inclémence de l’hiver, contrel’humidité surtout. Pour la sienne,enveloppée d’un feutre nonhydrofuge, l’Epeire diadème a besoin

  • d’un réduit. Dans un tas depierrailles bien exposé au soleil, il luiarrive de faire choix de quelque largebloc qui servira de toiture. Là-dessous elle loge sa pilule, encompagnie de l’Escargot hibernant.

    Plus souvent encore, elle préfèrel’épais fouillis d’une broussaillenaine, s’élevant à peine d’un empanet conservant son feuillage en hiver.Faute de mieux, une touffe de gazonlui suffit. Quelle que soit la cachette,le sac aux œufs est toujours près deterre et dissimulé du mieux possibleau milieu des ramilles environnantes.

    Sauf le cas de la toiture fournie parune large pierre, on voit que

  • l’emplacement adopté ne répondguère aux besoins d’une hygiène bienentendue. L’Epeire paraît s’en rendrecompte. Comme supplément deprotection, même sous une pierre,elle ne manque pas de donner à saponte une toiture de chaume. Avecdes brins de fines graminées sèches,cimentées d’un peu de soie, elle luibâtit un couvert. L’habitacle desœufs devient une paillote.

    Au bord d’un sentier de l’enclos,dans des touffes de santoline, labonne fortune me vaut deux nids del’Epeire diadème. Voilà bien ce queréclament mes projets. La trouvaillevient d’autant mieux à propos que

  • l’époque de l’exode s’approche.

    Deux bambous sont préparés, hautsde cinq mètres environ et garnis danstoute leur longueur de menusbouquets de broussailles. L’un estimplanté verticalement dans la touffede santoline, tout à côté du premiernid. Je dénude un peu le voisinage,dont la végétation touffue pourrait, àla faveur de quelques fils amenés parle vent, détourner les émigrants de lavoie que je leur ai préparée. Je dressel’autre bambou au milieu de la couren plein isolement, à quelques pas detout appui. Le second nid, déplacé telquel avec son entourage de santoline,est fixé à la base de la haute

  • quenouille buissonneuse.

    Les événements attendus ne tardentguère. Dans la première quinzaine demai, un peu plus tôt pour l’une, unpeu plus tard pour l’autre, les deuxfamilles, gratifiées d’un bamboud’ascension, émergent de leurssacoches. La sortie n’a rien deremarquable. L’enceinte à traverserest un lacis très lâche où s’insinuentles sortants, débiles bestioles d’unjaune orangé avec tache noiretriangulaire sur le croupion. Unematinée suffit à l’apparition de toutela famille.

    A mesure, les libérés grimpent auxramuscules voisins, les escaladent et

  • y tendent quelques fils. Bientôt ils serassemblent en un groupe serré, deforme globuleuse et de la grosseurd’une noix. Ils s’y tiennentimmobiles. La tête plongée dansl’amas, l’arrière au dehors,doucement ils somnolent, ils semûrissent aux caresses du soleil.Riches d’un fil dans le ventre pourtout avoir, ils se préparent à ladispersion dans le vaste monde.

    Du choc d’une paille, provoquons unémoi dans l’assemblée pilulaire. Al’instant tous s’éveillent. Le groupemollement se dilate, se diffuse,comme mis en branle par uneimpulsion centrifuge ; il devient un

  • orbe transparent où mille et millepetites pattes se trémoussent, tandisque des fils sont tendus sur le trajet.De l’ensemble du travail résulte unvoile subtil qui englobe la familleétalée. C’est alors une gracieusenébuleuse où, sur le fond opalescentde la tenture, les animalcules brillenten points stellaires orangés.

    Cet état de dispersion, bien quedurant de longues heures, n’est quetemporaire. Si l’air fraîchit, si lapluie menace, le groupe globulairepromptement se reforme. C’est làmoyen de protection. Le lendemaind’une averse, je trouve, sur l’un etl’autre bambou, les deux familles en

  • aussi bon état que la veille. Le voilede soie et le groupement en pilule lesont assez bien défendues de l’ondée.De même, surpris dans les champspar l’orage, les moutons serassemblent, se serrent l’un contrel’autre et de leurs échines fontrempart commun.

