SOUVENIRS D¶UN ENFANT DE LA FRANCE...
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SOUVENIRS D’UN ENFANT
DE
LA FRANCE LIBRE
Georges Lapicque, Capitaine de frégate (H)
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SOUVENIRS D’UN ENFANT
DE
LA FRANCE LIBRE
Copyright 2017
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DU MÊME AUTEUR (Jean de Lost-Pic)
Poèmes
L’arc-en-ciel marin (Arcam, 1967)
La lumière des îles (Arcam, 1990)
Sonnets du soleil (Arcam, 1992)
Marines (Arcam, 1994)
Les violons de l’azur (Arcam, 1998)
Les reflets de la mer (Arcam, 2002)
Les fleurs du soleil (Arcam, 2005)
Le sourire des pierres (Arcam, 2008)
Dernier voyage (Les Poètes Français, 2013)
Anthologies
Renaissance (direction Martin Saint René, 1965)
Poètes classiques de France (Arcam, 1985). Les poètes aiment les animaux
(Arcam, 1989). Beautés et laideurs de la vie ou l’amour et la haine (Arcam,
1992). Anthologie pour le cinquantenaire de l’Académie des poètes classiques
de France (Arcam, 1999)
Anthologies Jean Grassin : les poètes de 1789 et la révolution française. Les
poètes et le sport. Les poètes et l’Art. Les poètes et les Amériques. La Paix. La
ville. Les rêves. Dieu. L’humour. Le Temps. La montagne. La musique. Les
astres. Le poète et les îles. Académie internationale de Lutèce : livre d’or des
vingt cinq ans (1992). Cinquante ans de poésie contemporaine (1995). La poésie
en l’an 2000 (2000)
Revue trimestrielle ALBATROS : publications régulières (prose et poèmes)
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PREFACE
Ce livre est une histoire vraie. Mais, étayé sur de brèves notes, il a été écrit dans
l’aura du Souvenir, bien longtemps après les pages tourmentées qui ont constitué
la jeunesse de l’auteur. C’est donc, malgré son caractère romanesque, un récit
dans lequel la guerre est revécue dans la réalité de chaque instant. C’est, sans
doute ce dernier point qui pourra intéresser le lecteur moderne ou l’historien
désirant écrire sur la Marine Française Libre. La jeunesse à venir pourra
comprendre, peut-être, le terrible problème de conscience de ces volontaires qui
avaient tout risqué pour ce qui paraissait au départ un pari perdu d’avance, avec
d’immenses risques pour leur famille restée en France ; ce pari qui allait engager
toute leur vie. Sous cet aspect, le récit sincère de l’aventure d’un jeune homme,
(qui fut moi) subitement jeté dans la bataille à peine sorti de son lycée et de son
enfance, devrait présenter un intérêt sur le plan humain autant que sur le plan
historique, qui restera unique dans la vie ou la mort de la nation. Ils étaient bien
peu nombreux à partir, hélas ces volontaires, en ces jours ensoleillés de l’été
1940 ! Parmi ceux-ci, l’auteur se trouvait, de surcroit, appartenir à une célèbre
famille d’intellectuels, d’artistes et finalement de poètes qui avait découvert le
petit paradis terrestre de cette enfance, qu’il fallait quitter, sans doute pour
toujours. Dire adieu à ce paradis secret, abandonner cette famille chérie, était
pour lui, sans qu’il en eût conscience alors, un immense surcroit de douleur et
d’inquiétude par rapport à ceux qui, moins heureux que lui, voulaient
simplement se battre, ne fût-ce que pour l’honneur. Tout cela, il fallait l’écrire,
du plus profond de moi-même et comme avec mon sang, au nom de ceux qui
m’avaient appris le sens du devoir ; pour ma mère qui m’avait laissé libre de
mon choix, pour la Bretagne si romantique à qui je devais tant, et enfin en
hommage à la noble figure du général de Gaulle, apparue plus tard dans toute sa
grandeur.
Que le lecteur ne recherche pas ici des descriptions de batailles, pourtant
toujours proches. L’auteur, tel le Patrice del Dongo de Stendhal à Waterloo,
n’assiste que localement, bien entendu, au conflit planétaire dont dépend
l’avenir de l’humanité toute entière. Il ne pourra jamais s’élever au niveau du
Tolstoï de La guerre et la paix pour montrer l’importance de la bataille de
l’Atlantique ou de celle de l’Angleterre, où tout se jouait, en quelques mois pour
celle-ci en quelques années pour celle là. Tout simplement, il est bombardé à
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Londres, embarque sur un vieux cuirassé le lendemain du jour où il a abattu un
Stuka qui l’attaquait, participe sur un sous-marin à un débarquement d’espion en
Norvège, apprend, cadet à l’Ecole Navale anglaise la disparition du Hood puis
du Bismarck, et finalement embarque sur un petit aviso pour le Pacifique, où le
Japon va entrer en guerre. Après de nombreuses aventures, le voilà à Dakar où
l’on cherche vainement des sous-marins qui semblent avoir changé de lieu de
chasse pendant qu’a lieu le débarquement.
Telle fut la guerre, racontée quelque peu comme la « confession d’un enfant du
siècle » d’un jeune homme formé à la rude école des enfants de la Liberté
pendant les heures les plus tragiques de toute l’histoire de France ; cette Liberté
qu’il fallait arracher à l’envahisseur autant qu’au pouvoir officiel et qu’au
symbole d’un illustre maréchal.
Devant tant de grandeur, j’aurais voulu écrire un roman avec des noms
imaginaires, presque symboliques, comme l’aurait fait Hugo ou Tolstoï,
détachés des acteurs qui ont eu l’honneur de jouer leur rôle dans ce qui est
maintenant une page glorieuse, même si elle tend à s’effacer devant les
incertitudes qui menacent la planète. Les lecteurs de mon premier manuscrit
m’ont dissuadé de cette idée, d’ailleurs irréalisable : Il fallait, au contraire,
rentrer de plain pied dans le genre mémoires, seul susceptible, malgré
l’inadéquation du terme, d’intéresser le lecteur contemporain ou à venir. J’ai
donc appelé par leurs noms réels, d’après mes souvenirs (parfois défaillants)
ceux dont l’histoire s’est trouvée mêlée à la mienne, conscient du risque pris en
les décrivant tels qu’ils me sont apparus, et tels que je les vois encore en écrivant
ces lignes plus d’un demi siècle après, personnages qui, dans la variété de leurs
caractères, ont marqué les plus sombres et les plus belles pages de ma vie.
Le lecteur comprendra que cette vie d’homme libre commence par un adieu
déchirant à l’Enfance, et que cette enfance ne peut être dissociée de la décision
de rallier la France Libre. Dans ce sens, plus que des Souvenirs d’une jeunesse
ressuscitée après une enfance disparue, ces pages sont en quelque sorte une
quête à la recherche du temps perdu, ce temps qui, maintenant parcourt aussi le
temps retrouvé de la guerre et de l’aventure, dans toute la magie d’une grande
histoire vécue, où le réel se fond dans l’imaginaire.
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DEDICACE
À ma mère, qui le 18 Juin 1940, face à
la mer, m’a dit : « nous ne nous
reverrons peut-être jamais, mais si tu
crois que c’est bien, pars ! ».
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I - L’ADIEU À l’ENFANCE
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Chapitre 1
Le soir qui enveloppait la baie de l’Aulnaie était tombé sur la France.
C’était 1940, le 18 juin et le désastre.
Dans deux jours, trois peut-être, ce beau et cher domaine de la côte bretonne
aurait cessé de vivre, et demain la goélette qui venait de rentrer dans le port en
venant de Cherbourg allait partir pour l’Angleterre. Elle était arrivée, paraît-il,
pilotée par le seul patron, aidé d’un seul homme, avec, pour rendre l’exploit plus
extraordinaire, un dundee de 50 tonneaux en remorque. Une avarie sur la
commande d’un moteur rendait difficile le passage de l’écluse.
Elle était accostée quai Loti, seule, devant l’école d’hydrographie de Paimpol,
fine coque noire prête à affronter l’aventure de sa vie face à tous les dangers.
Les estafettes allemandes étaient signalées, et, devançant la soumission, les
autorités du port voulaient, parait-il bloquer toute tentative de sortie.
C’était l’unique chance, l’ultime bras tendu par le Destin ; bras, ou plutôt fil. En
effet, on avait su, plus tard, que le mécanicien, de qui dépendait la réparation du
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moteur, avait rallié le bord en motocyclette dans la nuit, depuis Paris. Bien plus
tard encore, la guerre finie, il était apparu qu’un des passagers, futur général,
était intervenu, de son côté, pour s’efforcer de persuader les responsables de
l’écluse d’ouvrir les portes aux heures habituelles de la marée. En tout cas, dans
la matinée du 19, l’inspecteur de la marine, favorable au départ, avait réuni un
équipage de volontaires, et l’amiral directeur de l’école d’hydrographie avait
décidé d’embarquer ses 52 élèves, prenant le risque d’affronter à découvert le
nouveau pouvoir officiel ainsi que l’armée allemande. Cet amiral s’appelait
Lecocq, nom bien gaulois.
Une poignée d’hommes courageux avaient donc permis à quelques jeunes gens
de choisir la folle et grandiose aventure de la Liberté, faisant revivre en un
instant la devise « Vivre libre ou mourir », qui devait, après guerre, être gravée
sur une montre d’argent d’autrefois donnée par sa vieille tante archiviste au
jeune officier revenu parmi les siens.
Pour l’écolier que j’étais, c’était justement, l’idée de Liberté qui, par delà la
pointe de la Trinité d’un côté et la pointe de l’Arcouest de l’autre, claironnait
partout dans le domaine maritime autour de la baie bien-aimée, toute cette
région qui s’étendait, dans son infinie variété toujours changeante d’îles, de
rochers, de courants, de sables, de criques et de caps, gardés vers le large par le
phare de Lost Pic et par celui des Héaux. C’était aussi le mirage de l’aventure,
qui prenait des teintes bleues ou vertes certains jours de soleil ou des sombres
couleurs les jours de tempête, évocateurs, à tous ces équipages disparus pendant
ce terrible demi-siècle des pêcheurs d’Islande. Tous mes plus beaux souvenirs
étaient là, qui semblaient flotter mystérieusement sur toute cette région.
C’étaient des promenades, des jeux, des navigations depuis la pointe de
l’Arcouest, passé le grand chenal, vers les rives boisées de la rivière, ou, plus
loin, vers les grèves, les sables et les gros rochers du sillon de Talbert que
précédaient toute une myriade d’îles. Il fallait pour cela contourner l’île
mystérieuse de Modez, où vivait un vieux curé, dernier représentant d’une
tradition ancestrale si profondément ancrée dans le pays. Ce pays si mystique,
où le rêve est partout, comme dans l’âme même du vent, des courants et les
rochers, où la terre et la mer s’affrontent depuis toujours, dans le silence ou avec
furie. C’était là, au cours des étés enfuis, qu’était né mon amour de la mer, sous
les reflets changeants du ciel de la Manche. Là, qu’après les mornes hivers
d’étude au lycée de Paris, m’étaient apparus dans leur inaltérable éclat, la
maison sur le granit, la plage, les voiles sur l’eau, là que j’avais nagé et canoté
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pour la première fois. Aussi, l’idée que ces lieux sacrés eussent pu disparaître de
ma vie et connaître l’esclavage me pourchassait-t-elle comme un cauchemar.
Plusieurs fois, j’avais dû écourter mes vacances d’été. Mais c’était pour aller en
Angleterre, dans une famille que j’allais revoir plus tard. et qui allait avoir une
grande importance dans mon destin en me faisant aimer ce grand pays, si
étrange et si charmant, quoiqu’en disent les livres d’histoire avec toutes leurs
guerres. C’était dans la New Forest, un cottage bien de là bas, avec son lawn
tennis, son chêne, son puits et la chèvre Percy que les jeunes filles de la maison,
Kay et Diana allaient traire chaque matin. C’était la famille, la bientôt chère
famille de Harold et Gertrude Armfield. Lui était très grand, très droit, réservé et
jovial à la fois, avec un rire plein de chaleur. Il était passionné pour les bateaux
et la nature. Il était quaker, et n’en parlait jamais (je l’avais su beaucoup plus
tard). Gertrude était très différente, d’une nature intellectuelle et philosophique
très attachée à la culture littéraire et aux idées socialistes. Profondément Anglais
(presque sans le savoir), tous deux aimaient profondément la France, plus
parfois que l’Angleterre. Ils faisaient du canoë dans les gorges du Tarn, aimaient
Bach et Mozart, mes chers amis que je retrouvais chez eux, à Oak Tree House
après les avoir laissés trop longtemps à Paris. Le week-end, parfois, on allait
faire de la voile sur le charmant petit Frolic, dans la rade de Poole, en évitant les
nombreux bancs de vase au cours d’incessants virements de bord qui les
menaient au plus loin jusqu’à « Old Harry », une falaise au nom redoutable.
« Lee ho ! », « Ready about ! » ; « Drop anchor ! », « Haul in the main sheet ! »,
« slacken the jib sheet ! »... Tous ces commandements, je les avais donc appris,
tout naturellement, à l’âge où je les entendais en Français sur la côte bretonne.
À mon retour, en apercevant les remparts de Saint Malo qui émergeaient de la
brume, j’avais senti pourtant mon cœur battre soudain très fort. La patrie !
N’est-ce pas en la quittant qu’on la trouve ? Son image avait pris forme dans la
vieille forteresse, aperçue de la mer dans l’or voilé du matin. Avec l’approche de
la guerre, cette vision avait pris une netteté accrue. Les remparts de Saint Malo,
sous une lumière presque irréelle, semblaient prendre un caractère presque
mystique, maintenant qu’ils étaient vus du large, comme une personne retrouvée
après une longue absence prend soudain une dimension nouvelle en la revoyant
une dimension nouvelle, peut-être parce qu’on n’était pas sûr de la revoir, ou
parce qu’il y a une joie particulière dans l’acte de se revoir après s’être oubliés
ou s’être écrit de loin.
La guerre venue, j’avais préparé l’école navale à Cherbourg. À vrai dire, j’avais
toujours eu une grande attirance pour la mer, et la lecture de livres sur les
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célèbres combats navals du Jutland ou de Tsoushima, jointe à la construction de
modèles de navires de guerre par mon père à des fins de navigations quelque peu
hasardeuses dans la baie de l’Aulnaie, avaient fait naître en moi, presque
inconsciemment, l’image de l’officier de marine. Et cette image était ainsi
devenue une idée fixe. Elle avait survécu au milieu de toutes les épreuves
scolaires, suscitant au passage un intérêt subit pour les mathématiques hélas
nécessaires. Jamais, pourtant, aucun livre n’aurait imaginé la soudaineté, si
simple et si étrange avec laquelle ma mère et moi étions partis, à cette rentrée de
l’automne 1939, pour ce lycée inconnu dans cette ville étrangère, grise et triste,
plutôt que de retourner, comme toujours, en famille, à Paris. C’était le début de
la guerre, ce coup de tonnerre, qui mettait fin à l’Enfance et au bonheur !
Ma mère était retournée, seule, à Ty Yann, la maison de son père, Jean Perrin,
construite en 1927 avec son prix Nobel de Physique. Nous habitions là, tout
l’été, après avoir séjourné dans la maison de mon grand père paternel Louis
Lapicque, qui, depuis le début du siècle, avait découvert le pays et entraîné là
tous ses amis (on l’appelait « l’oncle Louis », car à son mariage, il avait adopté
Charles dont le père était mort). Cette vieille demeure s’appelait Roch ar Had.
Sans elle, le paradis d’enfance n’aurait pas existé. Il tenait à un seul homme ! A
un seul instant, dû lui-même à une série de circonstances qu’un heureux hasard
avait su produire. Mais tout cela était loin dans le Passé. Ma mère, Aline, était
retournée à Ty Yann, auprès de sa belle sœur Coletta, épouse de Francis (Les
familles des deux enfants de Jean et de Henriette Perrin, ma merveilleuse grand-
mère, y vivaient ensemble). Il fallait bien s’occuper des frères, pour l’une, des
cousins pour l’autre qui allait poursuivre leurs études là bas, les deux
appartements appartement de Paris (donnés également sur le prix Nobel) étant
restés vides après la mobilisation des maris. Charles mon père, ingénieur et
peintre, auteur d’une thèse sur la vision des couleurs, était affecté à l’étude du
camouflage. C’est ainsi qu’il effectuait de nombreux vols de nuit au dessus de
Toulouse, piloté par Saint Exupéry, ce nom déjà légendaire.
En si peu de jours, que tout avait changé ! Pour moi, une nouvelle vie avait
commencé, loin de tout ce que je connaissais, loin de tout ce que j’aimais.
Pendant ce terrible hiver, il avait fallu vivre l’existence grise des pensionnaires ;
grise comme le Temps, comme les murs de la cour, comme les blouses, comme
les nouvelles d’une guerre imaginaire derrière la rassurante ligne Maginot, qui
refusait de séparer la France de la Belgique, comme par un accord tacite avec
l’envahisseur. L’isolement provincial, le ciel couvert de la ville, les brimades
des anciens à l’égard des « fistots », la nécessité de travailler très dur pour avoir
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des chances de réussir au concours face aux candidats qui se présentaient en
seconde année, l’impossibilité de dormir en dehors d’un dortoir qui ressemblait
à quelque salle d’hôpital sans la douceur d’une infirmière, tout cela faisait du
lycée un cloître sans évasion. Mais je voulais la mer, avec l’uniforme d’officier
de Marine.
Plus tard, j’avais essayé de découvrir les raisons de cette attirance mystérieuse,
mais je n’y étais jamais réellement parvenu. L’enfance en disparaissant était
encore trop proche pour prendre les couleurs de la magie. Souvent, le dimanche,
j’allais respirer l’air marin sur une jetée que longeaient les navires en partance. Il
y avait quelque chose de fascinant dans ces départs : Où allaient-t-ils tous ces
navires ? Les reverrait-on jamais ? Puis, le cœur purifié, je rentrais au lycée.
Cette alternance entre les heures de travail et les heures du bord de mer, je la
vivais depuis toujours, mais le cadre et le rythme étaient tellement bouleversés
qu’ils semblaient appartenir à un autre. Un autre qui ne me ressemblait pas tout
à fait. Pourtant, sous cette perspective nouvelle, et de façon imprévue, une vallée
inscrite au fond de moi-même se découvrait : Le Passé, qu’un étrange pouvoir
faisait ressurgir comme une page invisible, ressuscitée dans l’instant. J’en avais
eu la révélation lors de la visite de mon père : Un jour, au parloir, un bel officier.
C’était lui, le cher papa ! Lui, dans la tenue de l’autre guerre, que je n’avais
jamais vue. Lui, dans cette jeunesse qu’il garderait toute sa vie, et que
l’uniforme exaltait ! Tout naturellement, on s’était embrassé au nom de toute la
famille. On avait écarté l’inquiétude d’une invasion et évoqué une victoire peu
coûteuse. Puis, nous nous étions promenés sur le port, dans l’atmosphère irréelle
de cet hiver 1940, qui ressemblait à ce calme trompeur, annonciateur des
tempêtes.
Tant de mondes, tour à tour, apparaissaient, disparaissaient ou se juxtaposaient
de façon la plus imprévue et la plus naturelle que les mots ne pouvaient surgir.
Mais, dans les longs intervalles de silence, une invocation commune nous portait
vers les pages du souvenir. Elles émergeaient et replongeaient d’elles mêmes
avec la force d’une présence invisible et insaisissable : C’était, loin dans
l’Autrefois, pour moi, le vieil appartement près de la gare de Port Royal où, les
premières nuits de retour des vacances, dans le bruit du tramway, je voyais
défiler sur le plafond les raies de lumière qui, venant de la rue, traversaient les
volets. C’était l’amie russe, le docteur, qui venait mettre des ventouses ou des
sinapismes de moutarde au malade du jour ; Aline, donnant un conseil pour un
devoir d’Anglais, Charles lisant à ses enfants un Arsène Lupin ou à regret,
dérangé, intervenant sur un problème de physique. C’étaient les recherches
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d’instruments à vent au cours desquelles il guidait ses fils, plus tard, vers le
passage du grand cerf, quand il ne les invitait pas, quelquefois, à la répétition
générale des concerts dans la vieille salle du conservatoire.
C’était aussi, toujours plus tard, la lumineuse salle à manger de la rue
Froidevaux avec la table campagnarde face à « Mozart au clavecin » ou peut-
être, couvrant le mur, la toile jaune « La prise de Makong par l’amiral
Courbet ». C’étaient, tous les dimanches, les déjeuners rue du val de Grâce, au
fond du jardin de l’hôtel particulier de Mlle de Lavallière, chez Jean et Mimi, les
si chers grands parents, où Mimi, qui avait passé son enfance dans le
Constantinois, faisait de si bons couscous, ce plat qui pour moi resterait comme
une madeleine de Proust. C’étaient les inoubliables journées d’évasion au stade
Rolland Garros, captivés par les allers et retours de la balle sonore au dessus des
courts de brique rouge où un public passionné semblait, comme eux, devoir
risquer sa vie sur l’issue d’un drame classique.
Comme hors du Temps, nous marchions le long du port, dans un silence d’où
jaillissait une musique intérieure. C’était la mélancolie des rentrées d’automne,
les sonneries de cor sur les feuilles mortes des jardins jaunis de Paris, qui
s’envolaient de la fenêtre de l’appartement, avant que Charles n’eût donné ses
cuivres à son fils François, se réservant le piano pour diriger ses airs préférés
d’opéras de Mozart ou de Haendel. C’étaient aussi, les vacances venues, les
jours heureux près de la mer, quand Ty Yann avait surgi, il nous semblait pour
l’éternité. C’était la maison du bonheur, avec des chambres pour tous, une
grande salle à manger et son immense cheminée de granit, un atelier de peintre à
l’étage. On voyait la mer, d’un peu plus haut que de Roch ar Had. Mais c’était la
mer, comme encadrée par les pins, introduits par l’oncle Louis et son frère
l’oncle Tintin dans l’uniformité des ajoncs et des genêts. La chambre que je
partageais avec mon frère cadet François était bleue, face à celle, rouge, de Jean,
qui dominait la baie. Jean, le grand père, qu’il ne fallait pas appeler autrement.
Cela donne bien l’atmosphère de la maison !
Le vent du large, vers le Nord et l’Est, était coupé par un bois de pins,
judicieusement placé.
C’est dans ce cadre que nos pensées tournaient dans un silence rythmé par
quelques mots d’apparence banale, comme cela se produit souvent dans les
grands moments. Mais nous évoquions sans doute tous deux les mêmes
souvenirs. Ils tournaient peut-être autour du « capitaine » ; le capitaine ! Ce nom
lui avait été donné parce qu’il avait un voilier, l’Eglantine, sur lequel il
embarquait, chaque après-midi d’été permis par la marée, avec tous ses amis
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venus avec lui de Paris pour les vacances universitaires. Il était grand historien,
Louis grand neurologiste. Ils étaient venus les premiers au pays, découvert par
Louis vers 1897 au cours de vacances chez son ami Anatole le Bras, le poète. Ils
avaient d’abord habité Roch ar Had, la première maison sur la baie, cela a été
dit, construite en 1900. Au mariage de Louis, la maison de Seignobos, le
« capitaine » surgissait de l’autre côté d’un rocher.
C’était « Taschen Bihan », la maison où, tous les soirs, les gens du pays
pouvaient se joindre aux amis pour danser pendant que le capitaine jouait au
piano des airs folkloriques de Bretagne ou de son Auvergne natale délaissée
pour la mer. Parfois, aussi, comme plus tard à Ty Yann, puis chez Fred et Irène
Joliot dans la maison de Marie Curie, pépinière de prix Nobel, on jouait aux
lettres au lieu de danser, ou on discutait de sujets scientifiques, littéraires ou
historiques qui dépassaient de loin mon univers enfantin. Ce n’est que
longtemps après que je devais réaliser à quel point cet entourage, qui me
paraissait tout naturel, était, en tout point, exceptionnel. Sans aucun doute, il a
contribué à rendre plus déchirant encore de devoir abandonner avec mon Paradis
d’enfant gâté, à nul autre pareil, et ces êtres qui avaient une importance
insoupçonnée par moi. Sans aucun doute aussi, la haute conception qui flottait
autour de moi de l’honneur et de la grandeur a-telle influencé ma décision. J’ai
toujours été Cornélien plus que Racinien, Hugolien plus que Balzacien. Et je le
dois beaucoup à mon grand-père Jean et à ma grand-mère Henriette, sans oublier
ma mère et son amour de la langue anglaise.
Ce Paradis, c’étaient surtout les souvenirs d’un domaine féerique qui planaient
ce jour là, le long de la promenade autour du port autour de la présence de mon
père. Etait-ce « L’Axone », le grand dundee de l’oncle Louis ? Ou, plutôt l’
« Eglantine », au milieu des îles où le fidèle bateau débarquait sa vingtaine de
passagers pour quelque marche ou quelque jeu de « barres », avant de rentrer le
soir avec le flot ? L’Axone, c’était le bateau des gens sérieux. On y embarquait
en petit nombre. C’était toujours un grand honneur, un peu impressionnant. On
parlait peu ; on s’intéressait à la navigation, et, malgré la présence d’un marin
professionnel, d’un mousse et d’un mécanicien (car il y avait un moteur), l’oncle
Louis sous l’autorité de son éternelle casquette de navigateur et toujours équipé
d’une veste bleue style officier de marine, ouverte sur une cravate selon la mode
d’après la grande guerre plutôt que montant jusqu’au cou, aimait prendre la
barre lui-même, la tante Marcelle, elle-même coiffée d’une casquette de toile
blanche, répondant brièvement aux naïves questions de nature non maritimes
des passagers. Le côté sérieux de tout le monde et la taille du bateau
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s’accordaient, au fond, pour devoir préférer la navigation hauturière aux sorties
côtières, tellement plus divertissantes. C’est bien là que l’Eglantine entrait en
jeu. On ne pouvait imaginer deux voiliers plus différents que ceux des deux
vieux amis de la Sorbonne (ils seraient toujours vieux pour moi qui, d’ailleurs
me verrais toujours jeune). L’Axone était beaucoup plus long, beaucoup plus
lourd ; il avait des couchettes pour la croisière ; c’était un yawl dont la mâture
avait été réduite pour plus de sécurité. Quoique d’un tirant d’eau modeste, et
donc bien adapté à la région, il gîtait très peu, ce qui offrait les meilleures
garanties à la sérénité de la conversation. Il était d’origine anglaise, référence
sérieuse. Il était blanc avec une carène rouge. L’Eglantine, elle, était blanche
avec une carène verte. Sa quille profonde ne l’empêchait pas de se coucher sur
l’eau dès que le vent fraîchissait ; mais cela ne faisait apparemment que stimuler
l’ardeur de la conversation entre les passagers. Le Capitaine, vêtu de son éternel
costume de laine blanc rayé de fines raies bleu marine surmonté de son éternel
chapeau mou de toile blanche, ne prenait jamais la barre. C’était le « père
Rousseau » qui barrait et pilotait, sans carte, à travers tous les rochers et à toutes
les hauteurs d’eau de ce pays à très fort marnage. Le mousse, c’était François,
son fils, que je devais revoir bien plus tard, dans la Marine, avec toujours en lui
cette pureté de sentiment si typiquement bretonne. Parfois, si le vent tombait
c’est avec grand peine que le noble bateau devait regagner le mouillage à la
godille, ou péniblement remorqué par le canot, si celui-ci avait été utilisé pour
un débarquement. Cela faisait partie des imprévus qui donnent leur charme aux
vacances.
Du reste, ils ne manquaient pas, ces imprévus, au cours des multiples
promenades rendues possibles par la variété de la côte, cette côte aux criques si
découpées, aux îles innombrables, que l’absence de plages renommées
protégeait des intrus, en réservant aux seuls initiés le secret de l’envoûtement
dans lequel ils étaient plongés. Seul le redoutable vent d’Est avait le pouvoir
d’interdire toute sortie en mer, et l’on voyait alors le Capitaine remettre
l’appareillage à des jours meilleurs, bougonnant, depuis le matin, « vent d’Est !
Vent d’Est ! » en taillant ses massifs de fleurs, dont aucun œillet n’irait, cette
fois-ci, décorer la poitrine ou la chevelure de la plus belle passagère, Cruel vent
d’Est, si justement perçu par Joseph Conrad dans un de ses livres dont j’oubliais
alors le titre ! Parfois, pendant plusieurs semaines, il venait combattre le règne
du vent d’Ouest, du bon vent de la mer, en prenant la côte à rebrousse-poil pour
couvrir la baie de toute une armée de vagues grondantes et sifflantes qui se
jouaient des bateaux au mouillage sous le ciel délavé et uniforme de la terre
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qu’avaient fui les beaux nuages blancs du large déployés par le vent du
« noroît ». Tous ces souvenirs, plus ou moins conscients, donnaient une
poignante mélancolie à la promenade du père et du fils, comme un air de
musique dans le silence, que l’attente d’une tragédie venait magnifier.
Puis, ce Temps qui les avait transportés si loin, voilà que, subitement, il n’avait
plus voulu les garder là bas ; et les images étaient retombées comme des feuilles
mortes, avec la magie de leur évocation. C’était à nouveau le port du Présent qui
s’étendait devant leur âme dépouillée.
Ce désenchantement subit, après que la silhouette de mon père eût peu à peu
rétréci dans l’inexorable distance, avec le train qui l’emportait vers la guerre,
inexorablement, comme un signe avant-coureur d’autres départs.
Le cœur lourd, j’étais rentré au lycée, me demandant quel rêve je venais de faire,
et m’efforçant en vain de le faire ressurgir.
Ce soir là, c’était Lord Jim, le héros déchu inventé par Joseph Conrad, qui
m’avait consolé. J’en avançais fébrilement la lecture chaque fois que je pouvais
desserrer l’emprise du lycée. Alors l’étude s’effaçait insensiblement dans la
blancheur des pages, pour faire place à des horizons lumineux. Comme une
apparition, surgie dans la triste grisaille des murs et du plafond de l’étude, la
figure de Jim entrait dans la réalité, avec tout le romantisme de son destin. Peut-
être l’attirance de ces îles lointaines où le drame s’enlaçait avait-elle contribué à
faire de ce héros manqué un exemple autrement puissant que la vie de capitaines
plus chanceux. Sans doute aussi, le personnage central ressortait-il du clair
obscur du récit sous un éclairage qui lui donnait une auréole très singulière. Il ne
fallait pas être Lord Jim ! Il ne fallait pas abandonner son navire, car le Destin
ne revient jamais en arrière. Et là, le navire, c’était l’Idéal ! C’était le Rêve !
La figure du héros manqué avait donné un caractère de noblesse à la grisaille de
l’hiver. J’avais tout juste achevé ma lecture, au milieu de tous les cours dont
dépendait l’avenir quand, avec le printemps, l’invasion était venue. Le concours
interrompu, j’avais quitté en hâte la ville menacée. À peine huit jours s’étaient
écoulés depuis. Huit jours, qui défilaient comme un songe dont on se réveille à
peine.
Après d’innombrables changements dans des gares bondées de réfugiés, j’avais
fini par laisser la grande ligne et le flot de l’exode. J’avais retrouvé le petit train
de Paimpol qui semblait m’attendre comme toujours, avec ses wagons désuets et
sa locomotive si courte, que la cheminée, semblable au pavillon de quelque
immense trombone semblait encore raccourcir. Bon vieux guide, quel étranger
eût songé à emprunter son rude itinéraire, célébré seulement les jours de fêtes
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religieuses, par le pèlerinage des coiffes dentelées ? Pendant qu’il prenait son
élan, on aurait pu croire que ses roues étaient carrées tellement il tanguait
fortement, montant et descendant tour à tour dans un style heurté dont il avait le
secret, en accusant d’un choc sourd chaque retombée sur le rail. Puis, sous
l’effet de la vitesse, les tressautements se rapprochaient de plus en plus pour
finir en une sorte de sautillement continu, comme si, ne prenant plus qu’une
série d’appuis très légers sur le sol, les wagons allaient peut-être s’envoler.
Bientôt, la machine s’était mise en branle dans un nuage de vapeur et un grand
essoufflement de pistons, passant de l’hésitation à l’assurance, pour s’élancer
finalement avec une confiance presque débordante. Ce bon petit tain, hurlant,
sifflant, grinçant, comme il avait un rythme bien à lui ! Le rapide glissait sur les
rails, tirant de l’espace le son continu d’un doigt sur une coupe de cristal, si bien
que dans la cadence régulière du mouvement, rien ne venait accentuer tel ou tel
aspect du paysage. C’était un rythme détaché, universel, impersonnel. Le petit
train, lui, s’exprimait par une cadence si libre que le cours des choses
apparaissait sans cesse renouvelé, dans un intervalle parfois d’une longueur
désespérante, parfois extraordinairement rapide. D’abord, il traversait comme à
regret une campagne sans histoire, tirant lentement des bouffées bleues de son
antique brûle-gueule, ou s’arrêtant sans raison devant une gare isolée. Puis, le
cœur de la nature semblait battre plus vite comme la locomotive dévalait la
descente qui, soudain, semblait voir comme un morceau de fiord sous un
tourbillon de fumée. Le paysage, jusque là mesuré, prenait en quelques instants
des proportions hardies, avec des pins, la falaise sonore et la rivière, douce
comme un songe au pied du château féodal qui, depuis le haut moyen âge,
gardait la boucle de la rivière contre les Vikings, les Anglais, et maintenant, si
fragilement, contre les nouveaux envahisseurs.
C’était là l’entée du Royaume.
Le Temps, soudain libéré, coulait vers l’Enfance.
Ainsi, j’avais regagné Paimpol, d’où j’avais marché jusqu’à Ty Yann, comme si,
par enchantement, le désastre était effacé par tous les arbres, les buissons, les
pierres, les points de vue du chemin familier qui menait au souvenir, à la
promesse du Paradis perdu.
La maison m’avait accueilli au bout de l’allée de lambertianas, avec ses massifs
d’hortensias et de géraniums, la prairie ponctuée de tilleuls odorants. Aline, ma
mère, était là comme avant, elle qui l’avait conduit l’automne d’avant dans la
triste pension. Mes deux jeunes frères aussi. Ils avaient passé l’année scolaire là-
bas, au lycée, avec les enfants des vacanciers qui n’avaient pas regagné Paris.
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Rien ne semblait changé : Les murs couverts de lierre, les pins sur la mer, la
grande baie vitrée de la salle à manger, la cheminée encadrée de granit où Jean
aimait faire d’immenses flambées qui réchauffaient ceux qui, en bas, mangeaient
ou jouaient aux lettres et ceux qui, en haut, dans la bibliothèque, lisaient ou
s’affrontaient aux échecs. L’azur des beaux jours avait comme imprégné le
granit rose qui soulignait les fenêtres et leur donnait comme un regard de
bonheur. Mais ce bonheur avait disparu. Je regardais la maison, et la maison ne
me reconnaissait pas, comme si elle eût appartenu à un autre univers. J’avais
ouvert les pièces l’une après l’autre, et les pièces étaient restées vides. Ainsi, je
n’avais plus habité la chambre bleue de mon enfance mais la chambre rouge de
Jean, qui, malgré son âge, et en tant que Ministre de la Recherche Scientifique
qu’il avait crée, était au loin, et ne pensait qu’à continuer la guerre. Seul, un
bureau dont les murs étaient garnis de livres de physique, et de romans policiers,
la séparaient de la chambre mauve de Mimi, mon irremplaçable grand-mère.
Elle y était toujours tellement présente que personne ne l’habitait depuis sa mort.
Quand j’y pénétrais, il me semblait toujours entendre sa voix si douce me
souhaiter le matin la bienvenue dans sa chambre ainsi qu’à mon frère François,
en tendant des madeleines à « la nation la plus favorisée », ou plus tard dans la
journée, lisant « Les trois mousquetaires », « Vingt ans après », « Le comte de
Montecristo », « Le tour du monde en 80 jours », « L’île mystérieuse », « Notre
Dame de Paris », et, bien sûr « Les misérables »… Son beau visage hellénique
flotterait toujours là, invisible comme un parfum.
Il ne restait rien non plus de ce joyeux essaim de migrateurs qui, l’été venu,
peuplaient le village, puis s’envolaient vers Paris à l’arrivée de l’automne. Seuls,
on l’a dit, étaient restées à Ty Yann les épouses de Charles et de Françis, Aline,
sa mère et « Coletta » sa tante, avec les enfants. L’oncle Louis et le capitaine
représentaient à eux seuls, la génération qui avait découvert le pays, alors
complètement inconnu des parisiens. Par quel miracle les ancêtres s’étaient-ils
justement fixés ici, je ne l’avais su que beaucoup plus tard, tant le bonheur paraît
toujours tout naturel. Il fallait probablement remonter à l’amitié, née peut-être à
la Sorbonne, entre l’oncle Louis et le poète breton Anatole le Bras, qu’il avait
connu à la Sorbonne, comme ami de Charles Seignobos, le « capitaine », qui, en
tant qu’historien connaissait beaucoup de choses et beaucoup de personnes. Le
Capitaine venait d’un village dépouillé de l’Ardèche, dont j’avais oublié le
nom ; l’oncle Louis de la ville d’Epinal, dans les sapins des Vosges. Tous deux
avaient abandonné leur terre natale pour se jeter avec passion sur cette côte
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bretonne inconnue, secrète et grandiose, où la mer vous plonge dans l’aventure
et le rêve.
Du reste, cet état d’âme était depuis longtemps dans la famille de Louis, ce qui
expliquait qu’il fût à l’origine de cette découverte ayant entraîné tant d’heureux
élus dans une aventure unique. En effet, son plus jeune frère, « l’oncle Tintin »
s’était littéralement jeté à l’eau à l’âge de seize ans en s’embarquant sur un cap-
hornier, puis avait fait le tour du monde avant de se trouver, à la fin du siècle,
élève officier de la marine marchande à Paimpol, à l’époque où l’oncle Louis en
vacances chez Anatole Le Bras, avait accompagné depuis Port Blanc, une dame
de passage (plus de trente kilomètres à pied, cela n’effrayait personne à
l’époque). Il avait dormi à Paimpol. Le lendemain, il avait pris le « chemin
Loti » jusqu’à la croix des veuves, d’où on embrasse tout le paysage d’un coup
d’œil jusqu’à l’île de Bréhat. Au milieu de la baie, alors complètement sauvage
mis à part quelques maisons de pêcheurs groupées sur des galets, surgissait un
gros rocher de granit, qui ressemblait à quelque château fort érigé par la nature.
C’était là ! Pas d’eau ; pas de chemin. Partout la lande. Point d’arbres, sauf, peut
être, celui qu’il imaginait déjà là, le grand châtaigner, tout seul sur la baie, parmi
le tapis d’ajoncs et de genêts, ce tapis gris vert qui, au printemps, s’illumine de
fleurs d’un jaune si chaud. Vite une petite route, une grande citerne ; et au
tournant du siècle, Roch ar Had (le « rocher au lièvre ») était debout.
Comme il arrive souvent dans la vie des hommes et des nations, un événement
singulier entraîne toute une cascade de conséquences qui font l’histoire. Ainsi, le
Capitaine avait-il partagé la nouvelle demeure, de même que le premier bateau,
qui s’appelait la « Flèche », puis au mariage de Louis, avait construit sa propre
maison, Taschen bihan, que seule une petite colline séparait de celle de son ami.
Notéric, la maison de l’oncle Tintin était déjà là, juste en dessous du rocher. Plus
important, un autre ami, le bientôt célèbre Jean Perrin était passé voir Louis au
cours d’une tournée d’examens à l’Ecole Navale. Marie Curie avait suivi, et,
avec elle ses filles, dont le destin également exceptionnel allait participer de la
légende du lieu. Mais, Jean et Louis, c’était aussi leurs enfants, Aline et Charles.
Ils avaient subi l’enchantement au point de se marier là bas, l’été 1920. J’avais,
paraît-il, été baptisé un an plus tard sur le rocher par l’oncle Tintin, à l’âge de
trois mois, au cours d’une cérémonie fantaisiste où un feu avait été allumé.
Etait-ce une vieille coutume celtique ?
Le lecteur ne peut comprendre l’âme du jeune homme que j’étais devenu sans
tous ces points singuliers, si exaltants et si profonds qui avaient formé son
enfance et abouti à la magie de ce lieu, maintenant menacé de disparaître. Ainsi,
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au cours des années heureuses de mon enfance, j’étais donc revenu là bas, dans
ce royaume qui me paraissait tout naturel, et qui était si extraordinaire, ce
royaume qui semblait éternel et qui était si fragile. Ce royaume où l’aventure de
l’enfance côtoyait les voiles sur l’eau parmi les îles, dans la joie des passagers et
la jeunesse des canotages du matin dans les rochers. Ce royaume qui avait
l’audace de s’inventer si près de la rude tradition des pêcheurs d’Islande, et dont
le romantisme puisait sa grandeur, et sa poésie dans le dépaysement de la langue
et des coutumes celtiques, auxquelles il ajoutait toute la fraîcheur de sa vie. Ce
royaume qui se créait pour chanter cette mer d’été, cette mer d’évasion et de
liberté si différente de la mer terrible des travailleurs de la mer si bien chantée
par Hugo, si poétiquement évoquée par Loti, et qui, pourtant était là, sous leurs
yeux, dans sa changeante magie, inscrite dans le paysage, de l’autre côté de la
baie.
Elles avaient été bien peu nombreuses, ces années qui pourtant jusqu’à
l’annonce de la débâcle, ressemblaient à l’éternité ! Et puis, soudain, la voix de
ce vieux maréchal qui annonçait la capitulation ; cette voix cassée par l’âge et
par le chagrin qui faisait don de sa personne à la France et cherchait un accord
avec l’envahisseur. Eh bien non ! L’homme que ce drame révélait à lui-même
allait continuer la lutte en Angleterre, cette nation invaincue qu’il connaissait un
peu et dont il estimait la grandeur. La France était à genoux et prête à collaborer
dans son âme. Eh bien, il serait dans les rangs des marins anglais, exilé, ou mort,
mais libre, pour la survie de la vraie France, et, au moins pour son honneur !
La nouvelle de l’armistice avait produit un soulagement général dans tout le
pays, mais ce sentiment était mêlé, tout naturellement à un état de révolte et de
honte qu’il fallait comprendre puis oublier. Chez les quelques membres de la
famille encore présents dans la maison de Jean, ou chez le Capitaine, régnait une
grande méfiance vis-à-vis du vieux maréchal, figure symbolique respectée de
tous et appelée par les députés, mais peu apte à tenir tête à Hitler. Ses
conceptions politiques ne pouvaient que l’éloigner, d’ailleurs des idées du
milieu universitaire qui régnait à Saint Goëlo. Mais il était le pouvoir légal, la
seule autorité face à l’ennemi. Terrible dilemme !
L’oncle Louis, la plus haute autorité familiale et morale présente semblait le
meilleur conseiller, d’autant plus que, comme Jean ou le capitaine, il était d’un
patriotisme intransigeant, dont il allait, d’ailleurs donner une éclatante
démonstration peu de temps après, en tenant tête à des soldats allemands qui,
sans ordre écrit, allaient s’emparer de son canot.
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J’allai donc le voir. Tout en m’approuvant, il avait cependant souligné que partir
c’était, inévitablement, être considéré comme déserteur, et que la décision était
donc d’une extrême gravité. Je n’en avais pas moins gardé en moi la grande
idée, la folle idée du départ.
Mais aucune occasion ne se présentait, hélas ! Et le projet ressemblait de plus en
plus à un rêve. Ce rêve venait rejoindre tous les souvenirs qui flottaient autour
de la baie, eux aussi inaccessibles, mais dont la présence résonnait avec la force
que donne un ultime adieu à l’être que l’on aime ou à tout ce qu’on a été, tandis
que l’aventure patriotique n’était qu’une image sans réalité, peut-être qu’un
dangereux mirage, pour lequel aucun instant de la vie ne pouvait témoigner.
D’ailleurs, une obscure fatalité semblait s’opposer à tout départ : plusieurs
bateaux avaient été signalés en grand rade, mais n’avaient pas accosté. Un
chalutier était, paraît-il passé pour repartir immédiatement, sans prendre, disait-
on, aucun passager.
Et puis, soudain, la nouvelle ! Une goélette venait d’entrer au port, à la marée
haute du soir. C’était le 18 Juin. Qui se doutait alors que ce jour allait, plus tard,
devenir la date d’un appel historique, alors qu’il rappelait jusque là le nom de
Waterloo ? Que, pour l’histoire, cette nouvelle victoire anglaise sonnerait la
Liberté pour la France et son honneur retrouvé par delà le désastre. Qu’importe !
Je sentais soudain que l’évasion était possible. Dans l’exaltation du moment, je
m’étais précipité à Paimpol sur ma bicyclette, sur laquelle j’étais parti en
Angleterre dans quelque vie antérieure, pour ma première aventure.
La goélette était bien là ! Elle était accostée devant l’école d’hydrographie. Son
directeur avait, parait-il, demandé à ses élèves d’embarquer le lendemain, pour
quitter le port sans délai. Personne n’avait remarqué la beauté de ce navire, d’un
noir étincelant ; ni encore le magnifique carré en cuir rouge. Il y avait plus
important à faire que de savoir l’histoire de ce bateau, dont on avait su plus tard
qu’il avait servi dans le pays avant d’être acheté par un riche industriel pour être
transformée en yacht de luxe, basé au Havre. Il s’appelait la Manou. Ce nom
avait quelque chose de déjà familier, de rassurant. Cela aurait paru encore plus
important si l’imminence de l’arrivée des motocyclistes allemands avait été
connue, ainsi que tous les événements improbables dont allait dépendre le
franchissement des écluses. Cependant, j’étais retourné à la maison, hanté par
une seule question : fallait-il partir, maintenant que c’était enfin possible, et pour
la dernière fois ?
La splendide journée de juin semblait s’éterniser cruellement dans la soirée,
comme pour dire adieu dans sa plus belle apparence. Puis, après un dîner en
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famille avec ma mère, mes deux frères, ma tante et ses trois enfants, tous,
également bien jeunes, on était monté se coucher. La nuit porterait conseil, et
demain serait important ! Tout cela s’était d’ailleurs fait le plus naturellement du
monde, dans la simplicité de tous les jours, les pires que la France eût connus
dans toute sa longue histoire.
Mais, c’était ainsi ! L’enfance était morte et, ce 18 juin au soir, se jouait tout
l’avenir. La nuit tombait, majestueuse sur la baie d’argent liquide. Les étoiles,
l’une après l’autre, se montraient. J’étais seul maintenant. Ce n’était plus ma
chambre, mais la chambre rouge, celle de Jean…Les chambres, elles aussi
avaient changé d’époque ! J’étais encore plus seul que la première nuit en
Angleterre, à Oak Tree House après le départ de ma mère. Les murs autour de
moi étaient tout impressionnés d’odeur de bois verni, de senteurs de jardin,
d’innombrables reflets d’eau et de soleil. Ils étaient à la fois sérieux et
accueillants, avec de gros livres de science ouverts sur la table et quelques
romans posés près du lit, car Jean restait quelquefois toute une nuit à lire après
avoir passé la soirée à tailler ses arbres, quand la navigation sur l’Eglantine lui
en laissait le temps. Mais ce soir, il était loin de sa maison bien aimée, loin de sa
famille, criant sans doute à la trahison, comme il le faisait chaque fois que la
capitulation de Bazaine pendant la guerre de 70 était évoquée. Et la chambre
était comme dépaysée et vide.
La lune s’était levée, la baie scintillait comme avant, dans un dédain grandiose
des malheurs des hommes. Une faible brise de Noroît parcourait les pins, faisant
courir ça et là des masses d’ombre sur l’eau. Le clapotis de la mer rythmait le
cœur du monde nocturne ; l’air portait loin le parfum des pins auquel se mêlait
l’odeur sauvage des goémons. Une telle puissance d’éternité jaillissait de ces
lieux que je ne savais plus qui j’étais, ni à quelle époque. Il me semblait avoir
toujours été là et devoir toujours y demeurer. O pays d’Enfance, pourquoi dois
tu nous quitter un jour ? On vit sans savoir avec quelle ferveur il faudrait vivre ;
un matin on se lève et tu n’es plus qu’un rêve ! Les apparences n’ont pas
changé, mais quelque chose a fui loin de nous, et c’est en vain que le regard
sonde dans la virginité de l’espace pour y chercher le Temps écoulé.
Je contemplais le paysage avec émerveillement, comme fasciné, heureux
d’exister, simplement, comme le sang que je sentais couler dans ses veines. Un
instant, je fermai les yeux pour mieux m’accorder à la sérénité de la nuit. Mais,
il n’y avait que le noir, et mon cœur qui battait à se rompre. Je rouvris les yeux.
La baie était là, et pourtant elle n’apportait plus le même apaisement, comme si
un charme avait été rompu, comme si, soudain, la clef de son Royaume était
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tombée au fond de l’eau… Je ne pouvais comprendre que la chute des armées
êut pu en si peu de temps faire de mon paradis une chose morte. On eût dit un
enterrement, sous les étoiles et les fleurs de Juin. Etait-ce le glas de la France, de
l’Idéal, de la jeunesse ?
Je demeurais là, frappé de stupeur. J’avais prise sur la vie, mais, face à la mer,
j’étais désemparé. Et demain, la goélette partait : Il fallait agir !
Lord Jim avait sauté après l’abordage, et abandonné le navire qu’il jugeait en
perdition. Et cela avait été la chute de sa vie : jamais, il n’avait pu racheter cette
faute. Ce qui lui avait manqué, c’était cette voix qui commande l’action au
milieu des périls les plus imprévus. Il n’avait eu ni le sens du devoir ni le sens de
la mer, ni la juste appréciation, dans l’instant, de l’état du bâtiment. Faute de
cela, il n’avait pas fait preuve, en prenant sa décision hâtive, de cette trempe
d’âme qui fait saisir en un clin d’œil, la frontière mouvante entre le succès et le
désastre, la grandeur et la folie. Allais-je sauter, moi aussi ?
Plusieurs champs de gravitation me sollicitaient à la fois : tantôt, mon orbite
indécise était attirée vers l’action, tantôt vers le rêve ; tantôt vers la terre, tantôt
vers la mer, s’infléchissant tour à tour vers les astres ternis de la Liberté ou vers
ceux, plus proches à chaque instant de la servitude. Où finirait donc ma
trajectoire, et comment basculer d’un monde vers l’autre ? Un simple geste, et
tout était joué ! Je le pouvais encore, pendant quelques heures, et ensuite ce
serait trop tard, à jamais. J’avais encore le choix. Pour cela, il fallait voir clair en
moi-même, qui n’avais jamais appris que la vie des autres dans les livres : rois
de France, révolutionnaires, empereurs romains, conquérants ou philosophes
grecs, personnages de Balzac ou de Dickens dans leur comédie humaine des
deux côtés de la Manche, grands caractères hugoliens, capitaines conradiens, ou
même rêveur dans l’utopie comme Dom Quichotte.
Parmi eux, hélas, personne n’avait été placé dans ma situation, mais ceux que
j’admirais le plus avaient, à un moment, risqué de tout perdre pour sauver leur
idéal. Quel chemin suivre dans l’obscurité de mon âme, où les idées, comme des
papillons éblouis, venaient buter sur des milliers de lampes sans apercevoir
l’issue ? Quelle voix écouter dans le tumulte où se perdaient les phrases les plus
intimes du cœur ?
Le grand enfant que j’étais encore vit d’abord la chambre qu’il occupait à la
place de Jean, comme si c’était lui, maintenant, le chef de famille. Il n’avait
jamais dormi là. Pourquoi n’était-t-il pas dans la chambre bleue de ses
souvenirs, il ne se l’était pas, non plus demandé. Mais, par la fenêtre ouverte, il
sentait la maison respirer dans le vent et les vagues, et il savait qu’une partie
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ancienne de lui-même était là, dans ce rythme millénaire. Tout autour, il devinait
la présence des arbres, de la plage, des îles d’en face. Mais qu’était-ce que tout
cela, qui serait demain souillé par l’esclavage ? Etait-ce le sort qu’il désirait ?
Croyait-t-il donc que, le pays conquis, il pourrait demeurer inchangé ? L’âme
n’a que la couleur du ciel : Ce qu’il fallait, c’était chercher plus loin, plus haut,
le soleil. Les hommes libres devaient se regrouper derrière la mer, autrement ils
périraient dans la terre, l’un après l’autre.
Comme naguère, il partirait, et ce voyage qu’il avait cru le plus grand de sa vie,
il le referait, plus grand encore ! Il traverserait la mer libératrice, ce Royaume
inconquis. C’était là sa vocation, il le voyait maintenant. C’était là qu’il l’avait
connue, mais, si ces lieux devaient périr, l’océan demeurait dans sa pureté
grandiose. Il baignait le monde d’un même idéal, de l’Occident à l’Orient, des
nuits de l’étoile polaire aux nuits de la croix du sud, et, jusqu’à la fin des temps,
il apporterait aux hommes son insondable message d’aventure et de liberté. La
terre était changeante, matérielle ; elle se laissait acheter par les riches et
conquérir par les puissants. On la retournait, on la sillonnait à des fins utilitaires.
C’était un élément servile. On la souillait avec des usines, des villas, des
casinos, et la terre ne disait rien parce qu’elle aime l’argent. On l’occupait avec
des châteaux, et la terre se taisait parce qu’elle est féodale et qu’elle aime être
dominée. On y construisait des cathédrales, et la terre ne disait pas que c’était
beau, car les cathédrales sont pour le ciel, et la terre ne reflète pas le ciel. La mer
était incorruptible, inconquérable. Elle acceptait les hommes, mais jamais les
hommes ne pourraient l’altérer. Ceux qui voulaient la dominer, c’est elle qui les
modelait. Ceux qui la servaient librement, c’est elle qui les épanouissait. Sous
ses aspects changeants elle était éternelle. À la terre matérielle, elle apportait
l’esprit, et de la terre elle ne recevait que ce qu’elle rejetait. Elle était ainsi,
inchangée depuis le début des temps, et sa couleur, grise ou bleue, était celle du
ciel. Elle était le Sacré, et, même les vitraux de Chartres n’égaleraient jamais le
miroitement des astres sur l’eau ni ses nuances délicates. Maintenant, la terre
était vaincue, la mer demeurait. Je comprenais qu’il fallait suivre la mer. Mon
royaume, il fallait le transporter plus haut, dans les soleils marins, vers le large.
Je regardai la baie de nouveau. La lune était masquée, mais on distinguait
toujours la surface de l’eau, plus sombre que le ciel, et qui blanchissait en
franges d’écume là où elle effleurait les rochers. Le calme de la nuit était
imperturbable. Quelque chose, pourtant, avait changé dans l’ancien paysage.
Soudain, je compris : les phares étaient éteints. C’était la guerre ! Le Grand
Léjon et le cap Fréhel ne rythmaient plus la nuit de leurs éclats jaunes.
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L’atmosphère était toute mélancolique, comme repliée sur elle-même après le
départ des hommes. Le jeune homme que je devenais se sentit seul sans son
enfance Ses tempes battaient dans le silence de l’espace. Il ferma la fenêtre.
L’heure devait être tardive, on ne percevait plus que quelques bruits épars dans
la maison. Il entendit sonner l’horloge, puis sa mère qui montait se coucher. Sa
maman ! Pouvait-il la laisser ? Que serait son désarroi devant ce cadre familier
où il ne serait plus ! Chaque jour, à son réveil, elle irait frapper à sa porte, ne
sachant plus si elle avait rêvé le départ de son fils, ou si elle voulait revivre les
derniers instants passés avec lui. Parfois aussi, plongée plus loin dans le passé,
elle le chercherait machinalement dans la chambre bleue, ou bien, elle
l’appellerait à l’heure des repas avec ses frères, mêlant son absence à leur
présence. Puis, dans la maison de Paris, seul, il ne serait plus là pendant les
longues soirées d’hiver. Et, chaque matin, il manquerait un écolier, chaque midi
une voix, chaque soir une tête bouclée dans un lit. Puis, peu à peu, il cesserait
d’exister là bas pour entrer dans la légende. On l’appellerait encore, puis,
insensiblement, son nom ne serait plus qu’évoqué, sorte de consonance abstraite
auréolée de mélancolie et d’espoir à la fois. Ainsi, lentement mais
inexorablement, quelqu’un le remplacerait : son absence !
Il serait quelque temps présent dans la demeure, divan prêt à être défait, violon
prêt à être joué, Bureau d’écolier prêt à être ouvert, puis, un soir l’un de ses
frères dormirait dans le divan, un jour travaillerait sur le bureau. Un autre jour,
sans doute, le violon serait donné à quelque ami de la famille désirant travailler
cet instrument si personnel, si attaché à son maître. Un à un, tous ses objets
l’abandonneraient, eux qui faisaient partie de lui-même ! Il n’aurait alors
d’existence que par la photo, amoureusement encadrée, coupée de la vie dans un
exil glacé. Il serait là pour les autres, figé à jamais sous le verre, dans l’exil des
morts. Mais, réellement, il voguerait au loin, puisant ses forces vives à la coupe
du large, forgeant son âme dans le choc des armes. S’il revenait, quel
enrichissement pour lui, tandis que sa mère n’aurait eu que la misère et
l’angoisse !
Ce repli douloureux, cette mort de chaque jour, qui avait le droit d’imposer
cela ? Sa maman ! Il alluma pour qu’elle vînt encore lui dire bonsoir. Les pas
s’approchèrent. Elle entra. Devinant son angoisse, elle le prit dans ses bras
comme quand il était petit, et ce cri lui échappa « : Ne nous séparons pas !… Ils
restèrent ainsi un moment, savourant douloureusement cet instant de présence,
puis, elle se ressaisit : « Dors mon chéri, demain il fera jour ! ». Et son pas léger
s’éloigna peu à peu dans le noir, comme si leurs routes s’étaient déjà séparées.
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La lumière éteinte, il sentait monter en lui les forces de l’ombre, et avec elles,
tous les risques d’une folle entreprise. D‘abord, partir sans avoir vu son père,
était pour lui un autre déchirement. Son père, son ami, comment prévoir son
angoisse, sa fierté, son déchirement quand il apprendrait son départ ? Certes,
élevé dans la discipline rigoureuse et austère de l’oncle Louis, il connaissait
l’exigence du devoir au point d’aspirer à la liberté, mais c’était une liberté très
scientifique, à l’intérieur d’un système de valeurs qu’il fallait justifier si on les
inventait. Cela n’avait rien à voir avec ce qui apparaîtrait sans doute comme une
décision purement émotive. Mais, pourtant, Charles n’avait-t il pas tout risqué,
comme mû par une force soudaine, quand, sollicité par une galerie d’art
moderne, il avait abandonné une brillante carrière d’ingénieur pour se lancer
dans le monde dangereux de la peinture, juste avant la crise de 1929 ? Par la
suite, comme si cela avait été écrit d’avance, il avait été guidé par cette liberté
intérieure qui devait étonner tant de monde. Sa vie n’avait été qu’un combat,
qu’il allait poursuivre, pour se débarrasser des conventions interdisant,
finalement, la poésie du souvenir. Il sentait cela sans le formuler : Partir ne serait
pas contraire à la vision de son père. Contre tous, Charles avait fait le choix
presque insensé de la peinture. Pour lui, pourquoi pas l’Aventure ?
Pourtant, le bon sens disait de rester. C’était la saine réaction du paysan qui
défend son champ. D’ailleurs, si tous partaient, la terre deviendrait un domaine
germanique. Il fallait rester sur la terre de France, dans la communauté des
champs et des villes. Le cœur de la nation était loin dans les terres. Heureuse
Angleterre ! Il avait raisonné follement. L’appel de la mer était une utopie, un
rêve dangereux. La mer avait toujours, au moment crucial, rejeté la France.
L’histoire en témoignait. La réalité, c’était le continent, et c’était pour avoir
méconnu cette vérité que la France était aujourd’hui abattue. Elle avait trop
longtemps porté ses regards vers les rivages lointains qu’elle distinguait sur les
flots. Elle devait maintenant regarder à ses pieds son sol meurtri par le grand
choc continental. En s’imaginant à nouveau sur la mer, il sentit tous les dangers
qu’elle impliquait. Il se vit embarqué sur la goélette, dérivant dans la nuit, puis
drossée sur des récifs qui montaient et redescendaient dans la houle avec un
happement sinistre. Plus tard, il était recueilli par une vedette de la surveillance
du littoral, et ramené au port pour y être jugé…Il avait dû s’assoupir un instant.
Il frissonna en évoquant ces images, et en pensant qu’il aurait pu partir pour
toujours à l’étranger, comme un paria. Il s’imagina dans un camp de réfugiés à
Londres, condamné par son pays, seul parmi une foule d’inconnus. Non ! Il
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fallait chasser au loin l’idée de cet exil. Il fallait oublier la mer et ses illusions de
grandeur.
Des ombres couraient maintenant sur les murs de la chambre. La lune était
revenue. Il cherchait en vain le sommeil. Il étouffait. Il se leva pour ouvrir la
fenêtre, et y resta un instant accoudé, respirant l’odeur de résine des pins et
regardant la lune ; puis, il regagna son lit et s’endormit.
Il rêva peu. Plus tard, il crut se souvenir d’un songe qu’il avait eu cette nuit là.
Lord Jim lui apparaissait, debout dans la chaloupe, à côté du vapeur qui
menaçait de sombrer dans un magnifique clair de lune. Il portait un ciré par-
dessus ses vêtements de toile coloniale, et sa casquette, enfoncée sur le front,
laissait son visage en grande partie dans l’ombre. De sa stature massive émanait
une grande impression de noblesse, mais d’une noblesse vaincue par la fatalité.
On devinait son regard, tourné vers quelque but lointain qu’il ne pourrait jamais
atteindre. Une tristesse insondable émanait de ce visage, qui se détachait à
contre-jour de la scène du naufrage. On eût dit que l’espoir et la jeunesse
avaient, en quelques instants désertés ce corps plein de vigueur qui, comme un
automate, dirigeait en silence l’équipe de l’embarcation. À un moment, il s’était
tourné ostensiblement vers lui, pour lui montrer, de son bras tendu, le navire
incliné dans le calme majestueux de l’Orient nocturne. Ce geste, quelque peu
emphatique, paraissait avoir un double sens, à la fois théâtral et intérieur. Il
semblait dire « mon rôle est achevé ; à toi de me remplacer, si tu peux faire
mieux ! ». Et, ce naufrage était comme le symbole de quelque chose d’essentiel
qui menaçait d’être à jamais perdu. Comme l’idéal sombrant dans le lac noir du
destin antique.
Il se réveilla. Il avait dû dormir tard, car le soleil entrait à flots dans la chambre.
D’un bond, il fut à la fenêtre. C’était un de ces matins radieux et sereins où la
nature pavoise. Une lumière surnaturelle enveloppait l’univers. La mer était
haute et limpide, le ciel d’un de ces bleus profonds de Juin. Pas un bruit, pas une
âme n’altérait la sérénité de l’univers. Seuls, le rythme des vagues et le souffle
du vent dans les arbres. Là haut, dans le ciel, quelques nuages, merveilleusement
blancs, traversaient l’espace. En bas, les fleurs sauvages, en souvenir des
grappes d’or des ajoncs et des genêts de Pâques ou de l’Ascension, faisaient des
grappes de couleurs joyeuses sous le soleil déjà haut. C’était un de ces temps
bénis entre tous où, naguère, la joyeuse troupe partait à l’aviron s’enivrer de la
lumière des îles, parmi les algues et les courants. Dans le canot, on chantait de
vieux airs du temps de la marine à voiles pour donner le rythme aux nageurs.
L’après-midi, l’Eglantine aurait appareillé dans un essor blanc de voiles, sous la
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jeunesse de l’été. Le capitaine aurait offert un œillet à la favorite du jour, et l’on
serait parti loin vers les îles, si ce n’était vers la rivière, la conversation des
passagers comme rythmée par les commandements de virement de bord et le
clapotis des vagues sur l’étrave.
Mais, où était ce temps qui ne reviendrait plus, et qui, cependant, était toujours
là, invisible mais présent, comme le sang dans les veines, comme un amour
sublimé par une absence intolérable ? Il semblait dissous à l’état pur dans l’air
du matin, dans l’onde sonore de la baie, dont les milliers de rides caressaient la
plage comme elles caressaient la carène de l’Eglantine.
Il était là, dans les paillettes d’or qui scintillaient sur l’eau avec l’intensité du
souvenir. Il était là, prêt à renaître partout dans la richesse de sa présence, dans
chaque buisson, sur chaque rocher, chaque sentier. Mais il ne revenait plus,
hélas ! Il ne pouvait plus ressurgir inchangé, dans sa beauté première. L’enfant
que j’étais et que je n’étais plus ferma les yeux pour en revoir une dernière fois
toute la féerie…Il retrouva d’abord ses impressions devant le royaume
merveilleux qui s’ouvrait au petit écolier d’alors : l’air salin, la plage, les grands
rochers roses, la mer immense, la baie si intime ; puis les bois, les futaies aux
passages secrets pour jouer aux indiens. Il se souvint du jour où il avait plongé,
flotté, puis nagé dans l’eau. L’eau de là bas, froide au moment du plongeon,
puis, bientôt chaude, bleue, grise ou verte et toujours si salée, si vivifiante.
C’était un jour de soleil, dans ce nouvel espace liquide aux muettes palpitations,
cet espace qui vous portait, mêlé parfois au crissement jaune du sable fin, aux
chocs sourds des galets ou aux étranges forêts d’algues dont ses yeux immergés
discernaient vaguement l’étrange diversité. Il revécut les randonnées sur les
routes de l’arrière pays, ses promenades dans les chemins creux qui menaient à
la rivière, avec leurs enlacements mystérieux, la ferme près de la croix, la lande,
les grands blocs de granit sur la mer, le rocher où le canot accostait pour les
plongeons du matin aux marées hautes de morte eau. Il entendit à nouveau les
chants des nageurs dans le canot, avec la voix claire de sa tante, la voix grave et
forte de « Tito », le chimiste à la grande barbe blanche, père de Coletta ; les airs
anglais de madame Maurain, amie de Jean, agrégée de mathématiques, qui, à la
mort de son fils unique, s’était lancée à corps perdu dans la littérature anglaise.
Il entendit à nouveau les quadrilles, tournant au son du piano du capitaine, et les
bourrées rythmées par le choc des sabots et les chorals de Bach chantés parfois
le soir à Ty Yann. Il pensa à tous ceux qui n’étaient plus, et qui, pourtant étaient
toujours là, dans l’âme du pays, témoins des heures enfuies pour les heures à
venir.
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Dans une vision fulgurante, il embrassa tous les plus beaux moments passés
dans ces lieux sacrés : par les lumières poudreuses d’Est et les ciels mouillés
d’Ouest, sur la plage inondée de lunes ou les rochers rouges de soleil, dans la
brise des bois et des champs, sous la grandeur du large ou sur la jetée résonnant
de vagues, et dans la maison les soirs de veillée, quand on jouait aux lettres
auprès d’une flambée dans la grande cheminée. Que tout cela était loin déjà, et si
proche pourtant ! Si proche qu’il lui suffirait désormais de fermer les yeux pour
en être tout ébloui, et de ne plus pouvoir ensuite rien distinguer pendant des
heures, où il marcherait comme un somnambule. Si proche que, pendant
longtemps encore, son âme retentirait des échos répétés de son passé, comme si
une baguette magique d’un cristal invisible avait, soudain, fait résonner le dôme
des étoiles.
Il ouvrit à nouveau les yeux et regarda la baie. Puis, il referma la fenêtre à
jamais sur le royaume de l’Enfance :
Il partirait !
30
Chapitre 2
La matinée avait vite passé. Il avait fallu, geste terrible, faire son sac de marin,
preuve que le départ était bien une réalité. Mille choses de la vie quotidienne
avaient été revues pour savoir laquelle ne devait pas être oubliée, couteau,
montre, agenda, livre, chandail, chemise, blouson ;…
Sa mère avait tenu à lui donner un petit sac de napoléons d’or légués par la tante
Marie, sœur de Jean. Elle les avait patiemment accumulés au cours de sa vie de
labeur. Ils devaient, hélas, être volés plus tard à la base navale pendant une
mission en sous marin, alors qu’ils auraient été si utiles à la famille ! Pauvre
tante Marie ! Elle qui avait si souvent prêté de l’argent à son frère avant son prix
Nobel, ce cher grand-père qui, parfois, à l’occasion de quelque fête, invitait sa
fille, Aline, et ses enfants, dans un grand restaurant (tout était grand avec lui !) et
disait : « n’en parlez pas à la tante Marie ». Elle qui avait sauvé l’écolier que
j’étais de tant de désastres en mathématiques avant que l’entrée en classe de
« Flotte » (préparation à l’Ecole Navale) l’eût poussé à découvrir les austères
beautés de cette discipline.
Pauvre famille qui allait devoir subir les rigueurs de l’occupation ! L’après midi,
après une dernière partie d’échecs avec Daniel Auger, un frère de sa tante
Coletta, homme délicieux, qui allait mourir sous peu de tuberculose, il avait été
faire ses adieux à l’oncle Louis. L’appel du général de Gaulle venait d’être
entendu. « Tu peux partir maintenant » avait-il dit simplement, cachant son
émotion.
Il ne serait donc pas déserteur, en tout cas pour ce général inconnu qui bravait à
la fois l’ennemi et le pouvoir officiel. Ce général au nom symbolique, comme
désigné d’avance par le Destin. Tout réconforté, j’avais appris également que
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trois camarades de mon âge partaient. C’étaient Lionel Beneyton, Jean et
Rodolphe Freudiger. Ils devaient faire une guerre brillante, mais qui savait alors
s’ils rentreraient jamais ? Qui eût pu imaginer que Lionel, ce bel aristocrate, si
chaleureux et réservé à la fois, allait, cinq ans plus tard, alors que tout semblait
perdu, revenir croix de la libération sur la poitrine, après une guerre héroïque
dans la Légion étrangère, sous les ordres d’un célèbre Leclerc, inconnu de tous ?
Qui aurait vu dans les frères jumeaux Jean et Rodolphe qui, Suisses de par leur
père, auraient pu rester sans danger, deux autres héros de la même division
Leclerc, l’un dans l’infanterie, l’autre dans les chars, qui devait libérer la prison
de Frênes, puis sortir vainqueur d’un combat contre un char allemand au coin de
la place de la Concorde ?
Et puis, la journée avait passé ; voilà que ceux qui allaient embarquer étaient là,
sur le quai, devant l’école d’hydrographie, à côté de la goélette la Manou avec
ce qu’ils avaient comme famille, entourées de personnes inquiètes, émues, ou
même curieuses. Il restait peu de temps. L’heure de l’appareillage, n’ayant pas
été fixée, mes frères, ma mère et moi, avec quelques amis prévenus à temps
étions arrivés presque à la dernière minute, alors que le groupe des élèves de
l’Ecole d’Hydrographie étaient déjà embarqués. L’action s’était emparée de
tout. L’heure n’était plus au doute, ni aux nobles sentiments. Seule comptait la
conscience d’appartenir à une grande page d’histoire, à la fin d’une vie, au début
d’une autre, pour chacun des passagers et pour leurs familles. Que de mères
auraient dit à leur fils : « reste ! Ne me laisse pas ici sans ton père, au milieu du
désastre, au nom d’un projet fou ! ». Mais Aline avait dit : « Nous ne nous
reverrons peut être jamais, mais, si tu crois que c’est bien, pars ! ». Cette phrase
sublime, qui eût pu l’oublier !
Au moment où il embarquait, elle n’avait fait qu’embrasser son fils et lui faire
des signes d’adieu en agitant son mouchoir. Il s’en était fallu d’un rien que son
frère cadet, François, parte : Sous l’impulsion de l’instant, il avait sauté à bord,
soudain, sans un mot. Il avait seize ans.
Et puis un camarade américain qui était là lui avait crié : « Reste, François : ta
mère aura besoin de toi ! ». À quoi tiennent les choses !
Juste après, comme si la belle goélette noire avait attendu que le destin du jeune
frère eût été fixé, on avait largué les amarres. Cela s’était fait sans bruit, sans
ordre perceptible de l’extérieur, comme pour ne pas attirer l’attention des
autorités. Tout s’était passé très vite. Chacun regardait vers le quai pour
reconnaître ceux qu’il laissait, ce qui était difficile au milieu de la foule. Et puis,
en franchissant l’écluse, relativement étroite pour une grande goélette, soudain
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un bruit, un choc violent ! La baleinière, portée par un bossoir, s’était écrasée.
Ce que l’on avait crû une tentative de fermer la porte de sortie de l’écluse était
probablement d’une toute autre nature : un seul moteur fonctionnait encore
correctement ! Nul n’avait réalisé la difficulté de la manœuvre pas plus que la
série de petits miracles qui avaient rendu possible l’appareillage. Nul n’avait eu
l’information que les premiers motocyclistes allemands étaient déjà là, sans
doute occupés à investir les points clés.
Tout se passait très vite, de façon irrévocable. On partait ou on restait, sans
appel. Je devais apprendre soixante dix ans plus tard, au cours d’une rencontre
fortuite, qu’un jeune homme du nom bien connu ici de Huchette de Guermeur
(dont un grand parent avait été consulté par Pierre Loti pour son livre, Pêcheur
d’Islande), ayant dû aller en bicyclette faire ses adieux à son père dans le village
de Kérity, avait aperçu la Manou quitter l’écluse à son retour. Le Destin avait
passé.
J’avais posé mon sac dans le carré, sans réaliser la beauté des coussins de cuir
rouge et des boiseries en acajou installées par le riche propriétaire quand il avait
transformé en yacht de luxe cette goélette islandaise. Puis j’étais monté sur le
pont où un grand nombre de ces jeunes braves qui avaient embarqué était déjà
groupé, sans que personne n’eût l’idée de les compter. Je ne connaissais
personne hormis mes trois amis. La seule idée qui occupait l’esprit de chacun
était de regarder la terre, la terre qui s’éloignait déjà, la terre d’où les familles
regardaient le navire qui s’éloignait ! La terre, la dernière terre de France, à
jamais peut-être, où, de la pointe de la Trinité, ma mère pleurait à côté de la
famille en regardant passer la Manou, sans doute à côté de la croix des veuves
des pêcheurs d’Islande, où ma tante très émue aussi consolait mon frère François
de ne pas être parti, lui aussi.
Le port n’était presque plus visible et l’on avait pris depuis peu le chenal au
delà des îles qui protègent la grand-rade des vents d’Est, et qui sont indiquées au
navigateur venant du large par le phare de Lost Pic, qu’un chasseur surgi du ciel,
un chasseur allemand sans nul doute, piqua soudain sur la pauvre Manou. Tout
le monde de se précipiter dans la cabine, comme pour cacher ce qui,
effectivement, était un groupe de volontaires contre l’ordre établi. Mais l’avion
n’avait pas insisté, jugeant sans doute le bateau inoffensif. Peut-être était-ce une
simple manifestation de force ? une démonstration de la mansuétude de la part
d’un pilote après tout humain ; ou, tout simplement un contrôle de routine dans
la surveillance côtière ?
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Qu’importe ! Il était reparti, l’alerte avait été chaude, peut-être pour rien en fait.
Mais s’il avait tiré ?
Et La Manou avait continué.
Il était peut-être dix huit heures trente, ou même un peu plus quand on avait
franchi l’écluse…qui se souciait de regarder l’heure, conscient seulement que
c’était la dernière, celle qui fermait un livre et en ouvrait un autre, À cette
saison, le jour dure longtemps. La plupart des jeunes gens était restée sur le pont
à regarder, sans parler, la côte disparaître, de plus en plus grise et irréelle,
comme indifférente. Il faisait beau, ce qui était heureux et rendait possible la
surcharge du navire, dont personne ne semblait avoir conscience (nous étions en
fait 52) le commandant ayant pris cette responsabilité sans en faire part, en
homme de cœur et de décision. Le gros temps eût semblé participer à l’ampleur
du drame qui se jouait, en donnant un caractère tragique à ce départ vers
l’aventure, ou même en paraissant s’y opposer. Mais non ! Il faisait beau ; la
mer était lisse et glissait sous la coque, comme une caresse voluptueuse, comme
un assentiment, comme un encouragement, comme une consolation pour ces
jeunes gens qui avaient tout quitté pour une idée.
Puis, la nuit était venue. Il commençait à faire froid sur le pont. On était
redescendu pour dormir, chacun lové sous un manteau, pour prendre des forces,
pour oublier, pour rêver à une existence dans un monde meilleur au milieu des
siens.
Et la brave Manou avait traversé la Manche, tout tranquillement, pendant la nuit.
Et, voilà qu’elle arrivait à Plymouth.
C’était le 20 Juin. Il était six heures du matin.
Des voix en anglais. C’était une vedette de surveillance.
On était arrivé sains et saufs.
C’était l’Angleterre, la Liberté ! On avait sauvé l’honneur. On allait sauver la
France !
34
II - EN ANGLETERRE
35
Chapitre 3
On avait débarqué. C’était le port de Plymouth, et non plus celui de Portsmouth
comme naguère quand j’allais chez les Armfield avec ma mère et mon frère
François, bicyclettes à la main.
C’était le 20 Juin au matin.
Passée l’émotion de l’arrivée et l’incertitude de leur devenir, il fallait se rendre à
l’évidence : avant d’être des volontaires, ils étaient des réfugiés. Point de comité
d’accueil, mais du personnel du service de l’immigration, efficace, courtois,
calme, comme toujours. Cela était normal, après tout : il n’était pas question de
laisser rentrer des espions ou même des bouches inutiles. Et qu’il était
réconfortant de sentir autour de soi tant de détermination après le désastre sur le
continent. Ici, au moins, on ne capitulerait pas !
Eh puis, quelle nation en guerre et menacée d’invasion aurait accueilli si
naturellement des passagers d’un navire inconnu en provenance d’un pays qui
venait de traiter avec l’ennemi ?
Le séjour à Plymouth ne devait pas s’éterniser. Après un réconfortant breakfast à
l’anglaise (quel bonheur !) nos héros avaient pris le train de Londres, où ils
étaient arrivés dans la soirée.
Londres, l’immense ville, qui s’étend comme un immense village de maisons de
pavillons et de jardins, je ne la connaissais que par les romans de Dickens, de
Thackeray ou de Conan Doyle. J’en avais un bref aperçu, comme l’autobus
rouge à étage nous conduisait au Christal Palace puis à l’Olympia C’est là que
nous allions être en résidence surveillée, nous les jeunes immigrés. Ceux qui
voudraient rentrer en France pour retrouver leur famille ou par devoir pourraient
le faire ; ceux qui voudraient servir dans les forces britanniques pourraient le
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demander ; ceux qui voudraient rallier la France Libre pourraient s’inscrire. Du
personnel de l’Intelligence Service contrôlait particulièrement ces deux
dernières catégories. J’avais retrouvé dans le camp deux camarades de lycée,
Barzilaï et Servant qui, avec les frères Freudinger et leur ami Lionel faisaient
comme un halo de l’ancien temps dans le vaste inconnu.
Long mois qui aurait paru une année si tout repère n’avait disparu au milieu de
la tragédie qui se jouait. La Blitz était venue, très vite. Le premier acte de la
tragédie se jouait. S’il était perdu, tout était perdu. Spectacle où il n’y avait que
des soirées. Pendant la journée, les londoniens s’efforçaient de dégager les rues
de tous les éboulis des maisons détruites pendant le bombardement de la veille.
Il devait y avoir beaucoup d’ambulances, beaucoup de voitures de pompiers,
beaucoup de familles touchées sans jamais se plaindre. Puis la nuit venait. On
entendait d’abord comme des halètements sourds, comme des successions de
sons graves, rythmés régulièrement, implacablement, avec des intervalles qui
semblaient donner chaque seconde l’espoir insensé que cela allait s’arrêter, pour
renforcer l’impression de l’inéluctable approche de la mort.
Marche funèbre interrompue, quand les bombardiers approchaient, par les tirs
violents et relativement espacés des canons anti-aériens de gros calibre, puis par
le crépitement des pièces automatiques, dont les balles traçantes jaunes, rouges
et oranges rayaient le noir de la nuit, faisant croire par instants à quelque feu
d’artifice. Puis, le bruit d’un avion devenait plus fort et venait directement d’en
haut, de la verticale. C’est alors qu’il fallait écouter, et que, brusquement on
avait peur. Souvent, trop souvent, c’était le sifflement de plus en plus strident,
de la bombe qui tombait, celle qui vous était personnellement destinée. C’est
alors que, par un réflexe aussi naturel qu’inutile, on se collait à un mur ou on se
cachait sous une table. Mais, un bruit assourdissant, accompagné d’un lâche
soulagement indiquait que c’était une maison voisine qui s’écroulait.
Puis le jour suivant venait et tout recommençait.
Pas de nouvelles de la famille, bien sûr. Charles avait dû retrouver Aline et
savoir par les Armfield que son fils était en Angleterre. Lui ne pouvait pas, ne
devait pas écrire, par crainte de représailles.
D’ailleurs, plus rien ne comptait que la bataille de l’Angleterre. Il fallait tenir !
Beaucoup de militaires français repartaient, des marins, des soldats, encouragés
le plus souvent par leurs officiers. La France n’avait-elle pas perdu la guerre,
après la plus grande déroute de sa longue histoire ? Le maréchal Pétain, illustre
héros de la guerre de 14-18, n’avait-il pas été élu par l’assemblée nationale pour
sauver, dans l’honneur, ce qui pouvait l’être ? L’Angleterre, l’ennemie
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héréditaire, comment pouvait-elle sauver la France, même si, par miracle, elle
évitait l’invasion ?
Par malheur, le drame de la destruction de la flotte française de Mers-el-Kébir
par une escadre anglaise tombait comme un coup de foudre et semblait justifier,
aux yeux de beaucoup de patriotes, le repli sur le territoire national. Quelle
tragique décision que cet ultimatum à l’amiral Gensoul, lui demandant de
désarmer ses navires ou de les conduire sous escorte anglaise aux Antilles
françaises sous peine d’être anéantis au terme d’un bref délai ! Certes, Churchill
craignait l’existence de clauses secrètes de l’armistice par lesquelles la marine
de l’amiral Darlan aurait pu être mise à la disposition de la Kriegsmarine. En
tout cas, la tentative de saisie de la flotte, plus tard à Toulon devait plus tard
confirmer cette hypothèse. Dans l’immédiat, ce sacrifice confirmait avec éclat la
farouche décision de résistance de la Nation.
Mais comment imaginer que le commandant de la flotte à Mers-el-Kébir eût pu
obtenir du gouvernement officiel l’autorisation d’accepter les termes d’un
ultimatum le privant d’un atout important, ou même, persuadé de la sagesse du
mouvement vers les Antilles, aurait eu le courage d’accepter. Que ne l’avait-il
fait ? Que n’avait-il compris qu’il allait, par son manque d’initiative, causer tant
de morts et perdre sa flotte. N’aurait-on jamais dans ce pauvre pays un amiral
capable de décider tout seul, à la Nelson ?
Le drame était, avant tout pour la France Libre plus encore que pour la France
de Vichy qui, se voyait moralement renforcée aux yeux des hésitants.
Je venais de m’engager. Enfin, j’allais participer à la lutte, sortir de l’atroce
inaction ! Mais, le drame de Mers-el Kébir semblait portait un coup fatal à l’idée
de devenir officier de Marine. Jean lui avait dit, à la veille du désastre :
« Quoiqu’il arrive, garde la tête haute ! ». Mais quel malheur d’avoir à le faire
dans l’armée de terre.
Persuadé de cette triste perspective, j’avais signé pour l’artillerie, corps où mon
père avait servi pendant l’autre guerre. Au moins, je pourrais tirer sur les troupes
qui débarqueraient si elles arrivaient à traverser la Manche. Cette idée simpliste,
cette hâte de rentrer dans l’action sans réfléchir, alors que d’autres, que je ne
connaissais pas encore, allaient attendre d’être mieux informés, aurait pu me
coûter très cher, si le Destin avait été cruel en m’interdisant à jamais
d’accomplir ma vocation. Il est vrai que les amis de la « Manou » avaient choisi
l’armée de terre, Jean l’infanterie, Rodolphe les chars, Lionel la légion. Mais
aucun n’avait l’intention d’y faire carrière, et, d’ailleurs, ils n’avaient jamais
rêvé d’être marins.
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O Jeunesse ! Mais sans toi qu’auraient fait ces volontaires, que rien n’avait
préparé à ces événements ? Survivraient-ils seulement ? Reverraient-ils la terre
natale, un jour lointain, comme dans un conte de fées ?
Au milieu de tous ces événements, la longue, si longue attente au Christal Palace
puis à l’Olympia avait été marquée par la visite de Sa Magesté la Reine. Quelle
simplicité ! Vêtue comme toutes les Anglaises, avec un petit chapeau, de couleur
elle avait fait une longue visite, paraissant s’intéresser au sort de tous, elle qui
avait tant de personnes à rassurer. Quelle belle leçon de civisme ! Quel art de la
représentation. C’était cela la véritable noblesse, dans le calme, tout
naturellement ; comme en temps de paix, mais sur un ciel de la guerre qui lui
donnait ce caractère de grandeur.
Elle portait bien la devise de la nation « Je maintiendrai ! », ainsi que le
« Noblesse oblige » que le futur officier devait garder présente en lui, parce qu’il
est si facile de l’oublier.
La guerre donnait à la monarchie, il est vrai, l’occasion de faire face en
demeurant à Londres sous les bombardements. Les seuls que la capitale eût
connue dans sa longue histoire, et qu’aucun citoyen n’avait donc jamais vécu ni
même envisagé. Sans doute, Hitler avait-il compté sur des mouvements de
panique devant aboutir à la capitulation. Eh bien il s’était trompé ! De plus, toute
cette jeune et insouciante aristocratie qui paraissait superficielle, voire
décadente, n’avait pas tardé à former de redoutables escadrilles de Hurricanes et
de Spitfires qui, malgré leur nombre insuffisant attaquaient avec succès les
bombardiers allemands. Beaucoup de ceux-ci étaient ainsi abattus avant
d’atteindre Londres.
On avait su plus tard que les Anglais avaient mis au point un appareil appelé
plus tard « radar » qui permettait de détecter les avions ennemis dès qu’ils se
présentaient en dessus de la Manche ; pour l’heure, ce qui rassurait, c’était le
bruit des canons, les projecteurs pointés en l’air, par moment, sur ce qui devait
être un bombardier ; c’était aussi de savoir que ces affreux avions qui tuaient
tant de civils et détruisaient tant de maisons courraient aussi le risque de toucher
les câbles des dirigeables disposés en ceinture autour de la ville à basse altitude.
On ne voyait pas tomber d’avion, mais c’était bon pour les nerfs.
C’est dans cette atmosphère que nous avions pris l’uniforme de soldats. C’était
l’uniforme anglais avec un signe distinctif ; une petite croix de Lorraine, d’après
une idée de l’amiral Muselier, qui paraît-il était de cette région, si loin de la mer.
Heureuse idée, noble symbole qui allait demeurer celui de ces Français, si peu
nombreux, à avoir tenté la grande aventure. O le poids des symboles ! Nous
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n’étions plus n’importe qui, mais des Français Libres, que tout le monde pouvait
reconnaître. Plus tard, officiers dans la Marine, nous porterions la grande croix
de Lorraine. Je l’ai épinglée sur mes uniformes toute ma vie, envié par plus
d’un, mécompis par d’autres à une certaine période.
Le 14 Juillet, il y avait eu un défilé dans le centre de Londres. Cela s’était passé
devant le général de Gaulle, haute silhouette impassible, au milieu de
l’enthousiasme du peuple de Londres. Il était émouvant cet enthousiasme de la
part d’une nation réputée flegmatique.Il faisait beau. La nuit de la défaite était
oubliée. De nombreuses femmes criaient : « Vive la France ! ». Certaines, en
uniforme surprenaient le regard des Français. C’était les wrens. Elles donnaient
l’impression d’un surcroit de population venu renforcer l’armée, d’une totale
mobilisation ; même d’une certittude de victoire.
Peu de temps après cet événement, on partait au camp de Camberlay.
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Chapitre 4
Après Londres, que c’était désert, Camberley ! Des baraques militaires, des
tentes. Un espace plat ; une couleur kaki uniforme. On était groupé par postes,
tous pareils, jeunes engagés, désormais dans le moule étroit de la discipline
militaire.Tous avec des chaussures noires identiques, des vêtements kaki, des
bérets noirs, d’ailleurs assez beaux.
J’avais retrouvé là, dans le même poste, deux camarades d’école, Barzilaï et
Wlérick, comme moi artilleurs. Heureuse surprise ! On ne s’étaient pas vus à
Londres, entre le Christal Palace et l’Olympia.
Les amis d’avant guerre qui avaient embarqué sur la Manou étaient dans des
secteurs différents : Ils avaient rejoint les centres de formation des chars pour
Rodolphe, de l’infanterie de marine pour Jean, de la légion étrangère pour
Lionel. Ils avaient formé un petit noyau qui les reliait au Passé, à la famille, à
tout ce qu’ils avaient connu de la vie de lycée et de vacances avant le
tremblement de terre qui les emportait au loin de tout. Maintenant, il fallait
repartir en solitaire, découvrir de nouvelles figures, peut-être de nouveaux amis.
Et, joie, justement, voila que l’on se retrouvait entre camarades de classe, moi,
Barzilaï et Wlérick. .. Surtout Barzilaï !
Ils avaient été ensemble en classe de seconde et de première, ces camarades, au
lycée Louis le Grand. Que cela était loin ! À vrai dire, ils étaient externes et se
voyaient peu. J’estimais beaucoup Barzilaï pour ses dons en en mathématiques,
discipline redoutée. C’était un garçon ouvert, réfléchi, comme inconscient de
son intelligence. Wlérick le complétait en partie, mais avec une façon plus
maniérée, qui lui donnait un caractère au premier abord trop intellectuel. C’était
également un jeune homme chaleureux et sympathique. Et maintenant, dans ce
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nouveau monde, exilés volontaires eux aussi, ils étaient là ! Quel réconfort ! Une
tranche oubliée du Passé, redevenait réelle! C’était le monde du lycée. Ce
monde à la fois austère, difficile, abstrait, irresponsable. Ce monde en dehors de
la réalité, qui menait on ne sait où mais où l’on rentrait tous les midis et tous les
soirs chez ses parents, en enfant gâté et studieux. Ce monde était pourtant
adaptable à la vie militaire. La preuve, c’était que Barzilaï et Wlérick étaient
bien là, en chair et en os, vivants et heureux, comme sans effort.
Le chef de poste était un sous officier, strict, correct, primaire, froid mais sans
doute enthousiaste. L’opposé d’un professeur ! Aucun mot abstrait aucun propos
intellectuel, aucune justification, surtout idéaliste. On aurait bien voulu
comprendre, au moins, pourquoi il fallait passer beaucoup de temps, chaque
matin, et en plus des inspections, à cirer ses chaussures au point de les faire
briller, à ranger son uniforme en gros drap, sans un pli, à défiler dans la journée
comme des automates au cri guttural de quelque commandement arbitraire. Mais
c’était ainsi ! Et ça n’avait pas l’air de gêner le mathématicien Barzilaï ni le
distingué Wlérick. Il fallait l’admettre : les soldats doivent savoir jouer aux
automates. D’ailleurs, ce jeu ne comportait pas de punitions, pas même les
« colles » du dimanche, menace permanente du lycée.
Tous les jours, inspection de poste, des sacs ; breakfast ; exercices divers de
marche cadencée avec changements de direction, cours d’armes, démontage et
remontage de mousquetons, de revolvers, de mitrailleuses. C’était la une phase
élémentaire. Plus tard viendrait le canon.
C’était déjà fin juillet ou la première quinzaine d’août ; On n’avait plus la notion
de temps. Du reste, l’attente des nouvelles de France qui ne venaient pas,
l’évolution de la guerre, de brèves conversations pendant les moments de repos,
tout cela constituait l’essentiel de la vie courante.
Et puis, un beau jour était arrivée la nouvelle que la Marine allait se former,
qu’elle l’était déjà ! En fait, il y avait bien ici des fusiliers marins. Quelle
stupidité de ne pas avoir fait plus tôt le rapprochement, quoique cela n’impliquât
pas l’existence de navires armés par la France Libre. Mais, quoi de plus normal !
Quelle erreur de s’être précipité dans l’armée de terre sans réfléchir que le
combat principal, celui qui allait durer toute la guerre, c’était la bataille de
l’Atlantique. Et, effectivement, une école avait été formée à bord du vieux
cuirassé Courbet. Des engagés, non vus à l’Olympia venaient d’y rentrer. Dès
que je pus, je me présentai chez les fusiliers marins. Deux officiers de Marine
dans leur bel uniforme me reçurent immédiatement avec la plus grande
courtoisie. C’étaient le lieutenant de Vaisseau Détroyat et l’enseigne de vaisseau
42
Amyot-d’Inville. Ils étaient en train de former les premiers éléments du bataillon
des fusiliers marins, dont on disait qu’il allait bientôt partir pour l’Afrique. Qui
aurait pu savoir leur destin glorieux et tragique ? Ils étaient si charmants, si
doux, si simples ! Voila comment il aurait voulu être, le pauvre artilleur. Mais
c’était trop tard !
Il ressortit pourtant tout ragaillardi, ces officiers ayant promis de ne pas
l’abandonner. Mais hélas ! les nominations ne dépendaient pas d’eux, et il fallait
compter avec la hiérarchie, qui ferait valoir qu’elle comptait sur un artilleur déjà
en partie formé. Il fallait trouver une solution. Il avait, en tout cas, des amis dans
la place.
Là-dessus, la nouvelle tombe un jour de la visite du général de Gaulle.
Branlebas ! Voila tout le camp aligné.
Par chance, je me trouve au premier rang.
Le général, toujours immense, et Sa Magesté le Roi Georges Six (surprise !)
parcourent le front des troupes, puis s’arrêtent pour faire face à l’ensemble. Le
général, escorté de son aide de camp militaire annonce, de sa voix claironnante :
« Quelqu’un a-t-il quelque demande à formuler ? Qu’il s’avance ! ».
Silence… personne ne bouge…
Je m’avance, seul.
-» Qu’est que vous voulez ? »
-» Je voudrais passer dans la Marine, mon général »
-» C’est bon : on s’occupera de vous ! » (puis à l’aide de camp : « prenez note »)
Ce n’est qu’après que la visite royale eût amorcé son mouvement de retour que
je devais reconnaître, témoin amical et réconfortant d’un événement pour moi
historique, surgi de l’enfance, Eve Curie. Elle suivait le général en tant que
journaliste de guerre. C’était bien elle ! Je l’avais aperçue au début de la visite,
mais cela paraissait totalement irréel, car je ne savais pas qu’elle était en
Angleterre. Maintenant, je la voyais. M’avait-t-elle remarqué ? Pouvait-elle
savoir, d’ailleurs, dans quelle unité je me trouvais? Nous étions bien trop loin
l’un de l’autre pour pouvoir échanger même un clin d’œil.Situation incroyable !
Merveilleuse et cruelle à la fois.
Quoiqu’il en soit, après une attente qui avait paru des siècles, pendant laquelle la
formation d’artilleur continuait de plus en plus intensément, laissant croire au
jeune volontaire qu’il avait été oublié, l’ordre de mutation dans la marine était
arrivé.
On était à la mi-aôut.
43
Il fallait rallier le cuirassé Courbet à Portsmouth pour le 25 du mois.
Le délai était largement calculé pour repasser par Londres et se préparer à faire
ses premières armes dans les Forces Navales Françaises Libres, les désormais
fameuses F N F L qui tiendraient tant de place dans toute ma vie.
La chance me souriait !
44
Chapitre 5
Enfin marin. Quelle joie ! D’autant plus que le désastre avait été évité de
justesse. Cette fois ci encore, le destin avait tenu à un fil. Lequel m’avait
conduit ? Celui des fusiliers marins du commandant Détroyat ? Celui de l’aide
de camp du général de Gaulle? Peu importait puisque l’ordre de mutation était
arrivé en temps utile. Le délai permettait même de rester un peu à Londres pour
jouir de la bonne nouvelle.
C’est ainsi que j’arrivai un soir, chez André Labarthe, scientifique aperçu rue du
val de grâce, chez mon grand-père. C’était un homme dynamique, spontané et
vivant, qui parlait, toujours chaleureusement, avec un reste d’accent du Sud
Ouest modulé par une pointe de gouaille parisienne, qui donnait à sa parole une
autorité particulière, en alliant la bonhomie joviale du bordelais à la diction
populaire de la capitale. Ancien mécanicien chez Renault, il avait été remarqué
par une jeune femme, qui était toujours avec lui, à Londres. Eblouie par
l’intelligence du jeune homme, elle l’avait poussé à faire une licence de
mécanique à la faculté, ce qu’il s’était empressé de faire avant de se lancer dans
la recherche scientifique, tout en travaillant le violon à un niveau élevé. C’est cet
homme étonnant que j’avais soudain sous les yeux, surgi d’un pan particulier et
un peu mythique du passé, et qui avec une force indescriptible me lançait d’un
monde dans un autre, à peine préparé par l’entrée dans la confortable maison de
Kensington, ce beau quartier de Londres aimé des Français « C’est Georgie ! »
s’était-il écrié : « Aline nous a envoyé son fils ! ». (Georgie, c’était mon prénom
pour la famille).
Moments de joie ! Rêve d’un impossible réalisé ! On avait parlé de la famille,
des rares nouvelles récentes venues par la Suède ou l’Amérique. Labarthe avait
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déjà créé une revue de haut niveau, la « revue de la France Libre », destinée à
faire rayonner la culture française de ce côté de la Manche et même de l’autre
côté de l’Atlantique. Il était assisté du philosophe Raymond Aron et du stratège
Starro, réfugié d’Europe centrale, que je devais garder dans son souvenir grâce à
un porte mine en argent massif qu’il m’avait donné, presque sans un mot, alors
nous nous étions à peine vus. Savait-il, le timide et secret stratège, que ce
souvenir survivrait si longtemps ?
On avait parlé longtemps, mais pas assez pour éviter le bombardement
quotidien. Il n’y avait sans doute pas de cave ou d’abri prévu, car on se mettait
toujours sous la table ou contre un mur quand une bombe sifflait trop fort…ou,
peut-être, sous son caractère passionné, le trop scientifique directeur de revue,
comme naguère le Mathématicien Emile Borel achetant l’immeuble de la rue
Froidevaux à Paris pendant les bombardements de la grosse Bertha, estimait-il
improbable que les coups fussent justement pour lui.
Cela n’empêchait pas de parler, c'est-à-dire pour moi, d’écouter. Ainsi, Labarthe
estimait beaucoup l’amiral Muselier. Seul parmi les officiers généraux de la
marine, il avait eu le courage de braver les ordres supérieurs pour rallier la
France Libre. Sans aucun panache extérieur, c’était un remarquable
organisateur, qui avait le sens de commandement poussé au point de toujours
être obéi avec plaisir. Il était fort apprécié des autorités anglaises, qui, parait-il,
avaient souvent des difficultés avec le général, d’un caractère difficile et souvent
intraitable. Nul ne pouvait prévoir, sauf au plus haut niveau peut-être, que cette
différence de caractères allait être ultérieurement être exploitée par l’intelligence
service pour essayer de provoquer un schisme malheureux et ainsi provoquer la
mise à l’écart du seul amiral qui avait été à la hauteur des événements. Cet
amiral qui, par sa capacité et son rayonnement allait constituer la marine de la
France Libre dans des circonstances esceptionnellement difficiles.
Et qui, sauf de Gaulle lui-même, pouvait comprendre la nécessité de maintenir la
hauteur autour du nom de cette France Libre qui était d’autant plus fragile
qu’elle était seule. Et, seule l’Angleterre l’avait reconnue. Elle lui devait tout,
cette France de l’exil. Que cela était difficile ! Car, dans cette épreuve immense,
héroïque et tragique, deux géants s’épaulaient et parfois s’affrontaient. Ils étaient
les héros symboliques et réels de ces deux vieilles nations qui, depuis tant de
siècles, se jalousent, s’aiment, se combattent et maintenant s’aident avec la
même flamme : Churchill et de Gaulle. L’Angleterre et la France. Deux nations
incarnées dans deux noms, pour toujours dans l’histoire des peuples et des
hommes. Et l’Angleterre, unie et seule, reconnaissait cette France de l’exil,
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condamnée par ceux qui prétendaient la représenter. Le géant, en pleine bataille,
soutenait, aux yeux du monde, celui en qui, il reconnaissait la vraie France,
l’ancienne rivale, son amie, privée de tout pouvoir sauf de son soutien pour leur
survie mutuelle.
Bien sûr, j’étais trop jeune pour penser à tout cela. Ce n’est jamais au cours de
l’action que les choses profondes sont présentes à l’esprit, et cela est encore plus
vrai quand on est tout juste lancé dans la vie. Pour l’heure, seule comptait
l’aventure dans laquelle on était embarqué. Quelle en serait la fin, qui le savait,
sinon qu’elle était lointaine et tellement incertaine ! En tout cas, on allait rallier
le Courbet ! C’était là première étape, et la figure de l’amiral Muselier se
dessinait de façon humaine sous un nom tout simple, jusque là uniquement
symbole de non conformisme et de courage à l’échelon le plus élevé. Figure
d’une telle importance que l’on peut se demander si une marine de la France
Libre, sous pavillon français, aurait pu se former au milieu de toutes les
difficultés et de tous les dangers sans à sa tête les étoiles d’un vrai amiral,
homme de caractère et d’une vive intelligence.
Homme de guerre. Comme Churchill. Comme de Gaulle.
Sans songer guère à autre chose qu’à la joie d’avoir revu cet ami de sa famille,
d’avoir dîné et dormi dans sa maison de Kensington après avoir beaucoup appris
sur ce que pouvait penser de la situation l’étonnant directeur de la revue « La
France Libre », j’ avais pris le train pour Portsmouth.
J’arrivai dans la soirée.
Le Courbet était un vieux cuirassé de l’après grande guerre, tout à fait comme
ceux que mon père construisait pendant les vacances pour les faire naviguer
dans la baie de Saint Goëlo avec ses fils, quitte à devoir se jeter à la mer si
l’escadre risquait d’être emportée au large par le courant, passé le dernier cap
prévu pour l’atterrissage, comme un jour à la pointe de la Trinité. Il ne figurait
pas dans la collection de maquettes utilisées pour un jeu inventé par mon esprit
aventurier, à côté des Rodney, Hood, Richelieu, Dunkerke, et autres navires, qui
évoluaient sur une vaste toile quadrillée, théatre de l’affrontement. Mais il avait
beaucoup d’allure, avec ses deux cheminées, ses quatre tourelles de 340 dans
l’axe principal (déjà un beau calibre, même si elles étaient pour l’heure inutiles).
Comme toutes les réalisations humaines, il y a des époques favorables à la
beauté parce qu’elle correspond à la plus grande efficacité du moment. Le
Courbet, sans le savoir, annonçait le début d’une période favorable, qui était
celle de la suprématie du canon, avant l’arrivée du porte-avion et du missile.
47
Quoi qu’il en soit, un canot avait bientôt conduit le futur midship à bord du
bateau de ses rêves. Et, brusquement, ce qui de loin ressemblait encore à un gros
jouet était devenu énorme, réel, écrasant. Redoutable même, puisque la veille, il
avait abattu un stuka ! Le bombardier en piqué était tombé à quelques mètres du
bord, soulevant une grande gerbe de la vase sur laquelle le vieux cuirassé était
échoué. Il constituait une batterie de feu anti-aérienne de valeur pour la défense
de Portsmouth, avec ses batteries de 75 et ses pièces automatiques pour le tir
rapproché. Ah ! le brave capitaine polonais directeur de tir ! Les braves élèves
Servants de pièces ! Enfin on avait fait quelque chose, nous les Français Libres !
Regretter de n’avoir pas pris part à l’action était vain. C’eût été de la vanité.
Seul comptait le résultat.
Seul comptait surtout le présent. Les élèves officiers étaient logés dans le poste
avant, ancien poste d’équipage du cuirassé. On couchait dans des hamacs, qu’il
fallait faire et défaire chaque jour avec grand soin, ce qui nécessitait un certain
effort de serrage, peu coutumier pour la majorité de ces jeunes gens, tout juste
sortis des bancs de l’école. On avait la tenue de matelot de la marine nationale,
mais avec le ruban des Forces Françaises Libres (F N F L) sur le bonnet à
pompon rouge. À la sortie du cours, les reçus porteraient l’uniforme d’officier,
quoique sans galon, avec une grande croix de Lorraine en insigne sur la veste,
épinglée sur le cœur. Il faut le dire à nouveau, c’est l’amiral, originaire de cette
rude région de la vieille France, qui, décision hautement symbolique, avait
choisi un insigne capable à la fois de s’opposer à la croix gammée et de se
démarquer de la marine restée fidèle au régime de Vichy.