    Par un temps calme et radieux, lerassemblement en amas pilulaire estde règle aussi après les fatigues de lamatinée. Dans l’après-midi, lesascensionnistes se réunissent en unpoint plus élevé, s’y tissent une largetente conique dont le sommet est lebout d’une ramille, et, serrés enpeloton compact, ils y passent la

  • nuit. Le lendemain, la chaleurrevenue, l’escalade reprend par longschapelets, suivant des cordages dontquelques explorateurs ont jeté lesfondations et que les survenantsaugmentent de leur ouvrage.

    Chaque soir rassemblés en troupeauglobulaire et abrités sous unenouvelle tente, chaque matin, auxheures d’un soleil non encore tropchaud, ainsi, pendant trois ou quatrejours, mes petits émigrants s’élèvent,étage par étage, sur l’un et l’autrebambou. Ils parviennent à la cime, àcinq mètres d’élévation. L’escaladefinit faute d’appui.

    Dans les conditions habituelles,

  • l’ascension serait plus brève. Lesjeunes Epeires ont à leur service lesbuissons, les broussailles, où de touscôtés se trouvent des appuis pour lesfils ondulant au gré des remous del’air. Avec ces ponts funiculairesjetés à travers l’étendue, ladispersion est des plus aisées.Chaque émigrant part à son heure etvoyage comme il lui convient.

    Mes artifices ont quelque peu changéces conditions. Mes deux mâtsbroussailleux sont éloignés desarbustes environnants, celui surtoutque j’ai planté au milieu de la cour.Des ponts sont impossibles, car lesfils livrés à l’air ne sont pas assez

  • longs. Pressés de s’en aller, lesacrobates montent donc toujours,jamais ne redescendent, invités àchercher dans une station supérieurece qu’ils n’ont pas obtenu dans lastation d’en bas. La cime de mesdeux bambous n’est probablementpas la limite de ce que mes ferventsgrimpeurs sont capables d’atteindre.

    Nous allons voir tout à l’heure le butde cette propension à monter,instinct bien remarquable déjà chezles Epeires, qui, pour domaine, ontles médiocres broussailles où setendent leurs filets ; instinct plussingulier encore chez la Lycose, qui,hors du moment où se quitte l’échine

  • maternelle, n’abandonne jamais lesol, et se montre dès ses premièresheures aussi passionnée deshauteurs que le sont les jeunesEpeires.

    Considérons en particulier la Lycose.En elle, au moment de l’exode, uninstinct soudain surgit, qui disparaîtsans retour, avec la mêmepromptitude, quelques heures après.C’est l’instinct de l’escalade, inconnude l’adulte et bientôt oublié de lajeune émancipée destinée àvagabonder longtemps à terre, sansdomicile.

    Ni l’une ni l’autre ne s’avise demonter à la cime d’un gramen.

  • L’adulte chasse à l’affût, s’embusquedans sa tour ; la jeune chasse àcourre à travers les maigres gazons.Dans les deux cas, pas de filet, et dela sorte nul besoin de pointsd’attache élevés. Quitter le sol etgravir les hauteurs leur est interdit.

    Or, voici que la petite Lycose,désireuse de s’en aller du manoirmaternel et de voyager au loin par lesmoyens les moins pénibles et les plusrapides, devient tout à coup ardenteascensionniste. Fougueusement elleescalade le treillis de la cloche où elleest née, à la hâte elle grimpe ausommet du long mât que je lui aipréparé. De même elle se porterait à

  • la cime des broussailles de sagarrigue.

    Son but, nous l’entrevoyons. De là-haut, ayant au-dessous d’elle unlarge espace, elle laisse flotter un filqui, saisi par le vent, l’emportesuspendue. Nous avons nosaérostats, elle a son véhicule aérien.Le voyage accompli, plus rien nereste de cette ingénieuse industrie.Soudainement venu à l’heure requise,l’instinct de l’escalade non moinssoudainement disparaît.

    q

  • Chapitre 4

    L’EXODE DESARAIGNEES

  • Une fois mûres dansleurs fruits, les grainessont disséminées, c’est-à-dire dispersées à lasurface du sol, pourgermer en des points

    encore inoccupés et peupler lesétendues où se trouvent réalisées lesconditions favorables.

    Parmi les décombres, au bord deschemins, vient une cucurbitacée,l’Ecbalium élastique, vulgairementConcombre d’âne, dont les fruits,âpres et petits concombres d’uneamertume extrême, ont la grosseurd’une datte. A la maturité, la chaircentrale se résout en un liquide dans

  • lequel nagent les semences.Comprimé par la paroi élastique dufruit, ce liquide presse sur la base dupédoncule, qui, peu à peu refoulé endehors, cède à la manière d’untampon, se désarticule et laisse libreun orifice par où brusquements’élance un jet de graines et de pulpefluide. Lorsque d’une main novice onébranle la plante chargée de fruitsjaunis par un soleil ardent, ce n’estjamais sans une certaine émotionque l’on entend bruire dans lefeuillage et que l’on reçoit à la figurela mitraille du concombre.

    Les fruits de la Balsamine desjardins, pour peu qu’on les touche

  • lorsqu’ils sont mûrs, se partagentbrusquement en cinq valvescharnues, qui s’enroulent sur elles-mêmes et projettent au loin leurssemences. Le nom botaniqued’Impatiente, que l’on donne à laBalsamine, fait allusion à cettesoudaine déhiscence des capsules,qui ne peuvent, sans éclater,supporter l’attouchement.

    Dans les lieux humides et ombragésdes forêts, se trouve une plante de lamême famille qui, pour des motifssemblables, porte le nom plusexpressif encore d’Impatiente ne metouchez pas.

    La capsule de la Pensée s’étale en

  • trois valves, creusées en nacelle etchargées au milieu d’une doublerangée de graines. Par ladessiccation, les bords de ces valvesse recroquevillent, pressent sur lesgraines et les expulsent.

    Les semences légères, celles desComposées surtout, ont desappareils aérostatiques, aigrettes,volants, panaches, qui lessoutiennent dans l’air et leurpermettent de lointains voyages.C’est ainsi qu’au moindre souffle lessemences du Pissenlit, surmontéesd’une aigrette plumeuse, s’envolentde leur réceptacle desséché etflottent mollement dans

  • l’atmosphère.

    Après l’aigrette, l’aile est l’appareille plus favorable à la disséminationpar les vents. A la faveur de leurrebord membraneux, qui les faitressembler à de minces écailles, lessemences de la Giroflée jauneatteignent les hautes corniches desédifices, les fentes des rochersinaccessibles, les crevasses des vieuxmurs, et germent dans le peu de terrelegs des mousses qui les ontprécédées.

    Les samares de l’orme, formées d’unlarge et léger volant au centre duquelest enchâssée la graine ; celles del’Erable, associées deux par deux et

  • figurant les ailes déployées d’unoiseau ; celles du Frêne, tailléescomme la palette d’un aviron,accomplissent, chassées par latempête, les plus lointainesmigrations.

    Or, comme la plante, l’insecte a, luiaussi, parfois des appareils devoyage, des moyens dedissémination, qui permettent auxfamilles nombreuses de se disperserrapidement dans la campagne, afinque chacun, sans nuire à ses voisins,ait son domaine au soleil ; et cesappareils, ces méthodes, luttentd’ingéniosité avec la samare del’Orme, l’aigrette des Pissenlits, la

  • catapulte du Concombre d’âne.

    Considérons en particulier lesEpeires, superbes araignées qui, pourcapturer leur proie, tendentverticalement, d’un buisson à l’autre,de grandes nappes à mailles,rappelant celle de l’oiseleur. La plusremarquable de ma région estl’Epeire fasciée (Epeira fasciataWalck.), si joliment ceinturée dejaune, de noir et de blanc argenté.Son nid, gracieuse merveille, est unesacoche de satin, en forme demignonne poire. Le col de l’objet setermine par une embouchure concavedans laquelle est enchâssé unopercule également en satin. Des

  • rubans bruns, capricieux méridiens,ornent la pièce d’un pôle à l’autre.

    Ouvrons le nid. Qu’y trouvons-nous ? Nous l’avons déjà vu dans leprécédent volume ; répétons-le. Sousl’enveloppé générale, aussi tenaceque nos tissus, et de plusparfaitement imperméable, est unédredon roux d’exquise finesse, unebourre soyeuse rappelant un floconde fumée. Nulle part les tendressesmaternelles ne préparent couchetteaussi moelleuse.

    Au centre de ce doux amas estsuspendue une fine bourse de soieayant la forme d’un dé à coudre, etfermée d’un couvercle mobile. Là

  • sont enfermés les œufs, d’un beaujaune orangé et au nombre d’undemi-millier environ.