C’est ainsi, qu’en premier lieu, tous les navires de la France Libre portaient
désormais à la proue un pavillon de beaupré avec la croix de Lorraine. Cela
n’empêchait pas le service à bord au mouillage de régler la vie de tous les jours.
Ainsi on quittait le bord à 17 ou 18 heures par le canot major, après avoir été
passés en revue par l’officier de garde. On prenait ses repas dans un poste
séparé, et comme toujours pour l’équipage dans la marine, selon les heures de
service, à 11 heures ou 12 heures le matin et à 17 heures ou à 18 heures le soir.
La nourriture était simple, copieuse et bonne, fait banal en apparence et en
réalité important, comme la Marine l’enseigne.
Cela non plus ne faisait point partie des programmes scolaires, tournés tout
naturellement vers les choses de l’esprit. Faut-il ajouter que nos élèves avaient
d’autres occupations que philosopher et ne réalisaient même pas la situation
privilégiée des forces armées, qu’elles allaient garder toute la durée de la guerre
dans une île soumise au blocus des sous-marins allemands. Quant à moi, élevé
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dans le monde des grandes idées, et en tout cas des sentiments plus que des
choses matérielles, je ne réalisais pas que ceux que j’avais laissés en France
souffraient déjà de la faim, tant j’étais hanté par la menace que la gestapo ou de
la police de Vichy faisait peser sur eux.
Les horaires étaient réglés au clairon. Discipline qui donne au temps un rythme
régulier et à chaque tranche d’action une mission distincte. Cela est efficace et
rassurant ; à un tel point que, le clairon disparu devait me manquer parfois
cruellement dans la vie future. Noble clairon ! Vieil instrument sorti de la nuit
des temps, tu sonnes toujours de ta note si claire les honneurs de quelque gloire
militaire, dans la victoire ou même dans la mort. Qu’il était impératif ton
branlebas du matin ! Qu’il était réconfortant ton appel à la « soupe » ! Qu’il était
doux ton appel des permissionnaires. Qu’elle était belle ta sonnerie « aux
couleurs », quand, le soir, on rentre le pavillon tricolore. Qu’il est mélancolique
le chant que tu adresses aux morts dans un suprême adieu ! Grâce à toi, toute
action, encadrée par la musique, quitte le domaine de la vie quotidienne pour
celui de quelque oratorio plus ou moins tragique. Le tragique était bien le cadre
de ces années héroïques, et, dans le drame qui se jouait, nos jeunes héros étaient
entraînés par une musique militaire bien française chantée par un vieux clairon.
Chère musique, si originale, si pimpante parmi la majesté royale des autres
musiques ! Au moins, elle ne sonnerait pas pour rien.
Et j’étais là au milieu de nouveaux camarades. La plupart se trouvaient sans
doute au camp de l’Olympia, mais on ne s’était pas connus. Ils provenaient
d’une première bordée, qui avait rallié le « Courbet » pour le début des cours, du
18 juillet au 25 août. Sur une soixantaine de participants, un tiers avaient été
reçus (dont un certain nombre de chefs de quart ou autres élèves ayant déjà fait
de la préparation militaire) et un tiers admis au second cours, que je rejoignais.
Les plus heureux des reçus avaient été affectés sur l’aviso colonial « Savorgnant
de Brazza ». La nouvelle promotion était plus homogène, étant composée
essentiellement d’élèves de la marine marchande, et de quelques candidats à
l’Ecole Navale, comme moi. Les choses, finalement, se présentaient bien.
Fait étrange, l’atmosphère très particulière de ces cours de guerre ne favorisait
pas la naissance de la camaraderie, ce nom si souvent évoqué à propos de l’école
et encore plus de la guerre. Sans doute la densité des événements, le poids de
l’immense bataille, la nécessité de faire face à mille détails matériels liés à la
discipline ou aux corvées générales en plus des heures de cours et du travail de
leur assimilation, bref l’absence de temps libre combinée à la toute puissance
des forces de survie intérieure expliquaient elles cela. Bien peu de place restait
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pour les relations personnelles ; d’ailleurs, les idées elles même étaient comme
mobilisées dans des tranchées toutes tracées d’où elles ne pouvaient s’aventurer
sans paraître aussitôt inutiles.
La camaraderie viendrait plus tard, avec l’épreuve, avec le temps, et avec le
souvenir, une forme très particulière d’ amitié que l’habitude ou la pudeur
présente toujours sous l’appellation « mon vieux camarade », ou « mon
camarade de promotion » ou « mon camarade de l’époque héroïque »… et qui a
une autre valeur, souvent plus forte que l’amitié, quand elle est, comme dans le
cas présent, liée à une grande aventure, à côté de laquelle le reste de la vie paraît
banal.
Pour l’heure, c’étaient quelques impressions fugitives, tel cet élève qui était
pédant, cet autre doux ou susceptible cet autre beau parleur ou timide ou cet
autre, fils du général de Gaulle et qui lui ressemblait au point d’en être
complexé, ce qui ne l’empêchait pas d’être, quand il le fallait, d’une éloquence
surprenante du haut de sa grande taille. Il y avait peu d’anciens « flottards »,
c'est-à-dire d’anciens candidats à l’Ecole Navale. C’est tout juste si j’avais
remarqué Paul de Cazanove, que je devais revoir avec bonheur un peu plus tard,
et qui, comme moi, avait été « flottard », et Marcel Devaux, qui avait préparé la
marine marchande, et qui ferait avec moi une longue partie de la guerre.
Le but de l’école était de former en un mois les futurs officiers, dont la France
Libre manquait cruellement. Le nombre de candidats étant réduit, il avait fallu
s’en tenir à deux promotions. Celle-ci, la dernière, s’achevait le 1er octobre de
cette si dramatique année 1940, où le désastre avait été évité de peu.
La brièveté des cours, due à l’état d’urgence dans lequel se trouvait l’armement
des navires, rendait impossible l’obtention du grade d’aspirant à la sortie de
l’Ecole. On obtenait seulement la fonction d’élève officier, avec le grade
administratif de second maître, et, heureusement, l’uniforme d’officier (mais
sans galon). Il faut dire que, dans l’intensité de l’action, peu de nos jeunes élèves
réalisaient les difficultés sans nombre que l’amiral Muselier avait à vaincre pour
que des navires de la France Libre soient armés aussi efficacement que sous
pavillon britannique, condition nécéssaire en cas d’armement d’un navire cédé
par la Royal Navy.
On a vu que la création du pavillon de beaupré à croix de Lorraine, hautement
symbolique, permettait, le pavillon national flottant traditionnellement à la
poupe, de reconnaître nos bâtiments. La marine marchande, avec une croix sur
fond bleu au lieu de bleu blanc rouge n’avait pas été oubliée et allait être
importante. Que de discussions cela avait dû nécessiter avec nos amis anglais, si
50
préoccupés de leur côté, et responsables devant l’Histoire de l’issue d’une guerre
qui menaçait de les emporter. Quelle force de persuasion, quel sens de
l’organisation, quelle ténacité, quelle souplesse dans l’adaptation aux réalités
changeantes et au caractère humain, quelle constance dans les grands objectifs
tout cela impliquait. Voila au moins un amiral, le seul parmi tous ceux de la plus
puissante flotte que la France ait jamais eue, et le seul dans son histoire, qui
avait eu l’intelligence de comprendre le caractère anglais, la lucidité de voir que
ce grand peuple était maintenant et désormais notre allié, le courage de faire face
à l’hostilité de tous ses pairs, ainsi que la modestie de se ranger sous les ordres
d’un jeune général inconnu et rebelle, dont le génie politique ni la grandeur
n’étaient soupçonnés.
Cependant, les cours avaient commencé. Il n’y avait pas de temps à perdre. Ils
avaient lieu à bord. En plus de notions sur le « service à bord », les matières
enseignées étaient la « manœuvre », avec les ordres réglementaires sur les
embarcations et la pratique de quelques nœuds marins ; « l’astronomie » ; la
« navigation ; la « machine » ; « l’artillerie » (avec de nombreux exercices anti-
aériens, souvent réels). Que dire, sinon que le contraste entre ces divers sujets
était considérable : on passait brusquement d’un monde dans un autre, et, parfois
la guerre surgissait. C’était une alerte aérienne. « Aux postes de combat ! ». On
armait les pièces anti-aériennes. Les canons de 75, les bons vieux canons
français, entraient les premiers en action sous la direction du lieutenant
instructeur d’origine polonaise au nom sonore de Cékutovitch, homme par
ailleurs discret et courtois. C’étaient eux, ces vieux canons, qui étaient chargés
de rendre la vie difficile aux avions qui allaient attaquer la ville. Cela faisait
beaucoup de bruit, et il était difficile de croire que les obus allaient réellement
éclater tout près de leur but, et, pourtant il suffit d’interroger un pilote de
bombardier pour savoir à quel point cette impression est peu fondée. On était
donc vraiment utiles !
Dans le monde de l’école et de la théorie, le contraste le plus marquant était
certainement celui de la navigation astronomique. Que l’on puisse fixer sa
position sur l’océan en mesurant la hauteur angulaire d’astres sur l’horizon avait
sans doute effleuré l’imagination de notre élève, et voila que la méthode lui était
expliquée, belle illustration de la pureté abstraite des mathématiques. Un
mathématicien (peut-être était-il connu), ou plusieurs mathématiciens avaient eu
l’idée, peut-être à la demande de navigateurs, d’inventer une nouvelle
trigonométrie non plus sur un plan mais sur une sphère. Dès lors, un théorème
connu permettait d’établir très simplement une relation entre les coordonnées
51
célestes d’un astre, les coordonnées géographiques estimées d’un navire et la
hauteur angulaire de l’astre au dessus de l’horizon.
La différence entre la hauteur calculée et la hauteur mesurée, appelée
« intercept », mesurait l’écart entre le point estimé et le point observé. Ceci
suppose, et la difficulté est là, que la mesure de cette hauteur soit très précise,
ainsi que celle de l’heure de l’observation (à titre d’indication pour les lecteurs
avertis, de l’ordre de la minute d’arc et de la seconde de temps). L’application
de la théorie ne pouvait être faite. On savait simplement qu’à bord de tout navire
se trouvent un sextant pour observer la hauteur d’un astre quand l’horizon est
suffisamment net, ainsi qu’une montre soigneusement gardée, et que chaque
officier se doit d’avoir une table de navigation renfermant tous les chiffres
nécessaires pour effectuer les calculs.
On savait, sans les avoir vues, que les navires français avaient soit la table
purement logarithmique Friocourt soit la table simplifiée Bertin. C’était pour
plus tard ! Faire le point demandait beaucoup de temps, plusieurs heures
généralement, car il fallait trois observations dans des directions différentes pour
avoir une triangulation, et chaque calcul était assez long. Cela paraîtra bien
archaïque au navigateur contemporain, habitué à lire en permanence tout
naturellement sa position à quelques mètres près, avec les émissions de satellites
spatiaux ; pourtant telle a été la réalité jusqu’à la révolution actuelle. Ceux qui
n’ont pas fait le point à la mer avant les années cinquante ne réalisent pas, non
plus, toutes les précautions qu’il fallait avoir pour garder l’heure de la montre de
bord avec une précision de l’ordre de la seconde, qui représentait un quart de
mille de longitude, immense progrès d’ailleurs par rapport aux données
anciennes, sans remonter à la mesure de l’heure avec un sablier.
Tout cela était expliqué par un professeur surnommé Ventrois, sans que l’on sût
pourquoi, comme cela arrive souvent. C’était un homme brillant, peut-être un
peu trop, qui faisait tout paraître facile, tant il maniait aisément les concepts
mathématiques. Ainsi, d’une opération simple sur deux vecteurs d’une sphère,
surgissait immédiatement la fameuse « formule fondamentale de la
trigonométrie sphérique ». C’était cette formule magique qui permettait, à une
heure donnée, de calculer la hauteur d’un astre au dessus de l’horizon d’un
observateur dont on estime la latitude et la longitude (celles de l’astre figurant
dans des documents nautiques). Quant aux autres problèmes de navigation, ils
étaient plus faciles. Tout n’était qu’une question de pratique, que l’on aurait plus
tard.
52
Parmi les instructeurs du Courbet se trouvait un ami de la famille. C’était
Georges Fournier, professeur de physique à la faculté de Paris. Il avait quitté, lui
aussi, la région de Paimpol, où il avait sa maison de vacances, comme d’autres
universitaires en relation avec l’oncle Louis, Jean, ou madame Curie).
De sa propriété, à l’embouchure de la rivière, il avait réussi à embarquer sur un
bateau de pêche pour rallier l’Angleterre. Et il était là, sur le Courbet, tout
naturellement puisqu’il était professeur. Il avait, sans doute, participé à
l’organisation des premiers cours, mais n’intervenait pas dans ceux de la
seconde cession. En fait, je ne l’avait vu que brièvement, peu de temps avant de
débarquer, nouvel élève officier, reçu à l’examen. Avec la grande bonté qui le
caractérisait, et comme s’excusant de ce geste, il m’ avait offert mon premier
uniforme, qu’il fallait faire tailler à Londres, chez Gieves, le fournisseur de la
Royal Navy. C’était une merveilleuse marque d’amitié.
Quelle joie que de pouvoir laisser la tenue de matelot pour celle d’officier de
marine, ma vocation depuis tant d’années. J’avais tout enduré pour cela ! Et
maintenant, après tant d’épreuves, voila que la chance me souriait. Il avait fallu
la guerre et l’aventure grandiose, presque désespérée, de la France Libre. Le
premier uniforme, c’est le symbole, c’est la réalité du rôle que l’on va tenir dans
le théatre de la vie. On ne trouve pas cela dans la vie civile ; mais il est vrai
qu’alors toute la nation combattante, y compris les femmes, était en tenue
militaire. Cela paraissait tellement normal !
Pour l’heure, cette rencontre avec le professeur était un nouveau pont vers le
temps de l’avant guerre, qui remontait plus loin que celui d’ André Labarthe. Je
Je me trouvais transporté soudain dans les années où mon père travaillait au
centre de Physique-Chimie-Biologie comme préparateur d’expériences de
physique pour le professeur Maurice Curie. J’y avais été moi-même élève en
mathématiques générales avant de me présenter à l’Ecole Navale, ma santé
améliorée. j’y voyais parfois le doux et rêveur Georges Fournier, poète de la
physique.
Cette époque avait une saveur mélancolique, mélange déjà lointain des rues du
vieux Paris entre le lion de Belfort, le Panthéon, la montagne Sainte Geneviève,
le quartier Mouffetard et le jardin des plantes, ce refuge de verdure ou de
feuilles d’automne après les si malodorantes expériences de chimie, pour
lesquelles j’ étais si peu doué. C’était aussi une saison de la vie où planait
l’incertitude de l’avenir, tant ma santé, médiocre semblait-il, jointe à l’idéal
universitaire de la famille, contrecarrait ma vocation d’officier de marine.
53
Ces souvenirs défilaient vaguement autour de la personne retrouvée du
professeur si généreux, qui fournissait un rapprochement inattendu entre deux
étapes de la vie. Cependant, ces pensées à peine formulées, il fallait faire vite :
j’étais embarqué sur le sous marin Rubis, basé à Dundee, en Ecosse. Poste de
choix, car c’était un des rares navires opérationnels. De plus, un sous marin.
Quelle excitation ! Au moins, on allait passer à l’attaque !
Avant de passer à Londres, je saisis l’occasion de la proximité de la New Forest
pour rendre visite à mes vieux amis les Armfields. Quelle joie de se retrouver,
tout naturellement, comme avant. Ils n’avaient pas changé ; le cottage non plus,
cette charmante demeure de Oak Tree House, avec le lawn tennis, la chèvre
Percy, et surtout Kay et la grande amie Diana.
Au moins, eux, étaient un point fixe dans la tourmente, un morceau du paradis
perdu qui avait survécu. On n’avait plus le temps de faire de la bicyclette dans la
forêt, ni de naviguer comme avant sur le Frolic dans la rade de Poole, ni même
d’écouter le quatuor des dissonances de Mozart ou le concerto de Noël de
Corelli. Mais on avait tellement de choses à se dire ! Choses imprécises hélas
sur la France, sauf une lettre parvenue par l’Amérique. La famille était réunie,
en Bretagne encore, sans doute. Une note d’angoisse soudain, du cousin Nigel :
en apprenant que j’embarquais sur un sous marin « do not tell me that you are to
be in a submarine ! they call it The Silent Service »(0). Mais il avait dit cela
discrètement pour ne pas inquiéter l’entourage, et il savait bien que les dés
étaient jetés.
On s’embrassa beaucoup, avec la discrétion anglaise, et je partis pour Londres,
afin de rejoindre le sous marin, la tête pleine de nouvelles aventures, le cœur
tout réchauffé par la présence retrouvée des Armfields, ma nouvelle famille.
54
Chapitre 6
Le passage à Londres avait été bref : juste le temps de faire faire mon uniforme
et de rendre visite à André Labarthe. Comme d’habitude, il rayonnait d’idées
intéressantes et généreuses. Comme d’habitude, on avait été bombardé et
quelques bombes étaient tombées trop près, après un affreux sifflement. La
revue prenait de l’importance, et s’avérait même d’une qualité inespérée, avec la
participation de Raymond Aron, alors inconnu semble-il, pour tout ce qui
touchait à la philosophie de l’histoire contemporaine, et de l’énigmatique Starro
pour l’art de la guerre depuis Clausevitz et Napoléon. André coiffait le tout avec
brio, tandis que son amie et protectrice assurait le secrétariat. L’amiral Muselier
continuait d’étonner tout le monde par son talent d’organisateur et son aptitude à
négocier avec l’amirauté anglaise au milieu de tant de difficultés. Il était, paraît-
il, satisfait de l’activité du Rubis, qui était fort apprécié du commandement
britannique. Etait-il personnellement intervenu pour cette nomination ? Je me
l’étais demandé plus tard…Plus probablement, en fait, le jeune sous-marinier
avait-il été désigné d’après ses notes de sortie. Cela n’avait, d’ailleurs aucune
importance : il n’était qu’un pion minuscule sur l’échiquier, et c’eût été bien
vaniteux de penser que le commandant en chef de la Marine s’était penché sur
son cas, ou plus encore, que son rang de sortie était entré en jeu. Le hasard seul
était responsable !
Après un long voyage par train (était-ce le fameux flying scotsman ?) j’ étais
arrivé à Dundee, nom qui était plus proche pour moi que la lointaine Ecosse, là
haut dans le Nord, tant la petite ville du bord de mer semblait peu évoquer, sous
le temps gris et humide de ce début d’octobre, cette sorte d’amertume
55
ensoleillée des marmelades d’orange qui, naguère, me faisait rêver à des
voyages impossibles.
Un jeune officier du Rubis l’attendait à la gare : l’enseigne de vaisseau Jean-
Pierre Brunet. Tout de suite, il était apparu comme le modèle de l’officier de
marine rêvé inconsciemment : grand, blond, mince, distingué, visiblement fait
pour porter l’uniforme bleu marine. Il parlait parfaitement l’anglais, ce qui est râ
re, et félicita le nouvel arrivant pour son accent. En fait, il avait une mère
anglaise, ce qui expliquait cela. Son père, banquier important habitait Paris, dans
le 7ième arrondissement avec sa famille. Jean-Pierre avait un brio discret. Il
avait fait ses études au collège Stanislas et préparé l’Ecole Navale. Il était de la
promotion 38.Tout son personnage était un exemple, presque impossible à
imaginer d’un parfait équilibre entre le brio français et la distinction anglaise.
Je n’avais. jamais songé à cela et à vrai dire, cet idéal faisait sans doute partie de
mon subconscient depuis longtemps, avant de prendre forme. L’aisance de ce
jeune officier dans le langage et le geste, l’attention qu’il apportait à la littérature
et même à la grande musique (il n’allait pas tarder à m’emprunter mses
concertos de Mozart, notamment celui pour basson), le soin qu’il apportait
chaque jour disponible à écouter les nouvelles également en Allemand, aurait
permis à un romancier de lui faire jouer plus tard un rôle éminent dans la
société. En fait, il allait après guerre, passer le concours des affaires étrangères
et devenir un grand ambassadeur. En attendant, il avait conduit notre timide
élève aspirant dans une charmante résidence au fond d’un parc vert bien tondu,
qui était peut-être un ancien couvent, et qui s’appelait The Orphenage.
C’est dans ce cadre idyllique qu’étaient logés les officiers de la base sous-
marine. lI faut avoir vécu les heures tragiques d’une guerre pour réaliser
pleinement le côté irréel de ce lieu, au loin de tous les bombardements, de toute
l’agitation des ports d’où partaient et arrivaient les convois de l’Atlantique. Il
faut comprendre aussi, que les conditions de vie à bord des sous-marins
traditionnels sont très différentes de celles des navires de surface. En effet, un
sous-marin est un long tube dans lequel peu de place est disponible pour
l’équipage. De plus, les missions qu’il doit remplir sont le plus souvent en
plongée, ce qui implique une vie très particulière, dans une atmosphère confinée,
sans possibilité de faire de l’exercice dans des conditions où la place est limitée,
et où, surtout, l’air finit par être pauvre en oxygène.
En surface, l’équipage n’a pas la possibilité de prendre l’air sur le pont, sauf
dans des conditions de sécurité et de navigation fort rares, et alors par petits
groupes. Cela explique le soin apporté par la base de Dundee pour loger le
56
personnel des sous-marins. Mes camarades qui allaient embarquer sur des
corvettes allaient être soumis à un rythme autrement épuisant pour assurer la
protection des convois de l’Atlantique, cette ligne de survie de la Liberté. C’était
une autre guerre, avec des règles différentes. Les sous-marins de Dundee
partaient vers la côte norvégienne pour des missions d’une vingtaine de jours,
puis restaient une dizaine de jours au repos. Les corvettes, basées de l’autre côté
de la côte écossaise ou en mer d’Irlande, étaient au port trois jours par mois.
Elles devaient affronter le plus souvent le gros temps de l’Atlantique nord, les
difficultés de la manœuvre de nuit par mauvaise visibilité autour de leur
troupeau, au cours de zig-zags coordonnés avec ceux des autres escorteurs, et,
enfin, l’attaque dans le noir des sous marins ennemis. Les officiers, l’équipage,
ne quittaient pratiquement jamais leur navire.
Les sous-marins de Dundee, la passe franchie, plongeaient pour la durée du jour,
pour éviter d’être repérés par l’aviation allemande. Ce n’est que la nuit qu’ils
faisaient surface et devaient subir les assauts du gros temps, mais sans les
contraintes dues à la navigation en groupe. En plongée, c’était le grand repos, au
ronronnement des moteurs électriques. En surface, il fallait toujours veiller,
même près de la côte anglaise, à ne pas être pris par un avion de patrouille pour
un submersible ennemi. Il fallait immédiatement faire le signal de
reconnaissance et se tenir paré à plonger en cas de doute. Plonger était d’ailleurs
le meilleur réflexe. Cela mettait le navire hors de la vue de l’avion avant qu’il
n’ait le temps de revenir le mitrailler ou même le grenader. C’était pratiquement
le seul danger visible, le risque principal étant toujours les mines. Le torpillage
par un autre submersible était moins probable, les bases sous-marines ennemies
étant sur la côte sud de la Bretagne, d’où partait l’action destinée à couper le
cordon ombilical de l’Amérique vers l’Angleterre.
C’est en plongée, dans le monde du silence, au voisinage de la côte norvégienne,
que, dans la prudente tranquillité, on pouvait, soudain, sauter sur une mine, ou se
trouver pris dans un filet comme un pauvre poisson. On pouvait aussi être
grenadé par un patrouilleur de surveillance, mais dans ce cas le jeu était, en
somme, équitable puisque on l’entendait venir, on pouvait, peut-être trouver le
temps de le voir au périscope, et décider s’il fallait l’attaquer ou rester dans
l’ombre, probablement non détecté, à condition de garder un silence absolu, car
les Allemands se fiaient entièrement à l’écoute, n’ayant pas développé le sonar,
application des découvertes du professeur Langevin, qui équipait les unités
britanniques.
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Quel autre monde que celui des convois ! Là, tout se passait en surface, même
pour les sous-marins. Ils attaquaient la nuit, par tous les temps, et, bientôt
groupés, puis ils plongeaient, souvent assez loin du convoi, parfois au milieu.
Une intense activité régnait parmi les escorteurs, certains s’efforçant de repérer
les sous-marins puis de les couler, d’autres étant chargés de récupérer les
survivants des bateaux torpillés. À cette époque, les Anglais, quoique à la pointe
du progrès, n’avaient pas encore mis au point le radar de détection des navires
de surface, qui allait considérablement faciliter l’action des escorteurs.
Cependant, ignorant tout cela, que je ne devais apprendre que plus tard, je
m’installais dans la chambre de The Orphenage, voisine de celle de Jean-Pierre
Brunet. Peu de temps après, celui-ci le conduisit à la base, où le Rubis était à
quai non loin de quelques autres sous-marins, dont l’un était polonais. La
Pologne était envahie, la marine continuait la lutte. Noble nation ! Le Rubis était
un mouilleur de mines, ce qui était précieux, car la Royal Navy n’avait rien
d’équivalent. Actuellement, on était en train de modifier les puits pour les
adapter aux mines anglaises. Les missions étaient donc les mêmes que pour les
autres unités : la surveillance de la côte norvégienne.
La base de Dundee était idéalement située, à la fois éloignée du champ de
bataille aérien et relativement proche de son lieu d’opération. Les missions
étaient très différentes de celles des U boote. Ceux-ci étaient souvent de plus
gros sous-marins, conçus pour de longues opérations océaniques contre les
convois. Ils opéraient dans une vaste zone dont seul le point de départ et de
retour était connu. Le risque principal pour eux résultait de la contre attaque des
escorteurs, qui s’avérait difficile, on l’a vu, à l’époque où notre jeune élève
officier s’embarquait pour son premier poste dans la guerre. Par contre, les
conditions de vie à bord devaient être fort éprouvantes, et leurs bases étaient à
portée de l’aviation britannique.
J’étais, bien évidemment intéressé uniquement par la nature des missions
prévues pour le Rubis. À vrai dire, c’étaient les champs de mines et peut-être
encore plus les filets qui m’angoissaient le plus, la menace silencieuse du piège
à homme. Ces moyens défensifs n’avaient, d’ailleurs, pas empêché le déjà
célèbre navire d’effectuer de remarquables mouillages de mines, ce que je
n’allais pas tarder à apprendre. Notamment, au cours de l’opération la plus osée,
il avait réussi à pénétrer à l’intérieur d’un fiord en suivant, de jour, au périscope,
une vedette, franchissant ainsi champs de mines et filets. Le commandant voyait
même les hommes boire, ce qui donnait un caractère de promenade presque
amicale à cette variante imprévue des missions du Rubis, à la suite de laquelle
58
plusieurs navires ennemis avaient sauté. Cette brillante exécution d’une mission
d’un caractère pittoresque avait, évidemment été fort appréciée du commandant
du groupe, qui avait chaudement félicité notre sous-marin, gardant les détails
dans le plus grand secret, cela va de soi. La loi du silence s’appliquait d’ailleurs
à la destruction d’ U Boote par un escorteur britannique.
Mes affaires personnelles déposées dans ma chambre, j’avais été conduit à la
base. Le Rubis était à quai, à côté d’autres sous marins. Un vrai sous marin, je
n’en avait jamais vu. Que c’était étroit, tout en longueur, bas sur l’eau, avec, en
son milieu, un kiosque, protubérance qui, par contraste, paraissait très haut,
presque hors d’échelle. Les sous marins que j’avais vus en photo étaient tous
noirs, et cela était sans doute le cas le plus courant. Mais, le Rubis était vert
bouteille, un peu sombre. C’était, en fait la meilleure couleur pour la mer du
nord, peu profonde, grise avec un fond de vert, très différent du bleu traditionnel
de la Méditerrannée. On avait dû faire des études de camouflage et, peut être
cela n’avait-il d’importance que pour un fils de peintres. J’avais remarqué le
canon sur l’avant de la coque, puis j’étais descendu par le kiosque.
Là dedans, tout de suite, le domaine d’observation du commandant, avec le
périscope, ce magnifique tube d’acier qui glisse silencieusement. Normalement,
il est rentré, mais on peut le sortir. L’immersion périscopique est de 12 mètres
50. On observe alors tout ce qui est à la surface à travers un système de prismes
et une longue vue que l’on fait tourner. Après une brève explication par Jean-
Pierre Brunet, on s’était trouvé, tout de suite, à l’intérieur de la coque principale,
ou coque épaisse, et en fait, au carré. Là, l’élève aspirant avait été présenté à
l’officier en second, le lieutenant de vaisseau Rousselot, homme ouvert,
nullement intimidant, avec qui on se sentait tout de suite à l’aise, et à l’enseigne
de vaisseau de première classe Dubuisson, avec qui il ferait le quart à la mer. Il
serait également chargé de l’instruire et de lui faire connaître le navire.
Tout de suite, l’impression d’être dans un espace restreint, où tout était compté.
Un espace presque familial, partagé minutieusement entre tous, à la mer. Un
poste d’équipage où les couchettes étaient aussi serrées que possible, un poste
pour les officiers mariniers, plus confortable. Chaque officier, aspirant compris,
avait une petite chambre personnelle avec un petit lavabo et autorisation de
remplir un verre d’eau le matin et le soir pour le lavage des dents. À l’avant, les
tubes lance-torpilles, cela allait de soi.
Ce qui prenait beaucoup de place, c’était la salle des moteurs Diesel, pour la
propulsion en surface. C’était eux qui faisaient du bruit, comme tout moteur à
explosions. Par contre, en plongée, les moteurs électriques prenaient la suite, et
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c’était le silence, le grand silence des profondeurs. Tout de suite, aussi,
l’atmosphère de totale confiance de chacun dans tous les autres, la moindre
fausse manœuvre pouvant avoir de graves conséquences, faciles à imaginer.
Comme tous les sous marins, celui-ci était constitué d’une coque épaisse très
robuste, à laquelle était accolée de chaque côté une coque plus mince servant de
ballast. On réglait la profondeur en le remplissant plus ou moins d’eau de mer :
pour plonger, on ouvrait des purges ; pour faire surface, on chassait l’eau en
envoyant de l’air comprimé. Les coques minces étaient cloisonnées dans la
longueur, ce qui permettait de régler l’assiette du navire en agissant sur les
volumes de ballast soit vers l’avant soit vers l’arrière. Quand le navire faisait
route, un homme de quart actionnait, en outre, des barres de plongées, qui
assuraient le contrôle de l’assiette, faisant piquer ou redresser le nez du sous
marin, ou, le plus souvent conserver l’horizontale.
Un très gros et très beau cadran circulaire, avec un trait rouge, gradué en mètres,
indiquait la profondeur, appelée immersion. Le trait rouge correspondait à la
valeur qu’il ne fallait pas dépasser, calculée d’après la résistance de la coque
épaisse à la pression de l’eau. Elle était, de toute façon, plus grande que la
profondeur de la mer du Nord. Quant à la vitesse, elle était d’environ douze
nœuds en surface, et de la moitié en plongée, sur les moteurs électriques. Ce qui
était important, c’était que l’on ne pouvait pas rester en plongée, donc invisible,
plus d’une douzaine ou d’une vingtaine d’heures, par manque d’oxygène. Il
fallait, également, recharger les batteries sur lesquelles fonctionnaient les
moteurs électriques, ce qui se faisait dès que les Diesels étaient en marche.
J’avais eu le temps de comprendre tout cela, et de faire un rapide tour du bord,
quand le commandant arriva.
Comme la quasi-totalité des officiers de la France Libre, le capitaine de corvette
Cabanier était relativement jeune, trente cinq ans peut-être. Plus que les autres, il
y avait en lui une exquise gentillesse, marque extérieure d’une réelle bonté,
d’une douceur profonde qui, peut être, cadrait bien avec ce que notre élève
aspirant avait pu ressentir du monde du silence, ce monde étrange qu’il
découvrait. En tout cas, ce héros, qui avait accompli, entre autre, une mission
périlleuse dans un fiord, tout naturellement semblait-il, réveillait en moi un
jugement de Balzac qui, s’il se souvenait bien, disait que le vrai héros est le plus
souvent timide et gentil. C’était quelque chose comme cela, et en l’occurrence
c’était vrai, ce qui était bien ! Cher commandant Cabanier, qui allait traiter un
peu comme un fils le jeune élève qui lui était confié, jouant avec lui aux échecs
en patrouille, ou l’invitant, à terre, au théatre, ou quelquefois à un thé dans un
60
château d’une vieille écossaise, comme toujours, amie de la France. Sur le plan
militaire, il était le seul officier à avoir, après consultation de tout l’équipage,
continué sans aucun changement les opérations de guerre aux côté des Anglais,
et rallié immédiatement la France Libre.
Plusieurs jours avaient passé au mouillage. La vie y était, comme nous avons dit,
aussi agréable que possible, dans une atmosphère de paix presque irréelle. Le
matin, on allait à bord apprendre ce que l’on pouvait. Après un vrai « breakfast »
anglais à la base, le travail reprenait l’après midi, puis on rentrait relativement
tôt à The Orphenage. Le week end, on allait à quelque invitation dans la
campagne écossaise. Etait-ce avant la première sortie en mer ou après que le
commandant Cabanier avait amené son élève voir « Rebecca » au théatre ? Peu
importe.
Cette période était comme hors du temps. On oubliait presque, dans la certitude
que l’on faisait son devoir, la chance que l’on avait d’avoir échappé à
l’humiliation de la France et à l’occupation, que l’on imaginait à peine dans sa
réalité.
Le calme artificiel de cette situation devait être interrompu comme un coup de
poignard en plein cœur par la nouvelle de la disparition du sous marin polonais.
Il n’était pas revenu ! C’était tout. Une mine ? Un filet ? On ne saurait jamais.
Le cauchemar se réalisait, mais pour un autre. Pauvres Polonais ! Déjà occupés
sauvagement après avoir si longtemps connu le dépeçage de leur pays ! C’était
l’Histoire, après tout ! On vivait une période terrible, mais il fallait s’y faire.
Profiter au mieux des instants de l’accalmie donnée par le sort. Que souhaiter de
plus ?
Un beau matin, le jour de la première mission pour moi, juste avant
l’appareillage, un homme, jeune et sportif, vêtu d’un gros chandail de laine,
embarque. Il a sous le bras un kayak en caoutchouc. C’est un espion norvégien !
L’homme et le kayak sont promptement descendus à l’intérieur. On se serre la
main en anglais. Un rapide breakfast et on appareille. À peine a-t-on parcouru
quelques milles qu’un avion de chasse est signalé, cap sur le Rubis. C’est
sûrement un anglais. Signal de reconnaissance envoyé et sans réponse, dans le
doute, on plonge en urgence. On ne va tout de même pas être mitraillé par
erreur ! « Paré à plonger ! ».
Les officiers et hommes de quart passent en quelques secondes qui paraissent
longues à l’intérieur du kiosque, puis dans la coque principale. Le panneau
fermé, et le moteur électrique en route à la place du Diesel (cela fait partie des
consignes et s’effectue presque instantanément), on se trouve devant le poste
61
central, l’homme de quart aux barres de plongée à son poste. « Assiette moins
quinze ! Immersion vingt mètres ! ». Un grand silence… L’aiguille de
l’indicateur de profondeur descend rapidement et se stabilise. On se sent rassuré,
tranquille, à l’abri des vagues et surtout de l’avion. De toute manière, le pilote
devait bien savoir qu’un sous marin sortant du port en surface ne pouvait pas
être ennemi. Mais qui sait ? On était bien, entre amis sous la mer, loin de tout.
Le norvégien avait l’air fort sympathique. Il parlait bien anglais, mais je ne
voulais pas accaparer la conversation. D’ailleurs, un espion, se doit d’être
discret.
Une fois en plongée, on y restait toute la journée. Les jours sont bien raccourcis
au mois d’octobre, et cela était réconfortant, au moins pour les sous mariniers. Je
faisais le quart en sous ordre avec l’officier en troisième, Dubuisson, homme
quelque peu taciturne, mais bienveillant. Il semblait avoir passé toute sa vie dans
un sous marin, et n’avait apparemment pas d’autre intérêt majeur ou de
« hobby ». Du reste, les heures de quart étaient entièrement affectées à la
navigation, à la sécurité, à l’écoute hydrophonique, à la veille radio quant on
était à l’immersion périscopique, c'est-à-dire peu profond. J’apprenais ainsi que
l’on recevait les grandes ondes sous la mer. Naturellement, on ne devait pas
émettre, pour éviter d’être repéré, ce qui était la règle pour tout navire. Je
découvrais avec étonnement l’extraordinaire efficacité de l’hydrophone, qui
décelait un bruit d’hélice à de très grandes distances, la propagation des ondes
étant très peu amortie dans la mer, et le bruit en plongée très faible. On pouvait,
en outre, reconnaître le type de bâtiment détecté et avoir une idée de sa vitesse
d’après la fréquence analysée par une oreille exercée. Le veilleur pouvait
aisément relever la direction du bâtiment, qu’il annonçait à l’officier de quart.
Celui-ci se tenait, non loin de lui, à proximité de l’indicateur d’immersion et de
l’homme de quart aux barres de plongée. Même sans avoir encore été sur une
passerelle de bâtiment de surface, j’imaginais bien l’importance de la veille
visuelle, l’œil sans cesse en alerte pour surveiller l’horizon, le ciel, ou même
simplement les escorteurs autour d’un convoi ; et tout cela en plein vent, sur une
mer souvent démontée. Là, que tout était simple, facile, presque reposant ! Le
sous marin était parfaitement stable ; tout était tranquille. Seul le doux et léger
ronronnement des moteurs électriques, comme une berceuse, rappelait que l’on
était comme en demi-sommeil, dans un état agréable entre le songe et l’hypnose.
Tous les jours, cela allait être pareil : c’était la routine du service à la mer. On
déjeunait dans le minuscule carré, un peu juste pour le commandant et les quatre
officiers. Il est vrai que l’officier de quart n’était pas à table, en principe, mais
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cette fois ci il y avait un passager d’autant plus clandestin qu’il était secret. Le
commandant, excellent joueur d’échecs, aimait souvent faire une partie avec
moi, à qui Jean et monsieur Borel avaient donné de bonnes bases. Occuper le
temps libre était une chose importante dans la marine, à tel point que, bien plus
tard, un amiral en inspection sur un navire avait dit aux officiers qu’il fallait
surtout avoir un violon d’Ingres. Je devais, tout au long de ma carrière, vérifier
la vérité de ce conseil. En attendant, j’étais ravi et honoré d’avoir appris les
échecs, et c’était une bonne surprise de voir qu’un jeu inutile pouvait servir.
Puis venait la nuit. Il fallait d’abord égaliser la pression de l’air du sous marin à
la pression atmosphérique extrapolée d’après l’enregistreur barométrique
d’avant la plongée, afin de limiter le choc dans l’oreille, malgré tout souvent un
peu douloureux. Puis l’ordre « immersion périscopique ! ». Le commandant
faisait un tour d’horizon pour s’assurer que tout était clair avant l’ordre.
« Surface ! Chassez aux centraux ! ». Et, brusquement, le kiosque était ouvert.
Un flux immédiat d’air frais, un petit coup dans les oreilles, et le bateau qui se
mettait à rouler sans transition. C’était la fin du rêve des profondeurs ! Le Diesel
rythmait à nouveau la marche de ses claquements réguliers, graves et nerveux à
la fois. Il prenait avec assurance la relève des moteurs électriques, ces poussifs
auxiliaires nourris par les batteries d’accumulateurs que lui seul chargeait ! Ils
faisaient bon ménage, heureusement. Sans penser à tout cela, on montait tout de
suite dans la « baignoire », partie supérieure du kiosque, et, temps permettant,
sur le pont avant pour l’équipage. Que c’était bon de respirer de l’air pur après la
longue plongée du jour !
Puis, on plongeait à nouveau, après avoir fait le maximum de la route en surface,
à une douzaine de nœuds. On était alors près de la côte norvégienne, et on
pouvait faire le point par relèvements périscopiques. La tension montait : on
était un intrus, en territoire ennemi !
Le Rubis avait ainsi gagné l’entrée du petit fiord, à côté d’Oslo, où le
débarquement de l’espion était prévu. Tout paraissait calme. On était peut-être à
un demi-mille de la côte, qui est très accore en Norvège et sans rochers. Rien à
signaler au périscope, sorti périodiquement par le commandant. On n’avait pas
été repérés. Alors, on avait attendu la nuit et fait surface. On était rentré,
lentement, dans un petit port, heureusement très ouvert, au milieu de bateaux de
pêche, sans doute, dont on voyait, tout près, les feux de mouillage. On est
toujours en propulsion électrique pour ne faire aucun bruit, car il y a, sans doute,
une surveillance allemande. Les officiers sont tous dans la baignoire. Le
Norvégien avec son kayak, est déjà sur la plage avant, prèt à débarquer. On se
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serre la main. Se reverra-t-on jamais ? Voilà un authentique héros, pensais-je:
nous pouvons être coulés, mais avec les honneurs militaires ; lui, s’il est pris,
sera fusillé après avoir été torturé. J’étais-je à peine dans ces pensées que des
aboiements retentissent. C’est Bacchus, le chien du bord qui, on ne sait
comment, se trouve là. « Silence, Bacchus ! » ; Il est, sans égards, expédié à
l’intérieur. Par chance, il n’a pas attiré l’attention. Un bref signe d’adieu. Le
brave s’éloigne à la pagaie dans la nuit noire, vers la grève où il doit débarquer,
sans doute attendu par la résistance, à la barbe de l’ennemi. Frappé par cet
épisode, je devais, plus tard, écrire le poème suivant :
Le Patriote
Il nous fallait le débarquer en sa Norvège,
Et l’on avait franchi les barrages sans bruit,
Près d’un port inconnu qu’on voyait sous la neige,
Puis on avait gagné la surface, de nuit.
Et tous, nous étions là, groupés dans le silence,
Epiant chaque son parmi l’obscurité ;
L’homme fait ses adieux, et tout à coup s’élance
Sur un léger youyou qu’on avait accosté
Bientôt, il n’était plus qu’une tache dans l’ombre
Que rien ne distinguait du rivage ennemi,
Dans nos âmes de guerre aux images sans nombre
Un souvenir lointain déjà mort à demi.
Parfois, depuis, je crois retrouver sa figure
Par delà l’horizon superbe d’un fiord ;
Dans le calme présent qu’aimerait Epicure,
Je dis : « l’aurais-tu fait ? », puis je repars, plus fort.
Cela avait été le seul épisode marquant de la première patrouille, au cours de
laquelle je m’étais habitué à la vie à bord en opération de surveillance de la côte
norvégienne. Aucun navire, ni avion n’avait été aperçu. Mais le but principal, le
débarquement de l’agent de renseignement sur le kayak, avait été atteint. Quelle
satisfaction !
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On avait repris la si agréable existence à Dundee. Les travaux sur le Rubis
continuaient, en plus de l’entretien courant. Le bon commandant était parfois
invité avec quelques officiers dans un château. The Orphenage était encore plus
délicieux après vingt jours éprouvants dans les eaux ennemies qu’au sortir du
Courbet et du bref passage à Londres. Hélas ! Le petit sac de pièces d’or de la
tante Marie donné par sa mère avait été volé. J’avais hésité avant de se décider à
le cacher au fond d’un tiroir, pensant qu’il risquait de disparaître si on était
coulé. On était bien revenu, et, hélas ! le précieux trésor était envolé. C’était, en
plus, un acte perfide, comme une trahison de la part de la femme de ménage qui
avait déménagé sa chambre pour la prêter à un amiral. Elle n’avait pas réalisé, et
notre jeune idéaliste le comprenait trop tard, la gravité de ce vol commis à
l’encontre d’un volontaire venu aider son pays à garder sa liberté. Que n’avait-il,
dans sa naïveté, déposé ce sac si précieux ? Il était blessé, plus profondément,
dans sa conviction enfantine que tous les citoyens de cette Grande Bretagne,
dernier rempart contre la barbarie, étaient également des gens d’honneur. Ah ! si
il avait lu Dickens, ce pauvre écolier trop penché sur les programmes scolaires et
les connaissances scientifiques exigées pour les grandes écoles ! Il oubliait, sur
le moment, la dangereuse tendance qu’il avait de voir le bien partout, qu’il
manifestait déjà enfant en maniant ses soldats de plomb, tous gentils… « gentil
Allemand, gentil Anglais, gentil Espagnol, gentil Italien, gentil Français ».
Mais qu’était-ce que cela à côté de la disparition du sous marin polonais ? Il
fallait remettre les choses à leur place ; oublier également que les pièces d’or
auraient servi à sa mère, et qu’elle aurait été peinée de ce vol stupide.
Là-dessus, après la période de repos, la seconde mission était arrivée, tout
naturellement.
Il s’agissait de surveiller et d’attaquer le commerce maritime côtier autour du
fiord d’Oslo. Il fallait aussi obtenir certains renseignements que je n’avais pas
compris, et qui allaient avoir leur importance.
On avait donc fait route, comme précédemment, vers la Norvège, mais sans
alerte aérienne au départ. J’étais tout à fait rôdé dans les fonctions d’élève
aspirant assistant de quart de l’enseigne de vaisseau Dubuisson. On faisait le
service à la mer par tiers, comme cela se fait en général, avec quarts de quatre
heures, ce qui permet de se reposer ou de travailler les deux tiers du temps et
d’être pleinement efficace pendant le quart. L’officier en second fait toujours le
quart de « quatre à huit » le matin. Le commandant toujours responsable et
toujours prêt à bondir, ne fait pas le quart. Ces dispositions générales sont
appliquées avec beaucoup de facilité et presque sans mouvement sur un sous
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marin, où on n’a pas à franchir des ponts et des échelles, parfois dans un fort
roulis et sous un vent violent avant de se trouver à l’abri de la passerelle pour
prendre la suite de l’officier précédent.
On était, l’un des premiers jours de surveillance, en plongée devant la côte, le
point fait au périscope. C’était l’heure du déjeuner, les officiers assis sur les trois
banquettes autour de la petite table, recouverte en dehors des repas, par un
dessus de table type Marine Nationale, bleu marine avec une ancre rouge à
chaque coin (il n’y a pas de quatrième banquette, car le carré est ouvert sur le
passage central de l’avant à l’arrière du navire). Le déjeuner, c’est toujours un
moment de détente, de rencontre, d’échange d’impressions. Brusquement, un
bruit fort au microphone, répété par un haut parleur. Il envahit tout le bord.
« Fort bruit d’hélice, gisement zéro vingt cinq, se rapprochant rapidement ».
Patrouilleur ou torpilleur. Il a surgi, tout près, de derrière un cap. C’est pourquoi
on ne l’a pas entendu plus tôt. Très calme, le commandant dit, sans élever la
voix et comme pour demander le silence : « Annoncez les gisements ! Les
moteurs avant un ! Stoppez la ventilation ! Immersion quarante mètres ! » ; Puis,
ayant observé les gisements, « à gauche 10 ! Venir au 340 ! ». Chacun évite le
moindre pas inutile, le moindre choc : on sait que les Allemands n’ont que
l’écoute sous marine, mais qu’elle est très performante. Tout bruit de moteur,
tout objet heurtant la coque ou tombant par terre ne manquerait pas d’attirer
l’attention de l’homme de veille, là haut, dans son local de détection. A-t-il
entendu ? Le bruit d’hélice est maintenant presque assourdissant.
On dirait que l’ennemi a changé de cap et se dirige vers sa victime. De toute
façon, il se rapproche tellement vite, toujours au même gisement maintenant
qu’à la faible vitesse où l’on va il est impossible de changer de tactique. Il faut
faire le gros dos et prier le Seigneur qu’on n’ait pas été repéré. Aucune angoisse
ne paraît d’ailleurs sur les traits du commandant ou des autres officiers. Quel
entraînement ! …Le bruit d’hélice devient intenable, puis décroît légèrement. Le
torpilleur vient de passer à la verticale. On attend le choc violent des grenades.
Longue minute… Rien ! On respire. Chacun est soulagé. Et le commandant,
toujours calme, de sa voix douce et à regret de dire : « Quel dommage qu’il y ait
eu cette mission ! Je lui aurais bien envoyé une torpille ». C’était donc cette
mystérieuse mission qui avait évité un combat tout de même incertain, et l’élève
aspirant, après ses émotions, la bénissait.
La patrouille continuant, pris par l’activité de la vie à bord, il n’avait plus pensé
s’informer sur la nature de cette opération, sans doute de simple surveillance de
66
l’activité ennemie, et, plus tard, il avait pensé au Tirpitz ou au Prinz Eugen, pour
sa satisfaction personnelle. Peu importait, après tout.
On avait continué pendant une quinzaine de jours, à observer de près l’entrée
des mêmes fiords. Le jour, l’écoute microphonique et les coups de périscope. La
nuit, la veille optique depuis la baignoire. La mer était généralement assez
calme ; l’absence de récifs et de hauts fonds rendaient la navigation facile. Il
faisait froid : On était en canadienne avec un bonnet de laine sur la tête.
Dubuisson avait au pied des sabots fourrés. Les quarts passaient ; la longue
étrave glissait sur l’eau ou plongeait sous la vague, sans bruit et sans effort,
comme pour participer au silence, cet allié de l’obscurité. On n’avait rien vu se
détacher de la masse noire de la côte, ni feu de pêcheur, ni silhouette de navire
de guerre ou de cargo.
On était rentré à la base. Déjà décembre ; les longues nuits enveloppaient la vie
à terre de mélancolie. Le Rubis devait rentrer en carénage. L’activité du
bâtiment était interrompue pour une assez longue période, sans doute liée aux
travaux sur les puits à mines. Etait-ce à cause de cela qu’un message était arrivé,
peu après le retour à la base, demandant aux élèves aspirants parlant anglais et
désirant entrer à l’Ecole Navale de la Royal Navy, de se faire connaître ?
J’avais le choix entre faire carrière dans les sous marins, ou suivre la filière
générale. Malgré l’estime et l’admiration que j’avais pour les officiers et
l’équipage de ce premier embarquement, je choisis de mettre mon nom sur la
liste des candidats à l’Ecole Navale. Le commandant semblait, en fait, favorable
à cette solution : Je pourrais toujours, plus tard, revenir aux sous marins.C’est
ainsi que, dans la seconde quinzaine de décembre 1940, je prenais le train pour
Londres, afin de rallier la fameuse école, à Dartmouth, dans le Devonshire.
j’avais une permission d’une dizaine de jours pour effectuer tous les
mouvements en conséquence.
J’étais heureux de revoir mes amis, et aussi de pouvoir très bien apprendre
l’Anglais, ce qui, à l’époque n’était pas tellement une idée dans l’air.
67
Chapitre 7
Londres avait été retrouvée et les démarches nécessaires faites dans les meilleurs
délai. J’avais été revoir mon ami André Labarthe, toujours débordant d’activité,
toujours rayonnant d’idées nouvelles qui surgissaient dans la conversation, au
milieu des événements de la guerre. Maintenant que la bataille aérienne était
gagnée, qu’allait-il arriver ? On interrogeait le stratège Starro. Mais la grande
nouvelle était que Jean avait réussi à gagner New-York, dans l’espoir de rallier
le général de Gaulle. Il avait été rejoint par son fils Françis et sa famille. Ils
avaient profité d’une invitation faite par des scientifiques américains, à la
demande d’un physicien de son équipe de la rue Pierre Curie.
Quelle délicieuse impression de ne pas avoir été bombardés ! Les Allemands
devaient s’être rendu compte de l’erreur qu’ils avaient commise en donnant la
priorité au pilonnage de la grande capitale sur l’attaque des usines. Le désastre
avait été évité de peu. La survie de l’Angleterre dépendait en premier lieu
désormais, comme toujours, de l’issue de la guerre sur mer. Comme en 1917, la
bataille de l’Atlantique allait être vitale. À la lutte rageuse dans le ciel allait
sûrement succéder une lente et silencieuse asphyxie de la part des sous marins.
L’amiral Doenitz n’aurait aucune difficulté à obtenir cette priorité à l’arme sous-
marine que les succès spectaculaires de l’aviation avaient, à ce jour, écartée.
Le brillant directeur de la France libre avait, d’ailleurs, une grande considération
pour les sous marins en général. C’était peut-être en tant qu’ingénieur de
formation. Peut-être aussi, à la suite de toutes les études de son collaborateur : le
taciturne Starro parlait mal le Français mais était un puits de savoir sur tout ce
qui concernait l’art de la guerre. Quoi qu’il en fût, l’amiral Muselier aurait prédit
au bouillonnant journaliste un bel avenir pour moi dans les sous marins. Confus
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d’avoir été mentionné en si haut lieu, je pensais tout de même avoir raison,
doutant un peu de l’exactitude de cette information. Sans doute, l’ami de la
famille était-il fier de savoir son jeune protégé embarqué sur un navire de choix,
et regrettait-il cette affectation à l’Ecole Navale, où il serait loin des théâtres
d’opération ? Peut-être, après tout, était-il intervenu auprès de l’amiral pour lui
suggérer l’embarquement sur le Rubis ? Au fond, cela n’avait pas d’importance.
Pourquoi vouloir tout comprendre ? Le mystère doit garder sa part dans le
destin.
J’avais juste eu le temps d’aller embrasser les Armfield dans la New Forest
avant de rallier le tout petit village de Dartmouth en dessus duquel était l’Ecole
Navale. Ils étaient toujours là, inchangés. À vrai dire, pourquoi auraient-ils
changé en à peine deux mois ? Deux mois déjà, deux mois seulement ? Quoi !
Six mois, cet immense trou depuis le grand départ ? Mais, c’est tout
naturellement que j’avais poussé la barrière du jardin d’Oak Tree House. Un
soupir de soulagement avait suivi la nouvelle que j’avais quitté le « silent
service ». Mais l’honneur de rentrer dans la célèbre école navale n’avait pas été
ressenti avec toute la considération attendue. À vrai dire, il ne fallait pas oublier
que les Armfield étaient peut-être plus Internationalistes que Britanniques. Ils
étaient anglais de sentiment, dans leur amour de la campagne, de la nature, des
fleurs, de la voile et du canoë. Ils détestaient toutes les organisations centralisées
comme l’Eglise Catholique et Romaine ; et peut-être, même la Royal Navy
aurait-elle été victime de ce préjugé, si elle n’avait pas sauvé l’Angleterre de
Napoléon et maintenant de Hitler. Cependant, on ne parlait jamais de Nelson
mais de Dickens, de Thackeray, de Keats, autant d’ailleurs que de Balzac ou
Hugo, Tolstoï ou Dostoïevski.
Pas de nouvelles récentes de France ; mais la proximité de Dartmouth rassurait
tout le monde.
On n’avait pas eu le temps d’écouter de la musique, mais de faire un rapide tour
de jardin. Harold, toujours créatif, venait de commencer la construction d’un
nouveau bateau, le Heron, plus marin et confortable que le Frolic. La chèvre
Percy allait bien. Gertrude faisait toujours, comme nombre d’Anglais, de la
liqueur de mure, ou peut-être d’une autre baie. Le cousin Nigel était toujours là,
encore trop jeune pour le service militaire. C’était lui le plus acharné adversaire
du « silent service ». Il était rassuré.
Par hasard, un ami de Diana était invité à déjeuner, ce jour là. Une partie de la
conversation avait tourné sur un plan de cet ami. Il s’agissait d’ un engin de son
invention, genre de bombe volante révolutionnaire, que le ministère de l’air
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avait retourné au motif que l’auteur avait oublié la force de réaction de l’air. Le
génial inventeur était tellement déçu d’être incompris et tellement sûr de sa
formulation qu’il en parlait sans cesse. Diana partageait la frustration de son
ami, en qui elle semblait avoir une totale confiance. S’estimant incompétente,
quoi de plus naturel que de demander l’avis, et peut-être l’appui d’un jeune
officier auquel l’uniforme donnait une apparence d’autorité. Etait-ce par lâcheté,
par désir de plaire à Diana, ou sous l’effet d’un exposé passionné dans lequel la
carrière d’un ingénieur dévoué à son pays semblait mise en cause ? Je m’étais
déclaré convaincu, au soulagement de tous. La famille avait reçu un homme de
valeur. Diana avait vraiment des relations intéressantes, et de toute façon, j’avais
volé à son secours. C’ était le principal.
Chers Armfields ! Ils étaient heureux de savoir leur fils adoptif près d’eux et loin
de la guerre pendant ces neuf mois à l’école navale. Ils ne le disaient pas, dans
leur réserve bien anglaise, et c’était bien ainsi : les effusions sentimentales
étaient d’une autre époque, d’un autre pays.
Dans les derniers jours de décembre, après cette permission qui coïncidait avec
les fêtes de Noël, je me présentais à la fameuse école, située sur une colline
dominant l’estuaire de la rivière Dart, ce que rappelle le nom de Dartmouth, « la
bouche de la Dart ». C’est un cadre vraiment pittoresque et charmant que cet
estuaire. Les rives, doucement escarpées et suffisamment écartées pour faire un
mouillage à la fois accueillant et protégé, pourraient être en Bretagne nord, de
l’autre côté de la Manche, entièrement en eau profonde et d’une belle largeur.
La rivière s’enfonce en amont en dessinant une courbe en harmonie avec
l’estuaire proprement dit. Mais la houle d’Ouest ne vient pas battre à la porte ;
point de récifs, pas d’îles à proximité. Les courants sont modérés ; il y a de l’eau
tout le temps et à toute marée. Même si le site est bien choisi, c’est
L’Angleterre, l’alliée de le mer. Que la côte française est donc difficile,
dangereuse en comparaison ! Eh puis, il y a les maisons, d’un style tellement
différent ! Le Royal Naval College, le R. N. C Dartmouth, rien qu’à lui seul, ne
pourrait jamais passer pour français, avec sa ceinture de brique. Quant à la
campagne, elle est plus peignée, lissée que sauvage. Tout cela est dans la nature
des choses : les Anglais aiment la campagne au point de la soigner quand ils
vivent près d’elle ; et puis, ils n’ont pas la côte d’azur. Quoi de plus normal que
de venir sur leur discrète riviera, protégée des touristes en temps de paix, par
l’absence de plages ? Cela n’empêche pas les plus aventureux de traverser la
Manche sur leur bateau pour aller, à la belle saison, retrouver la côte bretonne,
avec ses milliers de dangers et sa farouche beauté.
70
Ces considérations philosophiques étaient loin d’être présentes à l’esprit des huit
élèves français qui allaient participer à la seconde session de l’école, du 1er
janvier au 1er septembre 1941. La première session, d’un effectif comparable,
venait de finir. Elle était constituée, côté français, d’élèves qui avaient
initialement rallié la Royal Navy. D’autres sessions allaient suivre, parfois avec
des chevauchements. Les Lords de l’Amirauté avaient, en effet, décidé
d’accroître la cadence de formation de ses cadets, tout en diversifiant leur
origine. Ainsi étaient nés les « special entry cadets », appelés Frobishers. Ils
rentraient à l’âge de seize ans, en provenance de filières générales, un peu
comme en France à notre Ecole Navale, mais sur des critères moins tournés vers
l’abstraction Mathématique. Ils venaient compléter la branche principale, rentrée
vers l’âge de 13 ans.
Chacun se sentait réconforté de n’être pas seul dans ce combat qu’il avait choisi
de mener, de découvrir que le petit groupe auquel il appartenait était déjà
reconnu sous l’appellation de « French cadets ». Un tout petit morceau de
France ! Mais quelle fierté d’être des Frobishers, eux ces volontaires de la
Liberté, si intimement mêlés à l’élite de la grande nation qui, seule, faisait face à
la tempête.
Seules une ancre différente sur la casquette et la croix de Lorraine sur le côté
droit de la poitrine les distinguait, leurs camarades britanniques. L’uniforme, qui
est noir dans la Royal Navy, était identique à celui des officiers instructeurs,
différenciés par un galon sur la manche. La tenue devait être impeccable, avec
col blanc serré par la cravate noire, d’ailleurs adoptée par la Marine Nationale
depuis l’entente cordiale pour célébrer le deuil de Nelson. Chaque cadet recevait
deux uniformes : l’un, bleu marine en laine souple pour le service courant, un
autre en serge noir pour les défilés et les sorties à terre.
Nos huit Français représentaient un bon tiers de la promotion, composée
également de quelques Hollandais, Canadiens français et anglais, en plus des
élèves britanniques. Tous étaient logés dans le même bâtiment, le « B block »,
où avaient lieu les cours et les repas. On dormait dans un dortoir, dans des
hamacs, comme sur le Courbet. Tout était strict, fonctionnel, dénudé.
Quelques Français étaient sur le Courbet en même temps que moi. Les autres
provenaient du cours précédent et avaient ensuite été envoyés au camp de
Camberley pour recevoir une formation militaire. Finalement, je n’avais pas
perdu de temps, bien au contraire.
Tout se passait en Anglais.
71
Très vite, un Canadien sympathique du nom de Mason avait corrigé un défaut de
tonalité chez moi : « your English is good, but you sing. The end of your
sentences must be on a lower pitch than the start, unless they are interrogative »
(1). Cette révélation fut immédiatement mise en pratique.
Les commandements, soit par haut parleur soit criés d’une voix redoutable par
les « petty officers », n’admettaient aucun délai d’exécution. C’étaient eux, les
officiers mariniers, qui les annonçaient :
« Cadets to P.T ! » (2). Et les cadets de se précipiter au « physical training », en
« battle dress ».
« Cadets to muster in the hall ! » (3). Et les cadets de se précipiter dans le hall.
« Cadets to muster for dinner ! » (4). Et les cadets de se précipiter dans la salle à
manger. « Cadets to muster on the parade ground for inspection ! » (5). Et les
cadets de se changer en hâte avant de se précipiter sur le lieu de l’inspection.
« Cadets fall in for the Sunday service ! » (6). Et les cadets, en tenue de sortie,
se précipitaient sur le même « parade ground ». Après alignement, on
entendait : « Fall out the Roman Catholics ! » (7). Ce commandement, fort
étrange pour un défenseur de la Liberté, rappelait aux jeunes Français que leur
pays est l’un des seuls au monde à avoir mis sur pied un Etat laïque, et leur
faisait se poser la question si, finalement, le fait d’admettre des élèves
n’appartenant pas à la religion d’Etat, la « church of England » n’était pas
l’essentiel. Le commandement n’avait, en fait, rien de blessant. Notre ancien
régime n’admettait pas les Protestants dans ses Ecoles Militaires, où,
vraisemblablement, la messe dans la religion d’Etat était obligatoire : quelle
tolérance eût signifié l’ordre de les exclure de la messe !
Tous les « Roman catholics » quittaient donc les rangs et se dirigeaient vers
l’église de Dartmouth. Tous sauf moi et l’un de mes deux meilleurs camarades,
François Schloesingt. Nous préférions rester dans le groupe des Anglais, dont
nous trouvions instinctivement peu élégant de nous séparer. D’ailleurs,
Schloesingt était protestant et j’avais été élevé en dehors de toute religion, dans
une famille à la fois libérale et prude, dans le culte de la Beauté et de l’air pur. Je
retrouvais aussi chez François Schloesingt le côté franc et un peu moralisateur
d’une grande amie de ma mère, appelée Guiton, elle aussi de formation
calviniste, qui m’avait appris le violon et un peu le tennis. Ainsi, je savais gré à
Schloesingt de me dire parfois : « Ne hoche pas la tête en marchant, mais garde
la tête droite ! » ; ou bien (c’était le plus souvent la tête) : « Ne penche pas la
tête à gauche ou à droite, cela te donne l’air indécis ! », ou encore : « Regarde
dans les yeux quand tu parles ! Ne les baisse jamais en tout cas ! ». Tout cela
72
comptait, évidemment, dans la note d’appréciation générale du commandant du
R N C, le commander Pedder, homme d’une fière allure, qu’il suffisait donc
d’imiter. Cette école du comportement, notre jeune élève commençait à le
comprendre, était d’une importance capitale, puisqu’elle commandait tous les
rapports directs, à tout instant, alors que ce qui concernait la personnalité réelle
et la connaissance ne venait qu’après. Il en était ainsi, il le réaliserait plus tard,
non seulement pour les relations avec les hommes sous ses ordres et avec ses
supérieurs, mais avec les nouvelles personnes que la vie lui présenterait, et,
finalement avec lui-même, déjà tout confiant d’être impeccable, quand il sortait,
dans son uniforme bien repassé, son col blanc et rigide, sa cravate bien serrée et
ses chaussures comme des miroirs tout noirs.
Plus tard, toujours le dimanche matin, alors que les cadets catholiques étaient de
retour de la messe à Dartmouth, tombait le commandement : « Cadets, fall in for
the Sunday parade ! » (7). Les cadets se précipitaient alors sur le terre-plein
principal, situé devant la façade de l’Ecole, et se rangeaient selon un ordre
immuable pour le défilé devant le Commandant. Tout le monde était en tenue
d’inspection. Le parcours était parfaitement réglé, de façon à permettre à
l’ensemble des cadets, dont les « Frobischers » ne faisaient qu’une petite partie,
de se déployer, groupe après groupe, pour revenir, après une boucle de belle
allure, défiler devant le Commandant, peut être aux côtés de visiteurs de
marque.
Le mouvement était déclenché par le commandement : « Cadets will march
past ! Leading cadets take charge ! » (8). Et, l’un après l’autre, les groupes se
mettaient en mouvement sous les ordres des cadets responsables, à leur tête, et
qui devaient crier très fort pour être entendus exactement au moment où il le
fallait.
Les Anglais sont les maîtres des défilés, comme de toutes les cérémonies. Il y a
toujours un sens inné de la pompe royale, profondément enraciné dans le
caractère national, dans un surprenant mélange d’humour et du sens de la
nuance si particuliers à ce pays. Cela ne peut qu’être remarqué par les
descendants de la Révolution Française, accoutumés, malgré le Premier Empire
et la Restauration, au mouvement d’une musique militaire à la fois claire et
originale, comme notre langue, que l’on s’étonne de ne pas être celle de toutes
les nations. Ainsi, les Français défilent-ils, mains ouvertes, à un rythme rapide,
et les Anglais, poings fermés à un rythme lent, comme au tempo de leurs
hymnes nationaux.
73
En même temps que le premier groupe se mettait en marche, la musique
militaire du R. N .C entonnait, avec beaucoup de cuivres, un air connu dans la
Royal Navy, comme « hearts of oak our men » (9), suivi, le plus souvent, par un
air de musique légère d’opéra de l’époque victorienne. Cela surprenait au début,
mais ce mélange des genres était rafraîchissant. C’était dimanche, après tout. On
marchait, bien en ordre, on faisait la boucle ; on passait devant le Commandant,
et le « leading cadet » ordonnait « Eyes right ! » (10) en saluant, puis « Eyes
forward ! » (11). À la fin du défilé, les cadets rompaient. On pouvait respirer.
Les après midi du dimanche étaient, en mieux ce qu’étaient les après midi de la
semaine. C’était la liberté totale, avec permission de sortir après le déjeuner et
d’aller où l’on voulait jusqu’à l’heure du dîner. J’aimais faire de la voile et
remonter la rivière sur un dinghy, jusqu’à Dittisham, Stoke Gabriel, ou même
Totnes. Ces charmants petits dériveurs à clins, bien vernis, se maniaient
facilement seul mais pouvaient être menés à deux. On se promenait souvent,
plusieurs dinghys à la fois pour se sentir entourés d’amis, avec qui, souvent, on
allait prendre un thé ou une bière, ce que la paye de 1 shilling par mois rendait
possible.
Ces promenades étaient d’autant plus heureuses que le service de la semaine
était rude. Tôt le matin (était-ce 6 heures ?), la voix tonitruante du petty officer
White, doublée du sifflet, ordonnait aux cadets de sauter de leurs hamacs et de
les ranger après arrimage (« sling your hammocks ! »). En un rien de temps, il
fallait s’être exécuté, être lavé et rasé, habillé en tenue de travail. Alors, à
l’annonce « cadets to P T ! », on se rassemblait pour le quart d’heure de culture
physique sur l’esplanade. Il s’agissait de mouvements d’assouplissement, en
position verticale, séparés par l’ordre : « deep breathing commence ! ». On
respirait à fond et on attendait le prochain mouvement. C’était, effectivement, un
bon début de journée, et une bonne raison de dévorer le breakfast à l’anglaise.
Venaient ensuite les cours, essentiellement théoriques. Les cours pratiques
avaient lieu principalement l’après midi, après un long intervalle de sports au
choix de chacun. Les matières étaient les mêmes que celles enseignées sur le
Courbet, mais à un rythme beaucoup plus lent et dans un esprit plus pragmatique
que dans les écoles française. C’était, là encore, la navigation astronomique qui
intéressait le plus notre jeune cadet. Fait intéressant, le groupe Frobisher était
séparé en deux pour les cours, dépendant d’un officier instructeur différent. Bel
exemple de la liberté donnée à ceux-ci, chacun recommandait et distribuait à ses
élèves sa table de navigation préférée, d’ailleurs identique à l’autre dans la
formulation. Mon groupe avait la table Inmans. table trigonométrique
74
permettant, comme déjà vu sur le Courbet, de calculer la hauteur théorique d’un
astre observé à un instant et en un lieu donnés. Cependant, alors que la table
française utilise directement la fameuse « formule fondamentale de la
trigonométrie sphérique », les tables anglaises, au prix d’une légère
complication, évitent toute erreur de signe sur un terme. On peut y voir une
prudence supplémentaire, bien dans l’esprit des marins de ce pays.
« Stars are fixed in space » (13). Par cette affirmation que les étoiles sont fixes
dans l’espace (ce qui est vrai à l’échelle d’observation du marin) le noble
officier instructeur Henrick avait commencé son cours. Avaient suivi, jour après
jour, l’étude des différents systèmes de coordonnées permettant de fixer la
position des astres dans des tables figurant à bord des bâtiments, ainsi que la
longitude et la latitude de ces bâtiments. Il avait fallu comprendre que l’heure
locale n’est pas l’heure vraie, et que celle-ci dépend de la longitude de
l’observateur. Réaliser que toute la navigation astronomique est basée sur
l’exactitude de l’heure donnée par la montre du bord ainsi que de la précision de
la lecture de la hauteur des astres au sextant. La montre, soigneusement gardée
et contrôlée, c’était uniquement la pratique de l’observation au sextant,
essentiellement du soleil, qu’il fallait acquérir. Cela ne pouvait être fait à terre ;
mais un entraînement important allait avoir lieu sur le calcul avec les tables,
qu’il fallait parfaitement maîtriser si l’on voulait ne pas faire d’erreurs à la mer,
où les conditions sont souvent pénibles. Il n’était pas question, évidemment, de
rater cette épreuve à l’examen final.
Je ne devais pas garder de souvenir particulier des cours « Machine » qui
figuraient au programme. Il n’y avait pas de séance de travaux pratiques
mémorable, et les cycles à deux ou à quatre temps des moteurs à explosion ni la
machine à vapeur, pourtant installée sur les corvettes qui faisaient les convois de
l’Atlantique, ne l’avaient pas, hélas, passionné.
Toujours divisés en deux groupes, les cadets suivaient les cours et faisaient les
exercices dans le rythme classique d’une heure suivie d’un « break » de
récupération. Le plus dur était le matin. À midi, le lunch sonnait un moment de
joie, d’autant plus que l’après midi, chose inimaginable, était réservé, nous
l’avons dit, à des activités sportives au choix jusqu’à l’heure du thé, suivie d’une
heure de révision. Il était interdit d’ouvrir un seul cahier après cet ultime travail.
La Royal Navy n’aime pas les intellectuels : cela va de pair avec le mépris
affiché de l’intelligence qui fait partie de la bonne éducation dans ce pays. Je me
souvenais d’ailleurs qu’à la question adressée à Churchill par un parlementaire
ou un journaliste : « pourquoi continuez vous la guerre ? », il avait répondu :
75
« because we are just too stupid ! » (14). Cela n’empêchait pas les Anglais
d’avoir les meilleurs chercheurs scientifiques du monde et les meilleurs
romancières. Mais cela devait avoir l’air naturel, et, sans doute était-il de bon
ton de paraître s’en excuser, comme si la tradition devait laisser à l’aristocratie
le seul pouvoir. Quoi qu’il en fût, les caissons des élèves étaient fermés à clef, et
il n’y avait plus qu’à faire quelques pas au grand air avant de préparer son
hamac pour le commandement : « cadets turn in ! » à la suite duquel les cadets
gagnaient rapidement le dortoir, dans l’attente du sifflet signalant l’extinction
des feux, suivi peu après par la ronde de nuit du petty officer White.
C’était justement le petty officer White qui était chargé de l’instruction au
canon, un « 6 pouces » à culasse à coin, ce qui le différentiait de son homologue
français de calibre 100 mm, qui, lui, était à culasse à vis. De sa voix terrible, il
ordonnait : « Gun’s crew fall in ! » (16). L’équipe du canon se plaçait
immédiatement derrière la pièce. Cette équipe comprenait un approvisionneur,
un servant de culasse, un pointeur et un responsable. Suivait le commandement :
« load ! » (17) et la culasse était ouverte, une douille d’exercice introduite puis
la culasse refermée. L’ordre : « fire ! » (18) n’était suivi d’aucun effet puisque la
douille n’était pas chargée. Il va de soi que la moindre nonchalance était
immédiatement suivie d’un rappel à l’ordre sarcastique, et que chaque opération
devait être exécutée dans un temps donné, faute de quoi elle était répétée.
J’aimais assez cet exercice, sorte de jeu d’équipe où chaque joueur devait
occuper successivement tous les postes. Bien sûr, du résultat pouvait résulter la
mort : il fallait tirer plus vite et mieux que le canon ennemi imaginé. C’était la
guerre ! Faute de détonations, la voix tonitruante du petty officer White était
suffisante pour créer l’atmosphère, et, en tout cas la crainte de la sanction. Au
fond, c’était un vrai marin : comme la mer, dont « l’aboiement est pire que la
morsure ». C’était aussi un représentant sans état d’esprit de la discipline
appliquée dans ses moindres détails. J’en fis l’expérience un matin, lors de
l’inspection des hamacs. Arrivé au niveau de notre cadet, encore peu habile dans
l’art de serrer celui-ci, le terrible petty officer entonne de sa voix de stentor, en
toisant le malheureux cadet : « Hammock improperly slung ! Captain’s
report ! » (19). Et de me trouver en un rien de temps au garde à vous devant le
commandant de l’école, le commander Pedder, assis derrière son bureau, son
regard bleu d’acier fixé sur le délinquant, symbole de l’autorité suprême encore
accru par la noblesse des cheveux gris qui donnaient un semblant de douceur à
l’uniforme noir aux épais gallons d’or avec la boucle en haut en forme
d’ornement. Je comparaissais devant la Royal Navy, avec son impitoyable
76
discipline. Je pensai soudain à l’affreux captain Bligh, responsable d’une célèbre
mutinerie après l’escale de son navire à Tahiti.
« You are reported to have neglected to sling your hammock properly, thereby
acting against the instructions. What have you to say ? » (20).
Je ne dis que j’avais fait ce que je pouvais, que j’avais l’impression d’avoir
toujours serré mon hamac de la même façon, que je ne comprenais pas pourquoi,
ce matin, le petty officer White m’avait réprimandé. C’était une mauvaise
défense. La sentence tomba, sans appel : « You talk too much, and have no
excuse ! The fact is that you have disobeyed instructions and acted against the
authority represented by petty officer White ! ». Après une courte pause, qui
parut longue à l’accusé, il ajouta, toujours sur un ton menaçant : « I could have
you flogged ! » (22) (je réalisais que le fouet était toujours dans les châtiments
possibles, comme la pendaison sans doute). I won’t do it ». « I could have you
sent to jail ! I won’t do it ». « I could have you deprived of leave for a month ! I
won’t do it » (23). Suivirent quelque autres sanctions non retenues, à la suite
desquelles venait le jugement, d’une extrême clémence : « Well ! For this time,
just sling again your hammock, and apologise to petty officer White, and from
then on, do as you are told ! » (23).
Les relations avec le petty officer Knotty, chargé du matelotage et de la pratique
des nœuds et des épissures étaient d’une autre nature, à vrai dire conforme à
cette discipline d’un genre très différent de celle du canon. Là, tout est patience,
agilité des doigts, mémoire de géométries compliquées de cordages, accumulées
par des siècles de navigation à bord des grands voiliers sur des mers démontées
ou par les calmes équatoriaux, pendant d’interminables heures d’ennui et
d’épreuves au grand large. Le canon, c’est la guerre, c’est la brève action d’un
combat, qui, le plus souvent n’a pas lieu. C’est le vacarme assourdissant d’un
instant. C’était le petty officer White. Le matelotage était dans les mains,
pourrait-on dire, du petty officer Knotty. Aucun commandement brutal n’étant
possible pour ordonner de faire tel ou tel nœud, le petty officer Knotty était un
maître de la démonstration par les doigts plus que par l’esprit. Il avait, à vrai dire
en commun, cependant, avec les plus brillants professeurs, le don de faire passer
pour facile ce qui était le plus souvent fort compliqué, non seulement à
comprendre mais encore plus à exécuter. « Do as you are told ! » avait dit le
commander ; et j’avais été élevé dans l’habitude de comprendre avant d’agir.
C’était dans l’esprit de la famille, dans l’âme de l’Université. Et, même, une fois
réalisée la nécessité de faire passer l’extrémité du cordage que l’on maniait par-
dessus et puis par-dessous la partie dite dormante, et puis à gauche et puis à
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droite et puis à nouveau dans la boucle formée, tout cela aussi pour pouvoir
défaire ensuite le nœud, qui par ailleurs tenait sans jamais lâcher, le plus difficile
était de passer le message aux mains. Cette intelligence de la main, déjà
rencontrée dans l’apprentissage du violon, voila qu’il fallait à nouveau la
développer dans le domaine si différent des nœuds marins. Mais les partitions
étaient tellement plus faciles à lire ! En effet, il était impossible, à la vue d’un
nœud, même simple, de pouvoir reconstituer le mouvement qui l’avait fait : il
n’y a pas de solfège pour les nœuds et tout est mémoire, mémoire manuelle.
Quel monde étrange, si complexe et si primitif à la fois ! Si difficile parce que
sans approche intellectuelle imaginable, et pourtant conçu par des marins qui ne
savaient peut-être même pas lire.
Avec le plus grand naturel, le petty officer Knotty semblait se couler, semblait
s’exprimer dans les nœuds eux-mêmes, tant ses paroles, tant ses gestes passaient
et s’enroulaient au point de s’identifier à son sujet. Ses phrases, simples,
suivaient à chaque instant la main, ce pilote muet privé de pensée, qu’il fallait
suivre aveuglément, sans avoir en mémoire la continuité ni l’esthétique ni même
la vue d’un geste familier, comme un swing de tennis, ou de golf. Mais le petty
officer Knotty n’était ni esthète ni penseur. Il était en somme un nœud fait
homme, souple, solide, inusable. Un homme sans aspérités ni rudesse. Un
homme qui contourne les difficultés pour mieux les enrouler et les serrer
ensuite, sachant qu’il saura lâcher prise si nécessaire, sans éclat, sans douleur.
Aussi, ses relations avec les cadets étaient-elles toutes en douceur et affectaient
une camaraderie entre personnes d’un rang différent, quoique l’autorité fût de
son côté. Ainsi, lorsque ces jeunes gens rentraient d’une permission, sortait le
plus souvent la plaisanterie amicale : « You all look very tired ! I understand
some of you folks have been doing things they ought not to do » (24). Et
l’apprentissage des nœuds reprenait.
À propos de tennis, j’avais été convoqué par l’officier en second du collège pour
m’entendre dire, à mon grand étonnement, que j’aurais désormais l’honneur de
diriger l’équipe qui représentait l’Ecole dans les rencontres amicales ou
officielles. Quelle joie inespérée !
Quelle attention de la part des Anglais ! Il est vrai que le tennis était le sport
favori de notre jeune homme depuis que son père lui avait montré la beauté de
ce jeu en l’entraînant au stade Rolland Garros. On y allait assister aux matches
des fameux « mousquetaires » quand il avait à peine neuf ans, puis, le printemps
revenu, jusqu’à la guerre, à l’éclosion de champions qui avaient formé le goût et
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le style du futur cadet, bien inconscient alors de l’ascendant que le maniement
de la raquette lui donnerait plus tard dans le monde de l’aventure qu’il vivait.
Il avait fait quelques championnats à Paimpol, auxquels participaient son père et
son frère François, également très sportif, et avait appris aussi le jeu sur gazon
chez les Armfields en s’entraînant avec leur fille Diana. C’est peut-être sa bonne
adaptation à cette surface qui avait été remarquée. Peu importait ! Quand, l’après
midi, il jouait avec quelque autre cadet, il avait un but plus important que la
simple distraction. Le niveau était en fait celui de joueurs du dimanche, ce qui
facilitait le travail et expliquait sans doute en partie pourquoi j’avais été désigné.
On faisait surtout beaucoup de doubles, ce qui favorisait l’esprit d’équipe et
allait bien avec le jeu de volée, si efficace sur gazon. Quelle détente que de
quitter la discipline militaire pour celle d’un jeu qui était au fond de mon
subconscient. Je comprenais que pour les Anglais les règles sportives sont
analogues aux règles militaires et même aux règles de la vie. Il n’y avait pas de
meilleure école que de les apprendre en les appliquant dans le domaine du sport.
Faire de la guerre, ce jeu terrible, un affrontement où toutes les règles ne sont
pas respectée était, aux yeux de cette nation, non seulement un crime mais une
preuve de mauvaise éducation. Au moins cette politesse disparue avait-elle été
partagée par les deux rivales de part et d’autre de la Manche, si bien illustrée par
le dialogue : « Tirez les premiers messieurs les Français ! – Tirez les premiers
messieurs les Anglais ! ».
Cependant, le tennis, ou pour d’autres le cricket, ce jeu si anglais, prenait peu de
place dans les activités de l’après-midi. C’était la voile. La voile sur les jolis
petits dinghys, si bien vernis, si bien adaptés à la navigation solitaire du fait
qu’ils n’ont pas de foc. Rien ne remplace la voile par petite brise. Glisser sur
l’eau, sans bruit autre que la caresse du sillage, comme un oiseau glisse dans
l’air et se déplace sous la seule action du vent, et gagner contre le vent et le
courant par la juste appréciation de leur force ! Repos de l’esprit, plaisir d’être
seul sur une coque de noix au sein de la Nature, porté par l’eau en dehors du
temps et des drames de l’existence ! Tout cela, on l’avait dès qu’on avait hissé la
voile et poussé du quai.
Le plus souvent, on tirait des bords dans l’estuaire, en promenade, mais il y avait
également des régates. C’était passionnant ! Il y avait bien une dizaine de
dinghys, chacun affecté à un cadet, parfois à deux. Au signal de départ, il fallait
se précipiter pour embarquer, hisser la voile et s’efforcer d’être en tête pour
doubler la première bouée. Il y avait plusieurs bouées. la course durait peut-être
une heure. Le meilleur était un Canadien du nom de Mason, déjà mentionné, qui
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avait une grande expérience de la voile dans sa région de Vancouver. Je n’avais
que l’Eglantine comme référence de voilier (comme passager), mais j’avais
compris l’importance des courants. Ma meilleure régate avait été celle où, après
un mauvais départ, se trouvant parmi les derniers, j’étais arrivé en tête, après
avoir dépassé le groupe des concurrents par une manœuvre risquée dans le
contre-courant de la berge. C’était la seule fois où j’avais battu le redoutable
Canadien. Comment ne pas s’en souvenir ?
L’essentiel de l’instruction avait lieu en semaine. C’était sur des baleinières, les
« whalers », longues embarcations grises, comme les dinghys construites à clin
pour plus de légèreté. Contrairement aux baleinières françaises en bordé,
technique plus adaptée à l’échouage sur roche, elles sont également plus voilées
grâce à un tape cul sur leur arrière pointu à la norvégienne, et remontent mieux
au vent avec leur dérive manœuvrable d’un puits central. Il ne fallait pas oublier,
cependant, l’origine de ces canots, destinés au harponnage des malheureuses
baleines, opération conduite à l’aviron par une solide équipe de nageurs,
disposés sur plusieurs bancs.
L’instruction portait donc sur l’aviron autant que sur la voile.
Au commandement « shove off forward ! » (25), le brigadier avant larguait la
bosse et repoussait l’étrave du quai. Pour l’entraînement à l’aviron, le barreur
instructeur ordonnait : « Give way together ! » (26), et l’équipe de six ou huit
nageurs, à deux par banc, se penchait en avant ensemble, plongeait la pelle de
l’aviron dans l’eau puis redressait le corps, bras tendu, en épousant le
mouvement du nageur dont il voyait le dos. Suivaient d’autres commandements
à la suite desquels les nageurs tribord ou babord levaient les avirons ou les
maintenaient dans l’eau ou les actionnaient en sens contraire à la marche, et
finalement les mâtaient pour les ranger à plat, pelles vers l’avant, sur les bancs.
Cela n’était pas difficile mais demandait de l’entraînement.
La voile exigeait des qualités fort différentes : toute l’action est dans les mains
d’un homme, le barreur, qui, sauf pour hisser la voile ou la réduire, est seul à
apprécier à chaque instant la meilleure relation entre le cap et le bordage des
voiles. Il doit aussi choisir le moment le plus favorable pour virer de bord, ce qui
demande, vent devant, une grande célérité. Aussi, le commandement « Ready
about, aft main, check for ! » (27) était –il donné, à la suite duquel la grand-voile
était bordée, le foc choqué, puis la barre mise sous le vent pour virer, cependant
que les équipiers se répartissaient pour rétablir l’équilibre à la nouvelle allure.
Le moindre flottement dans l’exécution se traduisait par un commentaire du
responsable, d’autant plus justifié que cela pouvait avoir des conséquences
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fâcheuses pour la navigation, et, en tout cas, dans la vie de l’Ecole, pendant les
régates.
Les qualités de barreur étaient, fort intelligemment, appréciées par un système
de notation à étoiles. La première étoile n’était donnée que si on savait donner
les ordres réglementaires, faire hisser et ranger les voiles, appareiller, effectuer
un trajet précis dans la rivière, et, finalement accoster le ponton au retour sans
trop de difficulté dans des conditions moyennes de vent et de courant. Pour la
seconde étoile, intervenait une plus grande expérience, une plus rapide vitesse
dans l’exécution des ordres, une certaine aisance dans les accostages, bref un
ensemble de qualités qui permettent de distinguer le marin du vacancier. Il
fallait, aussi, être à l’aise par vent plus frais et courant plus important.
La troisième étoile, c’était vraiment le « fin du fin ». En effet, elle exigeait de
savoir manœuvrer la baleinière sans gouvernail en virant de bord et en prenant le
bon cap, seulement en agissant sur les voiles et en répartissant l’équipage entre
la proue et la poupe. C’était vraiment difficile, surtout pour les accostages, mais
on y arrivait.
Je n’aimais pas les baleinières. Les baleinières étaient trop grandes, trop lourdes
à manœuvrer ; il y avait trop de monde à bord, trop de commandements. Elles
étaient grises, comme la tristesse, comme la guerre, comme le ciel d’hiver. Les
dinghies étaient acajou, acajou comme la fantaisie, comme les vacances d’été au
soleil sur la plage. On était heureux, seul à bord. Le dinghy connaissait si bien
son jeune barreur qu’il semblait deviner ses pensées, virait de lui-même avant
d’être trop près des rochers, trouvait les meilleurs remous dans la rivière. En
régate, au milieu de l’agitation générale et des claquements de focs des
concurrents, il savait d’instinct, sans un mot, évaluer le meilleur moment pour
virer chaque bouée en évitant les abordages, observer le premier l’arrivée d’une
risée l’utiliser à bon escient.
Il connaissait tous les chemins de louvoyage pour remonter la rivière le
dimanche jusqu’à Dittisham et Totnès, ces charmants petits villages dont il a
déjà été question, et qui revenaient chaque semaine à l’ordre du jour pour ceux
qui avaient choisi la voile plutôt que le tennis, le cricket ou la promenade. Inutile
de lui dire à l’avance le choix de la journée : il savait !
Aussi, la voile descendait-elle toute seule au moment où le dinghy accostait de
lui-même à l’emplacement du petit ponton où, précisément quelqu’un
s’empressait de l’amarrer.
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Dans quelque conte de fées, le dinghy acajou aurait eu le pouvoir de faire surgir
une princesse, mais non ! C’était la guerre quand même, et il n’avait pas droit,
même, au thé anglais qui était si bon après la navigation sur la rivière.
Ces heureux moments faisaient partie de la vie au Royal Naval College, comme
le bonheur doit faire partie de l’éducation. Ils servaient de respiration à la
discipline formelle, dont la rigueur, souvent apparemment inutile, paraissait, par
contraste, justifiée. Les aurait-on tant appréciées, ces sorties, si elles n’étaient
pas de tels moments d’évasion ?
Cependant, les cours continuaient au rythme bien réglé du R.N.C Dartmouth.
L’hiver 1941 s’avançait. La guerre menaçait de plus en plus l’Angleterre. La
Luftwaffe avait été vaincue, mais la bataille de l’Atlantique, dans l’ombre,
s’amplifiait. Tout le monde savait, sans en parler que, quels que pussent être les
résultats des batailles terrestres, le sort du monde libre était suspendu à son
issue...
De temps en temps, des nouvelles venaient rompre la monotonie de tous les
jours, cette monotonie organisée appelée là bas routine avant de gagner le
continent. Ainsi, un beau jour, le brillant et séduisant captain lord Louis
Mountbatten, commandant une force de destroyers de sa majesté avait-il fait une
conférence très informelle, comme on aime en faire là bas, sur un engagement
récent en Manche contre leurs rivaux de la Kriegs Marine. Voici, avait-il dit, un
bref compte rendu sur une action récente à laquelle j’ai pris part non loin de
cette école. « J’ai pensé que ce témoignage vous serait utile. Notre force de
surveillance s’est, brusquement trouvée en face d’une force ennemie
équivalente. La visibilité était mauvaise (étai-ce l’aube ou la nuit ?). Les
bâtiments, en ligne de file convergente, se rapprochaient. Le commandant me
demande si on peut ouvrir le feu et lancer les torpilles. Je dis « non ; pas encore :
rapprochez vous d’abord un peu ! » J’estimais, en effet, que nos torpilles avaient
peu de chances de faire but à cette distance. À cet instant, nous fumes torpillés.
Les allemands sont les maîtres de la torpille. Il ne faut pas l’oublier ! Nous
avons dû rompre le combat. On ne peut pas gagner toujours. ! ». Dans cette
affirmation, « the germans are the masters of the torpedo ! » (28), lord
Mountbatten avait fortement appuyé sur le terme « masters ». Il était vraiment
anglais, sportif et fair play, mais, dans son admiration, pointait une certaine
fierté de l’origine germanique de cette famille royale à qui il appartenait et qui
avait cruellement souffert en 1914 dans son déchirement entre le devoir vis-à-vis
de la patrie qu’elle représentait et l’attachement à son origine.
82
D’une autre nature allait être la tragique épopée du Bismarck. Ce n’était plus le
récit du commandant d’une flottille sur une rencontre somme toute peu
importante, dont la presse n’avait pas parlé. Les cadets avaient été
impressionnés par la stature du jeune lord autant que par la réalité de l’action. Ils
avaient presque ressenti le choc de la torpille sur la coque du destroyer. Ils
avaient pris pour modèle le sang-froid du commandement sur la passerelle.
Mais, c’était une action passée, sans conséquence sur l’issue de la guerre.
Soudain, maintenant, le drame était révélé au monde entier par la radio : une
force de sa majesté avait intercepté le Bismarck et le croiseur Prinz Eugen à
l’aube dans le détroit du Danemark, et le Hood, gloire de la Royal Navy, avait
explosé. On apprenait peu après que ce croiseur de bataille des années 1918 était
insuffisamment protégé et qu’une soute à munitions avait été touchée dès les
premières salves du redoutable cuirassé allemand. Le cuirassé Prince of Wales,
qui aurait dû pouvoir tenir tête, étant de conception moderne, avait été obligé de
rompre le combat après avoir été sérieusement endommagé. Il était, en fait, tout
juste sorti du chantier et avait appareillé sans aucun entraînement avec du
personnel de l’arsenal toujours à bord. Le croiseur Sheffield, non touché, suivait
à distance la force ennemie, en « shadower » (29). C’était la seule bonne
nouvelle, car le Bismarck en liberté dans l’Atlantique allait se livrer à un
véritable carnage de convois, précisément alors que l’Angleterre était sur le
point de perdre son cordon ombilical sous l’offensive des premières meutes de
sous-marins. Brave Sheffield, combien de temps pourrait-il garder le contact
sans se faire couler ? Quel exploit de la part de ce vieux croiseur, qu’une seule
salve de l’un des navires allemands aurait envoyée par le fond. Enfin, il fallait
croire que c’était possible. Tant que leur position était connue, on pouvait éviter
le pire, et même attaquer. Il était inconcevable que deux corsaires, même
redoutables, pussent tenir tête à toute la flotte de sa majesté. Mais, au juste ; où
était elle cette flotte ? Elle était forcément dispersée entre plusieurs théâtres
d’opérations, et les grosses unités de Scapa flow chargées de la surveillance de
la sortie de la mer du Nord vers l’Atlantique ne pouvaient, maintenant, plus
intervenir. Une lourde angoisse régnait chez les cadets. Nul n’en parlait, chez les
instructeurs non plus. D’ailleurs, personne n’avait la moindre connaissance, bien
évidemment, des données dont disposait l’amirauté. Il fallait attendre, espérer.
Les jours passaient. La BBC annonçait que le Bismarck avait semé le croiseur
anglais, puis qu’il avait été aperçu et attaqué sans succès par des avions
embarqués et faisait route sur Brest. Tout cela était confus. Une force navale de
torpilleurs était, semble-t-il, chargée de l’intercepter, mais il avait à nouveau
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disparu. Et puis, le jour suivant, alors que les cadets étaient au réfectoire,
soudait, la voix forte du speaker à la BBC qui domine tout : « It is now known
that the Bismark has been sunk by our naval forces on her way to Brest ! » (30).
Cette phrase, qui devait jamais l’oublier ? Comme un seul homme, les cadets et
tous les présents dans la salle s’étaient levés, au garde à vous, entonnant un
« Hip Hip Hip hurrah ! ». Moment d’émotion intense et de fierté. L’honneur
était sauf. On était vengé. La guerre n’était pas perdue.
On devait apprendre que l’issue de ce combat était due à un hasard
véritablement providentiel : la torpille lancée par le dernier avion, opérant à la
tombée de la nuit à la distance limite d’un porte avion détaché en urgence de
Méditerranée, avait touché le gouvernail du cuirassé, l’obligeant ainsi à tourner
en rond. La force navale anglaise comprenant le vieux Rodney, lent mais armé
de pièces de 16 pouces tirant des obus d’une bonne tonne, ainsi que des
croiseurs et des torpilleurs avaient pu l’intercepter à l’aube le lendemain et,
finalement, le couler. Cela avait pris du temps, mais le monstre, presque
insubmersible, était au fond, sous 4000 mètres d’eau. Le mythe du corsaire
invincible avait vécu, pour un temps tout au moins.
La vie au Royal naval college avait repris. On se connaissait mieux. On
s’appréciait entre Français, Anglais, Canadiens, Hollandais, Norvégiens. Une
certaine bienveillance pointait même sous le visage imperturbable des
instructeurs, ce qui n’excluait pas les surnoms donnés par les élèves. Ainsi,
« cheese », « peanuts » (le lecteur ignorera les destinataires). Peu avant
l’examen final, ces instructeurs si rigoureux étaient soumis, comme il a été
signalé, au pouvoir verbal des élèves au cours d’une pièce de théâtre inventée
par eux. Ils pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient, sans aucune censure. Dans
quel autre pays cela eût il existé ?
Dans son excitation, le futur midship que j’étais, se prenant pour un auteur de
pièces de théâtre avait écrit l’essentiel de cette pièce, prenant trop de temps sur
les révisions pour espérer sortir dans les premiers de l’épreuve, à l’issue de
laquelle, d’ailleurs, seul le major était indiqué, les Anglais étant contre l’idée
artificielle du classement. La pièce avait été applaudie par les instructeurs, dont
un seul manquait, ayant appris qu’il était trop visiblement mis en cause pour ses
amours auprès d’une charmante « wren » (31) du cadre féminin de l’école. Je
n’avais pas réussi à obtenir de mon camarade Bernard Descombes le retrait
d’une tirade indiscrète qui avait fait fuir le malheureux et sympathique officier.
Elle avait fait rire, mais… Heureusement, son introduction, où un factionnaire
reçoit l’ordre de monter sur une échelle pour éloigner un espion voulant pénétrer
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dans l’enceinte de l’école avait eu un franc succès : tout le monde avait compris
le jeu de mots dans le commandement réglementaire des canonniers : « up
ladder, shoot ! », que l’on pourrait traduire pour le lecteur par « feu avec une
hausse plus élevée ! ». Que c’était donc amusant d’écrire, de jouer une
comédie !
Tous avaient été reçus à l’examen final des Frobishers. La célèbre Kings’girt,
l’épée du roi, était remise à un brillant et bel Anglais du nom de Rupert Davis,
qui serait tué plus tard sur un porte avions. La plupart des cadets français qui
resteraient dans la marine finiraient amiraux, dont l’un après avoir été aide de
camp du général de Gaulle. Il s’agissait du cadet François Flohic, jeune homme
calme méthodique et parfaitement équilibré, ainsi que d’un jugement très sûr
dont les qualités expliquaient son rang de sortie en tête des Français. Beaucoup
se reverraient après guerre dans la France libérée, puis oublieuse d’avoir gardé
son honneur grâce à la France Libre. Les temps héroïques ne meurent pas pour
ceux qui les ont vécus !
Les affectations arrivaient, le plus souvent pour des corvettes ou des vedettes
basées en Angleterre. Destin singulier encore, j’étais affecté à la mission pour le
Pacifique et devait rallier l’aviso Chevreuil en mer d’Irlande.
J avais porté mon nom pour cette mission dès qu’elle avait été évoquée, alors
que mes camarades préféraient être embarqués en Manche ou dans l’Atlantique,
réflexe normal dans une île assiégée. Mais j’étais romantique avant d’être
guerrier. Je m’en rendais compte maintenant que se présentait un tournant de ma
vie. De plus, la perspective de défendre ces îles lointaines (sans en comprendre,
d’ailleurs, la raison) me plaisait. François Schloesingt allait être formé comme
pilote de l’aéronavale, Paul de Cazanove allait commander une vedette lance
torpilles à Dartmouth, François Flohic embarquait sur une corvette, ainsi que la
plupart des Français, maintenant aspirants. Une rude épreuve commençait pour
eux, au cœur de la guerre. La mienne était mystérieuse, totalement inconnue.
Franz Schloesingt, de famille calviniste comme il a été dit, connaissait le pasteur
Vernier à Papeete. Il donna à tout hasard une lettre de recommandation. On se
souhaita bonne chance, avec une pointe d’émotion, ainsi qu’avec Paul de
Cazanove, le très catholique, très enthousiaste camarade avec qui ; pratiquant de
la Libre Pensée, j’avais eu bien des discussions, les plus vives étant sur la
musique. Paul, expérience faite, avait admis que Beethoven n’était pas seul au
monde des géants, et qu’il fallait y faire entrer avant tout Mozart, Bach, Haendel
et Haydn. Nous avions été ensemble, chaque fois que nous passions à Londres,
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aux « noon » concerts organisés par la pianiste Miriam Hess. Quelle joie ce fut
d’y retourner une dernière fois !
Ainsi, tout simplement, chacun partit écrire sa petite page dans l’immense
aventure dont personne ne connaissait l’issue.
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Chapitre 8
Au cours de ma permission, j’avais revu les Armfields à Oak Tree House,
Harold et Gertrude, Diana et Kay, la chèvre Percy, le lawn tennis, le vieux chêne
qui donnait son nom à la maison. On était en Septembre. Une douceur estivale
baignait ces lieux aux couleurs d’Enfance égarée. La New Forest était verte
comme autrefois. Elle avait perdu la tristesse hivernale de son accueil lors du
passage de notre jeune homme à son entrée au célèbre collège naval. La lumière
de la lointaine Océanie semblait éclairer ces lieux, comme pour donner un air de
vacances aux paroles. L’aventure vers les îles de soleil, par son caractère irréel,
avait, un instant, chassé la présence de la guerre et l’approche de l’hiver anglais.
Le poids des bottes allemandes sur la France et tout le continent était pourtant
bien présent dans les cœurs. On s’écrirait. Les Armfield s’efforceraient de faire
parvenir des lettres à Charles et à Aline, à Paris, par l’intermédiaire de New-
York et de Stockolm, ce qu’André Labarthe promettait aussi depuis Londres.
À Londres, j’avais été une fois encore avec mon ami Paul de Cazanove écouter
Myriam Hess aux Noon Concerts. La Musique était tellement plus importante
que les messes du Dimanche ! Au moins, je voulais bien écouter du Beethoven,
et Paul ne jurait plus que par Mozart et Haydn, dont il avait acheté les grandes
symphonies. C’est sur cette harmonie d’esprit que les deux amis s’étaient
quittés, pour longtemps peut être. C’était le 18 août 1941. Le soir, j’embarquais
à Plymouth sur le Chevreuil.
C’était un aviso dit « colonial », de construction française. On était tout de suite
frappé par l’élégance de cette coque, qu’une teugue, ou avant surélevé, et un
pont en bois distinguaient des avisos dits « dragueurs », également présents,
dans la France Libre, comme la Moqueuse, sur un autre théâtre d’opérations.
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Je n’avais pas noté, tant les navires étaient différents et même opposés, que le
Chevreuil ce bouchon gris pâle sur l’eau et le Rubis, ce cylindre vert sombre
dans l’eau avaient curieusement à peu près la même longueur et le même
déplacement.
La seule chose qui comptait était de poser son sac à bord, de faire la
connaissance des officiers et d’être présenté au commandant, le lieutenant de
vaisseau Fourlinnie. Celui-ci, très jeune et sportif d’aspect, est de descendance
norvégienne, avait-t-il compris. Des grands yeux bleu-vert d’où émane quelque
chose comme une lumière jaune, qui vous regardent avec un air gouailleur,
d’une franchise presque provocatrice et jamais sévère, qui, venant d’en haut
cependant, n’invite pas à la conversation, chose d’ailleurs rare dans la marine.
Des cheveux blonds un peu frisés, le front toujours ridé par le mouvement de
l’expression, même dans l’attente de la parole. Et d’ailleurs, sur un navire de
surface, le commandant, parle peu. Il a sa chambre, son carré où il mange le plus
souvent seul : Il est la suprême autorité. Il est isolé. C’est la conception française
en tout cas.
C’est cette figure souriante, gouailleuse et lointaine donnait une personnalité
assez particulière et somme toute sympathique au petit aviso colonial sur lequel
notre « midship » embarquait, par une belle soirée d’été.
À vrai dire, il se trouvait sur le Chevreuil comme membre de la mission pour le
Pacifique pour laquelle il s’était porté volontaire. Il était logé avec l’aspirant
Marcel Devaux dans le poste avant, emplacement peu enviable à la mer car
particulièrement soumis au tangage. Marcel Devaux était le seul à bord avec
lequel il allait être un ami. Tous deux feraient le quart à la mer, en chef,
redoutable responsabilité.
Devaux était embarqué depuis trois mois. Il avait été formé, comme de
nombreux aspirants, non pas au R.N.C Dartmouth, mais sur le navire école
Théodore Tissier, à Portsmouth. Il avait déjà fait ses preuves, ainsi qu’un autre
aspirant du nom d’Aluome. Celui-ci avait embarqué avec un aspirant nommé
Gincré, enlevé par une lame quand le Chevreuil avait manqué sombrer au cours
d’une tempête d’une violence exceptionnelle, le 6 décembre 1940.
Ce genre de bâtiment n’était pas adapté aux rudes missions d’escorte des
convois par tous les temps et tout le long de l’année en Atlantique nord. Il fallait
faire face plus de vingt cinq jours par mois. L’épreuve était fatigante pour les
équipages et sans merci pour les bateaux. Notre aviso colonial avait un
déplacement inférieur à celui des corvettes anglaises et son faible tirant d’eau le
faisait rouler bord sur bord travers à la houle. Sa tôle paraissait bien mince, son
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franc bord bien bas. À côté des corvettes, bulldogs trapus dérivés des chalutiers,
il faisait figure de délicat lévrier ; d’un lévrier des pays chauds égaré dans les
hivers du Nord. Il avait failli couler pendant cette tempête, quand une lame était
rentrée par la cheminée, noyant en partie la salle des machines. Il n’avait pas
compris si le navire s’était trouvé dans cette situation à la suite d’une panne de
moteur ou si c’était la vague qui avait provoqué la panne, mais le résultat était
que, le moteur reparti, on avait pu regagner le port. Là encore, les rustiques
machines à vapeur des corvettes craignaient moins que les diesels plus modernes
du trop joli navire de la France Libre, faits pour des missions lointaines. Etait-ce
pendant ces moments tragiques que l’officier canonnier François Bureau avait
tordu l’énorme rambarde qui entourait le pont en s’y accrochant pour ne pas être
précipité à la mer ? On avait perdu un aspirant emporté par une vague énorme. Il
était sur la Manou, ce pauvre Gincré et je ne le savais pas. D’ailleurs, comment
pouvait-on s’être connu sur la Manou ? On était si nombreux, et on n’était resté
qu’une nuit à bord, chacun seul dans l’angoisse de l’aventure, partagé entre le
chagrin et l’espoir. Le malheureux aspirant avait été emporté par une vague,
alors qu’il était sur le pont, ce pont si bas sur l’eau. C’était un des points faibles
de ces avisos : il fallait passer par le pont, par tous les temps, pour gagner la
passerelle à partir du carré et également des chambres des officiers adjacentes.
Seul le commandant, dont la chambre et le carré étaient immédiatement sous la
passerelle était assuré d’un accès immédiat et facile. Le poste avant et le poste
principal de l’équipage étaient, également, à l’abri de ce passage obligé.
Cette description sommaire de notre aviso colonial peut paraître malgré tout
quelque peu fastidieuse au lecteur d’aujourd’hui, et ce n’est que peu à peu que je
devais l’enregistrer. À vrai dire, j’avais été tellement frappé par la mort
accidentelle de cet aspirant qui aurait pu être moi, que les dangers inhérents à la
conception de ce type de bâtiment m’avaient échappé. D’ailleurs, le Chevreuil
avait été remis en état, certainement pour le mieux ; et puis la tempête était
d’une violence exceptionnelle, telle qu’on en avait jamais vue, disait-on. En tout
cas, il fallait s’accrocher à la rambarde, surtout la nuit en prenant le quart, si on
venait de l’arrière.
Avant d’être présenté au commandant, le nouvel embarqué avait fait la
connaissance des officiers. Comme nous l’avons dit, ils logeaient à proximité du
carré, à l’arrière du navire. Piloté par Devaux, je vis d’abord l’officier canonnier,
François Bureau. Ce qui frappait en lui, outre sa minceur, c’était la figure en
lame de couteau, faite pour trancher le moindre débat, un enthousiasme
communicatif, une capacité faite pour agir sans hésitation ; et encore plus, les
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yeux relativement rapprochés, qui donnaient au regard bleu clair, appuyé par
une parole qui paraissait elle-même découpée dans de l’acier, une signification
quasi militaire. Contrairement au commandant Fourlinnie, de deux ans son aîné,
il n’a pas pu faire l’Ecole Navale et s’est orienté vers l’Ecole des Officiers de
Réserve, section artillerie à Fontainebleau, puis vers l’école des chefs de quart à
Brest. Cette première formation l’avait marqué et le distinguait des chefs de
quart qui formaient une partie des aspirants de la France Libre.
Le style de chaque officier dépendait de son caractère et de sa position
hiérarchique. Ainsi, le commandant m’avait appelé « midship », l’officier
canonnier m’appelait « jeune ». On passait de la référence simple au grade, vu
d’une position nettement plus élevée et exprimée par un mot anglais d’ailleurs
charmant, à un mot étranger au vocabulaire maritime qui aurait pu être d’un
ancien à un nouveau dans une grande école. Cela était dit sur un ton à la fois
amical et protecteur, bien dans le caractère de François Bureau, qui aimait
former les jeunes officiers, et le faisait fort bien. Je lui devrais beaucoup. En
attendant, j’avais vu les armes du navire, qui se résumaient, à part les grenades
sous marines, atout principal contre les sous marins, à une tourelle double de
canons de quatre pouces à l’arrière, une pièce de quarante millimètres à l’avant
et quatre autres de vingt millimètres à la passerelle. C’étaient des pièces
anglaises (les mitrailleuses « oerlikon » suédoises) montées, comme sur tous les
navires de la France Libre, en remplacement des pièces françaises pour des
raisons évidentes de calibre de munitions.
Ces grenades, dont j’avais craint entendre l’éclatement redoutable quand
l’escorteur allemand passait au dessus de Rubis, étaient de gros cylindres gris,
un peu comme des tonneaux métalliques. Elles étaient disposées sur le pont ; les
unes à l’arrière, sur des rails permettant de les faire tomber derrière la poupe ;
les autres sur des mortiers, à tribord et à bâbord du pont milieu. Celles-ci étaient
lancées à une distance appropriée pour ne pas endommager la coque du navire
qui, de toute manière, devait avoir assez de vitesse pour s’éloigner des points
d’explosion. Les manœuvres de lancement et les réglages d’immersion des
grenades étaient faites par des hommes désignés sur le rôle des postes de
combat.
C’était Marcel Devaux, qui, malgré son simple grade d’aspirant, dirigeait ce
service. Il était avant tout officier asdic (appellation anglaise du futur « sonar »).
Au poste de combat, il suivait personnellement les mouvements de l’écho à
attaquer et les transmettait à la passerelle. Le commandant donnait les ordres en
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conséquence pour que le Chevreuil intercepte le sous marin suspecté et largue
les grenades au meilleur moment avec la meilleure immersion.
Les officiers susceptibles de conduire ces attaques étaient soumis, vu
l’importance du sujet, à un entraînement, d’ailleurs passionnant, et bien dans
l’esprit anglais du jeu. Cela s’appelait « l’attack teacher ». Le directeur du jeu
suivait sur une grande table transparente la position du sous marin, point
lumineux qui obéissait à ses ordres de vitesse et de cap. Sur la table figurait
aussi l’escorteur, commandé de la même façon par l’officier élève. Celui-ci,
dans un local séparé, ne voyait pas la table de jeu, mais entendait les échos de
l’asdic, transmis par un opérateur également en instruction, situé à ses côtés.
L’officier élève, jouant le rôle du commandant de l’escorteur, devait donner les
ordres amenant son navire à couler le sous marin. L’illusion était parfaite, à
commencer par la simulation de la sonorité de l’asdic. Les progrès étaient
rapides.
Marcel Devaux remplissait ces fonctions avec sérieux et efficacité. Ancien élève
officier de la marine marchande, comme une grande partie des aspirants, il
devait s’avérer dès le départ excellent marin et particulièrement insensible -
l’heureux midship- au mal de mer. D’une grande égalité de caractère, sans
ambition intellectuelle ou artistique visible, sans famille apparente, il était
parfaitement adapté à la rude existence à bord des escorteurs des convois de
l’Atlantique ainsi qu’aux épreuves de l’exil hors d’une enfance dans l’affection.
Mais une grande douceur naturelle émanait de son regard gris bleu de ces côtes
normandes d’où il venait et par une voix qui ne heurtait jamais, une voix neutre
et presque feutrée. Sa grande simplicité, sa timidité naturelle, sa réserve en ce
qui concernait ses préoccupations intérieures, tout cela cachait un tempérament
sentimental qui se révèlerait plus tard et ferait de lui un être attachant, dénué de
toute vanité, et un ami très sûr.
Sur tout bâtiment, mis à part la personnalité du commandant, qui inspire l’âme
et l’esprit, c’est l’officier en second qui assure le bon fonctionnement de tous les
rouages. C’est lui que l’on voit partout, à chaque instant, notant toute anomalie,
rappelant à chacun l’importance des détails, ces détails qui peuvent faire
trébucher les projets les plus élevés. C’est lui qui rédige la feuille de service
pour le lendemain, où sont notés tous les travaux à exécuter.
Ce poste était tenu par l’enseigne de vaisseau Kérez. Officier réserviste
provenant de la marine marchande, il était sur tous les points l’opposé du
commandant. Ce qui frappait immédiatement, c’était un regard oblique, des
yeux de couleur indéterminée qui, regardant dans des directions différentes
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semblaient vouloir vous détailler sous tous les angles sans jamais pouvoir être
captés. Mal rasé, dans un habit flottant aux contours indécis, il se déplaçait sur le
pont avec un léger mouvement de roulis comme souvent les matelots en tournée.
Il marchait sans bruit, souple et efficace, dissimulant ses pensées sous un vague
sourire où parfois pointait un fond de malveillance, le plus souvent masqué par
un propos banal prononcé sous un genre de rire forcé. Esprit essentiellement
pratique, il affichait un mépris viscéral pour tout ce qui touchait aux grandes
idées, génératrices d’utopies inutiles et même dangereuses parce qu’elles
prenaient la place de la réalité de chaque instant. Jeune aspirant idéaliste, j étais
une victime toute désignée pour cet homme de médiocre culture, mu par un
complexe d’infériorité vis-à-vis des élèves de l’école navale ainsi que des
familles d’universitaires. Cela était d’autant plus vrai que les autres officiers ou
aspirants du Chevreuil étaient, à l’exception du commandant et de François
Bureau, de formation marine marchande et de familles intellectuellement
modestes. Ce n’étaient pas, en effet, l’officier de manœuvre, l’enseigne de
vaisseau de deuxième classe Georges Barral, « grande gueule » finalement
sympathique ni l’ingénieur mécanicien Jean Mat, plus âgé et faisant figure de
sage, pas plus que l’aspirant Yvan Aluome, qui pouvaient attirer les
observations plus ou moins voilées de cet officier en second singulier d’une
époque singulière.
Un autre personnage, très différent, était l’officier de liaison britannique, le
« B.N.L.O » John Templeton. C’était un aspirant de même âge que ses collègues
français, très différent des cadets connus au R.N.C Dartmouth. Il faut dire qu’on
aurait pu difficilement imaginer contraste plus imprévu avec les officiers décrits
ci-dessus que ce jeune aspirant d’une distinction extrême, parlant un anglais
recherché et même un français fort correct, raison probable de son affectation
sur le Chevreuil. Un bon élément, m’étais-je dit, ravi de pouvoir parler anglais,
et d’apprendre bientôt que John Templeton aimait Mozart au point d’en discuter
avec plaisir. C’était bien le seul à bord !
Tel était le navire sur lequel commençait la nouvelle aventure de notre jeune
aspirant.
L’inconnu était d’autant plus présent que, jusqu’à nouvel ordre, il n’était
embarqué qu’à titre de membre de la « mission pour le Pacifique », dont on
savait peu de choses à bord, sinon qu’elle était placée sous le commandement du
capitaine de vaisseau Thierry d’Argenlieu, officier à la carrière exceptionnelle.
En effet, entré à l’école navale en 1906, il avait quitté l’uniforme en 1919 pour
rentrer dans l’ordre monastique des Carmes sous le nom de père Louis de la
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Trinité, Capitaine de corvette de réserve, il est fait prisonnier en juin 1940,
s’évade du convoi qui le conduit en Allemagne et rallie Jersey sur une barque de
pêche. Il rallie la France Libre à ses débuts et choisit de servir comme aumônier.
Il embarque sur le Courbet courant juillet et tente vainement de rallier des
équipages français ; promu capitaine de frégate fin juillet, il abandonne ses
fonctions d’aumônier pour participer aux côtés du général de Gaulle à
l’opération Menace. Lors de la tentative de rallier Dakar, il conduit la délégation
sur laquelle les forces vichystes ouvrent le feu. Sérieusement blessé, il dirige
cependant les débarquements sur Libreville et Port Gentil. C’est en tant que
Haut commissaire de la France Libre dans le Pacifique qu’il prenait le
commandement de la mission pour laquelle je m’étais porté volontaire, sans en
connaître encore le côté romanesque et, sous cet aspect, presque biblique.
Dans les grandes lignes, le but de cette mission était de s’opposer à une menace
de l’amiral commandant les forces vichystes d’Indochine, de vouloir récupérer
les territoires français d’Océanie et de Nouvelle Calédonie. On parlait même de
tentative des fidèles du maréchal Pétain de renverser le pouvoir local favorable à
de Gaulle. On savait aussi qu’un autre navire, le Cap des palmes, bananier armé
en guerre, allait suivre, avec à son bord les forces principales de la mission de
l’armée de terre.
C’était amplement suffisant pour partir.
Du reste le temps pressait. En effet, si le Tchad, le Cameroun et le Gabon
avaient rejoint délibérément la France Libre, fin août 1940 il fallait se souvenir
des incidents dramatiques rencontrés peu après, lors de la malheureuse tentative
de rallier Dakar, il y avait presque un an, puis des réelles difficultés rencontrées
lors des ralliements du Gabon, où le brave Savorgnan de Brazza, devant
Libreville, attaqué presque à bout portant par le Bougainville, son « sister ship »
vichyste, avait dû répondre, le mettant hors de combat grâce à un coup heureux
qui l’avait privé totalement de courant à la première salve, heureusement sans
victime de part et d’autre. Le Savorgnan de Brazza avait également évité de
justesse deux torpilles d’un sous marin vichyste.
Il devait être confirmé plus tard que les consignes données par les autorités
étaient d’ouvrir le feu sur tout bâtiment britannique ou français libre. Cela
caractérisait évidemment la position de respect des conditions de l’armistice qui,
considéraient les commandants des bâtiments de la France Libre comme
ennemis. Le piège était refermé, comme on l’avait vu hélas à Mers el Kébir et à
Dakar. De leur côté, les officiers, dans l’immense majorité restés fidèles à
l’illusion de l’armistice, avaient, en toute bonne foi conscience de défendre ce
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qui restait de la France, impression renforcée à l’extrême par l’isolement de ce
milieu dans la nation et par surcroit par le drame de mers el Kébir. Ce n’est, bien
sûr, que longtemps après la guerre, que ces pensées devaient s’imposer à notre
aspirant, entièrement absorbé par le feu de l’action.
Il était pourtant conscient de la suite d’événements ayant abouti au ralliement
des possessions d’Afrique, ce qui était du domaine du passé. Il réalisait surtout
que Tahiti avait rallié de Gaulle dès le 2 septembre 1940, et que les Japonais
avaient envahi le Tonkin un mois après. C’était il y avait presque un an, mais
leur pression s’était visiblement accentuée sur l’amiral Decoux, nommé par
Pétain en remplacement du général Catroux, celui-ci ayant rallié la France Libre.
C’était, peut-être sous la menace que l’amiral avait annoncé qu’il allait
reprendre Tahiti et la Nouvelle Calédonie. Quoiqu’il en fût, il fallait réagir sans
tarder !
Cette pensée m’avait enthousiasmé.
J’étais heureux aussi, de savoir que je contribuerais à maintenir ces belles îles
encore inconnues sous le pouvoir de la France Libre.
On ne perdait pas de temps : Dès le lendemain, je voyais tous les officiers et
faisait le tour du bord, un carnet à la main, notant les emplacements des
descentes dans les postes, des panneaux d’accès aux vivres, à l’eau, aux
munitions, surtout, dont la température doit être surveillée. Il fallait voir aussi la
salle des moteurs diesels, qui assuraient une grande autonomie au navire, la
cabine radio, les carrés des officiers et du commandant, les canons, les armes
sous marines, et enfin la passerelle de navigation avec les commandes pour les
machines, le Martini, gradué en tours par minute pour la navigation courante et
le Chadburn pour le poste de manœuvre.
J’avais reçu mes fonctions à bord : En plus des fonctions de quart en chef, j’étais
affecté aux transmissions et à l’intendance. Les transmissions, c’était le contrôle
des messages et le chiffre. Ces fonctions étaient, il faut le dire, inexistantes à la
mer en raison du silence radio, aucune transmission « graphie » n’étant
autorisée, les messages étant uniquement passés visuellement, en « scott », en
dehors des tops de phonie pour les zig-zags ou les changements de route.
L’intendance allait s’avérer plus accaparante -S combien !- car cette activité
comprenait la surveillance du marché à terre, de la qualité de la nourriture, et,
l’inventaire mensuel de la comptabilité, ainsi que de l’existant des vivres. Un
véritable cauchemar à venir pour ce jeune idéaliste épris maintenant d’action !
La ville de Plymouth, était presque entièrement rasée par les bombardements.
On avait été faire quelques achats dans ce qui en restait, entre midships,
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accompagnés d’un sympathique lieutenant de la coloniale, et puis, le lendemain,
le Chevreuil faisait un grand tour de rade pour régler la ceinture de
démagnétisation. Cela permettait de ne pas faire exploser les torpilles ainsi que
les mines magnétiques, ces sinistres inventions.. Par la même occasion, on
réglait le compas magnétique en notant son erreur pour chaque cap réel.
Le matin de l’appareillage, l’amiral Muselier en personne s’est dérangé pour
inspecter cet aviso qu’il envoie à l’autre bout du monde. Il s’adresse en ces
termes aux officiers et à l’équipage : « Vous allez dans une région où la situation
s’est tendue depuis quelque temps. J’y ai déjà envoyé le Triomphant. Il va y
avoir un autre départ ; peut-être un autre encore. Souvenez vous que vous
représentez la France. Allez ! Au revoir, les gars ! ».
J’étais de garde, ce jour là : L’amiral me tape sur le dos amicalement et dit au
commandant : « Il faudra leur faire faire des méridiennes à tour de bras. Tous les
jours, un point de soleil au moins ; toutes les nuits, un point d’étoiles… et puis
ensuite foutez-leur la paix ! ».
Du soleil, des étoiles ! Je n’espérais que ça.
On a appareillé à midi. Le temps est assez beau. Je suis un peu malade : je n’ai
pas navigué depuis huit mois. J’espère que cela ne durera pas.
Le lendemain, en haut de la mer d’Irlande, on remonte le chenal de Belfast,
difficile d’accès à cause de la circulation des cargos. Il fait grand jour quand on
mouille, vers 17 heures.
Un aspirant, envoyé à terre, revient à bord avec un député, destiné à servir à
Nouméa, après le ralliement immédiat de l’ancien gouverneur du nom de
Bayardelle, et sa nomination comme gouverneur général de l’Afrique
Equatoriale Française, maintenant libre.
Le lendemain, un 24 août, on quittait Belfast pour se joindre au convoi. La mer
était calme.
Elle était encore peu agitée le jour suivant, le Chevreuil avait pris position au
milieu de l’escorte.
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III - WESTWARD HO
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Chapitre 9
Sans attendre l’automne qui accueillait Chateaubriand au milieu de ses
incertitudes, l’été nous plongeait dans les dangers des convois de l’Atlantique
comme le vaillant Chevreuil, l’Irlande bientôt perdue de vue, quittait, sans le
savoir, l’Angleterre pour toujours.
Notre jeune aspirant était trop plongé dans l’action pour se souvenir que la
tactique des convois était due à un ami de la famille, futur prix Nobel de
physique. Officier de Marine dans la Royal Navy, il avait pris part à la bataille
du Jutland, puis, affecté à la recherche opérationnelle, avait immédiatement
démontré que, semblables aux poissons, qui opèrent par bancs, les bateaux
marchands devaient être groupés en convois. Un convoi n’occupe pas tellement
plus de place sur l’immensité de la mer qu’un navire isolé. De plus il peut être
protégé. Finalement, un sous marin n’a qu’un nombre limité de torpilles (ce qui
devait inciter les sous marins à attaquer, eux aussi en groupes). Ce brillant esprit
s’appelait Blacket. Un autre, un Français nommé Langevin, avait découvert à la
fin de la première guerre mondiale, le principe de ce qui allait devenir
« l’asdic », cet oscillateur qui envoyait des impulsions sous marines, grâce
auquel les navires britanniques pouvaient repérer les submersibles à distance
d’attaque. Sans ces deux hommes, la bataille était perdue.
Son poste était sur une ligne d’escorteurs, disposée en arc de cercle, certains
protégeant l’avant du convoi, d’autres les flancs. Un nombre moins important de
ces chiens de garde veillaient sur l’arrière. Ils servaient aussi de « rescue ships »,
fonction primordiale, car, presque toujours, il y avait hélas ! Des cargos coulés
dont il fallait récupérer les survivants. Presque jamais on ne savait si ils étaient
vengés. Les sous marins attaquaient à la torpille, en surface, et ne plongeaient
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que s’ils étaient repérés, ce qui allait devenir possible, plus tard, grâce au radar,
ce mystérieux oscillateur aérien, lui aussi contribution décisive de la science.
Les sous marins, de leur côté, heureusement encore en nombre relativement
limité, opéraient déjà souvent en groupe.
Le convoi devait avoir une quarantaine de navires. Il marchait à une dizaine de
nœuds, ce qui en faisait une proie assez facile pour les sous marins, qui en
surface dépassaient cette vitesse et pouvaient gagner relativement aisément leur
position d’attaque puis s’échapper le plus souvent.
Le Chevreuil participait à l’escorte pendant les premiers jours, puis devait rallier
indépendamment le port de Kingston en Jamaïque pour une brève escale, en
route vers le canal de Panama.
La mer, assez belle au début, avait forci en doublant la côte Nord de l’Irlande.
C’était un mercredi 27, jour mémorable. Les vagues étaient maintenant d’une
hauteur impressionnante. Elles écumaient furieusement. Le vent d’ouest
soufflait en tempête. Il fallait s’accrocher, ne pas tomber, ne pas être malade et
pour cela se caler l’estomac en mangeant suffisamment ; éviter l’alcool, préférer
le thé au café, rester le plus longtemps possible sur la passerelle, bien couvert, à
respirer à pleins poumons. Que de fois revenait à l’esprit le dicton si véridique
sur le mal de mer : « on croit d’abord qu’on va mourir, puis on voudrait être déjà
mort ! ». Il fallait s’y habituer, car l’évasion dans les profondeurs était
maintenant interdite.
Cet état humiliant était, de toute évidence, épargné à tout le personnel visible sur
la passerelle, où notre jeune aspirant passait le plus clair de son temps, accroché
au bastingage pour ne pas être renversé par le roulis ou le tangage, auxquels le
gros temps donnait une amplitude impressionnante. Il faut avoir l’expérience de
la mer pour affronter ces deux mouvements fort différents, qui sonnent de façon
analogue à l’oreille du lecteur non averti : Le roulis est une oscillation lente qui,
quand elle a une grande amplitude donne parfois l’impression que le navire va
chavirer. Il faut se déplacer en « roulant », comme font les vieux loups de mer,
et s’accrocher ou s’appuyer sur les filières, les pavois, les roufs, les mains
courantes disponibles pour ne pas tomber à la mer. On peut à chaque instant le
mesurer à l’œil nu depuis la passerelle en suivant le mouvement du mât sur le
ciel. Le tangage, pratiquement invisible dans son mouvement de bien plus faible
amplitude, est ressenti essentiellement comme un mouvement d’ascenseur,
alternativement montant et descendant, d’autant plus violent qu’on est éloigné
du centre du navire. En montant, il arrive de peser plusieurs fois son poids ; en
descendant, plus rien du tout. Tour à tour de plomb et de plume ! Voila ce que
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ressentait notre midship ces premiers jours, sans se douter encore de
l’imminence d’un plus grand danger.
Sous la pression des événements et la lourde responsabilité d’avoir à assurer le
quart à la mer, en chef, il n’avait pas remarqué la majesté du paysage maritime
de cette fameuse chaussée des géants qu’il ne devait voir à nouveau que
longtemps après la guerre. D’ailleurs, le temps était affreux. L’avait-il seulement
vue ?
Comme le veut la coutume du service à la mer, la veille et la direction depuis la
passerelle était effectuées par quarts de quatre heures. L’officier en second
assurait le quart de l’aube, le « quatre à huit ». Les autres officiers (ou aspirants
chefs de quart) se répartissaient, suivant une liste établie, le quart du matin (le
« huit à douze »), le quart de l’après-midi (le « douze à seize »), le quart du soir
(le « seize à vingt »), que les Anglais divisent en deux moitiés, appelées
curieusement « dog watches » peut-être parce qu’ils le considèrent plus
dangereux que les deux quarts de nuit, le « vingt à vingt quatre » puis le « zéro à
quatre ». Il me venait à l’esprit de, accoutumé de par l’entourage scientifique de
ma famille à toujours rechercher le pourquoi des choses, que cette attention
particulière accordée aux « dog watches », ainsi qu’au quart de l’aube, confié à
un officier expérimenté revenait, en fait à renforcer la veille « entre chien et
loup ». C’était le bon sens populaire. Pourtant, dans le monde des convois,
c’était en pleine nuit que les sous marins avaient leurs meilleures chances.
On verrait bien !
Du reste, le convoi était maintenant en route. Il était tellement gros que, de la
passerelle, on ne voyait que les cargos situés sur son avant. Ils paraissaient
stables, tranquilles, à côté des frêles escorteurs qui surgissaient et disparaissaient
parmi les énormes vagues, plumes autour de ces fers à repasser si noirs, si
patauds, cibles toutes désignées pour un torpillage.
Les sous marins savaient bien d’où partaient les convois, comme les loups
savent bien d’où partent les brebis. Il n’y avait rien à faire contre cela. On
s’efforçait bien de garder secrète la date de départ, mais sans trop d’illusions.
D’ailleurs, la cadence était rapide. Il était donc facile aux loups de monter la
garde à tour de rôle. Il est vrai que l’aviation de reconnaissance constituait une
menace pour les sous marins au voisinage de la côte. Cela laissait donc une zone
d’incertitude dans laquelle les convois, avaient des chances de passer inaperçus,
leur route étant, évidemment, secrète. Pour poser des problèmes à l’attaquant, le
convoi faisait plusieurs changements de cap, indiqués sur les ordres de route.
Quant aux escorteurs, ils exécutaient jour et nuit des zigzags type, numérotés,
100
environ toutes les dix minutes. Le chef d’escorte communiquait par phonie le
numéro choisi et les tops de synchronisation, nécessaires pour éviter les
collisions. Cela était particulièrement difficile la nuit, car tous les bâtiments
naviguaient feux éteints, et, comme il a été dit, le radar n’était pas encore en
service sur la plupart des vaisseaux. Le chef d’escorte envoyait un top par
phonie à chaque départ de zigzag. Le mouvement exécuté, il fallait s’assurer
visuellement que l’escorteur voisin était bien à son poste, sans menace
d’abordage.
Heureusement, on avait quitté la terre à l’aube. J’avais toute la journée pour
observer à la passerelle le déroulement des zigzags sur l’avant du convoi. La
tenue de poste était, en fait, plus facile que je ne l’avais imaginée, car la vitesse
n’avait pas à être changée, du fait de la symétrie des changements de caps.
En fait, il avait fallu s’adapter à un rythme différent, tellement différent qu’il
avait fait passer notre aspirant du rôle d’un officier de quart en second à celui
d’un responsable de tout le bâtiment. Quelle autre expérience que celle des sous
marins ! Sur la Rubis, on était seul sur la mer. En cas d’alerte, on plongeait, avec
l’accord du commandant. C’était simple. Pas de risques d’abordage. La mer était
vide. Il fallait seulement faire le veille, avec toutes les chances d’apercevoir
l’ennemi le premier.
Heureusement, les quarts de jour sur notre escorteur étaient infiniment plus
faciles, et même intéressants. Cela tenait au fait que l’on voyait ! On voyait les
escorteurs voisins, les premiers bateaux du convoi. Un simple relèvement au
compas, une légère modification de cap, et tout rentrait dans l’ordre. Aucun
risque d’abordage n’était à craindre. Quant aux sous-marins ennemis, ils
préféraient la nuit. C’est avec une sorte de passion que notre jeune officier
assurait le quart du matin ou ceux de l’après-midi.
Il avait le plaisir de voir le commandant, qui l’encourageait souvent par une
boutade de bonne humeur comme « Alors, midship, tout va bien ? ». On parlait
peu sur la passerelle, sauf pour passer des ordres ou des informations. Veiller,
s’accrocher au pavois, écouter les tops de changements de cap, c’était
l’essentiel.
En dehors de la passerelle, il y avait la vie à bord de tous les jours. Comme sur
tout navire, elle est réglée par une feuille de service, rédigée, on l’a vu, par
l’officier en second. On distingue le « poste de propreté », le « poste de travail »,
les exercices divers d’entraînement, et surtout le « poste de combat », que
chacun doit rallier sans délai. Cela créait entre le quart une activité interrompue
seulement par les repas, le personnel prenant le quart mangeant « aux rations »,
101
et celui le quittant profitant d’un bref repos. C’était fatigant, mais c’était une
bonne fatigue ! Personne n’avait le temps de s’ennuyer, et qui aurait songé à
rêver dans le feu de l’action ?
Les deux ou trois premiers jours s’étaient ainsi passés sans incident, puis dans
une saute d’humeur, la mer s’était levée, encore plus grosse, comme si l’épreuve
n’avait fait que commencer. La vitesse avait été réduite, tant la tenue de postes
était peu aisée et les navires en difficulté. La nuit venue, il avait fallu garder
allumés les feux de hune.
Je faisais le quart de 20 à 24. Le vent avait encore forci, tournant au Sud. Tout
s’était bien passé. Les feux de hune des navires du convoi permettaient
heureusement un assez bon contrôle des positions. Les zigzags avaient été bien
synchronisés.
À minuit moins le quart, toujours ponctuel, l’aspirant Devaux est monté à la
passerelle pour la relève. Je le mets au courant des ordres du commandant pour
la nuit, lui indique la route, lui remet la planchette des zigzags, lui montre les
feux de hune les plus proches du convoi, qu’on aperçoit quand ils ne sont pas
cachés par la hauteur de l’énorme houle. On distingue parfois la masse grise de
l’escorteur le plus proche, à peut-être cinq ou six cent mètres. Il faut le garder à
azimut constant pour ne pas déformer l’anneau de protection contre une attaque
ennemie. Tout cela prend un certain temps, car le bateau roule et tangue
considérablement. Le vent violent rend difficile de prendre des relèvements sur
les compas, pourtant d’accès facile sur les pavois de la passerelle, de chaque
côté de l’abri de navigation.
Assez étrangement, pendant la passation de quart, on a entendu à plusieurs
reprises des communications en Allemand sur le haut parleur de l’abri de
navigation. Quoi ? Qu’est-ce que cela signifie ? Il doit y avoir des sous marins
dans les parages ! Mais pourquoi sont-ils sur la fréquence des escorteurs ?
À 00h25, j’ai, enfin, fini de reporter le point estimé sur le journal de navigation.
Il a chaud, trop chaud dans l’abri de navigation. Le mal de mer commence à me
reprendre maintenant que le grand vent ne fouette plus. À 00 h. 30, au moment
où je m’apprête à quitter la passerelle avec le sentiment du devoir accompli, un
feu est signalé soudain sur tribord. Devaux ordonne « à gauche 20 ! Stoppez les
machines !». C’est une bouée lumineuse ! Un homme à la mer. Un rescapé ! A-t
on pu le sauver ?… On a dû pouvoir lui lancer une amarre depuis le pont, car on
s’est arrêté juste sur lui : Devaux manœuvrait très bien, et l’exercice « un
homme à la mer » est classique.
102
En un rien de temps, le commandant a bondi de sa cabine de mer, qui donne sur
l’abri de navigation.
« Lapicque, donnez l’ordre de couper le courant sur la ceinture de
démagnétisation ! ». Je me précipite vers la machine. Le mal de mer a disparu !
Je remonte pour rendre compte, sans réaliser dans l’instant que le but de cet
ordre est de conserver le maximum de courant disponible pour la manœuvre des
treuils et autres équipements de levage éventuellement nécessaires pour hisser à
bord des hommes épuisés dans des conditions si extrêmes.
Tout à coup, on aperçoit une vingtaine de bouées lumineuses sur l’avant, tout
près. Il y a bien eu des torpillages ! On entend des appels, horribles dans la nuit
noire, des appels de marins qui vont se noyer, qui crient pour être vus. Le
Chevreuil se rapproche lentement, la machine sur chadburn pour être
manœuvrant. En quelques longues minutes, il est au vent des bouées et se laisse
dériver pour pouvoir effectuer le sauvetage.
Le commandant fait stopper le navire et rappeler tout l’équipage sur le pont. Pas
question de mettre à l’eau la baleinière : le « bosco », un excellent Breton
(comme toujours) a fait disposer à tribord un grand filet solidement amarré. Il
pend le long de la coque. Les rescapés s’accrochent. Le roulis rend l’opération
hasardeuse.
En se rapprochant, on comprend mieux le côté funèbre de ces cris venus des
bouées lumineuses. Ces malheureux sont presque tous des Hindous,
probablement des Musulmans. Ce qu’on entendait dans les vagues énormes de la
nuit noire c’était leurs prières. Scène hugolienne dans une langue inconnue !
Leurs dernières prières pour être sauvés, si possible dans ce monde, sinon dans
la mort. La mer était démontée. Elle montait à l’assaut du frêle navire, en
énormes paquets devant lesquels il n’était qu’un jouet dérisoire qui la bravait,
seul dans la furie des éléments. Le bateau tenait pourtant, comme aidé par le ciel
dans sa bonne action, faisant face comme si cela était tout naturel, à tous les
dangers d’un sauvetage qui paraissait presque impossible.
Et voila qu’ils sont hissés à bord, l’un après l’autre, presque miraculeusement.
Il est 01h15 quand le premier rescapé est hissé à bord.
Sur la passerelle, le commandant, l’officier de quart, Devaux, l’officier de
liaison Templeton, les timoniers de quart, anglais. Tous parfaits. En exécutant
un nouvel ordre du commandant auprès de l’officier électricien je vais à
l’arrière. Il faut maintenant remettre le courant sur la ceinture de
démagnétisation. En se cramponnant à la rambarde pour ne pas tomber à l’eau je
bouscule un groupe d’hommes. Ce sont les premiers rescapés. Des hindous ! Je
103
n’en avais jamais vu. L’un d’entre-eux se trouve soudain face à face avec moi.
Apparition surnaturelle, vision de cauchemar à la faible lumière des lampes
disposées sur le pont pour le sauvetage, que ce visage sombre sur ce corps qui,
titubant de fatigue, faisait ses premiers pas dans la vie retrouvée, s’émerveillant
peut-être d’être là. Il y avait quelque chose de terrible dans ce regard, que je
n’avais pas analysé tout de suite quand, un instant il s’était posé sur moi : J’avais
vu la mort ! Ma mort !
Cependant, le sauvetage continuait. J’assiste à la dernière phase de la première
opération. Un grand timonier anglais, n’étant pas de quart à la passerelle, se fait
amarrer à une bitte et descend le long du bord pour aider un homme trop faible à
se hisser à bord. L’un après l’autre, ils sont sur le pont. Un jeune homme
pourtant, est là, tout près. Il tient le filet ; il va être sauvé. Hélas ! il est trop près
du pare hélice, cet arceau d’acier qui déborde de la coque. Un violent coup de
roulis et il lâche. On ne le revoit plus.
Je remonte sur la passerelle pour rendre compte de ma mission auprès de
l’ingénieur électricien. La mer a encore grossi. Il est 01h30. On remet les
machines en marche.
À 01h45, d’autres bouées sont aperçues sur bâbord. On sauve encore quelques
hommes.
Vers 02h00 un petit bateau marchand, un « rescue ship » évidemment, manque
d’aborder le Chevreuil. Il passe à moins de cinquante mètres. Impressionnant
que cette masse noire si près, si menaçante. On a frôlé la catastrophe.
Vers 02h15, aucune bouée n’étant plus visible, je vais me coucher. Il faut se
cramponner dans le hamac, essayer de dormir. On fait littéralement du vol plané
dans le poste.
Vers 02h45, quelqu’un allume une lampe : il y a encore quelques rescapés.
C’est ainsi que s’achevait la nuit terrible, avec tous les dangers que le petit aviso
avait surmontés. Maintenant, il allait quitter le rude Atlantique pour voguer vers
ces colonies lointaines, sa vocation. Du reste, il allait de mieux en mieux, tandis
que la mer allait passer peu à peu du gris au bleu, parfois au vert.
Cependant, la vie à bord avait repris un rythme normal. J’en profitai pour faire
mieux connaissance avec les officiers. C’est ainsi que je voyais souvent
Templeton, l’officier de liaison. C’était un jeune homme d’une extrême
distinction, comme il a déjà été dit, ce qui incitait à pratiquer l’Anglais en sa
compagnie. Ainsi, le lendemain du si dramatique sauvetage, il avait dit cette
vérité simple et vraie, que l’on peut passer des mois et des mois sur mer sans
rien voir, et tout à coup avoir à faire face à la plus horrible des morts : faire
104
naufrage par une nuit de tempête. Sans même envisager d’autres éventualités
également à craindre, comme être à l’eau au milieu d’une horde de requins,
situation dans laquelle de nombreux marins allaient hélas se trouver après un
torpillage au milieu des eaux chaudes du Pacifique, l’épouvante de la nuit passée
faisait désormais partie d’eux-mêmes, gravée à jamais dans le souvenir.
Qui aurait pu un instant imaginer que ce jeune homme de bonne famille mais
sans appartenir à la Royal Navy, allait plus tard, après avoir servi comme aide de
camp de l’amiral Mountbatten, finir, lui aussi, amiral ? Lui qui n’était que de la
« wavy Navy », avec ses galons en forme de vagues En attendant, temps
permettant, il se plaisait à m’inviter dans sa cabine pour écouter des disques de
Mozart, nom qu’il était seul à bord à citer. On se souvient.
Il faut signaler ici que les conversations dans les carrés d’officiers sont
généralement d’une grande banalité, la seule interdiction étant de parler de
politique ou de religion, sage précaution dont la non application entraîne
immédiatement la sanction de « un huitième », soit un « pot » général au bout de
huit rappels à l’ordre. Etant entendu qu’il ne faut pas non plus parler « service »,
le nombre de sujets est limité. Les mélomanes étant en grande minorité, de
même que les philosophes, les historiens ou autres intellectuels, les sujets
dérivaient le plus souvent sur les femmes, à moins d’avoir une nouvelle
importante sur la guerre.
Cela arrivait parfois.
Ainsi, le bruit courait que le croiseur auxiliaire « Cap des palmes » et plus tard
le sous-marin « Surcouf » devait rallier le Pacifique. De plus, le cher
commandant Cabanier accompagnait l’amiral d’Argenlieu. Quelle bonne
nouvelle !
Les Russes tenaient, pour l’instant.
Rien de neuf côté amiral Decoux.
Un jour, à la passerelle, le commandant me donne des nouvelles du « Rubis ». Il
a eu de graves ennuis devant Brest, sa barre étant restée coincée à la suite d’un
torpillage à trop faible distance. Après un bien dangereux séjour près de la côte
ennemie, il avait réussi, sans que l’on sût comment, à regagner l’Angleterre. Il y
a des bateaux, comme les hommes, qui ont la « barraka ».
Cependant, le Chevreuil » continuait sa route. Il n’escortait plus, bientôt que
quelques navires vers la Jamaïque. Cela s’était traduit pendant quelques jours
par des grenadages, souvent répétés sur des échos sous marins, sans savoir
jamais s’il ne s’agissait pas d’un gros cétacé.
105
Le temps était de moins en moins froid. Les gros manteaux de quart, les
canadiennes disparaissaient petit à petit pour faire place dès les premiers jours
de septembre à des vestes de toile.
Bientôt, sans un ciel voilé on aurait eu trop chaud.
La mer était belle : Suivant les conseils de l’amiral Muselier, je m’entraînais
avec passion au maniement du sextant, pour lequel j’étais le seul à utiliser la
lunette astronomique, que son fort grossissement rendait délicat par fort roulis.
Mais je l’avais si bien apprivoisée qu’il ne m’abandonnerait jamais. Qu’il était
beau, ce soleil que, bien plus tard je devais chanter en vers ! Qu’il était
majestueux, saisi dans la lunette, tout coloré par les filtres verts, bruns, oranges,
sans lesquels on aurait été aveuglé, car le Soleil, comme Dieu, ne peut être
regardé en face ! Et puis, il fallait le balancer, tout doucement, en dessus de
l’horizon qui, lui, restait immobile tandis qu’à l’aide d’un vernier circulaire, on
faisait varier la hauteur mesurée. Il oscillait, le beau soleil dont la hauteur était si
importante ! Et puis, à un certain moment son bord inférieur effleurait l’horizon.
On criait très fort : « Top ! », et le timonier notait l’heure à la seconde près sur le
chronomètre du bord. Alors, il ne restait plus qu’à se plonger dans la table de
navigation, qui, au bout d’un temps infini de l’ordre de la demi-heure donnait la
distance en milles marins entre le point estimé et la droite observée appelée
droite de hauteur. C’était tout cela qu’on avait appris à l’Ecole Navale.
Ah ! Cette chère table Inmans. Que de milliers de points elle allait faire ! Que de
calculs. Que d’angoisses jusqu’au chiffre final. Quelle joie quand, au bout des
trois observations de la journée, les trois droites de hauteur formaient un tout
petit chapeau, donnant la position à une fraction de mille près.
Cela, ils l’on bien compris les vieux amis ou les enfants quand, bien des années
après, ils me rendent visite dans mon Bureau parisien, et que parlant de ma
jeunesse je leur montre dans un coin de la bibliothèque, un volume relié, marron
avec un titre en or : Inmans nautical tables. Elle est là, cette bonne vieille table
qui m’a accompagné autour du monde, à l’époque où la navigation était une
chose difficile et longue. Elle garde un coin réservé, un coin secret et ancien.
Elle voisine avec les livres de Joseph Conrad, parfois relus pendant mes
vacances au bord de la mer en souvenir de cette époque
J’avais profité de l’accalmie pour faire la connaissance de quatre cadets de la
Merchant Navy parmi les vingt deux rescapés. Ils étaient anglais ou canadiens.
La plupart d’entre eux avaient déjà été torpillés plusieurs fois. Quelle terrible
épreuve, combien plus effrayante que celle que devaient affronter ceux de la
Royal Navy ! Ils étaient simplement heureux de s’en être tirés une fois encore.
106
C’était ainsi ! C’était la guerre ! On avait déjà vécu cette situation en 1917…Au
moins, maintenant, les convois étaient escortés, les secours organisés. Ils en
étaient la preuve !
Cependant, les signes avant coureurs des tropiques devenaient apparents. Déjà
des poissons volants sautaient de l’eau et tombaient parfois sur le pont. Les
étoiles changeaient de position dans le ciel de la nuit. Peu de jours avant
l’arrivée à la Jamaïque, on s’émerveillait de voir la constellation d’Orion trôner
majestueusement, presque au zénith pendant le quart de minuit à quatre.
Et, de jour, la mer avait viré du gris au gris bleu, puis au bleu, de plus en plus
vert.
C’est ainsi qu’à la mi-septembre, le Chevreuil accostait à Kingston, la capitale
de la grande île.
Il faut se replacer à l’époque de la guerre et bien avant l’apparition de l’avion,
pour réaliser l’extraordinaire dépaysement, la sensation de jamais vu que
signifiait la découverte de cette haute terre, chaude et verte, où les fruits de
toutes les couleurs étaient là, à portée de main, où les poissons scintillaient au
soleil sur les marchés, et où les bombardements avaient disparu.
Quelle étrange paix régnait sur cette escale d’une semaine ! Pourquoi étaient-ils
restés si longtemps ? Sans doute, les vivres, enrichis de tant de fruits, le
ravitaillement en mazout, le passage du canal expliquaient-ils cela. En tout cas,
notre jeune aspirant profitait pleinement de ce premier dépaysement, qui était à
la fois un entracte dans la guerre et une page nouvelle dans la vie.
Le plus difficile était de se débarrasser de la horde de mendiants qui prenaient
d’assaut les navigateurs ou se proposaient comme guides. Ainsi entraîné chez un
tailleur, je m’étais trouvé obligé d’acheter un complet tropical dont la couleur
beige rosé avait provoqué l’hilarité des membres du carré. L’expérience de la
vie en civil commençait de façon quelque peu comique.
D’autres aspects de cette première escale avaient un extraordinaire pouvoir de
nouveauté. Ainsi, cette séance de cinéma en plein air, où la partie avancée de
l’orchestre était à ciel ouvert et la partie arrière couverte pour permettre de
continuer la séance en cas de pluie. Fait surprenant pour un Français, les noirs et
les blancs étaient séparés. Le Monde s’ouvrait, dans sa complexité.
Une autre expérience qui sonnait comme des vacances : une partie de tennis, un
double sur un superbe « lawn ». L’équipe française, constituée de l’officier en
second (à l’occasion sympathique) et de moi-même avait été battue en trois sets
acharnés par l’équipe anglaise (le commandant de la base et Templeton). Ah ! le
tennis, quel atout ! Comment m’en serais-je douté quand, mon père m’entraînait
107
au stade Rolland Garros pour voir l’étoile montante, l’australien Jack Crawford
battre Henri Cochet déjà déclinant ? Je n’avais pas oublié cette première après
midi sous le soleil printanier où l’équipe australienne avait battu, également, les
Japonais Sato et Nunoï. Les raquettes au panier triangulaire avaient gagné face
aux raquettes classiques dont le cœur était décoré d’un damier rouge et blanc.
Souvenir d’un enfant !
Ils y étaient allés, les deux frères, pilotés par leur père, les printemps d’avant
guerre. Ils n’avaient jamais eu d’autres leçons que celles de ces grands maîtres,
qu’ils imitaient d’instinct, plus soucieux de la perfection du geste que de la
victoire. Quelle heureuse idée notre midship avait eue d’acheter à Londres cette
Slazenger blanche si adaptée au jeu « service-volée » et au style presque à plat
des surfaces en gazon. Pensait-il qu’elle lui serait d’un tel secours, dès
Dartmouth quand, presque par attachement à sa vie antérieure, il l’avait choisie,
arme secrète sans laquelle il se serait senti nu ? Que de fois, par la suite, il allait
la manier, cette raquette, comme on fait un exercice de style au violon pour
s’assurer que rien n’a été oublié ou même quelque répétition pour une pièce de
théâtre !
Sans doute aurait-il mieux fait de lire d’avantage, d’approfondir ses
connaissances dans beaucoup de domaines nouveaux pour lui, d’apprendre à
parler en public pour avoir une autorité naturelle, ou même d’apprendre par
cœur un grand nombre de poèmes et de savoir les réciter avec simplicité mais
avec feu, ce qu’il aurait plus tard l’occasion d’admirer chez d’autres en
regrettant de ne pas savoir le faire. Mais c’était ainsi. Il lui fallait répéter ces
gestes, symboles d’une perfection artistique à laquelle il lui fallait se consacrer
inconsciemment.
Cette identification à ce jeu devait plus tard le pousser à inventer une théorie sur
les meilleures façons de jouer les points selon le score… mais il n’avait pas
encore étudié le calcul des probabilités, et l’application en était fort complexe.
En attendant, personne, même un champion, ne pensait à travailler son style
devant la glace, et aucun mathématicien ne songeait à autre chose que
l’application des probabilités à des problèmes pratiques tels que les assurances
ou l’interprétation des résultats scientifiques dans la recherche. L’ami de la
famille Emile Borel, célèbre dans cette discipline, et même Jean dans ses
célèbres expériences sur le mouvement brownien avaient pourtant donné
l’exemple.
Quelquefois, l’épithète « farfelu » allait lui être attribuée Rien n’était plus
inexact. Il était simplement un puriste, le plus souvent détaché des applications
108
pratiques, ce qui justifiait une réputation, celle là méritée de « distrait », il est
vrai en grande partie héréditaire, à la suite de Jean et de son père. Celui-ci
n’avait-il pas abandonné la bicyclette à Paris après avoir manqué de peu finir sa
course sur une voiture en stationnement ? Quant à celui-là, il aurait bien pu
tomber dans un puits à force de regarder les étoiles, qu’il voyait même dans les
atomes !
Ce purisme, n’impliquait que le monde intérieur. Il préservait sa liberté.
C’est cela qui lui avait permis de survivre aux dangers qu’avaient présenté les
événements si dramatiques de la guerre, les bombardements, les patrouilles en
sous marin, le sauvetage pendant le convoi dans l’Atlantique, les mille détails de
la vie à bord après et pendant l’Ecole Navale, et maintenant la découverte des
tropiques, dont il pressentait l’enchantement.
C’était aussi cela qui, peut-être, l’avait guidé dans sa décision si grave de rallier
la France Libre, ce 19 juin 1940.
C’était cela être un « gentleman » ; cet esprit sans concession de son père pour la
peinture et la musique, de Jean pour la science fondamentale.
C’était cela aussi, hélas ! qui expliquait les efforts qu’il avait dû faire, jusqu’à
l’excès, pour se présenter dans une tenue impeccable, convaincu désormais que,
faute de connaître le fond des hommes, l’habit fait le moine. Surtout dans la vie
militaire ! Ils étaient, au fond, bien beaux ces uniformes. Même après que
l’abandon de la veste montante jusqu’au cou ait permis à la marine française de
porter la cravate noire en deuil de Nelson.
109
Chapitre 10
Après une promenade avec le gouverneur dans les montagnes de l’île et le beau
jardin des plantes, bien anglais, on avait quitté ces lieux d’une paix irréelle et
comme indifférente aux malheurs du monde.
C’était le 21 septembre. Un mois que l’on était parti. Que d’événements en si
peu de temps ! La tempête, le sauvetage des hindous et des cadets, les quarts à la
mer, l’apprentissage du sextant, la découverte des tropiques, les nouvelles
étoiles !
Et maintenant, il fallait se hâter de rallier Tahiti, puisque c’était du ralliement de
l’île à la France Libre qu’il s’agissait.
Le voyage était encore long. Tahiti était au milieu de l’immense océan
Pacifique, tout bleu dans l’imagination, par 17 degrés 30 de latitude Sud. Un peu
plus loin, de l’autre côté de l’équateur que la Jamaïque, et dans une situation fort
différente de volcanisme, car formée d’un cône isolé au lieu d’être sur une
longue zone de compression sous-marine.
Il fallait emprunter le fameux canal de Panama. J’étais tellement intéressé que je
n’avais rien noté. Je me souviens d’un grand nombre d’écluses. Elles montaient
les navires jusqu’à un très grand lac, le « Gatum lake ». Après un long périple,
on était redescendu de l’autre côté où, curieusement, il fallait pointer vers l’Est
pour atteindre le Pacifique….enfin le Pacifique !
Il faisait chaud et humide. Le temps était voilé. On était proche de l’Equateur.
C’était le pot au noir, où « les nuages lourds pèsent comme un couvercle », où la
brise est molle, et les pluies torrentielles.
Heureusement, on était seul maintenant. On pouvait aller de l’avant, tout droit
depuis Colomb, quitté le 24 septembre. Rien ne pouvait plus retarder le vaillant
110
Chevreuil qui, comme un chien de chasse avait dans son odorat le parfum de
l’île cherchée.
Il restait dix jours de mer dans l’immense étendue qui ouvrait les portes de
l’aventure. Et cette aventure, ce monde inconnu, s’ouvrait dans la monotonie du
grand large. Ce long dépaysement, si rare aujourd’hui, il faut l’avoir vécu pour
en mesurer l’importance, car il permet de le mériter dans toute son immensité.
Cette immensité, c’était celle de l’océan. Dix jours encore de solitude, seuls sur
l’eau, dans le rythme des quarts à la mer. Le service de quart, avec un nombre
suffisant d’officiers et d’aspirants, assurait une parfaite alternance à la
passerelle. J’y perfectionnais ma chasse au soleil avec la lunette astronomique.
Les quarts de nuit étaient de plus en plus beaux avec la Croix du Sud qui montait
de plus en plus haut dans le ciel. Elle était tellement plus belle que l’ancienne
étoile polaire.
En effet, l’Etoile Polaire avait disparu sitôt franchi l’Equateur ! Cela était
évident pour tout navigateur, mais c’était une preuve de plus qu’on était bien
dans l’hémisphère Sud, passé l’étonnement de voir le soleil se lever désormais à
droite pour se coucher à gauche. Cela justifiait la fameuse cérémonie qui veut
qu’en franchissant la ligne tous les nouveaux soient plongés dans un grand bac
d’eau après avoir été soigneusement peinturlurés. C’est un moment peu agréable
mais un bon souvenir, surtout quand on ne peut pas raconter son passage du cap
Horn.
Quelquefois, quand l’horizon était disposé à entrer en contact avec une belle
lune ronde, peu de temps après la disparition du soleil, je m’efforçais de la
capter. Hélas ! Ce qui paraissait facile, tellement tout était bien ordonné,
tellement la lune brillait dans tout l’éclat de son argent, éblouissant dans la
lunette astronomique le pâle horizon du soir avant qu’il ne s’évanouisse dans la
nuit, comme le caressant pour le retenir avant qu’il ne disparaisse dans le noir,
tout cela n’était qu’illusion. Etait-ce l’irrégularité de la déclinaison de l’astre
errant, pourtant indiquée dans les tables astronomiques ? Etait-ce son éclat, à
première vue favorable, qui contribuait à donner ce qu’on appelle un « faux
horizon » ? Quoi qu’il en soit, je ne devais jamais connaître un camarade ayant
eu de bons rapports avec les points de lune, alors que les points d’étoile,
apparemment plus difficiles, étaient considérés comme classiques.
Parmi les personnes embarquées pour la mission figuraient des personnalités
intéressantes, notamment l’administrateur des colonies avec lequel j’aimais
m’entretenir. Pourquoi avait-il préféré les colonies à la marine ? Comment
savoir sans avoir vécu la réalité cachée sous l’un de ces mots magiques ?
111
Ce bel administrateur, perdu loin dans le souvenir, savait-il qu’il chercherait le
bonheur auprès d’une ravissante « demi » tahitienne pour continuer sa carrière
en Nouvelle Calédonie, puis sans doute parmi les élus de la France libérée ?
Cependant, le Chevreuil poursuivait sa route. Des poissons volants continuaient
à tomber sur le pont ; les hommes d’équipage se distrayaient en pêchant parfois
un requin sur la plage arrière en remorquant un crochet solidement amarré. Le
redoutable mangeur d’hommes, même éventré, était encore dangereux par les
coups de queue imprévus d’une grande violence. La technique de dépeçage
n’avait pas pris longtemps à être améliorée.
La nuit, la Croix du Sud continuait de monter dans le ciel d’un noir de plus en
plus velouté. Le temps semblait s’allonger au point de disparaître dans une
indescriptible monotonie comme on se rapprochait de l’île mythique. Et puis, la
neuvième nuit, vers la fin du quart de minuit à quatre, je fus brusquement surpris
par un parfum subtil et fort, qui arrivait comme un message de bienvenue.
C’était l’odeur de la « Tiare », cette mystérieuse fleur, inconnue autre part, ce
parfum qui s’inspire de celui de la vanille avec une intensité beaucoup plus
forte, et dont le nom, présent dans les chansons de là bas, devait à jamais rester
associé à la découverte de l’île, comme une clef olfactive pour l’accès à un
secret de lui seul connu.
Quoique encore à une grande distance, mystérieusement franchie par cette nuit
sans vent par le signal de l’île aux fleurs, il avait fallu ralentir quelque peu au
lever du jour pour ne pas réveiller ou en tout cas inquiéter les habitants et,
encore mieux, pour être accueillis par les autorités portuaires dans toutes les
règles de la civilité. Les représentants de la France Libre devaient être des
gentlemen. On allait en profiter pour admirer de plus près la jolie île sœur de
Mooréa avant de se présenter au mouillage de Papeete.
Tahiti est un imposant cône de basalte volcanique, que la haute altitude de son
sommet, l’«Oroféna » rend visible de loin, d’autant plus que le temps est le plus
souvent clair et lumineux. Une étroite bande côtière est habitée. Elle fait le tour
de l’île en 120 ou en 160 kilomètres selon que l’on se limite ou non à l’île
principale ou que l’on veuille ajouter la presqu’île de Taiarapu, qu’il faut alors
faire en deux moitiés, sur de mauvaises routes (à l’époque).
Un lagon corallien protège une grande partie de l’île de la houle du large. Une
des beautés surprenantes de ces îles tropicales est d’offrir des plages ou toutes
noires ou toutes blanches, selon que le basalte volcanique est à nu ou recouvert
de débris coralliens apportés par les vagues ou les courants.
112
Arrivé de l’autre bout du monde, le midship que j’étais était étranger à tout cela.
Que de surprises charmantes l’attendaient, que la beauté de l’île semblait
annoncer, comme un décor nouveau pour une pièce inconnue. Il sentirait tout de
suite la brûlure du sable noir sur les pieds quand le soleil est haut, l’aveuglante
réverbération du sable blanc sur les yeux, la brûlure sur le dos dans les longues
baignades, que la tentation de nager longtemps en pleine journée rendait presque
inévitables.
Cela faisait partie du nouveau monde qui s’offrait à lui, comme un havre du
merveilleux surgi de l’exil.
En face de Papeete, nom dont il apprendrait bientôt qu’il signifie « eau glacée »,
ce qui, sous ces climats est souhaitable. A onze milles nautiques, se trouve
Mooréa. Cette île, elle-même de toute beauté est tout juste dans la trajectoire des
alizés de Sud-Ouest, dont Papeete est heureusement abritée. Tout est là pour y
faire paraître la gloire des couchers de soleil aux yeux émerveillés des habitants
de la petite capitale, tandis que la masse montagneuse d’une dense verdure
paraît toute auréolée de rose et d’ors, donnant ici à la brièveté du spectacle
tropical une grandiose majesté.
Deux grandes baies, profondes et relativement encaissées, creusent son versant
Nord. L’une d’elles porte le nom de Cook, en mémoire du célèbre navigateur
qui passa, et peut-être découvrit ce mouillage peu commun. Elles découpent,
face à Papeete, le paysage fortement montagneux d’ou une grande quantité de
cocotiers vient longer les plages. Je trouvai qu’elles complétaient le manque de
grandeur de l’unique et banal mouillage de Papeete. Au navigateur déçu par l’île
principale, elles semblaient dire : « Traversez ! C’est ici le Paradis ! ».
Tant de marins sont passés dans ces lieux, qu’y faire escale si longtemps après
n’apportait vraiment rien de nouveau, sauf la noblesse de la mission de
témoigner pour la France Libre. Mais je pensais plutôt à Pierre Loti, dont « le
mariage » traînait parmi les livres de François Bureau, le studieux officier
canonnier au regard si sérieux quand il ne racontait pas une histoire paillarde.
En approchant de l’île enchanteresse, je pensais, sans l’avoir lu au jeune, si
jeune poète anglais Rupert Brooke, mort pendant la première guerre mondiale.
Quel dommage de ne pas avoir lu ses œuvres, si brèves !
Cependant, ces figures n’avaient qu’effleuré mon esprit tant l’approche de l’île
rêvée se faisait de plus en plus réelle à partir de la petite tache grise apparue à
l’horizon, ce matin du 4 octobre de la si longue année 1941.
Et, petit à petit, cette tache grossissait, jusqu’à apparaître dans toute sa hauteur,
avec sa montagne majestueuse qui verdissait vers le bas pour s’orner de
113
cocotiers, puis de maisons basses autour et dans la petite ville, que le bateau
voyait maintenant de près après s’être introduit dans la passe, très abritée.
Mooréa était loin sur l’arrière.
On était à l’intérieur du minuscule îlot de « Motu Uta ».
Un pilote montait à bord, premier contact avec un Français d’outre-mer.
On accostait.
114
IV - DANS LE PACIFIQUE
115
Chapitre 11
Le pilote était accompagné d’un homme chaleureux et intéressant, le
commandant Braud.
Pendant l’approche, à faible vitesse, du port de Papeete, on avait appris qu’il
commandait L’Oiseau des îles. Ce nom charmant était porté par un trois mats en
acier de quatre cents tonneaux, que le commandant Braud avait armé puis
conduit dans le Pacifique en 1935. Il était maintenant armé par la France Libre
pour faire la liaison entre les îles.
Il n’avait pas fallu longtemps pour apprendre cela, en quelques phrases
échangées sur la passerelle, tandis que le quai se rapprochait. Le commandant
Fourlinnie manœuvrait, ce qui laissait au midship le temps d’écouter ce nouveau
personnage, dont le récit ajoutait au caractère féerique de l’aventure au bout du
monde, modulé par les recommandations du pilote, métropolitain lui aussi, sur la
mentalité attachante et légère des tahitiennes, le culte de l’amour libre, la
nécessité de porter le casque colonial ou un chapeau de « pandanus »,
l’excellence de la nourriture, la sagesse et les dangers de vivre au loin de la
civilisation, dans la béatitude tropicale.
Cependant, on accostait. Les maisons de la minuscule capitale étaient devenues
réelles. C’était un groupe restreint de plus ou moins grandes villas et demeures
de construction classique, en béton avec des toits en dur, d’allure métropolitaine.
C’était la présence de cocotiers qui donnait, au premier abord, et sans avoir
détaillé la nouveauté des fleurs, la certitude d’appartenir à un autre monde. Cela
était dû, plus intensément encore à ces couleurs de l’eau, cette eau si pure, si
virginale, qui était passée d’un bleu intense à un vert nouveau, que les
116
miroitements passés d’un argent liquide avaient quelque temps masqué pendant
que le soleil était trop bas.
Il y a de plus, dans ces îles volcaniques des tropiques, une majesté mélancolique
due à la verticalité des montagnes qui tombent sur la mer, dans un vaste
mouvement descendant d’un gris vert aride pour s’accorder à l’étroite bande
d’un vert plus soutenu de la zone côtière des cocotiers et des autres arbres qui,
toute l’année de ces tropiques sans saisons, poussent dans la chaude humidité en
pointant vers le soleil. Plus jamais par la suite, notre midship n’en retrouverait
l’enchantement quand, laissant ses nouveaux navires, il chercherait vainement à
retrouver les impressions de sa jeunesse enfuie, sa jeunesse si romantique aux
couleurs si changeantes, dans la blancheur classique et bleue de la côte
provençale ou dans la lumière grise des hivers brestois.
Il avait fallu peu de temps pour être accosté. Les amarres capelées, et la coupée
disposée, le contact réel avec la nouvelle terre créait immédiatement
l’appartenance au sol qui, d’imaginaire, devenait réel. Du quai, l’œil, devenu
brusquement habitant de l’île, considérait déjà le petit aviso comme un visiteur,
bienvenu dans le paysage, mais passager, tandis que le minuscule îlot de Motu
Uta, comme un décor sur le lagon, fermait tout naturellement le port à l’opposé
de la seule entrée, en direction de Mooréa.
Du reste, à peine débarqué, tout le paysage changeait. La haute majesté
volcanique du site n’était plus visible, ni la ceinture de cocotiers le long de la
côte, pas plus que le scintillement des récifs coralliens, là où une frange d’écume
délimite le passage de l’eau du bleu profond au vert. Tout cela était réservé aux
navigateurs.
L’habitant de Papeete, quant à lui, ne disposait que du point de vue, réduit à
l’échelle locale, de celui d’une petite localité qui s’étendait à peine au-delà du
port, tout à plat, autour d’une place avec sa pelouse, le tout dans un cadre de
cocotiers bien rangés qui affichaient un ordre métropolitain en accord avec les
immeubles en dur. Il fallait s’éloigner un peu du centre pour découvrir les
premiers « fare » de caractère vraiment tahitien, en bois du pays recouvert de
toits en feuillage de pandanus. C’était là, véritablement, que se trouvait l’âme
généreuse et quelque peu fantasque d’un peuple charmant et sans complexes
puisqu’il avait toujours été libre. Ce n’étaient pas les nouveaux arrivants qu’il
fallait craindre, bien sûr, puisque c’étaient eux qui risquaient d’être conquis !
La situation avait été rondement menée lors du ralliement à la France Libre, au
cours duquel le gouverneur vichyste avait été placé en résidence surveillée à
Motu Uta, lieu idéal pour cette fonction. Il était reparti en France, définitivement
117
oublié. D’ailleurs, les choses avaient changé depuis la menace proférée par
l’amiral Decoux, et un nouveau gouverneur avait été nommé par le général de
Gaulle, dans le cadre d’une protection renforcée des îles ralliées, ceci en
coordination avec l’envoi de la mission d’Argenlieu.
L’état major du Chevreuil n’allait pas tarder à le connaître : peu de temps après
l’arrivée à Tahiti, il visitait le navire en se faisant présenter les officiers
membres de la mission, puis organisait une réception à la préfecture, où les
principaux notables étaient invités, selon la tradition la plus classique.
Le gouverneur Orselli était un homme haut en couleurs, dont l’origine corse
faisait partie du nom et du caractère, en ajoutant comme un signe d’autorité à
son importante fonction, comme sans doute à Bonaparte pendant la Révolution
puis l’Empire. De taille élevée, d’un léger embonpoint, le teint sanguin, la voix
forte et d’un timbre assez grave, l’éloquence facile avec la justesse de
l’argumentation toujours disponible pour renvoyer les beaux parleurs dans leurs
buts. Un esprit précis, peu enclin à s’embarrasser de considérations subsidiaires
ou de finesses de nature philosophiques, il était né pour la fonction qu’il
assumait avec un on ne sait quoi de Romain dans la prestance. Et, derrière ce ton
carré, autoritaire, sans nuance, sous tous ces atouts de pouvoir, comme souvent
sans doute, une réelle bienveillance, une sincérité sans faille, une absence rare
de vanité sous une évidente fierté, une incapacité encore plus exceptionnelle de
flatterie.
Il venait du Japon, qu’il détestait et craignait, à juste titre hélas !
Mais, comment imaginer antagonisme plus absolu entre ce tempérament de
méditerranéen, cet amateur de belles phrases classiques toutes claires et celui de
ce peuple japonais, tout en subtilités verbales, en refus de cerner la vérité
derrière les apparences ? Le gouverneur avait eu mille fois raison de fuir ce
Japon, où il n’aurait jamais dû aller.
Parmi les officiers d’une certaine importance dans la mission du Pacifique, se
trouvait être également à Tahiti un personnage remarquable : le colonel de
Conchard, du corps de l’artillerie. Très grand, sec, d’un humour froid et très
aristocratique, d’un esprit pétillant qu’il réservait à ses intimes, il était le type
d’homme le plus opposé que l’on pût imaginer à celui du colonel Orselli, parmi
ceux visiblement destinés au commandement. Ici, le geste remplaçait la parole,
inutile au chef militaire, qu’aucun art oratoire n’était nécessaire pour asseoir
l’autorité, si il l’était pour ce gouverneur venu pour prononcer l’éloge de la
France Libre auprès d’une vaillante population de l’autre bout du monde.
118
Ces chers Tahitiens, si sensibles à l’éloquence, il est vrai qu’il ne fallait pas
grand-chose de plus qu’un appel du fond du cœur pour les faire vibrer, et leur
faire dire qu’ils étaient fiers d’être Français ! Et pourtant quelle gratitude ! Quel
acte de Foi pour une cause qui avait tant de chances d’être perdue, alors qu’il
suffisait de rester si loin de la guerre, sous le soleil, à nager dans les beaux
lagons verts. Il est vrai que tant de braves Sénégalais, Algériens, Tunisiens,
Marocains avaient depuis l’autre guerre donné l’exemple d’un sacrifice
admirable ; mais ils agissaient dans le champ d’action historique de la France,
depuis l’autre façade de la Méditerranée. Un brassage important de populations
avait toujours eu lieu là bas. Mais Tahiti ? Mais, encore plus loin, la Nouvelle
Calédonie ? Rien de tout cela ! Seul un appel du cœur, un sentiment soudain
révélé que l’on était Français, si loin sur l’océan, parce qu’on parlait Français.
Combien de chez nous se seraient engagés pour libérer ces îles mythiques de
quelque occupation japonaise ou chinoise ?
C’est ce sentiment d’admiration qui devait tout au long de l’épopée du Chevreuil
entraîner notre jeune aspirant, en donnant un sens nouveau à ce pavillon à la
croix de Lorraine, étendard de nouveaux volontaires.
Le colonel de Conchard n’était pas, heureusement, le seul artilleur présent dans
la mission. J’avais eu le plaisir de retrouver deux camarades du camp
d’Aldershot : les aspirants Barzilaï et Wlérick. Barzilaï, connu jadis au lycée
était, on l’a vu, un esprit supérieur et un camarade irremplaçable. Il partait pour
Nouméa. Wlérick, allait rester quelque temps sur place. Fils d’un sculpteur, il
avait un caractère assez particulier, doux, précis, méticuleux, tout en nuances ;
plus géomètre que romantique, plus réaliste que rêveur. C’était sans doute ce
manque d’imagination, cet excès de rigueur qui venait ternir, parfois, les projets
d’exploration de l’île ou les baignades sur les plages avec les étonnantes
tahitiennes qu’ils allaient découvrir. Au fond, malgré toute sa bonne volonté, il
ne savait pas vraiment rire.
Il était trop sérieux, quoique d’une égalité d’humeur qui le rendait toujours
accessible à tous et à tout.
Ces quelques impressions s’étaient déroulées, en fait, en peu de temps. Le
Chevreuil était à quai dans le petit port de la petite capitale où tout le monde
parlait Français, délice oublié de la vie d’exil, que ma passion pour l’Anglais
n’avait pas effacé. Quelle joie de descendre à terre à l’heure des
permissionnaires ou pour quelque invitation de représentation et d’entendre la
bonne, chère langue oubliée, seule face au désastre, mais présente au fond de
l’âme d’un vieux peuple épris de Liberté. C’était elle, cette vieille langue, qui
119
vivait là bas dans ces îles, si loin, présente à côté de ce mélodieux Tahitien, tout
naturellement, comme une respiration de la vie elle-même. Elle que l’on
entendait dans la ville, les magasins, le marché où je surveillais les achats pour
le bord, ou, au loin, sur les plages, troublant le rythme de la houle.
On avait eu tout juste le temps de s’accoutumer à cette escale qui ressemblait à
un rêve, car une semaine après son arrivée, le Chevreuil devait appareiller pour
rejoindre la Nouvelle Calédonie. C’était le point le plus sensible du dispositif, le
plus proche de l’Indochine d’où l’amiral aux ordres du régime de Vichy, ou sous
la pression de l’occupant japonais pouvait tenter une agression.
C’était un symbole, une tentation. Le port était, en outre, d’une grande valeur
militaire. C’est là qu’était l’amiral d’Argenlieu et l’essentiel des forces de
défense. Il fallait faire vite, maintenant que Tahiti était assurée de la présence de
la France Libre. Le croiseur auxiliaire Cap des palmes était déjà là bas, après
avoir transporté la plus grande partie de l’état major et du détachement.
La veille de l’appareillage, le commandant me demande de venir pour un
entretien.
J’ai une nouvelle importante pour vous, dit-il. Vous êtes désormais aide de camp
militaire du nouveau gouverneur de Tahiti et de l’ensemble des îles de la
Société. C’est le gouverneur lui-même qui vous a demandé. Toutes mes
félicitations ! Merci pour vos bons services à bord et bonne chance ! Vous
prenez votre poste demain matin.
Cette nouvelle, si subite, à peine passée l’émotion de la recevoir, apparut
immédiatement au midship que j’étais comme une extraordinaire récompense. À
vrai dire, il n’était que passager sur le Chevreuil, malgré ses fonctions de chef de
quart. Il était donc destiné à être débarqué. Quel lieu plus charmant que Tahiti,
qu’il avait à peine découvert ?
Cependant, il quittait des camarades avec lesquels de rudes épreuves avaient été
vécues, notamment Devaux. La rude discipline de la vie à la mer faisait partie de
son rythme naturel, tout en l’inscrivant tout naturellement dans le devoir quasi
sacré de la guerre. Tout cela allait disparaître dans un cadre entièrement
nouveau, pour lequel il n’était nullement préparé.
Heureusement, le gouverneur, quoiqu’imposant, avait l’air assez bienveillant, et
sa femme fort aimable et simple. Et, après tout, c’était lui qui l’avait choisi. !
La soudaineté de son débarquement laissait, heureusement peu de loisir pour
penser à tout cela. Il fallait ranger ses affaires et se préparer à emménager dans
la petite chambre du gouvernement réservée à l’aide de camp.il dit un au revoir
chaleureux à ses camarades de bord.
120
Le lendemain, après avoir salué le commandant Fourlinnie, il se présentait au
gouverneur, en tenue blanche habillée. Il fut reçu fort courtoisement, puis
présenté à son épouse. Tous deux avaient l’air heureux de ce nouvel aide de
camp. Il y avait une certaine élégance, peut-être, un certain imprévu dans la
convergence à la direction de cette minuscule métropole d’un gouverneur venu
du Japon et d’un aide de camp que la France Libre envoyait de Londres. D’un
côté du Pacifique et du côté opposé de l’Atlantique. D’un océan qui portait
encore son nom à un océan plongé dans une guerre sans merci.
Je prenais mes fonctions.
On imagine mal, sauf à l’avoir vécu, le changement total de vie entre le service à
bord en temps de guerre et le service à terre en tant qu’aide de camp. On ne sert
plus un navire en mer avec tous les événements de navigation que cela implique.
On sert un homme, ses idées, sa conception du pouvoir, sa science des relations
humaines. On est impliqué directement dans les réceptions, les convocations, les
horaires précis des visites, le déroulement des cérémonies. Il faut savoir parler
au nom de l’Autorité en restant parfaitement neutre, mais sans pour cela paraître
indifférent, exprimer ses regrets voilés en cas d’échec d’une demande tout en
justifiant la décision. Il faut, surtout, bien comprendre le but de telle ou telle
décision, sans hésiter à en montrer les difficultés possibles d’exécution. Cette
connaissance est, bien sûr, le plus souvent purement intuitive, comme si une
conception commune était établie, et il n’est guère aisé de paraître mettre en
doute la décision elle-même sous le prétexte qu’elle peut être difficile à
appliquer.
Ces craintes étaient injustifiées, et jamais le moindre frottement ne devait avoir
lieu avec le gouverneur. Bien au contraire ! À peine étais-je en fonction que
j'introduis un visiteur auprès du gouverneur. Quelques instants d’un calme
habituel. Aucune parole ne sort du bureau. Soudain, la porte s’ouvre, d’un seul
coup. C’est le gouverneur qui met à la porte le malheureux visiteur. Rouge de
colère, il crie de sa voix puissante « sortez monsieur ! Vous devriez avoir honte
devant mon aide de camp dont le grand père est actuellement en prison pour ses
idées ! Je ne veux plus vous voir ! Vous avez de la chance d’être dans un pays
libre. Tenez-vous le pour dit ! ».
Qui était ce visiteur ? Qu’avait-il dit de si provocant ? Plus jamais, en tout cas, il
ne demanda un entretien. Sans doute avait-il critiqué le ralliement de l’île à la
France Libre, ou fait état d’avantages qu’il avait avec l’ancien gouverneur et
considérait comme acquis. Peu importait. Ce qui comptait, c’était la haute
considération du gouverneur pour ce grand père, qui, il devait en avoir la
121
confirmation bien plus tard, avait été emprisonné pendant plusieurs mois pour
son attitude hostile au régime de Vichy. C’était forcément l’oncle Louis, puisque
Jean, après avoir tenté vainement, avec quelques patriotes dont Mendès France,
de continuer la lutte en Afrique du Nord, avait finalement réussi à gagner
l’Amérique, dans l’espoir, non réalisé, de rallier de Gaulle. Seul l’avenir
révélerait les raisons de l’admiration du bon gouverneur pour l’oncle Louis à son
petit fils, libre mais ignorant des complexités de la vie sociale d’une nation.
En attendant, la nouvelle existence de l’aide-de-camp s’organisait. Il disposait
d’une chambre de fonction dans le palais du gouverneur, qu’il pouvait utiliser à
sa guise. Elle était au rez-de-jardin, à côté de son bureau. Les heures d’ouverture
étaient de 08 heures à 17 heures 30 en semaine, avec une pose de 12 heures 30 à
15 heures. Il était fréquemment invité à déjeuner à la table du gouverneur, où
madame Orselli le recevait en toute simplicité, avec une affection quasi
maternelle. C’était une femme discrète, sans doute un peu plus jeune que son
mari, qu’elle savait écouter sans jamais le contrer, mais sur qui elle avait une
influence très douce et bienfaisante, sachant fort bien mener sa maison sous le
commandement officiel de son époux, qu’elle secondait sans aucune mondanité
en lui laissant tous les atouts du pouvoir, tout le panache de sa haute
responsabilité. Etait-elle brune, blonde ou rousse ? Sans doute d’un brun assez
clair, qui aurait pu être en fait un mélange de blond et d’un roux imperceptible.
Ses yeux étaient franchement bruns, tirant vers le marron, ce qui accentuait la
douceur de l’expression. Ils ne fixaient jamais longtemps l’interlocuteur, comme
pour le mettre à l’aise dans sa réponse, mais ils ne fuyaient pas, pour autant son
regard pour montrer qu’elle était attentive. Et la rondeur un peu excessive se son
corps exprimait bien, au fond, la douceur de ses manières.
Au fond, elle était, comme lui, très méditerranéenne. Il commandait dans la vie ;
elle commandait à la maison. Et c’était parfait ainsi pour vivre avec eux ainsi
que pour tous les administrés. Jamais je ne devais constater le moindre
désaccord, ni privé ni public.
Jamais, hélas ! je ne trouvai l’occasion de leur manifester ma reconnaissance
pour les instants de bonheur retrouvés auprès d’eux. Cela ne se fait que
longtemps après… Mais nous ne devions pas nous revoir.
Cependant, la perspective de vivre entièrement au palais du gouverneur n’était
pas attrayante. Un réflexe élémentaire disait au jeune aspirant qu’il ne faut pas
habiter son lieu de travail et que cela le tiendrait à l’écart de ce monde tahitien
qu’il avait hâte de découvrir. Il se mit donc sans tarder à la recherche d’un
« fare » du pays où il pourrait rentrer tous les soirs et passer les dimanches,
122
quand le service du chiffre ne l’obligerait pas à assurer la garde au
gouvernement. Cette permanence d’un dimanche sur deux était la plus pénible
contrainte dans sa nouvelle existence. Seul détail piquant -qui peut maintenant
être révélé au grand public- le document secret, base du déchiffrage, était un
numéro de la revue de la France Libre de son ami André Labarthe. Mais cela ne
suffisait pas à oublier les pique-niques qui n’allaient pas tarder à s’organiser !
En attendant, et même dès son arrivée à Papeete, j’avais tenu à me présenter au
pasteur Vernier, recommandé par mon ami Schloesingt. Il était, de plus,
prévisible qu’un pasteur fût plus enclin qu’un évêque à rejoindre les forces
dissidentes que la France Libre incarnait sans doute vis-à-vis de l’autorité
centrale, qu’elle fût à Vichy ou à Rome.
Le pasteur Vernier habitait sur une colline ronde, peut-être à vingt minutes de
marche de la ville. Cette position en retrait par rapport à la grande église, en
plein centre, et quoique je n’eus pas remarqué l’emplacement du temple,cela ne
correspondait plus à une survivance surannée de la mise à l’écart de la religion
réformée. C’était plutôt un décalage architectural : Comme en métropole,
l’histoire était d’inspiration catholique, mais la géographie dans le Pacifique
avait largement joué en faveur du protestantisme anglo-saxon. On ne pouvait
imaginer, d’ailleurs meilleure fusion dans les esprits, sans compter l’importance
de la population chinoise. Les critiques ne manquaient pas, finalement sur les
bienfaits éventuels de tout puritanisme sur ce peuple d’enfants de la mer et du
soleil. On disait parfois que les missionnaires avaient introduit la tuberculose en
obligeant les fidèles à couvrir leur peau. Le docteur Maurice, médecin militaire
en fonction, se riait de cela : il n’y avait pas, ou plus de tuberculose. La seule
maladie grave était la lèpre, à tel point qu’il y avait une vallée des lépreux. Pas
de maladie vénérienne, ni de paludisme. Quant aux recommandations
vestimentaires, il suffisait de regarder autour de soi : les chers Tahitiens étaient
toujours en « paréo » de toile anglaise ou peut-être indienne.
J’étais, nous l’avons dit, était d’éducation laïque. Jean et Louis, issus de familles
catholiques, étaient des scientifiques au point de nier toute valeur à la religion.
Ils avaient vécu, approuvé la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Leur opposition
au protestantisme était plus nuancée, puisque détachée de tout autoritarisme
officiel et au contraire lié à l’idée de lutte pour la Liberté. Ma grand-mère, ma
chère grand-mère à qui je devais tant, était d’une famille qui, par son père était
protestante. Elle avait eu un grand parent massacré à la révocation de l’Edit de
Nantes. Elle descendait d’un illustre Républicain, exilé par Napoléon trois, qui a
123
donné son nom à une avenue de Toulouse. Etait-ce de tout cela que le jeune
aspirant avait inconsciemment hérité ?
Quoiqu’il en soit, il avait devant lui le pasteur Vernier, dans son petit bureau
dépouillé d’où on dominait magistralement la ville, le port et tout l’horizon au
dessus de la passe, de Motu Uta jusqu’à l’arrière plan majestueux de Moorea.
Le pasteur se leva. C’était un homme plutôt petit, d’une cinquantaine d’années
peut-être, maigre sans excès, les cheveux blancs en brosse, les yeux gris bleu,
attentifs derrière des lunettes sans monture qui accentuaient un regard
bienveillant. La parole était plutôt sourde sous un accent que je ne connaissais
pas, un accent qui roulait légèrement les « r » sans les faire chanter comme dans
le Midi ou le Sud-Ouest. Peut être venait-il de ces villages retirés de l’Aveyron,
de la Lozère ou de l’Hérault où ses ancêtres avaient survécu ?
Il était heureux d’avoir des nouvelles directes de la famille Schloesing. C’était
sans doute le père de son ami François qu’il avait connu à la mission protestante
du boulevard Arago, près du tennis de l’ami de sa famille, André Debierne.
Cette proximité rendait plus réelle l’histoire du pasteur et par là même la
présence nouvelle de ce personnage inconnu jusqu’à ce jour.
Redoutant quelque peu d’avoir à dévoiler ma grande ignorance de la bible, à la
suite de difficultés évoquées par le pasteur de christianiser les maoris, trop
attachés au culte du corps, je fus vite soulagé quand il me fit cadeau d’une petite
grammaire de la langue tahitienne faite par lui. Cela avait l’air assez simple. Je
promis de l’étudier. Du reste, elle sonnait bien à l’oreille, cette langue très
scandée, un peu comme un Italien plus haché, plus sourd, plus rapide et moins
sensuel, mais néanmoins musical. Le livre suffisamment mince pour ne pas
décourager l’élève, était présenté sous une élégante reliure verte au titre doré.
Je promis de revenir, sans savoir que les raisons de mes visites allaient être
sérieuses.
124
Chapitre 12
La recherche d’un bungalow, autant que le désir de découvrir l’île nécessitaient
l’achat d’un moyen de transport personnel, les « cars pays » étant peu fréquents
et limités à des trajets relativement longs. Je trouvai donc chez un petit
commerçant une grosse bicyclette américaine blanche et bleue. Elle pesait bien
25 kilos. Elle n’avait pas de changement de vitesse. Elle était toute pataude à
côté de ma bicyclette Peugeot de Bretagne, sur laquelle je n’hésitais pas, escorté
par mon jeune frère François, à couvrir les 120 kilomètres jusqu’à St. Malo,
point de départ pour l’Angleterre. Mais quelle joie de se retrouver sur un vélo !
Ce ne serait plus pour longer la côte bretonne, mais pour s’élancer à l’aventure
en plein inconnu, dans un monde nouveau, qu’il fallait protéger.
C’est ainsi que je dépassai les limites du port de Papeete avec la plus grande
facilité, dans la direction de la jolie petite plage de Taunoa. En quittant le palais
du gouverneur, on longeait le port vers la droite, on dépassait, à quelques
kilomètres de là un restaurant au nom annonciateur de « blue lagoon », et en
moins d’un quart d’heure c’était la plage de Taunoa, au fond d’une baie de peut-
être un mille de long, assez ouverte, mais protégée par un lagon. Elle était en
sable noir. Cette partie de l’Île se trouvait en permanence sous le vent des alizés
du S.E.
C’était le lieu rêvé !
Sur toute l’étendue du rivage, il n’y avait qu’un minuscule « fare » à la
tahitienne avec son toit de pandanus. Il paraissait devoir garder une assez belle
demeure toute en bois, avec un toit triangulaire dominant un petit balcon.
Je posai bicyclette américaine contre un cocotier et m’avançai dans la propriété.
Au moment d’entrer, je fus accueilli par une ravissante jeune fille, vêtue d’un
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paréo bleu, couleur de ses yeux. Elle avait peut-être dix huit ans. J’eus le
premier coup de foudre de ma vie. Je n’avais jamais éprouvé cette sensation
profonde, totalement imprévue, qui semble aujourd’hui d’un autre siècle. Sans
doute était-ce lié à une aversion que j’avais pour les filles faciles et tout ce qui
ressemblait au genre femme fatale. Considérant comme dégradant ce qui n’était
que du désir, j’étais à la merci de l’admiration esthétique de la beauté pure, qui
maintenant me faisait vibrer au point de me couper la parole. Je ne devais
revivre cela qu’une seule fois, plus tard, bien plus tard, après il est vrai plusieurs
aventures.
Pour l’heure, j’étais là et m’adressais à la jeune fille. Heureusement pour elle et
pour tous, elle n’était que « demi » tahitienne (les pures femmes des îles sont
d’une plastique assez massive, comme taillées dans le sombre bois de là bas,
appelé to). Son père était anglais. Il était même consul. Il était mort depuis
longtemps, et sans doute avait laissé sa belle demeure à sa femme et à ses deux
filles, Léodie, et Eliane.
Léodie était brune aux yeux bleus ; Eliane blonde aux yeux marrons. De deux
ans plus jeune, elle avait la même taille élancée, le même sourire franc et
joyeux, le même port, souple et droit. Sous le naturel qui caractérise le
tempérament maori, il y avait en plus quelque chose de la discrétion anglaise
qui, presque imperceptible, donnait un charme supplémentaire à ces deux sœurs.
Le visage d’Eliane, moins fin que celui de Léodie, prenait toute sa valeur dans le
rayonnement doré que lui donnait ses longs cheveux, qui pendaient le long de de
son cou, tout naturellement. Mais celui de Léodie se dévoilait de lui-même par
le regard, ce regard bleu, souriant et rêveur que rien ne venait distraire.
Je remarquai à peine la mère quoiqu’elle fût tout de suite d’accord pour louer à
un prix très abordable la petite annexe sur la plage. C’était une pure maorie. Elle
parlait peu et l’éclat de la jeunesse avait délaissé son corps, tellement étranger à
la stupéfiante beauté de ses filles. Que de fois elles allaient chanter, de leurs voix
si pures, des chansons de l’époque, ces chansons sentimentales, comme «The
greatest mistake of my life was saying good bye to you »(32) ! C’était le
caractère anglais qui surgissait dans la tradition de ces airs endiablés du folklore
maori, rythmant les danses de groupe, comme dans le si populaire tamuré. Tout
leur allait, tellement leurs voix s’accordaient, on eût dit de naissance, à la tierce,
Eliane ayant un timbre de voix plus grave que Léodie, et on ne savait s’il fallait
admirer le plus la perfection de la mélodie ou la si merveilleuse harmonie de ces
deux sœurs, de ces yeux bleus et de ces yeux marrons, de ces chevelures brunes
126
et dorées si intimement couplées dans un même mouvement, dans un même
regard, dans un même geste.
Ce jour là, seule Léodie était là. Consciente, sans doute, de l’impression qu’elle
produisait sur le jeune midship, elle l’avait conduit à la petite maison sur la
plage. Une pièce, un lavabo, une douche ; de quoi se laver et se raser. Que
demander de plus ?
Tous les matins, elle portait du café au lait et des croissants. Tous les midis
libres pour eux deux, elle les lui réservait. Parfois, Eliane se joignait à eux,
discrète, gaie, jamais « fiu », cette mélancolie de là bas.
C’était la saison intermédiaire entre l’hiver et l’été, pendant laquelle le climat est
assez instable. Le temps était cependant le plus souvent très ensoleillé, avec des
grains de grosse pluie, comme partout sous les tropiques. Bien souvent, on
déjeunait sur la plage, à l’ombre d’un cocotier, ou d’un pan de toiture en
pandanus de la maison. Mais le temps pressait, entre le bain en pleine chaleur de
midi et le retour au palais du gouverneur.
Le soir était tout autre : Une des découvertes sous les tropiques, c’est la
soudaineté des couchers de soleil. Là bas, point de ces longs crépuscules où les
nuances parcourent toutes les couleurs du spectre pour finir en roses ou verts
délicats suspendus au dessus de l’horizon : L’astre géant tombe d’un seul coup
dans l’eau dans un grand flamboiement, magnifique et spectaculaire, et en
quelques instants, tout est fini. La nuit est venue, annoncée par Vénus. La
planète la plus lumineuse a remplacé le soleil, comme un relais dans le ciel.
Vénus, la beauté féminine, chantée par les Grecs surgit de l’eau, abandonnée par
le Dieu Soleil. Comme une absence, d’abord deuil, noire puis bleutée, remplace
la lumière. Les étoiles, de plus en plus brillantes, avec tous leurs dessins,
chacune un lointain soleil parmi des centaines de milliers d’autres, surgissent,
mystérieuses et palpitantes, là où il n’y avait rien. On se croyait seul sur l’eau,
seul face au soleil, et en un rien de temps, on se sent tout petit, sur une
minuscule planète.
C’est le meilleur moment pour se baigner. Le soleil ne cuit plus le dos ; le sable
noir ne brûle plus les pieds, ni le sable blanc n’éblouit les yeux. Même les
requins, à Tahiti, ne sont pas à craindre et on peut nager pendant fort longtemps
dans cette eau maintenant nacrée, cette eau à 28 degrés.
Je ne voulais rien perdre de ces instants. À peine finie ma présence au bureau du
gouverneur, sauf problème urgent, j’enfourchais mon vélo et filais comme
l’éclair à Taunoa, mettais mon costume de bain et retrouvais Léodie sur la plage.
Nous nagions, côte à côte, ou, les pieds sur le sable, regardions, éblouis, le soleil
127
disparaître dans la mer, avant de rentrer se changer, lui dans la villa, elle dans la
grande maison, où Eliane, quand elle n’était pas venue se baigner, aidait sa mère
à préparer le dîner.
Comme partout à la campagne à l’époque et encore plus dans ces demeures où
l’électricité n’était pas toujours installée, on vit avec le soleil. Les soirées étaient
donc brèves, ce qui était, d’ailleurs conforme à la vie militaire. On se levait tôt,
ce qui permettait un plongeon matinal avant de voir la fée Léodie arriver avec le
café et les croissants, ces croissants dont l’origine était toujours restée
mystérieuse. Venaient-ils du blue lagoon ?
Cette vie irréelle dans ce nouveau paradis ne pouvait pas durer indéfiniment.
Par une étrange coïncidence, l’état de grâce dans lequel je me trouvais allait se
trouver suspendu de la façon suivante : J’avais décidé d’offrir une belle guitare à
Léodie. Elle n’en avait pas. Enfin, elle pourrait accompagner ses chants en solo.
Ce cadeau serait la preuve de mon amour. Enfin la guitare était là ! C’était un
dimanche du début décembre ce 1941. Après le bain sur la plage, un bain d’une
douceur idyllique, je dis à Léodie : viens un instant dans mon bungalow ; j’ai
une surprise pour toi ! Je lui donnai la guitare. Elle fondit en larmes et se jeta
dans mes bras en disant : « c’est trop ! Je ne le mérite pas ! ».
Elle m’aimait.
Ce mot magique résonnait en moi et vibrait de toute la force de notre étreinte
quand à cet instant le pas cadencé d’un détachement se fait entendre. On frappe
à la porte. Un sous officier entre : Lieutenant, le Japon vient d’attaquer les Etats-
Unis. Monsieur le gouverneur désire vous voir d’urgence et vous avoir auprès de
lui au gouvernement.
Le Destin tragique, qui entraînait deux immenses nations, frappait notre midship
à un tournant de sa vie où, dans un rêve d’amour et de paix, il avait imaginé
pouvoir être heureux tout seul, au point d’oublier qu’il fallait avant tout libérer
la France. Quelle folie ! Quelle tentation, si belle, si naturelle !. Il fallait se
remettre dans l’esprit de la guerre, et cela se présentait si vite qu’il lui fallait
comprendre cette si soudaine et si incroyable attaque sur Pearl Harbour.
Mais c’était ainsi. Le temps pressait pour rallier le gouverneur.
128
Chapitre 13
C’en était donc fini de cette vie de vacances que J’avais menée pendant ces
quelques mois si courts d’un Paradis en dehors du temps. J’étais installé à
nouveau et définitivement au gouvernement. Je dormais dans la petite chambre,
comme au début, mais j’avais gardé, pour mon bonheur, mon bungalow de
Taunoa auprès de la mer et de ma bien aimée, retrouvée quand c’était possible, à
l’heure de midi ou dans la soirée, avant de retourner à Papeete.
Rien n’était changé entre nous, mais la réalité de la guerre avait frappé J’étais
retombé de mon rêve et le projet de mariage remis à des lointains
incommensurables. Comment imaginer avoir à choisir entre demeurer toute la
guerre à Tahiti, en oubliant la libération de la France, et abandonner ma jeune
femme, comme ma pauvre mère sur le port de Paimpol ?
Le lendemain d’un bal au gouvernement, encore sous l’emprise de la si rare
beauté de Léodie en tenue de soirée, et se disant qu’après tout, plusieurs
camarades s’étaient fiancés ou même mariés en Angleterre, que l’élue de mon
cœur était anglaise, tout au moins de formation, et avait été en partie élevée à
Londres, j’osai, tout intimidé, en parler à madame Orselli au cours d’une de ces
petites promenades faites elle avec elle autour du gouvernement, cette fois ci
sans la présence imposante de son époux.
Cette excellente femme, un peu une seconde mère, était aussi Madame le
Gouverneur ; rien ne pouvait être fait sans son assentiment. Nullement surprise,
ayant comme tout le monde compris la situation, elle me pria de m’asseoir et me
dit avec douceur et gravité : « cher enfant, je n’ai pas à guider votre conduite,
mais si c’est mon avis que vous voulez avoir, ne prenez pas cette décision, en
tout cas maintenant. Vous verrez plus tard, car vous êtes encore bien jeune…
129
vous savez, chez moi, on dit qu’il vaut mieux épouser une personne de son
quartier, que l’on connaît depuis longtemps. Pensez à cela tranquillement. Vous
avez le temps, et, de toute façon ma grande amitié. Vous êtes un peu sous notre
protection ici, et, bien entendu, notre conversation restera secrète ».
La conversation, et les amours du jeune aspirant, furent, bien entendu, connues
pour l’essentiel dans l’entourage, et classées « secret d’état », ce qui m’évita fort
heureusement d’avoir à endosser tout seul une lourde responsabilité. Du reste, il
se trouva que, comme dans bien des cas, une sorte de connivence féminine
faisait maintenant partager les conseils de sagesse à Léodie. Le seul fou était
évidemment le midship auquel elle conseillait maintenant d’acquérir
l’expérience des femmes, ce qui, là bas et maintenant passe pour être important
et choquait sa sensibilité, élevé dans l’ignorance de cet aspect des relations avant
le mariage. Un voile de pudeur, une sorte de puritanisme sans doctrine, auquel il
devait sa vénération pour tous ceux qu’il avait connus avant guerre, protégeait
ce monde de l’Enfance qu’il n’avait pas quitté. Cela faisait partie de son sens
inné du sacré. Malheur à qui l’aurait détruit ! Encore plus maintenant qu’il était
souvenir.
Il tombait de haut, lui le romantique, le chevalier qui parti pour une lointaine
croisade, se devait d’être éternellement fidèle à son aimée !
Cependant, l’urgence de la défense de l’île contre les japonais exigeait des
préparatifs autrement sérieux que contre les forces éventuelles de l’amiral
Decoux stationnées en Indochine. Il fallait, essentiellement, mettre en batterie au
meilleur emplacement possible, un canon de 105 millimètres -le seul disponible-
et espérer qu’il suffirait à interdire la passe d’entrée à un intrus, qu’il fallait bien
imaginer peu important compte tenu de la faible valeur stratégique de Papeete.
Sinon, eh bien on se serait au moins défendus.
Après la visite de quelques sites avec le gouverneur et le colonel de Conchard
accompagné de Wlérick, lui aussi artilleur on s’en souvient, l’emplacement
choisi fut sur le mamelon du pasteur Vernier. De ce mamelon, on voyait
parfaitement la passe, juste à gauche de l’îlot de Motu Uta, à bonne distance de
tir de la pièce, qu’il fallait maintenant hisser jusque là, ce qui ne présentait pas
de problème technique. L’inconvénient était évidemment que la pièce était, de
son côté, facilement repérable, et pouvait être annihilée par une seule salve. Un
autre site, dissimulé dans des plantations n’avait, finalement pas été retenu parce
qu’il ne permettait qu’un tir indirect réglé à l’avance pour couvrir la passe.
L’entraînement des équipes de canonniers, poursuivi depuis un mois sous la
direction du colonel, assisté de Wlérick, était par ailleurs satisfaisant. Il ne
130
restait plus qu’à installer la pièce unique d’artillerie, fort heureusement légère, à
côté du bon pasteur Vernier, en espérant que la force de sa Foi guiderait les
coups sur les troupes de débarquement, ou, au moins, saurait intervenir auprès
du Seigneur pour assurer aux canonniers morts au champ d’honneur un bon
accueil dans l’au-delà.
L’installation effectuée, j’avais été nommé chef de batterie, et devais rallier mon
poste en cas de débarquement imminent. Cette décision était due à l’évolution
de la situation militaire : les Japonais avançaient en effet rapidement vers le Sud
et menaçaient la nouvelle Calédonie. Il fallait donc défendre Nouméa en
priorité. Le colonel de Conchard et Wlérick, leur mission terminée à Papeete
allaient donc rallier l’île la plus directement menacée, dont la valeur stratégique
était évidente pour asphyxier l’Australie.
Je montais donc tous les jours faire une brève inspection de mon équipe. J’ en
profitais pour faire une visite amicale au pasteur et perfectionner quelque peu
mon Tahitien, cette jolie langue dont j’ avais appris un demi siècle plus tard par
le plus grand hasard, que le nom de son île indiquait clairement l’origine
ethnique. C’était tellement évident que personne n’y pensait. Et, pourtant, il
suffisait de l’écrire Taï-Iti, la petite (?) île des Taï. Mais c’était la guerre : au
diable la linguistique et toutes les théories sur l’origine des maoris !
Cependant, passée l’excitation des préparatifs de défense, on ne pouvait rien
faire de plus que vivre aussi bien que possible dans ce dernier îlot de paix et de
beauté que l’on était chargé de protéger. Le gouverneur et madame Orselli
faisaient souvent de petites promenades autour du palais et le long du port. Pour
occuper son aide de camp, il le chargea un jour d’une étude sur l’économie de
l’île et les possibilités de l’améliorer. Cela impliquait de faire la connaissance de
diverses personnalités, dont le directeur de la banque. Il fallait aussi étudier les
communications entre les îles, assurées principalement par quelques goélettes
armées par des tahitiens sous direction commerciale chinoise, au premier abord,
fait surprenant, quoique à la réflexion fort naturel.
Le rapport fut remis après un travail qui avait été beaucoup long plus que notre
midship ne l’aurait imaginé. Il faisait ses armes dans un sujet nouveau. Il
comprenait mieux la nature des problèmes qu’implique l’administration d’îles
très dispersées géographiquement, parfois distantes de plusieurs jours de bateau.
Et il s’étonnait de voir la grande facilité des relations avec les descendants de la
reine Pomaré. Du reste, ils parlaient fort bien le Français, avec un charmant
accent. Il se prenait d’amitié pour ce peuple. Il comprenait aussi que la douceur
du climat le poussait, à aimer la vie au point de ne pas rechercher trop le travail,
131
et riait quand il voyait un Tahitien demander à un Chinois de lui chercher des
noix de coco en haut du cocotier.
Il apprenait que seuls les jaunes travaillent, même sous les tropiques. Non
seulement ils montaient dans les arbres pour gagner quelques sous, mais ils
avaient le sens des affaires et possédaient, on l’a vu, les goélettes, clef du
commerce à l’intérieur de ce vaste territoire maritime des îles de la Société, des
îles Tubuaï au Sud Ouest (avec l’île extérieure Rapa, connue naguère pour ses
phosphates), de la longue poussière d’îles coralliennes Tuamutu et Gambier à
l’Est (dont Mururoa), les hautes îles Marquises au Nord Est, où Gauguin était
venu mourir. Tout cela figurait dans un cercle de 1200 milles nautiques de
diamètre. Une grande distance pour cette myriade d’îles baignées dans l’océan,
sous le soleil.
Ainsi, j’avais acquis une connaissance de l’économie, qui me permettait de
compléter les relations sociales, bientôt amicales, qui se nouaient au cours des
réceptions au gouvernement, ou plus directement autour de Léodie et d’Eliane et
de leur amie, Rose.
Pourtant, la guerre continuait, de plus en plus féroce, sur le front russe, dans le
proche Orient, dans l’Atlantique et maintenant dans le Pacifique. Les
Américains, après avoir assuré de justesse la défense de la Nouvelle Calédonie,
désiraient assurer leurs arrières, craignant peut-être une nouvelle attaque surprise
dans le style japonais.
Vers la mi-février, ils demandèrent une entrevue avec le gouverneur. Celui-ci
refusa Papeete comme lieu de rencontre mais accorda, fort diplomatiquement,
Bora-Bora, où il jugeait qu’il valait mieux cantonner les forces éventuelles de
nos nouveaux protecteurs. Le site était, de plus, beaucoup mieux adapté.
Bora-Bora, alors peu connue à l’extérieur, est la plus extraordinaire des îles sous
le vent, dans le Nord-Ouest, à peu de distance de Tahiti, juste après l’île plus
importante de Raïatéa.
Sa magie vient de son grand lagon d’eau verte, sans doute le plus beau de tous
parmi l’immense collection offerte par l’Océanie. Son intérêt venait de l’étendue
de son plan d’eau pour les hydravions, aucun aérodrome n’existant dans aucune
île de l’Océanie.
La traversée avait lieu sur l’Oiseau des îles. J’étais heureux de revoir son
sympathique commandant, qui était rarement au mouillage. Tout le monde était
d’excellente humeur, et soulagé de savoir que les américains, même en fâcheuse
position, étaient entrés dans la guerre.
132
Le gouverneur, le nouveau commandant de la Marine, un marseillais jovial du
nom de Artigue, avaient embarqué dans la soirée du samedi pour appareiller le
dimanche (J’avais noté la date du 22 février) à cinq heures du matin. J’avais
écrit sur mon journal de bord, impressionné par l’importance de la mission, le
passage dans le lagon de Raïatéa à neuf heures trente, et le mouillage à Bora-
Bora à treize heures, à côté d’un croiseur léger de l’U.S Navy.
Le temps était magnifique. La mer, d’un bleu profond autour des îles sans
nuages, était maintenant d’un vert turquoise. Tout portait à l’optimisme après les
jours d’inquiétude, maintenant balayés.
Peu après que l’Oiseau des îles eût jeté l’ancre, une vedette américaine accostait.
Le gouverneur et sa suite étaient invités à dîner sur le croiseur. Cela laissait le
temps pour une reconnaissance dans le village. On admira le lagon vu de terre,
on prit contact avec le maire, visiblement flatté d’une visite de cette importance,
de la présence française.
C’est avec une certaine solennité qu’en uniforme blanc de la Marine, j’avais
salué le pavillon américain à la suite du gouverneur et du commandant de la
Marine. La phrase « Lafayette nous voilà ! » résonnait en écho dans ma tête.
Oui, on allait gagner, contre vents et marée. L’amiral, en uniforme de travail
kaki, les recevait à la coupée, homme jovial, relativement jeune comme le sont
les officiers de là bas. Son aide de camp, fort aimable sous l’aspect quelque peu
figé qu’implique cette fonction, ne tarda pas, en bon américain, de demander à
son visiteur s’il était anglais ou français, reprochant presque ce « clipped
accent » qui sonne comme un reproche à l’accent national. Au fond, un Français
se doit d’avoir un accent typiquement Français, peut être à la Maurice Chevalier.