    Tout bien considéré, le gracieuxédifice n’est-il pas un fruit animal,un coffret à germes, une capsulecomparable à celle des végétaux ?Seulement la sacoche de l’Epeire, aulieu de semences, contient des œufs.La différence est plus apparente queréelle, car œuf et graine c’est tout un.

    Comment se fera la déhiscence de cefruit animé, qu’achève de mûrir lachaleur aimée des Cigales ?Comment surtout s’opérera ladissémination ? Ils sont là descentaines et des centaines. Il faut se

  • séparer, s’en aller au loin, s’isolerchacun dans un poste où ne soit pastrop à craindre la concurrence entrevoisins. De quelle manière vont-ilss’y prendre pour ce lointain exode,eux les chétifs, trottant très menu ?

    La première réponse m’est donnéepar une autre Epeire, bien plusprécoce, dont je trouve la famille, aucommencement de mai, sur un Yuccade l’enclos. La plante a fleuri l’anpassé. Sa hampe florale, bienrameuse et haute d’un mètre, estencore en place, toute desséchée. Surles feuilles vertes, en lame d’épée,grouillent deux familles récemmentécloses. Les menues bestioles sont

  • d’un jaune terne, avec une tachetriangulaire noire sur le croupion.Plus tard, la triple croix blanche,ornement du dos, m’indiquera quema trouvaille se rapporte à l’Epeireporte-croix ou diadème (Epeiradiadema Walck.).

    Le soleil venu en ce point de l’enclos,l’un des deux groupes est en grandémoi. Agiles acrobates, les petitesAraignées grimpent, maintenantl’une, maintenant l’autre, etatteignent le sommet de la hampe.Là, marches et contremarches,tumulte et confusion, car le ventsouffle un peu et met le désordredans le troupeau. Je ne vois pas bien

  • les manœuvres suivies. De la cime dela hampe, elles partent de moment enmoment, une par une ; elless’élancent d’un brusque essor ; elless’envolent, pour ainsi dire. On lesdirait douées des ailes dumoucheron.

    Tout aussitôt elles disparaissent àma vue. Rien à mes regardsn’explique cette étrange envolée, carl’observation précise estimpraticable dans le tumulte du pleinair. Il faut ici tranquille atmosphèreet le calme de mon cabinet.

    Avec une large boîte aussitôtrefermée je cueille la famille et jel’installe dans le laboratoire aux

  • bêtes, sur une petite table en face dela fenêtre ouverte, à deux pas dedistance. Averti par ce que je viensde voir de leur propension à seporter sur les hauteurs, je donne àmes sujets, comme mât ascensionnel,un faisceau de brindilles d’unecoudée d’élévation. Toute la bandese hâte d’y grimper et d’en atteindrela cime. En peu d’instants, nul nemanque au groupement dans le haut.L’avenir nous apprendra le motif decet assemblage sur les pointssaillants des broussailles.

    Maintenant les petites Araignéesfilent de-ci, de-là, à l’aventure ; ellesmontent, descendent, reviennent sur

  • leurs pas. Ainsi se tisse un légervoile de fils divergents, une nappeanguleuse qui pour sommet al’extrémité du rameau, et pour basele bord de la table, sur une largeurd’une paire d’empans. Ce voile est lechamp de manœuvre, l’atelier où sefont les préparatifs du départ.

    Là courent empressées les humblescréatures, allant et revenantinfatigables. Visitées du soleil, ellesdeviennent des points brillants etforment sur le fond laiteux de la toileune sorte de constellation, image despoints reculés du ciel où le télescopenous montre les infinisfourmillements d’étoiles.

  • L’immensément petit etl’immensément grand sont d’aspectsemblable. C’est une affaire dedistance.

    Mais la nébuleuse animée ne secompose pas d’étoiles fixes ; lespoints en sont, au contraire, dans unmouvement continuel. Les jeunesAraignées ne cessent de se déplacersur leur nappe. Beaucoup se laissentchoir, appendues au bout d’un fil quele poids de la précipitée soutire desfilières. Puis, rapidement ellesremontent le long du même fil,qu’elles empaquettent à mesure enécheveau et qu’elles allongent par denouvelles chutes. D’autres se bornent

  • à courir sur la nappe et me fontl’effet aussi de travailler, à un paquetde cordages.