Il ne doit pas y avoir le moindre doute, encore moins sous l’uniforme. Cette
ambiguïté levée, bien au contraire, l’exercice de communiquer sans effort dans
la même langue prend une saveur toute particulière, je le constatais à nouveau.
À cette impression s’ajoutait la réalité qu’il était sur un croiseur de l’U.S Navy.
C’était, il faut le dire, le premier contact avec l’Amérique, ce vivant symbole de
la Démocratie, cet ultime rempart des hommes libres si l’Angleterre devait
sombrer. Le seul Américain qu’il eût connu était un ami de la famille, Harry
Plotz. Il faisait de la recherche sur les singes au laboratoire de la rue Pierre
Curie.
C’était un homme très à part, tout naturellement simple, chic, humoristique, à
qui sa pointe d’accent donnait un charme sans lequel il n’aurait pas été lui-
même, comme cela est toujours le cas chez les étrangers. Le voir était pour moi
un peu comme un voyage intérieur dans cette Amérique lointaine dont tout le
133
monde parlait, cette Amérique à qui l’on devait d’être resté une grande nation en
1918. Il venait souvent déjeuner rue du Val de Grâce chez Jean et Mimi et nous
promenait parfois dans sa Talbot grenat, tant admirée par le jeune écolier,
passionné pour les belles voitures de l’époque, au point d’avoir été avec son père
à Montlhéry voir la lutte entre la Bugatti de Chiron et l’Alfa Roméo de
Nuvolari. Le bleu contre le rouge.
Aucun de ces souvenirs ne me traversait l’esprit comme je mettais le pied sur le
pont d’acier du croiseur. Je remarquai plutôt que les navires de guerre des
L’U.S. Navy n’ont pas de bois sur la plage arrière ou le pont milieu,
contrairement aux homologues français. Ils étaient donc plus chauds, plus
sonores. Sous le pont principal, aucun hublot ! Quelle sécurité, quelle
simplification à la mer ! Mais quelle tristesse au mouillage ! Cela impliquait en
tout cas une ventilation forcée sans faille… une certitude bien américaine.
On expliqua que tout cela n’était pas dans le but de faire vivre les équipages
dans une austérité monacale, mais pour des raisons de sécurité, finalement
évidentes, liées accessoirement à l’obtention d’un moindre prix de revient.
L’excellent amiral, après un repas fort correct où le coca cola coula à flots en
attendant des « milk shakes », avait eu la bonne idée d’organiser une soirée
tahitienne à son bord. Une tente avait été mise sur la plage arrière, avec chaises,
buffet et piste de danse sommaire. Après quelques danses tahitiennes en groupe,
vivantes et même endiablées, les meilleures danseuses s’emparèrent du
gouverneur, qui s’avéra très alerte malgré sa corpulence et fit rire l’assemblée.
Un amiral européen en aurait-il fait autant ?
Le lendemain, la réunion revêtait un caractère officiel pour la signature de
l’accord entre le représentant des Etats-Unis et celui de la France Libre. Notre
jeune officier considérait cela comme tout naturel, ce qui était vrai
militairement, mais posait certains problèmes diplomatiques, puisque
Washington soutenait le maréchal Pétain. Une forte tension, accrue récemment
par la libération de Saint-Pierre-et-Miquelon par une corvette portant la marque
de l’amiral Muselier, existait entre Roosevelt et de Gaulle. On devait apprendre
beaucoup plus tard (un demi siècle après la guerre, au hasard d’un déjeuner au
club de la France Libre), que l’amiral d’Argenlieu, haut commissaire pour le
Pacifique, résidant à Nouméa, avait été placé sous surveillance dans le
gouvernement pendant les difficiles négociations et aurait réussi, en costume
civil, à s’échapper…ce qui paraissait fort cocasse pour une personnalité si
imposante. Les libérateurs américains, plutôt que les envahisseurs japonais,
avaient-ils voulu vraiment planter la bannière étoilée à la place du tricolore ?
134
Avaient-ils heurté le farouche défenseur de la croix de Lorraine, cette ultime
croix que le père carmélite avait choisie pour l’honneur de la France et de la
chrétienté ?
Il y avait quelque chose de théâtral dans ce drame classique où une querelle de
pavillons, une rivalité de pouvoirs, faisaient oublier que la Liberté venait d’être
sauvée et menaçait d’être perdue. Et pourtant, l’amiral voyait loin, lui aussi : il
allait conserver cette terre des antipodes à la mère patrie, parce que c’était son
devoir envers Dieu et les hommes… et qu’il l’avait promis au général de Gaulle.
Les américains, de leur côté découvraient un atout de première importance dans
le Pacifique sud, leur horizon plutôt que le nôtre. Et nous n’étions pas les
représentants de la France officielle à leurs yeux.
Rien de tout cela ne se passa dans l’île de l’entente que se trouva être Bora-Bora.
La réunion sérieuse avait lieu le lendemain matin au carré des officiers (sur les
bâtiments de l’U.S Navy, il n’y a pas de carré particulier pour les officiers
supérieurs, encore moins pour les amiraux de passage). Bien américain, le café
qui bouillait en permanence et dont chacun pouvait faire usage à son gré.
L’amiral, son aide de camp, le commandant du navire, le gouverneur, le
commandant de la Marine, Artigue, l’aspirant de Marine que j’étais, tout le
monde était en tenue blanche.
Les termes de l’accord, tels que stipulés par le gouverneur furent signés, après
quelques modifications mineures et une bonne traduction en américain à laquelle
je participai, de même qu’à la conversation, sérieuse et franche. Il était précisé
que Bora-Bora était la seule base prêtée aux forces américaines. Seules étaient
autorisées les escales de force majeure à Papeete. Cette attitude de sagesse
devait permettre d’éviter des complications inhérentes à de trop fréquents
passages de bâtiments. Elle marquait bien, en toute courtoisie, que Papeete
demeurait sous pavillon de la France Libre. Le général pouvait être content !
Quant au gouverneur Orselli, il avait été en tout point remarquable de clarté,
d’autorité, d’intelligence.
Cet accord signé, tout heureux d’avoir participé à une page historique pour
l’Océanie aussi bien que pour la France Libre, j avais débarqué, en tenue kaki et
on s’était retrouvé entre officiers subalternes pour un déjeuner tahitien offert par
le Maire. L’ambiance était presque familiale. La joie se voyait sur tous, éclairant
même les visages plus sombres des habitants de ce suprême Paradis parmi les
Paradis, que les nouveaux visiteurs découvraient dans l’étonnement de la
découverte. Seuls les familiers de la grande île remarquaient l’aspect plus
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uniquement maori de ceux qui les entouraient, chantaient, dansaient autour
d’eux.
Après une sieste bien méritée, les plus enthousiastes, furent invités à un tour de
l’île dans de curieuses voitures tout terrain dénommées jeeps. C’était grisant,
presque irréel, de parcourir ces chemins qu’on eût dit faits pour des charrettes,
en roulant presque sans ralentir, malgré les nids de poule et les troncs de
cocotiers qui auraient arrêté toute autre voiture.
Un long bain dans le grand lagon vert pour être vraiment dans l’extase de ce
lieu, comme on boirait un verre de champagne pour fêter un anniversaire
Le lendemain matin, on appareillait pour Tahiti, heureux malgré tout de rentrer.
136
Chapitre 14
L’Oiseau des îles à quai, la vie reprenait autour du gouvernement, avec ce genre
d’habitude que la vie militaire appelle maintenant routine dans toute la saveur du
terme.
Le colonel de Conchard était parti, mais Wlérick, le très amical Wlérick, était
resté pour continuer à surveiller la batterie et entraîner les artilleurs. C’était un
réel camarade, connu, souvenons nous, depuis le début au camp d’Aldershot,
comme une balise dans ce passé qui semblait déjà loin.
Les nouveaux consuls britanniques venaient d’arriver : les Cameron, que Je
devais voir fréquemment, et même évoquer plus tard de façon imprévue du fond
d’une baie voisine de Paimpol. Ils étaient charmants et distingués, et, comme
souvent les gens bien élevés, jouaient au tennis, autre balise dans la vie qui
paraissait déjà si longue au jeune officier. Oh! Se retrouver soudain sur un court
de tennis avec sa Slazenger blanche, et il était à la fois à Tahiti et dans son
enfance, boulevard Arago avec son père et ses amis.
Je montais fréquemment avec Wlérick à la batterie. Un premier essai de tir réel
avait eu lieu avant le départ du colonel. Cela s’était passé pour le mieux. Toutes
les équipes ayant fait feu, on avait laissé la pièce réglée pour atteindre
exactement le milieu de la passe. Aucun temps ne serait perdu ! Le bon pasteur
avait l’air d’approuver, heureux que ses tahitiens puissent participer à la défense
de leur si beau pays, et de la chrétienté avec. Il semblait donner une force morale
supplémentaire à cette équipe, presque symbolique, appelée à risquer sa vie
contre les forces du mal sous pavillon du soleil levant. Cet homme qui
connaissait si bien leur langue semblait s’associer à eux au nom du Seigneur. Il
défendait la Vérité et la Foi en l’homme. En face, il n’y aurait que la brutalité de
137
l’envahisseur et la servitude à venir. Le culte de la force contre le culte de la vie.
Il valait mieux mourir auprès du petit canon, les armes à la main !
Au gouvernement, l’aide de camp continuait d’introduire les visiteurs, de
préparer le courrier, la signature du gouverneur, de partager souvent les repas à
la table de madame Orselli, de se promener avec ce couple qui le rassurait sur
bien des sujets. Parfois, il y avait un repas officiel, plus rarement un défilé. Une
autorité intelligente régnait sur la petite capitale, et personne ne la contestait.
Bien au contraire, le ralliement à la France Libre, que bien peu, sans doute,
avaient critiqué, apparaissait encore plus nécessaire maintenant que l’Amérique
était en guerre. Le gouverneur était apprécié. Bien plus, il était adopté. La figure
aimable et sans prétention de sa femme compensait l’aspect facilement
autoritaire, quelque peu bourru du représentant de la France Libre, marque sans
doute nécessaire du Pouvoir.
Un jour, un télégramme personnel venant de New-York est sur mon bureau. Je
n’ose y croire tant cela paraît impossible. Fiévreusement, je décachette. L’oncle
Francis a réussi à transmettre aux parents mon l’affectation: pour tromper
l’occupant et la poste officielle. Il a fait transmettre par l’amie suédoise qui avait
remis le prix Nobel à Jean, l’information que leur fils travaillait dans une
papeterie. La redoutable censure de Vichy n’y a vu que du feu, mais Charles et
Aline ont compris. Ils étaient plus intelligents que les informateurs. C’était
l’intelligence du cœur… et c’étaient les parents.
La famille de l’oncle Francis allait bien, là bas dans ce New-York inconnu où
Jean et sa femme Henriette, avaient été autrefois avec Aline et Francis au cours
d’un voyage scientifique.
Jean, le célèbre grand père, trop âgé et en assez mauvaise santé, n’avait pu
rallier de Gaulle. Il enseignait à New-York, de même que Francis. Les enfants
allaient à l’école dans de bonnes conditions. On pouvait compter sur eux pour
cela.
La joie causée par ces nouvelles était immense. Le midship n’était plus seul,
puisque les siens partageaient de loin son séjour, au moins par la pensée ! Il ne
flottait plus dans leur esprit sur quelque mer inconnue. Ses parents, dans Paris
occupé, surveillés peut-être par la police, arrêtés à la moindre information sur
l’absence de leur fils, fait facilement contrôlable, n’auraient pas l’angoisse de le
rechercher dans leurs rêves, l’imaginant peut-être dans des situations périlleuses.
Ils ne le verraient pas dans un sous-marin près des champs de mines de la côte
norvégienne, pas plus que sur un frêle aviso, sauvant en pleine tempête les
rescapés d’un cargo torpillé. Ce sentiment, à lui seul, lui donnait bonne
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conscience d’être, pour l’heure, sorti de la guerre, d’autant plus que son
affectation était destinée à garder sous le drapeau de la France Libre ces îles
auxquelles on rêve de si loin, ce symbole de la Beauté.
Non ! Ce symbole ne devait jamais être pris.
Au fond, l’essentiel était de servir pour le mieux les intérêts véritables de son
pays. Pourquoi vouloir à tout prix chercher le danger ? D’ailleurs, il avait
participé et tenu sa place, à un accord important pour le déroulement de la
guerre, où son Anglais avait peut –être été utile.
Alors, se disait-il profitons de la vie !
Cela n’était pas si facile.
D’abord, il fallait dormir dans sa petite chambre du palais, le plus souvent sous
une moustiquaire, car le lieu était plus humide que Taunoa. Les nuits étaient
tristes loin de sa belle plage et de ses amies. La musique lui manquait. Il n’avait
pas de violon, ni de partition, ni salle de musique, et le phono du gouverneur
était mauvais. Il n’y avait que peu de disques, et la symphonie l’horloge, la
« water music, » la symphonie en sol mineur ou la symphonie de Prague étaient
bien seuls, comme dépaysés et tout fatigués par les aiguilles en acier de
l’époque.
Un soir, un survivant avait surgi de son petit poste radio sur lequel il explorait le
monde extérieur : le final du second concerto brandebourgeois. L’air glorieux
chanté par la trompette avait à peine résonné dans le silence de la chambre, que
je m’étais retrouvé dans le salon de mes parents à Paris, où je l’avais entendu
pour la première fois. Ce concerto avait été l’introduction à la série des six
chefs-d’œuvre découverts pendant les dernières années de l’avant guerre. Lequel
était le plus beau ? C’était, au fond, celui que l’on écoutait.
C’était, peut-être, tout de même, le cinquième ou, encore plus le sixième pour
altos en solo à la place des violons, avec leur profondeur, si merveilleusement
exploitée. Leur père avait un jour entraîné ses deux grands fils à la répétition
générale du conservatoire, dans l’ancienne salle. Charles Munch dirigeait
l’orchestre Bach dans l’exécution des trois derniers concertos brandebourgeois.
Ils avaient enchanté la salle, mais c’était surtout le sixième concerto qui
surprenait par le phrasé très doux, très caressé du premier mouvement, que nous
ne devions plus jamais entendre ainsi. Il devait rester toute la vie comme une
marque indélébile dans le souvenir. Ce concerto, comme les concertos de violon
de Mozart (ah ! cette andante de celui que l’on appelait « le disque d’Henri »),
quelle tendre mélancolie ils devaient entretenir dans le souvenir.
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Bach et Mozart ! Ce divin pouvoir sur l’âme humaine, D’une façon unique, il
apportait la paix et l’harmonie. Plus qu’un livre, il pouvait être entendu à la fois
par beaucoup, par-dessus la barrière du langage, qui frappe même les églises.
Qui avait donc dit que Dieu doit beaucoup à Bach…et que les anges, lorsqu’ils
invitent Dieu jouent du Bach… mais entre eux écoutent du Mozart ?
Je ne pensais pas à cela mais, pendant quelques jours sans doute, l’air de
trompette devait résonner en moi, comme un vieil ami.
Une autre mauvaise nouvelle arrivait à peu près à ce moment, détail parmi les
drames de la guerre qu’avaient constitué (pour ne mentionner que les
événements dans la Pacifique et l’extrême Orient), la descente fulgurante des
Japonais sur Singapour, les Philippines et la Nouvelle Guinée, avec la
destruction du cuirassé Repulse. C’était la destitution de l’amiral Muselier. Nul
ne comprenait qu’un différend entre lui et le général de Gaulle eût pu aboutir à
une décision aussi grave, et beaucoup ne le comprirent jamais. L’affaire marqua
le midship, attaché à celui qui avait si remarquablement créé la marine de la
France Libre avec ce pavillon à croix de Lorraine qu’il chérissait. De plus, on se
souvient de l’attachement qu’avait pour lui André Labarthe, et de l’attention
avec laquelle il aurait suivi les débuts du jeune aspirant. Sans lui, et malgré la
promotion du capitaine de vaisseau Auboyneau au rang d’amiral (actuellement
commandant du Triomphant à Nouméa), la marine allait se sentir ébranlée,
d’autant plus que le génie du général ne s’était pas encore révélé. On lui
reprochait son caractère cassant et la crainte qu’il ne négligeât la Marine était
réelle, quoique non formulée.
Mais heureusement, j’avais redécouvert la beauté de la musique.
Cet appel ne devait pas rester isolé : par un enchaînement quelque peu
mystérieux, je faisais la connaissance dans la même semaine de quelques
mélomanes, amis d’un américain retiré loin de la civilisation, dans un bungalow
non loin de Papeete. Il aimait la grande musique, jouait assez bien du piano. Il
s’appelait Beecher. Il connaissait deux violonistes, dont l’un s’appelait Muller et
l’autre Larcher. On se promit d’organiser des soirées musicales, activité
exceptionnelle dans l’île, qui n’allait pas être réalisée tout de suite.
Hélas ! Une bien triste nouvelle allait me frapper. Un nouveau télégramme
annonçait la mort de. Jean. Le Dieu de la famille n’était plus. Cela n’était pas
possible! Le télégramme ne pouvait être vrai. Pourtant, en le relisant, il n’y avait
pas le moindre doute. Un pan entier de mon passé s’écroulait : les déjeuners rue
du Val de Grâce du dimanche, le séjour de la rentrée scolaire pour son second
baccalauréat, avec l’horloge qui sonnait dans la salle à manger où je dormais ; la
140
silhouette massive et pensive du grand-père avec sa belle barbe blanche,
parcourant le couloir en prononçant des syllabes brèves et incompréhensives par
où s’échappaient sa pensée, dont je n’avais pas, alors, saisi la profondeur (le
célèbre nombre d’Avogadro déjà calculé par lui: c’était peut-être, l’idée
stupéfiante que le soleil brûle par fusion d’atomes d’hydrogène, qui naissait dans
ce cerveau pensif de poète visionnaire ?). C’était trop tard ! Jamais il ne pourrait
plus demander à ce génie de lui raconter ses intuitions et ses épreuves.
Ses souvenirs étaient des impressions d’enfant. Ils lui revenaient à nouveau,
entraînant ceux de sa grand-mère à qui il devait tant. C’était la rue du val de
Grâce et c’était Ty Yann, la maison du bonheur ; Paris et la Bretagne, où partout
sa grande figure rayonnait.
Jean n’était plus ! Plus jamais il ne le reverrait que dans le souvenir !
Ces tristes pensées, attristées encore par une période de pluie, ne changeaient en
rien, pourtant, le rythme de vie de notre jeune homme. Il était jeune, et la vie
continuait dans la belle île...
Une des raisons pour lesquelles il vivait une expérience nouvelle était (il ne le
réalisait pas pourtant) qu’il passait d’une vie entre hommes uniquement à une
autre vie, où ses meilleures amies étaient des femmes ; des jeunes, des
charmantes femmes. Avec elles, il découvrait une existence qu’il n’avait jamais
envisagée.
Il est vrai que son enfance avait été bercée par sa mère et sa grand-mère. C’était
elles qui suivaient de près ses études, admirables femmes d’autrefois toujours à
la maison, toujours douces, toujours souriantes, sur qui le père et le grand-père,
travailleurs passionnés se reposaient, n’intervenant que pour un conseil
particulier ou un encouragement. De plus, pour des raisons pratiques, j’avais été
au collège Sévigné, établissement de filles, jusqu’en sixième. Ce collège était en
effet à côté de la rue du Val de Grâce, à quelques minutes de la demeure des
grand-parents.
Je n’avais jamais oublié le jour où ma grand’ mère m’avait accompagné pour
entrer en sixième, parmi les garçons. Cet univers nouveau, il s’y était bien
adapté. Il s’était fait des amis, qu’il avait retrouvés en quittant le lycée
Montaigne pour le lycée Louis le grand. Puis, sa vocation s’était précisée, la
guerre survenue, en « flotte », à Cherbourg, sans qu’il eût pu deviner que sa
carrière dans la marine s’ouvrirait par une autre voie.
Et voilà que cet entourage quelque peu sévère s’estompait, se desserrait, pour y
faire entrer des amies, et que celles-ci avaient pris la place principale, au point
d’avoir envisagé d’épouser la plus belle. Quelle révolution !
141
Cependant tout n’était pas si simple depuis que la décision avait été prise de
remettre à des jours meilleurs un mariage pour le moins audacieux. J’étais
décontenancé par le fait que mon projet secret était maintenant connu de tous. Si
cela était inévitable, et d’ailleurs la sagesse de la décision mise à mon crédit,
tout était attribué à mon inexpérience dans la connaissance des femmes. Cela
n’était que trop vrai. À tel point que Léodie, elle-même, la bien aimée, semblait
partager cette opinion le plus naturellement du monde J’attribuais cela à la
culture tahitienne, sans apercevoir la profonde révolution que la guerre avait
amenée partout où elle passait. Et, d’ailleurs cette liberté, pourquoi ne pas la
prendre, dans l’immense inconnu qui submergeait le monde ? Pourquoi refuser
de vivre dans la plaisir, comme tous mes camarades, comme mes chefs que
j’appréciais, comme les héros Romantiques que j’admirais ?
Un beau matin, l’excellent commandant Artigue, voulant aider le malheureux
midship, lui proposa de le présenter, en toute camaraderie, à une femme
parfaitement honorable de la bonne société métropolitaine de la petite capitale,
qui (il en répondait) se chargerait de l’initier en secret pour le sortir de la
situation délicate où il se trouvait. C’était une solution tout à fait rationnelle,
quoiqu’intimidante et presque ridicule. Je remerciai le bon commandant de ce
projet, auquel il réfléchirait sans tarder. En fait, il savait qu’il ne se risquerait pas
dans cette aventure anonyme. Pourquoi, il ne le savait pas, mais une voix
intérieure lui disait, que cela était dangereux, comme si un instinct secret le
priait de garder le royaume perdu de l’Enfance.
C’était ainsi ! Cela ne l’empêchait pas d’avoir une cour de délicieuses amies,
qui, bien au contraire étaient heureuses de le savoir libre, ce qu’il ne réalisait pas
vraiment alors.
C’étaient, bien sûr, Léodie et Eliane, mais aussi leurs amies, Rose, la préférée du
commandant Fourlinnie, et Dolly. Rose était la fille du directeur de l’électricité
de Papeete. Elle avait un caractère joyeux et une activité débordante. Elle était
sportive, d’une grande égalité d’humeur. Elle conduisait la voiture de son père,
atout non négligeable pour les pique-niques. Elle était plutôt petite, à peine
bronzée, légère et musclée, les cheveux châtain clair, toute en mouvement, en
vitesse en gaîté. Dolly, de père américain, était au contraire plutôt réservée, et si,
comme tout le monde, elle aimait le bain et la nage, c’était modérément. Pour
elle, le principal intérêt de la vie, c’était la musique. Elle ne jouait pas, mais
aimait emporter des disques pour écouter après le bain ou la pirogue.
Malheureusement pour notre jeune passionné de Bach, Mozart, Haydn et à la
rigueur Beethoven, c’était Rachmaninov son préféré. Qu’importe, le concerto
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préféré de Dolly, était beau, malgré tout, et les arabesques de piano, le chant de
l’orchestre complétaient bien la nage dans le lagon, sur la plage blanche de
Punauia. Car c’était à Punauia que nos jeunes gens allaient immanquablement
les dimanches où je n’avais pas le chiffre à assurer. Punauia, était une belle
plage du côté opposé à Taunoa. À l’époque, seules quelques petits « fare »
tahitiens, dont celle de Rose, décoraient tout naturellement ces lagons. Le lagon
de Punauia ressemblait, en plus petit, à celui de Bora-Bora, avec son eau verte
protégée du large par un récif.
Une des merveilles de la nage dans le lagon, où l’on pouvait rester le temps que
l’on voulait, tant cette eau à 28 degrés était agréable, c’était la myriade de
poissons de toutes les couleurs, de toutes les espèces imaginables, qui nageait
autour de vous dans son fantastique ballet. C’était devenu si naturel que l’on
oubliait presque de le remarquer, sauf à signaler quand, parfois, un petit requin
passait à vos côtés. Lui aussi, c’était la vie.
Les tahitiens n’aiment pas rester salés après le bain ; alors on allait, tout plein
encore de sel et de soleil, se plonger dans un ruisseau qui descendait de la
montagne et rappelait l’appartenance à la terre.
Et l’on allait déjeuner, rafraîchis, heureux d’être ensemble, de parler, de se
reposer, d’écouter la musique en respirant l’air de la mer sur le lagon tranquille
et vert, ce grand miroir scintillant.
Cela, c’était pour les jours de vacances.
Les jours de la semaine, je n’oubliais pas, pour autant mes amies.
Quelquefois, on se retrouvait chez Rose, dans la belle villa de son père,
ensemble ou avec quelques invités de ce petit groupe.
Quelquefois, on allait ensemble au cinéma ou à une petite fête.
Les autres soirs, après son travail au bureau, et avant de rentrer dormir au
gouvernement, notre midship allait au bungalow de Taunoa se baigner avec
Léodie sur la plage en sable noir. Ils regardaient le soleil se coucher et la nuit
tomber. C’était magnifique. Ils tombaient dans les bras l’un de l’autre. Ils ne
s’étaient jamais embrassés sur la bouche et ne le feraient jamais sans doute, lui
par pudeur, elle quoique tahitienne, par éducation protestante.
Puis il rentrait dans sa triste chambre du palais, sur sa bicyclette américaine,
regrettant que le soleil doive se coucher si vite dans ces îles du bonheur.
Il était trop jeune pour savoir la fragilité de l’amour qui, déjà invisible, était en
lui à la suite de la destruction de l’image qu’il s’en faisait.. Aurait-elle accepté,
leur union il s’en serait confié à madame Orselli, sa protectrice et ils se seraient
mariés, comme allaient le faire quelques camarades. Lui aurait-elle dit :
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« soyons fidèles l’un à l’autre et attendons nous », il l’aurait attendue. Mais elle
était trop sage et lui trop romantique. Il fallait attendre !
Et, libre à nouveau, il était heureux de devoir maintenant affronter le charme
féminin dans sa réalité, enfin détaché de l’utopie du mariage. Quel lieu pouvait –
il être plus propice que Tahiti ?
Cependant, Tahiti est une bien petite île. On se connaît vite dans un milieu aussi
restreint que celui du gouvernement et de la marine. Mais cette connaissance est
plus incomplète, plus fragmentée que l’on imagine. Elle ne progresse que par
étapes, liées le plus souvent à des rencontres ultérieures que le hasard place
devant nous. Souvent aussi, on réalise que telle personne rencontrée au cours
d’une soirée méritait plus qu’un simple coup d’œil.
Cette petite société d’outre-mer et presque d’outre-temps était, en fait plus
complexe que l’on n’imagine. Il faut d’abord la placer dans le cadre de
l’Océanie et réaliser que toute idée de colonialisme et surtout de racisme doit
être exclue. Le peuple maori n’a jamais été esclave ni traité de haut par aucun
pouvoir extérieur. Bien au contraire, ce sont les blancs de passage ou en
résidence, qui se sont toujours fondus dans l’âme du pays pour y vivre et y
chanter l’unique beauté.
C’est dans cette réalité que se juxtaposaient les arrivants de la France Libre.
C’était un groupe fort hétérogène, de volontaires ayant une forte personnalité et
des histoires individuelles beaucoup plus variées qu’en en temps de paix.
Tout le monde parlait Français. Les Tahitiens aussi, avec leur accent qui roulait
légèrement les « r », quand ils ne parlaient pas leur langue à la fois musicale et
scandée, à la fois vigoureuse et mélancolique, qu’il est impossible de séparer de
cette Océanie, si loin de tout sur l’immense étendue maritime.
Telle était l’ambiance autour de Papeete dans ces années de guerre, pendant que
notre midship avait à faire face à ses problèmes personnels face à toutes les
incertitudes de son avenir dans l’immense tragédie qui bouleversait le monde.
Au milieu de l’horreur générale, il découvrait la beauté avec le délice de vivre
dans cette île enchantée. Il regrettait parfois de ne pas être tahitien, ce que
n’envisageait aucun de ses camarades, notamment Wlérick, qui, comme Barzilaï
n’envisageaient que de poursuivre en France une carrière universitaire. Seul le
commandant Fourlinnie, à moitié norvégien de naissance aurait peut-être été
d’accord avec lui….à tel point (mais ignoré de tous) qu’il devait prendre sa
retraite là bas, dans la presqu’île avant de mourir.
Les complexités de la vie allaient, cependant, s’introduire dans sa vie et lui
permettre de sortir de la situation difficile dans laquelle il se trouvait. Elles
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allaient se manifester sous la forme de deux événements apparemment sans
rapport l’un avec l’autre.
Tout commença par l’arrivée d’un navire américain du nom de Southern Seas à
Papeete. Il était accompagné d’un hydravion, piloté par un brillant et jeune
officier de l’aéronavale. On avait fait une sortie avec mouillage dans la baie de
Cook. Le temps était superbe, ce qui n’est pas toujours le cas pendant cette
saison de l’hivernage que représente là bas l’été austral. Le gouverneur et son
épouse étaient à bord ainsi que le commandant Artigue et le consul anglais. Il y
avait surtout Léodie, Eliane, Dolly, Rose, accompagnées d’une amie du nom de
Dolorès, que j’avais vue plusieurs fois avec elles et qui paraissait charmante.
La mer était cependant plus dure que prévue, ce qui est fréquent dans chenal qui
sépare Papeete de Mooréa, …et les navires de guerre roulent plus que les
pirogues. Les pauvres Léodie et Rose étaient donc malades sur leurs couchettes.
Le reste des passagers était sur le pont. On échangeait des impressions. Le
gouverneur restait fidèle à sa chère Corse malgré son accoutumance à Tahiti.
Les Cameron, dans leur conception anglaise étaient plus romantiques et
succombaient aux charmes de l’île du bout du monde. Eliane en était un
exemple vivant, de même que Dolorès. Cependant, elles avaient toutes deux
vécu une partie de leur enfance, Eliane en Angleterre, Dolorès en Californie, ce
qui les autorisaient à donner leur point de vue. Eliane, sans doute trop jeune
encore pour faire part de ses souvenirs, était surtout une beauté lyrique.
Mais, ce jour là, la star, c’était Dolorès. Pourquoi ne l’avais-je-pas remarquée
jusque là ? Elle était un peu moins grande que mes préférées ; plus fluette, toute
en grâce plus qu’en beauté, une grâce plus européenne que maorie, que le
moindre de ses gestes faisait tout naturellement ressortir. Elle était toujours
vêtue de blanc, ce qui faisait ressortir ses cheveux noirs et ondulés coupés à
hauteur d’épaule. Il y avait quelque chose d’espagnol en elle pensa notre
aspirant qui n’avait jamais vu d’Espagnole. Comment expliquer cela ?
À vrai dire, il avait déjà vu Dolorès au cours de soirées chez Rose, et encore la
veille pendant une grande réception au gouvernement. Mais il n’avait d’yeux
que pour Léodie qui, chantant avec Eliane, était sublime. Et c’était en se
trouvant presque face à elle qu’il était, soudain, ébloui. Elodie et Eliane étaient
des beautés plastiques, qu’il fallait admirer et écouter chanter. C’étaient des
beautés musicales, dont le rayonnement s’atténuait dans la conversation.
Dolorès, à l’opposé se révélait dans l’art de la parole, qu’elle accompagnait si
bien du geste. Elles étaient deux univers à vrai dire complémentaires.
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La situation d’indécision dans laquelle il se trouvait allait se développer dans les
jours suivants. En effet, le Southern Seas restait encore plusieurs jours à
Papeete. Notre jeune amoureux fut ainsi amené à constater que le non moins
jeune pilote américain, fort plaisant d’ailleurs, faisait une cour assidue à Léodie,
ce qui aurait été flatteur si elle n’avait pas eu l’air de céder, du moins en
apparence, au séducteur. Il crut, bien sottement, en avoir la confirmation quand,
au cours d’un tour en voiture dans la presqu’île, elle accepta de monter avec lui
dans sa décapotable.
Il comprenait qu’il ne pouvait pas avoir reçu le conseil de fréquenter les femmes
tout en interdisant la liberté à sa bienaimée. D’ailleurs, ils n’étaient pas fiancés.
Il fallait donc courtiser Dolorès.
Cette agréable mission avait, apparemment, l’assentiment du groupe de femmes
dans l’entourage du gouverneur, qui voyait là une garantie pour l’avenir du
jeune aide de camp. Aucune réticence n’était apparente non plus chez ses amies,
d’ailleurs elles mêmes amies de Dolorès, quoiqu’elle fût un peu plus âgée. Ils se
revirent souvent au cours de soirées chez Rose, chez divers amis, notamment
chez monsieur Beecher, pour écouter de la musique en présence de Léodie et
d’Eliane, qui chantaient toujours merveilleusement bien, mais pour lesquelles il
n’avait plus un amour exclusif. Ce sentiment semblait, d’ailleurs se dissoudre
dans la musique elle-même, comme le constata le jeune homme le premier soir
où M. Muller et M. Beecher jouèrent la cinquième et la sixième sonate de Bach
pour violon et piano. Il n’était plus sur terre. Il n’était plus nulle part et il aurait
pu aussi bien être avec son père qu’avec ses amies de Tahiti. Il en est ainsi avec
la grande musique : elle domine tout, elle enveloppe tout quand on l’écoute
vraiment, même l’amour, qu’elle transcende.
Cette extase ne dura pas, en fait, et la présence de son entourage, si délicieuse,
lui fut rappelée par des coups d’œil involontaires, comme si elle devait être
associée à la beauté qui l’envahissait.
Puis, on rentra en songeant à se revoir bientôt sur une plage noire ou blanche,
dans cette nature enchanteresse.
La nature des sentiments qui occupaient notre jeune officier étaient pourtant plus
complexe qu’il ne l’aurait souhaité. Si la situation était simple avec Léodie,
puisqu’ils s’aimaient tout en remettant à un avenir lointain de se le dire à
nouveau et restaient toujours amis au sens propre du terme, elle se compliquait
avec Dolorès, au point de déboucher sur une impasse. Ravie d’être courtisée,
elle finit par dire qu’elle était mariée, et que, malgré l’éloignement actuel de son
146
mari, elle n’avait pas le droit de lui être infidèle, ce qui lui parut évident, sans
qu’il se rendît compte alors de l’invraisemblance de la situation,
C’est dans cette situation qu’arriva un beau matin un télégramme officiel :
J’étais rappelé à Nouméa pour une nouvelle affectation. On était en mai 1942.
Six mois déjà depuis son arrivée à Tahiti ! C’était, il est vrai, une durée normale
pour une mission en dehors du cadre de la marine, aussi honorable qu’elle fût.
La nouvelle tombait avec la soudaineté d’un obus sur la douce vie de l’aide de
camp dans son entourage sentimental. Et pourtant, il avait toujours indiqué son
intention d’embarquer à nouveau, même dans les conditions de vie presque
familiales qui étaient les siennes. Tout danger d’invasion étant
vraisemblablement écarté, c’était la bonne décision. Il espérait un
embarquement, pourquoi pas le Chevreuil ? Mais il y avait aussi là bas le
Triomphant, navire amiral et le Cap des palmes, ce bananier transformé. Hélas !
le grand sous-marin le Surcouf, qui aurait dû se joindre à cette petite force, et
qui aurait trouvé dans les vastes étendues du pacifique un champ d’action digne
de lui, avait été coulé par erreur dans la mer des Caraïbes par l’aviation
américaine (ou par un abordage de nuit ?) à la suite d’une déficience
d’information. C’était un drame particulièrement cruel que d’être détruit par des
alliés, comme si, par un mauvais sort, le plus bel atout de la marine de la France
Libre disparaissait, navire unique dans le monde, sans avoir fait preuve de ses
possibilités si adaptées à cette guerre océanique.
Le jeune officier ne pouvait qu’attendre et espérer.
En attendant, le temps passait, inchangé en apparence.
Cependant, personne en dehors du gouverneur et du commandant de la marine
ne connaissait la nouvelle. On allait toujours avec les amies dans le bungalow de
la famille de Rose passer des soirées en semaine ou la journée des dimanches
libres. L’endroit s’appelait Pirae, ce joli nom. C’était bien avant Punauia. La
plage blanche, les cocotiers, l’eau verte et peu profonde à l’abri des récifs.
Et j’étais seul à savoir.
Et Rose et Léodie et Eliane et Dolly et Dolorès se baignaient et nageaient au
milieu des poissons orange et des poissons jaunes et des poissons bleus et des
poissons coffre, tout piquants, qui circulaient partout, comme effrayés par le
regard du plongeur émerveillé. Et elles venaient se sécher au soleil à côté du
jeune midship et se reposer à l’ombre de la terrasse comme si rien n’était arrivé.
Et il se disait que c’était peut-être la dernière fois et qu’elles ne le savaient pas.
Et il se disait qu’il fallait vivre encore plus intensément ces instants.
147
Et Léodie et Eliane chantaient toujours, toujours aussi belles, leurs chants
maoris ou américains sans que ce fût pour lui uniquement.
Et aucune tristesse ne les habitait quand on allait écouter ensemble monsieur
Muller et monsieur Larcher jouer les sonates de Bach avec monsieur Beecher,
comme si elles ne savaient pas que dans peu de temps elles les écouteraient sans
lui.
Mais, pour lui, elles étaient encore plus belles.
Puis la nouvelle fut connue de tous : le Chevreuil était d’ailleurs annoncé pour
une brève escale, comme si il était envoyé spécialement pour le transporter.
Quelques « sages » dirent qu’il faisait une grosse erreur en quittant l’île…c’était
peut-être vrai. Ce sentiment était partagé par tous ceux qui avaient simplement
de la sympathie pour lui.
Ceux qui voyaient la grandeur de la mission de la lutte de libération de la
France l’en estimaient d’avantage.
Et ses amies regrettaient de devoir le perdre. Sans un mot, elles acceptaient le
destin. C’était la guerre. C’était naturel. Beaucoup de Tahitiens allaient
s’engager. Pourquoi vouloir retenir un engagé qui venait de France et prétendait
donner l’exemple ?
Et la vie continuait. Mais elles savaient. Elles étaient tendres. Elles se serraient
contre lui dans les autos, dans les « au revoir », sur la plage de sable blanc et sur
la plage de sable noir. Leur gaîté était plus apparente, et quand Léodie et Eliane
chantaient « the greatest mistake of my life… », elles étaient vraiment
mélancoliques. Même la vertueuse Dolorès lui promit de lui envoyer une photo.
On était dans les premiers jours de Juin. Le temps passait à toute vitesse. Mon
successeur au gouvernement, un jeune aspirant de l’armée était prêt à prendre
son poste. Les Orselli comprenaient la décision de leur aide de camp et se
préparaient à lui souhaiter bonne chance après ces six mois de vie en commun
dont le déroulement avait été très harmonieux. À tel point que notre midship ne
savait comment leur dire sa réelle émotion.
Le Chevreuil allait arriver.
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Chapitre 15
Le Chevreuil était arrivé depuis 06 heures ce 5 Juin. Il était accosté face au
gouvernement, à l’emplacement maintenant normal.nse présenta à bord à 08
heures.
Notre midship fut reçu à la coupée par l’officier canonnier, l’enseigne de
vaisseau Bureau, qui était de garde. Bienvenu à bord, « jeune », dit-il, selon son
expression préférée pour ce genre de relation. « Hélas ! vous n’êtes pas
embarqué sur ce noble vaisseau », ajouta-t-il comme avec regret. « On attend
toujours votre affectation. Il se peut que vous soyez nommé, en fait, à Nouméa.
Vous verrez bien. En attendant, je vais vous conduire au carré pour refaire
connaissance avec l’état major. Vous verrez le commandant plus tard ».
Et c’étaient les mêmes que pendant la traversée de l’Atlantique, les passagers
ayant été débarqués. Il y avait toujours les fidèles aspirants qui, dans les rangs de
la France Libre, constituaient l’essentiel du petit état major. Je saluai l’officier
en second, l’enseigne de vaisseau Kérez, embrassai Marcel Devaux, officier
« armes sous marines » et de manœuvre, serrai la main d’Yvan Aluome, officier
transmissions, de Georges Barral, officier fusilier, toujours aussi grand blond
que grande gueule dans sa franchise rustique, Le B.N.L.O. Templeton toujours
aussi distingué.
Par une raison inexpliquée, je me trouvai un long moment seul avec l’ingénieur
mécanicien, Jean Yves Marie Mat. Un ingénieur mécanicien est toujours une
figure d’exception dans un carré. En effet, sa formation est différente, ainsi que
les raisons de sa vocation. Il envisage, le plus souvent une retraite dans le civil,
dans l’industrie, ou, peut-être la création d’un garage lui permettant d’utiliser ses
compétences dans un village qu’il affectionne. L’officier de pont, quant à lui,
vise plus haut. Son ambition est vaste, presque illimitée : Il faut servir le
pavillon, faire le quart, donner des ordres sur une passerelle, diriger des
149
hommes, commander des bateaux, organiser des opérations, représenter son
pays à l’étranger. Il n’a de cesse qu’il n’arrive aux étoiles, où la lutte, plus
politique que militaire, est sans merci.
Le mécanicien est un homme du temps de paix, heureux dans ses machines, au
milieu de ses pistons. L’officier de pont est fait pour la guerre, qu’il s’efforce de
simuler en temps de paix. Et la guerre seule peut lui donner la gloire dans
quelque action d’éclat dont, peut-être, on parlera plus tard. Cette guerre qu’il
s’efforce pourtant d’éviter en rendant sa marine aussi redoutable que possible,
dans l’espoir secret d’être remarqué. Lutte pour un idéal élevé, lutte qui a le
mérite d’afficher la valeur aux yeux de tous, dans la plus grande clarté. Lutte
dans laquelle le courage, la loyauté sont mises au service de la chance à travers
tous les chemins de l’intelligence, du charme, du don de plaire et de se faire,
selon le cas, aimer ou respecter.
L’ingénieur mécanicien Jean Yves Mat était un exemple vivant de tout ceci.
Sous un front un peu dégarni par les dures journées de quart à la machine, un
front parcouru par quelques rides différentes de celles de l’officier de pont,
causées par une attention extrême dans la surveillance de l’horizon ou des
signaux, on discernait le regard attentif, qui était plutôt celui d’un berger,
habitué à surveiller ses troupeaux et à s’assurer que chaque bête est bien à sa
place, que sa nourriture est assurée, qu’elle marche bien à l’allure normale.
C’était un regard fait pour l’endurance plus que pour les décisions rapides. Un
regard de fidélité, non de conquête. Il semble que la vocation d’un ingénieur
mécanicien soit ainsi liée à cette notion de fidélité, à une machine, à une femme,
indifférent à toute impulsion passagère, comme si tout changement de cap
inopiné lui était étranger. Une légère surdité, due aux longues heures de quart
dans les salles de machines, à l’auscultation de moteurs bruyants ou aux
ronflements métalliques des bielles et des pistons au cours des changements
d’allure brutaux inhérents aux manœuvres dans les ports, était contredite par de
larges oreilles, que leur forme en papillon rendait particulièrement sensibles à
l’écoute de ses patients, à la moindre anomalie de leur rythme cardiaque, à toute
extrasystole dangereuse.
Ces observations, inconscientes d’ailleurs à ce moment, furent abrégées par le
retour des autres officiers. J’apprenais les nouvelles directes de Nouméa. La
situation avait été critique. Peu de temps après l’attaque surprise de Pearl
Harbour, le Chevreuil avait été survolé par des avions. Etaient-ils japonais ou
américains ? On ne voyait pas bien dans le soleil. Le drame planait au dessus des
150
têtes. Dans le premier cas, c’était la mort probable, dans le second, un secours
sans doute décisif.
Quelqu’un cria soudain : « Les Américains ! ». On était sauvé !
Comme on l’avait appris vaguement, ce sauvetage n’allait pas être de tout repos,
quoique je n’appris que bien plus tard, comme nous l’avons mentionné, les
difficultés rencontrées par l’amiral d’Argenlieu dans ses rencontres avec les
nouveaux alliés, aussi bienvenus fussent-ils.
La défense de l’île s’était rapidement organisée, d’autant plus efficacement que
l’ennemi n’avait pas (pas encore ?) conquis les Nouvelles Hébrides, groupe de
petites îles à quelques 300 milles nautiques dans le Nord, elles mêmes
directement menacées à partir des îles Salomon où la lutte était farouche dans le
secteur de Guadalcanal, encore à 300 ou 400 milles au Nord West. L’ennemi
était donc à moins de deux jours de mer à vingt nœuds. Il aurait pu débarquer
sans difficulté et s’emparer de Nouméa, point clef de toute la région, où la rade
magnifique peut accueillir toute une escadre. Mais les Américains étaient arrivés
les premiers… de justesse. Cela valait bien quelques discussions diplomatiques
après tout !
Ces points furent évoqués pendant le déjeuner au carré, auquel marcel Devaux
avait convié son ami. Au préalable, celui-ci avait vu le commandant Fourlinnie,
inchangé, toujours aussi ouvert et dynamique. Après avoir souhaité la bienvenue
à bord au jeune homme, que, de sa voix un peu goguenarde il appelait toujours
« midship » (tellement plus agréable à entendre que « jeune »), il avait regretté
qu’il ne fût pas nommé sur le Chevreuil, puis ajouté : « Nous ne restons que
quelques jours ici. C’est plus qu’il n’en faut pour marier Barral et faire le
ravitaillement. Il fait beau. Je compte sur vous pour faire l’ascension de l’Aoraï
avec un petit groupe. Nous partons demain à minuit.
J’étais ravi. Quel diable d’homme que ce commandant ! Bien sûr, il fallait tenter
cette nouvelle aventure ! L’Aoraî n’était pas l’Everest, mais ses modestes 3000
mètres n’avaient pas été foulés par beaucoup d’hommes, même Tahitiens.
On s’était retrouvés chez Rose pour un dîner entre sportifs, avec un commandant
d’artillerie, Dolorès, Wlérick et, bien sûr, Fourlinnie. Il avait tout organisé sous
son air désinvolte, combinant le plaisir d’une agréable compagnie avec la
performance sportive.
Le chemin montait, juste tracé par les cultivateurs d’oranges. On était parti à
minuit, comme prévu. La lune éclairait tout, jetant un éclat magique sur le
paysage, déjà irréel grâce à l’altitude. Monter en plein soleil eût été épuisant. La
nuit, toute argentée, diffusait sa féerie à travers l’irréalité du décor.
151
On s’arrêta à deux heures du matin, un peu avant l’embranchement vers le
sommet. On s’endormit, malgré le froid et le bénissant en même temps, car on
avait déjà grimpé assez haut pour avoir trop chaud. La vue était splendide.
À huit heures, réveil avec le soleil. Des enfants passent pour aller chercher des
oranges. On les suit jusqu’au vallon. C’est un ravissement que ces oranges dans
la fraîcheur de la montagne ! Dolorès s’exclame : elle n’a jamais été là. Ah ! la
vie facile ! Je pense à tous ces parisiens qui n’ont jamais été en haut de la tour
Eiffel… y aurais-je jamais été sans la jeune anglaise Diana Armfield dont il
fallait s’occuper ?
Là-dessus, on se sépare. Le commandant d’artillerie redescend avec les jeunes
femmes ; l’équipe de « haute montagne » entraînée par le commandant
Fourlinnie reprend l’ascension.
On monte, on monte. Le soleil est de plus en plus haut, mais des nuages,
l’altitude aidant, empêchent d’avoir trop chaud. Enfin, on arrive presque au
sommet. Les nuages ont disparu. La vue est impressionnante, avec l’île entière
en dessous. C’est un coup de chance ! À cette hauteur, il n’y a plus d’arbres,
mais seulement un tapis vert et gris qui donne une vue dégagée, mais en
accentuant le dépaysement pour donner, brusquement, la brume dégagée, une
impression de solitude absolue, au loin, si loin de l’île envoûtante qu’on a
quittée. Et, brusquement, à peut-être deux cents mètres du sommet, une crête
qu’il faut suivre à son sommet, une crête large comme une table ! De chaque
côté, un à-pic vertigineux. Les deux premiers hommes passent sans même
regarder. J’ai le vertige. Je ne savais pas que j’avais cette forme de maladie..
Tant pis ! Ce serait trop stupide de mourir ici. Ce n’est qu’une promenade après
tout. Au diable Mallory ou Tensig. Fourlinnie et Wlérick reviennent tout de
suite. Ils n’ont pas remarqué apparemment, la défaillance de leur compagnon, ou
ont l’élégance de le faire croire.
On était redescendu dans la chaleur de l’après midi, puis on avait rassuré tout le
monde sur le succès de l’opération. Je mis de l’ordre dans mes affaires
personnelles en vue de laisser ma chambre à mon successeur. On dînait à
nouveau chez Rose, où on échangea ses impressions sur le fameux Aoraï, connu
par si peu de métropolitains et même de Tahitiens, et même le ravissant vallon
des orangers. Qui referait cette ascension dans sa vie ?
Le lendemain, c’était le mariage de Georges Barral, tout de blanc vêtu dans sa
tenue de sortie. Il était beau, rayonnant, presque distingué. Sa fiancée, une fort
jolie « demi » avait l’air toute timide et charmante. Tant mieux pour elle et pour
lui ! C’était un choix courageux. Dans cette perspective, l’enseigne de vaisseau
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un peu « grande gueule » prenait une coloration différente, comme si une teinte
de romantisme était maintenant sur celui qui était rentré, dès 1936, à l’école des
mousses. Il avait 32 ans : il pouvait se marier, c’était au fond, raisonnable.
Impressionné, j’avais emprunté à François Bureau, grand lecteur, le « mariage
de Loti », épisode de la vie de l’écrivain que j’ignorais à ce jour. Cela donnait de
la profondeur à l’événement, quoique le rapprochement entre les mariés fût d’un
irréel presque risible. Les temps avaient changé !
Le mariage à l’église de Papeete, avec beaucoup de beaux uniformes, était suivi
d’une réception au « blue lagoon », où Wlérick avait arrosé ses galons de sous
lieutenant quelques jours auparavant.
Elles étaient là, toutes mes chères amies, et avec elles la nostalgie du départ,
pour toujours, sans doute. Plusieurs personnes que j’estimais me disaient encore
et encore que c’était une erreur que de partir, et je regardais mes amies un peu
comme un coupable, et je regrettais qu’elles ne fussent pas plus tristes. Hélas !
c’était la vie. C’était la guerre.
Et, depuis que des bateaux passaient à Tahiti, il en avait toujours été ainsi.
Mais le Temps s’enfuyait. Plus qu’un jour. Plus qu’une soirée !
On avait été une dernière fois à Pirae, dans ce qui ressemblait à toujours et qu’il
fallait maintenant quitter. On s’était baigné dans l’eau verte et le sable blanc, au
milieu de tous les poissons de couleur. Léodie et Eliane avaient chanté « the
greatest mistake my life of» et d’autres chants maoris pleins de mélancolie.
Et le jour du départ était arrivé.
C’était un dimanche.
Les amies étaient toutes là. Elles promirent d’écrire et d’envoyer des photos.
Elles étaient émues.
Puis, les amarres furent larguées.
Des bouquets de « tiare » furent jetés, selon la coutume.
S’ils revenaient vers le rivage, on reviendrait !
153
Chapitre 16
Il faut garder à l’esprit les énormes distances qui sont en jeu dans le Pacifique.
Tahiti est à sept fuseaux horaires de la côte péruvienne et chilienne et La
Nouvelle Calédonie à un peu plus de quatre fuseaux horaires de Tahiti. Cela
représentait cinq jours de mer pour le Chevreuil qui marchait à une quinzaine de
nœuds. La route était à l’W quart S.W, Nouméa étant à la latitude de 22 degrés
Sud alors que Papeete est un peu plus près de l’Equateur, à 17degrés 30 Sud. En
somme, on allait presque toucher le fameux tropique du Capricorne, que le soleil
au zénith ne franchit pas, le jour du solstice de l’été austral.
Ces considérations n’intéressaient guère notre aspirant. Il avait repris avec délice
le quart en chef à la passerelle et le sextant avec la lunette astronomique. Après
quelques tâtonnements, comme un violoniste qui reprend son instrument (mais,
heureusement, avec beaucoup moins de difficulté), tout se passait bien, et la
solide Inman’s nautical tables était vraiment indestructible. Il voyait sur la carte
qu’il fallait passer, à bonne distance, au Sud des îles Cook et au Nord de Tonga,
que l’on passait au dessus de la grande fosse de Tonga, puis loin au Sud des
Fidji, et que Nouméa, au S.W de la Nouvelle Calédonie, était juste après les îles
de la Loyauté, puis de Maré, puis de l’île des pins.
Il était heureux de participer à nouveau à la vie d’un bateau, même s’il n’était
que passager, de parler avec ces officiers qui venaient de vivre un épisode
presque historique, mentionné brièvement. Tout cela était déjà du passé, pour
ceux avaient presque été, en première ligne. L’essentiel était que les Américains,
après avoir été lâchement attaqués, avaient de justesse échappé au désastre et
avaient tenu. Ce serait long, mais la victoire était en vue.
154
Je supportais mal l’absence de liberté à bord d’un petit bâtiment, d’autant plus
que je n’avais pas de cabine individuelle, refuge si important dont je disposais
sur le Rubis. je pensais parfois au bon commandant Cabanier, en me disant que
c’était peut-être lui qui m’avait demandé à Nouméa. J’avais, plongé dans un
autre monde, plein d’incertitudes. Mais, l’incertitude, c’était la vie, c’était la
guerre. Il fallait faire face.
Je parlais souvent avec mon ami Devaux, qui s’était épris d’une jeune fille de
Tahiti, lui aussi. Elle s’appelait Stella. Elle était d’origine métropolitaine, ses
parents ou ses grands-parents (je n’avais pas fait attention) étant arrivés dans
l’île il y avait longtemps. Elle faisait de la peinture, apparemment assez bien.
Elle était toute douce et réservée, toute en nuances subtiles, comme une
aquarelle. Devaux était un grand sentimental, le plus pur que je devais connaître
dans ma carrière. Les amis s’entendaient bien, quoique Devaux fût très différent
À la débâcle, il préparait, comme la plupart des aspirants de la France Libre,
l’Ecole de la Marine Marchande. Il n’avait donc pas la même forme d’ambition,
quoique avec l’amour de la mer, comme lui. L’amour de la mer, du voyage, du
commandement, mais un amour unique, un amour dépouillé de l’idée de
prestige, de défense du pavillon, de manœuvres d’escadre.
Et, au fond, cet amour notre midship le comprenait : c’était l’amour du grand
large.
Cet amour allait s’amplifier au cours de ses navigations, loin des grands convois
et de la flotte japonaise, au cours desquelles le Chevreuil, au rayon d’action
exceptionnel, allait devoir accomplir des missions de liaison et d’escorte sur des
grandes distances, marquées seulement par l’immensité marine sous le soleil et
les étoiles.
Car, en arrivant à Nouméa, la bonne nouvelle était venue :J étais affecté sur le
Chevreuil !
Je remplaçais l’aspirant Aluome, nommé sur le Cap des palmes.
La rade de Nouméa est presque grandiose. Protégée par un vaste lagon, elle
pouvait effectivement abriter une flotte importante. C’était le point clef dans la
défense de l’Australie. La petite ville offrait à l’époque une charmante réplique
de la province française. Le climat, au voisinage du tropique du Capricorne n’est
pas en effet très différent de celui de la côte d’azur, toutes proportions gardées,
dont il est plus proche que de celui de l’Océanie. Bien sûr, le Mistral n’est pas à
craindre, mais plutôt de rares cyclones. Il fallait réaliser que la douceur de la
température de la vieille Europe est due à la chaleur tropicale apportée par le
Gulf Stream.
155
Cela explique en grande partie la comparaison entre des lieux aux latitudes
différentes d’une vingtaine de degrés.
Quoiqu’il en soit, il faisait bon à Nouméa en ce mois de juin 1942, au milieu de
l’hiver ! Dans cette fraîcheur retrouvée, je retrouvais pour la première fois une
impression de France, une France en dehors du temps, par une belle journée de
printemps, tête nue, sans le casque colonial de l’époque ou le chapeau de paille.
J’avais maintenant ma chambre à bord. J’étais donc moi-même quand je le
voulais. Cette chambre était tout à fait à l’arrière, à bâbord, tandis que celle de
Devaux était à tribord, en face, juste derrière celle du B.N.L.O. Templeton, face
à celle de Bureau. Quant à l’officier en second, Kérez, il logeait à tribord, à côté
du carré. Nous oublions de dire que le nouveau marié, Georges Barral avait sa
chambre devant celle de Bureau, l’officier canonnier.
Le commandant Fourlinnie avait, bien entendu, sa chambre et son carré sous la
passerelle, avec sa chambre de veille qui donnait sur l’abri de navigation. Il
reçut le midship, enfin embarqué sur son navire, avec son habituelle bonne
humeur en lui souhaitant la bienvenue.
L’accueil des officiers et autres aspirants était aussi bon que possible.
Malheureusement, il se trouva que l’officier en second voyait d’un mauvais œil
le départ de l’aspirant Aluome, ce que je n’avais pas remarqué, ma première
impression oubliée. Cela devait se traduire par une rancune à peine cachée qui
devait s’exercer pendant tout le temps de notre coexistence à bord, comme un
frein à l’épanouissement du nouvel aspirant. Dieu sait si le Second a tous les
pouvoirs à bord pour régler le moindre détail. Il ne s’en priva pas.
Il fut immédiatement chargé de rendre compte de l’état complet de chaque
soute, de préparer les inspections de sac des matelots. Il était responsable de la
gestion de la cambuse, ce qui implique un inventaire régulier des stocks du bord
et une comptabilité hebdomadaire des entrées et sorties du magasin. Il était
« officier de détail ». À ce compte, le sort de la moindre tache de rouille dans le
moindre recoin du pont ou de la passerelle devait faire l’objet d’un rapport
personnel à l’officier en second, dont le regard ravageur englobait tout et dont
les sarcasmes menaçaient toujours de pleuvoir.
En plus de cela, il était exigé de lui un apprentissage minutieux de tous les
compartiments du bord (on sait qu’un navire de guerre est cloisonné pour des
raisons de sécurité). Devant une telle injustice, je me confiai un jour au
commandant, qui obligea son second à plus d’égalité dans le traitement des
aspirants. Cela fut fait, mais ne fut pas oublié plus tard quand, profitant d’un
remplacement provisoire, Kérez, nommé commandant par intérim exigea, au
156
moment des notations, que je fusse nommé après Devaux au grade d’Enseigne
de Vaisseau, me faisant perdre au moins six mois d’ancienneté, ce qui devait
être très long à réparer.
Le Chevreuil restait rarement plus d’une semaine au mouillage entre ses
appareillages pour les Nouvelles Hébrides, Sydney et quelques escortes isolées
vers des îles diverses.
Je n’allais jamais bien loin de Nouméa, d’où je partais souvent à pied avec
Bureau, qui, comme moi, souffrait du manque d’exercice de la vie à bord.
C’était généralement pour l’anse Vata ou pour le bain militaire, protégé des
requins par des barres d’acier. Pourquoi certaines îles, certains ports sont-ils
fréquentés par des requins dangereux et d’autres pas ? Cela est en fait très
courant.
Après une première mission aux Nouvelles Hébrides et un mouillage dans une
belle anse du Nord de la Calédonie, on était retourné à Nouméa. Ce qui frappait
c’était à nouveau, l’impression de province française. Cela était du, non
seulement au climat mais à la très grande proportion de Français d’origine. Je
réalisais que la colonisation était due au bagne, et ceci jusqu’à une période
relativement récente, comme l’Australie pour l’Angleterre. Une population, une
administration s’était donc installée par la force, repoussant l’essentiel des
canaques, ces autochtones crépus si différents des Tahitiens. Ils n’avaient, eux
non plus, jamais été esclaves, mais ils avaient été dominés. Rien de cela à Tahiti,
où les choses semblaient s’être bien passées avec la reine Pomaré et où l’âme et
le corps du pays était restés tahitiens dans une symbiose parfaite avec le
christianisme et la modernité importées. Les relations étaient fort bonnes avec
ces canaques dont le nouveau cuisinier était un témoignage, mais on les voyait
peu. On était en France. Cela se sentait, se voyait. Une France du bout du
monde, où il était minuit quand il était midi là bas, une France de l’exil et de la
nostalgie puisqu’elle lui ressemblait. Un exil qui semblait donner une dimension
supplémentaire à ceux qui, maintenant, voulaient recréer la patrie perdue dans
l’énergie des minorités
Cette France avait été la première à s’identifier à la France Libre, puisque le
gouverneur d’alors, du nom de Bayardelle avait immédiatement répondu à
l’appel de Gaulle. C’était donc par un juste retour des choses que le général lui
avait envoyé une force de protection pour la maintenir sous son autorité après
qu’elle eût échappé aux Japonais.
Sans contact avec les canaques, comment imaginer avoir envie d’apprendre leur
langue, ni se lier d’amitié avec d’autres jeunes filles que des blanches, d’ailleurs
157
exclues de fait de la société ? Du reste, on ne restait pas longtemps à Nouméa ;
et surtout l’impression de province française prévalait. L’exotisme en
disparaissant avait entraîné le sentiment de l’aventure dans ce qu’il avait
d’unique. Loin de rechercher des relations nouvelles, maintenant au loin de mes
amours tahitiennes, je voyais mes souvenirs les rendre plus charmantes, comme
si un nouvel exil leur avait apporté sa lumière. Cependant, aucune lettre ni
photographie n’était échangée. C’était sans doute une habitude perdue depuis le
départ de France et la certitude que les lettres étaient censurées par Vichy. Le
réflexe qu’écrire était dangereux était acquis. C’était ainsi. Eh puis, on ne
s’écrivait jamais, dans le pacifique, ce qui paraît normal aujourd’hui.
Je m’organisais petit à petit à Nouméa.
J’ avais tenu d’abord à me présenter au commandant Cabanier, chef d’état major
de l’amiral d’Argenlieu, pour lui dire tout le plaisir d’être à nouveau sous ses
ordres, ce qui était la stricte vérité. C’était aussi une façon de le remercier dans
le cas où il serait intervenu pour m’affecter sur le Chevreuil, ce qui était
vraisemblable. Il était peu probable, en effet, que le commandant Fourlinnie eût
demandé le remplacement de l’aspirant Aluome sans consulter son second.
D’ailleurs, rien n’était à lui reprocher : tout changement était à priori un risque
pour le maniaque du détail représenté par l’inévitable second, sans doute
satisfait d’un élève plus doué que notre midship et d’un caractère plus voisin du
sien.
D’autres personnages étaient à nouveau devant ses yeux. Ainsi le sympathique
artilleur polonais de naissance, le capitaine Cékutovitch, celui qui avait abattu
un stuka à bord du Courbet la veille de mon arrivée, et d’autres ensuite, quand le
vieux cuirassé avait été pris pour cible. Mon Dieu ! Cela faisait déjà presque
deux ans depuis ce mois de septembre 1940. On se revoyait presque avec
émotion, en dehors de la distance entre instructeur et élève, qui, disparue, créait
un lien supplémentaire. Ainsi, différemment et presque familièrement, le
commandant Artigue, nommé, lui aussi à Nouméa. Toujours aussi jovial, il
regrettait amèrement l’indépendance qu’il avait à Papeete. Mon cher ami, disait-
il, ici j’ai trop de monde sous mes ordres, il y a trop de supérieurs au dessus de
moi, et tout ça pour ne rien faire. On avait beau lui dire que les japonais
pouvaient toujours débarquer, il s’ennuyait. Contrairement au capitaine
Cékutovitch, il n’avait pas trouvé d’âme sœur, et la proximité des combats ne lui
donnaient pas une raison de vivre suffisante.
Il retrouvait aussi des camarades plus anciens ; ainsi Delouche, qui appartenait à
sa promotion de l’école navale anglaise. Il quittait son poste à l’état major pour
158
embarquer sur le Cap des palmes. Il devait faire quelques petites excursions
avec moi, sans pour autant faire partie du même univers, à vrai dire comme la
plus grande partie de ces camarades que, bien plus tard, la grande aventure
passée unirait à jamais.
Pour l’heure, c’était la monotonie de la guerre, avec, cependant un éventail varié
de destinations. Quelle chance par rapport à ceux qui faisaient les convois de
l’Atlantique ou de la Russie ! Ah ! si le tyrannique second n’avait pas
empoisonné sa vie, notre midship aurait été dans le meilleur des mondes.
Heureusement il avait retrouvé son ami de lycée et de Camberley, le si
remarquable Barzilaï ! Il avait toujours surclassé ses camarades dans l’ensemble
des disciplines scientifiques, me laissant la consolation de prix de lettres ou de
langues vivantes, bien insuffisante aux yeux des grands-pères, quelque peu
inquiets de la nullité de leur descendant, qu’ils destinaient à une carrière dans la
recherche. C’était en vain que Jean encourageait l’élève en adressant parfois un
mot de félicitation au professeur de physique sur la qualité de son enseignement
tel qu’il paraissait sur les notes prises pendant les cours. Rien n’y faisait ! Seule
la préparation à l’école navale avait réveillé le jeune étourdi, heureux de
découvrir les joies de la géométrie analytique tout en étant débarrassé de la
nauséabonde chimie. Mais alors, Barzilaï était en classe de « maths spé », hors
de portée, presque oublié.
Il avait fallu le désastre, l’appel du général de Gaulle pour se retrouver, d’abord
à l’école d’artillerie de Camberley puis, maintenant la campagne du Pacifique et
la Nouvelle Calédonie. Là, de nouveau, il dominait. Non pas physiquement,
mais intellectuellement. Il y avait quelque chose de rassurant dans sa présence,
dans sa conversation, apte à voir à l’instant l’aspect général des choses plutôt
que leur côté anecdotique. C’était peut être un rappel de l’esprit de la famille ;
cela changeait du style habituel des carrés de marine, des préoccupations
usuelles des officiers du bord, du réalisme excessif de la vie de tous les jours, de
la recherche presque obsessionnelle de la femme comme objet de conversation.
Avec Barzilaï, on retrouvait cette sorte de maturité qui était celle de François
Schloesingt, l’ami du R.N.C. Dartmouth, qui, après avoir servi dans l’Atlantique
sur une corvette et éperonné un sous marin, allait s’engager dans l’aéronavale. Il
y avait chez tous les deux à la base, le sérieux des calvinistes, dont je me sentais
plus proche que de la légèreté affichée des officiers du Chevreuil, que la
fréquentation de la messe du dimanche, quand on était au mouillage, semblait
plutôt confirmer dans le rôle de séducteurs passés ou à venir. Les heureux
159
hommes ! Tel n’était point le cas de Marcel Devaux, sentimental et secret
naturellement.
Sans qu’il en comprît alors la cause, la plus grande sagesse de Barzilaï et de
Schloesingt venait en grande partie du fait qu’ils connaissaient tous deux très
bien la Bible, totalement inconnue de moi. Barzilaï, d’origine juive, puis
protestante, avait même deux raisons pour cela. Je me trouvais bien maigre avec
le seul appui de la Science.
Heureusement, il y avait Corneille, Hugo, Dumas ! Et ma grand-mère qui nous
les avait lus ! Et mes parents et mes grands-pères ! Par eux tous, le sens de
l’honneur et de la patrie planait dans la famille et l’atmosphère d’internationale
socialiste du milieu, n’empêchait nullement Jean de considérer Bazaine en 1870
et Pétain en 1940 comme des traîtres.
Je voyais parfois mes parents dans la résistance, et imaginais comme un
cauchemar la gestapo ou la police de Vichy venant les arrêter dans leur
appartement. Il fallait revenir, ce qui limitait son courage. Il fallait qu’ils
survivent. Mais il fallait aussi se battre, chacun à sa façon !
Barzilaï venait d’être remplacé dans ses fonctions d’aide de camp militaire de
l’amiral d’Argenlieu. Au cours d’une visite à l’amiral, celui-ci insista pour faire
la connaissance de ce midship qu’il avait rappelé à Nouméa. Cette haute
personnalité dont le nom seul impressionnait et dont l’aspect sévère tenait à
distance toute personne ayant l’intention de l’approcher le reçut, tout intimidé,
avec une extrême courtoisie. Il témoigna même d’une bienveillance qui l’étonna
d’autant plus qu’elle était imprévue. Il parla d’une voix suave et protectrice,
comme s’il s’intéressait personnellement au cas du jeune homme. Peut être était-
ce la douceur évangélique du moine soldat qui se révélait sous l’uniforme, le
secret bonheur de carmélite devant un visiteur qui l’aurait tiré de sa solitude ?
Peut-être, au courant des problèmes sentimentaux de notre aspirant, ayant donné
un avis favorable à sa mutation vers Nouméa, était-il heureux, fervent
catholique, de jouer le rôle d’un confesseur en lui annonçant son admission dans
le royaume de son autorité ?
Quoiqu’il en soit, il fut charmant.
Je repartis tout plein d’espoir dans le genre humain, un peu comme si j’ avais été
rassuré par Dieu lui-même.
Un événement singulier devait se produire pendant l’une des premières escales à
Nouméa. Voilà comment les choses se passèrent, le plus naturellement du
monde. J’avais été au « bain militaire », sans doute un beau dimanche matin.
Devaux devait être de garde, Bureau à la messe, et les autres officiers occupés à
160
d’autres choses, en ville ou peut-être à la plage toute proche de l’anse Vata.
J’avance en costume de bain vers le plongeoir. Un autre baigneur, comme pour
se donner du courage, chante un air, qui porte d’autant plus loin que je le
connais bien : c’est le final du quatrième concerto brandebourgeois. J’écoute,
stupéfait devant une connaissance si rare et si approfondie. Au bout de plusieurs
mesures impeccables, l’homme s’interrompt. Il a, sans doute, remonté
suffisamment le mécanisme pour se jeter à l’eau. Il semble réfléchir un instant.
J’en profite pour entamer, à mon tour, l’andante du concerto pour deux violons.
Je sais que le premier violon entre en jeu à la quarte supérieure dès que le
second violon, qu’il chante, a fini son introduction. Mû par un pressentiment
étrange, il continue… et voilà que l’homme chante à son tour le thème sublime
au bon moment, à la juste hauteur !
Dalsace ! On s’embrasse. Depuis combien de temps ne s’est-on pas vus rue
Froidevaux ? C’était bien lui, l’ancien ami de son père, avec lequel, jeunes
encore, il allait chanter des chorals de Bach dans les rues de Paris ; l’ami qui le
ramenait après les concerts, à des vitesses incroyables dans cette Bugatti qui
semblait échapper aux sifflets des gendarmes. C’était une figure presque
mythique qui surgissait de l’instant, une figure d’un temps presque imaginaire
auquel l’île du bout du monde se rattachait soudain, prenant d’un coup une
existence plus réelle.
Cependant cette rencontre ne devait pas avoir d’autre importance que ce qui
vient d’être dit : Dalsace était artilleur ; il menait une autre vie, et puis il était
d’une autre génération. La page de la musique tournée avec l’extraordinaire
reconnaissance autour de Bach, leurs souvenirs s’arrêtaient. On parla de la
guerre et de comment on s’était retrouvés en Nouvelle Calédonie après s’être
manqués en Angleterre au camp d’Aldershot. Dalsace n’avait pas la possibilité,
hélas ! de manifester ses grands talents sans au moins un piano, et il semblait
d’ailleurs, que personne ne s’intéressait à la musique baroque, ce qui aurait été
le cas si Nouméa était à Londres. Plutôt que de parler des concertos de la
Stravanza de Vivaldi qu’il allait diriger plus tard à Paris (mais qui aurait pu y
penser ?), le capitaine Dalsace préféra reprocher au midship de défiler trop à
l’anglaise, poings fermés et les bras raides, plutôt que plus jovialement à la
française… ce qui était assez vrai et vexa le jeune aspirant formé au R.N.C.
Dartmouth.
Là-dessus, le Chevreuil partit pour une escorte à Sydney.
Sydney, à quelque 900 milles nautiques dans le S.W., soit à trois ou quatre jours
de mer entre 10 et 14 nœuds était une fascinante ouverture pour tout l’équipage
161
du navire, qui n’avait pas vu de grande ville depuis le départ d’Angleterre. Et on
était à l’autre bout du monde !
La traversée s’avéra sans histoire : la flotte de surface japonaise était occupée du
côté de Guadalcanal, sans doute, et ne pouvait pas s’aventurer loin vers le sud
sans être repérée. Restaient les sous marins, seule menace, raison de tous les
convois isolés que l’aviso français devait assurer dans toutes les directions
partant ou arrivant à Nouméa. À part quelques grenadages de ci-et de-là, jamais
confirmés, les sous marins restaient absents. C’était un tout autre type de guerre
que dans l’Atlantique, où les Allemands avec de redoutables meutes de U boats
étaient bien près de couler plus de navires que les Anglais et Américains ne
construisaient, et où, jusqu’ici les grands raiders de surface avaient été écartés,
on sait à quel prix. Dans le Pacifique, on avait à faire à une guerre plus classique
d’escadres avec pour nouveauté, la prédominance des porte avions. Il y avait
aussi beaucoup d’engagements de nuit entre escadres légères. On apprenait, (ou
on allait apprendre) que les Américains avaient une supériorité incontestable
dans l’artillerie, contrôlée par radar, mais que les japonais étaient redoutables à
la torpille, et qu’ils avaient des yeux de lynx. Je me demandais s’il valait mieux
tomber à l’eau dans l’eau froide de l’Atlantique ou risquer d’être mangé par les
requins.
Sydney ! Dès la première escale, c’était vraiment une ville fascinante au fond
d’une rade qui est sans doute une des plus vastes du monde. On y pénètre par un
premier goulet qui ne paraissait pas beaucoup plus large que celui de la rade de
Brest. Le relief assez plat lui enlève tout caractère grandiose, mais la dimension
demeure. Au nord, portant bien son nom, North Head, au sud, Watson’s Bay.
Dans l’axe de l’entrée, sensiblement à l’ouest quelques baies évasées laissent
apercevoir plus au fond un grand pont tout noir, qui paraît ancien et qui masque
un dédale de criques, chacune représentant, sans doute, un mouillage idéal. À
l’arrière plan, très loin, les « montagnes bleues » ajoutent un certain côté de rêve
à la réalité maritime.
On tournait sur la gauche, cap au S.SW. pour passer immédiatement dans un
second goulet avec Watson’s bay à gauche et Georges’s heights à droite. À
droite, North Sydney, à gauche Sydney, délimitent la baie principale, fermée
vers l’ouest par un pont sur lequel passe l’essentiel de la circulation routière. Il
suffit de regarder la moindre carte de la ville pour voir l’extraordinaire dédale de
criques et de ponts qui prolonge, sur une distance considérable vers l’intérieur,
en droite ligne cap à l’W, la route imaginée d’un visiteur.
162
On mouillait toujours à « Botany bay », à la suite du capitaine Cook, à une
certaine distance de la ville (jusqu’où va-t-elle maintenant avec son superbe
opéra ?). Gare à qui mettait les pieds dans l’eau, car on apprenait vite que le
requin de là bas, d’ailleurs d’une rare laideur, est un redoutable mangeur
d’homme !
Un certain nombre de bâtiments de guerre du genre croiseurs légers était un peu
partout dans le grand port. Il faisait toujours beau au cours des escales
heureuses. À la latitude de 35 degrés Sud et à l’abri des grands vents d’ouest qui
déferlent le long des « quarantièmes rugissants », il n’y avait rien d’étonnant,
d’ailleurs. Après tout, c’était la latitude de Valparaiso, ou de la Nouvelle
Orléans ou de Casablanca dans l’hémisphère N. On était toujours, comme dans
toutes les îles, en tenue coloniale kaki ou blanche pour les cérémonies ou
invitations sur des bâtiments de guerre.
C’est ainsi que, au cours d’une escale, les officiers du Chevreuil s’étaient
trouvés à bord du vaisseau amiral le Triomphant, lorsque son commandant, futur
amiral, passait la suite pour aller remplacer à Londres le regretté amiral
Muselier. J’avais revu avec plaisir quelques camarades d’Angleterre (les
occasions étaient rares). Le drame de la disparition du Surcouf n’était pas oublié.
Une extraordinaire impression de liberté semblait émaner immédiatement du sol
australien. Elle était dans l’âme même de la grande capitale qu’est Sydney.
C’était autre chose qu’un nouveau Londres imaginaire au loin des bombes.
C’était un Londres extraordinairement décontracté, un Londres d’une hospitalité
spontanée au point d’être incroyable. Si elle n’avait pas été sincère, l’offre de tel
ou tel passager d’un autobus de venir déjeuner chez lui aurait pu faire songer à
quelque nouveau Marseille. Mais elle l’était. Etait-ce la guerre, la singularité de
voir un Français Libre à côté de soi ?
Une de mes premières idées fut de rechercher le champion de tennis Jack
Crawford. Cela peut paraître puéril, mais c’était le seul australien que je désirais
connaître, l’ayant longuement admiré au cours de matches célèbres au stade
Rolland Garros. Son jeu était tellement esthétique qu’il ne pouvait qu’être pris
pour modèle. D’ailleurs c’était un « gentleman » sur les courts. Hélas ! il n’était
pas là actuellement. Il était évidemment sous les drapeaux. Mais ses fameuses
raquettes presque triangulaires étaient dans le magasin. Je ne devais jamais
savoir ce qu’en pensait mon idole d’alors, ni avoir le plaisir de l’entendre.
J’eus cependant la grande satisfaction au cours d’une autre escale un peu plus
longue, de jouer au tennis, avec ma Slazenger blanche, dans un des grands clubs
de la ville. Il devait bien y avoir 45 ou 50 courts ! Tout timide, et pensant peut
163
être devoir me mesurer à des champions, je me présente à l’entrée, où, le plus
naturellement du monde, on demande mon niveau. Je l’indique. Sans la moindre
hésitation, la réponse vient : « All right ! Just go to court 35, where you will find
three partners, which should fit you. Have a good match ! » (33).
Et, le jeu avait été d’un excellent niveau, et les partenaires charmants. Vive
l’Australie !
Aux nombreuses invitations à déjeuner pour les rares dimanches au mouillage,
j’avais préféré rendre visite à un professeur ami de l’oncle Louis. Il l’avait reçu
très amicalement, et même très naturellement, malgré l’immense distance qui les
séparait, même dans le temps. Quand s’étaient-ils donc connus ? Cela ne pouvait
être pendant sa croisière avec des ethnologues sur la Sémiramis, car Louis était
trop jeune et presque inconnu. C’était forcément bien plus tard, peut-être au
cours d’un congrès. J’étais trop ému de cette rencontre pour retenir les
circonstances dans lesquelles les deux professeurs avaient fait connaissance, et
bien sûr trop ignorant pour oser poser des questions même vaguement
scientifiques sur la nature de leur collaboration. L’important était qu’ils se
fussent connus, dans un voyage loin vers le passé, peut être vers la jeunesse, de
cet oncle que j’avais toujours pris pour vieux et un peu intimidant. Je réalisais
subitement qu’il avait dû être jeune, et que, au cours d’un voyage scientifique, il
avait pu travailler avec ce professeur.
Je ne l’avais pas revu. Au fond, c’était une visite de courtoisie à un homme âgé,
avec qui je n’avais pas d’histoire commune, sauf d’avoir connu l’oncle Louis.
Peut-être cette rencontre avait-elle été plus importante pour l’exilé du bout du
monde, heureux de retrouver un peu de cette famille éclatée dans ce biologiste
retrouvé on ne savait comment, que pour cet homme, aussi sympathique et
accueillant fût-il. Comment, depuis la si belle ville au si beau climat, retraité de
la recherche, loin de toute activité militaire, pouvait-il imaginer le drame du
désastre de 1940 avec le cortège de malheurs et de menaces qui s’en étaient
suivis ? Il avait sans doute fait la guerre de 14-18, l’excellent collègue de
l’oncle, mais il ne pouvait imaginer ce que c’était que de savoir son pays
abandonné à l’ordre nouveau de la croix gammée, et sa famille constamment
menacée. Certes, les japonais pouvaient toujours gagner, mais ils n’avaient pas
débarqué, et les chances d’une invasion étaient minces. D’ailleurs, c’était si loin,
le Japon ! Sydney était, avec les Nouvelles Hébrides, la destination la plus
fréquente des escortes, en dehors de quelques navires isolés plus à l’Est, vers les
Tonga. Les escales étaient courtes, mais constituaient un extraordinaire bain
dans la chaude respiration de ce pays si accueillant.
164
Une fois, on avait été au jardin botanique voir les kangourous et les charmants
petits ours Panda. On était vraiment en Australie, ce pays qui, au cours de la
dérive des continents, avait vu se développer et survivre des espèces inconnues
partout ailleurs. Ces considérations pleines d’émerveillement étaient combattues
par l’affreuse tête des si redoutables requins, dont le midship ne savait pas s’ils
étaient, eux aussi, australiens d’origine ou s’ils avaient adopté le pays, sans
doute pour des raisons alimentaires. Au moins, la plupart des autres requins,
dont certains seulement étaient mangeurs d’homme, étaient-ils beaux à voir, de
préférence dans les aquariums. Ilse souvenait d’un excellent nageur à Tahiti, qui
faisait régulièrement de longues nages hors des lagons, souvent escorté par un
requin qui le suivait comme un chien. Belle illustration du fait que les requins de
là bas sont inoffensifs. Quelle belle étude à faire sur le sujet ! Y avait-il des
meutes d’une même race avec des traditions différentes dans des îles distantes
d’une centaine de milles seulement, ou des types différents de squales ? Mais
qui se porterait volontaire pour ce genre de mission ?
En attendant, c’était la guerre, avec, souvent, ses côtés exaltants. Quel noble
sentiment que de se sentir impliqué dans une grande cause, plutôt que de subir la
servitude. Quelle fierté de serrer la main à l’un de ces officiers anglais ou
australiens, représentant d’une France qui n’avait pas abandonné. Que
pensaient-ils de lui ? N’auraient-ils pas obéi, eux si disciplinés, à la hiérarchie
officielle ?
Au cours d’une escale, les officiers du Chevreuil furent invités à bord d’un
croiseur léger, non loin de leur mouillage habituel. C’était un des côtés agréables
de la vie dans ce grand port, et une occasion de connaître la marine de ce
lointain pays. Or, le plaisir de parler Anglais avec de nouveaux camarades de
guerre se trouva bientôt entièrement dirigé sur une ravissante jeune femme. Elle
était blonde, comme le soleil de midi. Elle portait une robe d’un bleu céleste qui
prolongeait ses yeux. Son Anglais était distingué et fluide (peut-être était-elle
anglaise après tout). Ils parlèrent. Ils dansèrent. En quelques instants, elle avait
éclipsé ses belles des îles. Elle était la femme du commandant en second. Elle
avait comme la jeunesse éternelle des vingt ans. Lui, sensiblement plus âgé, était
distingué et conventionnel, très anglais et bien élevé, comme il se doit.
Je m’appelle Beverly, dit-elle au beau midship. Venez prendre le thé chez nous
demain. Je serais heureuse de vous avoir. Je vous donne mon adresse, dans le
centre de la ville, non loin de l’appontement. I hope to see you ! (34)
Il s’endormit sur ces paroles charmantes, l’image de la Beauté dans les yeux.
165
Le lendemain, le Chevreuil recevait l’ordre d’appareiller pour rallier Nouméa
sans tarder.
166
Chapitre 17
Après une traversée sans histoire, comme jusqu’ici entre la Nouvelle Calédonie
et l’Australie, le Chevreuil retrouvait Nouméa. Après la rade grandiose de
Sydney et la ville si intéressante, si vivante, si nouvelle, où les habitants vous
invitaient chez eux dans une atmosphère de dernier refuge d’une Angleterre du
bout du monde, que la langue anglaise semblait protéger, le retour dans la petite
province française de Nouméa avec une rade à son échelle, réduite maintenant à
de plus justes proportions était à vrai dire, reposant.
L’excitation passée de parler Anglais dans un pays que son immense étendue
semblait rendre invulnérable (on oubliait qu’il était à peine plus peuplé que
Londres), parler Français était, en soi, un peu comme un retour en France.
Et puis, je retrouvais mes amis de Londres ou d’avant guerre. Ainsi Barzilaï,
ainsi Wlérick, ainsi Delouche, ainsi Dalsace, toujours brillant causeur et
musicologue inégalable. D’autres personnages surgissaient, provenant de
l’entourage immédiat de l’amiral d’Argenlieu. Certains étaient de passage,
comme l’officier interprète et du chiffre de Vésins, homme d’une distinction
hors pair.
Un autre élève dans cette même fonction, du nom de Jean-Pierre Montaigne,
embarquait sur le Chevreuil, dont il allait être un caractère intéressant. Grand,
maigre, dégingandé, il était l’antithèse vivante de l’officier type, ce qu’il
manifestait volontiers à chaque occasion, avec un talent indéniable, dû à sa
formation exclusivement littéraire et à un désir de briller qu’il tenait d’une
admiration justifiée pour un père qui n’était autre que Giraudoux, d’un fils dont
la vocation principale était de le suivre. Il différait en cela de notre midship que
la vocation maritime éloignait de la carrière magistrale de ses deux grand pères
167
ou celle à venir de son père. Comme lui, il tenait beaucoup à son Anglais
impeccable, mais un accent d’Oxford auquel il tenait manifestait un snobisme
caractéristique. Cela n’allait pas tarder à créer une rivalité farouche entre lui et le
B.N.L.O. John Templeton, qui, lui aussi affectait un Anglais très distingué.
D’origine à moitié Française, il lui était particulièrement désagréable, lui citoyen
britannique désigné à servir sur un bâtiment français, de se voir concurrencé par
un amateur venu d’Outre-Manche qui prétendait avoir étudié à Oxford.
La raison principale du retour accéléré du Chevreuil à Nouméa était le désir de
l’amiral d’Argenlieu, sans doute motivé au plus haut degré, de promener le
pavillon et la croix de Lorraine un peu partout dans le Pacifique, afin de
manifester la présence de la France dans les antipodes. Et, ce n’était pas
l’éloignement de Nouméa qui allait être ressenti comme un abandon de l’île,
maintenant sauvée, aux forces d’invasion.
Après l’Australie, la Nouvelle Zélande s’imposait.
On était en août 1942.
Le commandant s’organisa sans délai pour loger les passagers : l’amiral
disposerait de sa chambre et de son carré, tandis qu’il dormirait dans sa chambre
de veille, à la passerelle. Le commandant Cabanier, chef d’état-major,
disposerait de ma chambre à l’arrière. De Vésins irait chez Barral, curieuse
association !
Les jours d’attente parurent longs et ennuyeux. Pour parer au manque d’exercice
physique, j’allais souvent à l’anse Vata ou au bain militaire avec François
Bureau, de tempérament sportif (il jouait au golf).
Enfin, on appareilla.
Le moral était excellent, d’autant plus que le temps était au beau et devait se
maintenir ainsi tout le long de la traversée, qui est sensiblement plus longue et
plus exposée que celle pour Sydney. En effet, Wellington, escale prévue, est
sensiblement à vingt degrés de latitude plus au sud que Nouméa, en plein dans le
trajet du grand vent d’Ouest des quarantièmes rugissants. Mais, la mer était
belle, ce qui n’est pas le cas le plus fréquent là bas, en plein hiver austral, et les
quatre jours de traversée, sans souci d’escorte, furent un réel moment de détente.
La route était pratiquement plein Sud, les deux villes étant sensiblement sur le
même méridien. L’amiral, souvent à la passerelle, était grave (comme toujours)
et souriant, heureux d’avoir une nouvelle mission à accomplir. On faisait mieux
connaissance avec les deux officiers interprètes et du chiffre, si différents de
caractère, et que l’on allait longtemps côtoyer.
168
Puis ce fut l’arrivée, le premier contact avec l’île immense du bout du monde.
Dans l’excitation de l’arrivée devant la baie de Wellington, en apparence
protégée des tempêtes du détroit de Cook, notre midship ne réalisait pas qu’il se
trouvait aux antipodes de Madrid, entre deux îles d’une surface totale
équivalente à celle du Japon ou des Philippines. Il n’avait d’yeux que pour la
majesté du paysage, enserré entre les contours montagneux qui dominaient la
mer dans le fameux détroit. Quand le spectacle fut oublié, il regarda sur la carte
et vit que l’île Nord est dénommée l’île fumante et qu’elle est volcanique, tandis
que l’île du Sud, sensiblement plus étendue s’appelle île de Jade et s’élève plus
haut dans les Alpes néo-zélandaises. Mais il n’était pas concerné par ces détails
géographiques.
Une réception pour l’amiral fêta l’arrivée de manière très cordiale. La durée de
la visite était trop brève pour être autre chose qu’officielle, mais suffisamment
longue pour remarquer la différence entre la colonisation de l’Australie et celle
de la Nouvelle Zélande. L’Australie avait été d’abord (comme la Nouvelle
Calédonie) terre de déportation. La Nouvelle Zélande était une terre de
peuplement beaucoup plus élitiste. Si les populations d’origine avaient partout
été refoulées, même légalement, la différence d’accent frappait immédiatement,
ce qui, en Angleterre est caractéristique de classe sociale. L’accent néo-
zélandais était, effectivement, plus distingué, peut-être, que l’accent australien (à
l’exception de celui de la si ravissante Beverly) ou américain. Cela n’avait, bien
sûr, aucune importance, mais c’était une donnée historique immédiate, en tout
cas pour le jeune midship, passionné de langues.
L’atmosphère anglaise retrouvée ici aurait mérité, sans doute, un long temps
d’apprentissage, et on n’était pas long à regretter l’irremplaçable chaleur du
contact australien de l’homme de la rue.
Je ne tardai pas à remarquer l’origine d’un certain malaise intérieur: ici, les
indigènes étaient mes chers Maoris. À Tahiti, ils donnaient l’âme du pays, sa
langue populaire si charmante, ses chansons, ses danses. Tout le monde parlait
Français et Tahitien. Ici, ils avaient été majoritairement dépossédés de leur terre,
et écartés du pouvoir. J’en voulus subitement aux Anglais. J’ aurais dû en
vouloir aussi aux Français d’avoir fait la même chose en Calédonie, et, en fait à
tous les colonisateurs, mais c’était les Tahitiens que j’ aimais. C’était ainsi !
L’époque n’était pas, d’ailleurs, à l’analyse du racisme plus ou moins
préférentiel, préoccupation du temps de paix. Gagner la guerre, sauver la
civilisation, cela seul comptait.
Et, pour l’instant, profiter des agréments de la belle capitale des antipodes !
169
Comme il a été dit, aucun lien particulier n’avait eu lieu avec les autorités
locales, et aucun navire de guerre néo-zélandais n’était visible du quai où le
Chevreuil était accosté. Rien d’étonnant à cela, le port militaire étant Auckland,
sur la pointe Nord de l’île Fumante.
On se promena donc dans la ville, luxueuse et moderne, où la pauvreté semblait
inimaginable. On alla au cinéma, activité presque oubliée. On jouait « To be or
not to be », ce qui fut jugé très bon par le commandant, le midship, de Vésins et
Montaigne, jury d’une certaine compétence, mais que le manque d’entraînement
dans l’appréciation d’un film en Anglais pouvait rendre contestable. Pour ne pas
souffrir de mal nutrition, ces messieurs avaient pris la précaution d’aller dîner au
Waterloo, magnifique hôtel. Etre servi dans une salle luxueuse par du personnel
en habit, qui avait l’air ravi de vous présenter des plats raffinés (même à
l’anglaise, ils étaient fort bons) cela faisait partie du rêve des antipodes, dont il
ne fallait pas sortir. Finis les repas copieux et rustiques du Chevreuil, que le
brave cuisinier canaque du nom de Aminé servait consciencieusement dans le
carré où, à la mer, les hublots étaient fermés et les mouvements souvent si
brutaux qu’il n’était pas question de manger sans la table à roulis qui, seule,
empêchait les assiettes verres et bouteilles de s’envoler pour retomber à terre ou
s’écraser sur les cloisons.
Pendant que l’amiral et sa suite assuraient la représentation de la France Libre
au plus haut niveau, nos midships étaient invités à titre amical par un français,
représentant de Michelin et son épouse. Ce couple sympathique connaissait bien
la famille Martin, à Tahiti. Quoi ! Vous connaissez donc notre amie Rose ?
demandèrent d’une seule voix le commandant et son midship. C’était bien le
cas. Les distances dans le Pacifique sont grandes, mais les Français peu
nombreux. À vrai dire, cela était normal.
On fit une belle promenade avec ces nouveaux amis, qui, le lendemain vinrent
déjeuner à bord. J’étais de garde et pus ainsi leur faire mes adieux.
La veille du départ, un grand cocktail eut lieu chez le commandant de la base, en
présence des consuls de Pologne, des Pays Bas, de la Belgique, de la Chine, et
des U.S.A, puis on appareilla pour mazouter à Auckland.
Dès l’appareillage de ce port, qui n’était pas une escale, le temps commença à se
gâter pour devenir de plus en plus menaçant : Il fallait affronter une queue de
cyclone Les vagues, de plus en plus énormes frappaient la proue du navire, qui
descendait comme dans un gouffre pour remonter en haut d’une montagne
liquide déferlante, d’où elle retombait dans un grand bruit de tôles froissées pour
s’enfoncer jusqu’au dessus de la teugue dans le creux de plus en plus profond,
170
épargnant de justesse le canon avant d’un bain forcé. On se cramponnait à la
rambarde de la passerelle et on calculait son passage sur le pont vers le carré en
disant : « Tiens bon ! Tu ne vas pas tomber à l’eau maintenant ! » ou en espérant
que les quelques millimètres d’épaisseur de la coque étaient assez solides pour
résister à une telle furie.
Cela dura deux jours et deux nuits, sans que l’on puisse savoir quel spectacle
était le plus angoissant, le plus lugubre ou le plus beau.
Le commandant, l’amiral, le commandant Cabanier étaient fréquemment à la
passerelle, calmes et rassurants, chacun dans son rôle.
Toujours le sang froid, la tête claire pour prendre la bonne décision. Toujours
donner l’exemple ! Belle leçon qui n’est pas donnée à tous.
Puis le cyclone s’éloigna. La baleinière, sur son bossoir du pont milieu, était
pulvérisée. La rambarde de la plage avant, malgré son importante section, était
tordue sur une bonne longueur du côté bâbord, où elle encaissait les plus gros
chocs en heurtant de plein fouet toute la force de la lame, comme pour avertir du
danger.
Notre midship avait noté la justesse de la manœuvre qui consiste à prendre la
cape bâbord amure dans l’hémisphère Sud. Tout navigateur savait en effet,
depuis les études du savant Buys Ballot qu’il faut commencer par observer le
sens de giration du vent pour savoir si l’on se trouve dans le quadrant dangereux
de la trajectoire du cyclone. Tel était le cas. Il fallait donc, effectivement faire
face à la mer en la recevant sous un angle d’une vingtaine de degrés sur la
gauche de l’avant. Gare au commandant qui, venant de l’hémisphère Nord,
oubliait qu’il ne fallait plus prendre la cape tribord amure, ce qui l’aurait alors
entraîné dans le centre de la trajectoire.
En pensant à sa chère Bretagne, il regrettait encore plus pendant la tempête, que
ces règles n’aient pas été connues des capitaines des goélettes d’Islande ou de
Terre Neuve, qui croyaient diminuer le danger en fuyant vent arrière. Hélas ! ils
n’avaient pas non plus de météo ni ne savaient vraiment le plus souvent leur
position.
Ces deux jours affreux passés, on arriva sans difficulté à Nouméa.
La petite ville paraissait à nouveau un havre de paix en terre française, et c’est
avec la gratitude d’un chien fidèle qui revient au logis que le Chevreuil accosta.
L’amiral, sentant s’éloigner le danger d’une invasion japonaise, avait décidé de
poursuivre sa politique de démonstration de la présence du pavillon français
dans les îles des Nouvelles Hébrides, à mi-distance du point chaud de
Guadalcanal, où le Chevreuil s’était déjà rendu à plusieurs reprises sans voir
171
l’ennemi. Cette fois, on ferait appel également au Cap des palmes. Il porterait sa
marque sur le Chevreuil, plus représentatif de la marine que le croiseur
auxiliaire, pourtant armé en guerre, sur lequel il serait représenté par le
commandant Cabanier, illustre sous marinier, estimé de tous et admiré par la
Royal Navy pour ses missions périlleuses.
L’amiral envisageait de diriger ensuite personnellement une longue campagne
de recrutement dans les îles de la Société.
Cette perspective remplissait de joie notre jeune midship, comme on peut
l’imaginer.
Elle faisait aussi paraître le temps plus long. On s’occupa tant bien que mal en se
baignant à nouveau à l’anse Vata ou au bain militaire, toujours efficacement
abrité des requins. On fit une excursion dans la brousse, avec un épisode de
voiture en panne (naturellement, cela était dû à une mauvaise organisation de ce
capitaine de l’armée de terre, que personne ne connaissait, d’ailleurs !). On eut
le plaisir de se retrouver avec Dalsace et, surtout Barzilaï. On revit l’excellent
capitaine polonais Cékutovitch, à qui on rappela les exploits comme directeur de
tir sur le Courbet. Il paraissait fort épris d’une jeune métropolitaine qui avait
passé son enfance dans cette si lointaine province. Elle l’aimait, mais cet amour
était comme renforcé par celui d’un homme qui venait de cette Europe des
antipodes à laquelle elle la rattachait, et à la défense de laquelle elle semblait
désormais participer. C’était un noble sentiment, et j’en fus heureux pour les
amoureux.
Il y eut, finalement un cocktail offert par l’amiral, toujours grave et intimidant
(c’était dans sa conception du commandement autant que dans sa nature
méditative). Son bras droit, admirateur autant qu’admiré, était une séduisante
Anglaise d’origine Française qui l’avait rejoint depuis Jersey. On l’enviait, on la
craignait, on l’admirait. C’est elle qui, comme je me présentais, avait tenu à
m’offrir une croix de Lorraine numérotée, en argent, que plus tard je donnerais à
ma mère. Il est des détails qui sont des symboles. Comment, dit elle vous n’avez
pas reçu la croix en argent, à ce que je vois sur votre poitrine ? Est-ce vrai ?
C’était la stricte vérité, puisque je n’avais jamais été à Londres auprès de
l’amiral, ou d’une quelconque autorité apte à donner cette distinction, qui était
en fait un souvenir personnel que l’élégante secrétaire de l’amiral était, sans
doute, heureuse de donner. Devinait-elle que ce geste et cette croix ne seraient
jamais oubliés ?
Quelques jours plus tard, les deux navires appareillaient…
172
Le condominium des Nouvelles Hébrides, à peu de distance des îles françaises
Loyauté, sont à peine à un jour de mer au Nord de Nouméa pour la plus proche,
Eromango, suivie de peu par Vaté, Ambrim, Mallicolo, Pentecôte et Maévo, et
surtout, juste à l’Ouest de celle-ci, Espirito Santo, île la plus importante et la
plus majestueuse du groupe. Avec ses 1800 m. d’altitude elle est plus haute que
la Nouvelle Calédonie. Entièrement couverte de forêts, elle offre peu d’intérêt.
Le principal mouillage pour la petite escadre de la France Libre était Port Vila,
centre administratif et capitale, sur l’île Vaté.
C’est un ensemble de petites îles volcaniques boisées, s’étendant sur une
longueur sensiblement supérieure à la Nouvelle calédonie. Je me demandais
pourquoi la plupart des îles, à part les Salomon étaient nouvelles : Nouvelle
Zélande, Nouvelle Calédonie, Nouvelles Hébrides, Nouvelle Irlande, Nouvelle
Bretagne, Nouvelle Guinée, ceinturaient ainsi tout l’Est au Nord de l’Australie
qui, à elle seule, signifiait l’hémisphère austral. Sans doute avaient-elles été
nommées en partie, les unes par Cook, les autres par Bougainville, vers les
années 1780, par la ressemblance qu’elles avaient avec des terres d’Europe.
D’ailleurs, d’autres terres avaient été déclarées nouvelles du côté de l’Amérique,
comme la Nouvelle Ecosse, le Nouveau Brunswick, Terre Neuve…
En attendant, on avait mouillé là bas. La tournée de représentation s’achevait
dans une île secondaire de cet archipel secondaire, quelque part au Nord de
Espirito Santo. Peu importait au jeune midship, qui n’avait jamais ressenti pour
ces Nouvelles Hébrides le moindre attachement, contrairement à la Nouvelle
Calédonie. Chaque fois une plage, des cocotiers, et ensuite la forêt, toujours la
forêt. Pratiquement aucun contact avec ces mélanésiens, plus sombres encore
que les kanaks de Calédonie et peu ouverts à la civilisation, ce qui était leur droit
le plus strict, mais limitait les quelques échanges de vue dans une langue
indécise, plus anglaise que française. La triste fin de Cook et de la Pérouse, il est
vrai dans des îles plus au Nord, ajoutait un soupçon de cannibalisme à
l’atmosphère trouble de ce bout du monde resté sauvage dans le sens inquiétant
du terme. Et, cependant, la France y promenait son drapeau pour le protéger de
la barbarie jaune qui déferlait aux couleurs du soleil levant. En était-il conscient,
ce monde ?
La navigation vers ces Nouvelles Hébrides était plus intéressante que vers le
Sud. Comme toujours, il fallait d’abord franchir la passe, très large, dans le
lagon corallien qui entoure la baie de Nouméa, mais ensuite, on passait à
l’intérieur de l’île aux pins pour doubler la pointe Sud de la grande île. Notre
midship ne s’intéressait guère, parmi tous ses soucis, au fait que c’était le
173
célèbre Cook qui, le premier débarqué en Calédonie, en 1774, avait trouvé
qu’elle ressemblait à l’Ecosse, ce qui répondait à une de ses questions. Il avait
également baptisé l’île aux pins, qui portait bien son nom, et fut franchie
rapidement, une fois de plus.
Ensuite, la route était simple et agréable tout le long de la côte Nord-Est de la
grande terre, à l’intérieur de la guirlande d’îles coralliennes de Maré, Lifou, de
la Loyauté et des récifs qui les prolongeaient. Que le lecteur se rassure : à côté
de la largeur de la passe de Nouméa, la distance d’une centaine de kilomètres
qui sépare cette guirlande de la côte était largement suffisante pour laisser passer
le petit aviso !
On était en septembre 1942. La très importante et longtemps indécise bataille de
porte-avions de Midway venait de rétablir un équilibre, tout relatif, entre les
forces navales dans le Pacifique. Le désastre avait été évité d’extrême justesse,
on l’avait appris plus tard, grâce à une décision risquée d’un commandant
américain qui remplaçait le commandant en titre pour une raison inconnue. Il
avait en effet accepté de se démunir de la protection de sa dernière escadrille en
l’envoyant, à limite de portée attaquer l’escadre ennemie, coulant un ou deux
porte-avions dont les avions se ravitaillaient. L’audace avait payé ! Cependant,
hormis Nouméa dans ce théâtre d’opérations, les bases navales et terrestres
restaient japonaises, faisant toujours peser une menace, moins immédiate mais
réelle sur le Nord de l’Australie à partir de Port Moresby en Nouvelle Guinée et
sur la Nouvelle Calédonie à partir des îles Salomon, où Guadalcanal donnait
lieu, ou allait donner lieu à de sérieux affrontements entre torpilleurs.
C’est dans ce contexte que l’amiral d’Argenlieu avait jugé important de montrer
la petite division de la France Libre dans le groupe d’îles voisines de la zone du
conflit : La plus proche des Salomon était à 400 milles nautiques d’Espirito
Santo, elle-même à la même distance de Nouméa. Qui se serait douté de la
proximité du danger dans le calme absolu de cette escale, toute noyée dans la
luxuriante forêt et sans aucune protection militaire apparente ? Il faut croire
qu’elle ne valait pas la peine d’un débarquement.
D’ailleurs, le Chevreuil avait déjà fait escale dans ce groupe d’îles, notamment à
Port Vila.
C’est donc tout naturellement que la petite force, qui comprenait, on s’en
souvient, le Cap des palmes se préparait, à appareiller pour regagner Nouméa.
C’était dans la soirée. Demain dans la matinée, on serait arrivé.
Soudain, tous les officiers sont convoqués par l’amiral à bord du Chevreuil. Il
est à côté du commandant Cabanier et du commandant Fourlinnie.
174
Messieurs, dit-il, les nouvelles sont graves. Marine Nouméa nous transmet un
message d’extrême urgence du commandement américain. Leur aviation de
reconnaissance signale une « force non identifiée comprenant plusieurs croiseurs
et bâtiments légers. Contact perdu à 18h30. Il est 18h45. D’après la position
signalée, cette force peut, selon sa vitesse, viser une attaque de Nouméa à l’aube
ou préparer un débarquement à Port Vila comme tête de pont intermédiaire, soit
encore attaquer des convois américains. Dans tous les cas, nous devons
appareiller d’urgence à vitesse maximale vers Nouméa, où je dois rejoindre mon
poste. Là bas, nous saurons faire face. Ici, nous n’avons aucune chance. J’en ai
parlé avec le commandant Cabanier : le mieux est de nous séparer, pour qu’au
moins l’un de nous puisse arriver et organiser la défense. Il prendra la route
extérieure sur le Cap des palmes. Je prendrai la route intérieure sur le Chevreuil.
S’il le faut, nous saurons mourir.
La mer était calme comme un grand lac, tout scintillant sous la lune. Au moins
on verrait l’ennemi de loin (et lui aussi) ! C’était une belle nuit si c’était la
dernière, une nuit pleine d’éternité.
Je pris le quart de 20 à 24. Les îles les plus proches s’étaient vues longtemps
tellement il faisait clair, puis avaient disparu pour laisser place à la solitude
absolue du large, dans l’attente de la mort. Le bateau vibrait joyeusement dans
l’exaltation de sa jeunesse retrouvée. On devait bien marcher à 18 nœuds ! On
avait perdu de vue le Cap des palmes. Lequel passerait, s’il passait ?
Je scrutais l’horizon régulièrement. Rien ! Toujours rien ! De temps en temps, je
pensais à mes parents, à Paris. Se doutaient-ils du danger ? Il parait que de telles
prémonitions s’étaient vues mais c’était insensé. Même Dieu, même le Hasard
n’en savaient rien, même si les voies du Seigneur sont insondables. C’était
simplement le Destin ! Le Destin, qui ne parlait ni Français ni Japonais….et
pourtant ?
Le commandant et parfois l’amiral étaient montés à la passerelle après avoir
dîné. Tout était calme. La mer était comme un grand miroir scintillant sous la
lune. Aucune silhouette suspecte à l’horizon. À vrai dire, si l’escadre signalée
attaquait Nouméa, c’est à l’aube que la rencontre aurait lieu. Si elle visait Port
Vila, il était probable qu’elle entrerait en action également à l’aube, après avoir
réduit de vitesse … mais comment savoir ? Elle pouvait aussi maintenir son
allure dans un autre but, et remonter vers Guadalcanal dans un vaste mouvement
autour des îles sud des Hébrides, envoyant par le fond tout ce qui serait sur son
passage, ce qui était peut être mieux connu d’eux que de l’état major de la
France Libre. Dans ce cas, la rencontre était imminente.
175
À minuit et demie, le quart passé à Devaux, je descendis prendre un peu de
repos, s’attendant à être réveillé d’un moment à l’autre par le klaxon de rappel
aux postes de combat. J’avais demandé à être réveillé un quart d’heure avant
l’aube.
L’aube était venue.
On était en vue de la passe de Nouméa. Le récif blanchissait droit devant les
regards incrédules avec les premières lueurs du jour.
Rien ! Toujours Rien !
Le Chevreuil n’allait pas être coulé ! On n’allait pas mourir.
Le Cap des palmes arrivait quelque temps après. Il n’avait rien vu.
C’était une fausse alerte : l’avion avait pris une force américaine pour une force
ennemie. Erreur de signalisation de la part de l’Etat major, comme pour le
malheureux Surcouf.
Mais, qui eût pu s’en plaindre, dans le bonheur d’être en vie ?
176
Chapitre 18
L’alerte avait été, finalement, un exercice irremplaçable. Elle avait démontré la
valeur du commandement et des hommes. Tels Dostoïevski gracié par le Tsar,
ils appréciaient encore mieux la vie après avoir manqué la perdre, et leur
entreprise pour la sauver avec la liberté leur apparut soudain dans toute sa
grandeur farouche. Vivre libre ou mourir. Seul cela comptait !
La menace, finalement imaginaire, qui avait pesé sur les navires français, devait
avoir une conséquence imprévue à bord du Chevreuil : le remplacement du
B.N.L.O. John Templeton Officier de liaison britannique. On comprenait qu’il
avait blessé le commandant Fourlinnie en critiquant ouvertement la réaction des
Français devant le message, pourtant incontestable, de l’aviation de
reconnaissance de l’U.S Navy. Ceci aurait eu lieu devant des officiers
britanniques, ce qui justifiait une réaction officielle. Personne ne comprenait
l’attitude de John, dans cette trahison incompréhensible. Si, au moins, il avait été
saoul ! Mais non ! Il ne buvait pas. Comme tous les Anglais, il appréciait le
sherry vers 18 heures et le porto après le dîner. Il était du genre à préférer le
whisky Ballantines ou White Horse, approvisionnés par la Royal Navy à la
bière, qu’il eût sans doute réservée pour l’équipage, qui sait ce soir là ? Etait-ce
une plaisanterie mal comprise ? Après tout, le commandant Fourlinnie ne parlait
pas très bien anglais, pas plus que les autres Français, sauf Jean Pierre
Montaigne, absent lors de ce fâcheux incident. Peut-être l’ascension fulgurante
et totalement imprévisible du jeune officier de réserve de la « royal volontary
reserve » au grade d’amiral après qu’il eût servi comme aide de camp de lord
Mountbatten aurait elle permis, si elle avait été connue, de déceler une
formidable ambition, dont cette attitude aurait été un signe avant coureur. Si cela
177
était le cas, il savait prendre des risques pour se faire remarquer ! Personne,
évidemment, ne pouvait penser cela, sauf à imaginer une protection à un niveau
très élevé.
Quoiqu’il en soit, il était remplacé par le B.N.L.O. Jackson.
On aurait difficilement imaginé personnage plus différent. Il n’était pas
aristocratique mais jovial et très « classe moyenne », ce qui facilitait les relations
de carré. Il n’était pas un intellectuel raffiné mais professeur de golf. Il n’aimait
pas Mozart mais Charles Trenet et les chansons populaires françaises ou
anglaises, de préférence légères. S’agissant de femmes, sujet inconnu à John,
Peter préférait dire « they are all very nice until you marry them ! » (35). On
apprenait peu après qu’il avait été marié …à une Française. En fait, j’étais seul à
regretter John Templeton à cause de son Anglais distingué et surtout parce qu’il
était le seul à bord à connaître le nom de Mozart à part il est vrai, depuis peu
Jean Pierre Montaigne. Mais il s’entendit tout de suite très bien avec le nouvel
arrivant. Qui ne l’eût fait ? On parla de Perth, cette ville à l’autre bout de
l’Australie, semble-t-il fort attrayante, d’où il venait. Peter expliqua au midship
tous les avantages du golf sur le tennis, notamment qu’il était praticable sous les
tropiques, à toute heure de la journée, et à tout âge. On pouvait jouer en
handicap réel avec des joueurs de tous niveaux, ce qui était purement illusoire au
tennis malgré l’idée même du classement en nombre de points par jeu. Je
répondais préférer l’affrontement de deux joueurs entre eux, ou de deux équipes,
au jeu solitaire de chaque joueur contre lui-même qu’impliquait le golf. Il y avait
un facteur humain irremplaçable, que Peter s’efforçait de minimiser en disant
que le style, au golf, était un absolu qui ne dépendait pas du jeu de l’adversaire,
Je contestais en expliquant que, justement, une des beautés du tennis était
l’adaptation du style à tous les jeux. Toute conciliation était impossible ;
d’ailleurs on n’avait pas entendu parler de golfeur se convertissant au tennis, et
nos deux passionnés étaient trop jeunes (on l’oublie toujours) pour mentionner
les vétérans de la raquette qui se tournaient vers le club du golf.
Les deux camps restaient sur leurs positions, et, de toute façon ne pouvaient pas
jouer l’un contre l’autre sauf avec des mots qui furent vite épuisés, mais en fait
les rapprochaient. Ils les rapprochaient plus en fait que leur référence commune
à Mozart, déjà partagée par beaucoup, ne me rapprochait de John. Il y avait fort
peu d’occasions de passer l’un des quelques disques en leur possession, et la
musique n’est pas un sujet de conversation sauf entre musicologues ;Notre
midship n’avait jamais réussi à décrire le style de Mozart, de Bach, de Haydn
pour en faire apparaître la beauté par rapport à d’autres musiciens. Que la
178
comparaison entre le tennis et le golf était donc facile, et que les arguments
s’emboitaient bien les uns dans les autres !
La bonne humeur de Peter était un atout certain pour le carré, et il savait dérider
les plus renfermés en les orientant vers quelque conversation amusante. Quel
atout à bord d’un petit bâtiment qui roule bord sur bord tous hublots fermés dès
que la mer se lève un peu !
À vrai dire, le remplacement de John Templeton n’était peut être que l’un des
changements que la tradition de la marine encourage, en principe, au bout
d’environ deux ans de service à bord. Quoiqu’il en soit, la nouvelle qu’un grand
carénage aurait lieu près de Los Angeles après la tournée de représentation avec
l’amiral d’Argenlieu en Océanie avait entraîné le remplacement de Georges
Barral, nommé sur le Cap des palmes. Sans doute avait-il demandé, jeune marié,
à rester le plus longtemps possible entre Tahiti et la Nouvelle Calédonie, sachant
que le Chevreuil allait être détaché de la base de Nouméa pendant de longs mois
(trop courts pour les autres midships !).
Le nouvel embarqué, du nom de Jacques Legrand, avait rallié la France Libre en
juillet 1940, avec ces jeunes aventuriers de l’honneur qui avaient tenté
l’impossible. Comme la plupart, il était élève officier de la Marine marchande. Il
avait traversé la Manche sur le vieux cuirassé le Paris. Il était mince, aux
cheveux bruns. Il avait l’air sérieux, presque trop. Il était peu bavard. Son regard
avait quelque chose d’intimidant, d’un peu glaçant, peut-être par timidité, qui
faisait obstacle à l’échange des idées. Là encore, il était tout l’opposé de la
« grande gueule » du grand blond Georges Barral. Mais, c’était « un marin
qu’avait d’la malchance » comme dans la chanson. Il allait être débarqué en
avril 1943 pour être hospitalisé à Nouméa, et, ayant repris du service allait
sauter, en septembre 1950, sur une mine de la baie de Saint-Cast, avec la frégate
Laplace. En apprenant ce drame, si longtemps après l’époque héroïque, je
regretterais de ne pas l’avoir mieux apprécié.
En attendant de nouvelles aventures, la vie continuait à bord, laissant aux
nouveaux embarqués le temps de s’accoutumer à leur nouveau navire, à leurs
nouveaux camarades, ainsi qu’à ceux dont ils seraient responsables. La tempête
qui sévissait au large n’engageait guère les sorties. On en profitait pour lire, en
dehors des tours de garde, des inspections de permissionnaires et de l’entretien
journalier du matériel.
Lire ! J’étais véritablement inculte sans le réaliser. Sans doute influencé par
Jean qui, après des heures d’étude au laboratoire et passées ses recherches la nuit
devant son microscope pour l’étude du mouvement brownien, aimait s’endormir
179
en lisant un roman policier de la série à couverture jaune « le masque », j’ avais
dévoré cette collection au lieu de m’attaquer à des livres plus instructifs. Il est
vrai qu’il y avait la remarque jamais oubliée, faite un jour sur l’Eglantine par
Eve Curie, brillante figure littéraire de passage « .Quelle chance d’avoir tant à
découvrir ! Ne lis pas encore les grands livres pour pouvoir les apprécierplus
tard ! ». Heureusement pourtant, sa chère grand’mère lui avait lu, on ne l’a pas
oublié, « Les misérables » ainsi que les grands romans d’Alexandre Dumas. Qui,
parmi ses camarades, avait eu cette chance ?
Le concours de l’Ecole Navale et la guerre avaient tout balayé.
Notre midship avait déjà 21 ans !
Il fallait profiter de ce temps libre qui s’offrait pour ouvrir son esprit.
Incité par Bureau, il avait lu avec intérêt « Le livre de San Michel », qui lui avait
fait découvrir l’extraordinaire villa au sommet de Capri et lui avait appris qu’il
est plus doux de mourir noyé que de revenir à la vie. Il avait lu, suivant le même
conseiller, « Le mariage de Loti », pour préparer son retour vers l’île
enchanteresse. C’était une vision romantique plus vraie que la réalité actuelle de
la guerre ou que l’épisode tragique du Bounty. Et maintenant il lisait à sa
cadence particulière, qui était très lente, « l’éducation sentimentale », de
Flaubert. Mais il croyait trop en la beauté de l’amour pour partager le
pessimisme du livre, dont la simplicité du style et la tendre mélancolie le
frappaient. Personne, ni les sentiments, n’avait le droit de vieillir.
Ces lectures n’occupaient que peu de temps, à vrai dire, dans le service à bord
au mouillage, dont on oublie les servitudes. Fort heureusement, les derniers
jours allaient être beaux. On en avait profité pour aller en canot à l’anse Vata. Le
bain était délicieux. On quittait le bord à 15h30 et on revenait à 17h00.
La veille du départ, une petite soirée était organisée à bord de l’escorteur
américain le Kiwi, qui était resté quelques jours à Tahiti. Les officiers étaient
sympathiques. On était heureux de se revoir. Comme à Tahiti, quelques invités
et invitées étaient conviés. Un petit orchestre avec accordéon, flûte et guitare
donnait un air de fête.
On était rentré à bord pour dîner à 20h30, en toute simplicité, de choux fleurs à
la vinaigrette et de fruits. Le commandant Cabanier, à qui je laissais ma chambre
pour toute la durée de la mission, prit un café au carré des officiers qui, le
lecteur se souvient, se trouvait à proximité de toutes les cabines à l’arrière du
navire. Une délicieuse excitation régnait à l’approche du départ tant souhaité.
On était dans les derniers jours de septembre 1942.
180
Le lendemain, on appareillait. Comme d’habitude maintenant, le Cap des
palmes franchit la passe en tête, avec l’amiral et son petit état major. Le
Chevreuil suivait en ligne de file, formation toujours spectaculaire. La mer,
calme dans le lagon, s’annonçait mauvaise au large, comme pour montrer qu’il
fallait mériter son bonheur.
Avant de faire cap sur Tahiti en passant au Sud des Fidji, une visite aux îles
Futuna et Wallis s’imposait, d’autant plus qu’elles avaient rallié la France Libre
grâce à l’action du Chevreuil. Ce sont deux petites îles volcaniques de moins de
100 kilomètres carrés chacune, situées au N.E des Fidji, à 200 milles nautiques à
l’W. des Samoa. Elles sont en partie entourées d’un lagon de corail, ce qui est le
plus souvent le cas quand celui-ci ne s’est pas encore enfoncé dans la mer. Les
Tahitiens, qui peuplent ces îles appellent Wallis, « Uvéa », ce qui paraissait à
nos explorateurs plus couleur locale, plus beau et plus mystérieux.
On entrait dans la saison des pluies, qui, là bas sont très importantes, puisqu’il
tombe 4 m. d’eau par an, le plus souvent en véritables trombes, suivies par des
apparitions plus ou moins intenses du chaud soleil tropical qui, à midi est
presque au zénith pendant l’été austral où l’on se trouvait.
En venant du Sud, on arrivait d’abord à Futuna.
Un temps de « pot au noir », avec pluie tropicale accueillit les navigateurs,
bientôt suivie par des éclaircies pendant lesquelles le soleil tapait dur sur la baie.
J’avais dû mettre des lunettes noires et le casque colonial (à la mer, la tenue était
en short anglais et chemise kaki, et casquette, bonnet de laine ou casque colonial
selon le temps ; à terre, short et chemise étaient blancs). Le spectacle était beau,
mais la commandant Fourlinnie dut manœuvrer avec audace pour mouiller, par
28 m. de fond, entre des pâtés de coraux.
Le Cap des palmes avait mouillé un peu plus au large, entre deux petites îles.
L’ami Devaux débarquait dans une des curieuses pirogues qui avaient, telles des
mouches, entouré le bateau à peine à l’ancre.
L’atmosphère était étrange. Des indigènes au teint sombre des îles, tels qu’on les
voit dès que l’on a quitté Tahiti, montaient à bord pour échanger des « tapas».
Bureau et moi nous en procurâmes ainsi quelques uns en échange d’objets sans
valeur pour nous, mais qui était certainement rares dans ces lieux lointains. Ces
« tapas », ils devaient orner pendant bien longtemps nos demeures! Tout le
monde connaît maintenant ces extraordinaires tissus végétaux décorés, qui ne
ressemblent à rien d’autre. À l’époque cela participait au dépaysement. Nous le
savions et nous voulions pouvoir évoquer cette île unique, si notre vie se
prolongeait.
181
Après une vaine tentative d’aller reconnaître à la voile le mouillage du Cap des
palmes avec le canot du bord, on était rentré à bord : le bananier armé en course
qui faisait office de navire amiral était caché par une île, plus loin que l’on ne
pensait. Le temps orageux, la lumière bientôt blafarde donnait un aspect d’une
infinie tristesse à la baie, qui dominait le navire du haut de ses 500 mètres.
C’est cette impression qui devait dominer cette étrange escale d’où,
curieusement nos jeunes officiers avaient rapporté un souvenir, un symbole
d’une aventure qui, ici n’avait pas été joyeuse, mais qui peut-être le serait aux
yeux du souvenir.
Le lendemain, le Cap des palmes retrouvé, on arrivait bientôt à Wallis, ensemble
de deux groupes d’îles protégé par un lagon corallien. Le journal de navigation
indiquait la date du 1er octobre 1942.
On mouilla devant Mata-Utu, le chef lieu .Le midship, de garde ne pouvait avoir
qu’une vue d’ensemble sur le site, dominé par une petite montagne au pied de
laquelle se trouvait un village qu’il trouva typiquement océanien. Ce qui
frappait, c’était la haute flèche de la cathédrale, signe de l’appartenance de la
population à la religion catholique, c'est-à-dire à la France plutôt qu’à
l’Angleterre malgré le nom anglais du découvreur de l’île. Quelle importance,
maintenant que la France Libre avait gardé haut le pavillon à côté de l’union
Jack ? Et qui se souciait de l’obédience des uns ou des autres à l’église de Rome
ou d’Angleterre ?
Le jour suivant, après un tour dans le minuscule chef lieu, il rentrait à bord.
Il faisait chaud, mais avec une jolie brise qui rendait la vie agréable.
Pour finir la journée et marquer la fin de la visite, l’amiral, accompagné du roi
(il y avait un roi là bas) venaient prendre un « pot » de l’amitié sur le Chevreuil.
Cela avait donné à cette escale toute sa signification : Le haut commissaire de la
France Libre dans le Pacifique confirmait officiellement, par cette visite
amicale, le ralliement des deux territoires effectué par le Chevreuil à son arrivée
dans le Pacifique.
Le roi, typiquement tahitien, et son entourage, avait le teint relativement clair de
sa belle race, la corpulence excessive, la fierté naturelle des maoris, ces grands
navigateurs millénaires, cette fierté qu’il associait à la France lointaine avec
laquelle il traitait. Pas plus que son minuscule royaume, elle ne devait
disparaître.
La soirée s’achevait sur de nobles pensées où le Français et le Tahitien se
complétaient sur une rade devenue splendide. On appareillait le lendemain pour
Tahiti.
182
Chapitre 19
Les quatre jours de traversée par un temps assez pluvieux et une houle bien
établie, avec l’ample longueur d’onde habituelle dans le Pacifique semblaient
devoir être une retraite avant le retour vers un Paradis perdu que j’avais gardé en
moi depuis mon départ. Les occupations du service à la mer, le quart, les
observations au sextant, les calculs dans la table Inmans, tout cela n’était que le
rite à suivre pour remonter le Temps et retrouver l’île qui, dans le miroir du
Passé, se parait de l’aura du souvenir dont elle allait sortir.
Mais, en arrivant, tandis que le Chevreuil, cet heureux matin, approchait de
Tahiti et longeait de près Mooréa, la majestueuse gardienne du lagon de Papeete,
je me retrouvai bientôt dans le Présent en admirant le paysage calme et
grandiose formé par ses criques où, en bas des flancs inhospitaliers de la
montagne, soulignées par des cocotiers, des plages noires invitaient aux bains
entre le soleil et l’eau, et où il ne manquait déjà que les paréos rouges ou bleus
des anciennes amies. Déjà, le Futur s’emparait de l’instant et entrait dans le
cœur fragile du jeune homme que j’étais, effaçant en les mélangeant les images
des belles qui l’avaient envahi au hasard des escales dont on ne pouvait les
arracher avec leur magie.
Par un hasard étrange, cette date était l’anniversaire de l’arrivée à Tahiti. Ce ne
pouvait être prévu par l’amiral, arrivé à Nouméa sur le Cap des palmes à une
date ultérieure. À moins que celui-ci, attentif aux signes du destin, n’eût voulu
indiquer qu’il s’agissait d’un plan, peut-être écrit là haut ?
Cependant, le Cap des palmes, qui se trouvait plus au large interrompit ces
pensées et par un acte d’autorité naturel mais peu apprécié par le commandant
Fourlinnie qui adorait « lécher la côte », ordonna de le rallier pour prendre la
183
ligne de file. Il fallait faire une entrée spectaculaire dans le port de Papeete, et on
se souvient de la valeur esthétique de cette formation.
Il fallait bien cela, car toute la ville était pavoisée en l’honneur du si digne
représentant de la France Libre qu’était l’amiral d’Argenlieu.
Après une attente qui parut longue, le Chevreuil accosta à son poste familier,
devant le gouvernement, précédé par le Cap des palmes, d’où l’amiral
débarquait pour recevoir les honneurs officiels et saluer le gouverneur et sa
suite.
Du bord, il chercha ses amies parmi la foule nombreuse en liesse. Personne !
Qui donc aurait pu oublier le charmant navire ? Le navire qui avait sauvé l’île ?
Et lui, qui aimait tant ses amies, et qui le lui rendaient si bien ? Il ne voyait pas
non plus la vedette ni la pirogue des Martin. Il se souvint qu’effectivement Rose
et aussi Dolorès devaient partir pour plusieurs mois en Californie. Mais alors, où
étaient Léodie et Eliane ? Et les autres ?
Descendu à terre, il eut l’explication de leurs absences : Elles avaient été
attendre une personne en deuil qui venait d’arriver sur le navire amiral. Peu
importait ! Il ne la connaissait pas, et le principal était que l’on s’aimait toujours
et que l’on s’aimerait toujours. Il embrassa Rose, qui arrivait à sa maison, sur le
quai. On se verrait ce soir ou demain, tous ensemble.
En attendant, il alla déjeuner sur le port avec Bureau qui avait déjà retrouvé sa
dulcinée. On rencontra Wlérick qui, aussi étonnant que cela puisse paraître, fut
stupéfait de les voir arriver. « Comment, toi ici ? » s’exclama-t-il en serrant
chaleureusement la main du midship. Et tu n’as pas vu encore Rose, Dolorès et
les autres ? Tu sais, les Martin sont mes meilleurs amis. Viens avec Barzilaï et
moi ce soir voir tout le monde.
C’était un autre Wlérick, aussi spontané qu’il était réservé, aussi chaleureux
qu’il était guindé naguère. En un instant, j’eus la vision d’un immense bonheur
qui m’attendait pour les mois à venir, dans ces îles en dehors du temps. Et, dans
ce Temps qui n’en était plus, il y avait celui de Tahiti, tout baigné d’amis et
d’amies, retrouvés ou à venir, et celui, différent, des autres îles. Le Temps des
autres îles, c’était celui du voyage, d’une aventure patriotique à partager avec
ceux qui risqueraient leur vie pour la si lointaine patrie ; le temps de Tahiti,
c’était le sien. Il lui donnerait sa musique intérieure.
Je tins à faire une visite à la chère madame Orselli, qui me reçut avec émotion.
Le gouverneur n’était pas là. Il était à la plage, en maillot de bain. Dans cette
tenue, il avait perdu sa prestance, mais gardé sa forte voix de Corse et chef de
famille. Il y avait quelque chose de plus naturel à le voir ainsi, dépouillé des
184
avantages de l’uniforme, mais qui gênait le midship, habitué à la hiérarchie.
Vous vous trompez, mon jeune ami, lui dit-il, c’est à côté maintenant ! Et il
pointa du doigt le groupe des jeunes filles cherchées si désespérément.
Il remercia brièvement, on s’en doute, et courut embrasser les objets de ses
vœux.
Effectivement, ces chères aimées avaient été consoler une femme à qui elles
tenaient beaucoup après l’avoir attendue sur le quai. En moins de temps qu’elle
n’avait mis pour l’éblouir, le souvenir de la blonde Beverly avec ses yeux bleus
de ciel avait disparu pour ne laisser flotter dans la belle soirée de la plage de
Pirae que les cheveux bruns ou or de Léodie et d’Eliane, puis pour entendre leur
voix réelle, grave et un peu voilée, puis celles plus riantes de Rose et de Dolorès.
On s’embrassa, dans la chaleur des retrouvailles. Il faudrait toujours revenir !
La distance les avait sans doute idéalisées, mais il restait pourtant quelque chose
de ce souvenir dans l’amie retrouvée, qui la faisait plus profonde.
Cet heureux moment passé, la vie de tous les jours allait reprendre. On fit sans
tarder de nouveaux projets, comme si les projets ne s’organisaient pas d’eux-
mêmes le plus souvent. En fait, il y avait non seulement le gouverneur et son
nouvel aide de camp, mais aussi l’amiral et, bien sûr le commandant Cabanier.
Pour l’armée, le colonel de Conchard ; Barzilaï et Wlérick, sous lieutenants.
Pour la marine le commandant Fourlinnie, le second, Kérez, et Bureau,
enseignes, et pour les midships. Devaux, Legrand, Montaigne, ainsi que le
B.L.N.O Jackson et l’officier mécanicien Matté. Il faut ajouter le nouveau
commandant de la marine, du nom de Villebois, maintenant secondé par Barral,
comme Pierre Loti, marié à Tahiti et maintenant affecté au Cap des palmes.
Cette longue liste uniquement masculine, que le lecteur peut oublier, serait en
réalité à compléter par celle, à bien des égards plus importante, des compagnes
et de toutes les relations.
On comprend que, malgré la courte saison des grandes pluies du sommet de l’été
austral que l’on traversait, la vie continuait avec toute la vitesse qu’implique un
séjour hélas trop court, et dont nul ne pouvait prévoir s’il ne serait pas le dernier.
Mais ce séjour allait durer presque six mois.
Ce qui peut paraître un temps très long aux yeux du lecteur était, en fait, le
résultat d’une pensée longuement mûrie. L’essentiel était d’utiliser des navires
de faible valeur militaire à l’échelle des combats entre Américains et Japonais,
pour le recrutement de nouveaux volontaires dont la France Libre avait
cruellement besoin. Il faut se souvenir que le général de Gaulle se devait de
démontrer aux yeux du monde que quelques troupes et marins français étaient
185
présents sur tous les fronts malgré une abdication qui aurait été aussi celle d’une
victoire tant espérée.
Le ralliement des îles du Pacifique ne devait pas être que symbolique !
C’est avec enthousiasme que nos jeunes officiers allaient se lancer dans leur
action, sans oublier à jamais, l’admiration ni la reconnaissance qu’ils auraient
pour ces jeunes volontaires qui allaient quitter leurs îles du bout du monde pour
un destin inconnu. L‘aurions nous fait ? se demandaient-ils à nouveau.
Peu de gens, en Europe, ont conscience des vastes étendues impliquées par
l’ensemble de ces îles que, par un clin d’œil du destin, un homme d’église était
chargé, sous des habits d’amiral, de faire participer à une guerre à l’autre bout
du monde, dans une nouvelle croisade salvatrice. Dieu sait si les missionnaires
catholiques et protestants avaient été actifs depuis quelque deux cents ans ; mais
c’étaient des missions en principe civilisatrices, qui avaient été intégrées dans la
mentalité maorie pour le bien de tous, semblait-il, et dans le respect total des
danses du pays, des chants et des paréos, ceux-ci venant, paraissait-il
d’Angleterre. La mission actuelle était autrement grave : il fallait convaincre des
jeunes maoris de l’importance d’un engagement dans une épreuve hasardeuse
pour la gloire d’un drapeau lointain. C’était noble et grand, et le jour du
jugement dernier, il en serait tenu compte. Ce serait aussi l’aventure d’une vie,
cela était certain.
Allait-on réussir ?
Tahiti était le point central. Papeete, malgré les grandes distances et les liaisons
lentes et parfois espacées entre les îles, était un peu comme un micro Paris aux
yeux de notre midship, et son influence était forcément présente d’un bout à
l’autre de l’ensemble des archipels, répartis dans une sorte d’ellipse de quelques
1200 milles nautiques d’étendue.
Le séjour du Chevreuil allait durer presque six mois.
Les îles sous le vent, Raïatéa et Bora-Bora, ayant été déjà explorées, et d’ailleurs
dans la zone d’activité américaine, il restait, du S.E à l’E. puis au N.E les
Toubouaï, le très long groupe des îles coralliennes des Gambier et des
Tuamotou, puis, plus au Nord, les célèbres Marquises, hautes, volcaniques et
solitaires.
Ces îles allaient faire l’objet des missions de la période centrale du séjour.
En attendant, ce mois d’octobre s’annonçait bien, puisqu’on le passerait à
Papeete.
On se souvient que les lieux de prédilection de tous les habitants intéressants
ainsi que pour nos jeunes officiers ou leurs aînés étaient, d’un côté de Papeete, la
186
plage de sable noir de Taunoa, où le midship avait naguère loué sa villa, et que,
chemin faisant, on trouvait le restaurant « blue lagoon» ; et, de l’autre côté on
prenait la direction de Faa, puis de Punauïa. Le reste était plus loin. Au bout de
Taunoa, on voyait, la pointe Vénus. Après Punauïa, c’était le chemin du tour de
l’île qui s’amorçait, et que l’on prenait rarement: Paea, Papara, Port Phaeton,
puis Teahupo dans la presqu’île (le commandant Fourlinnie savait-il qu’il s’y
retirerait après la guerre ?).
Les routes étaient celles de l’époque, principalement en terre, avec de ci et de là
quelque nid de poule, comme cela se produit dans les pays à fortes pluies. Des
« taxi pays » assuraient plusieurs fois par jour le transport de tout le monde dans
une atmosphère de franche gaîté. Ils étaient le plus souvent bourrés de monde.
Sur mon vélo américain, il fallait, peut-être 20 minutes pour Taunoa et une
heure au moins pour Punaïua. Mais cela valait la peine. Rose avait la jeep de son
père, et il y avait quelques vieilles voitures pour la marine.
Dans la direction de Faa, il y avait le nom charmant de Pirae. C’est là que Rose
et quelques amies avaient leur bungalow, et là aussi, Barzilaï et Wlérick. Là
aussi que le commandant Fourlinnie était sans cesse invité par les Martin.
Parfois, le commandant Cabanier paraissait, mais il était, sans doute moins libre,
à son niveau. Je pensais qu’il serait venu plus souvent s’il n’avait pas eu des
obligations mondaines ou officielles en relation avec le gouverneur ou l’amiral.
Il est vrai que madame Orselli était fort accueillante et le gouverneur fort vivant
et intéressant, mais les réceptions au gouvernement n’étaient pas tellement
fréquentes, et j’en faisais souvent partie. Quant à l’amiral, dont le commandant
Cabanier avait dit (notre midship en avait été frappé) que son caractère et sa
position excluaient l’amitié, on ne l’imaginait pas en nouvel épicurien à sa table,
surtout en l’absence de la séduisante personne qui avait remis au midship la
croix de Lorraine en argent. Le commandant Cabanier, homme charmant et
discret était heureux avec lui-même. Il aimait lire ; il aimait la vie. Comme
beaucoup d’officiers, il avait une liaison amoureuse, métropolitaine d’allure
plaisante, que l’on rencontrait aux réceptions sans qu’elle fît la moindre allusion
à ses amours. Elle devait avoir un bungalow ; il devait y aller. Tant mieux pour
eux ! Pendant ce mois, comme par la suite, on alla beaucoup à Pirae. Mes
sentiments envers Léodie étaient devenus ceux d’une pure amitié. Mieux :
c’était une muette admiration devant les deux sœurs quand elles chantaient
ensemble, devant l’éternité du paysage ; à Taunoa, à Pirae, à Punauia, au soleil
couchant devant Moorea, ou parfois au clair de lune.
187
Ceux envers Dolorès étaient plus ambigus, son charme plus pervers. Je m’en
rendis compte quand j’appris par ce qui s’appelle là bas le « péa péa » qu’elle
serait la maîtresse du capitaine artilleur Molina, homme d’une trentaine
d’années qui, il est vrai, sortait depuis longtemps avec elle. Il affectait le
monocle, fumait la pipe et était plutôt sympathique. Le coup fut rude pour le
malheureux midship. Il écrivit un poème plein de tristesse. Elle le lut dès qu’ils
se virent, et, flattée ou sincère, lui jura qu’il ne fallait pas écouter les histoires
propagées par des femmes jalouses. Elle était émouvante. Il était candide. Elle
partait dans quelques jours pour la Californie, en compagnie de Rose. C’était
prévu.il perdait d’un coup la grande charmeuse du moment et la fidèle,
l’indestructible Rose, la marchande de bonheur.
Le jour du départ à bord du Cap des palmes, qui faisait une rotation sur Bora
Bora, d’où avait lieu une correspondance vers l’Amérique, tout le monde
s’embrassait comme pour une longue absence. Mais ce n’était qu’un au revoir !
La perte d’un matelot du Chevreuil, un jeune Anglais tombé accidentellement du
bord en plein midi, ramenait ces épisodes sentimentaux à leur juste valeur. Il
paraît, disait Bureau, féru d’histoire, que l’on pleurait beaucoup sous la
révolution et l’empire. À l’autre bout du monde, on semblait avoir remonté des
siècles en arrière !
Les amitiés féminines, qui prennent tant de place dans la vie des marins, ne
remplaçaient pas, heureusement, les anciennes camaraderies d’Angleterre ou
même d’avant guerre. Devaux, toujours réservé, filait le parfait amour avec
l’unique femme de son cœur, qu’il aurait la constance de retrouver après la
libération. Elle se nommait Stella, comme une étoile dont on n’oublie pas le
nom. Elle allait le guider toute sa vie si brève, mais nul ne le savait.
J’aimais rester dormir à Pirae chez Barzilaï. On parlait musique, ou on jouait
aux échecs.
Je n’allais plus le soir à Taunoa : Mon remplaçant avait eu la bonne idée de
louer mon ancien bungalow pour la journée et, bien entendu, était tombé
amoureux de Léodie. Elle feignait de l’ignorer, ce qui réjouissait secrètement
notre midship, qui ne savait plus qui aimer.
Quand il ne restait pas chez Barzilaï, et le « fare » de Dolorès étant pendant les
quelques mois de son absence prêté au gouverneur et à madame Orselli, il restait
parfois chez des amis du groupe, les Lestrade, jeune ménage métropolitain
depuis longtemps établi à Tahiti. Ils étaient charmants, avec l’extraordinaire
hospitalité de là bas.
188
En fait, comme la plupart des officiers, il ne dormait à bord que pendant les
jours de garde, ou les soirs réservés à la lecture ou au repos faute d’invitation
particulière.
Il ne faudrait cependant pas cantonner dans ses refuges paradisiaques les
activités du jeune midship.
Pour commencer, il y avait, comme tous les jours de service normal au
mouillage, le travail d’entretien et d’instruction du personnel, tel que réglé par la
feuille de service de l’officier en second. Cela prenait la matinée entière. À
moins d’occasion particulière, seul le midship chargé de l’intendance allait,
éventuellement assister au marché, contrôlé par l’intervention de l’officier de
garde, qui goûtait les plats du cuisinier (toujours le fidèle « Aminé », embarqué
à Nouméa). À part la célèbre distraction du maître d’hôtel du carré, qui avait, un
jour de fort vent, fait le café à l’eau de mer -la première victime ayant été,
hélas ! Notre midship-, rien n’avait jamais été à signaler dans ce secteur qui a
son importance sur un navire de toute taille.
On déjeunait à midi, ce qui laissait l’occasion de parler entre soi et, le service du
samedi ou du dimanche, avec des invités. Tout le monde était heureux, soit
d’être invité sur le joli bateau de guerre, soit d’inviter et d’en assurer la visite.
C’est ainsi que François Bureau, amateur de peinture, avait invité un peintre
connu, du nom de Greis. J’étais enchanté de parler un peu de la vocation de mes
parents. Je découvrais aussi un nouvel aspect de l’intéressant officier canonnier
qui participait si bien à ma formation littéraire, et avait omis de parler de
l’influence artistique importante qu’avait eue sur lui son père, dont il donnait
l’impression d’un homme d’argent autoritaire et d’un catholicisme des plus
stricts. Cela ne l’empêchait pas, évidemment, d’habiter parc Monceau, d’être un
architecte de valeur, et de fréquenter les expositions. Il avait dû en rester
quelque chose chez son fils, quand bien même il ne devait s’adresser à lui que
sous l’épithète de « mon père ».
Habitué à des recherches en commun de tapas, de coquillages jaunes ou noirs
montés en belles boites de ce bois sombre appelé « to », de damiers ou
d’échiquiers, il était étonné de voir soudain la figure en lame de couteau de cet
officier si rigoureux sourire presque voluptueusement devant les tableaux que lui
apportaient le peintre, lui qui n’abandonnait habituellement la sévérité apparente
de son regard (due en réalité à la perception de ses yeux bleus très rapprochés et
d’une franchise totale) pour la gaîté presque excessive d’une grosse plaisanterie
de carré.
189
Aujourd’hui, il montrait à tous avec joie un grand tableau du Chevreuil,
commandé au peintre. Tous se pâmaient. Le célèbre artiste acceptait avec la
modestie qu’il faut. On lui commanda quelques toiles-souvenir des environs.
Soudain, j’eus envie de peindre, oubliant que je ne savais pas dessiner. Je
demandai des conseils. Il fallait faire autre chose de plus personnel que ces
pauvres photos en noir et blanc qui seraient mes seuls souvenirs ! Que n’aurait
pas fait ma mère ? Je demandai quelles étaient les livres les plus simples pour
commencer. Demain, je ferais tout cela !
À table, la conversation resta longtemps sur la création artistique, sujet jamais
évoqué, sans doute sur le cher vaisseau, ni avant ni après. Le peintre était de
l’opinion que Tahiti est la terre idéale pour la peinture, la musique et la poésie,
mais surtout pour la peinture, qui se contente de tubes de couleur, de pinceaux,
d’une toile et d’un chevalet. L’exemple de Gauguin était là ! La musique ne
pouvait être que d’exécution on d’audition, tout moyen de création étant dans
l’impossibilité d’être joué en public, même par un petit orchestre. Oui, peut-être,
un nouveau Chopin pourrait-il écrire de la musique de piano… mais qui le
saurait ?
Quant à la poésie, elle restait à faire. Oui, théoriquement, c’était possible… mais
qui la lirait ? La forme la plus imaginable, c’était la chanson : un texte poétique
chanté à la guitare. Cela pouvait compléter la création maorie ou celle des exilés
dans ces îles si particulières. De plus, dégagée des contraintes de l’écriture et de
la rime, les paroles sont aisément traduisibles en Anglais ou toute autre langue.
Les quelques invitations au carré des officiers ou au carré du commandant, qui,
lui, avait souvent à sa table le commandant Cabanier, le colonel de Conchard et
parfois le gouverneur et madame, n’était qu’une petite partie de la vie des
officiers du Chevreuil. Accosté, on s’en souvient, face au palais du gouverneur,
il était aux premières loges pour tous les défilés ou manifestations officielles
possibles, et heureusement peu fréquentes. De plus, participant à la défense de la
capitale, il se trouvait associé à l’artillerie, dont les noms de Conchard, Molinaro
et Wlérick rappelaient l’existence, plus que le canon de 6 pouces monté hors de
vue en haut de la colline du pasteur Vernier. On se souvient que le capitaine
Cékutovitch était affecté à la défense de Nouméa. Quant au colonel de
Conchard, il n’était qu’en inspection à Tahiti.
Cette inspection se traduisit par un tir de la pièce en obus réels.
Tous les officiels étaient présents, un 22 octobre sans éclat particulier, à côté de
la pièce, qui tira à cadence satisfaisante plusieurs salves. Les obus tombèrent
190
bien tous au centre de la passe, comme prévu. Le colonel se déclara satisfait. On
ne pouvait faire mieux avec un seul canon et sans but visible.
Pour fêter cette occasion, le gouverneur donna un bal dans les jours qui
suivirent. Outre l’amiral, figure hiérarchique qui, évidemment ne dansait pas, on
y vit les principales autorités maritimes et militaire, comme le commandant
Villebois, aussi gascon que son prédécesseur, le commandant Artigue était
marseillais, le toujours distingué et caustique colonel de Conchard. Etaient
présentes également, des figures ecclésiastiques parmi lesquelles le bon pasteur
Vernier, somme toute associé à juste titre à l’équipe de canonniers, puisqu’il
serait le premier à recevoir les obus ennemis dirigés contre la batterie. Je
reconnus aussi le banquier, avec qui j’avais travaillé à l’élaboration du rapport
sur l’économie de temps de guerre pour les îles de la Société. Je saluai aussi sa
femme, dont le commandant Artigue appréciait la beauté au point de l’avoir
recommandée au jeune midship en mal d’amour. Ce faisant, il espérait se faire
pardonner de ne pas avoir suivi l’avis du commandant, tout en pensant que
celui-ci n’avait probablement pas parlé de ses projets.
Il fut heureux d’apercevoir la figure joviale et sérieuse du commandant Braud
qui, sur son « Oiseau des îles » était sans cesse en mer dans la vaste étendue
marine, faisant la liaison entre les îles en ce qui concerne le personnel et les
courriers importants pour le compte de la marine. Le sympathique trois mâts-
goélette, qu’il était bien dans l’atmosphère de cette Océanie peuplée depuis si
longtemps par ces maoris sur leurs grands radeaux à voile qui partaient vers
l’inconnu en suivant les étoiles ! Qui aurait trouvé mieux ? Et qui, mieux que ce
commandant, aurait pu le piloter dans la myriade d’archipels dont il semblait
faire partie ?
Cette réception fut aussi l’occasion de parler avec le consul anglais, Mr
Cameron, et d’organiser quelques parties de tennis. Il était très optimiste quant à
l’évolution de la guerre, après la défaite allemande devant le Caire et maintenant
le débarquement américain en Afrique du Nord.
Pour se remettre de ces mondanités, on alla dîner à bord avec Léodie, Eliane, et
de Vésins, qui préférait visiblement les charmes de celle-ci à ceux de son amiral.
Quelle merveilleuse détente !
L’amiral, cependant, restait bien présent.
En effet, dès le lendemain, il consolidait sa position en faisant l’inspection du
Chevreuil, ce qui fut pour lui l’occasion de faire, sans aucune note, un fort beau
discours, dans lequel il se félicitait de voir un bâtiment aussi bien entretenu et
aussi actif. Il insistait sur l’importance de la participation des Tahitiens à la
191
libération de la patrie, dont il ne doutait pas de l’issue finale, qui serait la
victoire du Bien sur le Mal. Les circonstances avaient récemment démontré la
détermination de tout son équipage face à l’ennemi. Il savait que tous à bord
étaient des braves, et qu’il pouvait compter sur chacun pour faire son devoir.
C’était ce qu’il fallait dire à son niveau, sans vaine éloquence. C’était clair et
net, dit sur un ton de remerciement et d’encouragement dans lequel l’autorité
faisait place à la Vérité. Cette Vérité venait d’en haut. Il fallait en être digne.
Une brève inspection de Bora-Bora et de Raïatéa, dans les proches îles sous le
vent avait précédé le départ de l’amiral.
Après un discours émouvant à bord du Chevreuil, il embarqua sur le Cap de
Palmes en direction de Nouméa, où il rejoignait son poste de Haut Commissaire.
Il était accompagné par de Vésins, ainsi que du colonel de Conchard.
Le Chevreuil, qui gardait le commandant Cabanier, rentrait seul à Papeete.
Les longs voyages vers les îles importantes allaient commencer sous son
autorité, en cette fin novembre 1942.
192
Chapitre 20
Les quelques jours à Papeete allaient être pleins de douceur pour notre midship.
Cela venait en partie de la certitude qu’il avait d’avoir remis en mains sûres une
lettre pour son oncle Francis à New-York à une personne dont il avait fait
fortuitement la connaissance lors du départ de l’amiral. Il s’agissait d’un
scientifique qui, pour des raisons mal comprises, retournait à New-York après y
avoir séjourné dans l’entourage de l’illustre grand-père. Arrivé de Nouméa
depuis peu, presque personne ne le connaissait, et notamment notre midship.
L’émotion avait été grande quand ils avaient fait connaissance, sans doute grâce
au gouverneur. « Comment, vous êtes le petit fils du grand homme, du grand
patriote qui a tant fait pour soutenir le général de Gaulle ? Sachez qu’il est resté
jusqu’à la fin le grand seigneur qu’il a été toute sa vie ! ». Ces paroles étaient
restées gravées dans le cœur du jeune homme avec la force d’une révélation. En
un instant, la noble figure de Jean était apparue. Ce visage de prophète qu’il
avait aimé et admiré, voilà qu’il surgissait à nouveau. Son regard bleu, souvent
plongé dans un ciel intérieur, sa diction rapide, surgie de l’émotion avec la force
d’une pensée qui semblait prendre forme avec la phrase…tout cela jaillissait de
si loin ! Je me souvenais toujours de la dernière phrase qu’il m’avait dite :
« Quoiqu’il arrive, garde la tête haute ! ». C’était bien de lui, cet ultime conseil,
cette forme lapidaire, presque théâtrale. Cela aurait pu être du Corneille. Qui
d’autre aurait su la trouver, cette phrase ? Et qui sait s’il serait parti sans elle ? Il
avait trouvé le mot juste, dans l’inspiration, à cet instant suprême. Ce mot état
resté, gravé pour la vie.
Encore plongé dans cette apparition, j’avais passé la soirée chez Barzilaï, à
Pirae, à écouter du Bach. Après un jour de garde, j’étais retourné là bas. On
193
s’était tous retrouvés, avec Wlérick, Eliane, Léodie, Dolly. On avait fait de la
pirogue avec Rose. Il pleuvait souvent dans la journée, mais le coucher de soleil
était toujours splendide sur Mooréa. On avait rencontré un couple de peintres
très intéressants, que j’allais revoir plus longuement. Ils portaient le nom un peu
mystérieux de Mordvinov. Ils prêteraient la correspondance de Van Gogh avec
son frère au nouvel amateur de peinture dès son retour des îles Tuamotu. Il
fallait d’abord finir le beau roman de Cronin, « les clefs du Royaume ». Je
trouvais dans ce livre un idéal que: je ressentais profondément : l’hypocrisie de
ces pratiquants qui semblent pouvoir tout se permettre puisqu’ils vont à la
messe, et en font état en toute sincérité apparente. Cela blessait notre jeune
homme, attaché à la pureté de l’amour. Au moins, le père Chrisholm préférait
l’honnête homme qui, même athée, aime son semblable, comme ce médecin qui
sauve des centaines de vies, à celui qui fait la bringue pendant six jours et va à la
messe le dimanche. C’était rassurant de lire ces propos, si en accord avec ce que
j’avais appris de la vie en regardant tous ceux qui avaient été l’exemple de mon
enfance. Les autres étaient différents ; voila tout. On aurait pu les envier, mais
étaient-ils plus heureux ? Quoiqu’il en soit, c’était un beau livre, qui faisait
réfléchir.
L’appareillage pour les Tuamotu mit fin à ces pensées philosophiques.
Comme d’habitude, le commandant Cabanier prenait la chambre de notre
midship, qui partageait celle de Devaux. Etaient embarqués également un
docteur, un administrateur maori et, heureusement l’ami Barzilaï, chargé de
représenter l’armée de terre aux yeux des populations (On se souvient qu’il avait
été aide de camp de l’amiral à Nouméa). Wlérick, quant à lui, restait à Papeete
en tant qu’artilleur.
L’un des derniers jours de novembre de cette année 1942, si cruciale pour l’issue
de la guerre, le vaillant aviso appareillait pour sa mission de propagande auprès
de la vaillante population maorie des îles Tuamotu, à une journée de mer au vent
de Tahiti.
La mer avait été très calme. Après un appareillage en début d’après-midi, et un
quart de minuit à quatre heures du matin pour moi, on arrivait en fin de matinée
à Rangiroa, la première du long groupe des îles au vent prévue dans le
programme. Elles présentent une grande monotonie avec un lagon circulaire, le
plus souvent ouvert par une passe, en tout cas pour celles accessibles par les
goélettes qui assurent le courrier. Le récif casse la grande houle du large, ce qui
garantit une eau calme à l’intérieur. La relativement faible profondeur du lagon
donne sous le soleil, si haut toute l’année, une couleur verte sur le fond blanc de
194
sable, qui croît en intensité en s’approchant de la plage, la belle plage blanche
des îles coralliennes, comme célébrée par la longue ligne des cocotiers, ce rêve
de l’Occident, là sous leurs yeux.
Il faisait très chaud, la brise thermique étant faible pendant l’été. Le soleil tapait
dur sur le regard encore ensommeillé du midship. De garde, il devait assurer les
mouvements entre le bâtiment et la terre à l’aide du canot, seul moyen
disponible lorsque le Chevreuil était au mouillage. Le canot mis à l’eau finit par
démarrer. La délégation rencontra les responsables de l’île, sans problème
apparent. L’accueil était excellent. Pendant ce temps, à bord, on pêchait deux
requins de 1 mètre 50, toujours impressionnants par leurs coups de queue, et
quelques loches.
Le lendemain, on appareillait tôt dans la matinée pour Apataki. On mouillait au
voisinage d’un quai minuscule, au près d’une dizaine de petits côtres, incitation
pour aller à terre, ne fût ce que pour parler à leurs propriétaires.
Malheureusement, je n’eus pas la possibilité de quitter le bord. Quelques
problèmes de gyroscope avaient inquiété le commandant, à juste titre, car il
fallait naviguer avec précision dans tout ce chapelet d’îles, ce qui exigeait des
points fiables par séries de relèvements au compas au départ d’une île, puis une
route sûre, en grande partie de nuit, à proximité d’îles basses. Il est vrai que la
visibilité était bonne, mais on pouvait toujours craindre des grains importants. Je
me souvenais de la célèbre nouvelle de Joseph Conrad, « The end of the tether »
(36) qui figurait au programme d’entrée à l’école navale et dans laquelle le
second avait causé la perte du dernier cargo commandé par un vieil homme qu’il
jalousait, en plaçant une masse de fer à proximité du compas… et le navire avait
été sur les récifs. Comme tous les bâtiments modernes, le Chevreuil avait un
gyroscope, infiniment plus sûr que le compas magnétique, même
systématiquement compensé pour chaque cap comme l’exige le règlement. Ce
second compas, situé à côté du compas principal, est une sécurité essentielle,
mais il valait mieux s’en passer.
Gyroscope ou non, il fallait appareiller dans la soirée. En attendant, on
s’efforçait de contrôler le compas magnétique, au moins pour le cap du bâtiment
au mouillage actuel. La visibilité excellente permettait une vérification rapide
par quelques visées sur la terre, mais la cartographie, déjà ancienne, n’était pas
une référence absolue dans cet immense paquet d’îles basses, dépourvues
d’amers caractéristiques.
Le commandant était nerveux. J’étais de quart depuis l’appareillage jusqu’à 20
h. Il fallait profiter des dernières heures de jour pour faire de fréquentes
195
comparaisons entre le gyroscope et le compas magnétique. Finalement, tout
paraissait normal. Le commandant et l’officier de quart, rassurés, purent aller
dîner et bien dormir. Il est vrai qu’après avoir subi bien des tempêtes et même,
craint d’être pris pour cible par une escadre japonaise, il aurait été navrant de
voir le pauvre Chevreuil terminer sa carrière de façon peu glorieuse sur un récif,
par une nuit tranquille d’Océanie, toute parfumée de l’odeur des îles. Ces îles de
la paix et du bonheur qu’il avait pour devoir de réveiller pour une noble cause !
La nuit limpide, la mer sans une ride avaient bientôt rassuré tous les navigateurs
et fourni un sommeil bien mérité à tout l’équipage. Du reste, le gyroscope avait
retrouvé la santé, ce qui était le principal. Le fidèle aviso arrivait ainsi dans la
matinée à une autre petite île, du nom de Takarao. Tout y paraissait facile. Les
habitants étaient ravis de voir le pavillon français. Ils étaient gais et accueillants.
Cela se traduisit par un grand nombre de « tamurés » chez les particuliers ainsi
qu’à l’école, qui venaient rythmer vigoureusement les intervalles entre les brefs
discours de bienvenue et de remerciements. Parfois, tout heureux de se servir de
mon Tahitien sommaire, je répondais aux « Iorana Tomana » adressés au
commandant. C’était vraiment une langue chaleureuse et sonore, qui se prêtait
bien aux discours.
Ces joutes oratoires et ces danses étaient suivies d’un somptueux repas comme
on en fait là bas avec, cuit au four tahitien, c'est-à-dire sous la terre, le cochon de
lait puis le « poé ». Il y eut ensuite un concours de javelot fort impressionnant, à
la suite duquel notre midship, accompagné de Bureau, Devaux et Barzilaï
allèrent se baigner parmi les cotres en défiant (avec prudence) les requins que
personne ne semblait craindre ici, pas plus qu’à Tahiti.
Les jours suivants furent sans événement particulier. Ce fut d’abord l’autre
petite île de Makemo, où nous assistâmes à une course de pirogues, ces pirogues
à balancier unique qui nous avaient étonnés à notre arrivée à Tahiti. Puis celle de
Fakaréva, qui accueillit le Chevreuil sous la pluie. La passe d’entrée présentait
un spectacle étonnant, toute frisée par le vent tandis que, sous la violence d’un
soleil subit, en sautant par dessus la crête des vagues, un banc de marsouins
faisait un extraordinaire ballet de bienvenue.
Je ne me souviens plus dans quelle petite île privée de passe j’avais été envoyé à
terre dans une pirogue tahitienne armée de six nageurs. Il fallait passer par-
dessus le récif, poussé par la houle du large. On s’approchait à belle allure, puis
à une vingtaine de mètres, le barreur ordonnait de lever les rames, en gardant le
cap, et commençait à compter les vagues. Quand la troisième arrivait il criait en
tahitien de tirer fort… et on passait, entraîné par la crête. C’était impressionnant
196
et exaltant. Sortir du lagon était presque plus difficile, car il fallait beaucoup
plus de vitesse pour contrer la vague. Il faut l’avoir fait pour savoir ce que c’est,
disait-il plus tard, heureux de cette expérience peu commune.
Ce souvenir hors du temps n’avait pas retardé le départ de l’île de Fakaréva ni le
retour, sans histoire vers Papeete, où le Chevreuil arriva après deux jours de
mer. On venait du N.E, ce qui impliquait cette fois-ci, une route faisant le tour
par la pointe Vénus. Cette approche me faisait passer devant le récif de ma petite
plage noire de Taunoa, belle et mélancolique.
On était début décembre. Un an avait passé depuis Pearl Harbour ! Toujours
cette impression déroutante qu’un grand nombre de jours avaient marqué le
temps, sauvé jusqu’ici la civilisation du désastre, maintenu vivant le rêve des
Français Libres, et qu’ils étaient déjà au loin, envolés, insaisissables comme une
poignée de sable emportée par le vent.
On ne restait qu’une semaine à Papeete.
Curieusement, la première occupation de notre midship ne fut pas de se
précipiter chez ses amies, mais, en quittant le bord à 16 h. (selon le service
ordinaire au mouillage), de se précipiter chez l’encadreur qu’il connaissait pour
prendre des tableaux qu’il avait commandés. Il partageait désormais cette
passion avec François Bureau, toujours sans savoir que celui-ci avait un père
architecte et connaisseur en art. Au fond, il y avait une certaine analogie entre
ces personnages apparemment si différents, dont la hiérarchie accentuait, cela
était inévitable, l’opposition des caractères. J étais à priori, plus enclin à aimer la
peinture mais, moins érudit que mon aîné, j’étais plus enclin à inventer qu’à
apprendre. J’étais le seul à bord à oser écrire de la poésie, et cela impliquait sans
que j’en eusse eu conscience un état de vide intérieur dans lequel les mots
devaient s’accorder à un état d’âme que rien ne devait troubler. La peinture était
pour nous une simple mémoire de la Nature, un moyen de rapporter des
impressions visuelles plus personnelles que la photographie en noir et blanc.
Hélas !je ne savais toujours pas dessiner, ce que sa mère savait si bien faire.
C’était elle qui aurait mérité de voir ces pays de rêve, elle qui peignait si bien la
Bretagne. Quant à son père, il n’aurait pas été long à trouver ici un nouveau
sujet d’inspiration. Il y avait bien eu Gauguin !
Faute de mieux, j’avais donc commandé quelques petits tableaux des environs à
ce peintre que Bureau avait invité à déjeuner, on s’en souvient. Je les
rapporterais en quittant le Pacifique, si la guerre devait se terminer un jour.
Mais, le vrai pays, je l’avais sous les yeux. je ne m’en privai pas le lendemain
où, en compagnie du commandant Cabanier, du commandant, de Barzilaï et de
197
Wlérick,je passai la soirée à Pirae avec nos amies. Il y eut un tamuré familial ;
Léodie et Eliane chantèrent, toujours aussi belles dans leurs paréos bleus ou
verts, de leurs voix toujours aussi pures. Comme d’habitude, je restai dormir
chez Barzilaï.
Puis je fus de garde ; puis il y eut un dîner à bord avec des invités de François
Bureau ; puis j’allai marcher à Taunoa et, sur le chemin du retour, fut dépassé
par le commandant et le commandant Cabanier qui me déposèrent à Pirae où, le
lendemain on assista à une pêche au filet. Pourquoi les poissons ne sautent ils
pas en dehors de la zone entourée par le filet ? Tout le monde était d’excellente
humeur. On rentra à bord le jour même à O9 h. pour appareiller à 11h. Je notai
la date du 11 Décembre.
On partait pour les îles Marquises.
La mer était calme. Le temps était beau. L’immensité du large parut pendant les
deux jours de la traversée dans sa splendeur renouvelée. Je jouai aux échecs
avec Barzilaï, excellent joueur et avec un quartier-maître nommé Chaliot,
également d’un niveau élevé. Je pratiquais l’ouverture italienne que j’avais
quelque peu étudiée, et espérais pouvoir continuer en jouant le gambit d’Evans
ou même l’attaque de Max Lange, par quoi j’avais un certain temps l’initiative.
Comme au tennis, j’étais un joueur d’attaque plus que de position, ce qui m’était
reproché par les joueurs prudents. Mais, quand j’avais les noirs, j était obligé de
subir, situation difficile quand Barzilaï faisait l’ouverture espagnole, très
agressive (à l’ouverture par le pion de la dame, il réservait la tranquille défense
indienne). De temps en temps, on levait les yeux pour regarder la mer bleue.
Presque trop tôt, ce fut l’arrivée.
C’était Noukahiva, la plus grande de ces îles volcaniques majestueuses et
mélancoliques. Ce fut le B.N.L.O. Jackson qui, fort amicalement, le réveilla
juste avant l’arrivée pour lui faire admirer le paysage. C’était, effectivement
magnifique, avec les grandes masses volcaniques qui plongeaient de haut dans le
bleu de l’eau profonde sans transition aucune. Le paysage, sans arbres, couvert
d’une végétation d’un vert uniforme, et sans habitations, hormis le fond de
quelques baies déchiquetées, participait de cette sensation d’isolement qui, si
différemment de ce que l’on ressent à Tahiti, frappe d’emblée le navigateur. En
se documentant quelque temps après sur l’histoire des Marquises, notre midship
lut avec horreur que ces îliens avaient longtemps pratiqué, quoique maoris, le
cannibalisme, encore constaté vers les années 1880 sur une trentaine de cas, ceci
quarante ans après l’annexion par la France. Et l’appréhension ressentie aux
Nouvelles Hébrides sembla soudain devoir être présente aussi dans ces îles, si
198
loin du flot des premiers habitants, et que l’on disait peuplées déjà mille ans
avant notre ère à partir des populations de Taiwan qui elles, existaient déjà trois
mille ans avant. Les maoris auraient eu l’idée géniale de la pirogue à balancier,
ce qui rendait possible les voyages océaniques, interdits jusqu’alors. Sans doute,
hélas ! Le manque de nourriture et une pêche insuffisante avaient-ils rendu
nécessaire le cannibalisme, présent dans les chansons d’autrefois. Enfin, c’était
fini !
On avait mouillé d’abord dans la baie des contrôleurs. L’eau était d’un bleu
profond, signalée ici (ce qui accroissait l’impression d’un faux paradis) pouvoir
abriter le redoutable requin marteau. La baie est longue et imposante avec ses
bords élevés. On était en uniforme kaki avec le casque colonial (le soleil tapait
dur). La population, très amicale fit vite oublier ses anciennes pratiques, qu’il
valait mieux oublier. À 09 h., la délégation habituelle du bord débarquait dans
une grande baleinière de récif, au fond de la baie après avoir remonté un bras de
rivière. Elle fut alors accueillie par un représentant de l’administration locale.
On serra beaucoup de mains. On se demanda comment le premier navigateur
(était-ce Cook ?) avait été reçu. En tout cas, on avait beaucoup de chance ! On
marcha sur un sentier taillé en forme d’escalier assez curieux, d’où on monta
voir des « tikis », sans doute utilisés par les premiers maoris dans des réunions
religieuses inconnues. Puis on rentra déjeuner à bord. Le cuisinier de l’amiral
était un vrai chef. Il aurait dû nous le laisser !
L’après midi, appareillage pour Taiohaé qui est au fond de la baie voisine.
Toujours cette racine taï aurais-je dû me dire et qui, à elle seule, comme dans
Tahiti faisait remonter l’origine des Maoris en Thaïlande ou plus loin encore à
Taïwan, à partir de la Chine du Sud. Mais comment demander à un jeune
midship, tourné vers la découverte d’îles nouvelles et pleines d’imprévu, de
s’occuper de ce qui s’était peut-être passé il y avait quatre mille ans, si ce n’est
l’étonnant souvenir que les Maoris avaient gardé, au moins mille ans plus tard,
de leur origine si lointaine ? Il était cependant plein d’admiration pour
l’attachement sincère à la France de tous les habitants de ces îles, pourtant si
isolées et si récemment pacifiées. Il s’étonnait aussi de la beauté de la langue
maorie, de sa survie parmi le millier de langues qui l’entouraient à l’origine, de
la mémoire qu’il avait fallu pour la garder intacte dans toutes ces îles, si
éloignées les unes des autres. Le site était superbe, la baie large et bien abritée,
le village très propre. Aussi, le bain sur la plage du Résident, au sable blanc
d’une finesse exquise sous les pieds fatigués par la marche, fut-il délicieux. La
journée, commencée sous des auspices quelque peu austères, s’achevait bien.
199
Après une escale sans grand intérêt à Ouapou, escarpée et, sans doute peu
habitée, dont le mouillage revêtait aux yeux de notre midship un aspect breton
(peut-être évocateur des environs de Brest en plein été), on était arrivé de bonne
heure, toujours par un temps superbe, à Tahouata, île de dimensions
comparables. La baie de la Résolution, où le Chevreuil jetait l’ancre pour la
matinée, présentait un fort joli décor. On était mouillé non loin d’une falaise de
rochers, d’où, avec Devaux et Legrand, une fois débarqués, il suffisait de longer
une plage pour arriver à un petit village. C’était là qu’en 1842, plusieurs
officiers, marins et soldats avaient péri dans une embuscade. Une pierre
commémorative rappelait ce tragique épisode, témoin du comportement
belliciste des habitants de l’époque. L’escadre de Dupetit Thouars avait croisé,
on le sait, dans les Marquises à cette occasion. Oubliant ce funeste épisode,
Devaux et Legrand regagnèrent le bord en pirogue, chargés de volailles
fraîchement égorgées, tandis que je préférai me charger de bananes sèches après
un bain qui parut excellent.
Les volailles et les bananes ayant, sans aucun doute été utilisées à bon escient
par le cuisinier, on appareilla à 13 h. pour l’île voisine d’Atuana, appelée plus
couramment Hiva-Oa, et qui est sans doute plus près de Taouhata que Mooréa
de Tahiti. Elle est sensiblement de la même superficie que Nouka Hiva, soit
environ le tiers de celle de Tahiti. Elle est plus boisée et culmine à 1300 m.,
altitude qui, pour une île de quelque 300 kilomètres carrés lui donne un aspect
majestueux. La baie de Puamau était d’ailleurs fort belle. Le midship avait noté
que l’île est la plus importante des marquises, en tout cas sur le plan
administratif ; qu’elle avait été découverte par un espagnol à la fin du 16 éme
siècle, qu’elle avait été annexée par la France en 1842, mais que de nombreux
cas de cannibalisme avaient retardé l’installation des métropolitains pendant une
cinquantaine d’années, les missionnaires ayant visiblement eu beaucoup de mal
à persuader les indigènes qu’il ne fallait pas manger son prochain, même en
l’absence de plainte. Cela n’avait pas empêché Paul Gauguin, ni plus tard
Jacques Brel, de venir y composer et y mourir en paix, entourés de paisibles
îliens. Le village d’Atuana, derrière une des pointes de la baie était le siège
administratif depuis 1904. C’est là qu’il fallait se rendre pour des officiels, dont
on ignorait tout, sachant seulement que la population de cette île principale ne
dépassait guère mille habitants, après avoir été très dense autrefois Malgré une
houle un peu forte, on débarqua avec un prêtre, qui devait être attaché à
l’évêque.
200
Peu intéressé aux affaires religieuses des Marquises, j’eus cependant l’agréable
surprise d’être reconnu dès mes premiers pas à terre. « C’est vous,
lieutenant ? », avait dit une douce voix toute timide. C’était une jeune fille
aperçue à Pirae ; Elle attendait le « biniou » du bord, un jeune Tahitien du nom
de Temauri. En attendant, elle fit visiter la maison de son oncle, en dessus de la
plage, puis le village, d’une grande propreté. On ne peut imaginer l’agrément
que cause au une telle rencontre au visiteur d’une île inconnue et sauvage et de
se sentir, sans souci, conduit vers les endroits intéressants.
Notre midship, qui n’avait heureusement pas été demandé pour les discours
officiels, regagna le bord pour dîner : le temps menaçait de se gâter, ce qui aurait
rendu l’embarquement difficile. Cependant, le calme revenait. Il accepta de se
joindre à une pêche à la chevrette, dans le louable but de préparer un festin pour
le lendemain. Malgré l’heure tardive, il fut remplacé à la passerelle par Devaux
pour la quart de minuit et débarqua avec Temauri à un appontement abrité. Les
harpons furent fournis par l’amie commune et après une recherche qui parut
interminable, le midship et le « biniou » retrouvèrent le reste de l’équipe. Il
fallait remonter une petite rivière, car, nous avons oublié de le dire, la chevrette
est une grosse crevette d’eau douce. On la pêche la nuit avec une lampe. La
lumière attire la chevrette. Elle s’approche de la surface, dans le cône éclairé. Il
ne reste plus qu’à la harponner. C’est une jolie pêche, qui ressemble à un jeu :
chacun a sa chance et il n’y a pas de victimes innocentes ni de gaspillage comme
dans la pêche au filet, facile et cruelle. Mais c’est un jeu pour lequel il faut un
coup d’œil exercé ; en effet il est nécessaire de tenir compte de la réfraction du
rayon lumineux dans l’eau, habitude oubliée depuis ces rochers bretons qui
présentent un aspect différent sous la mer, comme rapprochés, au point de passer
au dessus d’eux en canot alors qu’on croyait devoir toucher. Mais alors il fallait
les éviter ; maintenant il fallait faire mouche, dans la nuit, concentré sur le
pinceau de lumière, les jambes immergées jusqu’au genou dans la rivière, les
pieds trébuchant sur les irrégularités du fond. Temauri expliqua qu’il fallait viser
un peu en avant de la chevrette pour voir briller ses yeux, puis piquer d’un coup
sec dans cette direction. Cela demandait un peu d’entraînement ; beaucoup
même ce disait notre midship. Il finit tout de même à en prendre six après en
avoir raté trois sur quatre et rentra à bord fort tard et épuisé, maudissant la pêche
de nuit, et toute pêche en général.
Il n’eut que le temps de se jeter au lit. On appareillait. On avait ces fameuses
chevrettes. Devaux prenait la quart jusqu’à 04 h, puis l’officier en second. Il
pourrait dormir, l’heureux midship, tout le reste de la nuit !
201
Dans la hâte de la journée (et il faut le dire, dans l’ignorance de l’histoire des
Marquises) nos navigateurs, dans leur unique souci de montrer le pavillon
français, avaient omis de se renseigner sur les coutumes des polynésiens
d’autrefois. Ce n’est que plus tard qu’ils regrettèrent de ne pas avoir vu la vallée
de Taaoa et son vaste site archéologique ; la vallée d’Hanaipoa et ses lieux
sacrés et la vallée de Tahauku avec ses fortifications de 9 étages de pierres
massives. Ils étaient jeunes ! et puis c’était la guerre et le temps était compté.
La nuit avait été brève, et bientôt, sans se soucier des ancêtres maoris, on
rappela aux postes de mouillage.
Malgré le temps couvert, l’île Vierge (c’est son nom) apparut tout de suite dans
sa farouche majesté. De toutes ces îles, c’était la plus belle. Elle portait bien son
nom car aucun village, aucune maison ne venait altérer la grandeur de la nature
autour du mouillage, au milieu d’une baie, qui aurait pu être un fiord de quelque
Norvège tropicale, avec ses falaises d’un vert luxuriant plongeant dans les
profondeurs silencieuses d’un autre monde.
Le Chevreuil était à l’ancre à côté d’une goélette du pays qui, seule atténuait
l’impression de solitude. Il était 7 heures du matin.
Bureau, le B.N.L.O Jackson et moi-même s’étant portés volontaires pour
prendre contact avec cette île au nom si attirant, débarquâmes sans tarder au
fond de la baie, encore sombre et pleine de mystère. Le soleil, en montant,
donnait déjà un éclairage plus lumineux sur ce fiord, ce qui donnait, les nuages
maintenant dégagés, des couleurs d’une vivacité surprenante sur le bleu intense
de la mer. Un sentiment d’accueil, un accueil de la seule nature, prenait soudain
la place de la tristesse première ressentie devant tant de solitude et de grandeur.
C’était, vraiment, le plus beau spectacle jamais vu. Cette impression ne faisait
que s’amplifier en montant depuis la vallée vers la crête, pour atteindre l’extase
en se penchant du haut de la falaise, qui surplombait la baie de ses 700 mètres
d’altitude.
C’était inoubliable !
La baie, presque petite maintenant, était toute entourée de montagnes à pic. Plus
loin, une série de montagnes déchiquetées et sauvages donnaient au premier plan
une profondeur calculée, comme un soutien orchestral fait pour l’ensemble qui,
cadre grandiose, mettait en valeur le parfait découpé des courbes de la rive
autour de la profondeur bleue sous le soleil.
En bas, deux petites taches allongées, deux petits jouets : le Chevreuil et la
goélette rappelaient à nos voyageurs la présence de l’homme, l’existence de
l’aventure. Que c’était beau ! L’aventure devant l’infini ! L’homme devant
202
Dieu ! C’était donc le Paradis. Il n’était pas au loin, dans l’imaginaire, mais là
sous leurs yeux, sous leurs pieds.
L’extase les paralysait. La brise de l’altitude rafraîchissait toutes les sensations
solaires de cette fin de matinée. Il aurait fallu rester. Mais il fallait redescendre.
On ne reste jamais longtemps au Paradis, se disaient-ils, sans réaliser que ce
Paradis était, déjà sur terre, le symbole de la virginité du corps et de l’âme. Cette
découverte, même non formulée, fortifiait sa conviction que la France ne devait
jamais accepter d’être violée, qu’il devait garder sa pureté de sentiments, et que
cela était l’amour.
Nos trois explorateurs de l’autre monde redescendirent, tout grisés de bonheur,
pour retrouver le chemin qui les avait conduits jusqu’au sommet. Du reste, la
descente était plus aisée que la montée, et la brise était rafraîchissante.
Il ne restait plus qu’à appareiller pour une autre baie, dénommée « du bon
repos », ce qui justifiait le choix de l’emplacement pour le petit village, où un
missionnaire fort courtois fit à Bureau et au midship l’honneur d’une visite
complète. Le commandant les avait rejoints. Barzilaï et un marquisien avaient
rallié indépendamment depuis la première baie après une marche de quatre
heures, digne d’authentiques explorateurs.
La journée comportait une visite à l’école du village, symbole important de la
réalité française et de son avenir. Et c’est ici que nos officiers devaient recevoir
le choc le plus imprévu au milieu de ce décor tropical de l’autre bout des
océans : Tous ces élèves, de six à dix ans, parlaient parfaitement français, au
point de réciter l’un après l’autre un court poème de La Fontaine sans la moindre
faute. Belle leçon.
On ne va tout de même pas leur faire passer un examen, dit en riant le
commandant !
Cependant, l’excellent missionnaire tenait à conduire les visiteurs auprès du chef
du village. C’était un ancien champion local de bicyclette, encore très gaillard,
ce qui ne l’empêchait pas de collectionner les belles coupes maori et surtout des
casse-têtes pour honorer la tradition.
La journée s’était terminée par un bain avec Bureau et une longueur de plage à
cheval, moyen de déplacement auquel il fallait s’entraîner quelque peu en vue de
conférences à venir avec les chefs maoris, d’un tamuré à l’autre.
Dans la soirée de ce 17 décembre, on appareillait pour le retour.
On arrivait à Papeete le dimanche 20 à 08h00, après une traversée des plus
calmes.
Il faisait très beau mais très chaud.
203
Les jours à Tahiti étaient, dans leur nature, différents des autres et le resteraient
toujours.
Tahiti, c’était un autre monde. C’était le point fixe de ses aventures, le lieu où il
avait ses amis et ses amies, où se rassemblaient les souvenirs, comme des
oiseaux perdus sur l’immensité des mers se posent sur une île. Ils étaient aussi
dans sa cabine du Chevreuil, mais trop bousculés par les mouvements du navire,
le va et vient autour du carré, les contraintes des changements de quart, la
fatigue, la routine du service à la mer, la menace du danger. Seule la tranquillité
de certains quarts de nuit au large, par beau temps, quand la lune scintille sur
l’immense miroir de l’eau et que le mouvement de navire semble participer à
une indescriptible féerie sous les étoiles, permettait de sentir leur présence
invisible. Mais l’extase était trop grande pour les garder et ils s’envolaient
bientôt, comme dissous dans l’infini.
À Tahiti, ils avaient toute la place pour aller et venir au milieu des choses de la
vie, au hasard des rencontres, surgissant de façon imprévue d’un mot, d’une
impression, d’un sujet de conversation. Cela excluait le large. Cependant, la
rencontre de Robert Dalsace à Nouméa avait fait renaître de façon magistrale
une page du Passé par l’air de Bach. Et, sans doute, si notre midship n’avait
connu que Nouméa, c’est la Calédonie qui aurait servi de catalyseur, tout aussi
réel.
Mais c’était Tahiti, Tahiti toujours recommencée, comme la mer. Le Présent
était plus beau, et par là, il rendait moins mélancolique les accents du Passé. Il
les faisait même oublier dans la chaleur charmante de son exotisme, tandis que
notre midship découvrait le merveilleux de la vie au milieu des épreuves de la
guerre et de l’exil. Ce merveilleux était inscrit dans le nom, si magique de
Tahiti, qu’il n’avait compris que bien plus tard, mais que Pierre Loti avait
adopté de façon symbolique, après que tant de navigateurs eussent été séduits.
On ne pouvait pas imaginer que la si extraordinaire île Vierge ou aucune des
Marquises eût pu prendre la place de Tahiti : elles étaient trop sévères dans leur
grandeur, et si Gauguin s’y était réfugié, c’était pour y chercher une solitude
d’artiste. C’était une illusion de Paradis, sans les hommes, leurs chants, leur
amour, sans grands lagons pour les pirogues, pour la nage au milieu des
poissons de toutes les couleurs. Tahiti avait ses plages blanches et ses plages
noires ; on circulait en terrain plat tout autour et la montagne était en dessus,
imposante mais pas écrasante. On pouvait toujours la trouver, pour des
excursions relativement faciles jusqu’au sommet, pourtant élevé, ou pour y
cueillir des oranges. Mais elle ne s’imposait jamais.
204
Et puis, en face, il y avait Mooréa, élégante et tranquille, avec ses deux grandes
baies abritées. Mooréa, ce sublime décor dans le soleil couchant. Rien au monde
n’était plus beau. Tahiti n’était pas seule devant l’océan avec sa presqu’île,
réplique mineure en forme de miroir : il y avait Mooréa en face pour la regarder
et être regardée. Cela compte de ne pas être seule dans l’immensité !
Finalement, il y avait avant tout, partageant le même amour pour s’y être fixés,
des personnages intéressants, ce peintre et ces musiciens de valeur qu’il allait
mieux connaître. Il y avait, il ne l’oubliait pas non plus, tous ces artisans qui
travaillaient si joliment le bois, notamment le bois de to, ce genre d’acajou
sombre, qui allait si bien avec les grands coquillages jaunes ou gris. Il se
souvenait d’avoir commandé un jeu d’échecs de grandes dimensions avec des
pièces quelque peu maories d’aspect. Il avait discuté avec Barzilaï pour savoir si
les pièces devaient toujours garder au maximum la même longueur qu’un carré
de case ou s’il ne fallait pas profiter des dimensions accrues du jeu pour
augmenter la visibilité en leur donnant une dimension maximale sensiblement
inférieure. Barzilaï avait dit non. Tout était dit : Pourtant, j’avais trop eu
l’imagination emprisonnée devant des jeux trop encombrés pour ne pas regretter
son idée.
Voilà un peu à quoi pensait notre midship ce premier dimanche sur la plage de
son cher Pirae, où il avait été se reposer et se baigner en compagnie de Barzilaï
et avaient retrouvé Wlérick, Eliane et Dolly. Léodie, hélas, n’était pas là.
Il était de garde le lendemain. Il rentra à bord pour dîner, heureux de se savoir à
nouveau à quai à Papeete pour une semaine, avant une courte mission à Bora
Bora, puis une autre, plus longue, aux îles australes. Il profita de cette garde
pour écrire vingt cartes de Noël (il faut croire qu’il avait beaucoup d’amis ou
d’amies entre le Pacifique et l’Angleterre) et une lettre à son oncle Francis lui
donnant quelques détails sur sa vie, sachant avec quelles précautions il parlerait
de lui par l’intermédiaire de leur amie suédoise à Stockholm.
Et c’était vrai : Noël approchait, et avec cette fête la fin de l’année 1942.
Il fallait donc penser aux cadeaux. Sans oublier son jeu d’échecs, qu’il fallait
confirmer, il alla avec Marcel Devaux, grand sentimental, heureux de ne pas être
seul dans la recherche du présent encore inconnu destiné à sa Stella. J’avais déjà
donné une guitare à Léodie et voulais rétablir une égalité parfaite entre les deux
sœurs. Je m’inspirai des trouvailles de mon ami, et nous rentrâmes à bord en
paix avec nos amours passées, présentes ou à venir.. Dans ces belles pensées, ils
s’endormirent à bord de leur Chevreuil.
205
Le lendemain, ils allèrent les chercher, chacun de son côté, sans parler de ces
cadeaux pour garder le secret, comme naguère avant le réveillon. Quelle joie de
se baigner à nouveau à Pirae, auquel l’approche de Noël donnait maintenant un
aspect nouveau de domaine familial. Un sentiment ancien surgissait sous la
seule intervention du calendrier. Malheur à celui qui aurait évoqué sur cette
petite plage l’issue incertaine de la guerre, ou même une victoire qui devenait
possible après les défaites allemandes en Russie et le débarquement américain
en Afrique du nord. Il fallait fêter l’amitié dans ce pays ami !
Et dire que, voilà un an seulement, il était à Oak tree house », chez les Armfield,
avec Kay et Diana, maintenant remplacées par Léodie et Eliane, comme les
cocotiers avaient remplacé le chêne du jardin et la mer auprès se la plage la
« new forest » ! Que d’événements depuis ! Et, longtemps, longtemps avant,
comme dans une vie antérieure, quelques vagues détails lui faisaient deviner
qu’il avait eu, lui ou un autre, un dernier Noël à Paris, avec ses frères. On était
encore presque des enfants. Le lendemain, on aurait été déjeuner chez l’Jean et
Mimi. Il ne songeait qu’à être un jour officier de Marine.
Quelle chance il avait eue !
Il se voyait officier de Marine, mais d’une façon abstraite, sans la rudesse de
cette carrière ni sans les moments d’extase qu’elle donne. Comment imaginer le
débarquement de l’espion en Norvège, la nuit du sauvetage en Atlantique, son
poste d’aide de camp militaire, l’alerte face à l’escadre supposée japonaise, et
maintenant ce paradis retrouvé ?
Tout cela c’était lui maintenant. Il n’était pas en première ligne, et il admirait
ceux qui s’y trouvaient. Pourtant, il fallait bien qu’il y eût des officiers comme
ceux du Chevreuil pour être là. Du reste, l’amiral, seul avec lui sur la passerelle
pendant un quart tranquille au large avait paru approuver sans réserve le choix
qu’il faisait en répondant à sa question « êtes-vous content de votre poste ? ». Et
l’amiral, dont on sait la vocation sacerdotale, n’était pas de ceux qui approuvent
toujours les réponses positives quand elles ne répondent pas à une conviction de
nature élevée.
Ces pensées, le bain et les souvenirs d’anciens réveillons, changèrent
brusquement de nature à l’arrivée sur la plage du peintre Nicolas Mordvinov,
pour qui, on s’en souvient, j’avais une vive sympathie. Ce peintre très
intéressant ne savait peut être pas que le jeune amateur en face de lui avait un
père déjà connu, mais il était heureux de trouver un interlocuteur aussi attentif.
En peu de temps, voilà tout le monde invité chez le peintre et sa femme, avec
toute la générosité du caractère russe.
206
Deux jeunes officiers de l’armée de terre étaient là ainsi que des relations
sympathiques que l’on voyait souvent. On admira les toiles récentes du Maître
qui se mit à expliquer les théories de Cézanne telles qu’elles étaient appliquées
sur une reproduction du fameux tableau « les buveurs ». Le but de l’Art, et
contrairement à l’opinion courante, de la peinture, n’était pas de copier la nature,
mais de la recréer. Il est à la fois illusoire et impossible de la reproduire, donc il
faut faire autre chose, et que ce soit intéressant. C’était à chacun de révéler sur la
toile sa vision du monde. Cézanne recréait son sujet, ici « les buveurs », avec un
double principe : les contours géométriques et l’équilibre des couleurs, gaies ou
tristes. Jamais ses parents, dont c’était l’idéal, n’avaient expliqué cela à leur fils.
Il se contentait de regarder et de dire que c’était beau, mais sans s’efforcer de
comprendre pourquoi ni comment. Tout à coup, une clef lui était donnée et il se
sentait heureux, se voyant déjà peignant sur une toile quelque nouvelle vision de
Tahiti avec beaucoup de couleurs gaies et quelques couleurs tristes, comme une
alternance de jours de soleil et de pluie.
Il rentra à bord dans cet état d’euphorie, oubliant qu’il n’avait pas acheté de
tubes de couleurs, et qu’hélas il ne savait toujours pas dessiner.
Puis ce fut le réveillon. Le midship alla en vélo à Taunoa donner leurs cadeaux à
ses amies et passer le début de la soirée chez une de leurs voisines qui avait un
nom anglais. Mais ce n’était qu’un début, car il regagna le bord pour se changer
et emprunter à Devaux de magnifiques épaulettes. Il y avait un réveillon chez un
couple que tout le monde appréciait, un réveillon quelque peu mondain, mais
que j’étais prêt à assumer après avoir fait le plein de Bach chez Barzilaï,
également présent. Ils se consolèrent de l’absence des jeunes filles de leur
groupe devant le faste de la soirée. La maison était très moderne, blanche avec
un toit en terrasse. Le décor était merveilleux. Des tables dehors, un orchestre,
un plancher en plein air. Tant pis si ce n’était pas du Mozart ; les officiers
étaient tous en blanc, en tenue de soirée, les femmes avaient des robes longues.
Notre midship, se remémorant les quelques leçons de danse apprises naguère et
quelques principes, tels que de garder le rythme et d’éviter de marcher sur les
pieds de sa partenaire, dansait presque sans arrêt, d’abord dehors puis dedans.
On lui avait dit que le seul moyen de ne pas s’ennuyer était de danser, et c’était
vrai…
S’étant interrompu pour aller au buffet, il tomba sur le maître de maison, très
aimable, qui lui parla de l’assassinat de Darlan. Eh bien, tant mieux se dit-il : un
dangereux ennemi de Gaulle était éliminé ! Mais tout était dit et il fallait danser
de plus belle.
207
Il ne put éviter cependant de faire un « Tamuré » en paréo avant de se remettre
en tenue pour reprendre la danse autour d’un bassin éclairé ou se tenait un petit
orchestre.
Un café, au marché, à six heures du matin avec le commandant, le commandant
Cabanier, Bureau et les hôtes de la soirée, termina ce réveillon.
La féerie s’achevait dans une chaude amitié, que cette célébration commune
avait, en tout cas pour un temps, consacrée.
On avait redécouvert Noël, Noël au bout du monde !
L’année allait se terminer dans la douceur.
J’avais eu juste le temps de me changer pour prendre la garde à bord du
Chevreuil, et de refaire mes forces. Cela était d’autant plus nécessaire que, dès le
lendemain, eut lieu une promenade pour découvrir le désormais célèbre « bain
Loti ». Ce nom désignait, en fait, un bassin dans un site boisé où la montagne
commence à prendre le pas sur la bande côtière. Il est alimenté par une chute
d’eau qui, vue d’en dessous, dans le bruit de tous les éclaboussements, paraît
impressionnante. Si longtemps après le baptême imaginé par le futur écrivain,
toute évocation était impossible, on concevait pourtant que ce lieu retiré, cette
cascade, ce tout petit lac au pied de la falaise rocheuse, joint au sentiment
romantique de l’amour de la nature, ainsi qu’à la découverte du charmant
caractère de Tahitiennes, eussent inspiré le héros du livre. L’eau de la cascade
avait béni ses amours polynésiennes en même temps que son nom, sonore et
doux comme la langue du pays, ce nom qu’il allait faire résonner dans le monde
entier.
C’était faire une nouvelle fois connaissance avec cet homme singulier, que je
connaissais infiniment moins que Joseph Conrad, qui avait tant influencé ma
carrière maritime. Quoique provenant de la marine marchande, qu’il allait
quitter pour écrire, il avait aux yeux du jeune homme une plus grande
importance que le trop voyant officier de la « Royale », auteur pourtant du
roman « pêcheur d’Islande ». C’était un livre attachant, qu’il aimait parce qu’il
faisait revivre cette Bretagne pauvre et dure qui existait encore à la fin du siècle
et dont l’esprit subsiste encore. On l’évoquait devant la « croix des veuves », au
« mur des disparus ». Mais dans aucun de ses romans, d’une étonnante poésie
dans la description de la mer, ne se révélait la puissance d’analyse des
personnages du romancier polonais, qui avait finalement choisi la langue
anglaise pour écrire les plus beaux textes sur la mer et sur les caractères qui la
parcourent, que les hommes aient, sans doute, jamais écrits.
208
Pourtant, je venais de lire « Le mariage de Loti ». Je commençais à comprendre
la vocation de l’écrivain pour l’aventure. J’avais ressenti l’attrait des voyages
lointains, de l’inconnu, de tout ce qui pouvait justifier la vie par delà l’horizon
de la province guindée et terre à terre de son Rochefort natal (j’ignorais même
qu’il y ferait plus tard une maison historique de sa demeure familiale). Le milieu
tellement plus intéressant autour de mon enfance ne m’avait pas empêché
d’avoir de semblables rêves. Puis, la guerre avait précipité les évènements.
Cependant, l’image restait. La réalité aussi : J’avais souffert comme mon aîné,
de la même difficulté à s’adapter à la rude vie militaire, à la stricte obéissance
aux mille détails de la vie à bord, si contraires aux exigences universitaires du
concours d’entrée à l’Ecole Navale et au rêve qui l’entoure.
Du coup, notre midship s’était senti en sympathie avec Pierre Loti. Et voilà qu’il
le rencontrait dans son bain, sous cette cascade. Quel pouvoir avait donc cet
homme pour faire parler de lui partout où il passait ! Que les Turcs l’adulent et
lui donnent une maison et un tombeau à Istanbul, passe encore, puisqu’il avait
été le seul, en Occident, à prendre leur parti contre les Bulgares au début du
siècle qui devait aboutir à la guerre de 1914, et qu’il était l’auteur d’Aziyadé.
Mais qu’avait-il fait de si extraordinaire à Tahiti, sauf à y choisir un si joli nom ?
Ces pensées avaient flotté autour des silhouettes de ses amies dans la verdure
luxuriante, au bruit de la cascade qui tombait de la falaise, à l’ombre des arbres
qui étaient déjà des arbres de montagne. Et elles duraient encore, là bas, sous
l’envoûtement des tropiques…
Rentrés diner à bord, Barzilaï, Wlérick, Leodie et Eliane, ne parlèrent plus de
l’excursion au bain du célèbre auteur, mais de la journée du lendemain, un
dimanche, où on se retrouverait devant chez Barzilaï pour passer l’après-midi.
On se baignerait au milieu des poissons de couleurs, après une partie d’échecs
disputée, où, avec les blancs, je n’aurais pas à faire face à l’ouverture espagnole.
Je piloterais une pirogue à voile dans le lagon. Ces amis, comment avaient-ils la
force de faire tout cela en plein soleil et de danser ensuite, vêtus de paréos,
jusqu’à la tombée du jour, face à Mooréa en feu ? Et comment allaient-ils
recommencer le lendemain, après les fatigues du service à bord ? Mais qu’était-
ce à côté des épreuves de la guerre ? Et ils avaient vingt ans ! Est-ce qu’on
mesure la vie à vingt ans ? Et qui connaissait Demain ?
L’année, elle, comptait ses derniers jours. Elle finissait en beauté pour notre
jeune aspirant : après un tour de garde pour refaire ses forces et écrire quelques
notes sur son journal de bord, dont la brièveté et la sécheresse l’exaspéraient, il
ne put se joindre à une excursion organisée par le commandant Fourlinnie et
209
Rose à la presqu’île de Tautira, mais fut invité par monsieur Muller à une soirée
musicale. Cela le consola de l’occasion manquée, qui ne devait pas se
reproduire.
À vrai dire, la soirée musicale se tenait chez M. Beecher et ne comportait pas de
partie de violon. M. Muller et M. Larcher promirent de jouer ensemble, à quatre
mains, et c’est l’hôte qui prit le piano avec brio pour jouer plusieurs sonates de
Beethoven. Il faut dire que ce fut magnifique. Je n’avais jamais écouté du
Beethoven en concert, sauf une fois avec mon père : le pianiste jouait sa « plus
longue sonate ». Effectivement, elle était longue ! Tellement longue que le
malheureux pianiste avait eu un « trou » vers le milieu de l’œuvre. Soudain, plus
rien. Un silence de mort dans la salle. Quel drame !… et aucun souffleur, bien
sûr, pour venir en aide. Quel supplice ! Personne pour dire « ce n’est pas grave,
on va vous apporter une partition, on vous soutient du fond du cœur ! »… et le
silence se prolongeait. Cela avait duré peut être une minute, qui avaient paru une
heure… et puis la mémoire était revenue, la musique avait repris comme avant.
Toute sa vie je me souviendrais de cette terrible minute, qui ressemblait à une
condamnation à mort. Que se serait-il passé si la défaillance avait été définitive ?
C’était trop peu et trop difficile en tout cas pour se faire une opinion sur un
grand musicien, dont il ne connaissait à l’époque que quelques symphonies et
concertos pour piano qui, à côté de ce qu’avait écrit Mozart, paraissait lourd et
trop développé. La découverte des dernières symphonies de Haydn, poursuivie
en Angleterre, n’avait fait qu’accentuer la préférence du jeune homme pour une
musique claire, harmonieuse et parfaitement classique (il se souvenait des
discussions passionnées avec son camarade Paul De Cazanove en Angleterre).
On comprend donc l’impression que produisit l’audition de la « sonate au clair
de lune » et de la « pathétique », jouées avec talent par M. Beecher. J étais tout
près du piano, et M. Beecher, en excellent pédagogue, commentait les
mouvements, ce qui était fort utile, car la musique est un art difficile et
complexe, et la première impression doit souvent être complétée. Je commençais
à le comprendre. Au fond, c’était exactement l’opposé de la connaissance
purement intuitive de Léodie et d’Eliane, qui chantaient avec leurs belles voix
naturelles sans se soucier de la composition en elle-même. Avaient-elles tord ?
Elles chantaient tout, et cela était beau. Fallait-il expliquer la Beauté ?
Je me trouvais en face d’un homme de grande culture musicale et excellent
pianiste. Je saisis l’occasion pour lui demander son opinion, sachant bien qu’il
était pianiste et non violoniste ou chanteur. Oh ! dit-il, pour moi c’est Bach ma
bible, notamment le second volume du clavecin bien tempéré, qu’il a écrit toute
210
sa vie et qui est moins uniquement pédagogique que le premier. « Hear that »
(37), ajouta-t-il en jouant un mouvement (que notre étourdi oublia aussitôt)…
« it contains all music and even announces the romantic school and Debussy…
don’t you think it might have been written by Shubert ? » (38).
Puis on passa à la musique enregistrée, et ce fut Mozart qui fut à l’honneur avec
l’un de ses admirables concertos pour piano et orchestre (en la majeur se
souvenait notre midship, qui regrettait cependant son cher numéro 17). Là,
c’était Mozart le plus grand ! Que M. Beecher eût terminé par ce dernier
concerto était-il un aveu déguisé ?
On rentra sagement se coucher, la tête remplie de belle musique.
C’est ainsi qu’aurait dû se terminer l’année : Le lendemain, en effet, fut presque
banal pour un 31 décembre. Le midship et Legrand firent quelques achats,
passèrent chez les Mordvinov, puis à Pirae, où ils virent Eliane, puis dînèrent en
ville.Il n’avait pas oublié, seul détail important, son grand jeu d’échecs.
Le lendemain on appareillait pour Bora-Bora.
211
Chapitre 21
La nouvelle année, cette année si terrible en France pour la Résistance (comme
cela se saura plus tard), si dramatique pour le sort de la guerre, dont le bruit
n’arrivait que très feutré dans la belle île du bout du monde, allait donc se passer
en mer. Le Chevreuil, en effet, appareillait pour une sortie de trois jours à Bora-
Bora. C’était en quelque sorte un entracte nécessaire dans une pièce dont
l’intérêt commençait à baisser et dont l’utilité n’était pas évidente, sauf à
maintenir la présence de la France Libre dans les esprits, ce qu’il ne fallait pas
oublier.
Quoiqu’il en fût, il était important de reprendre le contact avec des forces
impliquées directement dans la guerre. C’est ainsi que nos héros eurent la
satisfaction d’être invités sur une belle unité américaine, qui devait bientôt
rallier le théâtre d’opérations, probablement vers les îles Salomon. Je pensai à
l’appareillage des Nouvelles Hébrides pour essayer d’échapper à la force navale
inconnue, à peu de distance de la zone où les affrontements sur mer étaient
fréquents. Que cela paraissait loin ! Mais pourtant, ces marins de l’U.S Navy y
allaient à leur tour, et ce croiseur léger, moderne et bien armé allait pouvoir tenir
tête aux redoutables torpilleurs du soleil levant.
La visite du bâtiment remplit d’admiration nos jeunes officiers, tant tout à bord
était fait pour la guerre. Adieu les ponts en bois, les hublots ! (on le savait, mais
chaque fois on le constatait). Les pièces d’artillerie avaient l’air d’être prêtes à
tirer à la demande. Voulait-on se réchauffer ou prendre un remontant ? Il
suffisait, dans le carré, de faire couler du café d’une cafetière toute prête. Avait-
on soif ? Il semblait que des fontaines de coca cola, cette boisson quasi médicale
212
allaient distribuer dans toutes les coursives et dans tous les postes, le précieux
breuvage.
Du reste, le repas au carré, le même pour tous les officiers, fut cordial, quoique
naturellement officiel et décontracté dans un esprit très américain, si différent,
sans que l’on puisse dire pourquoi, de l’esprit anglais ou, encore plus, français.
Bora-Bora n’avait pas du tout été changée par les Américains. Bien au contraire,
les chemins de terre étaient améliorés, ainsi, bien entendu, que le quai de
débarquement et l’appontement.
La rade était toujours aussi belle. L’île était plus montagneuse que dans le
souvenir. Le lagon, toujours enchanteur n’avait rien perdu de sa magie,
indifférente aux navires de passage et aux hydravions qui amerrissaient dans la
plus grande facilité. Notre midship était le seul à pouvoir évoquer les
circonstances dans lesquelles l’île avait été, si judicieusement, prêtée à nos
nouveaux alliés et sauveurs. L’idée lui plaisait d’avoir participé à cette rencontre
historique, si finement menée par le gouverneur. N’importe quel aide de camp
en aurait fait autant, en parlant moins bien l’Anglais ; mais le sort était tombé
sur lui. Il était maintenant dans l’histoire ! Cette réflexion puérile le remplissait
de joie. Il n’aurait pas fait une guerre anonyme ! Cela aurait tellement réjoui
Jean. Son petit fils, dont il disait qu’il avait sauvé l’honneur de la famille, avait
participé à un accord important pour faciliter les mouvements de la marine
américaine vers le Pacifique Sud et préserver la présence française en Océanie
ainsi que son influence à venir. Cher Jean ! Lui, le prophète visionnaire, le
Victor Hugo de la science, comme lui exilé pour la cause de la Liberté, que
n’avait-il pas su cela avant de mourir ?
Il faut pardonner au jeune homme ce brusque sentiment d’orgueil. C’était, à sa
défense, un orgueil à la troisième personne, comme cela doit se produire parfois
dans les grandes familles pour les fils qui se doivent d’être à la hauteur de leurs
aînés et souffrent en silence de n’y point parvenir.
Ces pensées ne firent qu’effleurer son esprit, dans lequel résonnaient les paroles
des officiers américains et défilaient les impressions de l’escale, tout cela sous
un soleil resplendissant. Du reste, une bonne nuit au mouillage dans le lagon
tranquille mit fin à tout ce qui pouvait éloigner l’imagination du charme de
l’instant.
Une brève escale suffisait, d’ailleurs, et nos navigateurs furent heureux de
rentrer à Tahiti, qui était un peu leur grande maison et leur grande famille.
La nuit passée à bord, à l’emplacement habituel de Papeete, puis la journée dans
le cadre du « service ordinaire au mouillage », la douce vie de l’île reprit, encore
213
plus douce qu’elle avait été interrompue et qu’elle commençait à manquer.
Encore plus à saisir qu’elle n’avait qu’un seul jour à offrir.
Il fallait faire vite : d’abord passer chez l’artisan au nom maori oublié, pour les
plans du fameux jeu d’échecs longuement médité, puis retrouver l’ami Barzilaï à
Pirae, dîner au cercle militaire, tout cela pour être à l’heure chez M. Beecher.
En effet, ce charmant américain d’un certain âge (il paraissait vieux à nos jeunes
officiers) avait pris une place dominante parmi les nouveaux amis. Peu de gens
réalisent toute l’importance de la musique dans la vie de ceux qui la ressentent
au fond d’eux-mêmes et, encore plus pour celui qui est exilé, loin de son passé.
Un air qui retentit soudain, c’est un morceau d’enfance qui surgit, un souvenir à
l’état pur, sans image et sans voix, dans l’indicible beauté des choses disparues
et retrouvées, comme une forme d’éternité latente, toujours prête à revivre
quand sa clef des songes vient la déclencher.
Ce soir là, seuls étaient invités les deux passionnés de musique que nous
formions Barzilaï et moi. Les professionnels étaient représentés par M. Beecher
(pianiste) et Muller (violoniste). Le bon goût général imposait du baroque ou du
classique, au moins pour commencer. À ma demande on sortit d’abord les
sonates pour piano et violon de Bach, pour jouer la quatrième sonate en mi
bémol majeur, dont l’adagio m’avait ému aux larmes quand je l’avais étudié
avec le cher maître André Tournier.
Elle était toujours aussi belle ! Plus encore, car M. Muller la jouait beaucoup
mieux que moi, (Plus tard, il faudrait l’apprendre par cœur,). Fort heureusement,
M. Beecher avait également les réductions pour violon et piano de quelques
concertos grosso du fameux opus 6 de Haendel. J’eus la joie d’écouter le
numéro 6 (en sol mineur), dont je me souvenais assez bien, mais ignorais les
autres ; ainsi que mon pèreson père. Nous n’avions pas conscience de
l’importance que ces douze chef d’œuvre, écrits en moins d’un mois, allaient
avoir dans notre monde intérieur, tandis que les inoubliables concertos
brandebourgeois, trop connus, allaient être relégués longtemps dans le royaume
de l’Enfance. Cependant, la magie d’un concerto, même « grosso » ne pouvant
être rendue avec seulement deux instruments.les maîtres de la soirée préférèrent
jouer alors un mouvement lent de la première sonate de Brahms. C’était
mélodieux, un peu languissant. C’est en vieillissant que l’on apprend à aimer
Brahms, dit M. Beecher, approuvé par M. Muller : plus on le joue, plus on
l’aime. Notre midship devait être trop jeune encore, malgré sa bonne volonté.
Cette phrase, il se souvenait l’avoir entendue quand, avec le commandant
Cabanier, il était invité à des soirées musicales dans des châteaux en Ecosse. À
214
son ami Paul De Cazanove qui, on s’en souvient, aimait aussi la grande
musique, il aimait citer la phrase d’une relation de la famille au cours d’un
concert qui se terminait sur de Brahms : « Le thème principal est exposé ; il va
développer : fuyons ! ». Mais De Cazanove n’était lui-même pas assez âgé pour
suivre le célèbre compositeur dans tous les méandres de ses variations et
impressionné par l’avis de mes hôtes, je me demandais s’il n’était pas
prétentieux de juger si sommairement cette époque Romantique, éprise de longs
développements qui, cela était vrai, ne le gênaient pas dans la poésie. Pouvait-on
aimer Hugo et pas Brahms ?
Cette question, jamais résolue, n’eut pas le temps d’avoir une réponse, car le
centre devint rapidement Bach, cette fois enregistrée par Schnabel dans le
concerto en ut majeur pour deux pianos. Il n’y avait personne à applaudir, et la
perfection presque géométrique de l’œuvre ainsi que de l’exécution imposait un
silence, exprimé par une chaleureuse approbation. Puis ce fut le dernier quintette
de Mozart et un genre très différent d’admiration, tellement un sentiment de
souffrance entièrement maîtrisée imprégnait la beauté humaine et fragile de
l’œuvre. Suivit un concerto de Chausson, toujours enregistré, que personne ne
connaissait à part nos deux professionnels.
Le recueillement de la soirée fit que cette œuvre fut trouvée belle, dans son
monde tellement différent. D’ailleurs, M. Beecher, en vrai pédagogue savait
ménager les transitions et toujours expliquer quand il le fallait, trouvant toujours
le mot juste. « Chausson is a pupil of Cesar Frank. It is a very good and deep
school, certainly the best French school. It is very different from that of
Debussy, because instead of being purely emotive, it has a very classic base. In
fact, Frank and Chausson were great admirers of Bach. That is definitely
something which will stay in the history of music”. (39)
Cette appréciation convainquit nos deux amateurs, qui ne demandaient qu’à
l’être. La leçon de musique était d’ailleurs remarquable, et si inattendue dans
cette île du plaisir plus que de la culture.
Je n’aurais plus jamais cette expérience.
Nos deux jeunes officiers rentrèrent ainsi dans une euphorie exceptionnelle, où
la musique se mêlait au calme tropical d’une belle nuit d’Océanie.
Le lendemain, un 5 janvier, on appareillait pour la tournée des îles australes.
Cette fois-ci, il avait été décidé en haut lieu que seul le Chevreuil serait
concerné. Je gardais donc ma chambre.