    Le fil, en effet, ne s’écoule pas de lafilière ; il en est tiré par un certaineffort. C’est une extraction, et nonune émission. Pour obtenir sacordelette, l’Araignée doit sedéplacer et tirer à elle, soit par lachute, soit par la marche, de mêmeque le cordier recule en ouvrageantsa filasse. L’activité déployéemaintenant sur la nappe demanœuvre est le préparatif de laprochaine dispersion. Lesvoyageuses font leurs paquets.

    Voici que bientôt, entre la table et la

  • fenêtre ouverte, quelques Epeiresprestement trottinent. Elles courentdans l’air. Mais sur quoi ? Sil’incidence du jour est propice, jeparviens à voir par moments, enarrière de la bestiole, un filsemblable à un trait de lumière, quiparaît un instant, flamboie,disparaît. En arrière donc uneamarre, tout juste perceptible avecune grande attention ; mais en avant,vers la fenêtre, rien de visible.

    En vain j’examine, dessus, dessous,de côté ; en vain je varie l’incidencedu regard. Je ne parviens à distinguerun appui sur lequel chemineraitl’animalcule. La bestiole, dirait-on,

  • rame dans le vide. Elle donne l’idéed’un oiselet qui, lié par la patte avecun fil, s’élancerait en avant.

    Mais ici, l’apparence est trompeuse :l’essor est impossible, il fautnécessairement à l’Araignée un pontpour franchir l’étendue. Ce pont queje ne vois pas, je peux du moins leruiner. D’un coup de baguette, jefends l’air en avant de l’Aranéide quis’achemine vers la fenêtre. Il n’enfaut pas davantage : aussitôt labestiole cesse d’avancer, retombe. Lapasserelle invisible est rompue. Monfils, le jeune Paul, qui m’assiste, estébahi de ce coup de baguettemagique, car lui non plus, avec ses

  • yeux tout neufs, ne parvient pas àvoir en avant un appui où puisses’engager la petite Araignée.

    En arrière, au contraire, un fil estperceptible. Cette différences’explique aisément. Toute Araignéequi chemine file en même temps uncordon de sûreté qui sauvegardera lafunambule d’une chute toujourspossible. En arrière, le fil se doubledonc et devient de la sorte visible ;en avant, il est encore simple et nepeut guère être perçu.

    Cette passerelle invisible, la bêteévidemment ne la lance pas ; elle estentraînée et déroulée par un souffled’air. Riche d’un pareil cordon,

  • l’Epeire le laisse flotter, et le vent, sifaible soit-il, l’entraîne, le dévide.Ainsi monte et se déroule la volutede fumée venue du fourneau d’unepipe.

    Que ce fil flottant vienne à toucherun objet quelconque du voisinage,cela suffit pour l’y fixer. Le pontsuspendu est jeté, l’Aranéide peut semettre en marche. Les Indiens del’Amérique du Sud traversent, dit-on,les abîmes des Cordillères sur desescarpolettes de lianes, la petiteAraignée franchit le vide surl’invisible et l’impondérable.

    Mais pour transporter ailleurs lebout du fil flottant, il faut un courant

  • d’air. Actuellement ce courant estétabli entre la porte de mon cabinetet la fenêtre, l’une et l’autre ouvertes.Je ne le sens pas, tant il est modéré ;j’en suis averti par la fumée de mapipe, qui doucement tourbillonnedans cette direction. De l’air froidarrive du dehors par la porte, de l’airchaud s’échappe de l’appartementpar la fenêtre. C’est ce courant quientraîne les fils et permet auxAraignées de partir.

    Je le supprime en fermant les deuxouvertures, et je romps toutecommunication en passant mabaguette entre la fenêtre et la table.Désormais, dans l’atmosphère

  • immobile, plus de partants. Le fluxaérien manque, les écheveaux ne sedéroulent pas, et la migrationdevient impossible.

    Bientôt elle reprend, mais dans unedirection à laquelle j’étais loin desonger. Sur un point du parquet, lesoleil donne, ardent. En cette partie,plus chaude que le reste, se produitune colonne d’air ascendant, plusléger. Si cette colonne saisit les fils,mes Araignées doivent monter auplafond de l’appartement.

    La curieuse ascension s’accomplit eneffet. Malheureusement montroupeau, qu’ont beaucoup réduit lesdéparts par la fenêtre, ne se prête

  • pas à une longue expérimentation.C’est à recommencer.