215
Chapitre 22
Les îles Tubuai constituent un ensemble d’une longueur de presque cinq cent
milles nautiques entre Rurutu au nord et Marotiri, précédée par Rapa, au Sud. À
partir de Rurutu, à environ une journée de mer de Papeete, route au Sud, elles se
prolongent en ligne droite vers le sud-ouest.
Elles allaient constituer une expérience assez différente pour nos navigateurs.
Elles sont, en effet beaucoup moins austères et imposantes que les Marquises, et
plus élevées, dans l’ensemble que les Touamotou. Elles sont aussi moins
étendues que les premières et plus que les secondes. Les contacts avec la
population allaient être plus joyeux, sans raison apparente autre que
géographiques, dues à la dimension et à l’accès plus facile, quand il n’était pas
plus sportif. En effet, c’est au cours de cette expédition que notre midship devait
avoir les impressions les plus fortes, soit sur un cheval de fortune (elle fut
bonne) soit en escaladant un récif sur une baleinière, quand l’absence de passe
rendait cela nécessaire. Cette dernière éventualité n’était, heureusement, que tout
à fait exceptionnelle.
Ce fut d’abord Rurutu, dès le lendemain. Notre midship fut tout de suite,
impressionné par la chaleur de l’accueil et par l’excellence de l’organisation,
qui, dès le premier jour, avait prévu trois maa, ces savoureux repas, avec force
danses et discours. Pour une cause inconnue, les orateurs de cette île de choix
s’avéraient de toute première force, utilisant la langue maorie avec un art digne
d’un Cicéron. Où avaient ils appris cette science du discours, cette façon si
agréable d’honorer ces visiteurs du bout du monde venus leur parler de guerre ?
Tout cela était naturel, spontané, éloquent. Qu’ils étaient loin les discours
216
pompeux de nos parlementaires ! (Il est vrai qu’on était si près qu’on les
comprenait). Et, tout cela fini, on se mettait à table et on dansait en paréo !
Il prenait la garde au mouillage et ne put participer qu’au premier de ces maa. Il
se demandait comment il aurait fait pour assister aux suivants.
Le lendemain fut une grande expérience.
En effet, la pratique du cheval était jusqu’ici pour lui presque inexistante : peut
être un ou deux kilomètres en tout, et encore au trot de promenade pour
débutant. Aujourd’hui, il s’agissait de faire le tour complet de l’île, de
dimensions suffisamment importantes pour constituer un véritable examen,
même pour un élève ayant reçu de nombreuses leçons. Le cheval est amené,
heureusement de petite taille (Je ne tomberai pas de haut, c’est déjà ça, se dit-il).
Par contre, il a l’air nerveux (trop nerveux) et sauvage. De l’assurance ! se dit
notre apprenti cavalier. Il fallait suivre le mouvement, ce qui fut fait en moins de
temps qu’il ne faut pour l’écrire. Et le voilà en selle, en shorts, sans casque, cela
va de soi, autre que colonial, sans doute, ou peut-être un chapeau de pandanus à
la tahitienne. La selle, elle en tout cas, est en pandanus. Pas d’étriers. Il faut
serrer les fesses ! et voilà tout le monde parti au galop. Pour lui, c’est le grand
galop, tellement le cheval est fougueux. En quelques foulées, le voilà en tête de
tous ses rivaux. Le malheureux cavalier se souvient qu’il faut tirer sur le mors
pour ralentir, ce qu’il réussit, à moins que le cheval, de lui-même comprenne
qu’il est recommandé d’être en tête, mais sans excès.
La cavalcade se poursuit, au point de devenir presque naturelle, d’autant plus
que le chemin est complètement dégagé et que des branches d’arbre ne risquent
pas de forcer les jockeys à baisser la tête. Au bout d’une heure, on est dans un
charmant petit village. On dételle. Mattes, colliers, chapeaux sont
immédiatement offerts par les îliens. La gaîté toute naturelle se traduit alors,
comme pour la veille, en un copieux repas tahitien à la suite duquel le chef de
village et le commandant échangent des discours animés et courtois. Je trouve le
commandant doué pour la politique, lui généralement peu enclin aux longs
développements. Cela fait un beau spectacle que de voir l’assaut de politesses
auxquelles se livrent le petit et râblé orateur tahitien, à la peau sombre et aux
cheveux noirs et le commandant Fourlinnie, grand viking blond, ce Viking qui
n’est plus un conquérant mais un défenseur de la Liberté venu demander une
aide pour une guerre lointaine.
Le tour de l’île reprit alors à un rythme plus conforme que le matin à la suite
d’un repas que les joutes oratoires n’avaient pas suffi à faire oublier. Le paysage
était plaisant, avec des alternances de petites plaines, de régions boisées, de
217
chemins tracés et bordés de fleurs rouges. De temps en temps, en passant en haut
d’une colline, une bouffée d’air frais emplissait les poumons et donnait
l’occasion de regarder le paysage marin que l’on surplombait.
On arriva ainsi à un second village moins grand que le premier, qui fut pour le
midship l’occasion de prononcer son premier discours. Il se jugea médiocre,
mais goûta fort l’émotion joyeuse d’improviser en public, d’autant plus que
l’intention était pure. Le chef devait être moins important que le premier, car le
commandant ne prit pas la parole, s’estimant peut-être bien représenté. La
longueur du trajet et la chaleur des propos firent paraître le second maa le plus
naturel du monde. Il est inutile de décrire à nouveau ces délicieux repas maoris,
les tamurés auxquels durent se livrer nos officiers aux applaudissements de tous,
ou de rappeler qu’ils reçurent encore de nombreux cadeaux, sans doute aisément
transportables à cheval.
Le commandant Fourlinnie, l’officier fusilier Richard Legrand, et moi-même,
accompagnés, nous avons oublié de le mentionner, d’un jeune administrateur
tahitien, achevèrent ensuite leur brillante tournée électorale en complétant le
tour de cette île si accueillante. La chaleur de midi quelque peu évaporée et le
cochon grillé à la tahitienne s’accoutumant au cheval, le trot céda bientôt le pas
au galop, maintenant familier. L’allure était tellement grisante, le long de ce
chemin côtier, tantôt bordé de cocotiers le long de la mer, tantôt dégagé le long
des collines, qu’à la suite, sans doute, d’un moment d’inattention ou d’une
mauvaise pierre évitée par son cheval, voilà soudain le jeune administrateur à
terre. Je m’accroche, et le brave cheval saute par-dessus l’administrateur, qui,
d’ailleurs, se relève. Il avait seulement glissé et était tombé « droit dans ses
bottes ».
Sur ce, on rentra à bord, où se trouvaient les autres officiers, notamment Bureau,
qui remplaçait le commandant, et Devaux, de garde.
Ce devait être l’une des escales les plus séduisantes parmi toutes celles faites par
le Chevreuil. En comparaison, les autres îles australes parurent moins
intéressantes.
Le lendemain, Tubuaï paraissait en effet plus déserte et dépeuplée. On fit moins
de cheval.
Les chevaux paraissaient moins intelligents que ceux de Rurutu. Le discours du
midship lui parut une répétition de celui de la veille, quand bien même il suscita
le même enthousiasme.
Bien sûr, les maa étaient toujours aussi bons, les tamurés aussi endiablés. Il
n’était pas fait pour la politique, cela était évident. Il n’était pas fait non plus
218
pour le théâtre : il n’aimait pas répéter toujours le même texte. C’était différent
de la redite des quarts à la mer, pour lesquels seul le temps est répété, sans que
leur expérience soit impliquée. Ils ressemblaient à la vie de tous les jours ; ils
étaient la vie, une vie très organisée, comme dans un couvent ou un hôpital. Seul
le but était différent. Etait-ce ce que ressentait aussi le commandant quand il me
laissait le soin de faire les discours ? Notre midship, pourtant peu doué, était
sans doute inconsciemment flatté, cela est humain, d’être toujours désigné,
plutôt que Legrand ou même Devaux pour cette activité bien particulière, à
laquelle aucune Ecole Navale ne prépare.
Il faut mettre au crédit de Legrand d’être devenu en peu de temps un véritable
expert du tamuré. Il en fit la démonstration en dansant au cours d’une fête au
flambeau qui eut lieu le soir même. Sous la lumière crue des projecteurs, le
voilà, soudain vêtu d’un paréo, figure remarquable d’un groupe de danseurs, lui
habituellement d’un caractère plutôt sombre, s’agitant avec une science
consommée au milieu des vahinés ravies et surprises par l’apparition de ce
nouveau conquérant.
L’âme centrale, la direction d’ensemble, était assurée par le jeune
administrateur, lui aussi sorti de son rôle effacé pour chanter d’une voix de
stentor avec force gestes l’air maori « Tautira ».
Il m’expliqua le lendemain, pendant la journée en mer vers l’île de Rapa
comment il fallait s’y prendre pour diriger une danse maorie.
Je notait que le dimanche 9 janvier, le Chevreuil mouillait à Rapa.
Rapa est une île relativement haute. Une impression de tristesse s’en dégage
immédiatement : c’est l’île des lépreux.
Cette impression est accentuée par l’isolement : elle est sensiblement la plus
australe, la plus loin de tout de la chaîne formée par les îles. À presque 30 degrés
de latitude sud, il n’y a plus rien que l’océan jusqu’à l’Antarctique, ce continent
si longtemps recherché, notamment par le capitaine Cook, et découvert si
tardivement. Cet énorme espace manquant sur le globe terrestre, qu’il faut
traverser tant de houles et tant de vent pour atteindre ! Quelle chance que le
vaillant capitaine ait préféré abandonner sa recherche pour découvrir la Nouvelle
Zélande et l’Australie !
Le temps était couvert, ce qui accentuait encore l’impression de solitude.
Bureau et moi fîmes l’escalade de l’île plutôt que d’aller visiter les lépreux, que
personne, à part les missionnaires et les bonnes sœurs n’était censé aller voir,
pas plus ici qu’à Tahiti, malgré la faible contagion de cette maladie, qui n’avait
pas arrêté Napoléon, disait l’histoire. Mais ils n’étaient pas Napoléon.
219
D’ailleurs, leur mission était de recruter et non de soigner. Et, faute de
volontaires, le mieux était de voir le beau point de vue que l’on avait du sommet
de cette île du bout du monde. C’était aussi le culte de la Nature, de la vie !
Nous avons omis de signaler que la mission du Chevreuil comportait également
une tournée dans les îles Gambier, autre archipel français situé à quelque 300
milles nautiques dans l’ouest, et parallèle aux Toubouaï, elles mêmes alignées
sur les Touamotous, sur une longueur totale de plus de 600 milles nautiques.
L’île la plus au Sud des Gambier appartient à l’Angleterre. Elle s’appelle
Pitcairn. Sans savoir pourquoi, j’avais ce nom en tête, alors que ceux des autres
îles m’étaient inconnus. D’ailleurs, le Chevreuil allait à Mangaréva, île d’une
certaine importance au sud de l’ensemble des possessions françaises, qui,
comme Toubouaï, a la particularité d’être sur le tropique du Cancer, à 23 ° 30’
de latitude sud. Ses habitants ont donc, fait peu commun, le soleil exactement au
zénith le jour du solstice de l’été austral.
Après deux jours de mer, on mouillait là bas, devant le charmant village de
Rikitéa dans un site fort joli, quoique un peu dénudé qui, venant de Rapa,
paraissait fort accueillant. L’église donnait au village, à elle seule, toute sa
valeur. J’allai la visiter longuement avec Jackson et Richard Legrand. C’était,
sans conteste, la plus belle de tout le Pacifique. Le style est très simple, l’autel
entièrement en nacre. Un bain dans le lagon permit aux jeunes officiers de se
sentir vraiment débarqués et adoptés, après quoi une connaissance de Peter
(comment faisait-il pour connaître tant de jeunes femmes ?) leur offrit chez elle
une douche sans savon, ce qui est là bas la coutume. Une institutrice fit visiter le
village.
On retourna à terre, le lendemain. Escorté de François Bureau, Jackson et
Marcel Devaux je voulus faire admirer l’église aux nouveaux débarqués. Puis
nous allâmes voir un célèbre « couvent aux vierges » avant de rejoindre le
commandant pour le maa traditionnel, assez banal, mais dont l’ambiance
s’avéra, bien sûr, sympathique.
Pour une raison que personne ne songea à élucider, cette île, pas plus que
d’autres, ne fit l’objet de discours. En fait, seules les îles disposant d’une
organisation justifiée par une population suffisantes pouvaient rendre possibles
ces joutes qui, pour spectaculaires qu’elles fussent n’étaient pas, finalement,
indispensables. Montrer le pavillon et la croix de Lorraine était l’essentiel.
Le reste de cette découverte de petites îles, basses le plus souvent, selon le
caractère des Gambier et des Touamotous, fut sans intérêt particulier. On vit
ainsi plusieurs archipels, dont les îles de Maa, et Anaa. Elles furent précédées
220
par l’île de Marutéa, où notre midqhip eut la plus forte impression lors du
franchissement du récif. Il poussa un soupir de soulagement, mêlé à un cri
d’admiration quand la chaloupe maorie se trouva du bon côté de l’impitoyable
barre de corail. Rien que pour cela, il fallait avoir été à Marutéa!
Tout cela avait pris une nouvelle semaine.
C’est ainsi que le brave aviso se retrouva à nouveau accosté au quai de Papeete
la veille du 20 janvier de cette nouvelle année, tout heureux d’avoir fait une
belle expédition et encore plus, de retrouver Tahiti, sa nouvelle patrie du bout du
monde.
221
Chapitre 23
Le Chevreuil était donc revenu.
Il allait rester encore deux mois. Quelle joie ! Mais cette joie était teintée de la
mélancolie d’un départ prochain, qui la rendait plus chère.
Nous n’avons pas, sans doute, suffisamment parlé des relations mondaines ou
même personnelles que notre midship, croyait peindre à partir de son carnet de
bord. À plus d’un demi-siècle de distance, il a pu, heureusement, m’aider à
rentrer dans son personnage d’alors, dans la symbiose entre le pays qui
l’entourait et les amis d’alors.
Ce cadre idyllique, la douceur, la beauté, allait de pair avec les sentiments qu’il
faisait naître, comme par mimétisme, à tel point que notre midship semblait
oublier que ses charmantes amies n’étaient si belles que parce qu’elles étaient
seulement demi-tahitiennes. Cela, tout bien pensé, ne faisait que les rendre
encore plus rares, beaucoup plus rares, comme des perles trouvées dans une plus
grande profondeur, à l’autre bout du monde.
Il y avait, cela restera toujours vrai, un charme unique dans cette grâce des îles
de là bas, que les mots se refusent à décrire, ne fût-ce que parce qu’il est
impossible de le transposer hors de leur climat. La magie d’une langue ne peut
se transporter. Il lui faut son soleil, sa mer, son temps. C’est un monde, un autre
monde. On peut en rêver dans les voyages imaginaires faits sous la lampe de son
bureau, mais celui qui ne l’a pas vécu ne peut le saisir car il n’en a pas en lui les
images. Les voyages forment la jeunesse. Que cela est vrai ! Et la jeunesse
entraîne toute la vie.
Quelles étaient donc les personnes qui formaient le fond d’amitié autour du
jeune homme ? Quelles étaient ses amours ? Quel était le cadre social dans
222
lequel il vivait dès qu’il avait mis le pied à terre ? Voilà les questions qu’il ne se
posait jamais, et que l’on ne se pose qu’au passé.
Il y avait, nous l’avons vu, le couple très à part des peintres, les Mordvinov,
figures éminemment sympathiques. Leur nom russe semblait accentuer encore
leur côté hors du commun. Ils étaient très intelligents, avaient une étonnante
culture artistique, aimant parler longuement de la correspondance de Van Gogh
avec son frère, ou de la théorie des couleurs, dont il regrettait de ne pas avoir
appris de son père la révolution récente introduite par lui par ses expériences sur
le bleu et le rouge. Que ne savait-il qu’il est impossible de reproduire la Nature
avec une échelle de luminances de dix alors qu’elle devrait-être de un million
peut-être ? Que ne savait-il, au moins dessiner ? Pourquoi n’avait-il jamais
essayé de faire le moindre petit tableau et appris, lui qui aimait écrire, au moins
à manier des tubes de couleurs ou même faire des aquarelles ? Trop tard, en tout
cas ! Sans doute, son goût naturel pour les lettres, y compris les langues
vivantes, s’était-il trouvé encouragé très tôt, au lycée, puis par les lectures de
grands livres, à haute voix, par Mimi, sa grand-mère, jamais oubliée, ainsi que
par l’intérêt qu’Aline, sa mère portait à l’Anglais. Sans doute était-il plus naturel
d’apprendre sa langue natale, l’Anglais et même l’Allemand, que la peinture.
Mais pourquoi n’avait-il jamais eu l’idée de demander une boite de couleurs, au
moins pour faire une aquarelle, à sa mère, peintre si remarquable ? Une réponse
s’imposait : il n’était pas doué, pas doué du tout. Il ne s’était jamais intéressé le
moins du monde à la peinture, à son histoire, aux raisons pour lesquelles un
tableau est beau plutôt que banal. Cela ne lui venait à l’esprit que maintenant, à
l’autre bout du monde, devant un étranger.
Un univers nouveau s’ouvrait à ses yeux.
Tel était pour lui le couple Mordvinov. Il s’appelait Alain, elle Hélène.
La musique occupait, le lecteur en est conscient, une place cependant beaucoup
plus importante chez notre midship, au point de le singulariser de tous ses
camarades de la Marine. Seul, à vrai dire, Paul De Cazanove, avait, en
Angleterre, partagé cette passion. Seul, maintenant son ami Barzilaï avait pris la
suite, dans un registre sensiblement différent, il est vrai, qui était celui de Bach
et non plus de la musique symphonique. L’accord étant total entre les deux
amateurs, il n’y avait plus la moindre rivalité entre les Dieux en question, objets
d’une même contemplation. Cependant, le plaisir de convaincre et celui de
découvrir étaient absents de leur état d’âme d’abandon admiratif, en cela
conforme à celui d’un concert.
223
Le rôle de M. Beecher a, jusqu’ici, été mis à sa juste place dans les soirées
musicales. Cette chance, à vrai dire imprévue, était même doublée par la
présence d’un couple de métropolitains, les Simonet. Ils étaient grands amateurs
de musique baroque et classique, et, sans pour autant étendre son répertoire aussi
loin que M. Beecher, M. Simonet et jouait fort bien du piano.
Ils organisaient, eux aussi, des soirées musicales, avec la participation des
violonistes dont nous avons parlé.
Quelques réceptions officielles avaient lieu chez le gouverneur Orselli. Elles
permettaient de retrouver des personnalités rarement vues, telles le banquier et
son épouse, le commandant de la Marine, dont le nom était maintenant
Villebois. C’était l’occasion de retrouver le commandant Cabanier, ainsi que
nombre de femmes agréables. On y serrait la main aux artilleurs que l’on voyait
peu, ainsi qu’au pasteur Vernier et sa femme, salués seulement à l’occasion des
exercices de tir, en haut de la colline où ils habitaient. Etaient invités également
le consul anglais, sir Cameron et sa femme, toujours revus avec plaisir, d’autant
plus que les occasions de parler Anglais étaient devenues rares.
Naturellement, on retrouvait là des camarades de l’armée et de la marine que
l’on ne voyait pas dans la vie courante parce qu’ils sortaient dans d’autres
groupes. Ainsi, Georges Barral, maintenant marié et affecté à Marine Papeete.
Ainsi également mon remplaçant auprès du gouverneur, charmant garçon, que le
Destin rendait, à son tour, amoureux de Léodie, mais de façon toujours tellement
timide que personne ne semblait le remarquer, Léodie la première semblait-il.
C’était aussi l’occasion de changer d’échelle et de parler un peu de la guerre, de
l’avenir. Le meilleur stratège était, sans conteste, sir Cameron. Il avait ce sens,
très britannique, de voir loin, de façon réaliste. Nul mieux que lui ne me
rassurait : la guerre était en train de tourner. Cependant le sort de la France était
encore tellement incertain que les paroles du consul ne lui rendaient hélas ! ni
son pays ni sa famille. Mais enfin !
Cependant, les réceptions au gouvernement ne faisaient point partie de la vie
courante.
On y voyait, outre le peintre et les musiciens, quelques familles d’une amitié à
toute épreuve, sans que l’on puisse s’étendre longuement sur leurs qualités
particulières. Il y avait bien sûr, la famille de Rose Martin, chez qui l’on se
retrouvait souvent. C’était le point de départ pour les pique-niques, la maison
étant située de façon très centrale, à quelques centaines de mètres du palais du
gouverneur. M. Martin était, on se souvient, le directeur des installations
électriques de l’île, mais son principal mérite était d’avoir une fille qui était un
224
rayon de soleil. C’était elle qui entraînait le plus souvent le groupe dans quelque
activité inhabituelle. C’était elle qui avait la jeep, et cela était fort heureux ; elle
qui, en entraînant le commandant Fourlinnie à Pirae ou à Punauia, ou, plus loin,
vers la presqu’île, le faisait participer aux sorties des midships.
On voyait souvent aussi, même en dehors des concerts du soir, le couple des
Simonet. En dehors des talents de pianiste du mari, ils étaient fort agréables. Ils
devaient avoir environ trente cinq ans ; un bel âge pour nos jeunes midships,
heureux d’être guidés par ces métropolitains qui, comme eux connaissaient la
France, et vivaient depuis plusieurs années à Tahiti, qu’apparemment ils
n’envisageaient plus jamais de quitter. Cela ne rendait que plus précieuse la
nostalgie avec laquelle ils évoquaient leur jeunesse à Paris, bonheur si
douloureusement ressenti par moi. Ils étaient, en somme, un souvenir partagé
qui se prolongeait par un avenir déjà vécu.
Quel réconfort que ce futur assuré, comme expérimentalement ! Oui ! si la
guerre devait être, malgré tout, perdue, ou sa famille massacrée par l’occupant, il
pourrait toujours revenir ici pour tout oublier !
Eh puis, il y avait ses chères amies, qui avaient toutes une place dans son cœur,
place qui changeait sans cesse. Le rôle de l’unique ne pouvait plus, maintenant
être réservé à Léodie. Elle était toujours irremplaçable, surtout quand elle
chantait à côté d’Eliane ; la brune et la blonde, la soprano et la contralto, dans
leurs paréos ornés de fleurs aux vives couleurs. Ce n’était pas la douceur de la
plage noire de Taunoa ou de la plage blanche de Pirae ou de Punauia, ni
l’exaltation d’une fête comme il y en a tant là bas, quand à la suite de tamurés
endiablés on aime se recueillir entre amis pour écouter des chants plus intimes.
C’était elles, les uniques ; ce point de rencontre, cette fusion entre deux univers
sans histoire commune !
Il y avait cette amie, du nom de Dolly, qui aimait écouter du Rachmaninoff dans
le faré de Punauia, et qui, sans charme particulier donnait un caractère un peu
américain qui, en petite dose, mettait un grain de fantaisie.
Il y avait aussi Laetitia, la jeune femme de type espagnol, qui avait séduit un
temps notre midship, au point de lui faire écrire des poèmes admiratifs, qui
étaient de son âge, et qui ne méritent pas qu’on s’y attarde, sauf à noter qu’il
était le seul, déjà, à se risquer dans ce genre aussi démodé que flatteur. Mais elle
était actuellement en Amérique et, de toute façon, courtisée par le commandant
Molina, ce dont elle se défendait avec le même talent que pour expliquer qu’elle
était mariée et donc hors de portée, ce que notre midship croyait dur comme fer.
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À tel point qu’il m’avoua lui avoir écrit un long poème, dont voici un extrait
(elle était de formation américaine).
Do you know little Laetitia ?
She’s such a charming enigma :
Indeed, she’s a raving Beauty
With her little eyes so witty,
With her sweet and tiny mouth
Which seems to tell you about youth
………………………………
She has a house at Pirae
Where she invites you like a fairy…
You think you are in wonderland
With her, the reef and the sand
You forget how sad life is
When you see this Paradise.
You wish with her you could fly
In the unknown and distant sky,
So that the world were very far,
Miles away beyond a star…
With her you do feel so happy
You’d stay there for eternity !
Notre midship accepta de joindre ce poème, écrit en mai 1942, à cette histoire de
sa vie, car c’est le premier qu’il ait écrit (40). À sa surprise il est en Anglais, ce
qui marque bien l’importance de cette langue pour le jeune exilé, d’autant plus
qu’il aurait pu aussi bien l’écrire en Français, langue naturelle de la personne
chantée. Il est fort banal, mais il faut bien commencer ajouta-t-il, heureux
malgré tout de cette découverte d’un fait complètement oublié et assez singulier.
Pourquoi n’avait-il rien écrit ou même noté sur Léodie, qui avait beaucoup plus
compté pour lui ? Il ne le savait pas. Sans doute ses relations étaient elles moins
intellectuelles ; plus directes, plus simples ; dépouillées de toute coquetterie.
Comment savoir ?
Pendant son absence, il aimait aussi subir les séductions d’une autre femme
mariée, également inaccessible, du nom de Ritée. Elle croyait à la théosophie
plus qu’à la philosophie, ce qui la conduisait à aimer la nature et tout ce qui s’y
226
rattachait. C’était, là bas en tout cas, convaincant. Elle nageait à la perfection, et
contribua à l’amélioration du bras gauche du crawl de son élève, enchanté
d’avoir un professeur si séduisant.
Il s’était mis à nager seul dans le grand lagon de Punauia, où il fit la
connaissance d’un adepte du crawl, un homme d’une trentaine d’années, qui
pratiquait cette nage à l’endurance. Il nageait pendant ce qui paraissait des
heures et sortait en pleine mer, escorté par un requin fidèle. Je n’eus pas le
courage d’aller l’accompagner si loin, craignant que l’histoire ne fût vraie,
comme la plupart des choses étranges. Bien sûr, personne nn’avait peur des
requins dans cette île du bonheur. Quoiqu’il en soit, ce nageur quasi
professionnel remarqua que son élève roulait en respirant et lui conseilla de faire
ce mouvement en regardant à gauche vers l’avant. C’était plus fatigant, ce que
j’adoptai pour la vitesse seulement, retenant l’idée que le crawl, et non
seulement le trudgeon, était une nage d’endurance.
Cependant, c’était vers Pirae, l’on s’en doute, que notre jeune midship portait
d’abord son affection, qui, en ce début de l’année 1943, se teintait de mélancolie
à la pensée que peu de temps restait avant le départ. À la suite d’une mauvaise
grippe (cela arrive hélas là bas, plus cruellement qu’en Europe, car il fait trop
chaud pour se couvrir), il écrivit ces lignes, les seules qu’il me confia parmi
nombre de mauvais poèmes. En les relisant, il prenait conscience de son
ignorance d’alors dans le domaine de la versification française, tellement plus
difficile que pour la langue anglaise. Mais ces vers étaient sortis de son cœur,
encore très barbare !
Réflexions sur la plage de Pirae
Viens ! Isole toi du reste du monde,
Ami, écoute un peu le récif qui gronde.
Regarde Moorea émergeant de la brume
Et ce côtre, là bas, qui fume.
Pirae, ce cher Pirae, que si vite on oublie,
Noyé dans la verdure, n’est-ce le Paradis,
Avec ses palmiers dont l’échine se plie,
Abritant le Penseur du soleil de Midi ?
Avec ses cactus et ses arbres de fer,
Ce parfum de la terre et ce chant de la mer ?
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Quel calme, mon Dieu et quel charme infini
Berce tout ce décor avec tant d’harmonie :
Ici, tout est groupé en plaisante verdure,
Eclairé de lumière éternelle et pure !
Humant l’air du large et voyant le récif,
Je suis rempli d’extase, mais je suis pensif :,
Je pense à ma famille assise au coin du feu,
Chaque jour, endurant l’ennemi, priant Dieu,
Et, tout à coup, j’ai honte de mon inaction,
D’être si loin de tout, si loin de la Nation,
Mais à quoi bon ces mots ; je connais mon devoir ;
Profitons pleinement de ces moments d’espoir
Où, voyant tout si beau, bercé par la Nature,
On croit le monde en paix, on croit les âmes pures.
Viens ! Isole toi du reste du monde,
Ami, écoute un peu le récif qui gronde ;
Regarde Moorea émergeant de la brume
Et ce côtre là bas qui fume.
Tels étaient donc les états d’âme du jeune poète, que lui inspiraient le doux
refuge de Pirae, et qu’il aurait voulu laisser là bas, inscrits sur le sable pour
quelque éternité, dans l’illusion de la jeunesse.
Il envoya le poème à son oncle Francis, à New-York, comme souvenir pour la
famille dans l’après guerre.
Ce bref survol des personnages constituant l’univers du midship et ses essais
poétiques ne doivent pas éloigner le lecteur de la réalité, qui se déroulait, comme
toujours, sous forme d’événements.
Ainsi, le lendemain de l’arrivée à Tahiti, le nouveau commandant de la marine,
le Lieutenant de Vaisseau Villebois avait déjeuné à bord, invité par le
commandant. Peu après, il avait pris le café au carré des officiers et avait
demandé de faire un tour à la voile sur le canot dans les environs de la rade,
accompagné par Devaux et moi.. Le temps était magnifique. Cette petite sortie
avait permis de mieux connaître ce personnage peu ordinaire, même parmi la
diversité des caractères qui, caractérisait les officiers de la France Libre. Avant
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même de le connaître véritablement, comme le lecteur verra ultérieurement, il y
avait chez lui un véritable don de conteur, un sens du gros détail comique qui
établissait d’emblée un contact d’égal à égal, qui aurait été agréable entre
camarades, ou même entre civils d’un même âge (il avait bien trente huit ou
quarante ans, soit la moitié de plus que nos midships), mais qui était ambigu
pour des jeunes officiers, respectueux par principe de la parole venue d’en haut.
Il avait une histoire avec une certaine « sœur vaseline », qu’il fallait bien juger
des plus comiques. Au demeurant, homme d’un optimisme réconfortant,
différent de celui de son prédécesseur, qui était de nature plus apparente que
profonde. Et pourtant, il y avait quelque chose d’un peu inquiétant dans son
regard perçant, derrière ces yeux, ces petits yeux bruns qui vous scrutaient entre
deux plaisanteries, tellement différents des grands yeux ouverts à tous les vents
du commandant Fourlinnie, ou de ceux, d’apparence sévère mais bienveillants
de Bureau. Né en Nouvelle Calédonie, il était Corse, ce qui est très différent de
Toulonnais, le cas de son prédécesseur. On apprendrait par la suite qu’il était
entré au service en 1929 et était, comme beaucoup, et notamment le
commandant Artigue et le commandant Praud, capitaine au long cours. Il avait
rallié la France Libre en mars 1942, à partir de la Corse.
Ces impressions, qui prennent quelque place ici, furent rapidement ressenties par
le midship pendant l’invitation du nouveau commandant de la Marine puis la
sortie sur le canot, à la voile, ce qui ravit tout le monde.
Puis, comme presque tous les jours, les amis se retrouvèrent à Pirae, devant le
fare de Barzilaï et eurent le plaisir de revoir les Mordvinov, toujours aussi
intéressants. Hélène, la femme s’avéra, elle aussi, « bachiste » imprévue, et
déclara avoir longuement joué quelques sonates pour piano du grand maître. Elle
crut impressionner Barzilaï et moi en sifflant le début du troisième concerto
brandebourgeois, mais en disant que c’était le cinquième, erreur qui fut
immédiatement corrigée. C’était un bon point, mais on ne plaisante pas avec
Bach !
Le monde était petit : il y avait là bas la jeune fille qui avait si gentiment
accueilli l’équipe du Chevreuil aux Marquises, et qui était l’amie du biniou.
Peu de temps après, une nouvelle soirée chez les Simonet, rassembla nos
amateurs de grande musique autour de Larcher, qui joua le concerto en mi pour
violon de Bach, accompagné au piano par M. Simonet, vraiment excellent. Cela
était d’autant plus nécessaire que le temps, pluvieux, poussait à la mélancolie, et
que notre midship, qui commençait une grippe, avait besoin de musique. On
allait souvent à Pirae, chez Barzilaï, écouter des disques avec M.Simonet et les
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Mordvinov. Le mirage de la lagune était toujours là, autre musique, avec le
miroitement du lagon, le léger ressac de la houle sur le récif et, parfois la caresse
de la brise solaire sur les branches des cocotiers. J’essayais mon crawl avec la
respiration rapide nouvellement apprise et regardais les poissons de toutes les
couleurs.
On était en plein été austral, dans la saison des pluies. Cela va de pair,
généralement, avec un état de plus grande lassitude, que ma fatigue ne faisait
qu’accentuer. Une certaine inquiétude se manifestait dans l’île quant au sort des
volontaires dans les troupes de la France Libre. Cette aventure dans une Europe
inconnue et pleine de menaces suscitait pour ceux qui restaient une angoisse
nouvelle, pour ceux qui allaient partir, une attente interminable.
Cet état diffus était passager, mais il rappelait les réalités de la guerre, qui ne
devaient pas manquer de se matérialiser par un important exercice de tir, peut-
être pour réveiller le sentiment patriotique de la population. Plusieurs salves
furent donc tirées avec succès sur le milieu de la passe sous la direction de
Wlérick. Le gouverneur se montra d’autant plus satisfait que cette démonstration
était devenue purement académique. Il apprit à cette occasion à son ancien aide
de camp que des croiseurs allemands avaient, en 1914, déjà bombardé Papeete,
après avoir vainement voulu s’y ravitailler, les Français ayant bloqué la passe,
sans doute en y coulant une goélette. Quoiqu’il en fût, les Japonais non plus
n’avaient pas débarqué !
Tout le monde était satisfait, y compris la ville de Papeete.
Cet épisode patriotique passé, la vie avait repris.
Il restait deux mois avant de quitter l’île, mais, comme cela arrive le plus
souvent, le temps de tous les jours s’était mis à passer de plus en plus vite en
l’absence de tout événement nouveau. Seule l’approche du départ luttait à contre
courant et faisait paraître plus chères les heures qui s’envolaient. Je leur donnais
inconsciemment des noms. Il y avait les heures des amies, les heures de la
musique, les heures de la peinture, les heures des camarades, les heures de Pirae,
les heures de Taunoa, les heures de service à bord, les heures de garde, les
heures de réception, les heures de tourments ou de peine et les heures de
bonheur. Cela faisait beaucoup, et il fallait bien les compter, car elles ne
reviendraient jamais. Pourtant, les nommer ne servait à rien puisqu’elles
n’étaient réelles que mélangées. Notre midship appelait-il les heures de Pirae,
que celles de toutes ses amies se pressaient autour de lui, auxquelles se
joignaient bientôt celles de ses camarades, celles de tous ceux qu’il avait vus là
bas. Les heures de Taunoa n’étaient plus seulement celles de Léodie, celles du
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fare, mais aussi celles où il l’avait perdue, avec ses projets fous, après l’entrée
en guerre du Japon. Seules, sans doute, les heures de Léodie et d’Eliane
restaient-elles, où que ce fût, dans la beauté de leur chant, image inchangée de
deux sœurs, la brune et la blonde, les yeux bleus et les yeux bruns,dans
l’enchantement du soir sur la plage. Encore plus nettement, l’éblouissement
premier dans le lagon, face à Moorea, parmi la myriade de poissons aux
couleurs fantastiques. Mais celui-là tenait dans un instant. Il avait perdu de son
éclat, insensiblement, comme voilé un peu plus chaque jour par un nuage qui
était celui de l’habitude et que nul ne pouvait effacer, parce qu’il n’était qu’une
impression ressentie une fois pour toute, une impression non renouvelable de
l’eau verte du lagon de Punauia ou de l’eau bleue de Taunoa à l’état pur. Mais
les heures de ces lieux bénis, elles étaient tellement plus que cet éblouissement
des premiers jours sur le sable chaud, qui en devenant coutumier, avait bien vite
réclamé la présence d’une âme soeur, un peu comme Robinson Crusoé dans son
île. Et ces âmes soeurs, elles parlaient, elles changeaient sans cesse, elles se
déplaçaient d’une plage à une autre, d’un faré à un autre, et c’était pour cela
qu’elles étaient si difficiles à garder.
C’est ainsi que les nouvelles heures n’allaient pas être tout à fait comme les
anciennes heures: elles revenaient, dans la simplicité du quotidien, comme
indifférentes à l’approche, même encore lointaine, du départ.
Ce furent à nouveau, chaque fois que cela était possible, et cela l’était souvent
heureusement, le bain et les soirées à Pirae avec Barzilaï, les Mordvinov, M.
Simonet, auxquels participaient l’une ou l’autre des amies. Notre midship allait
souvent, à ce moment, chez son amie Ritée, prendre des leçons de crawl et
écouter le bruit de la mer dans son faré en l’écoutant parler de théosophie. Cela
cadrait si bien avec la grandeur mystique de la nature dans laquelle leur âme se
fondait, et que l’homme moderne avait fui et même détruit. Un charme
particulier émanait de cette jeune femme d’une trentaine d’années qui avait
trouvé à Tahiti une philosophie en accord avec sa nouvelle vie, après avoir mené
en Amérique une existence luxueuse et superficielle. Léodie courtisée par
d’autres, Laetitia juste rentrée de Californie, quoique toujours séduisante en
jouant habilement sur les pea-pea, Ritée simplifiait tout en apportant la paix, la
paix de la nature, avec laquelle elle se fondait. Et j’étais peut être plus heureux
au milieu de ces charmantes femmes que mes camarades engagés plus loin avec
une partenaire de fortune dans chaque port, ce qui était trop dans un sens et trop
peu dans un autre. Georges Barral avait, lui au moins, et sans doute le capitaine
Cékutovitch, fait un choix clair.
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Marcel Devaux avait, quant à lui, la chance d’avoir rencontré l’âme sœur, et de
ne pas faire de son amour platonique une interdiction absolue pour le reste.Notre
midship, ainsi libéré de tout sentiment de possession, ne souffrait pas de voir le
commandant Fourlinnie, comme cela arriva plusieurs fois, partir avec Eliane,
Léodie et Laetitia dans la jeep de Rose pour des pique-niques dans la presqu’île.
Il était heureux tout simplement, à Pirae, ou plus loin, à Punauia, avec les amies
qui étaient là, à se baigner et à écouter de la musique.
L’eau verte du jour, l’eau d’argent du soir. La Beauté.
Telles étaient les données géographiques et sentimentales dans lesquelles se
passaient les derniers mois du long séjour dans l’île du bout du monde, puis le
dernier mois, puis la dernière semaine.
L’approche du départ donnait une grandeur nouvelle aux choses de tous les jours
et luttait avec des forces insoupçonnées contre la mélancolie et son alliée, la
pluie, qui venait trop souvent combattre les meilleurs plans.
Ainsi, les inoubliables soirées musicales chez M. Beecher et chez M. Simonet
avaient-elles repris avec un grand brio, rassemblant un nombre croissants de
passionnés. M. Simonet avait la gentillesse de passer me prendre à bord, et on se
retrouvait chez lui avec les deux violonistes, MM. Muller et Larcher. Tout le
petit groupe se retrouvait là. Au cours de la plus belle soirée, accompagnés au
piano par M. Simonet, ils avaient joué un grand nombre de sonates de Bach, de
Mozart, et une de Beethoven. C’était toujours Bach le plus joué, comme si la
langueur tropicale avait eu besoin d’un contre poison et la fougue des danses
maories d’une architecture d’éternité, ou que le besoin d’une pensée quasi
cosmique eût été ressenti devant l’immensité de l’harmonie de ces nuits au
milieu des étoiles, que les chants tahitiens ne suffisaient pas à représenter.
Et Léodie et Eliane, la brune et la blonde, la soprano et la contralto, chantaient
une chanson de la bas pour terminer la soirée sur une note maorie, pure et
mélancolique.
Et les accords profonds de la plaine allemande avec ses forêts et ses hivers et ses
souffrances, dans l’infini de leur grandeur, venaient se fondre dans la douce
beauté de l’île.
On rentrait, tout rempli de bonheur céleste, dormir dans la terre des hommes.
Puis, la dernière semaine était arrivée.
Une réception avait lieu chez le gouverneur, pour fêter le départ du commandant
Cabanier, très apprécié de tous et en particulier des Orselli. C’était pour chacun
l’occasion de revoir tous ceux qu’il connaissait, et même ceux qu’il avait
oubliés, en sachant qu’on ne se reverrait sans doute jamais. Cela donnait une
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chaleur particulière à la soirée. Comme cela arrive souvent, une appréciation
finale des connaissances se produisit, certaines personnes considérées comme
proches ne manifestant guère leurs regrets, d’autres d’apparence plus froide,
étant sincèrement émues. Mais les vrais amis, et les gens de mer, comme le
commandant Praud, étaient toujours là. Ceux là, on avait l’impression qu’on les
reverrait un jour ou l’autre, dans la marine. D’ailleurs, le Chevreuil repasserait
bien à Tahiti en allant de Nouméa en Amérique où il devait caréner. Mais de
quoi pouvait-on être sûr ?
Et les jours s’étaient enfuis, de plus en plus vite. Une dernière soirée
« peinture » chez les Mordvinov, autour de l’histoire de Gauguin et de celle de
Van Gogh, une dernière partie d’échecs avec Barzilaï, sur le nouveau jeu, une
ultime soirée musicale, un anniversaire d’Eliane souhaité à bord, un bain à
Taunoa, quelques autres à Pirae, où je me demandai pourquoi cette vue si
différente de celle de sa baie de l’Aulnaie, avait maintenant une valeur
comparable. Elle était le Présent face au Passé, mais bientôt elle serait, comme
dans une autre histoire, d’une autre vie. Elle aurait, elle aussi, sa magie, souvenir
de palmes au soleil, à côté des rochers bretons sur l’eau changeante de sa baie
d’enfance. Moorea au loin dans l’embrasement des soirs plutôt que Saint Riom
tout près dans le rose de l’aube.
Le dimanche d’avant, il avait été à Punauia sur sa bicyclette américaine,
s’imaginant revivre sa première invitation là bas, comme à regret. Il était temps
de partir !
Mais les derniers jours s’étaient passés à Pirae, à vrai dire comme les autres,
entre les bains, la pirogue, les maa tahitiens préparés par Eliane, Léodie ou
Rose. La veille du départ, on aurait cru que tout allait s’éterniser. Le temps était
redevenu limpide, la mer avait repris ses couleurs d’argent liquide. Pas une ride
sur l’eau ne venait troubler les derniers instants. Les cheveux d’or d’Eliane
étaient comme du soleil, même plus tard au clair de lune. Etait-ce pour cela que
notre midship avait demandé au peintre qu’il connaissait de faire un tableau
d’elle ?
Puis le jour du départ était arrivé, un triste samedi 20 mars. Il embrasse ses
amies. Il est de garde. Il n’a même pas le temps de descendre avec elles dans sa
cabine pour montrer le beau portrait. Juste quelques photos. La coupée est noire
de monde et personne ne peut avancer sur le quai, d’où le bon pasteur Vernier et
sa femme font des gestes d’adieu. On fait hâter le débarquement des visiteurs.
La coupée est levée.
233
Les aussières larguées, le Chevreuil manœuvre : « Larguez partout à l’arrière!
Babord en avant lente (le traversier, raidi, maintient l’avant contre le quai) ! Les
deux bords en arrière lente ! ».
On est parti : on distingue de moins en moins les figures connues, les amis et les
amies.
Quelques derniers gestes. La passe est franchie. Tahiti, puis Moorea aussi
disparaissent dans le crépuscule. Le commandant Cabanier est d’excellente
humeur (comme toujours) et se plait à évoquer avec moi les heureuses soirées
avec leurs chansons et leurs guitares.
Les bouquets de tiare ont été jetés à la mer. Si Dieu veut, on reviendra. En
attendant, en route à nouveau pour Nouméa.
234
Chapitre 24
Le beau temps avait, fort heureusement, rendu presque magnifique la longue
traversée vers la Nouvelle Calédonie, tout en remettant le vaillant aviso sur les
chemins de la guerre après sa mission diplomatique. Après tout, l’escorte de
convois était plus facile que le travail de séduction pour lequel le Chevreuil était
le plus doué. Sans doute, avait-il été conçu, modeste aviso colonial, pour
montrer le pavillon aussi loin que possible et aussi longtemps qu’il durerait, plus
que pour affronter le rude travail de la guerre navale. Il suffisait de le regarder
un instant pour s’en convaincre : une seule tourelle double de 102 m.m,
quelques oerlikons anti-aériens, et, il est vrai, un nombre de lance grenades anti-
sous marines équivalent à celui des corvettes anglaises. Cependant, si son faible
déplacement, on l’a vu, le rendait peu apte à affronter le gros temps, son faible
tirant d’eau lui permettait de naviguer près des côtes et de remonter les rivières,
tandis que son rayon d’action exceptionnel rendait possible des missions de
longue durée sans ravitaillement. Il ne s’en était pas privé !
L’atmosphère à bord était bonne : il faisait beau et la vie active allait reprendre !
Aucun équipage n’échappe à cette règle. Le commandant Cabanier tenait
compagnie au commandant Fourlinnie, ce qui lui évitait la solitude trop
fréquente de son carré et l’assurait d’une constante bonne humeur, qui diffusait
partout sur la passerelle, où le soleil se montrait dans toute sa splendeur en se
prêtant aux plus belles droites de hauteur possibles.
En arrivant à Nouméa, notre midship pensa : déjà !
L’impression agréable de se retrouver dans la petite ville aux abords accueillants
devant sa rade bien protégée n’allait pas, malheureusement durer.
235
Cela avait pourtant bien commencé : On avait été invité avec le commandant
Artigue chez des officiers américains, relations d’un ami de Barzilaï. Cet ami,
du nom de Grignard et que j’appréciais était accompagné de plusieurs jeunes
femmes de là bas, d’ailleurs fort sympathiques. Le commandant Artigue était
toujours plein de cette gaieté méridionale apparente qui simplifiait les relations
et mettait de l’ambiance. Des jeunes femmes se dégageait une atmosphère, que
j’avais déjà perçue, qui même quand elles étaient nées en Calédonie, était un peu
un air de France. Quelle différence avec Tahiti, où le caractère maori assimilait
aisément toutes les origines possibles. L’histoire avait été tellement différente !
L’impression de province, une province lointaine, à nouveau ressentie, était
rassurante. Mais, en même temps, elle créait un vide, totalement oublié en
Océanie. Au fond, le bout du monde, c’était plus Tahiti que la Calédonie.
À ces pensées, vaguement présentes, s’ajoutait ce soir là la présence nouvelle
des officiers américains. Elle replaçait la guerre dans la situation de l’instant et
donnait toute sa valeur à la rencontre. Braves américains, qui avaient sauvé l’île
de l’invasion ! Il fallait se souvenir du jour où, à bord du Chevreuil, on s’était
demandé si l’avion qui survolait la rade était japonais ou américain, du soleil
levant ou des « stars and stripes ». Du reste, ces officiers étaient une source
d’intérêt considérable pour notre midship, qui ne connaissait rien de l’Amérique,
ce pays libérateur si différent de l’Angleterre et où, dans le courant de cet
Automne 1943, le Chevreuil devait en principe subir un grand carénage.
Le retour au bercail de Nouméa n’allait pas, malgré ce début prometteur, être un
épisode particulièrement heureux pour nos jeunes officiers. En effet, peu de
temps après, la « dingue », après avoir sévi dans l’armée de terre, frappait
brusquement Bureau et Legrand. Cette maladie, peu connue, se manifeste, entre
autre, par de forts accès de fièvre. Cela influença l’atmosphère du carré et
réduisit à néant l’énergie de ses camarades de sortie.
Heureux d’avoir été épargnés, Devaux et moi profitâmes cependant de la
proximité du cercle militaire, bien organisé et sympathique. Un capitaine
d’infanterie se signala en faisant cadeau au midship d’une table de navigation de
l’U.S Navy d’une grande simplicité, dont il n’avait pas l’usage…et qui
provenaient de l’ancien consulat japonais ! Ce clin d’œil de la petite Histoire fut
fort apprécié.
Cela n’empêcha pas l’ambiance du bord de se dégrader. La dingue se
développait sournoisement. Le commandant, le plus souvent décontracté ou
goguenard était devenu d’une humeur massacrante (il était difficile de lui
demander pourquoi) ; le second était de plus en plus désagréable au sujet du
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moindre détail, dont il avait pris soin de rendre me rendre responsable, ainsi, on
s’en souvient, que des inventaires et de la comptabilité de la coopérative.
C’est dans ces conditions que je dus remplir un imprimé à transmettre à
Londres, par lequel il fallait indiquer si oui ou non je désirais figurer dans le
cadre de l’active. J’eus le mérite de répondre oui, de même que Bureau, Legrand
et Devaux. C’eût été de la folie de céder à un moment de découragement, alors
que tout nous souriait, et que par ailleurs, l’avenir était totalement incertain. Le
commandant Fourlinnie, bien entendu, était hors de cause, en tant qu’officier
d’active dès le départ. Quant à Montaigne, homme de lettres par excellence, il
n’ambitionnait que de suivre la carrière de son père, connu mondialement.
C’était une noble ambition !
La seule bonne nouvelle fut l’arrivée d’un message de son oncle Francis, qui
depuis New-York prévenait que la famille était toujours en vie.
Le commandant, quant à lui, ne cachait pas qu’il avait demandé à être muté dans
l’aéronavale, intention qui inquiéta le midship, qui voyait en lui un homme
sympathique, et qu’il admirait pour le caractère audacieux de ses manœuvres
dans des conditions souvent difficiles. Cependant, après en avoir parlé avec
Bureau et Devaux, cette décision paraissait justifiée : il avait près de trois ans de
commandement et une affectation nouvelle devait lui donner une possibilité de
participer à un débarquement en France, le moment voulu.
L’appareillage pour Sydney mit fin à cette période d’incertitudes en remettant le
petit aviso sur le chemin de la guerre. Pour ce, il fallait d’abord caréner dans ce
grand port, dont je me souvins alors que mon cher Conrad le considérait avec
prédilection, tant pour la modernité de ses docks que pour la beauté de sa rade.
On arriva par un temps splendide, ce qui n’était pas toujours le cas, avait noté
notre midship. Du reste, la traversée avait profité de ces heureuses conditions, ce
qui avait contribué à l’amélioration du moral de tous, du matelot au
commandant.
Rien n’avait été enlevé à la majesté de l’approche de la grande ville, le long des
routes maintenant familières jusqu’au mouillage, après l’entrée entre North
Head et Watson’s Bay et le virage vers Rose Bay en laissant à droite George’s
Heights puis Cremone-Point et Watson’s Bay et la pointe de Vaucluse à gauche,
tout cela dans beaucoup d’eau et beaucoup de place. La matinée, sous le ciel
bleu, laissait admirer tout ce qu’on voyait, dans la beauté d’une nouvelle
découverte. Magie de Sydney !
Le Chevreuil entra directement en cale sèche pour deux jours. Tout était
organisé au mieux. Le bassin ne tarda pas à être vidé, et les marteaux piqueurs
237
de rentrer en jeu, avec leur bruit infernal qui n’allait pas tarder de faire
disparaître tout sentiment de bien-être.
Hélas ! il fallait attendre la visite du docteur du port pour débarquer. Cette
autorisation avait été oubliée !… et n’allait pas être donnée avant le lendemain.
Ce fut une déception pour cette journée de retrouvailles avec la grande et belle
ville. Mais il fallait se souvenir du cargo qui avait apporté le choléra à marseille,
en plein dix neuvième siècle, avec pour résultat l’évacuation de la ville et un
nombre incalculable de morts. La dingue n’était rien en comparaison, mais le
principe demeurait.
C’était le premier carénage auquel assistait notre midship.
Un carénage (petit ou grand) est une chose assez spectaculaire : Le navire
pénètre dans une cale, appelée cale sèche parce que, l’amarrage terminé et
l’équipe de l’arsenal préparée pour le bon béquillage sur le fond, la porte
d’entrée est fermée puis l’eau pompée. Le navire est alors complètement échoué.
Qu’il était beau le Chevreuil ! À vrai dire, on le savait bien, mais maintenant on
le voyait pour ainsi dire d’un coup d’œil. Cette impression frappe toujours le
marin qui contemple pour la première fois le navire qui l’a porté longtemps sur
les flots, maintenant dans toute sa nudité en cale sèche. Sur l’eau, on peut
apprécier son élégance, ou critiquer sa laideur ; à la mer ses qualités nautiques ;
au port, son inertie et son rayon de giration ; stoppé, sa dérive au vent. Le
commandant et l’officier de quart doivent également avoir en tête le temps de
réponse des machines, la capacité de tourner sur lui-même s’il a deux hélices, et
s’il n’en a qu’une, le pas de celle-ci pour les manœuvres en marche arrière. On
peut apprécier la douceur de son roulis ou regretter sa brutalité, craindre alors
qu’il ne puisse redresser à temps le navire avant le chavirage, ou qu’il reparte
trop violemment pour la paix des estomacs et la survie de la vaisselle, il est vrai
le plus souvent à l’abri dans une table de roulis (qu’elle soit française avec des
trous ou anglaise avec des bords de calage pivotants). On regrette toujours
d’avoir à assurer une ronde des hublots pour la sécurité à la mer, mais on est
heureux de pouvoir les ouvrir quand il fait beau et en tout cas au mouillage.
Notre midship regrettait la position dangereuse des cabines officiers, sur
l’arrière, ce qui obligeait celui qui prenait le quart, à calculer le meilleur moment
de traverser tout le pont jusqu’à la passerelle, au risque d’être jeté à la mer par
gros temps (on se souvient que c’était arrivé à l’aspirant Gincré).
Tout cela est oublié en cale sèche ! C’est alors un jugement porté de l’extérieur
qui domine, même s’il intervient pour mieux comprendre le comportement à la
mer. Un navire lourd est souvent assez bas sur l’eau, et la découverte de sa
238
profonde coque sous marine est un sujet d’étonnement esthétique allié à une
sensation de puissance, un peu comme si un tigre surgissait de l’eau. Un navire
aussi peu élégant qu’un porte avions révèle alors une appréciable contre partie
sous marine. Oubliée la sensibilité au vent pour les manœuvres de port, on peut
juger de la sensation qu’a la mer de cette carène qui la provoque et qui veut
s’allier à elle dans un mariage aussi parfait que possible.
Le jeune midship n’avait jamais, on l’a dit, vu de bâtiment en carénage, mais il
imaginait assez bien ce qui vient d’être dit, et n’en avait que plus d’admiration
pour la ligne, si parfaite du Chevreuil. Le faible tirant d’eau complétait la
légèreté de la coque, dont la silhouette apparaissait pour la première fois dans
toute son élégance.
Ces impressions ne prirent que peu de temps à être enregistrées et ce n’est que
plus tard que leur valeur devait ressurgir dans l’esprit du midship, quand il
voudrait évoquer le si petit aviso qui l’avait transporté si loin. En attendant, il
était à nouveau sur le pont, au milieu des vrillements et des martellements qui
rendaient presque impossible la vie à bord pendant la journée. Les travaux de
réparation (on n’était qu’en petit carénage, il faut s’en souvenir) portaient sur
peu de chose : il fallait redresser la rambarde avant, tordue pendant le cyclone, et
faire quelques retouches de détail à la passerelle. L’idée vint subitement qu’il
n’avait jamais su comment avait été remplacée ou réparée la baleinière, qui avait
souffert à la même occasion. Quoi qu’il en fût, les deux jours de carénage
n’étaient pas de trop pour tout cela.
On comprend l’impatience de tout l’équipage de se rendre à terre !
Grisés par la liberté d’errer dans une grande ville, Bureau, Montaigne et moi
redécouvrîmes le dépaysement du cinéma, totalement oublié dans la vie sur mer
et dans les îles, et sans raison peut-être à Nouméa
Le lendemain, après une course contre la montre dans les faubourgs de Sydney
(comme dans tous les grands ports, les arsenaux sont loin du centre), la totalité
des officiers se rendirent à bord du Triomphant, qui on s’en souvient, était le
navire amiral dans le Pacifique Sud, et offrait une heureuse occasion de
retrouver des camarades ou de découvrir de nouvelles personnalités.
Le Triomphant était, sans conteste, le seul navire de guerre de la France Libre à
pouvoir figurer en escadre, avec ses 35 nœuds de vitesse de pointe et son
armement. Tel qu’il était, il pouvait, en tout cas, faire jeu égal, du point de vue
diplomatique, avec les navires australiens ou américains, ce qui ne faisait
qu’augmenter le plaisir d’être invité à son bord.
239
Le nouveau commandant s’appelait Ortoli. Cet homme d’une exquise courtoisie,
avait eu l’amabilité d’inviter les officiers du Chevreuil à sa table personnelle,
après un « pot » au carré des officiers. Né à Bastia en 1900 et entré à l’école
navale en 1919, il suivait de très peu en ancienneté son prédécesseur, qui, on
s’en souvient, avait été promu au grade d’amiral à la démission de l’amiral
Muselier. Il avait suivi l’armement et les essais du sous marin Surcouf dans les
années trente. Il avait rallié la France Libre le 15 août 1940 à partir de
Cherbourg et avait presqu’immédiatement pris le commandement de ce même
Surcouf, poste qu’il avait quitté lors du départ de ce navire pour le Pacifique,
réclamé par le cabinet militaire du général de Gaulle, ce qui allait lui sauver la
vie. Il avait pris le commandement du Triomphant en juillet 1942, le navire étant
chargé de missions d’escorte dans le Pacifique ouest.
Au cours du repas, qui dépassait toutes les espérances, je m’’étais trouvé être
voisin de table, ou peut-être, en face de l’officier en second, du nom de Gilly. Il
allait bientôt remplacer le commandant après le départ de celui-ci pour Londres.
De la promotion 1924, il avait rallié la France Libre en août 1940 à partir du
Liban, après une marche de 70 kilomètres dans le désert. C’était un homme
cultivé et intéressant. Il impressionna notre midship par sa connaissance de
Verlaine. À vrai dire, c’était l’homme qui l’intéressait -mais sans doute parce
qu’il était poète- plus que son œuvre. Plus exactement, il remarquait que la
solitude en face d’un Pernod à la terrasse d’un café était plus féconde que celle
d’une plage du Pacifique. Cela choquait, mais c’était sans doute vrai. Je ne
savais que répondre, sauf que je préférais la solitude poétique de Tahiti à tous
les cafés du monde et que, peut-être il faut-être un peu malheureux pour écrire,
privé de Beauté et la chanter en son absence.
Là-dessus, nos midships allèrent marcher en ville, cette si belle ville retrouvée
avec bonheur, puis, le soir allèrent au cinéma.
Le lendemain, le fidèle aviso, remis en bon état de marche quittait la cale sèche
pour accoster dans le quartier résidentiel de circular quay. C’était une situation
privilégiée, d’autant plus que le séjour était de courte durée.
Immédiatement, Bureau, lui aussi intéressé, se préoccupa de rechercher la
ravissante Beverly. Le problème se trouva résolu d’emblée par une invitation
d’officier en second à officier en second pour le lendemain soir, à son domicile.
Il précisa que cette invitation téléphonique était faite à la demande de son
épouse pour tous les officiers du carré. Les choses ne pouvaient pas mieux
tourner.
240
En attendant cette occasion tant rêvée, Je retournai au club de tennis qui m’avait
tant ébloui. L’ambiance était toujours extraordinaire. L’un des joueurs
connaissait Jack Crawford et promit de me le faire connaître à la première
occasion. C’était déjà un encouragement ! La veille, j’ avais été au zoo avec
Bureau et Montaigne, voir les charmants petits pandas et les affreux requins si
dangereux. Ils n’étaient pas, au moins, beaux, comme la majorité de ces
squales !
Puis, la soirée arriva. Elle parut n’intéresser que Bureau et notre a midship,à leur
étonnement, mêlé à la satisfaction qu’ils étaient les seuls à avoir été remarqués,
ce qui était vrai, en tout cas, pour lui, puisque Bureau pouvait n’avoir été invité
qu’en tant qu’officier en second. Il n’avait jamais écrit de poème à la belle, ni ne
lui avait montré sa cabine. Une joie intérieure l’habitait comme ils marchaient
depuis King’s Cross vers Elisabeth St, d’où ils tournèrent à gauche pour trouver
Billiard St et Billiard house. Le Lt. commander Fenner ouvrit la porte et offrit
immédiatement un sherry à ses invités en attendant son épouse. Quelques
minutes après, elle parut, en robe verte, toujours aussi belle. Elle dit, très
Anglaise : « How are you ? »(41), souriant à distance de façon assez officielle.
Elle tint à montrer son mobilier, qu’elle avait peint, puis un fauteuil gris perle et
rose qu’elle avait terminé. C’était tout de même assez inhabituel !
Le commandant Fenner était un excellent maître de maison et parlait
amicalement avec les quelques invités de cette petite soirée. Notre midship en
profita pour parler enfin en tête à tête avec la belle hôtesse, qu’il invita à dîner à
bord du Chevreuil, pendant que Bureau et l’officier en second (arrivé entre
temps) dansaient. Il eût souhaité que cette invitation fût le lendemain, le 7 Mai,
jour de son anniversaire, mais seule la date du 11 Mai, jour de la Ste Jeanne
d’Arc était possible. Ce serait donc ce jour là le grand jour ! Du reste, les
programmes étaient, de part et d’autre, assez chargés. Il alla le 7 au cinéma avec
le B.N.L.O Jackson, retourna au grand club de tennis le lendemain, sans trouver
hélas le champion Jack Crawford, mais toujours aussi bien accueilli, pour finir
ce jour qui aurait pu être mélancolique en allant au cinéma avec Montaigne et
Devaux voir le bien joli film « Mrs Minniver ».
Un jour de garde, et le 11 mai était là !
C’était donc la Fête de Jeanne d’Arc avec une cérémonie aux monuments aux
morts. Le spectacle était inhabituel, avec la participation des détachements de la
Marine et de l’armée de terre de la France Libre. Tout le monde en bel uniforme
et quelques personnalités importantes en civil, une trompette ; une sonnerie.
Cela avait de l’allure.
241
Après un déjeuner dans le grand restaurant Princess avec le commandant Ortoli
et son second, le midship et le commandant Fourlinnie prirent congé pour aller
faire une curieuse gymnastique danoise, bien dans le style de ce sportif d’origine
norvégienne qui avait souvent étonné son midship. Cela fut jugé excellent pour
la digestion et même pour la santé. En excellente forme, j’allai récupérer mon
violon, en révision chez un luthier, puis achetai des aiguilles pour la belle
Beverly, qui m’avait demandé ce service. Dans l’espoir que c’était plus pour
créer un lien entre eux que pour coudre de nouveaux fauteuils, il était même
confus de n’avoir rien d’autre à faire, tout en ayant conscience qu’il n’était sans
doute pas possible de faire plus pour une si jeune et si belle femme mariée.
Il passa à bord, et, le moment voulu, alla attendre ses invités devant la grille de
l’arsenal. Ils arrivèrent en retard, car elle était tombée en marchant dans le noir.
Cela n’était pas grave, et la rendait encore plus ravissante, juste sauvée d’un
accident, pâle encore, en longue robe blanche serrée à la taille par une ceinture
d’or ramenée par son mari du golfe persique. Elle se refit une beauté (jamais
perdue) dans la cabine du midship, ravi de l’occasion avant de la conduire au
carré.
Le dîner et la soirée furent particulièrement vivants du fait du caractère très
anglais des Fenner, qui, tous deux avaient un esprit un peu espiègle et plein
d’humour. Bureau était gai et brillant, de son côté, toujours heureux de
participer à des conversations sortant de l’ordinaire, et très sensible au charme
féminin. Les autres officiers présents qui, pour une raison inconnue ne
semblaient pas être sous l’emprise de la belle australienne, et en tout cas, parlant
mal l’Anglais, s’étaient rapidement éclipsés après le pot ou le dîner, ce qui nous
laissa Bureau et moi, seuls avec nos invités. Bureau montra ses tableaux, moi la
carte de Tahiti. Ils savaient que c’est l’île par excellence qui fascine tous ceux
qui n’y ont pas été, ce qui se trouvait être le cas, comme le plus souvent entre
Anglais et Français, tant leurs fameux navigateurs ont été mêlés à son histoire
depuis sa découverte par Cook, tant l’île reste le symbole du Paradis sur terre
après avoir été convoitée par les deux nations. L’Australie est, de plus, si grande
qu’il ne reste sans doute pas de place pour désirer l’Océanie. D’ailleurs nul n’a
le désir de connaître les autochtones, en si petit nombre qu’on ne les voit jamais
et quant aux Maoris, il suffit de se rendre en Nouvelle Zélande pour en voir un
peu partout.
En fait, on parla surtout de la vie en Australie, de Sydney, des escales
intéressantes, des mille distractions offertes aux femmes quand leurs époux
étaient en mer. Assez naturellement, on évita de parler des convois, ce qui
242
n’aurait été intéressant qu’en cas de combat naval. Tel n’était pas le cas, et rien
n’est plus ennuyeux que la vie d’escorte, de plus terne à mentionner que des
grenadages jamais confirmés.
Beverly profita d’un long récit de son mari pour demander à son dévoué midship
de lui montrer ses disques et ses livres dans sa cabine. Quelle plus grande preuve
d’amour pouvait-elle lui donner ? Elle regarda avec attention tous les disques,
notamment ceux de Haydn et Mozart, que notre midship trouva effectivement
plus proches de son admirée que le grand Jean-Sébastien, se souvenant que les
anges, s’ils jouent Bach devant Dieu, se réservent Mozart. Puis, on passa aux
livres. Elle s’étonna qu’il eût, justement acheté quelques livres de Bernard Shaw
d’après ses conseils de femme d’esprit, sembla partager l’enthousiasme suscité
par Conrad, avait, bien sûr, lu les grands livres de Dickens, en particulier David
Copperfield, écrit à la première personne et donc si émouvant, ainsi que « Great
expectations »(42), où l’un des personnages-clef s’appelle Haendel. Elle
connaissait mal Balzac (il fallait avoir le courage de le dire), mais, voyant
« l’éducation sentimentale » de Flaubert, elle préférait madame Arnoux à
Madame Bovary, sentiment immédiatement partagé. Décidément, madame
Arnoux plaisait à tous : Je me se souvenais avoir vu ce livre de ma bibliothèque
dans les mains du commandant Cabanier, ce qui m’avait presque ému.
Quelle exquise personne, pensai-je, ma si belle, si charmante, Anglaise ! Mais,
pourquoi était-elle mariée ? Mariée à un homme qui la complétait si bien.
N’osant l’embrasser, je lui donnai une tiare en nacre. Elle fut très touchée.
Venez chez moi demain soir, dit elle ! Nous ferons de la musique. Mon mari
sera en mer, mais je préparerai un petit pique nique.
J’étais fou de joie.
Le lendemain, le Chevreuil recevait l’ordre d’appareiller, en tant que « duty
ship ».
Un cyclone arrivait.
Il ne devait jamais retourner à Sydney.
243
Chapitre 25
Le cyclone avait, finalement pris une trajectoire plus à l’Est et épargné la côte
australienne. La traversée jusqu’à Nouméa fut cependant agitée, en harmonie
avec les pensées du jeune midship, qu’une mer plus clémente aurait sans doute
induit à imaginer tout le bonheur perdu, encore une fois, au moment où il se
présentait sous des traits si merveilleux. Le mauvais temps, au contraire, rendait
au service à la mer son caractère impératif. C’était le meilleur remède.
D’ailleurs, le navire devait être repris en main, comme un animal qu’il fallait
remettre à l’eau. Et le voilà qui, en quelques heures, avait repris ses bonnes
habitudes, tout heureux de plonger dans les vagues, où sa carène bien lisse
glissait et plongeait comme celle d’un grand marsouin apprivoisé.
Un autre avantage de la médiocre traversée fut que l’arrivée à Nouméa parut
agréable. Enfin, on retrouvait la belle-petite-rade en territoire français, avec les
compagnons d’exil, tous unis, dans une même épreuve.
Une bonne nouvelle m’attendait: une lettre, si rare, si imprévue, si importante de
France. Tout allait bien. On était début juin 1943 ; les nouvelles pouvaient
remonter à la fin de l’hiver, ou un peu plus tard, peut-être. Quel soulagement, en
tout cas ! Et, cependant, personne, en Suède, en Angleterre, ni bien sûr à New-
York, ne savait les risques considérables pris par la famille en logeant des
Anglais ou des juifs en plein Paris, à la barbe de l’occupant et de la police de
Vichy, ni la campagne d’arrestations qui allait survenir. Dans cette ignorance, la
nouvelle était une simple confirmation que tout allait bien. Rien de mieux ne
pouvait arriver !
Le retour à Nouméa se trouvait coïncider avec un événement attendu: le départ
du commandant Fourlinnie pour l’Amérique où, à sa demande, on s’en souvient,
244
il avait demandé de suivre des cours de pilote. Il était remplacé provisoirement
par l’officier en second Kérez, nommé lieutenant de Vaisseau. La passation de
commandement, sans aucune autre cérémonie, eut lieu sous l’autorité du
commandant de la Marine à Nouméa, le lieutenant de Vaisseau Artigue qui,
pour cette occasion avait pris un air sévère. François Bureau, officier canonnier
et toujours enseigne de Vaisseau de 1ière classe devenait officier en second.
Ce chamboulement, contrairement aux apparences, n’allait pas être dans
l’immédiat, défavorable. En effet, c’est l’officier en second qui pèse le plus
directement sur tous, et, sous cet angle, la vie de notre midship était transformée.
Par ailleurs, le nouveau commandant par intérim, flatté par cette promotion de
fait, allait se montrer sous un jour plus favorable et, de toute façon plus lointain.
Ce n’est que quelque temps plus tard que son animosité envers moi allait se
manifester de façon durable : en effet, lors des notes des officiers, comme déjà
indiqué, il proposa uniquement Devaux au grade d’enseigne de Vaisseau de
1iére classe en indiquant que son camarade devait être promu seulement après
lui, ce qui signifiait un retard d’au moins 6 mois. C’était une injustice d’autant
plus grave que je désirais faire, carrière dans la Marine et qu’il le savait.
Heureusement, le Chevreuil ne resta pas longtemps à quai : il fallait, dans un
premier temps, faire une tournée d’inspection sur la côte Est, fort intéressante du
point de vue de la navigation. Cependant, on ne retrouvait nulle part
l’extraordinaire atmosphère de l’Océanie, et, bien sûr cela pouvait s’expliquer.
Mais l’amour c’est l’amour ! Ce changement s’était manifesté soudain sur la
passerelle, où un air tahitien, sorti d’on ne sait où, envahit l’esprit du
malheureux officier de quart. Où étaient les guitares, les danses, les repas de
bienvenue, les discours, les chevauchées dans les îles ? Où était passé Mooréa,
sombrant le soir sous les nuages en feu sur le miroir scintillant de la mer ?
Ce n’est pas en remontant la chaine des Nouvelles Hébrides jusqu’à Espirito
Santo, parcours maintenant familier au petit aviso, que les pensées du jeune
homme prirent des couleurs plus roses. Il en était à regretter l’épisode
dramatique de la fausse escadre japonaise qui, au moins, était à la hauteur de la
mission assignée. En dépit de ces nobles idées, la mission d’exploration et de
petites escortes s’avéra d’une grande monotonie. L’absence de tout contact à
l’écoute sous marine enleva même l’illusion que le petit navire avait servi à
protéger le cabotage entre les îles, qui n’était, visiblement pas le point de mire
des Japonais.
Quoiqu’il en fût, cette mission s’avéra finalement hautement profitable. Rien
n’est pire, on le sait, que de rester au mouillage.
245
Le Chevreuil s’était bien comporté dans toutes les criques de l’archipel. Les
officiers de quart avaient excellé dans les nombreux relevés au compas le long
des côtes ; le commandant s’était montré bon manœuvrier, quoique moins
brillant que son prédécesseur. Tant mieux se disait notre midship, qui réservait
le qualificatif de « surdoué » au commandant Fourlinnie, et ne demandait au
remplaçant que de manœuvrer avec une rassurante timidité. En fait, celui-ci
n’eut que des mouillages forains à effectuer et dans des conditions faciles. Le
seul accostage à quai était à Nouméa, excellente rade, et le vent n’avait pas été
fort.
On s’y retrouva dans les premiers jours de juillet, pour y passer la totalité de ce
mois, avec quelques escortes de navires américains sur de longues distances,
destinés à faire escale à Nouméa. C’était un rythme qui convenait à tous, dans sa
monotonie propice à la méditation qui, si elle n’était pas propice au
désœuvrement, contribuait à former les caractères, par delà les contraintes du
service à bord.
Les relations avec François Bureau en tant que nouveau Second étaient,
évidemment, bonnes. Mais il fallait tenir compte de l’influence du commandant,
dont le rôle, toujours dirigé contre son midship détesté, était parfaitement
discernable à travers le trop fidèle Second, souvent incapable de protéger la
victime désignée. Le principal avantage était indiscutable, cependant : Le
commandant ne régnait pas au carré ! Quel soulagement de ne plus y voir son
regard faussement jovial, de ne plus entendre ses grosses plaisanteries, de ne
plus voir, à côté dans sa chambre sa collection personnelle d’objets douteux !
Cependant, il devait s’ennuyer tout seul dans son grand carré, car il se
débrouillait pour se faire inviter parfois au mouillage au carré des subalternes.
Enfin ! Ce point était plutôt sympathique, et il était alors dans ses meilleurs
jours, ce qui lui arrivait, et ce que j’aurais reconnu si je n’avais pas été massacré
sur la feuille de notes, ni constamment surveillé par-dessus l’officier en second.
La situation se compliquait par l’influence qu’avait sur lui Jean-Pierre
Montaigne. Ce jeune officier de formation purement littéraire, avait un esprit
critique hors pair. Il pouvait revendiquer, malgré une certaine suffisance,
renforcée par un « oxford English »qui lui avait attiré l’antipathie du B.N.L.O
Templeton (on s’en souvient), un nom célèbre dans la littérature. Son
raffinement excessif lui avait attiré, avant d’être jugé incorrigible, quelques
railleries. Puis, admises, elles contribuaient à l’atmosphère du carré en
introduisant un indiscutable enrichissement. Lui, au moins, avait de l’esprit, et
Dieu sait que les membres des carrés des bâtiments français aiment s’en servir
246
pour lutter contre la monotonie de la vie à bord, en tirant profit de l’éloignement
du commandant.
Avec François Bureau, il était le moteur du carré, encore plus depuis que celui-
ci était président. C’était toujours l’un ou l’autre qui relançait la conversation.
Plus exactement, François Bureau commençait par une affirmation assez
générale, soit sur le programme du jour, soit sur les conquêtes féminines à
envisager, parfaitement dans l’esprit Marine. Sur ce point, le B. N L.O Jackson
ou le mécanicien Téphany étaient imbattables, l’un par ses histoires drôles,
l’autre par son imagination dans les développements possibles des affaires.
C’était là que Jean Pierre Montaigne, grand connaisseur de pièces de théâtre, s’il
n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent, rentrait en jeu en démontrant le côté
primaire du roman feuilleton imaginé. Il ne manquait pas, si l’occasion se
présentait, d’ajouter quelque critique personnelle, ou de citer des exemples de
pièces de son père dans lesquelles telle ou telle action similaire avait lieu.
Car il avait pour son père, on s’en souvient, une grande vénération, au point de
vouloir poursuivre, le plus sérieusement du monde, sa carrière. C’était, en tout
cas, une noble ambition, que notre midship comprenait et admirait. Que de
jeunes gens refusent de faire le métier de leur père ! Que de pères découragent
leurs enfants de le faire ! L’exemple présent méritait d’être salué et non raillé.
Le changement de position de François Bureau impliquait, quoiqu’on en dise,
une certaine distanciation par rapport aux autres officiers dans les sorties en
commun à titre amical, tant il est vrai que la fonction crée l’homme, et que
l’habit fait le moine. Aussi, quoique notre midship eût de bons rapports avec le
nouveau Second, celui-ci n’en gardait pas moins le prestige nouveau dans leurs
sorties à terre qui, aussi amicales que possible, gardaient aussi en mémoire que
les ordres à bord étaient désormais donnés directement par lui et non plus par
son déplaisant prédécesseur. On ne pouvait pas oublier l’uniforme même quand
on était en civil.
C’était l’apprentissage de la vie !
Ainsi, en parallèle avec l’amitié pour Marcel Devaux, l’amitié pour Jean-Pierre
Montaigne allait se développer, presque automatiquement, et sans que la chose
fût remarquée.
Plus visible était l’absence, à la passerelle ou même à terre, du commandant
Fourlinnie. Il parlait peu, mais son dynamisme, son air souvent teinté d’une
légère raillerie, manquaient. Par comparaison, le commandant par intérim, sans
que l’on ne pût rien lui reprocher, était presque invisible. Il avait une grande
qualité, il est vrai, qui était le calme, vertu essentielle, perçue rapidement.
247
L’importance de la personnalité du commandant sur une passerelle est de la plus
haute importance. Il est là, le plus souvent silencieux, mais il est là ! Il faut
quelqu’un pour remplacer Dieu. Le commandement ressemble aussi au théâtre.
C’était, cela aussi, une leçon.
Cette période d’attente entre la Calédonie, qui allait s’achever
(provisoirement ?) et le départ vers l’Amérique en passant par Tahiti la bien-
aimée allait donc, aussi être l’occasion de lire quelques livres nouveaux et
d’envisager un roman, qui serait, bien entendu celui d’un jeune homme soumis à
des problèmes difficiles de choix d’existence après une longue épreuve.
Ce furent sans doute les « études littéraires » de Maurois qui, jointes à quelques
textes de Valéry, livres d’une longueur raisonnable pour un officier de quart par
trop rêveur, qui vinrent confirmer cette vocation d’écrivain, après qu’il eût pris
connaissance de la lutte pour l’adolescence de Gide et de l’extraordinaire vision
de Proust sur la recherche du temps perdu.
La version « journal de bord », d’abord envisagée, apparaissait maintenant sans
intérêt, car trop personnelle en même temps que restrictive. Cela était bon pour
des personnages de premier plan, au courant des grands problèmes de la guerre,
ou ayant pris part à des actions d’éclat. À l’amiral Muselier, au général de
Gaulle, à Churchill, à Roosvelt, à l’amiral Mountbatten, à l’amiral d’Argenlieu,
au commandant Cabanier, de faire cela ; à tous ceux qui, comme son ami Paul
De Cazanove attaquaient l’ennemi sur leurs vedettes, ou ceux qui, continuaient à
faire ce que le Chevreuil avait fait quelque temps, dans les convois si terribles de
l’Atlantique. Mais qui s’intéresserait au journal d’un aspirant sur un petit aviso,
presque tout seul dans l’immensité du Pacifique, dont le seul combat avait été
imaginaire ? C’était à ceux qui avaient été engagés dans les rudes combats
autour des Philippines ou des Salomon de parler, à ce commander américain qui,
remplaçant provisoirement le commandant en titre de l’un des porte avions
encore disponible, avait pris le risque énorme de dégarnir sa dernière escadrille
de protection. S’étant tourné vers le genre roman il avait, à Tahiti, envisagé
l’histoire d’un jeune homme qui, de passage dans l’île enchanteresse, s’était
épris d’une fille du pays, mais s’était heurté à un refus de la famille pour des
raisons religieuses (ce qui, déjà à l’époque et encore plus là bas était hautement
improbable). Le malheureux était donc reparti en France meurtri pour la vie.
Ce scénario, en partie vécu, était inspiré du mariage de Loti, mariage ici rendu
impossible par des raisons d’un ordre élevé. Le jeune amoureux, par
attachement à sa famille, de tradition catholique très conservatrice, s’était heurté
à la rigueur protestante d’une vieille famille, dont un ancêtre avait été massacré
248
sous les guerres de religion. Notre apprenti écrivain, ignorant qu’il croiserait
plus tard ce problème dans un tout autre contexte, avait, finalement, abandonné
l’idée, qu’il n’était pas capable, en tout cas de mener à bien. Il n’avait pas lu, en
ce temps là, le recueil de Joseph Conrad dans lequel il livre au public son
expérience personnelle de l’écriture pour un officier de la marine marchande,
qui se demande si son roman en cours depuis de nombreuses années est
publiable et ne reçoit qu’une réponse évasive d’un lecteur attitré. Les plus
grands commencent tous dans l’incertitude et souvent parmi les pires difficultés
aurait-il dû se dire. Il n’était qu’un tout petit, et il n’avait pas la tranquillité
d’esprit, ni même la place pour écrire autre chose que de courts poèmes,
inventés sur la passerelle, ou pendant des gardes au mouillage, puis notés sur un
carnet. C’était cela qui aurait dû lui donner confiance, puisqu’il était le seul à le
faire.
Or, maintenant à Nouméa, peut-être un an plus tard, il pensait à nouveau à ce
roman. Il serait plus intéressant, plus général, plus moderne, car il poserait le
problème de l’envoûtement des tropiques face à la civilisation (il ignorait que le
sujet avait été abordé, notamment par Somerset Maugham dans ses nouvelles).
Cela s’appellerait « Terre d’oubli ». Un jeune homme, toujours le même, chassé
de France par la guerre, se réfugie à Tahiti, attiré par ce nom féérique. Il s’attend
à être déçu, mais le goût de l’inconnu l’attire. D’ailleurs, l’Europe est détruite et
sa patrie aussi. Le ravissement n’en est que plus grand, au sein de cette
splendide nature, entouré de jeunes femmes, au loin de tous les interdits, de tous
les préjugés sociaux, sous un soleil qui, même sous la pluie, n’est pas loin.
Naturellement, il tombe amoureux. Naturellement il est déçu après avoir
découvert les feux de la passion dans un cadre sublime. Il résiste à la tentation
de rester à jamais dans ces lieux de l’oubli, où cependant, il a rencontré de
bonnes raisons de vivre auprès de peintres et de musiciens amoureux de la
Nature en même temps que de grande musique ou de peinture. Mais il sent qu’il
doit rentrer dans son pays, retrouver les lieux de son enfance et sa famille,
continuer aussi son métier, poursuivre sa vocation de servir son pays. Tahiti, il la
gardera en souvenir dans une chambre ornée de paréos et de tapas, autour d’une
table d’échecs aux pièces maories, d’une table sur laquelle des boites à bijoux
faites de bois de to avec leurs coquilles jaunes ou noires miroiteront un peu
comme le soleil sur les lagons. De Paris, il aurait alors St Goélo au bout du train,
Pirae au bout du monde.
249
Cela sonnait déjà plus vrai. Il fallait continuer dans cette voie. On verrait demain
se disait le jeune homme, qui ne savait pas que plus d’un demi siècle serait
nécessaire pour commencer une partie de ce roman. Cela aussi, c’était la vie.
Ces vastes projets n’empêchaient pas le temps réel d’avancer, d’autant plus
rapidement que les derniers jours à Nouméa s’avérèrent agréables, notamment
grâce à la connaissance d’un sympathique capitaine, découvert au cercle
militaire, où il était toujours agréable de rencontrer aussi les capitaines
d’artillerie Robert Dalsace et Cékutovitch pour évoquer des souvenirs bien
différents. La petite capitale n’était pas, non plus dépourvue de charme, ni le
bain militaire, d’intérêt pour garder la forme ou pour retrouver des camarades, à
l’abri des requins, entre deux plongeons dans une eau naturelle à la fraîcheur
exquise de peut-être 22 à 24 °, que la perspective de partir bientôt pour Tahiti et
pour l’Amérique rendait encore meilleure.
C’est dans cette atmosphère optimiste que le Chevreuil appareilla.
Dans la quinzaine précédente, avait eu lieu le remplacement de l’un des anciens
du bord, l’ingénieur mécanicien Jean Mat, que le lecteur a déjà vu, par
l’ingénieur mécanicien Jean Téphany, qui avait rallié la France Libre à Nouméa
en janvier 1942, en provenance de la Marine marchande, contrairement à son
prédécesseur. C’était un type d’homme très différent, méditerranéen et non
breton, mais également bon vivant et sympathique, avec toujours cet éclairage
particulier et presque autonome que donne dans un carré un représentant de cette
fonction, qui veille au cœur du bateau, pendant que l’officier de quart en assure
le pilotage et dirige l’action.
Ce nouveau Jean (mais cela n’avait aucune incidence puisque dans la Marine,
comme au lycée, on appelle les autres par leurs noms de famille, contrairement à
la pratique anglaise) allait donc parfaitement tenir sa place à la table des
officiers, quoique avec une personnalité franchement différente, qu’un léger
accent méridional mettait en valeur. Il était plus ironique, plus sceptique peut-
être que l’autre Jean, plus italien et moins celte, plus brillant et moins secret,
mais tout aussi bienveillant. Le contact passa immédiatement avec notre
midship.
La traversée, la longue traversée jusqu’à Tahiti, fut sans histoire. Elle permit aux
membres du carré de revivre, avec le nouveau chef mécanicien et le nouvel
embarqué qu’était Jean-Pierre Montaigne, l’esprit de cohésion que donne le
grand large, sous la discipline imposée par le service à bord, et l’adaptation, sans
cesse à recommencer après plus d’une semaine au mouillage, à l’état de la mer,
qui, contrairement à la réputation du Pacifique, est fréquemment agitée. Cela
250
n’empêchait pas, hélas! Les rivalités et la nervosité de troubler quelque peu
l’atmosphère du carré malgré l’heureuse perspective d’un carénage en
Amérique. Les jeunes officiers ne savaient pas encore qu’il faut savoir mériter
son bonheur.
Enfin, l’île du rêve apparut.
Quelle joie !
Notre midship nota la date de cet heureux événement : le 9 août. C’était d’autant
plus important que le bateau ne restait que peu de jours à Papeete. C’était le
matin. Le soleil brillait. C’était Moorea majestueuse, verte et découpée, sur l’eau
bleue. Puis, l’îlot de Motu Uta, devant Papeete. On accostait, une fois de plus.
Cela paraissait tout naturel et cependant c’était un rêve qui se réalisait. Lequel
était le plus important ?
Il était de garde et ne pouvant pas aller à terre, lança depuis le bord une
invitation pour le soir même à ses amis, qui le saluaient du quai.
Le soir arriva, apportant à bord toute une troupe joyeuse, avec Léodie, Eliane,
Nicolas et Hélène Moordvinoff, Wlérick et le remplaçant auprès du gouverneur
qui, on s’en souvient, était en admiration devant Léodie. Wlérick devait partir
pour Madagascar, ce qui l’enchantait: c’était un peu d’air nouveau, même si
c’était encore loin de la France où, comme tous, il aurait voulu débarquer.
Homme d’action, précis et réaliste, aucun attachement sentimental ne le retenait
en Océanie : seul comptait le fait que Madagascar est moins loin que Nouméa ou
Tahiti. C’était pourtant une soirée où il avait l’occasion de fêter l’événement,
tout en réalisant que cette occasion était sans doute la dernière pour saluer la
belle vie qu’il avait eue. Et, après tout, Barzilaï avait déjà été rappelé ! Il ne
l’avait pas su. Lui était quelque part en Afrique du Nord.
Ces mouvements annonciateurs de grandes décisions furent bientôt oubliés pour
faire place à des nouvelles plus directement reliées à la vie dans l’île. Laetitia
n’avait pas pu venir, mais embrassait de loin son cher ami. Mais, qu’elles étaient
charmantes, les deux sœurs ! Montaigne fut séduit au-delà du possible pour un
homme de théâtre toujours prêt à exercer son redoutable esprit critique. Il était
presque sans voix ! Par contre, il discuta longtemps avec les peintres, vraiment
brillants.
Notre midship eut beaucoup de succès en distribuant des photos dédicacées, ce
qu’il nota dans son carnet, quoique ce détail paraisse futile. Pendant cette
distribution, Jean –Pierre Montaigne, sans doute vexé de ne pas être au centre de
la conversation devant d’aussi attrayantes jeunes filles, entraîna le peintre au
« col bleu », bar situé à proximité du quai. Ils revinrent quelque temps après, ce
251
qui permit à notre homme de lettres de se remettre en avant en déclarant qu’il
avait failli être violé par un énorme Tahitien, ce qui ne trompa personne, car ce
genre d’aventure faisait partie de ses extravagances verbales. Tout le monde en
rit, en feignant l’étonnement, puis on se quitta en s’embrassant, car la soirée
s’avançait, et à bord on doit se coucher tôt.
Le lendemain eut lieu un événement important : la prise de commandement du
Chevreuil par le Lieutenant de Vaisseau Villebois, qui assurait les fonctions de
commandant de la marine pour l’Océanie, et dont le personnage haut en
couleurs a déjà été brièvement décrit.
C’était une bonne nouvelle ! Le Lieutenant de Vaisseau Kérez était rappelé en
Angleterre. Notre midship le vit partir sans regrets, avant d’en vouloir peu après
au nouveau commandant de ne pas avoir eu la présence d’esprit de le proposer
au tableau d’avancement, sous prétexte qu’il ne le connaissait pas encore. Cette
négligence inadmissible devait le poursuivre pendant la plus grande partie de sa
carrière, sans qu’il se rendît compte alors de la gravité de cette décision.
Cependant, l’atmosphère du bord était changée. Le caractère égal et détendu du
nouveau « pacha » n’avait pas tardé à produire ses effets bienfaisants. Le
commandant Fourlinnie, ouvert, sportif et goguenard avait été remplacé par un
homme terne et fourbe sous un demi-sourire amical ; le nouveau commandant
était en fait indéchiffrable sous une attitude plaisante qui ressemblait à une
camaraderie, de laquelle toute hiérarchie, sous-entendue évidemment, paraissait
oubliée au profit de la drôlerie. Il régnait en somme par ses histoires et sa bonne
humeur, ce qui excluait toute intervention personnelle concernant les détails,
toute prétention à se faire obéir à la lettre, toute vocation d’éducateur à
destination de ses jeunes officiers. Cela n’avait pas de prix. Tout le monde était
heureux, à commencer par lui.
Cela se conjuguait avec un mouvement important dans l’équipage : une
vingtaine de Tahitiens remplaçaient des anciens matelots ou quartier-maîtres.
C’était un apport important de sang neuf ; peut-être le quart de l’effectif, notait
notre midship, heureux de voir embarquer ses chers maoris. Il n’allait pas tarder
à remarquer le bon ménage qu’ils faisaient avec les Bretons, l’essentiel de
l’équipage, comme sur la majorité des navires, et encore plus de la France Libre.
Les marins s’entendent toujours entre eux ! Au contraire, le capitaine d’armes,
un Alsacien pure-souche, chargé de la discipline, était peu apprécié. Cela, de
toute manière, était prévisible puisqu’il n’existe pas de tradition militaire chez ce
charmant peuple, chez qui la seule autorité reconnue est celle de la mer, ce qui
est déjà beaucoup ; la mer à qui ils doivent leur existence.
252
Il ne restait que deux jours avant le départ pour l’Amérique.
Il n’en restait bientôt plus qu’un seul, après qu’une baignade eût été organisée à
Taunoa autour de la demeure de Léodie et d’Eliane, suivie d’un dîner au « blue
lagoon ».
Soudain, le temps se rétrécissait !
Je n’avais que le temps de faire une dernière visite à madame Orselli, qui fut très
touchée par le cadeau, pourtant modeste, d’un flacon d’eau de Cologne de la
marque de celui qui ornait la salle de bains de sa grand-mère, rue du val de
Grâce. Intuitivement, j’offrais un cher souvenir, et l’accueil que fit ma
protectrice en fut digne, quoiqu’elle fût incapable de deviner les raisons de ce
choix. Le gouverneur, charmant, fut intéressé par les voyages du Chevreuil et
trinqua avec son ancien aide de camp. On se reverra dans quelques mois, ajouta-
il pour donner à cette visite un caractère moins romantique.
Après être repassé à bord pour se changer, notre midship partit en toute hâte
chez les Lestrade à Pirae, où une dernière réception avait lieu avec Hélène et
Nicolas Mordvinov et toutes les amies, de plage blanche et de la plage noire.
On dansa un peu, on parla beaucoup. L’ingénieur était fasciné par la beauté de la
brune Léodie et de la blonde Eliane.
Laetitia m’appela encore « son meilleur ami », tout en s’efforçant avec un
certain succès de prendre dans ses filets le nouvel admirateur.
Puis, le jour du départ était venu.
La foule des amis était à nouveau sur le quai.
Il faisait beau pour cette nouvelle symphonie des adieux.
On se disait que l’on allait revenir et on lança à l’eau les tiare, espérant qu’elles
reviendraient au rivage.
253
V - L’AMERIQUE
254
Chapitre 26
Après une huitaine de jours, nécessaires pour parcourir les quelque, 2400 milles
nautiques depuis Tahiti, route sensiblement au N.E, le Chevreuil était arrivé à
« Long Beach », non loin de la ville tentaculaire de Los Angeles. La mer avait
été plutôt agitée ; on avait franchi une fois de plus l’Equateur, pour passer de 17
° S à environ 34 ° N. (cette dernière information étant jugée moins intéressante).
Il peut être remarqué que notre midship n’allait plus tenir de notes aussi précises
après son départ du Pacifique, comme si une page de sa vie était tournée. Il avait
sans doute vieilli : déjà vingt deux ans ! Ainsi, d’ailleurs inconsciemment, il
perdait l’habitude de noter les événements sur son journal de bord, se contentant
de les résumer par gros plans.
Cela ne veut pas dire que la découverte de ce minuscule aspect de l’Amérique le
laissait indifférent : aucun contraste ne pouvait être plus grand avec sa chère
Océanie que cet arsenal de Long Beach et l’agglomération qui lui donnait son
nom, d’où l’empreinte espagnole porteuse d’un vague souvenir, comme Monte
Vidéo ou Santiago, avait disparu. Quant à la ville de Los Angeles, il n’était pas
nécessaire de la visiter pour savoir qu’elle n’avait plus rien d’angélique.
En vérité, la magie du nom d’Amérique disparaissait complètement dans la
platitude qui les entourait. De plus, comme cela est souvent le cas, une distance
assez importante séparait l’arsenal de la ville. Quelle différence avec Sydney,
que l’on aurait pu, parait-il, comparer plutôt à San-Francisco, où l’origine
espagnole avait été d’ailleurs gardée. Long Beach, ce nom de toute part et de
nulle part n’était, en fait plus qu’une absence de plage disparue sous des
immeubles sans intérêt. Où étaient surtout, les Australiens ? Les Australiens si
accueillants, qui saluaient dans la rue les gars de la France Libre et les invitaient
255
à déjeuner à la maison ! C’était, bien sûr, trop demander, et dans aucun autre
pays, à commencer par la France, cela ne se voyait. Fort naïvement, nos jeunes
officiers s’étaient habitués à être considérés comme porteurs de la flamme de la
Liberté, et en tant que tels, considérés avec envie ou admiration. Cela était vrai
en Angleterre. Mais la réalité était tout autre ici, puisque le gouvernement des
U.S.À avait dès le début appuyé Pétain contre de Gaulle. On parlait même d’une
extrême incompréhension, voire d’une animosité personnelle entre celui-ci et
Roosevelt, pourtant depuis longtemps partisan de l’entrée en guerre de
l’Amérique.
Eh puis, c’était si loin d’ici, la France ! Peut-être que, de New-York on sentait
moins cela ? Je saurais plus tard le rôle important qu’avait eu Jean et qu’avait
maintenant Eve Curie en faveur d’une reconnaissance officielle du général de
Gaulle. En attendant, cela ne changeait en rien l’appui total des services de l’U.S
Navy, ni les relations de grande cordialité entre les officiers et le personnel de la
base.
Ce point se confirma rapidement par l’arrivée d’un officier spécialiste, anglais
d’ailleurs, du nom d’Edwards, chargé de l’installation prochaine d’un appareil
au nom mystérieux de Radar. Cet appareil, dont les officiers du Chevreuil
n’avaient jamais entendu parler, puisque le navire avait quitté l’Atlantique avant
son installation sur les anciens escorteurs, apportait une véritable révolution
dans la navigation, notamment pour la tenue de poste. Fait capital, il permettait
de détecter un sous marin en surface à plusieurs milliers de mètres, ce qui
l’obligeait à plonger, abandonnant alors la possibilité de se placer en bonne
position d’attaque, la vitesse en plongée étant faible. Il était alors, comme de
jour, susceptible d’être repéré au Sonar, genre de sondeur sous-marin dirigé
depuis l’escorteur, puis grenadé. Sinon, il risquait fort d’être abordé par un
escorteur, comme cela avait été fait par un commandant de la France Libre.
Ce nouvel équipement allait rapidement donner un rôle décisif à notre jeune
midship, que nous continuerons à appeler ainsi, quoi qu’il apprît à cette date
qu’il était promu Enseigne de Vaisseau de 2ième classe depuis un an.
Cela ne changeait en rien, sauf en ce qui concerne la solde, à ses fonctions.
L’installation du nouvel équipement ne commencerait qu’après quelques travaux
sur la passerelle, ce qui laissait le temps au futur officier radar de suivre un cours
de un mois à San Francisco.
L’officier ingénieur Edwards l’aiderait alors à apprivoiser cet appareil
mystérieux, qui était anglais. Il portait le nom de « Two Seven One »(43), que
personne ne devrait mentionner, vu son caractère secret. L’école était américaine
256
et le radar anglais. Pourquoi pas ? Il serait bien temps d’en faire la connaissance
quand il serait installé.
En attendant, la découverte du Nouveau Monde commençait, même si elle était
entièrement dépourvue de la poésie de l’Océanie. La vraie nouveauté avait été
là-bas, pour toujours.
Après une semaine de « reconnaissance à terre » à Long Beach, où nos officiers
allèrent voir quelques films à la mode et furent heureux de vivre à nouveau une
existence de temps de paix à l’américaine d’une grande banalité, remarquant la
facilité avec laquelle on achetait du poulet rôti au coin de chaque rue, ou buvait
des « milk-shakes » (44) dans les cafétérias, une expérience aussi nouvelle
qu’inattendue se présenta : la connaissance du monde du cinéma. Evidemment !
On était à deux pas de Hollywood !
Cela n’avait pas échappé au rusé et séducteur commandant du Chevreuil.
En effet, un metteur en scène au nom bien français de Robert demandait bientôt
à être reçu par lui pour un entretien privé. Le commandant savait, quand il le
jugeait nécessaire, garder le secret. Le bruit finit cependant par circuler au carré
que cette visite avait pour but la construction d’un film sur les Free french,
intitulé « Passage to Marseille » (45), pour lequel le commandant était invité
comme conseiller technique. En fait, le film commençait déjà à être tourné et le
nom de Villebois à être connu parmi le personnel des studios Warner Brothers
de Hollywood. Il était flatté et charmé à la fois. Flatté parce que cela
correspondait tellement bien à son caractère naturel de conteur, caractère qui se
plait à jouer un le rôle principal dans un récit, par lui raconté ou arrangé, dans un
théâtre imaginaire dont il est le héros d’un instant. Charmé parce que ce rôle
impliquait d’être présenté à de célèbres actrices et à de grands acteurs.
C’est ainsi que le modeste aviso colonial destiné par ses constructeurs à
représenter son pays dans de lointaines rizières d’extrême orient ou à
l’embouchure de fleuves dangereux entourés de forêts de bambous et de grands
arbres menaçants, se trouva du jour au lendemain visité par les célébrités
françaises qu’étaient Jean Gabin, Michèle Morgan et, plus rarement, Victor
Francen. C’était moins dangereux mais plus utile pensa notre midship, car ces
acteurs faisaient en réalité beaucoup plus pour leur patrie aux yeux des
américains que ceux qui faisaient la guerre et encore plus que ceux qui auraient
dû la faire et s’inclinaient devant l’ennemi. C’étaient eux qui représentaient la
France ; et vive le commandant Villebois !
Notre midship n’eut jamais l’occasion de voir la belle Michèle Morgan, ce qu’il
aurait encore plus regretté s’il avait su qu’elle aimait la peinture et allait après
257
guerre entrer en relation avec son père. Cependant, il eut l’occasion d’assister à
l’un des premiers tournages du film pour lequel le commandant avait été
sollicité.
La délégation du bord dont il faisait partie se rendit ainsi aux fameux studios
Warner Brothers au nom moins célèbre que Hollywood. Ce petit village de stars
n’était effectivement pas loin de Long Beach. Sans aucun caractère, son seul
nom faisait pourtant rêver le monde entier. Mais, tout l’intérêt résidait dans la
visite du studio, et ce fut avec un grand étonnement que nos marins découvrirent
l’étendue du monde étrange qui s’offrait à leurs yeux. Ici un ranch de cow-boys
avec des barrières, là un morceau de désert africain ; l’un prêt à recevoir des
acteurs américains avec leurs grands chapeaux, la ceinture bardée de gros
révolvers ; l’autre n’attendant que la présence épisodique de chameaux harassés
par le soleil, suivis par une troupe de bédouins trébuchant de fatigue.
Là une figuration de banlieue, prête à accueillir les plus sinistres des truands de
toutes les couleurs, ou, le cas échéant quelque marché populaire. Plus loin, des
garages pour vieilles voitures d’époque, elles aussi dans le cadre de films en
cours ou à venir. Plus loin encore, des hangars pouvant accueillir des policiers,
des hommes d’affaire, des mafieux, et tout ce que la vie envisage. Plus loin,
finalement, sans qu’il y eût vraiment de fin, un grand bâtiment isolé qui s’avéra
être le cadre du film intéressant nos visiteurs.
C’était, à l’intérieur, une immense piscine, une gigantesque piscine, dans
laquelle se trouvait un tronçon de bateau de la marine marchande, dont le roulis
était actionné par une énorme roue dentée fixée sous la coque. Un brouillard
suffisamment épais permettait de ne pas apercevoir les murs ni le personnel qui
tapait sur l’eau avec des pagaies pour générer des vagues. Je comprenais soudain
la présence presque inévitable de ce brouillard dans les films tournés à bord : ils
évitaient d’avoir à louer un bateau, à embarquer les acteurs, à espérer qu’ils ne
seraient pas victimes du mal de mer, et à éviter de prolonger la location,
équipage compris, si d’autres scènes étaient à tourner. Quelle niaiserie de ne pas
y avoir songé !
L’équipe de « spécialistes de la navigation » entra donc dans la salle en
question. On n’avait pas à se mouiller les pieds, car une planche, évidemment
non filmée, permettait de monter sur la passerelle. Justement, une scène
intéressante était en cours : des rescapés allaient être recueillis, et déjà une
embarcation provenant du lieu du naufrage accostait, malgré le roulis. Ils
montaient la coupée, épuisés, hagards, soutenus par de robustes boscos. En tête
l’acteur américain Humphrey Bogart. À peine arrivés sur le pont que le
258
commandant, qui n’était autre que Victor Francen, s’écriait d’une voix de
stentor : « Faites donner à boire à ces malheureux ! ».
C’était simple et beau.
Nos officiers étaient émus, et attendaient avec curiosité la suite de cette grande
action.
Il était environ quinze heures : on avait le temps.
À dix huit heures, on tournait encore la même scène.
Que s’était-il passé ? Rien ! Ou plutôt cent petits détails invisibles, qui chaque
fois irritaient l’illustre (?) metteur en scène, seul et unique responsable. Il avait
fallu remonter encore plus péniblement la coupée, puis détacher, sans doute de
quelques pouces le premier rescapé du groupe (il fallait qu’il soit mieux en
valeur sur le film), puis attendre que le dernier survivant soit, lui aussi, affalé sur
le pont pour que le maître d’hôtel, en jaquette blanche se précipite avec des
sandwichs et du coca-cola pour redonner vie aux rescapés. Quoi de plus
normal ? Mais aucune raison n’était donnée par le Maestro, et il fallait les
deviner, chaque fois avec plusieurs longueurs de retard.
Ce qui était perceptible, par contre, c’était la voix des acteurs, en particulier du
commandant. De « fortissimo » dans la première version, elle était passée à
« mezzo forte » puis à « dolce » puis à « piano » puis à « pianissimo », pour finir
à peine audible. Qu’importe! L’ingénieur du son s’occupait de cela. Que cela
était différent du théâtre. Là était le vrai talent pensa tout à coup notre midship,
qui réalisait les risques courus par un acteur, généralement sans souffleur,
devant une salle venue pour l’entendre, souvent de loin. Tel un soliste, il n’a pas
le droit à la moindre erreur. Quelle difficulté ! Quelle beauté ! Par comparaison,
que le monde du cinéma était artificiel ! Qu’il était difficile de séparer le metteur
en scène de l’acteur ! Et que dire de la disparition du texte, cette base écrite sans
laquelle rien n’est possible, que remplace un livret inconnu du spectateur ? Un
livret qui ne détient aucune valeur littéraire en soi.
Notre midship fut agréablement surpris à ce sujet, des réflexions lucides du
commandant Villebois : ce n’était que par diplomatie et, il faut dire curiosité,
qu’il avait accepté le rôle de conseiller. Qui ne l’aurait fait ? Mais il était
parfaitement conscient de la réalité. Il expliqua ceci au petit groupe qui l’avait
accompagné ce jour là et qu’il invita à prendre un verre au bar, célèbre à
l’époque du « Petit Paris ». La vie de Hollywood était tellement factice que l’on
ne pouvait faire aucun travail réel. Quant à l’acteur, il ne pouvait en aucune
manière vivre le film, de toute façon découpé en tronçons en dehors de la
chronologie et cent fois repris. C’était une activité pénible et ingrate qu’il fallait
259
plaindre plutôt qu’envier. Je regretterais bien Tahiti, qui est l’opposé en tous
points, où la vie est si naturelle et si belle, ajouta-t-il, si on pouvait y passer toute
sa vie sans s’ennuyer !
Sur ces pensées artistiques, nos officiers étaient rentrés à bord. Le bon Chevreuil
était bien tranquille à quai. Il n’avait pas eu besoin de machinerie pour
apprendre à rouler bord sur bord.
Peu après, ce genre de conversation fut repris avec un Français du nom de
Colston. Il possédait une mine dans la région, ce qui justifiait évidemment sa
position favorable à l’argent plutôt qu’à la Nature. Contrairement au
commandant Villebois, il ne se posait même pas la question : la vie dans les îles,
c’était l’isolement, la perte des sources d’intérêt pour l’esprit, l’appauvrissement
de toutes les valeurs, l’oubli progressif de ce qui fait notre civilisation ;
d’ailleurs, aucun homme de valeur n’avait vécu, produit ou écrit là bas, « étendu
dans un hamac ». Passant sous silence les méfaits de l’industrialisation à
l’américaine, il se voyait parfaitement heureux dans cette Californie où le soleil,
ce dangereux symbole, était peut-être aussi habituel qu’en Océanie et où les
cyclones ne pénétraient pas… Tout juste pouvait-on craindre un tremblement de
terre une fois par siècle, avec un peu de malchance. En attendant, il vivait là en
totale liberté, profitant des avantages de la région, des distractions, de la variété
de ses sorties avec ses amis, de la musique, des conférences, du cheval, des
voyages de Vancouver à Mexico…et de l’intérêt qu’il apportait à la direction
des affaires, dont il parvenait à ne pas être esclave.
François Bureau, élevé dans une famille aisée, était le seul à comprendre que
tout cela nécessitait de la fortune et, qu’intuitivement, l’un des buts de sa vie
était là. Pour Marcel Devaux, pour Jean-Pierre Montaigne, pour moi, c’était un
débat philosophique ; pour lui, un exemple à suivre qui pouvait le pousser à
quitter la Marine, malgré la carrière brillante qu’il pouvait imaginer. L’idée ne
serait jamais venue à Jean Pierre Montaigne de ne pas être, comme son père,
homme de lettres, nous l’avons dit, et les autres officiers du bord
n’envisageaient pas de s’aventurer dans la vie civile, surtout dans le monde des
affaires.
Bien au contraire, rentré à bord, notre midship était de plus en plus persuadé de
l’importance de la science, ce dont il voyait une démonstration dans la
découverte de ce mystérieux radar dont il allait être responsable, s’était plongé
dans l’univers de rêve mathématique qu’il croyait indispensable pour
comprendre la vie, et qui n’était que le prolongement de l’esprit universitaire de
sa famille.
260
Souvent à bord, dans l’admiration des pouvoirs de la théorie de la trigonométrie
sphérique sur la détermination du point (on se souvient de son affection pour sa
table Inmans), il avait affirmé au commandant Villebois, plus sage, qu’on
« domptait la nature avec des chiffres ».
Cette affirmation fort naïve était en réalité contraire à la conception de la
physique elle-même, et il ne s’en rendait pas compte. Elle lui donnait cependant
une grande force intérieure, comme si la table Inmans lui donnait le pouvoir non
seulement de trouver la position du navire, mais par là même d’agir sur le
monde. Il jouait en somme avec le soleil et la terre en demandant au soleil de lui
dire où il était, et il transmettait avec sa table l’ordre venu d’en haut. Et, de ces
calculs, allait dépendre la route et par là même, la survie d’un bâtiment de guerre
et de son équipage. Il était le pilote d’un gros avion avant l’atterrissage, le
général en temps de guerre qui évite à ses troupes de tomber dans une
embuscade.
Quel capitaine d’industrie, quel ministre avait cette responsabilité de tous les
jours ? Qui avait la belle tranquillité de faire le point de midi au grand large et
de dire au Soleil, sur l’infini de l’océan « je suis là, près de toi ! Merci
d’exister ! ».
Et maintenant, poussé par la curiosité, il aimait dans la solitude de sa cabine, se
plonger dans la lecture des livres de son grand père sur les fondements de la
Physique, dans l’espoir de mieux comprendre la réalité de ce Radar par lequel il
allait, enfin, s’élever au dessus des mille détails quotidiens dont est faite la vie
de bord ; ces mille détails qui lui avaient valu les observations souvent
sarcastiques de l’ancien officier en second. Là au moins, il serait seul juge, en
totale liberté dans son domaine réservé.
Plus encore : cette liberté, il avait conscience de la trouver dans la beauté de la
démarche elle-même de la Pensée qui avait patiemment ou par hasard permis la
découverte des principes auxquels Jean tenait tant et qui n’étaient souvent pas
évidents au départ, telle la conservation de l’énergie, le principe de l’inertie, ou
de l’attraction universelle, puis de la théorie de la relativité. La honte le prenait
de ne pas avoir saisi la valeur de cette curiosité dans l’observation qui permet
ensuite d’imaginer une théorie, tel son grand-père dans la mesure du fameux
nombre d’Avogadro, ou de Pierre et Marie Curie dans la découverte de la
radioactivité. Quelle bêtise de n’avoir jamais songé à leur demander ce qui leur
était passé par la tête dans ces instants de génie, lui qui les avait connus et qui
pensait que tout cela était naturel, inconscient qu’il était de vivre parmi eux.
261
L’heure était venue de se racheter, au moins en essayant de comprendre
comment on pouvait envoyer dans l’espace, après l’avoir fait dans l’eau, ces
émissions très brèves destinées à repérer en rebondissant sur eux, des objets, qui
maintenant étaient en surface au lieu d’être immergés. Il comprenait que l’idée
était la même et que, pour ce nouveau problème, il fallait opérer à des
fréquences beaucoup plus élevées. Cela lui rappelait que ce sont leurs
fréquences, c'est-à-dire les longueurs d’onde qui, dans des plages différentes,
distinguent les sons et les couleurs ; les graves et les aigus, l’infra rouge et
l’ultra violet ; le jaune du soleil du bleu du ciel. Cela était tellement naturel qu’il
n’y pensait jamais.
Ces considérations furent de courte durée : une lettre de son oncle Francis venait
d’arriver pour inviter le neveu bien aimé à passer une semaine chez lui à New-
York. Il offrait l’aller en avion.
Quelle joie !
La permission fut accordée immédiatement.
Cela cadrait parfaitement avec l’inscription au cours Radar.
Une fois de plus, la chance favorisait notre midship.
Dans l’excitation du départ, il n’eut que le temps de retenir son billet, de
préparer sa valise et de prendre congé du commandant, qui lui souhaita une
bonne permission, accordée avec joie.
Il serra la main de Marcel Devaux et de Jean Pierre Montaigne et remercia
François Bureau d’avoir facilité cette permission tombée du ciel.
Du reste, il prenait l’avion.
C’était pour la première fois.
262
Chapitre 27
Ce n’est que quelque temps après, que notre midship avait contemplé sur un
atlas les vastes états qu’il avait du survoler, qui ont nom Arizona, Nouveau
Mexique, Oklahoma, Tennessee, Virginie, Pennsylvanie, et qui valent, sans
doute, plusieurs de nos régions. Pour l’heure, il était dans un état qui ressemblait
à une délicieuse ivresse mentale, ressentie dès sa montée à bord. Cette sensation
était d’autant plus agréable qu’elle faisait suite à son premier contact avec un
aéroport et à toutes les incertitudes que cela implique. Enfin il était assis,
direction New-York, à la conquête de l’espace. La soirée était claire, comme
fréquemment sur la côte californienne, où ce sont les matinées qui sont
brumeuses.
On décolla rapidement.
La nuit tomba bientôt. Le vol comportait plusieurs atterrissages dans des villes
importantes. Cela allongeait le temps de la traversée, auquel notre midship
réalisa bientôt qu’il allait encore paraître plus long à sa montre, qui devrait
afficher 8 heures de plus à l’arrivée. Finalement, on ne serait à New-York que
dans la journée du lendemain.
Il s’assoupit rapidement. Il se réveillait à chaque atterrissage : Phoenix, puis,
certainement El Paso (on est donc à la frontière du Mexique se dit-il), puis sans
doute Dallas, Memphis…il n’avait pas fait attention, et d’ailleurs, seule New-
York l’intéressait.
Enfin, par une journée grise, on arriva.
Le temps de prendre un taxi (étonnamment bon marché) et d’arriver dans la
grande ville tant attendue, à l’adresse de son oncle Francis, au 54 Morningside
drive. Il nota le joli nom de l’avenue : l’émotion c’est d’abord la poésie.
263
Il demande au concierge, un « coloured » accueillant répondant aux fonctions de
« superintendant », si la famille Perrin est bien là. – « Yes Sir, sixth floor right,
opposite professor Hadamar. They are all there » (46.)
Il monte dans l’ascenseur avec son gros sac de voyage. Que c’est long !
Il arrive à l’étage.
Il sonne : il ose à peine toucher le bouton, comme si il allait carillonner et
réveiller tout l’immeuble. Mais non : la sonnerie est presque inaudible.
Un pas léger dans le couloir. C’est sa cousine Françoise qui a ouvert. Qu’elle a
grandi ! Elle doit avoir onze ou douze ans maintenant. Elle hésite à le
reconnaître dans son uniforme. Elle s’écrie : « c’est Georgie (c’était mon nom
dans la famille) ! ».
Francis se précipite, très ému. De sa chambre, sa tante Coletta s’écrie à son
tour : « C’est Georgie ! » et se jette dans les bras du jeune officier. On
s’embrasse. Les cousins Nils et David sont là aussi. Tout va bien, aux dernières
nouvelles parvenues de Suède, pour Charles et Aline, à Paris.
Pour le moment, il faut poser le sac dans la chambre qui lui est prêtée par un des
garçons et prendre une douche pour se remettre les idées en place.
Je n’arrive pas à réaliser que tout cela est vrai, que j’ai retrouvé une partie de ma
famille, que ce rêve paraît maintenant naturel, que c’est déjà un peu comme si
j’étais au 6ième étage de la rue Froidevaux et qu’il suffisait de descendre
l’escalier pour retrouver mes parents.
Hélas ! la noble figure de Jean, le cher grand-père, n’était plus là pour accueillir
ce petit fils dont il aimait dire qu’il avait sauvé l’honneur de la famille, ce qui
paraissait tout à fait excessif. Cet honneur, c’était plutôt à lui, l’illustre savant,
ancien ministre de la recherche, qu’il revenait. Patriote intransigeant et fier,
comme il a été dit, élevé dans la honte de la capitulation de Bazaine à Sedan,
suivie de celle de Pétain devant Hitler.
Profitant de sa renommée internationale, il avait accepté une invitation à
l’université de Columbia, avec son fils, brillant physicien, auteur du premier
calcul de la masse critique de l’Uranium enrichi et donc tout désigné pour
travailler sur une future bombe atomique, quoique la question ne fût pas
formulée à l’époque. Etait également invités, à l’université de Chicago, le beau
frère Pierre Auger, qui avait été à deux doigts de recevoir deux fois le prix
Nobel.
Quelle contribution pour une invention qui, à elle seule, permettait de mettre fin
à la guerre, soit directement, soit par intimidation ! C’était là une véritable
aubaine pour le camp de la Liberté, toujours menacé, par ailleurs de se voir
264
devancé par l’adversaire, qui, heureusement avait fait la faute de renvoyer
Einstein, symbole vivant de l’intelligence juive.
On avait pu penser que l’invitation faite sous responsabilité américaine était
orientée dans ce sens. Hélas ! il n’en avait rien été. La vérité, en dehors de
l’antipathie de Roosevelt pour de Gaulle, à la fois personnelle et philosophique,
était que seuls des citoyens américains étaient acceptés pour mettre au point la
bombe atomique. De quel concours ne s’étaient-ils pas privés pour cette
immense entreprise !
Tous avaient refusé d’abandonner la nationalité française. Bravo !
Il avait fallu rester dans le rôle prévu par la Nation invitante qui, d’ailleurs,
n’était pas en guerre avant Pearl Harbour, Le rôle des patriotes était de
convaincre l’Amérique de l’importance de l’action du général de Gaulle et de la
préparer, ce qui était justement la politique de Roosevelt, à son entrée dans la
guerre. La haute personnalité de Jean Perrin, son renom international, lui avait
permis de jouer un rôle important, en liaison avec l’Alliance Française, le comité
des Français libres et d’autres figures de premier plan comme Henri Focillon.
Hélas ! Cette entreprise de longue haleine avait été interrompue par la mort
prématurée de l’un et de l’autre. Eve Curie, en tant que journaliste, avait été
active dans ce sens pendant son passage à New-York, avant de repartir à
Londres pour s’engager dans les forces armées. Quel dommage de ne pas la
revoir !
Les deux beaux-frères, Francis et Pierre, de New-York et de Chicago, avaient
continué à représenter la France, d’aussi près que possible de la recherche pour
la guerre, assurant en même temps le soutien de leurs familles. Les cousins et
cousines étaient tous bien dans ces deux grandes villes. Au moins, ils sauraient
bien l’américain ! Cela pourrait toujours servir.
La grande tristesse, l’inutile cruauté du sort, c’était la mort de Jean. Il était mort
quelques mois après son arrivée. Il n’avait pas souffert, heureusement. Peu à
peu, il avait perdu l’appétit, lui qui aimait tant la table. C’était le foie. On ne s’en
tire pas, hélas ! Dans les derniers jours, il avait dû être hospitalisé. Personne
n’en parlait, mais c’était forcément le cancer ; pourquoi le rappeler ? Il avait eu
cependant la chance de voir l’Amérique rentrer dans la guerre. Il était mort en
sachant que la victoire viendrait tôt ou tard. Il avait fait un discours retentissant
en faveur du général de Gaulle.
Quel vide ! Quel vide immense au milieu de la terrible absence de l’exil, si loin
du reste de sa famille et de la rue du Val de Grâce où son souvenir resterait à
jamais dans l’âme du midship aux côtés de son irremplaçable grand-mère. Sa
265
cousine Françoise avait dit plus tard la tendresse avec laquelle, quand elle se
couchait, le charmant grand-père lui fredonnait l’air « toute petite chante ! », ce
souvenir de son enfance.
On ne pleura pas. On ne pleure plus depuis l’époque de la révolution française.
On aurait dû pleurer de joie, plutôt, de s’être retrouvés au milieu de tant
d’incertitudes et remercier le Destin d’avoir permis à une partie de la famille
d’être sauvée du désastre.
Les cousins, après avoir été dans une école américaine, étaient maintenant au
lycée français, à quelques stations de métro, de l’autre côté de Central Park.
L’appartement, près de l’Hudson River, était à peu de distance au nord de ce
grand parc. Il donnait sur un petit jardin au dessus duquel on apercevait le
quartier noir de Harlem, dans lequel il ne fallait pas s’aventurer. Cela faisait
partie de l’étrangeté fascinante et dure de New-York. Mais cette précaution,
conforme à la division multiraciale, paraissait presque sans objet face aux
drames de la guerre.
On remit au lendemain la découverte de la grande ville mythique, pilote du
Nouveau Monde, et désormais ultime pilier de tout l’Occident. On parla des
impressions de la famille, de ses épreuves avant l’arrivée de ce côté de
l’Atlantique, des derniers contacts avec la rue Froidevaux, de tout ce qui avait
pu constituer la vie de tous les jours.
En fait, Jean, après avoir été l’un des principaux parlementaires qui, sur le
paquebot Massilia avaient voulu continuer la lutte outre mer, n’était rentré que
tardivement, et avait choisi de rester à Lyon, dans la zone libre, afin de pouvoir
plus facilement quitter la France. C’était là bas, sur le quai de la gare, qu’avait
été prise la photo qui, depuis était sous les yeux de tous.
Il avait alors logé chez des amis de sa grande admiratrice, Nina, avec qui il avait
rejoint l’Amérique en décembre 1941, en s’embarquant à Lisbonne. De là,
également, étaient partis Francis et Pierre avec leurs familles, un peu avant lui,
en octobre, ainsi que le voisin actuel de palier, le mathématicien Hadamar,. Ils
avaient fait la traversée sur le petit paquebot « Exeter », sans incident aucun. Il
n’était pas question de convoi, bien sûr, puisque ni l’Amérique ni le Portugal
n’étaient en guerre.
La statue de la Liberté, elle-même française de naissance, les avait accueillis à
l’entrée de la grande ville. Quel plus beau symbole souhaiter ? Elle semblait
dire : « Suivez-moi ! ».
Tout de suite, il avait fallu s’installer provisoirement, organiser les écoles des
enfants. Mais aucun policier de la gestapo ni de Vichy, aucun délateur de juifs
266
ou traîtres de la Résistance n’était à craindre : ils étaient vivants ; ils étaient
libres ! Et, ils allaient œuvrer pour la victoire.
C’était la vérité.
Elle fut racontée en peu de paroles, et c’était plus beau encore. Comme toujours,
l’émotion est à l’intérieur, informulable et secrète. Les mots ne pouvaient
traduire que des faits, en eux-mêmes impersonnels. C’est en frappant au cœur
des sentiments et en se rattachant à tout ce passé disparu qu’ils prenaient leur
sens. Le domaine autour de Ty Yann, la rue Froidevaux, la rue du Val de Grâce,
les déjeuners ici, du dimanche, quand parfois Jean se levait à la fin du repas pour
réciter un sonnet de Hérédia, les dîners là bas, à l’hôtel de la pointe, où l’on
fêtait les vacances qui glissaient au bord de la mer, le canotage dans les îles et
les embarquements sur l’ « Eglantine » avec tous les invités du capitaine. Le
capitaine ! Il était mort au début de l’occupation, peu après que le commandant
allemand du secteur de Paimpol, sans doute informé des écrits du grand
historien contre Hitler, avait fait détruire sa demeure, « Tashen bihan » pour lui
faire remettre la clef en lui souhaitant un bon séjour. Il méritait une fin plus
douce !
En évoquant toujours cette époque, Mr Borel et l’oncle Louis avaient été
écroués pendant plus d’un mois, ainsi que d’autres personnalités, suspectes aux
yeux du Maréchal, de franc-maçonnerie, de protestantisme (au sens général du
terme probablement), ou plus encore de sympathie gaulliste. D’autres relations
de vacances avaient choisi la collaboration. Certaines allaient, heureusement se
racheter plus tard. D’autres avaient été déportées ; d’autres fusillées. D’autres le
seraient. C’était la guerre. La guerre de l’ombre. La guerre du Bien contre le
Mal. Cela on le savait !
J’allai me coucher peu après le dîner. Il ne fallait pas bousculer le rythme de la
maison : les cousins avaient l’école le lendemain, et il y avait tant de choses à
découvrir !
J’amusai tout le monde : au lieu d’un pyjama, j’avais un grand paréo vert à
fleurs blanches. Du reste,j’ allais m’enrhumer. Ce fut en tout cas l’explication
scientifique avancée par la famille.
Il est vrai aussi qu’il fait plus froid à New-York qu’à Long Beach.
J’ignorais tout de la grande et prestigieuse ville qui s’ouvrait à mes yeux. Aline
et Francis l’avaient découverte dans leur jeunesse avec leurs parents, pour une
occasion oublié Ils en avaient gardé un souvenir à beaucoup d’égards
émerveillé. Cependant, ils n’en parlaient que rarement à la maison, sans doute
parce que Charles n’avait jamais traversé l’Atlantique pas plus que la Manche
267
ou la Méditerranée ; le seul voyage avait été en Corse, avec leurs enfants. Le
paquebot s’appelait le « Napoléon », nom difficile à oublier. François avait été
malade, car la mer avait été très creuse, comme souvent dans cette traversée.
C’était même le premier souvenir de notre midship, qui avait quatre ou cinq
ans : le sable blanc, d’un blanc éblouissant de la plage. Cela l’avait marqué,
peut-être, pour toute la vie, comme un appel vers des soleils lointains.
À vrai dire, l’Amérique, c’était Harry, l’ami de la famille, le chercheur au
laboratoire de la rue Pierre Curie qui faisait des expériences sur les singes et
aimait promener Aline et ses enfants dans sa belle Talbot. New-York, on n’en
parlait que pour la victoire des mousquetaires Cochet, Borotra et Brugnon sur
l’équipe américaine et sa figure de proue, le redoutable Bill Tilden, également
acteur de théâtre et auteur d’un livre, « The spin of the ball »(47), lu et relu par
le jeune passionné de tennis, qui n’avait jamais eu la curiosité de regarder sur
une carte à quoi ressemblait cette ville si importante pour son pays.
Et maintenant, avant de s’élancer dehors à l’aventure, ils’apercevait qu’elle était
d’un accès beaucoup plus simple qu’à Londres ou Paris: L’essentiel était sur une
longue bande centrale de quinze à vingt kilomètres orientée N. S, allant de l’
« Embankment »(48) au pont sur l’Hudson. Une grande avenue, partant de l’
« Embankment» et d’une longueur de quelque 15 kilomètres semblait à peu près
coupée au milieu par ce qui était justement « Central Park », partageait cette
bande en deux parties, l’une bordée par l’ Hudson River, l’autre par l’East River.
Elle était desservie par une ligne de métro (quelle simplicité). Et, comme si les
architectes avaient été Mathématiciens, la grande avenue était elle-même
traversée à intervalles réguliers par un réseau de rues sur un axe perpendiculaire
allant d’une rivière à l’autre. Au bout de ces 15 kilomètres, la bande se
rétrécissait en s’infléchissant vers la gauche, laissant le Bronx occuper, en
s’élargissant de plus en plus, la rive droite de l’East River.
Une semaine n’était pas trop pour en voir l’essentiel, mais c’était possible. Il
n’était pas question, bien entendu d’enjamber aucune des deux rivières pour
découvrir d’un côté Jersey, de l’autre, après le Bronx, Long Island ou Brooklyn.
Les grandes villes, il faut une vie pour les connaître.
On traversa, tout d’abord, le reposant « Central Park », en prenant le temps de
voir une exposition de peinture, puis on descendit la grande et belle avenue, en
écoutant Francis annoncer le numéro de la rue au niveau de laquelle on se
trouvait. L’étonnement était maintenant « vertical » ! C’était cela la grande
surprise du Nouveau Monde. Au niveau de Morningside drive, on était un peu
en Europe, en oubliant le nom de Harlem ; là, en plein centre, à part, peut-être
268
l’église, comme noyée dans l’ombre des grands buildings d’affaires, on était
dans un autre siècle, qui ressemblait au Futur, un Futur brusquement révélé qui,
à la fois effrayait et rassurait, car il allait détruire le nazisme dans la puissance
de son gigantisme.
Du reste, on pouvait les visiter, ces immenses tours ! En tout cas, certaines des
plus prestigieuses, comme « l’Empire state building ». C’était grandiose de voir
la ville de là haut ! Soudain, sans transition, le grand air : l’impression de voler
au lieu d’être, comme en bas, écrasé. Comment résister à cette sorte de griserie
de l’âme autant que de la vue, qui déjà, de si haut, de si loin, se voyait au dessus
de Paris, dans la victoire ?
On découvrit aussi Time Square, qui ne pouvait laisser indifférent. « Pourquoi
une grande Place dédiée au Temps ? » avait oublié de demander notre midship,
sous l’emprise des impressions qu’il recevait.
On alla voir l’emplacement des grands paquebots.
On regarda beaucoup de rues intéressantes dont les noms ne furent pas notés.
On alla se promener sur le pont de l’Hudson, où il faisait très froid, ainsi que
pendant quelques apparitions de la neige ce qui constitua une thèse contre le seul
emploi du pareo dans cet Etat au climat terriblement continental. Malheur aux
excentriques qui voulaient vivre à New-York comme à Tahiti, ou même comme
en Californie !.
Il faut préciser que notre jeune officier s’était précipité dans l’avion sans prévoir
les sautes de climat de la ville si accueillante qui avait sauvé une partie de la
famille. Il n’avait sur lui qu’un uniforme en serge déjà usé jusqu’à la corde et
une gabardine marine. Cela suffisait pour la vie courante. Quant au bel uniforme
en drap bleu-marine offert par le professeur Fournier en 1940 et acheté chez
Gieves, à Londres, il était réservé aux visites officielles et gardé dans une
penderie à bord.
Cet état auquel il était habitué fut, par extraordinaire, l’occasion à Nina, la fidèle
amie de Jean, d’intervenir sans tarder. Elle avait toujours manifesté une grande
tendresse pour tous ceux qui entouraient l’illustre grand père et cela encore plus,
sans doute après la mort de l’irremplaçable grand mère. Et maintenant, fort
naturellement de son point de vue, elle avait le devoir et la consolation de
représenter l’Jean et de faire pour lui, ce qu’il aurait fait.
C’était une femme active, intelligente, d’un caractère passionné et généreux,
comme cela est coutumier chez les pieds noirs d’Algérie, où elle avait fait de
brillantes études scientifiques avant de se présenter à Paris au laboratoire de la
rue Pierre Curie. L’accueil avait été tellement bon qu’elle s’était attachée à
269
l’illustre Maître au point d’entrer dans sa vie privée, même en dehors du
laboratoire, au point de faire partie de son proche entourage à Ty Yann, invitée
par le Capitaine sur l’» Eglantine » ou participant à des canotages le matin.
Dans la joie de me revoir, elle m’ offrît un nouvel uniforme en drap, dont elle
s’assura qu’il était confectionné par le meilleur tailleur de sa connaissance, dans
la couleur peu commune hors de France de « bleu marine », ce qui justifia
quelques déjeuners dans des restaurants de son choix. La revoir était, aussi pour
notre midship, une façon de retrouver un peu du grand père qui n’était plus là.
Au milieu de toutes ces activités, Francis n’oublia pas d’expliquer, en quoi
consistait le mystérieux Radar qui allait justifier le cours à San Francisco et dont
la base était l’élaboration d’impulsions rectangulaires étroites à partir de circuits
oscillants, impulsions qui étaient à leur tour appliquées à un oscillateur à haute
fréquence qui, pendant un temps très bref émettait en attendant le retour d’un
écho éventuel. C’était exactement le principe du sondeur ou de Sonar, mais sur
des longueurs d’onde beaucoup plus petites.
C’était justement en inventant de puissants oscillateurs sur des longueurs d’onde
centimétriques que les chercheurs anglais avaient pu permettre la détection de
navires, alors que les longueurs d’onde métriques ne permettaient que le
repérage des avions, ce à quoi les allemands s’étaient tenus.
Cependant, le temps de New-York, après avoir paru long dans l’inconnu de la
grande ville, avait peu à peu accéléré comme le jour du départ approchait. Il finit
brusquement.
Le jour du départ était arrivé.
On s’embrassa
Francis accompagna le permissionnaire à l’aéroport.
Le retour fut sans histoire : L’avion était maintenant apprivoisé et le midship à
l’heure américaine.
270
Chapitre 28
Peu après son retour à Long Beach, où le grand carénage se poursuivait dans le
bruit inévitable de marteaux piqueurs actionnés par le personnel de l’arsenal,
notre midship prit un train de nuit pour San Francisco. Les trains sont
relativement lents là bas, et la distance, de quelque 500 kilomètres lui faisait
penser qu’il aurait pu aller de Paris à Brest, ou, dans le même temps, changer à
Guingamp pour retrouver Paimpol. Qu’importe ! il partait à l’assaut d’une
nouvelle page de la vie, sur les chemins de la connaissance.
Le train était plutôt confortable, surtout pour un navigateur de tous les temps, et
la nuit se passa vite, une nuit qui s’ouvrait sur un monde inconnu, duquel il ne
connaissait rien, ni personne, ni aucune idée dans le domaine scientifique
nouveau qui se cachait sous le nom mythique de Radar, ce domaine des
impulsions libératrices pour la Liberté. Ce voyage différait de celui vers New-
York en ce qu’il était dirigé vers un Futur à l’état pur, duquel était absent le
Souvenir. Aucun oncle n’allait l’attendre, aucune nouvelle de ses amis ou de sa
famille n’allait donner un sentiment de « déjà vu » parmi les impressions de
chaque instant.
À New-York, quoiqu’arrivé par avion, le simple fait que les siens soient arrivés
par bateau lui avait fait imaginer l’arrivée devant la statue de la Liberté, de
même que lui était entré ainsi dans la rade de Sydney, et cela était presque la
même chose pour lui, tant les impressions se mêlent dans le souvenir. À San
Francisco, il arrivait par le train et, en quittant la gare, seule une rue toute banale
s’offrait à ses yeux. Rien, ni personne ne lui disait que, si il était arrivé par
bateau il serait passé sous le célèbre pont du Golden Gate (49) et aurait pénétré
dans une baie aussi célèbre, peut-être que celle de Sydney. Cela était possible,
271
mais il ne l’avait pas vue. Il n’avait pas vu non plus celle de New-York, mais il
y croyait, pour ainsi dire par personne interposée. Un scientifique aurait jugé sur
document, mais il n’était qu’un homme de sentiment : on le lui avait assez dit.
C’était ainsi !
Il trouva un hôtel, assez banal, dans le centre ville (il ne se souvenait pas
comment, avec sa maigre solde d’officier, il avait pu le payer). On ne voyait pas
la mer. La première impression fut la déception, tant le nom de San Francisco
sonnait à l’oreille, comme Rio de Janeiro ou encore mieux Istanboul avec une
magie prometteuse. La partie centrale, genre de carré d’environ 10 kilomètres de
côté apparut sur un petit plan consulté à l’hôtel. Elle était bordée au Nord par
l’entrée du golf, à L’Est par le Pacifique et à l’Ouest par un côté de la baie, face
à Oakland, à 8 kilomètres, relié par un pont au milieu duquel était l’île de
« Treasure Island »(50). C’est sur cette île que se trouvait l’emplacement du
cours Radar.
Le cours durait un mois. Il fallait environ trois quarts d’heure pour y arriver, en
transport en commun.
Il profita de la journée prise comme « pied de pilote » pour prendre le fameux
« cable car », ce tramway qui grimpe et escalade le quartier le plus spectaculaire
de la ville, avec le célèbre restaurant (à l’époque tout au moins) Mark Hopkins,
d’où on peut admirer la plus belle vue sur la ville et la rade. Il nota que non loin
de cet endroit chic se trouvait un quartier basque. Cela rappelait que l’Amérique
est peuplée par des émigrés de tous les coins de l’Europe, et particulièrement de
ce côté-ci, de ces éternels commerçants que sont les Chinois.
La spectaculaire colline s’appelait, sans qu’il comprît pourquoi, «Russian Hill».
Y avait-t-il eu des pionniers Russes, sans doute chercheurs d’or ?
Il se présenta le lendemain avant l’ouverture des cours, au Directeur, homme
austère, qui le reçut brièvement, puis à l’officier chargé de l’instruction, qui le
reçut courtoisement.
Il devait y avoir une trentaine d’élèves, généralement plus jeunes que lui.
Les cours étaient essentiellement théoriques et même techniques. Chacun
rentrait chez soi le soir, ce qui ne permettait pas aux relations de camaraderie de
se développer. Il fallait, évidemment, une carte d’accès, classée confidentiel. On
entrait à 08h00 pour quitter à 17h00. À la solitude au milieu des élèves,
succédait la vraie solitude dans cette grande ville, où manquait cruellement
l’affection familiale de New-York. Je réalisais que, pour la première fois depuis
le départ de France, je me trouvais face à moi-même dans un monde étranger
aux épreuves de la guerre et de l’exil, dans le terrible anonymat des cités
272
modernes. Cette idée n’avait jamais effleuré notre midship parce que, cette
liberté qu’il avait de s’isoler pour être enfin lui-même, ne pouvait exister que
parce qu’il appartenait à un groupe partageant ses épreuves de tous les jours et
qui avait le même idéal. Il se rendait compte que ces moments de solitude
étaient en réalité bien courts devant tout ce qui faisait la vie à bord, dans le
service, les conversations de carré ou le quart à la passerelle. Vieux Chevreuil,
tu lui manquais déjà ! Tu lui manquais aussi pour les débarquements dans les
îles, les explorations avec le commandant Fourlinnie, François Bureau, Marcel
Devaux, dont les noms prenaient, de loin, une valeur nouvelle, ainsi que dans les
réceptions chez le gouverneur ou sur un bâtiment de guerre pour lequel ils te
représentaient au nom de la France. À ton bord, il était quelqu’un ; ici, il n’était
rien ! Il se raccrochait à l’idée que c’était pour lui, le Chevreuil, qu’il apprenait
le maniement de sa nouvelle arme, secrète par surcroit.
Les connaissances théoriques, dont son oncle Francis lui avait donné un aperçu
ne devaient pas se développer dans le domaine imaginaire rêvé, dans lequel il
aurait retrouvé la hauteur de pensée de la physique, telle qu’elle ressortait des
livres de son illustre grand père. En fait, il fallait seulement savoir que le courant
alternatif du secteur était d’abord redressé, c'est-à-dire débarrassé de ses
sinusoïdes négatives (dans un premier élément appelé pompeusement « D.C
restorer »). Ce qui restait était ensuite traité dans une série de circuits oscillants
dans le but d’obtenir des impulsions rectangulaires de plus en plus étroites
(c’était le « square wave generator »). La seule innovation du Radar de
navigation était la découverte d’un type nouveau d’oscillateur de grande
puissance dans la bande des 10 Cm, la plus adaptée à la détection de petits objets
sur l’eau. On le dénommait «Magnétron». C’était d’une importance capitale, Je
le savais déjà depuis que mon oncle me l’avait appris. Il fallait savoir, et la
démonstration n’était pas difficile en utilisant des équations différentielles (ce
qui aurait été fait en France) que cela était réalisable avec des circuits utilisant
des condensateurs et des selfs, associés à des lampes permettant l’affinement
progressif des impulsions, puis le passage pendant un temps très bref de
l’oscillation émettrice.
Bien entendu, ces émissions étaient acheminées dans une antenne directrice qui
faisait le tour de l’horizon, soit manuellement, comme sur les appareils anglais,
soit automatiquement sur leurs homologues américains, de conception plus
récente. Comme pour le Sonar, l’onde qui rencontrait un objet de dimensions
appropriées, revenait dans l’antenne, sous forme d’un écho, de même apparence
que l’émission, quoique nécessairement plus faible. Après passage dans un
273
récepteur, il était enregistré sur un écran appelé « tube cathodique ». Dans la
version à balayage manuel, ce tube était placé verticalement devant l’opérateur
de veille, celui-ci arrêtant l’antenne à souhait pour examiner un écho. Dans la
solution à balayage automatique, un écran horizontal enregistrait les tours
d’antenne sur 360 °, sur un écran phosphorescent appelé «Plane Position
Indicator ». C’était l’idéal !
Les Américains, comme les Anglais, sont des gens pratiques, avec, sans doute
en plus, un remarquable esprit pédagogique, que l’on retrouvait partout dans
cette Marine, ouverte à un nombre considérable de réservistes d’origines
diverses.
Le climat de San Francisco est beaucoup plus lumineux et agréable que celui de
New-York, cela est bien connu. Cependant, si les après midis sont le plus
souvent ensoleillés, les matins sont fréquemment brumeux, du fait d’un courant
froid qui longe la côte en venant du Nord.
Cela surprit notre midship et fut peut-être la raison pour laquelle il attrapa un
nouveau rhume, qui lui rappela cruellement celui de New-York : il ne serait
jamais vacciné contre la forme américaine du virus, sans doute ! Il va de soi que
cet état ne fit rien pour le sortir de la solitude qui l’entourait. Il fallait tenir ! Il
s’accrochait ; il apprenait beaucoup à l’Ecole. Après avoir étudié les circuits
fondamentaux, repéré leur emplacement dans les panneaux qui les contenaient,
appris à repérer les lampes le plus souvent en panne, on passa à l’examen des
principaux types de Radar : anti-aériens (sur des longueurs d’onde métriques) et
de navigation (qui détectaient aussi les sous marins en surface et les périscopes
rapprochés).
Il était typique de l’esprit américain ainsi que de la cadence de fabrication de son
industrie que, tout en s’efforçant d’avoir les meilleurs dépanneurs à bord, on
était assuré de pouvoir changer rapidement telle ou telle partie de l’appareil,
disposé en tiroirs interchangeables. Cela ne serait probablement jamais le cas
pour les équipements plus anciens, et hélas ! Sur les unités de la France Libre.
L’essentiel était ailleurs : pouvoir repérer les sous marins le plus loin possible.
Dans ce sens, l’antenne américaine, montée en tête de mât « voyait » plus loin,
mais était plus étroite et donc moins directive. Peu importait : Tout cela
marchait. Il fallait éviter seulement de tomber en panne, et cela, c’était
maintenant son affaire.
C’est dans cette atmosphère de solitude où la technique était le seul rempart
contre le sentiment d’abandon que, déprimé par son mauvais rhume, notre
midship passa les quinze premiers jours de son aventure dans le domaine du
274
Radar, et rien n’aurait, sans doute changé, sauf la santé, sans un événement
imprévu. Un jour, un officier de la base, rencontré à l’heure du bref déjeuner à
l’américaine, le trouvant sans doute sympathique, lui présenta la secrétaire de la
base, une grande fille d’une vingtaine d’années. Elle s’appelait Alice
Nordhausen. Elle était tout à fait charmante, vive, pétillante, spirituelle et pleine
de gaîté. Ses yeux étaient-ils bleus ou bruns ? peu importait : c’était elle qui
allait le sauver.
Sa triste vie devint d’un coup magnifique.
Elle le présenta à un extraordinaire lieutenant du nom de Hubert Andrew
Arnold, qui avait l’originalité d’avoir du sang indien, disait-il. Ses amis
l’appelaient «Hue». Appelez-moi ainsi, dit-il immédiatement.
On jouait au « bowling » à midi, avec Alice et Hue. Le soir, notre midship, dans
le ravissement, passait chez Alice, qui habitait le long de la voie du « cable-car »
de Russian Hills.
De là, ils allaient souvent admirer la vue sur la ville illuminée depuis la terrasse
du Mark Hopkins ; plus rarement, ils rejoignaient Hue dans son appartement. La
conversation avec ces nouveaux amis était toujours intéressante, animée,
imprévue. Quel hasard avait fait se rencontrer cette jeune fille, dont la famille
était originaire du Nord de l’Europe, avec ce distingué descendant d’un
chercheur d’or ou d’un cow-boy, et d’une peau-rouge ? Quel autre hasard avait
acheminé un petit aviso envoyé dans le Pacifique par un général, naguère
obscur, pour le faire caréner à San Francisco, sans savoir encore qu’un officier
de son bord y serait affecté pour un mois au cours de Radar ?
En tout cas, c’était la vie ! Il fallait mordre dedans pendant qu’elle était là.
Le dimanche, on allait se promener dans un parc, un parc si loin de la guerre. Je
ne pouvais pas savoir que bien longtemps après j’aurais l’émotion de revoir cette
charmante femme qui avait été si importante pendant ces quinze jours d’exil
dans l’exil.
Puis, les derniers jours du cours arrivèrent.
Je fus reçu honorablement (heureusement !),et pris congé de la Direction.
Le sympathique officier chargé de l’instruction me serra la main machinalement.
L’austère Directeur du Centre me serra la main avec effusion, me souhaitant
bonne chance.
Notre midship était heureux de retrouver son Chevreuil et triste de dire adieu à
ses nouveaux et vrais amis qu’il pensait ne jamais revoir.
Le retour par train de nuit fut l’occasion de se réhabituer au nouveau
changement de vie qui était devant lui.
275
Chapitre 29
La réadaptation au bord fut immédiate. Les martellements avaient presque
entièrement disparu, car en ce mois de décembre 1943, on approchait de la fin
du carénage tout autant que de l’année. La grande activité du nouvel officier
Radar dans la mise au point et encore plus de la connaissance technique du
nouvel appareil était, d’ailleurs, peu propice à la rêverie.
L’officier instructeur anglais, Edwards, déjà vu à l’arrivée à Long Beach, venait
tous les jours. La salle de contrôle, située à la passerelle supérieure était déjà
montée, ainsi que le meuble émetteur avec l’oscilloscope de veille. L’antenne de
ce fameux «Two seven one», actionnée manuellement par l’opérateur à partir de
la salle de contrôle, était située en dessus de celle-ci. C’était une grande
soucoupe parabolique protégée par un dôme vitré renforcé par un quadrillage de
bois, l’ensemble étant recouvert au mouillage d’une housse grise, dans le but de
cacher aux espions ou même aux journalistes l’existence de cet équipement ultra
secret.
En plus du service à bord, toujours présent, il fallait suivre de près cette
installation, et veiller à former des hommes de quart compétents. Edwards était
un homme d’esprit et aimait parler Anglais avec son jeune associé. Il apprécia
fort un jeu de mot que fit celui-ci à propos d’une certaine prise de courant,
appelée « pye plug » (51) et que le midship déclara hautement comestible. «I
warn you : it is not to be eaten» (52), répliqua-t-il. Cette petite plaisanterie,
insignifiante en soi, faisait partie d’une certaine décontraction qui rendait à la
parole humaine une petite place dans le monde de condensateurs, de lampes et
de selfs qui, dans le réseau serré des câbles et des prises, l’enserrait de toute part.
276
Un mot magique l’attirait: le Magnétron, ce puissant oscillateur sur des
longueurs d’onde centimétriques. Et puis maintenant, sous la haute compétence
de l’ingénieur Edwards, se révélait le Thyratron, cette lampe à vapeur de
mercure qui pouvait passer de très forts courants pour générer cette puissance. Il
y avait quelque chose de grec et de militaire à la fois, qui était bien fait pour
défendre la civilisation !
Elle serait défendue en plus par deux mitrailleuses « Oerlikon » montées des
deux cotés de la passerelle.
Ces travaux importants ne m’’empêchèrent pas de lire avec intérêt le roman de
la vie de Madame Curie, qu’avait écrit sa fille Eve avant de se plonger dans la
guerre.
Ils n’empêchèrent pas, surtout, une invitation où, par une certaine similitude
avec ce qui était arrivé à San Francisco, notre midship fut présenté à une
charmante actrice, qui allait égayer sa vie.
Voici comment les choses se passèrent :
Les officiers du Chevreuil étaient invités chez un certain baron français,
important dans le monde du cinéma. La table où il se trouvait, à ses côtés deux
places vides.
Il avait remarqué une femme blonde aux yeux verts, habillée de blanc. Elle
n’était pas très grande, mais elle était mince avec un visage de princesse de
contes de fées, et c’étaient surtout la beauté singulière de ses yeux qui frappait,
avec l’éclat d’une lame à la fois douce et acérée.
Voilà que, miracle, elle passe, escortée d’un cavalier.
Ils s’arrêtent devant la table
Il sourit à l’apparition. Elle répond au sourire. Il dit « Why don’t you sit at our
table ? » (53).
Elle s’assied à côté de lui et le cavalier en face.
Le cavalier connait le commandant Villebois (décidément, il connaît tout le
monde). Il est tout à fait sympathique ; elle aussi ! On rentre en grande
conversation. Le midship ne réalise pas, dans l’excitation de l’instant, que cela
ressemble à sa rencontre avec Beverly et son mari de la marine britannique, à
Sydney. Elle dit à son cavalier : « Do you mind if I take him with me ? He is so
nice ! » (54)… et elle le prend par le bras pour l’emmener au salon où chante un
chanteur. Ils se racontent leur vie. Hélas elle est déjà mariée. C’est le sort des
très belles jeunes femmes, surtout des actrices. Elle caresse son visage avec ses
cheveux d’or pur et le regarde tendrement avec ses yeux vert émeraude. C’est un
277
rêve, et ce rêve va continuer car en se quittant, elle l’invite à passer Noël chez
elle.
Une semaine de pluie passa, puis le 23 décembre arriva, lumineux avec un beau
ciel bleu. Tout commençait bien ! Il se souvint qu’y avait un an, jour pour jour,
il réveillonnait à Tahiti.
Elle lui avait dit : « come for breakfast, around 2 p.m »(55). Il finit par trouver
l’adresse, au 4422 Ledge Avenue, N ; Hollywood, craignant d’être en retard. Et
si elle m’avait oublié, pensa-t-il en sonnant, tellement cette aventure paraissait
invraisemblable. Mais non ! Elle lui ouvrit la porte de son paradis inconnu, toute
réelle et charmante dans sa robe d’intérieur d’un élégant négligé. Non seulement
il n’était pas en retard, mais le breakfast n’était que dans une demi-heure. C’est
incroyable ce que les stars se lèvent tard !
Elle lui montra sa maison, les décors de Noël…Tout cela était si simple que le
rêve prenait un aspect de réalité incroyable auquel l’heureux midship participait,
dans le bonheur de découvrir pour lui seul, une si merveilleuse actrice. Elle rit
beaucoup quand il lui raconta ses Noëls précédents au milieu des îles, sous les
cocotiers, parmi les paréos et les chants maoris. Elle avait peu voyagé en dehors
de la Californie, et n’avait jamais joué le rôle d’une belle Tahitienne.
Après le breakfast (heureusement à l’anglaise), ils allèrent se promener dans les
quartiers des acteurs, lui buvant ses paroles d’un américain distingué et simple à
la fois, qui lui faisaient aimer de façon imprévue cette variante de l’Anglais qui
ne lui était pas naturelle, à tel point qu’il avait apprécié à Sydney, le parfait
accent britannique de Beverly. Elle aussi était blonde, mais moins
incroyablement, et elle n’avait pas ces yeux verts qui, dans un accord inhabituel,
en faisaient un sujet d’admiration à l’échelle de la planète, que lui seul regardait
à cet instant.
Ne pouvant dire tout cela, il lui avait fait cadeau d’un sac tahitien et d’une photo
grand format du Chevreuil, ce qui la toucha réellement. Il en était tout ému.
La soirée se passa dans un petit restaurant, avec deux apprenties-star, formation
que notre midship ignorait. Deux aviateurs, rencontrés là, accompagnèrent le
trio de stars chez Eleanor, et partirent enfin à minuit. Il resta dormir sur le divan
à côté de l’arbre de Noël, pendant que l’actrice et les élèves dormaient à l’étage.
Réveil à midi. C’était encore trop tôt pour elles. Il en profita pour écrire un
poème, qu’elle reçut avec émotion. Elle ne l’oublierait jamais et lui donna de
son côté une grande photo d’elle, où sa beauté était comme immortalisée.
Après un déjeuner (à l’américaine), il eut la surprise de se voir convié par sa
belle hôtesse à une promenade à cheval dans la proche campagne de Hollywood.
278
Elle lui prêta une tenue complète de cow-boy qui, dit-elle ferait parfaitement
l’affaire. Les deux aviateurs du réveillon se joignirent à eux. Ce fut une
promenade facile. Il pensait à ses cavalcades hasardeuses dans les îles et était
d’autant plus fier de cette expérience nouvelle qui ressemblait à un film aux
côtés de la star de ses rêves. Quel dommage que mes pauvres parents ne me
voient pas dans ce rôle imprévu, au lieu de m’imaginer à la guerre, pensait-il
entre deux coups d’œil à la star-cavalière, qui ne perdait rien de son élégance
dans cette position.
La promenade finie, ils rentrèrent se changer. Elle garderait le poème toute sa
vie, et lui toute sa vie aussi la belle photo, si tendrement dédicacée, à laquelle
elle joignit une mèche de ses cheveux d’or qu’elle coupa devant lui.
Ils se quittèrent, en jurant de ne jamais s’oublier.
Du reste, le carénage s’achevait.
J’allai de nouveau à Hollywood avec Jean Pierre Montaigne cette fois pour voir
l’actrice Claudette Colbert. Elle nous reçut courtoisement, en Français avec un
accent américain qui nous frappa. On prit un apéritif en parlant du père de Jean-
Pierre, Jean Giraudoux, qu’elle connaissait et admirait, ayant joué pour lui.
Le bateau, enfin prêt, partit.
On venait de recevoir un message qui allait tout changer : Le Chevreuil ne
devait plus rallier Nouméa, mais Casablanca puis, de là, Dakar.
La nouvelle tombait sur tous avec la soudaineté de la foudre. En un clin d’œil,
c’était un adieu définitif au Pacifique et à toutes les amies de là bas, qui étendait
son voile de tristesse ; c’était aussi la certitude de se rapprocher de la France,
avec l’espoir de participer au débarquement, ce débarquement tant attendu.
Mais, cet espoir était d’avance déçu par l’affectation à Dakar, encore si loin de
toute côte d’où il fallait débusquer l’ennemi.
En fait, il apparaissait que l’offensive des sous-marins allemands, de plus en
plus redoutable en Atlantique Nord, s’étendait maintenant vers le Sud, dans le
but de couper le ravitaillement qui, contournant le cap de Bonne Espérance,
ravitaillait l’Angleterre. Au moins, de Dakar, on serait en position d’agir de
façon bien plus efficace que de Nouméa, désormais loin du champ de bataille
contre le Japon. D’ailleurs, le Chevreuil était équipé contre les sous-marins, et
les sous-marins étaient allemands plus que japonais.
Donc, à toute vitesse, cap vers l’Europe !
Il fallait d’abord gagner Norfolk, près de Washington, long voyage qui, par
Panama, prenait plus de temps, sans doute que pour aller en Océanie. Un simple
coup d’œil sur une carte montre qu’il faut en effet commencer par longer toute
279
la côte mexicaine, puis l’Amérique centrale, sur près de 6000 kilomètres,
prendre le temps de franchir le canal de Panama, véritable escalade au moyen de
nombreuses écluses disposées de part et d’autre du vaste Gatum lake, traverser
ensuite la mer Caraïbe, puis remonter jusqu’à Norfolk, à une latitude voisine de
celle de Long Beach. À côté de ce parcours compliqué, que le voyage vers
l’Océanie, entre le ciel et l’océan avait été facile !
On appareilla donc pour Panama, par un de ces jours non indiqués sur le journal
du midship, à tort, car il marquait un tournant de ce mois de janvier 1944.
Il montait souvent sur la passerelle supérieure, s’émerveillant de voir sur son
Radar les échos des bateaux croisés. Tout fonctionnait à merveille. Il en était
reconnaissant à l’ingénieur Edwards. À l’intérieur de la petite cabine de veille,
on entendait le léger sifflement haute fréquence de l’émetteur, particulier à ce
« two seven one » et au montage de son panneau unique, disposé verticalement
devant l’opérateur. Ce sifflement, à peine perceptible, était comme un
ronronnement intime qui rassurait, comme s’il disait « Sois tranquille, je
veille ! ». L’opérateur tournait lentement l’antenne dans le secteur à observer,
qui était le plus souvent le tour de l’horizon, mais avec attention particulière sur
l’avant, sauf pour le cas particulier de la protection arrière d’un convoi lent,
qu’un sous-marin en surface pouvait remonter, de nuit, dans l’espoir de
surprendre la défense.
Tel n’était pas le cas : notre aviso, ronronnait plein de confiance, cap sur
Panama, San Francisco sur l’arrière de son sillage depuis déjà deux jours. La
nuit était belle, la mer calme, le ciel parsemé d’étoiles, les étoiles de
l’hémisphère Nord. La pleine lune, sur l’arrière, éclairait l’avant, du côté du
large.
Le midship, cette fois encore, était de quart, pendant ce même quart de 20
heures à 24 heures. Tout était calme et rassurant. Soudain, vers 23 heures, de la
passerelle supérieure, dont le porte-voix débouche au dessus de la tête de
l’homme de barre, on entend : « Echo au radar au 220, distance 5400 mètres. Se
rapproche ! ».
À la jumelle, il distingue vaguement un petit point à l’horizon, dans la direction
annoncée. Il appuie sur le klaxon « Aux postes de combat », fait prévenir le
commandant, ordonne « La machine aux postes de manœuvre ! » et à l’homme
de barre : « à droite dix ! Venir au cap inverse (il annonce le cap) ». Il prévient
le radar : « je viens sur la droite : gardez le contact et annoncez les distances et
le gisement ».
280
En quelques minutes, le bâtiment est prêt. Bravo ! Le commandant est à la
passerelle, ainsi que le B.N.L.O et les timoniers Français et Anglais et les
Servants de mitrailleuses. Marcel Devaux est au « sonar » pour s’occuper du
sous-marin s’il plonge François Bureau est là, assisté de Richard Legrand à la
pièce, pour commander le tir de la tourelle arrière, armement principal, seul
capable d’engager le tir à cette distance. Le midship a eu un bon réflexe : en
venant en route inverse, il a permis au radar de suivre le contact sans qu’il ne
défile trop vite en gisement (direction par rapport au bateau), et par surcroit en le
plaçant maintenant sur l’arrière, soit dans le secteur d’action du canon.
On a de la chance : la lune est dans le dos du Chevreuil, qu’elle laisse à contre
jour, alors qu’elle éclaire de plein fouet le bateau suspect. Le canon est pointé
sur lui. On l’aperçoit bientôt à la jumelle. Il n’a rien vu, et sa silhouette est sans
doute différente de celle d’un sous-marin. « Signal de reconnaissance ! »
ordonne le commandant. La réponse, quasi immédiate, est correcte : Il s’agit
d’un patrouilleur côtier américain, ce qui, finalement est normal.
L’alerte a été brutale, mais rien ne pouvait remplacer cet exercice grandeur
nature !
Le commandant est, visiblement, fort satisfait de la rapidité de réaction de son
bâtiment, mais garde le silence, sans doute pour signifier que cela est normal. Il
a sans doute raison.
Ce fut le seul événement à signaler dans cette longue traversée de cette mi-
janvier de la nouvelle année 1944. On était trop loin de la côte pour espérer voir
le Mexique ; le canal de Panama, dans le « pot au noir » équatorial donnait, sur
ses 60 kilomètres, avec son grand lac et ses multiples écluses, une impression de
« déjà vu » (on le franchissait à nouveau à plus de deux ans d’intervalle pour
quitter le Pacifique) ; on traversait la mer Caraïbe sur toute sa longueur de
quelque 1260 milles, sans faire escale, comme à l’aller, à la Jamaïque, ni, hélas !
à la Martinique restée fidèle au mythe du Maréchal, et dont j’ignorais qu’elle
serait plus tard, dans une autre vie, un passage ensoleillé. On remontait ensuite,
en passant entre Cuba et St Domingue, laissant les Bahamas au large, de la
latitude 20 ° à la latitude 37 ° de Norfolk en longeant, au large, la Floride et le
Caroline.
Par un jour froid et triste de ce début février 1944, on arriva, enfin.
Il était temps de partir pour des cieux plus cléments, de l’affreux arsenal de
Norfolk. Que faisait-on là, à part le plein de mazout ? Hélas! La ville, triste et
comme étrangère, était par surcroit très loin de l’immense arsenal. Le plus
souvent, un ouvrier prenait les officiers dans sa voiture pour les y conduire.
281
Comble de malchance : pendant la manœuvre d’accostage par fort vent, avec
peu de place pour évoluer, le commandant déchira sur l’angle du quai une partie
de la coque, au niveau supérieur de la teugue : il fallait réparer. Cela serait vite
fait : ce n’était rien à côté des dégâts habituels du temps de guerre… mais,
c’était imprévu.
C’était pourtant une occasion unique pour aller retrouver à Washington son
oncle Francis et sa tante Coletta. Cette permission fut de justesse accordée, car
le temps était compté. Il quitta l’affreuse ville, où l’importante population noire
marquait d’ailleurs que l’on se trouvait du côté des « sudistes », ce qui
surprenait sans qu’il y vît rien à redire, mais faisait penser au quartier mal famé
de Harlem. Par contraste, que Washington était beau !
Il admira le centre de la capitale, l’ordre, la clarté, le tout ordonné autour de la
justement célèbre Maison Blanche, qui unit si bien, avec la Statue de la Liberté,
les deux grandes Démocraties qui la défendent, et dont l’une survivait de ce côté
de l’Atlantique.
Son oncle était là, rajeuni par sa participation active aux côtés de son beau frère
Pierre Auger à la mise au point d’appareils de visée embarqués sur des avions, à
bord desquels ils étaient embarqués. Il n’y avait rien de tel pour se sentir
impliqué directement dans la guerre.
Il lui montra la ville.
Ils furent rejoints quelque temps après par sa tante Coletta. La rencontre avait le
charme des événements imprévus, qu’il faut saisir au passage. Ils eurent
l’heureuse surprise au cours du dîner, d’être rejoints par le vieil ami de Paris,
Harry Plotz, maintenant colonel. Il était superbe dans sa belle tenue militaire,
beige et marron. Jamais il n’était apparu si beau, au point que j’hésitai à le
reconnaître.
Lui aussi trouvait que l’uniforme allait bien au jeune officier, qui se demandait
comment ce chercheur fantaisiste et humoristique, esthète et mystérieux à ses
yeux, mais tout à fait étranger au monde militaire, était maintenant si à l’aise
dans l’uniforme, si droit, si distingué, si parfaitement dans son rôle. Il était
toujours aussi affectueux, ce qui se remarque plus encore dans cette tenue et
dans ces circonstances. Ses premiers mots furent, comme cela avait été le cas
pour André Labarthe, pour parler d’Aline, qu’il aimait beaucoup, et des
promenades qu’ils faisaient ensemble dans sa belle Talbot marron, vers le bois
de Boulogne ou même la vallée de Chevreuse…chères heures d’évasion de la
vie studieuse et austère du lycée !
282
Que la vie était belle ! lui dit le midship en oubliant les incertitudes qui pesaient
sur son avenir et les menaces grandissantes sur la paix du monde, mais en
revoyant sa mère à ses côtés dans la belle auto qui vibrait à travers les bois.
Non ! répondit avec force le vieil ami : Je ne voudrais pas revivre mon passé,
c'est-à-dire pour vous, ma jeunesse. Nous ne parlons pas de la même époque.
Quand j’étais à Paris, au laboratoire qui a rendu Jean célèbre ainsi que la famille
Curie, et que je travaillais sur mes singes, dans le même bâtiment que Nina (à
qui des forces obscures ont étrangement tenté de me marier), j’ai été vraiment
heureux. Cette époque, je la revivrais, mais sans remonter plus loin en arrière,
car ma jeunesse a été douloureuses, et je suis heureux d’en être sorti
définitivement. C’est pourquoi remonter le temps me fait peur. Je suis tellement
plus heureux maintenant.
Je fus d’abord surpris d’entendre le vieil ami refuser de remonter le Temps puis,
je réalisai qu’il était un Sage et moi un fou. Il aurait fallu, ce Temps, le remonter
à des vitesses différentes, pour retrouver des périodes heureuses. Harry lui
paraissait vieux, mais il n’avait que l’âge de mes parents, tout au plus quarante
cinq ans. C’était le double de mon âge ; beaucoup apparemment, mais il avait
devant lui la plus grande partie de la vie. Pourquoi lui demander de regretter une
jeunesse malheureuse, peut-être une déception amoureuse. N’avait-il pas connu
cela, lui, l’éternel nostalgique du temps passé ? Ne voulait-il pas, au contraire, le
temps futur ? Mais, ce problème, je refusais inconsciemment de le poser, car je
n’étais pas sûr de ce qu’il serait, ce futur d’où peut-être mes parents, ou moi,
auraient disparu. Harry n’avait pas cette angoisse: il pourrait vivre
tranquillement dans la ville de son choix ; sa personnalité attachante lui
procurerait de nouveaux amis … et il lui serait toujours possible de retrouver
ceux d’autrefois dans le souvenir. Ces pensées ne firent que traverser le
subconscient du jeune midship, tout à la joie de parler avec ceux qu’il avait
connus avant guerre et qui, par miracle, étaient à ses côtés, tout à fait hors du
Temps, dans cette belle capitale d’où partirait, sans doute, la décision suprême
de débarquer sur les plages françaises.
Comme toujours dans ces rencontres, et cela s’était déjà produit à New-York, on
n’échangea que des paroles simples, sur la santé de chacun, la guerre, l’éventuel
débarquement. La joie de se retrouver ne pouvait pas s’exprimer, tant elle était
peu de chose dans l’immensité du drame qui se jouait et dont elle dépendait.
Tout le monde s’embrassa et le midship prit son train pour l’affreux Norfolk.
Quelques jours plus tard, le Chevreuil appareillait pour Casablanca, en escorte
d’un convoi important, tout heureux d’avoir son merveilleux Radar.
283
Cela fut sans doute l’occasion d’embarquer un équipement défensif appelé
Foxer (d’après le nom « renard »), destiné à dévier les nouvelles torpilles
acoustiques attirées par le bruit des hélices des navires et lancées, de préférence,
sur les escorteurs, proies difficiles pour les torpilles classiques, et qui, une fois
coulés laissaient tout le convoi à la merci des U Boote.
À cette technique élaborée, les anglais avaient trouvé une réponse fort simple
consistant à remorquer un bruiteur, actionné par la vitesse, à une distance
suffisante de l’arrière. Ces « foxers » avaient été envoyés de toute urgence par
avion, avait-on su plus tard, vu l’extrême gravité de la situation. Ils consistaient
en deux barres de métal cognant l’une contre l’autre dans leur frottement contre
l’eau.
Le Chevreuil se modernisait, ignorant que sans cet équipement, la bataille de
l’Atlantique était sur le point d’être perdue malgré l’intervention de l’immense
industrie américaine. Il faut le comprendre, car il n’était qu’un petit aviso
colonial qui venait de bien loin et que le sort avait protégé quelque temps sous la
magie des tropiques.
En tout cas notre midship, dont la cabine était juste au dessus des hélices,
dormirait mieux.
284
VI - EN TERRE FRANÇAISE
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Chapitre 30
Il avait été stimulant de participer à un convoi vers Gibraltar, à cette époque où
la guerre sous-marine traversait une phase critique. Cependant, le secteur crucial
se trouvait entre le Groenland et l’Islande, et le convoi, peut-être par chance, ne
subit pas d’attaque des meutes de « U Boote ».
Le Chevreuil était arrivé à Casablanca.
Casablanca, ville blanche, ouverte sous le ciel et sur la mer, c’était déjà la
France devinée, l’adieu à la tristesse grise et noire de Norfolk, la Beauté aperçue
à nouveau. Pour une cause différente, il retrouvait la même exaltation qu’à la
découverte de Tahiti ; la sensation de fouler du pied un monde nouveau
l’envahissait, mais la route qu’il suivait menait maintenant au débarquement. Il
n’allait pas découvrir l’autre bout du monde mais les rives de son malheureux
pays.
Le grand inconnu était la rencontre avec les officiers de la marine restée fidèle
au maréchal Pétain, maintenant à nouveau dans la lutte, après tant de drames.
Que pensaient-ils de Mers el Kébir, où l’amiral Gensoul avait eu sa flotte coulée
après avoir refusé les conditions des Anglais ? Du canonnage des navires de la
France Libre par les forces de Dakar et du mitraillage de l’embarcation de ses
plénipotentiaires, de la farouche résistance en Syrie, au cours de laquelle un
officier français avait abattu d’une balle dans le dos, le commandant Détroyat,
ce héros qui avait soutenu le futur midship au camp de Camberley. Etaient-ils
heureux de voir la France libérée grâce à cette Angleterre qu’ils détestaient ? En
voulaient-ils à leurs camarades de la France Libre d’avoir eu raison dans leur
folie ? De ne pas avoir tenté le Destin ?
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Ces craintes étaient vaines : nul incident ne vint altérer la joie de se promener en
terre française, après tant d’années d’absence. La belle ville, blanche, aérée et
lumineuse les accueillait dans une joie qu’on eût dit partagée. Peu de croix de
Lorraine étaient présentes, bien évidemment, sur les poitrines des militaires
croisés dans la rue, mais à part un capitaine d’infanterie qui sembla toiser le
midship à croix de Lottaine, il n’y eut que des rencontres cordiales. Comment ne
pas s’interroger, sur ce qu’il avait été possible de faire ? La chance qu’il avait
eue d’avoir sa maison de vacances au bord de mer surgissait soudain. Qu’aurait-
il fait si son grand-père avait choisi la montagne, lui citoyen des Vosges ? Il en
frissonna en remerciant la destinée.
Le commandant semblait avoir de bonnes relations avec celui d’un bâtiment
voisin, aviso qui ressemblait au Chevreuil et s’appelait L’Annamite, à bord
duquel je sympathisai avec un camarade de promotion de Jean Pierre Brunet,
qui, on se souvient, était le brillant Enseigne de Vaisseau embarqué sur le Rubis.
Cette rencontre imprévue était importante, car elle permettait, en évoquant son
passage sur le célèbre sous-marin, d’établir une passerelle entre ces deux
épisodes de ma vie, l’une dans la France Libre, l’autre dans la Marine Nationale
retrouvée. À cette occasion, il eut des renseignements sur le monde des sous-
marins de la France Libre : le Rubis avait bien été en difficulté sérieuse en
patrouille devant Brest, semblait-il, après avoir eu son gouvernail bloqué à la
suite du torpillage d’un cargo à trop faible distance et n’avait été sauvé que
miraculeusement. Quant à Jean-Pierre Brunet, il s’était distingué, second sur le
Curie (sous-marin d’origine anglaise) en allant lui-même détacher une mine
dans laquelle il s’était pris. J’imaginai la scène !
Hélas ! la plupart des navires restés en Afrique du Nord étaient mal préparés à
de futures missions guerrières, tant il est vrai que séjourner dans les ports est une
triste situation, dans laquelle la France, nation continentale s’était toujours
trouvée face à l’Angleterre. Par une fatale malédiction, l’unique chance de sa
marine à l’échelle de son histoire, elle l’avait rejetée. L’inaction avait remplacé
l’idéal disparu. Que de temps perdu ! Que d’honneur à sauver !
Mais la marine était enfin réunie. Le Chevreuil et son bâtiment frère en étaient
témoins.
L’escale permit aussi de revoir quelques camarades d’artillerie, rencontrés au
camp d’Aldershot en 1940. La plupart avaient participé à la campagne de
reconquête du Cameroun ou du Gabon. Le midship pensa que ce sort lui eût été
réservé s’il n’avait pas eu la présence d’esprit de s’avancer devant le général de
Gaulle pour demander de servir dans la marine, et que le grand homme avait dit
287
à son aide de camp de prendre note. À quoi tiennent les choses ! se dit-il à
nouveau !
Les choses, hélas ! tournaient en défaveur de notre aviso qui, ainsi que d’autres
escorteurs, quittaient, l’un après l’autre, Casablanca pour Dakar, plutôt que de se
rapprocher de la Manche ou de la Méditerranée. L’idée se comprenait
parfaitement, et certes, un escorteur est fait pour chasser les sous marins, se
disait-on à nouveau, mais quel dommage !
On était dans les derniers jours de mars, et l’imminence d’un débarquement
pointait dans l’air. Quand ? Où ? Peu importait. Mais ce serait en France !
Dans ces pensées, le petit aviso, faute d’être plus gros et plus dangereux, se
consola d’être ce qu’il était et, sachant qu’il n’était pas le seul, partit pour sa
nouvelle affectation, heureux de pouvoir se rendre utile.
C’est dans cet état d’esprit qu’il arriva à Dakar, cette base si importante qui
avait, au risque de faire abandonner son grand projet au général de Gaulle, fait
tirer sur ses forces, dans les heures tragiques de 1940.
Dakar ! Ce nom qui sonnait encore comme un sourd avertissement du Destin
aux oreilles du jeune midship et qui, pour lui, était comme une épine dans le
cœur, fut en fait une agréable surprise. On apercevait d’abord les « deux
mamelles », comme des bosses de chameau sur une colline peu élevée, puis l’île
de Gorée (dont il ignorait l’existence), très pittoresque, avec ses vieilles maisons
rouges style provençal, anciennement réservées aux bagnards, lui dit-on ; puis,
en s’approchant, relativement verte sous un léger nuage de vapeur, la ville.
Celle-ci s’avéra, malheureusement, fort décevante dès les premiers pas à terre :
les maisons étaient sans caractère, plutôt que de s’inspirer de ce qui existait à
Gorée. Il fallait bien s’y accoutumer pourtant, puisque l’affectation devait durer.
D’ailleurs, elle était accueillante pour le visiteur, et le cercle militaire avait l’air
sympathique, ainsi que quelques restaurants aperçus au passage. Détail qui avait
son importance : il y avait une petite plage, appelée l’anse Bernard, tout près du
centre ville.
Le climat, à cette latitude de 14 ° N. est plus chaud qu’à Tahiti, étant plus près
de l’Equateur de 3 °. C’était déjà une raison de regretter la chère Océanie. En
fait, on était sur un immense continent et non point sur une île, ce qui rendait le
soleil plus dur à midi et les nuits sans doute moins chaudes, quoique les cabines
d’un bateau de guerre permettent difficilement d’apprécier cet avantage,. On
approchait, en plus, de l’été, ce qui n’était pas un avantage à cet égard. Le
lecteur d’aujourd’hui ne peut imaginer l’importance de la température sur
l’adaptation à la vie à bord d’un navire, dont les tôles sont chauffées par le soleil
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toute la journée. En fait, le soleil avait été retrouvé à Casablanca, où la grisaille
de l’arsenal de Norfolk avait été oubliée, et maintenant, plus au Sud, il était trop
dur.
Cela avait pourtant l’avantage d’un service à bord sensiblement allégé par une
interruption de travail de 12h00 à 15h00, dont le midship profitait pour lire… il
fit ainsi la connaissance de Dostoïevski, qui le fit pénétrer dans un monde
étrange et inconnu qu’il n’avait pas, naguère, pressenti chez les amis russes de
ses parents. Il se sentit pris d’une immense sympathie pour le personnage de
l’Idiot.
Il rencontra bientôt un jeune officier de son grade, embarqué sur le Commandant
Drogou, corvette de la France Libre, qui après un rude service dans l’Atlantique,
était depuis quelque temps affectée à Dakar. Cet officier s’appelait Jacques
Piquet. Grand, brun, alerte, d’un entrain jamais pris en défaut, il était le type
même de l’officier à l’aise sur une passerelle dans toutes les conditions
possibles. Il fut tout de suite mon meilleur camarade. Né à Alger d’une famille
alsacienne établie là bas à la suite de la défaite de 1870, il avait beaucoup de
points en commun avec moi. Des événements analogues avaient rapproché nos
destinées : Nous avions tous deux préparé l’école navale en 1939, l’un à
Cherbourg, l’autre à Brest ; quitté la France pour l’Angleterre, l’un le 19 juin de
Paimpol, l’autre le 18 Juin, via Ouessant. Cependant, il avait fait le cours sur le
Courbet juste avant moi, n’ayant pas fait l’erreur de croire qu’il n’y aurait pas de
marine, et après un stage sur un patrouilleur plutôt que sur un sous marin, avait
été à l’Ecole Navale sur le Théodore Tissier et non au R.N.C Dartmouth.
Finalement, il avait embarqué sur la corvette Commandant Drogou peu de temps
après que j’eûs rallié le Chevreuil. Nos carrières avaient donc été très différentes
malgré leurs nombreux points communs. Et nous avions beaucoup à nous
raconter !
Peu de temps après, son nouvel ami lui présenta un Enseigne de Vaisseau de
leur ancienneté du nom de Jules X, car tout le monde appelait « Jules » ce
charmant officier, embarqué sur un gros chasseur de sous-marins étranger à la
France Libre et désormais tout à fait intégré dans la flottille. Jamais on ne put le
surprendre de mauvaise humeur ou le moins du monde en état de
découragement. C’était l’indispensable complément au trio qui devait se
consoler pendant de longs mois de ne pas pouvoir débarquer en France. Chers
amis d’une époque difficile sur le plan du moral, mais grâce à vous, heureuse
malgré tout !
289
Ce fut en effet la vie à Dakar qui devait être la principale source
d’enrichissement pour notre midship, plus que les patrouilles ou les escales le
long de cette côte qui, couvrant l’avancée de l’Afrique Occidentale sensiblement
de 5 ° à 20 ° de Latitude Nord, soit de Lagos, au Nigéria au niveau de Port
Etienne en Mauritanie, se limitait généralement à des escortes entre Dakar et
Freetown, vaste baie appartenant à la Royal Navy, en Sierra Léone. C’était sur
cette pointe, évidemment, que se concentrait la menace sous-marine sur les
bâtiments marchands contournant le Cap pour ravitailler l’Angleterre ou les
troupes stationnées en Afrique du Nord. Ces convois étaient donc le plus
souvent d’une assez courte durée, ce qui avait pour effet de privilégier le rôle de
Dakar, ainsi que de Freetown, nom symbolique abritant quelques escorteurs
britanniques et un navire hôpital.
François Bureau qui, à son tour, après le commandant Fourlinnie et l’ancien
second Kérez, allait être bientôt remplacé, était toujours aussi dynamique. On lui
devait beaucoup d’invitations au carré, d’officiers d’autres unités, et il eut, ainsi
que le commandant Villebois, un rôle important dans les nouvelles relations qui
s’établissaient entre les anciens « frères séparés ». Cependant, la perspective
d’une nouvelle affectation par laquelle il aurait peut-être son rôle à jouer dans le
débarquement le rendait maintenant nerveux, parfois cassant dans le service, ce
que Jean-Pierre Montaigne ne manquait pas de monter en épingle, avec son
esprit contestataire et brillant. Il en résultait un certain flottement dans l’état
d’esprit des membres du carré, qui affichaient malgré tout, au cours des repas,
une constante bonne humeur, en accord avec celle du Président, qui n’était autre
que l’officier en second.
Cependant, la vie à Dakar se prolongeait, avec les interruptions des relativement
courtes sorties à la mer. Le plus souvent, on allait se baigner à l’anse Bernard,
ou même à la belle plage d’Yof, un peu en dehors de la ville ; puis on rentrait
dîner à bord et on lisait dans sa cabine. Marcel Devaux m’accompagnait
souvent, comme à Tahiti, d’autant plus que ce grand sentimental, plus secret que
notre midship, ne pensait qu’à sa fidèle Stella et n’envisageait pas de sortir le
soir sans elle. Lui, dans sa soif de sensations nouvelles, aimait sortir dîner dans
des petits restaurants avec ses nouveaux amis, simplement pour se sentir « à
terre », loin des servitudes du bord, et pour parler de leurs impressions ou de
leurs souvenirs. Il y trouvait une atmosphère d’évasion, dans laquelle ses rêves
pouvaient s’épanouir librement, comme amplifiés par les idées des autres,
comme si la trop grande solitude de sa cabine les avait, jusqu’ici, enchainés.
290
L’environnement pesait d’ailleurs très différemment de celui des escales
précédentes, il le constatait une fois de plus. Ce n’était plus l’envoûtement
voluptueux et attachant de Tahiti, la découverte de Sydney, le monde artificiel
de Long Beach avec sa belle star blonde aux yeux verts ni celui, encore plus
étrange de San Francisco, où la technique seule régnait, et dont ses deux amis
l’avaient sauvé. Ce n’était pas, non plus, ce qui aurait pu être, car elle en avait
une certaine ressemblance, l’atmosphère de Nouméa où, sous un climat plus
agréable, vivait une petite colonie française. Mais cette colonie était plus
importante, plus ancienne, et elle constituait l’essentiel de la population de la
ville. Dakar était tout l’opposé. Les résidents, tous métropolitains semblait-il,
étaient peu visibles, et même presque invisibles, car ils n’invitaient jamais nos
officiers, ce qui laissait imaginer une sourde hostilité envers ceux qui, en
d’autres temps, avaient essayé de rallier la capitale du Sénégal. Bien entendu, on
savait qu’à l’échelon supérieur, tout avait changé ; mais cela n’était nullement
perçu à bord du fier aviso de la France Libre, qui savait bien que cette
aristocratie locale était de passage. Comment s’étonner qu’elle fût restée
pétainiste ? Qu’avait-t-elle à apprendre aux nouveaux venus ?
Par contraste, la population, d’un beau noir, s’avérait accueillante, comme dotée
d’une bonne nature, qu’elle communiquait, contrairement à ce qui se passait à
Norfolk. Il est vrai qu’on était en France, et que tout le monde parlait Français,
ce qui donnait la sensation réciproque d’appartenir au même pays, qui était celui
de la langue française. Le fait que je parlais anglais me permettait d’attirer une
sympathie purement individuelle, incommunicable à des citoyens attachés à
l’histoire de l’Amérique, qui portaient en eux le souvenir relativement récent de
la victoire nordiste. Dans aucune possession française, il n’était non plus
concevable de trouver des quartiers, ou même, comme à la Jamaïque, des
secteurs de salles de cinéma réservés aux indigènes. Surtout, comme en Algérie,
comme au Maroc, comme en Tunisie, ces hommes s’étaient portés au secours de
la France dès 1914 et avaient eu de très lourdes pertes. C’étaient des frères
d’armes.
C’est dans cette atmosphère, d’un intérêt imprévu, que nos amis allaient passer
les derniers mois de la guerre, persuadés d’être utiles en protégeant des convois.
Ce serait leur maigre, trop maigre participation au débarquement, réservé à de
plus puissantes unités.
Ils prenaient goût à cette ville sans caractère autre que celui d’être la porte
d’entrée, grillée par le soleil, sur le Sénégal, cette région inconnue du petit aviso,
qui s’étend entre les rivières Sénégal au Nord et Casamance au Sud. Notre
291
midship, voulant, faute de mieux, montrer un esprit humaniste, consulta un
dictionnaire et apprit que les Sénégalais étaient au nombre de six millions
d’habitants sur un territoire d’environ le tiers de la France. S’étonnant qu’ils
puissent être si nombreux dans un pays de dunes si désertiques, il apprit que la
majorité de la population, Oulofs, Peuls, Sérères, Toucouleurs, est concentrée
dans la vallée du Sénégal, vaste oasis, le Sud de son côté étant le domaine de la
forêt dense. La plus grande partie de cette population, fort paisible, est
musulmane, ce qui n’exclut pas une belle cathédrale catholique de siéger,
comme dans tous les territoires érigés par la France, au centre ville.
Un beau jour, on apprit que le commandant Villebois était remplacé. Ce fut une
surprise totale, car c’était à la relève de François Bureau que l’on s’attendait
dans l’immédiat.
Il était nommé à Nouméa, son île natale, où il prenait le commandement de la
Marine, et pouvait espérer le Cap des palmes. C’était un retour vers le Pacifique,
que faute de débarquer en France, on pouvait regretter. Cette destination figurait
sans doute dans ses désidérata…d’ailleurs, cet îlien de Corse et de Nouvelle
Calédonie ne semblait pas avoir l’envie charnelle de débarquer en France
qu’avaient manifesté le commandant Fourlinnie et François Bureau en obtenant
leur remplacement à bord du Chevreuil.
La veille, il y avait eu une réception au gouvernement, avec la plupart des
officiers des escorteurs. Personne n’était au courant encore, et encore moins le
couple remarquable du consul britannique et de son épouse, avec lequel j’avais
passé la plus grande partie de la soirée, la sympathie mutuelle renforcée par
l’extraordinaire nouvelle que Mrs Mickelreed était née près de la région encore
un peu mystérieuse pour lui de la baie du Pommelin, devant laquelle on passait
autrefois avec l’Eglantine pour aller débarquer dans les îles. Cela avait été pour
les deux exilés comme une page d’un conte de fées, qui avait pris pour lui cette
importance que donne à la vie quotidienne l’apparition du surnaturel.
J’étais encore, le lendemain, sous l’effet de cet événement, quand le
commandant m’appela en privé, à la suite de l’officier en second, pour nous
apprendre sa nouvelle affectation. Cet homme, volontiers énigmatique, ou
aimant prendre le parti de la plaisanterie et sans jamais adresser le moindre
reproche à ses subordonnés, se montra à cette occasion d’une sensibilité
inattendue. Très ému, il serra longuement la main à son jeune officier qui,
profondément touché de son côté, comprit qu’il perdait un homme de cœur,
timide au fond de lui-même, acteur né, pourtant, qui, par ce biais, évitait de
manifester sa faiblesse, tout en évitant de jamais blesser l’interlocuteur. Il
292
s’adaptait, avec le plus grand naturel, de même que son prédécesseur, au rôle
difficile de commandant, calme sur une passerelle, sans paraître jamais déranger
l’officier de quart, observant en silence et parfois plaçant quelques mots
plaisants.
Jamais, dans sa carrière, le midship n’aurait cette impression de quitter un
supérieur qui lui laisserait le regret de quitter un ami, qu’il aurait pu avoir si cela
avait été possible, ce que la hiérarchie interdisait à juste titre. Il est vrai que, le
plus souvent, c’est un officier du bord qui débarque plutôt que le commandant,
et que l’émotion est pour celui qui s’en va. Elle est d’autant plus grande pour un
commandant, qui tourne sans retour une page de sa vie, dans laquelle il aura
marqué la trace indélébile de son passage sur le nom d’un navire au travers des
événements voulus par l’Histoire. Dieu sait le poids qu’ils avaient, ces
événements, tout le long de l’inexorable guerre, qui envoyait au fond de l’eau
tant de marins et sous la terre tant de soldats !
Mais, cela était vrai également pour le commandant Fourlinnie, avec qui notre
midship avait vécu bien plus longtemps, partagé tant de dangers et de plaisirs, et
pour qui il avait un plus grand attachement et une plus grande admiration
comme manœuvrier. Et pourtant, il avait quitté son Chevreuil presque sans
adieux, tout heureux de se rapprocher de la France par sa nomination,
entièrement tourné vers le Futur. Que valait, au fond cette émotion, cette
dernière poignée de mains ?
Il avait dit simplement quelque chose comme : « adieu midship ! ». C’était bien,
mais il manquait le regret des heures vécues ensemble dans ces terribles et
grandioses épreuves qu’il considérait comme naturelles, et qui seraient la
marque de leur vie. Quel dommage !
J’ignorais que je reverrais plus tard le commandant Fourlinnie, et pressentais
que je ne reverrais pas le commandant Villebois.
On était en juillet 1944. Le grand débarquement avait eu lieu. Quelle émotion !
Et dire que l’on n’avait pas encore attaqué un seul sous-marin, même si on avait
grenadé nombre d’échos sonar non confirmés, avec tout le sérieux de Marcel
Devaux.
Le nouveau commandant était le Lieutenant de Vaisseau Roger Tesseire. Né en
1903, il arrivait de marine Diégo Suarez. Il avait rallié la France Libre en
Novembre 1942, en provenance de la marine marchande (5ème promotion du
navire école jacques Cartier) et avait été affecté dans un premier temps à
Londres.
293
Comme le commandant Villebois, il provenait ainsi de la Marine Marchande et
avait une quinzaine d’années de plus que notre midship, alors que le
commandant Fourlinnie était d’active et n’avait que six ans de plus. Cela
explique la plus grande distance qui le séparait de lui, dans l’idéal, dans la
formation et dans les activités physiques au cours des escales. À vrai dire, peu
de commandants et de subalternes étaient issus du « grand corps », distinction en
réalité secondaire par rapport à l’appartenance à la France Libre. Cependant, la
différence d’âge est toujours un élément qui vient renforcer l’autorité. C’était en
tout cas une bonne chose.
Le commandant Tesseire était tout l’opposé de son prédécesseur. Grand et droit
comme un bâton plutôt que petit et rond, au premier abord, sec plutôt que
courtois, renfermé plutôt que bavard, autoritaire par manque d’ouverture d’esprit
plutôt qu’indulgent par excès d’imagination ou par désir de plaire, il était le type
même de ce que doit représenter un bon officier en second, plutôt qu’un
commandant. Par ailleurs très ordonné, juste et compétent, respecté plutôt que
craint, d’humeur égale mais sans brio, il allait mener le Chevreuil à bon port, ses
relations avec les officiers et l’équipage devenant de jour en jour meilleures.
Tout nouveau commandant doit d’ailleurs imposer peu à peu sa marque, chose
facile sur un bon navire, rôdé à toutes les épreuves. S’il est vrai que sa
personnalité forge l’âme de ce navire, l’officier en second, courroie de
transmission, mais rédacteur de la feuille de service, a, de toute manière, un rôle
primordial, quelque peu comme un Premier Ministre à côté de son Président.
Fort heureusement, François Bureau était toujours à bord, ce qui devait se
prolonger jusque au mois de septembre, permettant ainsi d’assurer une bonne
continuité. Le bel aviso à croix de Lorraine aurait donc eu trois commandants
forts différents les uns des autres au cours de sa carrière si mouvementée,
auxquels il s’était, finalement bien adapté. Tant mieux pour tous !
Une amusante péripétie, survenue quelque temps plus tard, révéla à notre
midship un aspect imprévu du nouveau commandant, qui indiquait un esprit
prompt à la décision et communicatif : Le Chevreuil était « cul à quai » à Dakar,
avec beaucoup d’espace libre de chaque côté. Pour occuper la soirée avant le
dîner, messieurs les midships avaient décidé de faire un concours de tir au
révolver, ces énormes révolvers anglais de calibre 11 pouces. Le but était une
bouteille de verre bouchée, lancée sur l’eau aussi loin que possible, peut être à
30 ou 40 mètres et dont le goulot dépassait. Cela fera un peu comme un
périscope, se dirent-ils. Le Barrillet contenant, on le sait, 6 cartouches, il était
294
convenu que chacun tirerait par salves de trois coups à chacun des deux essais
prévus, dans l’ordre Legrand, Devaux, Lapicque.
Il n’y eut qu’une passe. En effet, Legrand et Devaux ayant éclaboussé l’eau
autour de la bouteille, je tire à mon tour, sans aucun complexe, sachant bien que
les coups au but sont les « heureux hasards du tir ». Le premier coup est court, à
droite ; le second long, à gauche ; le troisième fait voler en éclats la bouteille,
qui disparaît à l’instant.
Bravo ! crie le commandant, qui suivait de loin avec amusement ce concours
improvisé. « C’est vous qui serez désormais officier de tir ! »… et d’ajouter
qu’on a le sens du tir ou qu’on ne l’a pas. Cette correspondance entre deux
processus essentiellement différents, l’un purement manuel et visuel et l’autre
purement technique et intellectuel, était en fait une illusion, mais une illusion
personnelle, imaginative et presque romantique, qui donnait sous l’effet de la
surprise, une dimension nouvelle au nouveau commandant. En tout cas, le
contact était désormais établi.
Une autre manifestation de nos rapports allait avoir lieu quelque temps plus tard.
Le Chevreuil faisait partie d’un convoi important remontant vers la
Méditerrannée à partir de Freetown, où le grand estuaire du cap Sierra Leone
permettait une grande concentration de navires. Après une escale de 48 heures
au cours de laquelle on avait profité d’un bain reposant sur la plage et du plaisir
d’être invité sur un bâtiment de la Royal Navy (au cours duquel on but trop de
gin et de « lait de tigresse »), le petit aviso avait pris son poste dans l’escorte, à
laquelle on participait le plus loin possible vers le Nord. Comme toujours, il
fallait effectuer de nombreux zigzags, inscrits sur un plan. Voulant utiliser le
radar et les relèvements visuels du bâtiment marchand qui servait de référence,
j’avais calculé sur un graphique les routes à suivre pour chaque branche du
zigzag. Cela fonctionnait bien et simplement. Pourtant, le commandant, monté
après le déjeuner sur la passerelle, ne faisant pas confiance à ce graphique et
demandait sans cesse de nouveaux relèvements et de nouvelles distances. Il avait
fallu près d’une demi-heure pour le rassurer. Cette inquiétude passagère, qui
avait quelque peu vexé l’auteur des graphiques, était d’ailleurs assez naturelle
chez un commandant naturellement porté à rechercher une précision extrême
dans le point à la mer, principale responsabilité dans la Marine Marchande sur
les grandes lignes océaniques.
Comme pour illustrer cette rivalité dans les solutions inhérentes à des problèmes
auxquels ils s’intéressaient l’un et l’autre à titre personnel, j’avais eu l’idée de
mettre en pratique une méthode dite des « hauteurs correspondantes »,
295
applicable dans les latitudes tropicales, car il fallait que le soleil soit haut à son
passage au zénith. Le principe était simple, presque miraculeux. Bien sûr, on
prenait, comme toujours, la Latitude en observant la hauteur maximale du
soleil ; mais on sait qu’il est impossible d’avoir simultanément la Longitude de
façon suffisamment précise en notant l’heure, du fait de la trop lente variation de
la hauteur autour de son maximum. La difficulté était tournée en notant l’heure
des passages du soleil à la même hauteur un certain temps avant et après le
maximum. La moyenne donnait la Longitude, après une petite correction due au
déplacement du navire.
C’était lumineux, comme le soleil ! Notre midship comprit rapidement qu’une
des raisons du peu d’enthousiasme des officiers de toutes les nations pour cette
pratique, outre la principale, qui est son application sous les seuls tropiques, était
qu’elle ne pouvait être faite par le même officier de quart, en raison de la non
concordance entre l’heure locale et l’heure solaire. Il aurait fallu, de toute façon,
faire le changement de quart à 10 heures ou à 14 heures et non à midi. Quel
chambardement pour un raffinement extrême de la navigation !
Piqué par le jeu, le voilà, son sextant à lunette astronomique à la main, montant
à la passerelle peut-être une demi heure avant la méridienne et autant après et
criant au timonier « attention… top ! » pour faire noter l’heure exacte. Le
commandant, pourtant fort pointilleux quant à la navigation astronomique, le
regardait d’un air sceptique, visiblement peu habitué à ce spectacle, qui
pouvaient en plus, déranger l’officier de quart. Il avait fallu s’habituer à ce qui
était le plus difficile, qui était de remonter à la passerelle, souvent au milieu du
déjeuner, et de suivre le soleil dans sa descente, en s’y prenant suffisamment
longtemps à l’avance pour ne pas rater l’observation, l’instant où l’on crierait au
timonier à nouveau : « attention… top ! ». Il gardait en tête qu’une erreur de 4
secondes, c’était 1 mille de longitude d’incertitude. Mon Dieu que c’était
pénible en comparaison avec la facilité qu’avait son voisin, l’officier de quart
(lui hier ou demain), pour observer la si docile hauteur maximale, qui changeait
si lentement pendant que le Temps courait si vite !
Le commandant, une fois de plus, avait raison : rien ne remplace l’expérience !
Il n’arriverait qu’à trouver des valeurs moins bonnes que le point estimé. Au
diable tous ces théoriciens en chambre ! Mais, il y avait un Dieu pour les
officiers de bonne volonté : très rapidement, les chiffres tombèrent avec une
précision jugée impossible, et le commandant, convaincu, de demander lui-
même, quand les sorties en haute mer se prolongeaient, que le midship des
296
Longitudes vienne lui-même à la passerelle, quitte à raccourcir son repas de
midi.
Il se révélait être un bon commandant !
C’était toujours à la mer et au cours des escales que nos jeunes officiers avaient
le contact le plus direct avec lui, et ceci était particulièrement vrai depuis le
départ du commandant Fourlinnie qui, on s’en souvient, était du fait de sa
jeunesse, très actif même dans le port d’attache du bâtiment, au point de
participer à des excursions avec eux, notamment avec François Bureau et moi.
Mais quand et où avaient-elles eu lieu ces escales, qui nous avaient tant
passionné en Océanie ?
Mais le débarquement allait avoir lieu sans eux, ou avait déjà eu lieu. On n’y
pouvait rien ! Pourquoi s’étendre sur des impressions personnelles, sur des
convois jusque là sans histoire, des sous-marins devenus imaginaires, des ports
où ils ne connaissaient personne, où aucun maori n’irait les distraire au milieu
des danses ? L’analogie avec les îles du Pacifique se présentait bien, au
mouillage tout tropical et feuillu de Conakry, en Guinée, par 10 ° de Latitude, un
peu au N. de Freetown. C’était beau, humide et chaud, et cela ressemblait aux
Nouvelles Hébrides, mais pas plus que là bas, il n’y avait aucun accueil
spontané. Comme pour les rassurer, un jeune administrateur venu à bord leur
avait dit qu’il fallait craindre la « bilieuse ».
La destination la plus lointaine avait été Lagos, au fond du golfe du Bénin, par 5
° de Latitude N. et autant de Longitude E. Cela représentait environ 1600 milles
nautiques, soit cinq jours de mer sans escale depuis Dakar.
Cette destination assez inhabituelle fut saluée par le midship avec une joie
décuplée : il venait d’apprendre la libération de Paris. Un télégramme annonçait
la nouvelle tant souhaitée que ses parents et ses frères étaient sains et saufs. Il
put, le cœur tranquille, regarder la carte et découvrir que Lagos, capitale du
Nigéria, était à l’embouchure de l’Ogun, quelques 400 kilomètres avant
d’arriver aux bouches du Niger qui, elles n’avaient pas de port. Que le Nigeria,
vaste territoire plus grand que la France, et d’une population double, est l’Etat le
plus peuplé d’Afrique, que son climat est, sur la côte de type subéquatorial (il
s’en serait douté), bordé de forêts qui font place à la savane à l’intérieur, sur des
plateaux de plus de 1000 mètres d’altitude (cela il l’ignorait). Il était plus
intéressé d’apprendre que les Anglais s’étaient installés là bas au 16iéme siècle,
à la suite des Portugais, que cet Etat est colonie britannique depuis 1914, et que
cela permettait à un bâtiment de la France Libre de relâcher maintenant à Lagos.
297
Il aurait peut-être l’occasion de parler Anglais… quel dommage, pourtant que,
pour un jour de mer en plus, la mission n’eût pas prévu un contact avec les
représentants de la France Libre à Douala, port du Cameroun voisin, rallié à la
grande cause en 1940, comme on sait, à la suite de l’échec de l’opération sur
Dakar.
Mais c’était ainsi : il ne fallait pas faire diversion aux impératifs de la guerre, qui
continuait, et rien n’indiquait un renoncement de la part des sous marins
allemands dans leur politique de harcèlement le long de la côte occidentale de
l’Afrique.
Après avoir fourni l’occasion au midship de bien mettre au point sa méthode de
« hauteurs correspondantes », au cours de la longue navigation au large des
côtes de la Guinée, de la Sierra Leone, du Libéria, de la Côte d’Ivoire, du Ghana
et du Togo, notre aviso arriva enfin à Lagos. J’en gardai le vague souvenir de la
remontée d’un estuaire tranquille et vert, sans arbres, et qui donnait l’impression
étrange d’un avant goût de gazon anglais.
J’avais été à terre, avec François Bureau, Jean-Pierre Montaigne. La ville, fut
jugée d’un intérêt médiocre. Quoiqu’il n’y eût guère de mendiants, nos officiers
n’insistèrent pas pour parler aux indigènes, Haoussas, Ibos, Yorubas, qui, sans
doute islamistes, ou peut être chrétiens ou animistes, leurs parurent moins
proches d’eux que ceux de Dakar.
Le lendemain, après que le commandant eût salué les autorités britanniques, le
Chevreuil quittait le port, accompagné d’un cargo à destination de Dakar.
La mer était belle sous le ciel voilé des tropiques, le moral excellent après cette
escale trop courte mais qui paraissait d’un autre monde.
En passant pendant la nuit au large du port de Lomé, à une douzaine d’heures de
Lagos, notre midship, qui était de quart, se souvint d’une brève histoire que le
commandant Villebois se plaisait à raconter sur cette petite capitale du Togo, et
dans laquelle l’effet comique est donné par un jeu de mot facile sur le nom
donné à la ville. Il paria que son trop sérieux successeur ne la connaissait pas.
Effectivement, il ne mentionna même pas le nom de ce point sur la carte, qui
n’intéressait personne, sauf qu’il était regrettable qu’il ne fût pas compté parmi
les territoires ralliés.
Le retour s’effectua sans difficulté, et c’est avec plaisir que notre aviso retrouva
la bonne et accueillante ville de Dakar après sa mission d’une quinzaine de jours
au fond du golfe du Bénin.
Les « mamelles » parurent presque appétissantes, et l’île de Gorée toujours la
seule à être mentionnée. L’analogie entre Dakar et Nouméa s’imposait à
298
nouveau, comme chaque fois que l’on oubliait un peu que ces deux ports sont
tout deux gardés à leur entrée par une ancienne île de bagnards. Mais Gorée,
seule est intéressante : Notre midship se promit d’y retourner plus souvent, tant
il avait tendance à l’oublier …Ne se disait-il pas à Paris que demain il monterait
sur la Tour Eiffel ; à Paimpol, qu’il irait demain à Bréhat ?
Les bonnes habitudes furent vite reprises en ville, entre les bains à l’anse
Bernard, les tours à pied sur la corniche, et les sorties au restaurant avec Jules et
Piquet.
On était en automne, et on approchait de la saison où il est possible de mettre
une veste légère le soir. Faute d’être sur le front, il était réconfortant de parler
des camarades de l’armée de terre, de la légion, de l’infanterie de marine ou des
fusiliers-marins qui se battaient, maintenant en Alsace. On n’avait pas tardé non
plus, à apprendre le débarquement en Provence, après celui en Sicile, après les
succès spectaculaires et sans doute coûteux du général Delattre de Tassigny en
Italie.
Je devais apprendre plus tard de la bouche même d’Eve Curie, qu’ayant été
choisie par ce général, et futur maréchal, elle avait eu la chance de se trouver
dans la jeep de reconnaissance de son armée qui avait réalisé la jonction avec les
troupes du général Leclerc. Je regrettai de ne pas l’avoir su et imaginai la joie
avec laquelle mes amis de Dakar auraient accueilli la nouvelle depuis leur lieu
d’exil, naguère réservé aux bagnards.
Les durées des séjours au port n’étaient pas, le plus souvent, assez longues pour
justifier une invitation au consulat de Grande Bretagne, quoique j’eus une
grande envie de revoir les Mickelreed et de parler de la baie du Pommelin, si
près de mon paradis breton. Enfin, l’heureux événement se produisit.
C’était une de ces soirées conventionnelles et amicales à la fois, avec excellent
buffet et danse pour les amateurs, toujours nombreux, dans un salon distinct du
buffet. Notre midship avait décidément « le vent en poupe » car, dans son élan
d’affection pour l’Angleterre, il se trouva invité pour un dîner en tête à tête avec
Mrs Mickelreed, qui voulait lui montrer des photos de St Goélo, dont certaines
avec l’oncle Tintin entre deux séjours en Indochine.
Encore sous l’émotion de cette bonne surprise, il se trouva en face d’une
charmante jeune femme du nom de Pamela. Il n’en fallait pas plus pour
convaincre le jeune romantique qu’il était sans doute dans un monde enchanté.
Qu’elle était belle ! Quel Anglais raffiné et simple elle parlait ! Et sa beauté
semblait rayonner d’autant plus que, contrairement à Beverley ou à Eleanor, elle
la cachait, pour qui, du fond de son cœur, la découvrirait.
299
Cette soirée, avec ses rencontres, fut sans doute le sujet la première lettre qu’il
adressa à ses parents, auxquels il avait perdu l’habitude d’écrire depuis si
longtemps. C’était aussi un thème plus personnel que celui des convois, de toute
façon classé secret.
Hélas ! La fine et délicate jeune femme devait bientôt partir pour l’Angleterre,
rappelée pour une autre affectation ? Se reverraient-ils ?
Mais un bain de bonheur les avait envahis et, pendant le temps qui leur restait,
ils se retrouvèrent tous les soirs, notre midship abandonnant ses amis pour aller
se promener avec la Grâce et la Beauté sur la corniche d’où ils voyaient se
coucher le soleil, comme naguère il le faisait à Moorea. Puis, en s’embrassant,
ils rentraient, elle au consulat, lui à bord.
Cet épisode romantique terminé, la vie reprit, dans l’ambiance restreinte de
Dakar, de plus en plus monotone que la France se libérait.
Deux officiers Anglais avaient complété, heureusement les amis de la Marine.
Le plus âgé, du nom de Anderson, avait un poste important à l’Amirauté. Il était
philosophe, littéraire, cultivé et faisait partie d’un mouvement humaniste
anglais, assez utopiste sans doute, intéressé cependant par un personnage si peu
conventionnel dans la Royal Navy. Comme beaucoup d’Anglais distingués, il
jouait au tennis, ce qui permit à la Slazenger blanche de sortir de sa housse avec
bonheur. Le plus jeune était officier de liaison sur l’Annamite et se nommait
Terdree. Il était fort plaisant, fin amateur de tennis et de grande musique.
Tout ce beau monde allait souvent se baigner à la plage en eau claire et sans
requins d’Yof.
C’est ainsi que s’acheva l’année 1944, sans que le midship eût pris la peine de
noter comment s’étaient passés Noël et le jour de l’an. Entièrement plongé par
l’imagination dans Paris, le Paris de maintenant se mêlait à ses souvenirs. Son
oncle et sa tante avaient-ils rejoint leur appartement du 6ième étage ? Cela
l’intéressait plus qu’au Présent tel qu’il le vivait même et même qu’au bonheur
ancien évoqué par ses Noëls à Hollywood ou à Tahiti. L’heure n’était plus aux
regrets, mais plongeait déjà dans l’Avenir.
Après quelques autres patrouilles et quelques soirées entre amis, dans un des
derniers jours de janvier 1945, on appareilla, en convoi jusqu’à Gibraltar.
François Bureau avait pu, enfin partir en avion pour un commandement de
chasseur de sous marins à Toulon, après avoir serré la main chaleureusement
aux officiers.
Le nouveau Second portait le nom bienvenu de Jean De Victor.
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Chapitre 31
Le nouvel officier en second, ce Jean De Victor dont le nom sonnait si bien avec
la libération, avait, en fait, embarqué en septembre 1944, peu avant la
nomination de François Bureau pour le commandement tant attendu d’un
chasseur de sous marins, à Toulon, le Chasseur 122, si notre midship se
souvenait bien…Par contre, il avait mal noté la date de cet événement important
pour la vie du bord, qu’il situait plus tard dans l’année.
Peu importait : l’essentiel était dans la personnalité du nouveau Second. Pas plus
que son prédécesseur, il ne méritait le redoutable surnom, réservé sans doute aux
cas extrêmes, de « la veuve », dans le personnage duquel il aurait vu un
« capitaine Bligh » occupant ces fonctions. Tout au contraire, le nouvel
embarqué était d’une parfaite égalité d’humeur et de caractère charmant, sachant
présenter les directives parfois défavorables du commandant avec la plus grande
courtoisie, en prenant soin de préciser qu’elles venaient d’en haut.
C’était la première fois qu’un officier n’appartenant pas à la France Libre se
trouvait devoir occuper ce poste, si important, sur le si fidèle serviteur de la
noble cause qu’était le vétéran Chevreuil. Et, pour un coup d’essai, c’était un
coup de maître, car jamais le plus petit accrochage n’eut lieu avec quiconque,
officiers, officiers mariniers, ou équipage. Avec la plus grande facilité
apparente, cet officier d’active sensiblement de l’ancienneté de son
prédécesseur, mais sans sa grande accoutumance à la navigation en temps de
guerre, s’était moulé dans la peau de sa fonction, pour faire face à toutes les
difficultés avec le plus grand calme et comme avec plaisir. Il avait l’art de
mettre de l’huile dans les idées souvent arrêtées et d’ailleurs souvent justes du
commandant, avec qui il s’entendait, semble-t-il, parfaitement.
301
Comme beaucoup, comme presque tous, il avait fait confiance un certain temps
au Maréchal, et, dans son cas, avait utilisé le scoutisme pour se garder en état de
lutte. Le midship, par discrétion et par respect pour le nouvel embarqué, n’avait
pas voulu lui demander trop de détails sur sa carrière, craignant de le mettre en
position d’infériorité. C’est donc avec cette nouvelle personnalité, avec ce
nouveau président de carré, que le Chevreuil avait quitté définitivement Dakar.
Il faisait partie, avec l’Annamite, d’un convoi pour Gibraltar.
Gibraltar, ultime relais pour la France !
Là encore, comme pour Lagos, la distance, d’environ 1500 milles nautiques
représentait cinq jours de mer.
Mais, on ne les ferait pas dans l’autre sens !
L’Histoire avait tourné sa dernière page pour le Chevreuil en tant qu’escorteur,
avant de retrouver pour lui sa vocation première d’aviso colonial en le dirigeant
quelque temps plus tard vers l’Indochine… mais notre midship ne serait plus à
bord.