    Le lendemain, sur le même Yucca, jecueille la seconde famille, aussi,populeuse que la première. Lespréparatifs d’hier se répètent. Malégion ourdit d’abord une nappedivergente qui, partie du sommet dela broussaille mise à la dispositiondes émigrantes, aboutit au bord de latable. Cinq à six cents animalculesfourmillent sur cet atelier.

    Pendant que ce petit monde travaille,très affairé, et prend ses dispositifsde départ, moi, je prends les miens.Toutes les ouvertures del’appartement sont closes, afin

  • d’obtenir une atmosphère aussicalme que possible. Au pied de latable est allumé un petit réchaud àpétrole. Au niveau de la nappe où lesAranéides filent, mes mains n’ensentent pas la chaleur. Voilà le trèsmodeste foyer qui, avec sa colonned’air ascendant, doit dévider etentraîner les fils dans les hauteurs.

    Informons-nous d’abord de ladirection et de la force du courant.Des aigrettes de Pissenlit, allégéespar l’ablation de leurs semences, meservent d’indicateurs. Abandonnéesau-dessus du réchaud, au niveau dela table, elles montent doucement et,pour la plupart, atteignent le

  • plafond. Ainsi et mieux encoredoivent monter les cordelettes desémigrantes.

    C’est fait : sans rien de visible pourles trois spectateurs que noussommes, une Araignée fait sonascension. De ses huit pattes, elletrottine dans l’air ; elle monte etmollement oscille. Toujours plusnombreuses, d’autres suivent par desvoies différentes, quelquefois par lamême voie. Qui n’aurait pas le motde l’énigme, serait stupéfait de cettemagique ascension sans échelle. Enquelques minutes la plupart sont là-haut, plaquées contre le plafond.

    Toutes n’y arrivent pas. J’en vois

  • qui, parvenues à une certaineélévation, cessent de monter et mêmereculent, bien que progressant despattes avec toute la prestesse dontelles sont capables. Plus ellescheminent vers le haut, plus ellesdescendent. Cette dérive, qui annulele chemin fait et même le convertit enun déplacement inverse, estd’explication aisée.

    Le fil n’a pas atteint le plafond ; ilflotte, fixé seulement à sa base. Tantqu’il est de longueur convenable, ilpeut, quoique mouvant, soutenir lepoids de l’animalcule. Mais à mesureque l’Araignée monte, le flotteur seraccourcit d’autant, et un moment

  • arrive où l’équilibre se fait entre laforce ascensionnelle du fil et lacharge soutenue. Alors la bestiolereste stationnaire, quoique grimpanttoujours.

    Puis la charge l’emporte sur leflotteur, de plus en plus raccourci, etl’Araignée rétrograde, malgré sacontinuelle marche en avant. Enfinelle est ramenée sur le rameau par lefil rabattu. Là, bientôt, l’ascensionest reprise, soit sur un nouveau fil, siles burettes à soie ne sont pas encoreépuisées, soit sur un fil étranger,travail des devancières.

    D’ordinaire le plafond est atteint. Ilest élevé de quatre mètres. La petite

  • Epeire peut donc, comme premierproduit de sa filature, avant d’avoirpris aucune réfection, obtenir uncordon de quatre mètres au moins delongueur. Et tout cela, le cordier et sacorde, était contenu dans l’œuf, unglobule de rien. A quel degré deténuité peut donc se travailler lamatière soyeuse dont est pourvue lajeune Araignée ! Notre industrie saitobtenir des fils de platine qu’on nepeut voir qu’en les portant au rougepar la chaleur. Avec des moyens bienplus simples, la petite Epeire tire desa tréfilerie des cordelettes quel’illumination par le soleil neparvient pas toujours à faire

  • soupçonner.

    Ne laissons pas toutes lesascensionnistes échouer au plafond,parages inhospitaliers où la plupartpériront sans doute, incapables deproduire un autre fil avant d’avoirmangé. J’ouvre la fenêtre. Uncourant d’air tiède, venu du réchaudà pétrole, s’échappe par le haut del’ouverture. Des aigrettes dePissenlit, prenant cette direction,m’en avertissent. Les fils flottants nepeuvent manquer d’être entraînéspar ce flux et de se développer audehors, où souffle un vent léger.

    Avec de fins ciseaux, je romps sanssecousse quelques-uns de ces fils,

  • visibles à leur base épaissie d’unsecond brin. Le résultat de masection est merveilleux. Suspendueau f