En attendant, par un jour froid de janvier, on était arrivé à Gibraltar.
Gibraltar, ce verrou qui avait permis de tenir la Méditerranée ouverte aux forces
de la Liberté.
Quelle intelligence avaient eue les Anglais de l’annexer dans les années 1700 ;
quelle crainte on avait eue que le régime franquiste, profitant de la déroute de
1940, ne s’en empare. Profondément en faveur des républicains Espagnols, je
n’oubliais pas que Jean, alors ministre du gouvernement du front populaire, était
furieux de l’attitude timorée de Léon Blum et avait vainement demandé
l’intervention de forces françaises ou, faute de mieux, l’envoi immédiat de
pièces d’artillerie et d’avions. Il fallait cependant reconnaître le rôle
fondamental qu’avait eu le général Franco en refusant de rentrer dans la guerre
aux côtés des forces de l’axe. Tant mieux : il n’y avait pas eu que des mauvaises
nouvelles.
C’était donc là le célèbre roc !
En d’autres temps, j auraient appris que le rocher surplombe le port de 423 m.,
que la ville compte quelque 25000 habitants ; que le nom de Gibraltar vient d’un
conquérant berbère appelé Tarik, dont la montagne est djabal al Tarik ; que le
détroit, large de 35 kilomètres est profond de 350 m. Ils se seraient souvenus
qu’il était nommé Colonnes d’Hercule dans l’antiquité, alors la fin du monde
connu et en tout cas civilisé.
Mais tout ce qu’on voyait, c’était, en haut ce gros rocher habité, par des singes
en bas par des navires de guerre, et qu’il marquait l’entrée en Méditerranée,
302
comme posé d’un coup de pouce possessif par quelque titan jaloux de son
territoire.
Et c’était dans cette mer antique, témoin de la naissance et de la mort de tant de
peuples, au milieu de tant de drames et de tant de découvertes, qu’était née
l’idée de Liberté et avec elle cette France qu’ils allaient retrouver avec la fin de
leur prodigieuse aventure.
L’escale fut de courte durée. Le midship, invité à déjeuner sur l’Annamite, avait
ensuite découvert la ville avec l’officier de liaison Terdree et un midship de
réserve du nom de Gouyon de Matignon. Tous deux partageaient l’amour de la
grande musique, qui fut pour eux le thème central de leurs deux journées à terre
après qu’ils se furent occupés de rapporter à leurs familles le plus d’habillement
qu’ils purent. J’imaginais mon père recevant ces deux magnifiques tissus
anglais, l’un gris, l’autre bleu marine, tous deux rayés, sa mère ce tissu écossais,
très chaud, en carreaux vert amande sur fond crème, l’un pour un tailleur, l’autre
pour une cape… dans un autre paquet ils découvriraient de bonnes chaussures de
cuir, avec lesquelles ils pourraient, grands marcheurs, traverser de nombreuses
années. Que c’était bon d’avoir des parents !
Cela fait, ils purent trouver une excellente boutique de musique, où le charmant
midship de réserve se procura le concerto pour clavecin et orchestre de Haendel,
qu’ils écoutèrent le lendemain à bord du Chevreuil, Ce concerto devait pour lui
être, par la suite, associé à la personnalité attachante de cet aspirant du nom de
De Gouyon de Matignon.
Il fallait presque trois jours de mer pour atteindre Toulon. On peut penser que le
fidèle ingénieur mécanicien Jean Téphany avait mis toute l’énergie qui restait
dans les chevaux de ses diésels pour diminuer cette attente. Le beau temps avait
encouragé ces efforts pendant la première moitié de la traversée, puis le Mistral,
qu’ils découvraient, s’était mis à souffler pour donner une grosse mer dans les
dernières heures. Les efforts de Jean Téphany avaient été mal récompensés, à tel
point que, choisi une nouvelle fois par le destin pour faire les atterrissages, dut
se résoudre à faire des zigzags après avoir reconnu le phare du cap Cicié, qui
garde l’entrée de Toulon, de façon à entrer en rade avec le jour. L’officier en
second prenait le quart.
La nuit est encore longue dans ces heures de fin janvier : notre midship eut le
temps de prendre un café bien chaud au carré avec une bonne portion de cake
anglais et d’aller se reposer quelques heures dans sa cabine.
Comme convenu, les officiers s’étaient fait réveiller avant la rentrée dans la
rade. C’était donc la France, cette côte inconnue, qui ressemblait à beaucoup
303
d’autres, grise dans l’air encore indécis du petit jour. Elle était belle pourtant, et
on eût dit, comme le soleil s’élevait que, peu à peu, elle prenait des couleurs,
comme une aimée qui revoit le jour après une longue maladie. Le rose lui
revenait, colorant ses joues encore refroidies, laissant voir maintenant, sous un
ciel bleu de mistral, sa longue ligne de collines crayeuses qui dominaient les
verts sombres des pinèdes et les verts pâles des oliviers. Que c’était différent des
îles tant aimées mais soudain si loin ! Pendant longtemps, plus tard basé dans le
grand port varois, il les regretterait, ces îles, puis, comme pour retourner dans le
classicisme et pour se purifier des brouillards du nord, il se mettrait à aimer ce
grand ciel d’un bleu presque impossible que donne le Mistral sur la blancheur de
craie des roches. Le blanc de la pensée face au bleu de l’azur. Rien de plus !
Rien de trop ! Des oliviers plutôt que des cocotiers ; le souffle rude et froid du
vent du nord plutôt que la caresse chaude et humide des alizés…
Il n’eut pas le temps de penser à tout cela, qui pourtant imprégnait son esprit
après une si longue attente : on entrait dans la rade.
Le choc fut terrifiant : franchie la passe très étroite qui ouvre le port entre la
longue jetée et l’île de St Mandrier, un inimaginable cimetière marin s’étendait,
qu’il fallait franchir avant d’accoster dans l’arsenal, adossé à la ville. La quasi-
totalité de la flotte qui avait constitué la gloire de la Marine Nationale gisait là, à
jamais perdue pour défendre le pavillon de la France dans des combats devenus
imaginaires. Il lui avait été refusé, même de participer à une fin tardive de la
guerre, seule justification à un armistice rendu possible par elle, comme l’avait
bien compris son fondateur, l’amiral Darlan. Cette figure avait symbolisé la
création de la plus grande marine de notre histoire, puis son marchandage avec
l’envahisseur au nom d’un vieux maréchal bien différent de lui de par ses idées
sur la République. Homme de la réal Politik, il avait vainement tenté de faire
rallier à sa figure cette Marine qu’il avait formée, espérant par là lui donner un
rôle conforme à son ambition personnelle, et sans doute s’imposer aux yeux des
Américains comme ultime rival face à de Gaulle. Cela ne pouvait pas être et cela
n’avait pas été ! Mais la Marine aurait été sauvée. Ah, si seulement elle avait
disparu dans un combat naval, face à l’ennemi, dans une de ces pages qui
marquent les grands événements de l’Histoire ! Un sentiment de rage s’empara
du jeune midship devant l’incompréhensible stupidité de cet amiral Laborde qui,
par haine de l’Angleterre ou par rivalité avec son supérieur avait refusé de rallier
Alger alors qu’il était temps encore. Il n’avait pas même fait appareiller la flotte,
au moins pour la grand-rade des Salins d’Hyères pour éviter de se faire enfermer
dans le port. Etait-il écrit que la France serait sauvée par de Gaulle et la flotte
304
sabordée par Laborde ? Cette étrange analogie le frappa et lui permit de
retrouver son calme à l’instant où le cher aviso accosta son pays bien aimé dans
le port inconnu de Toulon.
Le quai et le port étaient démolis. Combien de temps faudrait-il pour renflouer et
découper tous ces navires ? Cette question se mêlait à l’incertitude qui pesait sur
la durée d’une guerre qui n’était pas encore gagnée, et qui pouvait entraîner
beaucoup de drames.
Accompagné par ses fidèles compagnons Marcel Devaux et Jean-Pierre
Montaigne, ils traversèrent l’arsenal tout imprégné de tristesse, qui semblait
garder, tel un cimetière, les portes de l’enfer, puis remontèrent en ville par la
porte principale, qui est pratiquement au centre. Comme cela arrive souvent,
leurs impressions étaient mélangées, tant la joie de fouler du pied la terre
française, cet événement si longtemps espéré, ne trouvait pas d’écho direct dans
ce qu’ils percevaient de ce port méridional aimé des marins. Et pourtant, à part
le fameux quai Kronstat, fort endommagé, la ville n’avait pas subi de dégâts
apparents. Peut-être, ne connaissant pas le Midi, attendaient-ils trop de ce
premier contact, qui était en même temps leur retour en France ? Mais cela ne
pouvait être : il suffisait de s’imaginer débarquant dans une ville connue, pour se
rendre compte que la réalité était autre. Ils explorèrent le centre : la rue d’Alger,
la place Puget, la place de la Liberté, se sentirent peu à peu adoptés, prirent un
café place d’armes, et comprirent qu’ils étaient enfin dans le cerveau de la côte
provençale, qu’on était en janvier et qu’il n’y avait pas lieu de se plaindre du
climat.
En rentrant à bord, leurs idées prenant une certaine altitude, ils comprirent que
l’enthousiasme de la libération passé et celui de la paix encore à venir, étaient
des expériences et des espoirs qu’ils ne pourraient jamais partager, eux les
marins de l’exil, avec ceux, tous ceux qui étaient restés dans les souffrances et la
honte de l’occupation.
Chaque région, chaque famille avait eue son histoire, ses drames, ses angoisses.
Ici, à Toulon, il y avait eu la libération avec son explosion de joie, le départ des
Allemands et l’arrivée des Américains. Tout cela était le Passé, mais le cimetière
marin était là, tous les jours sous les yeux, témoin du désastre que nul ne pouvait
oublier, et que l’on s’efforçait de relativiser en mettant en avant l’efficacité
déployée par les commandants dans le sabordage de leurs bâtiments à la barbe
de l’ennemi, quand tout était trop tard pour s’échapper. Eh puis, il fallait bien
vivre! Redécouvrir la Liberté et refaire le pays. C’était là la réalité, belle et
difficile.
305
Heureusement, le Chevreuil étant à quai dans l’arsenal de Toulon, il devenait
possible de revoir d’autres navires de la France Libre et avec eux des camarades,
soit du Pacifique, soit, plus loin dans le temps, d’Angleterre.
C’est ainsi que le midship, invité par un jeune officier du sous-marin Curie eut
le grand plaisir de revoir celui qui était un peu son modèle, Jean Pierre Brunet,
toujours officier en second et toujours aussi distingué. Il eut le bon goût de lui
faire visiter ce dernier né de la Royal Navy, sensiblement plus petit que le Rubis
et également de conception classique, sans même mentionner l’exploit qu’il
avait fait en désamorçant la mine. Au cours de la conversation, en prenant un
whisky au carré, il lui fit part de son intention de se présenter au concours des
affaires étrangères, passant sous silence qu’il serait reçu major et ferait par la
suite, une brillante carrière. Sans être une surprise, cette décision était
parfaitement cohérente avec la maîtrise de l’Anglais (langue natale de sa mère)
et de l’Allemand, que cet officier entretenait chaque matin disponible en
écoutant les nouvelles à la radio. En se quittant, ils ne pensaient pas se revoir,
bien des années plus tard, à Paris, quand, de son bureau des Affaires Etrangères,
il accueillerait son ancien camarade des sous-marins en remerciant leur
interlocuteur de les avoir fait se retrouver, parole sincère restée, comme tant
d’autres dans la vie, sans suite.
Une autre rencontre fut celle de François Bureau, qui invita son ancien midship
à bord de son Chasseur 122. Lui, qui l’avait accueilli naguère sur le Chevreuil en
lui disant, comme pour encourager le nouvel embarqué, « Bienvenu à bord,
jeune ! », le reçut avec la joie évidente qu’un jeune commandant éprouve en
recevant un ancien élève, encore plus quand tant d’épreuves communes les ont
rapprochés. Mais leurs souvenirs étaient si récents qu’ils disparaissaient dans
leurs impressions de la France et dans l’avenir proche qui les attendait.
Comment aurait-il pu imaginer, lui, nouveau commandant de ce petit et presque
inoffensif Chasseur 122, l’incroyable exploit, véritablement unique dans cette
guerre, qu’il réaliserait, trois mois plus tard, en coulant à lui tout seul trois
vedettes allemandes venues l’attaquer avant de s’en prendre, bourrées
d’explosifs, à un croiseur ? En apprenant ce fait d’armes, notre jeune
Romantique avait-il pensé à la tirade de Corneille :
« Que vouliez vous qu’il fît contre trois ? Qu’il mourût !
« Ou qu’un heureux hasard alors le secourût ! ?»
Le heureux hasard s’était produit… il avait fallu le rendre possible !
Ces événements à venir n’avaient pas empêché le commandant d’inviter
également Georges Barral à la petite table de son chasseur. Ce fut une surprise
306
totale pour moi, qui l’imaginais toujours à Tahiti dans les bras de sa belle. Un
bon point pour lui, se dit-il !
On se retrouva le lendemain sur le croiseur Emile Bertin qui, après avoir gardé
l’or de la banque de France aux Antilles, se trouvait maintenant à Toulon. Lui
aussi, il avait accepté de faire une soirée tahitienne avec l’équipage du
Chevreuil. C’était une belle démonstration de l’unité de la Marine, enfin vécue.
Ces jours d’attente et de découverte à la fois se trouvèrent hélas endeuillés par
l’annonce de la mort de Barzilaï devant Strasbourg, pendant la contre offensive
allemande. Il fallait tenir, coûte que coûte avait dit le Général. On avait demandé
un volontaire pour une mission particulièrement dangereuse : Il avait dit :
« Moi ! » et n’était pas revenu. Avec Barzilaï, un modèle de toujours
disparaissait, maintenant un héros ! Sa mort, en le retranchant soudain du monde
des vivants, le rendait paradoxalement plus proche : il ne pourrait plus jamais
projeter de le revoir, ou même savoir que c’était possible. À lui désormais de
rassembler, sans le secours d’un Futur imprévisible, tous les souvenirs qui
constituaient son attachante personnalité. Des vagues impressions, presque sans
image, qui émergeaient des anciennes heures du lycée avec le prestige d’un
« fort en maths » qu’il ne serait jamais, se formait progressivement le visage de
celui qui avait, de son côté, rallié la France Libre, le confortant dans sa décision,
puis de l’ami qui, dans son fare de Pirae jouait si bien la partie espagnole aux
échecs et autant que lui, aimait Bach. Lui, qui l’avait accompagné dans
beaucoup de tournées dans les îles. Lui qui faisait partie du charmant essaim de
jeunes filles qui les avait enchantés là bas, si loin, pour toujours.
Ils ne se reverraient plus... Peut-être au Paradis des braves, dont nul ne revient,
en qui il croyait, lui Barzilaï !
Ce n’était pas, heureusement le temps de la tristesse, mais celui de savoir quand
il partirait pour Paris. Il n’était pas le seul, cela se comprend, à demander à être
débarqué pour des raisons familiales. Une certaine agitation régnait à bord dans
cette perspective, prévue par l’Etat Major de Paris. Il fallait en effet, mettre le
Chevreuil en état de partir pour l’Indochine.
Notre midship fut ainsi remplacé sans délai et dut faire ses malles en toute hâte,
tout en passant la suite à son successeur, qu’il connaissait déjà dans la France
Libre. Il constata que l’émotion qu’il ressentait disparaissait devant la joie de ce
grand moment, tout en regrettant que l’officier en second, n’eût pas de son côté,
la moindre manifestation d’amitié envers celui qui partait. Il est des moments
importants dans la vie et celui là en était un : quel dommage que cet officier,
pour lequel il avait de l’estime n’eût pas eu le cœur de lui serrer la main
307
chaleureusement au milieu de tous les mouvements de personnel qui
l’accaparaient, avec un mot de reconnaissance. J’avais confondu la politesse
d’un véritable diplomate, la science de l’organisation avec l’amitié. Un peu de
jeunesse s’envolait !
Le commandant, moins préoccupé par les affaires du bord, se montra à l’opposé,
presque chaleureux, lui généralement peu communicatif. Il lui souhaita bonne
chance et heureux retour près des siens, le remerciant de son excellente conduite
à bord.
Ils ne devaient jamais se revoir.
Cette révélation des caractères lui rappela l’épisode analogue, quoique
d’importance mineure, qu’il avait vécu (et oublié) en quittant l’Ecole de Radar
de Treasure Island. Il observa à nouveau que l’émotion appartient à celui qui
s’en va, qu’il avait passé quelque trois années à bord de ce petit aviso, et
qu’elles resteraient pour toujours en lui. Comment demander à des nouveaux
embarqués de le savoir ? Ils avaient eu d’autres aventures, d’autres soucis,
d’autres amours. Quant à lui, Il pouvait être satisfait, au moins, d’être remplacé
par un de ses camarades de la France Libre, qui garderait un peu de son esprit au
carré des officiers.
Nommé provisoirement à Marine Toulon par le message qui le débarquait du
Chevreuil, il avait élu domicile dans un petit hôtel de la charmante place Pujet. Il
y fit déposer ses cantines (Sa chambre n’était guère plus grande que sa cabine),
puis partit en hâte pour prendre le train, lourdement chargé encore de grosses
valises d’effets personnels et de cadeaux.
On était en février 1945. La guerre continuait, en Europe et en extrême Orient.
Le train remontait vers Lyon et puis vers Paris, emportant notre midship dans le
monde inconnu où dormait son enfance.
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Chapitre 32
Enfin c’était Paris !
Il arrivait après un arrêt de 14 heures à la gare de Lyon-Perrache, gelée sous la
neige, partagé entre le froid, l’impatience, la fatigue et l’ennui. Enfin, il était
arrivé, fourbu, gare de Lyon. Il regarda sa montre machinalement : 14h45. Il
oubliait même quand il était parti : c’était dans un autre monde ! Ici, la neige
dégelait, indécise. Les « snow-boots » (56) achetées en Amérique faisaient
merveille. Il ne fallait pas tout gâcher en ayant les pieds trempés.
Comme dans un rêve, il retrouva le chemin vers la station de métro « quai de la
gare » au bord de la Seine, se souvint qu’il fallait changer place d’Italie, prit la
bonne direction et sortit à Denfert-Rochereau sans oublier ses précieuses valises
(ce qui était son angoisse). Là, il se sentit vraiment chez lui, dans son cher vieux
quartier. Il n’y avait plus qu’à longer le square sur une centaine de mètres, les
derniers 100 mètres, appuyer sur le bouton de la porte de l’immeuble.
Il y est. Il monte les quatre étages, comme d’habitude, comme autrefois.
L’escalier semble le reconnaître. Ne pas laisser les valises, pourtant ! Un instant,
il pense à l’ascenseur de New-York jusqu’au 6ième, quand, tout heureux de
revoir son oncle et sa tante il évoquait cet escalier qu’il monte aujourd’hui et se
disait qu’il aurait suffi de descendre deux étages pour revoir ses parents.
Aujourd’hui, ils sont encore loin, sans doute à Londres.
Il sonne, les trois coups brefs, comme toujours, qu’il fait suivre d’un trait long :
à l’intérieur, on reconnaitra le signal en Morse de la lettre V de la victoire,
répétée à chaque émission de la B.B.C. Il n’a pas prévenu de son arrivée, mais
qui pourrait ne pas savoir que c’est lui ?
309
Presque immédiatement, la porte s’ouvre. C’est son frère Denis, suivi de la
petite femme de ménage bretonne, Jeanne, que sa mère traite comme la fille de
la maison. Ils restent bouche bée. À l’instant Aline, sa maman, se précipite
depuis la salle à manger. Elle s’écrie : « O c’est toi, mon chéri! ».
Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.
Ce moment tant attendu, il était là, si simple, si bref, si naturel !
Et, tout naturellement, on prit des nouvelles de la santé des proches : tous
allaient bien, après quelques aventures qui auraient pu tourner au tragique, et
dont on reparlerait dès que le fils retrouvé aurait déposé ses affaires, pris un
café, et que Charles, maintenant le grand peintre Charles Lapicque serait rentré
du bois de Verrière, où il avait été ramasser du bois, seul chauffage possible,
heureusement, dans cet immeuble haussmannien équipé de cheminées
(ironiquement appelées « prussiennes »).
Je ne reconnus pas tout de suite les lieux, agrandis après le départ de Jean en
Amérique, la profession de peintre exigeant une répartition différente de la
place. Pour l’heure, Charles et Aline, dormaient dans une chambre voisine du
séjour, en plein sud, sur la rue, mais dans ce qu’on appelait « l’appartement de
droite », François et sa jeune femme occupaient la chambre d’amis de l’ancien
appartement, et Denis une autre pièce, dans laquelle il garerait, plus tard, sa
petite moto. Personne n’oubliait que ces deux appartements, ni la vie de ceux
qui les habitaient, n’auraient jamais été là sans le prix Nobel du génial et
généreux grand père, qui avait fait de même pour son fils Francis, se réservant le
plaisir de construire sa maison de famille à Ty Yann.
Aline avait à peine fini de montrer les nouveaux aménagements et moi de mes
remettre de mes émotions que François arriva d’un cours à la Sorbonne, où il
préparait une agrégation d’Anglais. Sa jeune femme Françoise et le bébé avaient
l’air charmants. C’était là une page du Présent qui se manifestait. Tant mieux.
L’arrivée de Charles interrompit ces présentations. Vêtu d’un vieux manteau
marron, tête nue comme toujours, il n’avait rien perdu de son aspect sportif,
exalté encore par la longue marche dans le bois de Verrière, un gros sac de
voyage sur le dos. Comme inchangé par la dure épreuve de l’occupation, il
s’arrêta net sous l’effet de la surprise et posant son fardeau s’écria : « Georgie !
Tu es un type formidable ! ».
Ils s’embrassèrent chaleureusement et se contemplèrent en silence, muets sous
l’émotion.
Aline non plus n’avait pas vieilli ; une otite la fatiguait encore un peu, mais la
vieille amie russe Ninette s’en occupait. C’étaient les frères qui avaient le plus
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changé, à cet âge où l’on devient des hommes. Dès le lendemain, François
accompagna son frère à la gare où il fallait retirer une troisième valise. À ses
heures perdues, il insistait pour aller retrouver chez les bouquinistes des quais
les anciennes impressions ressenties quand ils partaient ensemble à la recherche
de numéros épuisés d’une célèbre collection de romans policiers. Leur maman
s’empressait de les passer au formol à leur arrivée, ces introuvables Harry
Dixon, se souvenant que son père avait perdu sa première fiancée d’une
tuberculose contractée en lisant des livres d’occasion. En en parlant, ils
croyaient encore respirer cette forte odeur de formol, elle-même défunte, sans
oser formuler la chance qu’ils avaient eue, que leur grand-mère eût été,
finalement choisie par le Destin.
Parti pour la grande aventure, qui aurait pu être si dangereuse pour ses parents si
la moindre indiscrétion avait filtré, coupé de toute information, j’ignorais tout de
la carrière de mon père. Il l’avait quitté sous les drapeaux, on s’en souvient,
beau capitaine d’artillerie, affecté aux côtés de St. Exupéry à des missions
aériennes d’étude de camouflage… et puis, sans le revoir, il était parti.
Charles avait été démobilisé puis avait repris son poste de préparateur physicien
auprès de Maurice Curie au « P.C.B », à côté du jardin des plantes, centre
universitaire chargé d’enseigner la Physique, la Chimie et la Biologie.
Puis, la chance et le mérite étaient intervenus (tout ceci fut dit par Aline, Charles
n’ayant pas l’habitude de parler de lui) : on se souvient que Jean, sorti de
l’ornière financière de simple chercheur avait, après la crise de 1929, aidé son
gendre à faire une thèse sur « l’œil et la vision des couleurs », puis lui avait
demandé de faire quelques grands tableaux pour ce Musée de la Découverte
qu’il venait de créer en tant que Ministre de la Recherche.
Or, ces tableaux et la série d’œuvres révolutionnaires qui s’en était suivie, en
renversant les rôles du bleu et du rouge dans la représentation des lointains
avaient vivement impressionnés les grands peintres de l’Ecole de Paris,
notamment Jean Bazaine (dont j’ignorais l’existence). Ils lui demandèrent donc
de se joindre à eux.
C’est ainsi que Charles, simplement préparateur de laboratoire, devint le futur
grand peintre, après avoir abandonné une fois de plus, tous les droits à la retraite
que lui garantissait le service de l’Etat. Seule la certitude du Génie donne ce
courage ! Mais sa mère ne dit pas les sacrifices et les risques qu’elle avait, sans
un mot, assumés. Elle avait dû dire, comme le 18 juin à son fils : « Si tu crois
que c’est bien, fais le ! ».
C’était lui le génie. C’était elle l’héroïne !
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C’était de lui que l’Histoire parlerait. C’est elle qui resterait dans l’ombre !
Et, dans les années qui allaient suivre, cette idée informulée devait prendre
forme dans mon l’esprit. Je réalisai qu’il en avait toujours été ainsi depuis que le
monde existe, que ma chère grand-mère ne serait guère connue en dehors de la
famille alors que Jean Perrin demeurerait celui qui avait mesuré le fameux
Nombre d’Avogadro. Seule Marie Curie, avait rompu le charme. Je me
souvenais d’elle, quelque temps avant sa mort, austère et de noir vêtue, dans sa
maison, voisine de Ty Yann. Qu’elle était différente de mon grand-père, si
vivant, si jovial, si beau avec sa barbe blanche, son grand rire et son gros
chandail rouge ? Mais, elle portait en elle le deuil d’un grand homme qu’elle
aimait, l’exil de sa terre natale dépecée et rayée de la carte, ce pays qui était
celui de Joseph Conrad et de Chopin et qui, maintenant était surtout le sien. Ce
pays qui était pour moi, aussi celui du malheureux sous-marin disparu à Dundee,
ce camarade de combat du Rubis.
Pour l’heure, j’apprenais que ce père retrouvé, était représenté par la célèbre
galerie Louis Carré, avenue de Messine, et qu’une grande exposition allait avoir
lieu, pendant ma longue permission à Paris.
Dans les jours qui suivirent, je vis à nouveau une amie de mon père, Elmina
Auger. Elle l’avait toujours admiré ; elle avait participé, on s’en souvient à son
développement spirituel et élargi son univers littéraire et philosophique.
Evoluant uniquement dans le milieu scientifique si exceptionnel qui l’entourait,
et le canalisait au point même de lui fournir une voie décisive dans le monde de
la peinture, la tentation pour Charles de considérer cette approche comme une
simple application de la science pouvait paraître normale. C’eût été mal le
connaître.
Cependant, je me rendais compte que le brusque changement de carrière
entrepris par son père nécessitait de profonds encouragements, outre les risques
impliqués, qui étaient majeurs. Cela était d’autant plus important que, malgré
l’intérêt réel provoqué par sa peinture, les plus chaleureux admirateurs
considéraient avec un certain effroi le renoncement au monde scientifique pour
le monde de l’art, ne réalisant pas que ce nouveau monde offrait, puisque c’était
de la recherche qu’il s’agissait avant tout, infiniment plus de liberté et de
possibilités de réalisations que celui qu’il quittait. C’est ici que l’admiration, ce
souffle si important pour tout artiste, avait sans doute joué un rôle important, à
côté de l’abnégation d’Aline. Mais qui sait s’il n’aurait pas, même seul, fait le
grand saut ? Qui peut enfermer le Génie ?
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Du reste, cette inspiratrice, cultivée, ambitieuse et exclusive, connaissait Charles
de longue date, puisque dans les années 1925, elle avait participé avec lui à des
chorales de musique baroque dirigées par Robert Dalsace, l’un des points de
mire de la famille, si miraculeusement rencontré à Nouméa. Ils chantaient même
dans la rue, le soir !
La musique ! Mon père démontrait chaque jour l’importance qu’elle avait pour
lui, avant même de dire que c’était « l’art suprême », et de confier, plus tard,
qu’il avait essayé de la mettre dans ses toiles, écoutant ses compositeurs préférés
pendant qu’il peignait. Mais cela n’avait pas été profitable: sa concentration était
trop forte et il n’avait pas écouté, ni Bach, ni Mozart, ni Haendel, ses trois Dieux
(ce dernier découvert depuis un an ou deux).
La famille retrouvée était en train de prendre le café quand l’ami de longue date,
le compositeur André Tournier, passa, comme il faisait parfois depuis
l’occupation. Ce fut pour moi et pour lui une grande joie de se revoir, comme
avant guerre, sur la baie de l’Aulnaie, où il passait ses vacances, lui aussi,
comme si ce lieu avait attiré aussi les musiciens. A Paris, il habitait près du
Luxembourg, tout près…Autre nom de prédilection. On joua à nouveau
quelques grands airs d’opéra de Haendel, du fameux recueil de Hettich.
C’est encore grâce à la musique que je fis la connaissance du célèbre peintre
Bazaine, le nouvel et fort sympathique ami de mon père. C’était un homme
franc, distingué et très ouvert, conquis par les nouvelles théories sur le bleu et le
rouge, qu’il devait longtemps utiliser, alors que leur inventeur pensait à mille
autres choses, qui dérivaient du fait que la peinture doit être Souvenir plus
qu’impression fugitive.
Ils écoutèrent un soir avec lui, le Messie de Haendel, que Charles venait
d’acheter.
Plusieurs fois, au cours de ma permission, le « Maestro » Tournier vint me
donner des leçons purement amicales, comme autrefois, comme si la guerre
n’avait pas eu lieu. Cet homme, compositeur avant tout, et musicien au fond de
l’âme, premier prix de hautbois du conservatoire, s’intéressait à la musique plus
qu’à la technique, faisant appel à l’interprétation sans se préoccuper de la tenue
du violon ou de la position des doigts sur la corde. Il en résultait un sentiment de
confiance qui libérait l’exécution et, enlevant toute crainte, décrispait le bras et
les mains, laissant entendre comme par magie, l’air vainement recherché.
« L’ombre ! » disait-il ! « La lumière ! ». Mais il fallait bien respecter le rythme,
auquel le Maestro s’adaptait de toute manière, avant de faire reprendre
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correctement, sachant la difficulté de la parfaite coordination entre les
instruments.
Un jour de grande forme, jouant le premier mouvement de la sixième sonate de
Bach pour violon et piano, cette sonate qu’il aimait entendre à Tahiti, il eut le
plaisir d’entendre : « Mais tu as avalé un métronome aujourd’hui ! ». Cher
maestro !
Il se souvenait qu’un passager de l’Eglantine s’était plaint de ne rien comprendre
aux gammes. Quand étaient-elles « majeures » ou « mineures » ? Il faut dire que
les explications des musicologues sont sur ce point assez élaborées. C’est très
simple répondit le Maestro : la tonalité « majeure », c’est une gamme montante
avec une succession de deux intervalles de un ton suivis d’un seul intervalle de
un demi ton, et on garde les mêmes intervalles dans la gamme descendante. Elle
exprime la joie. La gamme « mineure », c’est l’inverse : une gamme
descendante avec une succession de deux intervalles de un ton, suivie d’un seul
intervalle de un demi ton, et on garde les mêmes intervalles dans la gamme
montante. Elle exprime la tristesse. Le Maestro était un poète, c'est-à-dire un
vrai musicien : Il entendait l’âme de la partition ; l’ombre ou la lumière de
chaque passage. C’est ce qu’il lui disait à nouveau.
Je n’allais pas être privé de musique, la rue Froidevaux quittée : il y eut une
invitation chez Elmina avec un excellent pianiste du nom de Bridgeman, qui
convia la famille à un déjeuner à son domicile au cours duquel il joua à quatre
mains avec Robert Dalsace retrouvé, plusieurs concertos de Bach. On évoqua la
rencontre à Nouméa. L’ancien artilleur de la France Libre lui dit : « C’est foutu ;
la guerre va être finie ! Il va falloir retourner à la banque ! Métier de cons ! ».
Heureusement, il avait la musique, et il allait dans les années suivantes, sortir de
l’ombre Antonio Vivaldi, que je ne connaissais pas encore… Hélas ! Je ne serais
pas à Paris quand il dirigerait quelques uns des concertos enchanteurs la
stravaganza.
Il y eut aussi du théâtre, activité complètement oubliée : ce fut « Volpone », puis
« Antigone » ; des bons films aussi, et surtout de nombreuses invitations chez
des amis retrouvés. Quelle joie de les revoir, d’être accueilli comme un
libérateur, quoiqu’il eût l’impression d’avoir été servi par la chance, et que, au
fond, c’étaient eux, ceux qui étaient restés, qui avaient le plus de mérite.
Mes parents avaient couru de grands risques, et avec eux toute la famille.
Je n’étais pas étonné et j’avais froid dans le dos en y pensant. Aline avait fait
circuler des textes pour la Résistance, en soutien d’un petit réseau, dont elle ne
connaissait qu’une certaine Hélène Barland, une parente du Sud Ouest. Plus
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risqué encore, elle avait logé des aviateurs anglais « de passage » ainsi que des
connaissances juives du quartier, dont sa fidèle fourreuse Fanny. Voilà comment
cela se passait : Sa crémière, une certaine Mme Vacroux, connaissait un policier
du quartier qui l’informait que le lendemain il y aurait une rafle dans le quartier ;
et avant le couvre feu, Aline faisait monter les quelques personnes menacées
dans une chambre de bonne disponible au 7ième étage.
Tout alla bien jusqu’au jour de la terrible année 1943, où un jeune homme
d’aspect sympathique s’était présenté à Aline. Il « venait de Londres ». Aline
s’était répandue en paroles de sympathie pour la grande cause et l’avait félicité.
C’était un informateur : peu de temps après, le réseau, presque au complet,
tombait pour être déporté en Allemagne. J’avais crû comprendre que seul un
jeune abbé, du nom de Laval avait réussi à sauter du train. Les parents et les
enfants l’avaient bien connu. Etait-ce lui qui avait eu un rôle déterminant dans le
procès du traître ? Episode de la Résistance qui aurait pu causer la perte de la
famille. Pourquoi n’avait-elle pas été inquiétée, après les propos imprudents qui
avaient été prononcés ? N’était on pas remonté assez loin dans l’enquête ?
L’espion avait-il jugé Aline trop naïve pour être une résistante ? Avait-il eu du
remords à dénoncer une mère de famille qui, de toute manière n’était que du
menu frettin, de surcroit non juive ? Avait-il été, au départ, torturé, libéré sous
condition d’infiltrer des réseaux, et avait on estimé inutile de prolonger une
enquête plutôt que d’intervenir sans délai ?
Qu’importait ? Charles et Aline avaient fait leur devoir, au péril de leur vie,
alors que la majorité des Français se contentait de lutter contre la faim et le
froid, en écoutant la radio de Londres. Ils avaient suivi la voie des grands
patriotes qu’étaient leurs pères, Louis et Jean». Aline avait averti Charles de son
intention de loger des juifs et des aviateurs. Il avait répondu : « Si je n’étais pas
d’accord, je ne serais plus digne de me regarder dans la glace ». Tout était dit.
Hélas ! Jean n’était plus là, pour embrasser sa fille bien aimée et pour voir Paris
libéré. Mais l’oncle Louis venait d’inviter la famille dans son bel appartement de
la rue Soufflot, où Charles avait vécu et dont j’avais un souvenir mélancolique
lors d’un baccalauréat d’octobre, pendant que mes parents étaient encore en
Bretagne, ainsi que ma grand-mère Mimi, chez qui, rue du val de Grâce, il
dormait parfois en écoutant sonner la nuit, la pendule. Elle qui avait dit une
fois : « Il ne faudrait pas être aussi bons avec nos chers petits : ils vont trop nous
regretter quand nous ne serons plus là ! ». Et, c’était vrai. Mais ils lui devaient
tant d’heures de Bonheur, que même en allant chez la « tante Marcelle », la
digne et insaisissable épouse de l’oncle Louis, biologiste et remarquable
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pianiste, il eût tant préféré que ce fût elle qui fût en vie plutôt que la quelque peu
intimidante descendante de la famille de Hérédia, qui resterait toujours, par delà
ses sourires, et toute la gentillesse possible, quelque peu étrangère.
Mais il y avait l’oncle Louis.
Il avait été d’un réel secours pendant l’occupation : parfois parvenait le coup de
téléphone devenu célèbre chez les affamés de la rue Froidevaux : « Nous vous
attendons demain pour déjeuner à la maison ; il y aura de l’ours ».
L’ours, c’était du chien qui provenait du laboratoire où le célèbre neurologiste
Louis Lapicque, assisté de son épouse Marcelle faisaient des expériences sur des
animaux, qui, dans le cadre d’une théorie nouvelle, avaient élevé le Maître au
sommet de la hiérarchie mondiale. Les objections morales quant au bien-fondé
des expériences sur l’animal pour les progrès de la science, que les enfants
n’auraient pas manqué de formuler en temps normal, semblaient avoir perdu de
leur poids sous l’effet de la faim, et il semble que l’ « ours » ait été apprécié à sa
juste valeur. Il n’est pas impossible qu’à cette époque de haute barbarie, la
pratique des expériences sur l’homme par des médecins nazis ait quelque peu
réduit la valeur des arguments philosophiques en faveur des animaux.
C’est avec émotion que je me retrouvai rue Soufflot en face de l’oncle Louis,
dont la noble figure faisait partie de ce décor grand bourgeois et austère, très
Napoléon Trois, qui avait sa part dans l’aspect presque intimidant qui
l’entourait. Le grand bureau dans le salon n’avait pas changé de place,
permettant au savant de recevoir ses visiteurs de face, dos à la lumière de la rue.
Dans un second salon, celui de la tante Marcelle, le piano à queue trônait
toujours, lisse et noir, avec une partition de Beethoven attendant d’être jouée,
comme tous les jours, selon la pratique de tout pianiste de valeur. Les quelques
chaises et le fauteuil d’époque sur lesquels je jouais enfant avec des avions en
papier n’avaient pas changé de place, dans cette demeure bien organisée où
manquait la vie. La vie pour les enfants, que l’oncle et la tante n’auraient pas eus
sans l’adoption de Charles, mais qui était pour eux toute entière dans la
recherche sur le système nerveux, dont ils avaient déterminé, avec la découverte
de la « chronaxie » la loi de propagation de l’influx dans la plupart des tissus à
partir de la constante de temps logarithmique appelée par eux l’axone, comme
leur bateau.
La cuisinière, Célestine était sûrement en train de préparer son extraordinaire
gâteau au marron lissé de chocolat chaud (Je l’espérais), et le chauffeur,
« monsieur Jean », était sûrement prévu pour sortir la Hotchkiss à la première
occasion.
316
L’oncle Louis se leva de son bureau dès l’arrivée de sa famille. Très ému, de son
côté, il m’embrassa. Doté d’un esprit de répartie hors du commun, il n’avait pas,
comme Jean le sens de la parole historique que l’on prononce dans les grandes
occasions. Son apparente froideur, sa réserve héritée en partie de son origine
vosgienne, sa position de chef de famille en tant qu’aîné de quatre garçons,
masquaient en réalité une sensibilité extrême, qu’il fallait savoir percer sous un
caractère autoritaire.
Il dit simplement « Ah ! Cher Georgie, je suis heureux de te revoir ! ».
Le jeune midship, qui était en uniforme après s’être fait prendre en portrait avec
ses parents chez un photographe du quartier, était resté, de son côté presque sans
parole, disant « et moi aussi, oncle Louis », en embrassant la haute figure aux
fines lunettes qui, comme toujours, sortait du personnage intimidant qu’il était,
pour manifester son émotion en essuyant de la main son œil droit, toujours plus
fermé que l’autre, un sourire bien réel parcourant son visage, taillé en pointe par
une courte barbiche style Napoléon trois, déjà blanche.
Ils n’évoquèrent point le Passé, comme évanoui dans un songe irréel. C’était
bien, pourtant là, devant lui, l’homme avec lequel il avait eu le dernier entretien
avant de quitter la France, l’homme qui avait tenu tête aux soldats qui venaient
s’emparer de son canot, celui qui avait eu la présence d’esprit de dire aux
envoyés de la kommandantur venus l’expulser de chez lui : « Quel est votre
grade ? Je suis colonel ! »… et les soldats de lui porter ses valises. Lui
également qui, en prison, avait dit à son camarade détenu, après de nombreux
jours de marche dans la cellule: « Je viens enfin d’arriver à Londres ! ».
On ne parla pas de cela, mais de la santé après tant d’épreuves, des projets pour
les prochaines vacances, après les dures années d’occupation ; de Roch ar Had,
de Ty Yann, les chères maisons de famille. Elles avaient souffert, mais elles
étaient toujours debout. Taschen bihan, la maison du capitaine, on le rappela,
avait été détruite pierre par pierre par un officier qui, ayant lu un article du
célèbre historien contre Hitler, avait jugé bon de la mettre par terre avant
d’envoyer la clef au propriétaire avec ses compliments. C’était peu de temps
avant sa mort. Sa veuve avait, parait-il, décidé de la faire reconstruire.
Comme souvent entre personnes réservées, on parla surtout de choses courantes,
laissant aux années le temps de trier ce qui était important.
Tante Marcelle demanda à son petit chien Sakaille, de faire une gamme au
piano, pour mériter un sucre.
L’oncle Louis fut heureux d’apprendre que son petit fils était nommé en France.
On se reverrait souvent maintenant.
317
Notre midship ne se rendait pas compte qu’il vivait un épisode unique de sa vie.
En effet, ces longues années d’épreuves et d’incertitudes lui avaient paru durer
un temps presque infini. Et voilà que, subitement, des événements qui, en fait
n’étaient pas tellement lointains, se trouvaient rappelés, sans préavis, comme
dans une autre échelle de temps, presque oubliés dans le vaste panorama de la
guerre, et par ailleurs tout naturels.
C’est ainsi que, la nouvelle de son retour ayant de façon imprévisible, fait écho
auprès des anciens du lycée, il vit un beau jour arriver un camarade avec qui il
rentrait tous les jours depuis la classe de troisième. Ils se parlèrent comme si
cela était tout naturel et que rien ne s’était passé depuis. Ils évoquèrent un autre
partenaire de leurs marches, dont le prestige venait surtout de son énorme stylo ;
il avait également survécu à la guerre. On ne savait pas où il était, mais quant au
visiteur si étrangement retrouvé, il avait trouvé un travail d’ingénieur à Clermont
Ferrand, lieu idéal pour son sport préféré, la moto. Voilà quelqu’un qui a trouvé
sa voie, tout simplement, s’était dit notre globe trotter, en promettant de le
revoir.
Plus naturellement, il revit Jean Pierre Brunet, qu’il tint à aller voir, et qui était
très sévère dans son appréciation de la Marine Nationale, qu’il se félicitait
d’avoir quittée. Il fut heureux d’apercevoir sa mère, fort distinguée, dans le bel
appartement de le rue Monsieur où Charles avait été voir son père après la
libération de Paris, impressionné par la qualité de l’accueil.
Plus récemment, la rue Froidevaux avait eu la visite de Jean Pierre Montaigne,
puis de Gouyon de Matignon, qui avaient donné mille détails vivants sur leur
ami de bord. Cela avait donné à la famille un avant goût de l’atmosphère du
Chevreuil et contribué à donner l’impression que l’on avait un peu partagé la
même vie, si loin les uns des autres.
Là-dessus, Jean-Pierre Montaigne fut invité, jugé intéressant, en dehors du nom
célèbre de son père (dont il voulait continuer l’œuvre) et pompeux par le frère
François et sa jeune femme… ce qui était l’avis de Marcel Devaux entre autres.
Mon opinion était, au contraire, que cet aspect extérieur masquait un désir
sincère de poursuivre la carrière de son père, ce héros intérieur qu’il s’était
promis de suivre dans les chemins si difficiles de la littérature. C’était en tout
cas une visite amicale, importante pour faire comprendre l’atmosphère du
Chevreuil.
Voilà aussi que François Bureau appelait au téléphone.
Par une belle journée, j’allai lui rendre visite. La plus grande fantaisie dans les
moyens de locomotion régnait alors à Paris. Je me rendis à son adresse
318
personnelle, chez ses parents, en face du parc Monceau, sur sa grande trottinette
donnée naguère par une amie chimiste du célèbre grand-père, tout heureux de
traverser la moitié de Paris en civil, le nez au vent. C’était aussi une expérience
hors du temps, chez l’ancien Second, qui semblait reprendre son état antérieur
en s’adressant au grand architecte maître de maison sous l’épithète « Mon
Père ».
Mon Dieu qu’il a été bien élevé ! Pensai-je, moi qui tutoyais mes parents et mes
grand parents et les appelais par leurs prénoms, et comprenant soudain pourquoi
mon aîné avait une telle prédisposition à la hiérarchie, tant pour la suivre que
pour l’exercer.
Un autre jour, ce fut Jean-Pierre Montaigne qui se manifesta. Il devait aller
présenter ses respects à l’amiral d’Argenlieu pour une raison personnelle et me
demandait de le retrouver rue François 1ier pour aller déjeuner dans le
voisinage. À peine étai-je dans la salle d’attente que l’amiral m’aperçut et me fit
l’honneur d’un entretien qui fut plus que cordial… Celui qu’il m’avait accordé à
Nouméa, paraissait dans un autre monde.
Jean-Pierre Montaigne sorti à son tour, ils eurent la bonne idée d’aller saluer Eve
Galsworthy. Ils avaient oublié qu’elle était si charmante, cette grande dame qui
intimidait naguère notre jeune midship au point de l’appeler, comme tous les
étrangers, Mrs. Galsworthy. Il fallait toute l’assurance de son compagnon pour
changer de registre et oser avancer son prénom, ce qui ne parut pas poser de
problème pour déjeuner, comme prévu au bon restaurant de la rue François
premier où je pénétrais pour la première fois.
Cette évocation de l’île du bout du monde où ils avaient eu tant d’aventures fut
délicieuse autant qu’imprévue. L’ancienne conseillère de l’amiral au milieu des
dangers militaires puis diplomatiques de la position française en Nouvelle
Calédonie, était visiblement heureuse et détendue de parler de souvenirs déjà
anciens qui lui faisaient revivre des heures qui allaient maintenant éclairer sa
vie, devenue presque monotone. Peut-être, nettement plus jeune que l’amiral,
moine soldat détaché de la vie de carmélite, était elle flattée d’être courtisée par
de jeunes officiers qui honoraient en elle une position dominante, et surtout sa
beauté.
Ce fut en tout cas un moment marquant pour eux, d’autant plus qu’ils pensaient
ne devoir jamais plus la revoir, cette femme crainte ou enviée naguère et
maintenant presque émouvante et pleine d’affection.
La plus grande partie de ce mois de février se passa cependant en famille.
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Nous allâmes voir, de façon imprévue, des fermiers près de Lisieux, où mon
père avait été ingénieur. Ils avaient appris -tout finit par se savoir- le retour du
fils disparu. Attachés à leur vieille Normandie et étonnement fidèles au souvenir
de la famille qu’ils avaient connue, ils avaient écrit à cette occasion, souhaitant
les revoir, après plus de vingt années sans nouvelles.
Assez étrangement, Charles, le plus souvent hostile à toute invitation, approuva :
il devait, d’ailleurs toujours témoigner d’un profond attachement pour cette
Normandie de ses premiers pas dans la vie. Ce ne fut que plus tard que le fils
réalisa le côté exceptionnel de cette rencontre avec deux Passés aussi différents
que celui retrouvé par lui-même et par son père : l’un retrouvait une page aimée
de sa vie ; l’autre voyait une page blanche, sur laquelle il mettait maintenant des
couleurs. Cela éclairait aussi cette véritable hantise du Temps pour son père.
Ce Temps qu’il ne fallait pas gaspiller, ce Temps qu’il voudrait, toute sa vie,
inclure dans ses toiles, souvenirs profonds plutôt qu’impressions d’un instant
passager, musique plutôt que photo. La musique contenait des pages d’Eternité
parce qu’elle se construisait autour du Temps. C’est pourquoi elle était pour lui
l’Art suprême, dont le tableau devait se rapprocher. Et, inconsciemment, son fils
en désirant écrire des poèmes, frappait, lui aussi, à la porte de l’Eternité en
voulant graver son nom sur le marbre.
Mais ces moments, malgré tous leurs efforts, s’envolaient, insaisissables !
Ils firent un court voyage, très émouvant pour tous. Je vis ainsi la maison où
j’avais vécu les premières années de ma vie, et dont je n’avais aucun souvenir ;
la maison avec une prairie verte, comme tout là bas, qui descendait vers la
route ; la barrière près de laquelle il allait partager en secret la soupe du chien
« Dick » et par-dessus laquelle la brave bête avait sauté pour aller manger les
saucisses du charcutier, avant de se faire renverser par une voiture.
La jeune et jolie fermière embrassa le jeune officier en uniforme. Les parents
s’embrassèrent entre eux et se souhaitèrent longue vie, puis on repartit vers
Paris.
Cela avait été un autre saut, celui là dans le plus que passé !
Charles voulait aussi montrer à ce fils toujours absent un lieu de prédilection.
C’était le Louvre (un autre était le Musée des arts décoratifs). Ils s’y
promenèrent. Beaucoup d’expositions avaient toujours lieu, mais rien ne
remplaçait le Louvre. Ils y consacrèrent tout un après-midi.
En rentrant, il lui montra de belles faïences Rouen le long du quai. Elles avaient
contribué à sa nouvelle théorie des rapports entre les bleus et les rouges. Fort
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heureusement, les assiettes cassées et recollées étaient abordables, et c’est
pourquoi il y en avait plusieurs à la maison.
Il était sans doute écrit par quelque romancier aimant les rencontres dans les
domaines les plus variés de ce Temps que nous n’arrivions pas à pas à saisir, que
ma chère Océanie allait soudain débarquer à Paris.
Comme pour provoquer le sort, j’apprenais par un courrier de François
Schloesingt, que le bon pasteur Vernier était de passage dans l’appartement de la
congrégation protestante du Bd. Arago. Je lui fis une visite, une visite du bout
du monde, et du bout du Temps. On se serra longuement la main, tout étonnés
de se retrouver ensemble, si loin de la colline au dessus de Papeete. Léodie et
Eliane étaient également pour quelques jours chez des amis, tout près, rue
Méchain avant d’aller ensuite voir la famille de leur père à Londres.
Je m’y y précipitai et les invitai le lendemain à déjeuner chez mes parents.
Elles étaient toujours aussi merveilleusement simples et belles, quoique moins
uniques en robes qu’en paréo. Quel étrange sentiment de se dire qu’il retrouvait
celle qui aurait pu devenir sa femme, qu’elle était là, devant ses parents, tout
simplement, et que tout aurait pu, peut-être, se renouer si leurs routes ne se
croisaient pas à nouveau, si vite, si vite…
Comme pour confirmer cette « ouverture à la Tahitienne », ses amours de là bas
l’ayant invité à une journée dans le charmant petit rez-de-jardin de la rue
Méchain, pendant laquelle elles avaient chanté, la brune et la blonde, maintenant
en robe, les airs qu’ils connaissaient si bien, et que leurs voix semblaient fixer
pour toujours, voilà que le groupe des quelque vingt matelots du Chevreuil se
trouva en permission à Paris, sans doute logé à Marine Paris.
J’appelle Fred Joliot-Curie au laboratoire, se souvenant qu’il avait eu un vague
parent à Papeete. Il est enthousiasmé : une soirée est immédiatement arrêtée
pour les jours qui suivent, dans la grande villa de Sceaux construite naguère
avec un prix Nobel (la famille n’avait que le choix).
Il fallait le caractère spontané et joyeux de ce génie de la science, si doué pour
construire d’abord la vie elle-même avec des pages nouvelles, pour faire de cette
soirée un événement quasi historique à l’échelle de la famille.
Cela fut indescriptible ! Qu’on imagine une vingtaine de Tahitiens dansant des
Tamurés de plus en plus endiablés, entremêlés de danses bretonnes jouées
comme d’habitude par Pierre Joliot, depuis longtemps habitué à jouer «à la
manière du Capitaine », et même presque mieux. Qu’on sache que les Tahitiens
aiment le punch et ne sont jamais « gris », qu’ils ont une capacité inépuisable à
danser et à rire… et qu’ils n’ont jamais froid en paréo. Etait-ce la chaleur de la
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danse, celle du punch, celle de l’ambiance, mais, le grand Fred et toute la famille
aimait raconter bien longtemps après que les murs étaient tellement imprégnés
de la transpiration des danseurs qu’il avait fallu se résoudre à les repeindre !
Chers Tahitiens ! Cher Fred !
Le midship ne se souvenait plus ni à quelle heure cela avait fini ni comment les
Tahitiens étaient repartis. Mais tout s’était passé sans la moindre histoire, dans
une étrange et pourtant si naturelle euphorie.
Mais quel dommage que Léodie et Eliane n’aient pas été là, ces fées de la
chanson ! Ces balises d’un souvenir déjà lointain !
322
Chapitre 33
La longue permission, si attendue et si méritée était finie. J’avais revu quelques
amis d’Océanie, notamment Gérard Wlérick qui, comme Robert Dalsace, avait
fini par être affecté à Paris après avoir manqué le débarquement. Il était passé à
l’improviste, affectueux et intéressant comme toujours.
En quittant Paris, notre midship abandonnait le monde de l’imaginaire, dans
lequel tournaient des impressions tellement mélangées qu’il ne savait plus, bien
souvent, quand il était, ni qui il était, balancé entre tant d’habitudes passées et
tant de nouvelles possibilités d’action. Il n’était plus l’enfant d’autrefois,
embarqué dans la passion de l’héroïsme : ce qu’il fallait faire maintenant était
autrement difficile qu’embarquer sur la goélette du Destin.
Eh bien ; il était nommé à l’Etat Major de la Marine à Toulon !
C’était une bonne nouvelle !
Il voulait rester en France. Que ceux qui étaient restés bloqués à Toulon eussent
voulu maintenant embarquer pour l’Indochine lui paraissait normal : tant mieux
pour le Chevreuil s’il repartait avec un nouvel équipage ayant soif de nouveauté.
Mais il ne demandait qu’à connaître ce Midi qu’il n’avait jamais vu, ce monde
méditerranéen encore étranger.
Il avait quitté Paris sous un temps gris et triste, par le train de nuit.
Et voilà qu’il arrivait par une belle matinée de ce début de mars, toute bleue de
ce Mistral déjà retrouvé comme un ami.
Il alla déposer ses valises au petit hôtel de la place Pujet, trouva la chambre triste
et alla déjeuner au cercle naval qu’il jugea agréable. Ne devant se présenter que
le lendemain à l’Etat Major, il alla voir le commandant du Chasseur 122, le
Lieutenant de Vaisseau François Bureau, qui le reçut chaleureusement. Que
323
c’était bon d’avoir un ami de cette trempe sur la place de Toulon ! Il lui fit le
plaisir de faire un petit tour d’exercice sur rade. C’était une merveille de sentir
cette coque si évolutive se propulser sur l’eau, tournant « dans un mouchoir » et
s’arrêtant sur une faible distance. Les postes de combat ne prenaient pas plus
que quelques minutes : il serait prêt à intervenir immédiatement à la moindre
alerte, et nul doute qu’avec François Bureau, les canons seraient tout de suite en
action !
Pour se donner l’air d’un vieux loup de mer, notre midship, dans ses heures de
flânerie se mit par la suite à fumer la pipe avec un excellent tabac anglais acheté
à Gibraltar. On verra par la suite comment il fut amené à cesser cette mauvaise
habitude.
En attendant, il avait pris ses fonctions essentiellement administratives et de
garde à la Préfecture Maritime.
Son supérieur direct était un homme d’une parfaite courtoisie et de caractère
agréable.
Tout se présentait bien !
Cette brève période de solitude dans une ville nouvelle était très différente de
celle qu’il avait vécue lors de son cours radar à San Francisco : il était
maintenant en France, dans son pays retrouvé ; il avait revu, vivants, ses parents
et ses amis ; aucune inquiétude ne planait sur son avenir immédiat ni sur sa
carrière. Cependant, privé de la camaraderie qu’impose la vie à bord, cette totale
liberté dans l’absence d’un idéal élevé et simple, commençait à lui peser. C’est
ainsi que l’idée d’écrire le roman de sa vie commença à germer dans son esprit,
plutôt que d’inventer une nouvelle dans le cadre de Tahiti. Dans la monotonie
quotidienne, il n’aurait qu’à puiser dans la foule d’événements de son histoire
pour dire tant de choses !
Toute la difficulté était de commencer. Qui avait dit que le plus difficile, c’est la
première phrase ? Je la ferai demain, se disait-il, ignorant qu’il lui faudrait
attendre plus d’un demi-siècle. N’est pas écrivain qui veut !
Ces vagues projets ne devaient pas durer, car moins de trois semaines après son
arrivée à Toulon, notre midship recevait l’ordre d’embarquer sur l’aviso la
Moqueuse.
Ce bâtiment était, comme la majorité de la flotte, basé à Toulon.
C’était un aviso dragueur. Il différait des avisos coloniaux comme le Chevreuil
par le fait qu’il n’avait pas de « teugue », c'est-à-dire de plage avant relevée :
comme sur la majorité des navires, sa coque était horizontale. Elle avait
cependant la particularité d’être arrondie sur les bords où prenait le pont, sans
324
doute pour mieux passer dans la vague, car elle était basse sur l’eau. L’ensemble
était beaucoup moins élégant que celui des avisos coloniaux. Par ailleurs,
l’absence de pont en bois y rendait les mouvements sur le pont bien moins
agréables et plus sonores.
Qu’importe : c’était un aviso ! Il ne serait pas dépaysé. On, l’avait sans doute
considéré comme un spécialiste en avisos, là haut, à Paris, à moins que l’Etat
Major ne lui ait fait une gentillesse, ou, plus vraisemblablement encore, était-ce
une classification facile à faire dans un bureau. En tout cas, il était ravi !
C’est sur cet aviso que notre jeune midship allait terminer son aventure.
Il ne fut pas long à le trouver, à quai dans l’arsenal, du côté de la porte
Castignaux, où des travaux de remise en état allaient le garder une bonne partie
du mois d’avril.
Comme un ancien du bord, il gagna le carré, qu’il aurait pu trouver les yeux
fermés, se fit montrer sa chambre, qui se trouva être la même que sur le
Chevreuil et fit sans tarder la connaissance des officiers, dont une partie allait
débarquer et l’autre embarquer.
L’un dans l’autre, la personnalité des divers caractères de la Moqueuse était
beaucoup plus marquée encore que ceux du Chevreuil, pour le plus grand plaisir
de notre midship. Sans mentionner ceux qui partaient, il allait se trouver entraîné
dans l’ambiance de grande chaleur humaine qui régnait à bord.
La figure de l’officier canonnier Robert Blot, avec lequel il allait permuter, en
assurant de surcroît le radar, était sans doute la plus en accord avec la mentalité
du commandant. Nul mieux que lui ne possédait cet esprit de fête qu’il fallait
savoir manifester à chaque occasion, voire susciter. Au demeurant le meilleur
des camarades, dénué de toute susceptibilité et d’une constante bonne humeur, il
se destinait à la Marine Marchande, comme la majorité des Français Libres. Il
avait tenté de s’évader en juin 1940, mais une avarie de machine avait forcé le
bateau à rallier Casablanca. Il était retourné en France, et accompagné d’un
camarade, embarqué récemment sur le Chevreuil pour me remplacer, avait quitté
Paimpol (lui aussi) sur une barque de pêche, en janvier 1941. Quelle joie, quand
ils avaient été recueillis, épuisés et désespérés par le destroyer H.M.S Kelly !
Sorti du cours d’officiers du Théodore Tissier, il avait embarqué, finalement, sur
la Moqueuse et pris part aux opérations en Méditerranée.
Dans un genre opposé, animé d’une exigence intérieure qu’il poussait toujours
plus haut, allait embarquer un midship du nom de Jean Claude Gardin. En juin
1940, il avait rejoint Sète à bicyclette avec son camarade François Schloesing
(dont je découvrais ici le point de départ) et s’étaient glissés sur un cargo anglais
325
chargé d’aviateurs tchèques à destination de Gibraltar. Il avait rallié la France
Libre en septembre 1940, dissimulant son trop jeune âge, doutant que les
services de recrutement eussent connu le vers pourtant célèbre : « la valeur
n’attend pas le nombre des années ». Ce jeune, ce trop jeune midship (il était né
en 1925), d’une valeur exceptionnelle, avait tout pour devenir le plus brillant
amiral de France et de Navarre. Du reste, il avait largement fait ses preuves en
prenant part activement au débarquement en Normandie à bord du torpilleur
d’origine britannique la Combattante, canonnant presque à bout portant une
pièce d’artillerie. Plus tard quand le navire, torpillé par un sous marin de poche,
sombrait, complètement retourné, il avait réalisé qu’il fallait nager vers le fond
pour gagner la surface. C’est le seul épisode qu’il aimait raconter, en expliquant
qu’il avait ainsi perdu sa bonne audition, seule « blessure de guerre ». Passant
sous silence ses mérites personnels, il ne manquait pas de citer le sang froid de
son commandant pendant le canonnage pour justifier le mépris qu’il témoignait
pour l’arrivisme de temps de paix d’officiers trop zélés ou la médiocrité trop
souvent rencontrée.
Un personnage particulièrement attachant et qui, comme Jean Claude Gardin,
allait devenir un réel ami, était le B.N.L.O. Norman Hampson. Historien de
formation, spécialiste de la Révolution Française, réfléchi et discret, il était la
parfaite synthèse entre l’aristocratique Templeton et le bon vivant Jackson. Il
aurait sans doute pu être à rapprocher de Terdree, le B.N.L.O. de l’Annamite, si
j’avais pu l’avoir sous les yeux, ou au moins me souvenir de son prénom, si
important en Angleterre.
Norman Hampson parlait bien le Français, ce qui était banal, mais il connaissait
l’Histoire, même celle de la France, infiniment mieux que tous les officiers de la
Moqueuse réunis. Cela ne l’empêchait pas d’évoluer au milieu d’eux avec la
plus grande modestie, son sens de l’humour n’étant pas toujours compris
pourtant, jusqu’à l’arrivée des nouveaux embarqués. Amateur de grande
musique, il n’allait pas tarder d’appeler notre midship son « doux Mozart »,
épithète qu’il utilisait parfois pour affirmer son alliance avec lui contre les
moqueries de Jean Claude Gardin qu’il raillait à son tour, ignorant que celui-ci
deviendrait plus tard son beau-frère.
Il avait gardé un véritable culte pour l’ancien commandant, Jean Marie Moreau,
qu’il devait honorer dans de futurs mémoires de guerre, rédigés avec un esprit
très vivant, récit personnel d’un historien témoin de son temps dans un
« understatement » très anglais. Ces mémoires s’intitulaient « It was not really a
war ».
326
La figure de proue de la Moqueuse, le Second étant sur le point de débarquer,
était bien évidemment le commandant Ploix, de la promotion 1927 et sorti de
Polytechnique. D’une quarantaine d’années, pilote de chasse, il ne passait nulle
part inaperçu, pas même d’un patrouilleur qui l’avait intercepté devant Marseille
alors qu’il tentait de rallier Gibraltar sur un yacht, en octobre 1940. Condamné à
5 ans de prison et dégradé par Vichy, il était parvenu à gagner l’Espagne en
décembre 1943. Engagé dans les F.N.F.L. en référence à sa date de première
évasion, il était nommé au commandement de la Moqueuse en avril 1944,
participant ainsi au débarquement de Provence.
Une singulière impression d’autorité se dégageait de cette figure de taille
moyenne, dont les yeux gris bleu aux trois quarts ouverts vous fixaient, à
l’ombre d’épais sourcils, auxquels la tête légèrement inclinée donnait un rôle
intimidant. C’était un regard qui ne laissait rien passer, un regard de chasseur
qui sait distinguer le bon chien du renard ; le regard d’un homme qui ne craint
rien et ne plie jamais devant une autorité de façade. La voix était grave et forte,
sans la moindre hésitation. Homme d’action, bien sûr, il l’avait prouvé devant
l’occupant, n’hésitant pas à s’évader deux fois, puis dans le commandement de
son navire. Mais, l’action finie, il fallait se manifester face à la routine des ports.
Il fallait que sa Moqueuse soit remarquée partout où elle passait : Que diable !
Son commandant n’était pas n’importe qui ! Il ne fallait pas oublier la France
Libre !
En Robert Blot, il avait trouvé un supporter insurpassable. Jamais on ne pourrait
l’égaler !
Cependant, le commandant, très aimable autant qu’invita le nouvel embarqué à
déjeuner dans son carré dès le lendemain. Il tint à voir de près les améliorations
à apporter à la direction de tir en utilisant les informations du radar. C’était un
vrai polytechnicien, qui aimait la théorie ! Cela plut à notre midship.
Le midship était enchanté de son embarquement, sous tous les points de vue.
Une démonstration de « l’esprit Moqueuse » ne manqua pas d’être faite peu de
jours après, à propos de la fête de Pâques, lorsque le « pacha » prolongea une
soirée à Toulon, à quatre heures du matin, en remorquant une charrette portant
un écriteau « Moqueuse partout pour la victoire » jusque chez l’officier en
second où on alla manger du Roquefort et boire du vin rouge en chantant des
chants de Marins, pour lesquels Blot était incollable autant qu’irremplaçable.
Le midship ne poussa pas son admiration pour l’ « esprit Moqueuse » jusqu’à en
partager ses excès nocturnes, fût-ce en de rares occasions. Il pensait qu’ils ne
pouvaient que nuire à la réputation de ceux de la France Libre aux yeux de ceux
327
qui ne connaissaient pas le caractère très particulier du commandant. Tout aurait
été bien s’il agissait individuellement ; mais il savait bien que cela ne pouvait
être le cas dans une petite ville maritime comme Toulon, même en tenue civile,
ce qui était le cas. Plus important encore : il n’aimait pas veiller !
Mais, fier d’être sur un navire aussi sympathique, il aimait vivre à son bord, être
de garde au mouillage, regarder les montagnes crayeuses du Faron, du Coudon,
des Baux de quatre heures tracer leur ligne blanche contre le ciel et en dessus de
Toulon, où il allait se promener dans le repos que donne le désœuvrement,
parfois invité un peu plus loin, au Mourillon, par son vieux camarade Marcel
Devaux, qui venait de se marier avec la si lointaine et si douce Stella, enfin
retrouvée. C’était un bonheur de les voir… mais ils étaient heureux et vivaient
cachés les jours où Marcel était au mouillage. Les autres jours, elle peignait,
chose rare dans la Marine.
Parfois, faisant les cent pas sur le pont pendant ses tours de garde, il se prenait,
par une étrange aberration, à trouver, oubliant l’absence de cocotiers, une
certaine ressemblance entre les montagnes et celles de Tahiti… mais cela ne
durait pas : il était bien à Toulon !
Sa remise en état achevée, la Moqueuse se trouva envoyée à Gibraltar pour
convoyer un bateau.
On était en début de mai 1945.
À peine réaccoutumés au grand rocher et au charme anglais de l’escale, au
voisinage d’un escorteur dont notre misdship connaissait le commandant, ils
furent invités à un cocktail par un B.N.L.O. qui se trouvait être le sympathique
Terdree, ancien de l’Annamite, et présentés à de charmantes W.R.E.N.S, ces
jeunes filles en uniforme de la Royal Navy, dont l’une fut trouvée éblouissante.
Elle était irlandaise et s’appelait Laetitia.
Il pensait à cette rencontre le lendemain, jour de son anniversaire, quand
l’Armistice avec L’Allemagne fut annoncé et rendu officiel 8 Mai.
Il est difficile de décrire l’atmosphère qui régna pendant le reste du séjour à
Gibraltar, pendant lequel notre midship ne savait plus s’il fallait attribuer son
bonheur à la Victoire, que le Ciel faisait tomber le jour de sa naissance, ou à
l’apparition qu’il tentait vainement de retrouver.
En quittant Gibraltar, pensant déjà à sa prochaine permission à Paris, il
remerciait le destin de l’avoir placé dans un port britannique pour ce V Day si
attendu, si miraculeux.
Sans l’Angleterre, tout était perdu. Il fallait vivre cette victoire en Anglais…ce
qu’il avait fait avec la si délicieuse W.R.E.N.
328
C’est en quittant Toulon pour prendre le train de nuit pour Paris que la douane
française lui rendit le grand service de prolonger sa vie, en confisquant une
valise de tabac à pipe anglais destiné à son père, accoutumé à fumer sous
l’occupation. Stupidement (heureusement ?), il n’avait rien déclaré n’ayant pas,
il faut l’avouer, tout le respect à son égard que mérite ce service national dirigé
par un polytechnicien haut placé mais inconnu.
Il passait seulement cinq jours à Paris en ce milieu de Juin. En arrivant à la
station Denfert-Rochereau, le ciel était gris et triste sur les jardins verts de la rue
où il se souvenait si bien avoir été lire des textes de Français pour l’oral de son
premier bachot. L’heure était trop peu avancée pour sonner au quatrième étage,
et il se sentit seul en regardant le jardin où il travaillait. Que n’avait-il à ses bras
l’adorable Laetitia ? Avec elle, il aurait su qu’il était vraiment un homme
nouveau, emporté par une flamme qui semblait l’abandonner dès qu’il quittait
l’uniforme. Cette importance de l’uniforme, qu’il n’avait jamais réalisée, le
frappa soudain : en civil, il ne se distinguait pas des autres, et cette vision de
l’extérieur le pénétrait soudain de l’intérieur. L’uniforme le protégeait du passé !
Quelle chance ! La chance de sa vie ! Il en avait tant besoin !
À huit heures du matin, il était monté, rapidement avec sa valise légère, croisant
le premier flûtiste à l’Opéra, Lucien Lavaillotte qui, naguère, laissait filer vers le
plafond du quatrième étage les beaux airs qu’il travaillait, quelquefois
entrecoupés d’un coup de pied réprobateur quand il s’agissait d’un élève peu
doué. Celui-ci arrivait de Stuttgart, ravagé par les bombes, où il avait donné un
concert. Il prit le temps de parler au midship qui venait des pays anglais, pour lui
dire le plaisir qu’il avait de le revoir, ajoutant : « Vous verrez ! Nous sommes
plus proches des Allemands ». C’était inattendu, presque choquant en ces heures
de Liberté enfin retrouvée après une terrible et honteuse occupation, mais
musicalement, c’était le cas, et la guerre finie, il annonçait en quelque sorte le
geste historique entre de Gaulle et Adenauer. Lui serrant la main, j’avais
continué et sonné chez mes parents.
Tout allait bien, de mieux en mieux puisque la paix était revenue, en Europe en
tout cas.
La précieuse rue Froidevaux avait retrouvé tous ses passagers, tel un bateau
rentré au port après un long voyage.
La famille Perrin, revue miraculeusement à New-York était rentrée. Après un
séjour à Londres, sous les V2 puis les V3, elle était au complet au 6ième étage.
J’allai les embrasser dans une joie complète. Tous étaient là ! Ils racontèrent la
traversée dans le grand convoi, avec les escorteurs qui dansaient sur l’eau
329
comme des plumes autour des lourds cargos, l’attente interminable quand un
V.2 cessait de faire du bruit et commençait à tomber, à laquelle avait succédé le
vol silencieux du V.3, infiniment moins éprouvant, puisqu’on mourait sans avoir
eu la crainte de mourir, somme toute idéalement.
Le troisième étage avait retrouvé l’illustre Emile Borel et son épouse Camille
Marbo ; lui, le grand Mathématicien qui avait marqué le calcul des probabilités
(ma passion du moment, qui me servirait plus tard), elle maintenant Présidente
de la Société des gens de Lettres. Il avait été interné à la prison de Fresnes, on se
souvient, avec Louis Lapicque (le cher « oncle Louis ») et le non moins célèbre
professeur Langevin, puis s’était retiré dans sa région de Ste Afrique où il avait
aidé la Résistance. Emile Borel embrassa son partenaire aux échecs, et l’invita à
venir le voir depuis Toulon à bicyclette, dans sa villa de Cavalaire, achetée
naguère à madame Curie. Madame Borel l’embrassa chaleureusement, en lui
indiquant quelques livres à lire. Que faut-il faire pour bien écrire ? demanda-t-il
à l’écrivain. « Observe, et fais des phrases courtes ! » lui dit-elle. Il avait le
temps.
Hélas ! La si belle villa de la rue du Val de Grâce était vide à jamais !
Cependant, j’avais pu revoir la grande amie d’Aline, Guiton, rue Mizon, où elle
me donnait des leçons de violon.
J’avais revu aussi la famille du professeur Pierre Auger, le frère de ma tante
Coletta, dans cet appartement de la cité universitaire, où l’on se réunissait
souvent avant guerre. Le plus intelligent de tous, disaient de lui tous ceux qui le
connaissaient, regrettant qu’il n’eût pas eu le prix Nobel pour le découverte de
« l’électron Auger » ni, dans l’étude des rayons cosmiques, pour « les grandes
gerbes d’Auger », toujours un domaine à prolonger.
Au premier abord intimidant par son aspect professoral, accentué par une forte
myopie qui le forçait à rester droit en gardant ses distances, il était en réalité
l’homme le plus gentil du monde, d’une extrême courtoisie, d’une prévenance
constante envers les femmes, d’une étonnante modestie dans la conversation,
d’une absence totale d’intolérance sur les questions épineuses de religion, il
savait toujours se mettre au niveau de l’interlocuteur. Le plus beau compliment
de lui était venu d’un grand scientifique. Il avait dit « Ce qui est merveilleux
avec cet homme, c’est qu’il vous donne toujours l’impression qu’on est aussi
intelligent que lui ! ».
Qui d’autre que lui aurait pu être surpris en train de jouer, plus tard avec une
petite fille de trois ans sous une table au cours d’une visite chez ma future
femme et moi, dans une vie à venir ?
330
C’est pourtant chez ce flambeau d’intelligence, en présence de son épouse
Suzanne, aussi charmante que brillante, ainsi que de quelques invités, qu’allait
circuler une nouvelle extravagante. Il fallait le réel talent d’un jeune ami de mon
frère François, du nom devenu célèbre, d’Alain Bombard, pour faire croire à
tous l’histoire suivante, entraînés par une mythomanie qui tenait du génie (avant
de le faire traverser l’Atlantique).
Il avait été témoin de l’arrivée gare du Nord, d’un convoi de déportés dans des
conditions scandaleuses, dont le gouvernement devrait répondre. De pauvres
gens, dans un état d’abandon total, vêtus de guenilles étaient arrivés, sous ses
yeux, dans la soirée. C’était la raison de son léger retard (il n’était sans doute
pas invité). Heureusement, il était là et avait pu porter secours à quelques
malades en trop piteux état. Et plus on lui demandait des détails, plus ils se
précisaient : il avait lui-même cautérisé quelques plaies avec les moyens du
bord, fait diriger les cas les plus graves vers l’hôpital le plus proche. C’était
incroyable ! Quelle incurie disait tout le monde.
Le lendemain, Suzanne téléphonait à un ami au ministère. Non ! Aucun train
n’était. Jamais arrivé.
Cet épisode comique donna une note imprévue aux réunions qui se présentaient :
Un déjeuner eut lieu au 6ième, avec à table les filles Auger, que j’aimais
beaucoup et revis avec émotion : Miette, qui était presque une sœur pour lui,
débordante de vie et d’affection. Elle servait dans l’armée ; Catherine, sa jeune
sœur aux yeux bleus, devenue étonnamment belle ; Claire Chavannes, toujours
aussi intimement charmante, chez qui on allait souvent au Printemps, dans son
jardin de Fontenay aux Roses.
Idiot ! se disait-il : elles sont aussi bien que toutes tes Anglaises ou que tes
Tahitiennes !
Mais il n’avait pas le temps de les revoir. Peut-être aussi avait-t-il besoin d’un
amour lointain ?
La veille, au cours d’un déjeuner au 4ième étage, j’avais eu la joie de revoir la
tante Marie, sœur de mon illustre grand père. Elle, qui avait tant aidé le
malheureux faible en maths, ainsi que son frère, parfois trop dépensier avant son
prix Nobel, fut très émue de le revoir, fière de sa carrière dans la Marine, qu’elle
lui conseilla de ne jamais quitter.
Au dessert arriva tante Jeanne, autre personnage remarquable. Aline la guettait
toujours par la fenêtre et s’écriait « Voilà tante Jeanne ! ». C’était une sœur
aînée de sa grand-mère Mimi. Célibataire, elle n’était jamais sortie seule avant la
quarantaine, à la mort de sa mère.
331
Elle travaillait à la bibliothèque nationale, habitait sous les toits d’un vieil
immeuble de la place St. Michel et mettait de côté chaque centime de son
maigre salaire pour racheter la merveilleuse « villa Montmorency » de la porte
d’Auteuil, achetée par son père à son retour d’Algérie vers la fin du siècle
dernier, et qu’il avait fallu vendre lors de la succession. Elle aussi était fière de
voir son petit fils en uniforme et, sachant son intention d’écrire, le voyait déjà en
Académicien. C’était aussi un rêve, mais elle vivait de rêves, comme lui, sans
doute. Ils lui permettaient de vivre dans son bonheur intérieur entre son
appartement sous les toits, en haut de son escalier de service, la bibliothèque
nationale, où elle allait à pied, et les visites qu’elle faisait à sa famille.
Peu de temps après arriva un fidèle camarade et ami de Charles à l’Ecole
Centrale, puis un véritable héros de la France Libre du nom de Lionel Bénéton,
qui avait fait toute la guerre dans la Légion, depuis l’Afrique jusqu’en Alsace. Je
fus heureux de le présenter à tous. « Puisque vous voulez des héros, en voilà un
authentique », avais-je envie de dire, d’autant plus que ce héros, comme presque
toujours, était d’une profonde modestie, et d’une grande douceur. Cherchant un
travail dans le civil, il allait se faire dire : « Pendant que vous faisiez la guerre,
on travaillait, nous ! »… Il est vrai qu’il avait la croix de la Libération.
Un ou deux jours plus tard, le programme avait été tout autre.
Charles, en effet, était passionné par les plats de Rouen, comme on l’a vu. Il
m’entraina donc dans une chasse aux faïences, et finit par m’offrir un
magnifique plat pour mettre dans ma cabine et penser à lui.
Par un hasard propice, nous pûmes aller voir Mrs Mickelreed, de passage à
Paris, toujours aussi agréable et intéressante. Elle était le témoin vivant et
inespéré d’un autre monde, le lien entre le Réel et l’Imaginaire. On parla de la
Bretagne, encore et toujours, de l’oncle Tintin, des voyages, de l’Angleterre et
de la France, thème jamais épuisé. Ce nom de Mrs Mickelreed devait avoir
frappé Charles, car bien des années plus tard, il l’avait mentionné après une
promenade au cours de laquelle il avait débarqué afin d’explorer le fond de la
baie où devait être le maison restée mystérieuse où elle avait habité.
Le lendemain avait été le jour où « monsieur Debierne », le plus romantique des
chimistes du monde et ami fidèle de Charles et Aline était passé au dessert. Le
crissement de semelles neuves indiquait qu’il avait reçu les belles chaussures en
cuir achetées à Gibraltar, finalement trop petites pour son père, qui les lui
avaient données. Personne ne les méritait mieux que lui.
De sa belle voix de ténor, vibrante et chaude, simple et sans vain pathos, il avait
chanté « Le temps des cerises » ; puis on avait parlé de souvenirs communs,
332
notamment de la belle promenade en auto qu’il avait faite en vallée de
Chevreuse, peu avant la guerre, avec Aline et ce fils tout juste opéré des
amygdales.
Le soir, étaient venus dîner une personne fort originale du nom de Madeleine
Rousseau, spécialiste en art africain, auteur d’un livre sur la migration des
peuplades du Sahara en Egypte, à l’époque lointaine où cette vaste région de
savanes et de forêts s’était transformée en désert. Charles aimait parler avec elle
d’art nègre. À table étaient aussi Jean Freudiger, qui avait, avec son frère
Rodolphe, traversé la manche sur la Manou, et fait la guerre brillante que l’on
sait, ainsi que l’ami fidèle d’avant guerre Jean Combrisson, fils de « Guiton ».
Puis, le Maestro André Tournier, puis Jean Bazaine étaient passés…on n’avait
pas le temps de s’ennuyer.
Le lendemain, dernier jour, après le défilé pour l’appel du général de Gaulle, il
avait fallu repartir.
Dans le train, je m’étais retrouvé avec François Bureau, remonté à Paris pour le
défilé et surtout pour prendre contact avec l’amiral d’Argenlieu, dont il devenait
aide de camp après passation de son commandement. Il me raconta
l’extraordinaire combat contre les trois vedettes allemandes et m’invita à un
ultime repas sur son Chasseur 122.
333
Chapitre 34
Arrivé à Toulon, le midship avait retrouvé sa Moqueuse.
L’ambiance particulière ne fut pas changée par le remplacement quasi simultané
du commandant et de l’officier en second, aussi étonnant que cela puisse
paraître. Sans doute, la mentalité du bord était-elle si fortement enracinée qu’il
eût fallu lui infliger une forte secousse pour la bousculer, comme l’arrivée de
personnalités autoritaires et étrangement maladroites pour prétendre s’imposer à
un bâtiment de la France Libre.
Tel ne fut pas le cas.
Que ce fût le résultat d’un heureux hasard, ou plus vraisemblablement un choix
judicieux, cette passation de pouvoir se passa le mieux du monde.
Le commandant Fournier était littéralement l’opposé de son prédécesseur : doux
plutôt qu’autoritaire, timide plutôt que voyant, cherchant toujours le compromis
plutôt que le risque de s’imposer par la force, d’une extrême prudence dans les
relations avec l’autorité supérieure plutôt que désireux de se singulariser par
quelque action d’éclat, il était à bien des égards, caractéristique de l’officier de
temps de paix. On ne pouvait l’imaginer prenant le risque de casser une carrière
assurée dans le corps de la Marine pour une grande aventure entreprise contre la
hiérarchie, de surcroit aux côtés de l’ennemie de toujours et après Mers el Kébir.
Et c’était là, finalement, que se trouvait la fissure entre la Marine de la France
Libre et la Marine Nationale ; entre les quelques uns qui étaient partis et tous
ceux qui, suivant la seule discipline, étaient restés, fidèles à la tradition, couverts
par la haute figure du maréchal Pétain. On ne peut pas demander à tous d’avoir
la folie du génie !
334
Je comprenais aussi pourquoi les commandants de la France Libre étaient
parfois plus abrupts que ceux restés en France: ils avaient trop de caractère, ce
qui n’excluait pas dans des cas exceptionnels une grande douceur, comme chez
le commandant Cabanier. En tout cas, le commandant Fournier était d’un
tempérament égal et agréable. Tout au plus n’avait-on pas compris pourquoi il
avait demandé un pilote pour rentrer dans le port de Cannes, d’accès
apparemment si facile.
Le Lieutenant de Vaisseau Buisson était, de son côté un Second de l’espèce la
plus cordiale, au point de faire paraître distant l’affable prédécesseur connu sur
le Chevreuil. Il demandait parfois à un midship s’il voulait bien aller faire un
tour à la plage avec lui sur sa grosse Harley Davidson de l’U.S. Navy.
C’est avec cette équipe que la Moqueuse avait fait dans le courant du mois
d’août, une tournée de représentation en Tunisie, pour montrer le pavillon
français. Le midship, découragé d’être privé même de la vue de sa Bretagne
d’été avait presque cédé à la tentation de suivre Jean-Claude Gardin dans son
entreprise de carrière d’archéologue, que la terre de Tunisie semblait suggérer
dans le cadre antique de la Méditerranée. Le commandant l’en avait sagement
déconseillé, avec son grand bon sens, et le non moins sage Norman Hampson,
étranger à la Marine, mais parfaitement au courant de la vie à bord de la
Moqueuse, avait été d’avis également, d’abandonner ce projet utopique.
C’était la dernière grande croisière de le la Moqueuse, et le midship était parti en
permission, cette permission tant attendue depuis si longtemps.
Après un long voyage en train, il était arrivé à la gare de Guingamp, où le petit
train d’autrefois l’attendait.
Il était toujours là, le vieux petit train, avec sa locomotive noire à la haute
cheminée qui crachait vers le ciel sa fumée grise. Ils n’avaient pas changé, les
vieux wagons verts, courts et hauts, comme grimpés sur leurs pattes.
Il partit comme autrefois, cahotant avec hésitation, puis avec confiance, tandis
que les grincements du départ faisaient place à un rythme rassurant. Comme
autrefois, il commençait par compter les traverses une par une, très lentement
puis de plus en plus vite, et, finalement, les groupait par trois, de sorte que, le
rythme de croisière atteint, on n’entendait plus qu’une sorte de chanson de
rigoureuses anapestes de deux brèves et une longue, qui berçait le voyage dans
son rythme envoûtant.
C’était bien lui, le cher petit train ! Il n’avait pas abandonné le poste. Que serait
devenu Paimpol, privé de son dépaysement poétique? Plus que cela, ce pays
devait rester comme un pays du bout du monde, un pays d’un éternel Autrefois.
335
Cet Autrefois, le petit train l’écrivait déjà dans l’âme du visiteur. Et je le
reconnaissais.
Heureusement, il était toujours là, le petit train, pour celui qui revenait d’un
monde si lointain. Il lui disait : « regarde avec moi : rien n’a changé dans le
Paradis de ton Enfance ! ».
Il s’arrêtait à quelques gares et en sautait d’autres, sans savoir pourquoi. Et puis,
il arriva sur la rivière et sa fumée devint comme imprégnée d’odeurs marines,
que j’aspirais avec délice.
De là, en surplombant les rives réapparues, il s’était élancé avec des sifflements
de joie, le long des hauts sapins toujours verts, puis face au château qui gardait
l’accès de la haute rivière, comme un coursier qui reconnait son écurie, vers
Paimpol. Tout essoufflé, il était arrivé.
La gare n’avait pas changé, ni la ville, épargnée par la guerre. Après avoir
attendu, j’avais finalement trouvé le car, en retard à cause d’un mariage, disait-
on. Le car, lui aussi, connaissait la route, que j’avais parcourue tant de fois en
bicyclette. Je ne perdrais pas de temps à monter à pied la fameuse côte de
Kerroch par le petit chemin, connu des initiés, cette côte où dans la descente on
se couchait sur le guidon, en roue libre, pour voir qui irait le plus loin.
Au niveau du chemin menant à Ty Yann, j’aperçus ma mère, Aline. Elle
revenait de ce mariage, celui d’une jeune fille du grand hôtel de la pointe, dont
les propriétaires possédaient également les vedettes vers l’île Bréhat et les cars
qui assuraient la liaison avec Paimpol.
Ils longèrent le chemin. Les cyprès avaient poussé très haut, ce qui donnait une
atmosphère plus sombre et plus mélancolique. Passé le garage, au bout de la
courte allée, c’était toujours, le jardin où l’on jouait et, où les jours de chaleur,
on aimait lire à l’ombre des tilleuls ou prendre le thé. Puis, sitôt après, c’était Ty
Yann, la maison des vacances où, nous étions tous venus jusq’au désastre de
1940.
De l’extérieur, rien n’avait changé, ni du côté de la cuisine jaune par lequel on
arrivait depuis la route, ni de celui de la terrasse dominant la mer. Les sapins
dans lesquels on grimpait pour lire les romans policiers de Jean étaient toujours
là, inchangés, comme invitant à de nouvelles lectures. Ils bordaient toujours
avec la même netteté le départ du chemin en pente douce qui descendait en
fermant la propriété en dessus de Roch-ar-Had, de Tashen Bihan et de Notéric,
les domaines plus anciens de l’oncle Louis, du Capitaine et de l’oncle Tintin, les
seuls donnant directement sur les rochers de « l’accostage » ou sur la plage.
336
La terrasse était comme avant ; l’herbe avait poussé, mais le long rebord de
granit rose n’avait pas pris une ride, ni les encadrements semblables des grandes
vitres, restées intactes, de la salle à manger ; les fleurs avaient disparu.
On s’embrassa, dans l’émotion de ce grand jour, qui était comme un miracle
auquel il avait fallu croire, et qui était arrivé. Mon père descendit du grand
atelier fait pour le grand peintre à venir en haut de Ti-Yann. Il était le premier à
acheter un vieux canot du pays : L’Eglantine et l’Axone avaient disparu dans le
désastre, et maintenant était venu l’après guerre et les petits bateaux individuels.
Il ne peindrait plus dans son bel atelier, mais à Paris, dans les souvenirs qu’il
aurait de ses navigations au milieu des îles et des grèves. Sans vouloir affronter
la fin de l’ancien temps, je réalisai que, dans les décisions des successions,
c’était Roch ar Had qui revenait à mon père, ce qui expliquait peut-être le
changement de programme de sa peinture d’été. Et cette austère, cette unique
maison, c’était pour moi un saut très loin en arrière dans le Temps à la saison
qui se terminait à mes cinq ans ! Le Futur ne serait plus jamais le Passé.
La famille de Francis et de Coletta, peu vue depuis New-York, était là au
complet. Lui, dans le culte émouvant de la grande figure qu’il portait en lui,
allumait les feux de bois dans la monumentale cheminée au linteau de granit et
présidait à table à la place du disparu, faisant le mieux possible pour le
remplacer. Que l’atmosphère avait donc changé ! Quelle joie par rapport aux
jours sombres de 1940, où seules étaient présentes les femmes, Aline et Coletta.
Mais alors, Jean, l’âme de Ty Yann vivait toujours, et c’était son absence qui
était soudain révélée à table, et avec elle l’adieu à l’autrefois.
Mais qu’importait ! La victoire était venue ! Jean serait tellement heureux de se
retrouver ici. Il fallait l’être pour lui.
Je reconnus la grande salle à manger au dallage bleu et aux murs orange choisis
par mon père. Il faudrait pourtant effacer une inscription en allemand sur un mur
et remettre en place dans la bibliothèque de la soupente où on jouait aux échecs,
des livres mis en sécurité par une voisine.
Montant l’escalier depuis la salle à manger je revis, inchangées, la chambre
bleue, où je dormais avec mon frère François, suivie de la chambre jaune citron
de mon frère Denis, puis celle, vert-pomme des parents et, en face la chambre
lilas de ma grand-mère Mimi où, avec François j’allais frapper sitôt réveillé,
pour qu’elle lise un chapitre des « Misérables » ou du « comte de Monte-
Cristo » ». Comment l’oublier cette phrase d’accueil à « la nation la plus
favorisée ! », qu’elle prononçait en leur offrant des madeleines depuis son lit,
alors que personne n’avait lu Proust ?
337
De là, traversant le « bureau de Jean », je trouvai la chambre rouge. La table, ni
le lit, rien n’avait bougé depuis la plus longue nuit de mon histoire cette terrible
nuit où il avait fallu choisir entre tant d’inconnus et tant de drames possibles.
C’est là que, libre dans la grandeur sublime de sa mère, j’ avais voulu faire
mieux que Lord Jim.
Je redescendis.
Puis, je voulus retrouver Roch ar Had.
L’oncle Louis était resté à Paris, devant le mauvais état de la maison,
endommagée à la suite de l’occupation, pendant laquelle elle avait servi de siège
d’état major, le jardin servant de cadre à plusieurs « bunkers ». On était dans
l’après-midi, et plusieurs groupes de prisonniers s’évertuaient à déminer les
falaises et quelques accès, heureusement répertoriés (espérait-on).
Qu’importait ! Celui que j’avais été voulut refaire le parcours de ce 18 Juin, et
revoir dans l’imagination la figure de l’oncle Louis, comme si leur conversation
était restée dans ces lieux, chassant à jamais la honte de l’occupation.
Je montai sur la terrasse, d’où toute la baie est là, réunie sous les yeux, d’un seul
regard, comme de la passerelle d’un paquebot au mouillage. Je me souvenais
que l’oncle Louis lui m’avait, presque confidentiellement, montré le point de
vue de cet endroit qu’il avait lui-même conçu pendant la première guerre
mondiale, en extension verticale de la construction achevée en 1900, la première
sur la baie. Je réalisais que, sans l’initiative de cet homme, là aussi exceptionnel,
cette maison n’aurait jamais existé, ni ce lieu qu’il avait peuplé de ses amis, et
que, sans elle je n’aurais jamais pu quitter la France.
C’était une belle après-midi de septembre. La gloire tragique du 19 juin 1940
sous le grand ciel bleu avait fait place à un ciel lumineux, un peu mouillé,
encore adouci par une faible brise de Sud. Au printemps avait succédé
l’automne, aux feuilles vertes les feuilles jaunes, au drame, la paix retrouvée. Le
temps avait passé et avec lui, l’un des plus grands malheurs que le monde eût
connu.
Et il avait survécu, lui et sa famille entière. Au milieu de tant de péripéties dont
une seule eût pu être fatale, on eût dit qu’une main bienveillante les avait guidés,
dans un amour qu’ils n’avaient pas, plus que d’autres, mérité. Il était plus beau
de dire : merci mon Dieu, sans savoir pourquoi, que de remercier des milliers de
hasards inexpliqués.
Seul devant mon Paradis d’enfant retrouvé, je me vis devant la grandeur
accueillante et sublime de ce paysage dans lequel se mêlait un sentiment
d’éternité, sur cette rive où la terre finit sur la mer dans une grâce toujours
338
renouvelée. Je me dis que je n’étais rien devant tout cela, que la terre avait été
vaincue puis retrouvée, que les drapeaux ne s’arrêteraient jamais de changer sur
la vieille Europe, et que la mer demeurerait à jamais pareille à elle-même, sous
la diversité de ses états d’âme.
La mer qui transportait ou engloutissait les navires et qui restait intacte, ultime
gardienne de la Liberté.
La mer qui avait sauvé et formé le jeune homme que j’étais. La mer qui lui avait
donné le sens de la vie et de l’aventure.
La mer au bout de laquelle étaient ses chères îles, dont elle gardait le rêve dans
ses bras immenses, à l’infini des horizons.
339
LEXIQUE
(0). Ne me dis pas que tu vas sur un sous-marin. On appelle cela le « Service
silencieux ».
(1). Ton Anglais est bon, mais tu chantes. Les fins de tes phrases doivent être
plus graves que les débuts, sauf pour les interrogations.
(2). Cadets à l’exercice physique !
(3). Rassemblement des cadets dans le hall !
(4). Rassemblement des cadets pour le repas !
(5). Rassemblement des cadets pour l’inspection !
(6). Les catholiques romains, rompez !
(7). Rassemblement des cadets pour la parade du Dimanche !
(8). Les cadets en ordre de défilé ! Cadets de tête, prenez le commandement !
(9). Cœur de chêne nos hommes !
(10). Tête droite ! (11). Tête en avant !
(12). Respiration profonde, commencez !
(13). Les étoiles sont fixes dans l’espace.
(14). Parce que nous sommes trop stupides !
(15). Les cadets aux hamacs ! (16) Rassemblement des équipes de canon !
(17). Chargez ! (18). Feu ! (19) hamac mal arrimé ! Rapport du commandant !
(20). Vous êtes sur le rapport pour négligence dans l’arrimage de votre hamac.
Qu’avez vous à dire ? (21) Vous parlez beaucoup et n’avez aucune excuse ! Le
fait est que vous avez agi contre les instructions représentées par le P.O White !
(22). Je pourrais vous faire fouetter. Je ne le ferai pas. Je pourrais vous faire
mettre aux fers. Je ne le ferai pas. Je pourrais vous priver de permission pendant
un mois. (23). Je ne le ferai pas. Eh bien, pour cette fois-ci, arrimez
correctement votre hamac et présentez vos excuses au P.O White, et à l’avenir,
agissez conformément à ses instructions.
(24). Vous semblez tous bien fatigués. Je crois comprendre que quelques uns
d’entrevous avez fait des choses que vous ne devez pas faire.
340
(25). Poussez à l’avant ! (26). Avant partout ! (27). Pare à virer ! Bordez la
grand-voile. Choquez le foc !
(28). Les Allemands sont les maitres de la torpille.
(29). Bateau qui suit dans l’ombre
(30). On peut maintenant annoncer que le Bismarck a été coulé par nos forces
navales dans sa route pour Brest.
(31). Officier du cadre féminin de la flotte.
(32). La plus grande erreur de ma vie a été de vous dire au revoir.
(33). Parfait ! Allez jusqu’au court 35 et vous trouverez 3 partenaires qui
devraient vous convenir. Bonne partie !
(34). J’espère vous voir !
(35). Elles sont toutes très gentilles jusqu’au jour où vous les épousez !
(36). Le bout du rouleau. (37). Ecoutez cela !
(38). Cela contient toute la musique et annonce même l’Ecole Romantique de
Debussy. Ne pensez vous pas que cela aurait pu être du Shubert ?
(39). Chausson est un élève de César Frank. C’est une école très profonde,
certainement la meilleure école française. C’est très différent de celle de
Debussy, car au lieu d’être purement émotive, elle a une base très classique. En
fait, Frank et Chausson admiraient beaucoup Bach ! C’est certainement quelque
chose qui restera dans l’histoire de la musique.
(40). (Traduction inutile d’un poème moderne)
(41). Comment allez vous ?
(42). « Les grandes attentes » (roman de Dickens).
(43). Bâtiment de garde. (43’). 271. (44) Boisson fraîche au lait.
(45). « Traversée vers Marseille » (46). Oui monsieur, 6ième étage droite, en
face du professeur Hadamar. Ils sont tous là.
(47). L’effet de la balle. (48). Embarcadère. (49). Porte d’or.
(50). Île au trésor. (51). Prise de courant dont le nom se prononce « pâté ».
(52). Je vous avertis : il ne faut pas le manger !
(53). Voulez vous vous asseoir à notre table ?
(54). Puis-je le prendre avec moi ? Il est si gentil.
(55). Venez pour le breakfast, vers 2 heures de l’après-midi.
(56). Chaussures pour la neige.
341
POST-FACE
Parmi la poignée de ceux qui ont osé, ou pu, rallier le général de Gaulle en ces
heures de l’été 1940 où se jouait la survie de la France, figure un jeune homme
dont l’histoire véridique, revécue à plus d’un demi-siècle de distance, est
reproduite dans ces mémoires. Elles viennent compléter de façon originale, du
fait de leur résonance personnelle, ainsi qu’à son appartenance à une illustre
famille et à un site de Bretagne maintenant célèbre, les témoignages de ceux qui,
dans la Marine ont eu l’honneur de participer à la plus grande et la plus tragique
épreuve de toute notre histoire.
Ce livre est un plaidoyer passionné pour la grande cause de la France Libre,
thème indissociable pour l’auteur, de celui de l’adieu à l’Enfance et de
l’évocation d’une jeunesse à jamais enfuie, qu’il fallait faire revivre aux yeux de
celle d’aujourd’hui, parce qu’elle portait en elle, à travers tant d’épreuves,
l’immense espoir d’une France retrouvée dans la grandeur de la Liberté.
342
TABLE DES MATIERES
PREFACE .................................................................................................................................. 4
DEDICACE ................................................................................................................................ 6
I - L’ADIEU À l’ENFANCE ................................................................................................. 7
Chapitre 1 ........................................................................................................................... 8
Chapitre 2 ......................................................................................................................... 30
II - EN ANGLETERRE ....................................................................................................... 34
Chapitre 3 ......................................................................................................................... 35
Chapitre 4 ......................................................................................................................... 40
Chapitre 5 ......................................................................................................................... 44
Chapitre 6 ......................................................................................................................... 54
Chapitre 7 ......................................................................................................................... 67
Chapitre 8 ......................................................................................................................... 86
III - WESTWARD HO ......................................................................................................... 95
Chapitre 9 ......................................................................................................................... 97
Chapitre 10 ..................................................................................................................... 109
IV - DANS LE PACIFIQUE .............................................................................................. 114
Chapitre 11 ..................................................................................................................... 115
Chapitre 12 ..................................................................................................................... 124
Chapitre 13 ..................................................................................................................... 128
Chapitre 14 ..................................................................................................................... 136
Chapitre 15 ..................................................................................................................... 148
Chapitre 16 ..................................................................................................................... 153
Chapitre 17 ..................................................................................................................... 166
343
Chapitre 18 ..................................................................................................................... 176
Chapitre 19 ..................................................................................................................... 182
Chapitre 20 ..................................................................................................................... 192
Chapitre 21 ..................................................................................................................... 211
Chapitre 22 ..................................................................................................................... 215
Chapitre 23 ..................................................................................................................... 221
Chapitre 24 ..................................................................................................................... 234
Chapitre 25 ..................................................................................................................... 243
V - L’AMERIQUE ............................................................................................................. 253
Chapitre 26 ..................................................................................................................... 254
Chapitre 27 ..................................................................................................................... 262
Chapitre 28 ..................................................................................................................... 270
Chapitre 29 ..................................................................................................................... 275
VI - EN TERRE FRANÇAISE .......................................................................................... 284
Chapitre 30 ..................................................................................................................... 285
Chapitre 31 ..................................................................................................................... 300
Chapitre 32 ..................................................................................................................... 308
Chapitre 33 ..................................................................................................................... 322
Chapitre 34 ..................................................................................................................... 333
LEXIQUE ............................................................................................................................... 339
POST-FACE ........................................................................................................................... 341
TABLE DES MATIERES ..................................................................................................... 342
ANNEXES PHOTOGRAPHIQUES ...................................................................................... 344
REMERCIEMENTS .............................................................................................................. 354
344
ANNEXES PHOTOGRAPHIQUES
Avant le 18 juin 1940…
Jean Perrin, prix Nobel de Physique en 1926 (grand -père de Georges Lapicque)
345
Louis Lapicque (physiologiste à la Sorbonne) (« l’oncle Louis »)
346
L’Axone, voilier de Louis Lapicque
L’Églantine, voilier du Professeur Seignobos (« le Capitaine »)
347
Après le 19 juin 1940…
Le Courbet (deuxième cours d’élève officier)
Le Rubis, sous-marin des FNFL – mouilleur de mines – (Embarquement
d’octobre 1940 à janvier 1941)
348
RNC DARTMOUTH 1941
(Georges Lapicque est au premier rang, à gauche, janvier à août 1941,
promotion SE53)
349
Aviso Chevreuil, de juin 1942 à février 1945
Le Chevreuil en 1942
350
L’équipage du Chevreuil
L’équipage du Chevreuil à Long Beach en 1944 (Jean Gabin est au milieu)
351
Georges, à bord de La Moqueuse (février 1945 à janvier 1946)
À bord de la Moqueuse, le BLNO HAMSON
352
Les officiers de la Moqueuse, avec le British Liaison Officer (BLNO)
HAMSON et le Second, le LV BUISSON (Georges est le deuxième à partir de
la droite)
À bord de la Moqueuse, à Bizerte en 1945
353
Georges Lapicque et ses parents en 1945 : Aline Lapicque (fille de Jean Perrin),
et Charles Lapicque, peintre figuratif
Georges Lapicque en 1945
354
REMERCIEMENTS
à
Docteur Sophie Grandjouan, Mr Philippe Dubreuil, ingénieur à la retraite, Mlle
Christine Menguy, artiste, pour l’aide précieuse apportée au maniement, souvent
fantasque, de l’ordinateur et le classement des chapitres, parfois rétifs à cette
idée.
Mme Claudine Bricourt-Villars, écrivain et Mme Christina Baron, Conservatrice
adjointe du Musée de la Marine de Toulon pour leurs conseils et la recherche
d’éditeurs éventuels susceptibles d’assurer la promotion de ces mémoires.
Le Capitaine de Vaisseau (R) Cudennec et le Capitaine de Frégate (R) Melzani
pour leur lecture attentive de ces mémoires et leurs observations.
Mon fils, Yann, Capitaine de Vaisseau (R), pour ses conseils et la recherche des
documents et photos parmi les nombreuses archives, ainsi que pour la réalisation
de cette édition à caractère familial.
Mon petit-fils Laurent, pour ses interventions d’urgence en informatique.
Ma femme Liliane, qui a laissé à l’auteur toute liberté pour évoquer sa jeunesse
aventureuse, écoulée bien longtemps avant son apparition.
Copyright 2018
355
Georges LAPICQUE est décédé le 24 février 2012.
Point de contact pour échange éventuel d’informations : Yann Lapicque
Email :[email protected]
Une copie imprimée de ses mémoires a été déposée en 2010, par Georges
Lapicque :
À la Fondation de la France Libre
Au Service Historique de la Défense de Vincennes
Une copie électronique a été adressée, fin 2012 :
À l’Ecole Navale
À la Fondation de la France Libre
Au Souvenir Français de Ploubazlanec
À l’Union Nationale des Combattants de Ploubazlanec
Au Musée de la Marine de Toulon
D’autres diffusions sont en cours, SHD, etc.
Tous droits réservés