SOUVENIRS D¶UN ENFANT DE LA FRANCE...

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1 SOUVENIRS D’UN ENFANT DE LA FRANCE LIBRE Georges Lapicque, Capitaine de frégate (H)

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SOUVENIRS D’UN ENFANT

DE

LA FRANCE LIBRE

Georges Lapicque, Capitaine de frégate (H)

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SOUVENIRS D’UN ENFANT

DE

LA FRANCE LIBRE

Copyright 2017

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DU MÊME AUTEUR (Jean de Lost-Pic)

Poèmes

L’arc-en-ciel marin (Arcam, 1967)

La lumière des îles (Arcam, 1990)

Sonnets du soleil (Arcam, 1992)

Marines (Arcam, 1994)

Les violons de l’azur (Arcam, 1998)

Les reflets de la mer (Arcam, 2002)

Les fleurs du soleil (Arcam, 2005)

Le sourire des pierres (Arcam, 2008)

Dernier voyage (Les Poètes Français, 2013)

Anthologies

Renaissance (direction Martin Saint René, 1965)

Poètes classiques de France (Arcam, 1985). Les poètes aiment les animaux

(Arcam, 1989). Beautés et laideurs de la vie ou l’amour et la haine (Arcam,

1992). Anthologie pour le cinquantenaire de l’Académie des poètes classiques

de France (Arcam, 1999)

Anthologies Jean Grassin : les poètes de 1789 et la révolution française. Les

poètes et le sport. Les poètes et l’Art. Les poètes et les Amériques. La Paix. La

ville. Les rêves. Dieu. L’humour. Le Temps. La montagne. La musique. Les

astres. Le poète et les îles. Académie internationale de Lutèce : livre d’or des

vingt cinq ans (1992). Cinquante ans de poésie contemporaine (1995). La poésie

en l’an 2000 (2000)

Revue trimestrielle ALBATROS : publications régulières (prose et poèmes)

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PREFACE

Ce livre est une histoire vraie. Mais, étayé sur de brèves notes, il a été écrit dans

l’aura du Souvenir, bien longtemps après les pages tourmentées qui ont constitué

la jeunesse de l’auteur. C’est donc, malgré son caractère romanesque, un récit

dans lequel la guerre est revécue dans la réalité de chaque instant. C’est, sans

doute ce dernier point qui pourra intéresser le lecteur moderne ou l’historien

désirant écrire sur la Marine Française Libre. La jeunesse à venir pourra

comprendre, peut-être, le terrible problème de conscience de ces volontaires qui

avaient tout risqué pour ce qui paraissait au départ un pari perdu d’avance, avec

d’immenses risques pour leur famille restée en France ; ce pari qui allait engager

toute leur vie. Sous cet aspect, le récit sincère de l’aventure d’un jeune homme,

(qui fut moi) subitement jeté dans la bataille à peine sorti de son lycée et de son

enfance, devrait présenter un intérêt sur le plan humain autant que sur le plan

historique, qui restera unique dans la vie ou la mort de la nation. Ils étaient bien

peu nombreux à partir, hélas ces volontaires, en ces jours ensoleillés de l’été

1940 ! Parmi ceux-ci, l’auteur se trouvait, de surcroit, appartenir à une célèbre

famille d’intellectuels, d’artistes et finalement de poètes qui avait découvert le

petit paradis terrestre de cette enfance, qu’il fallait quitter, sans doute pour

toujours. Dire adieu à ce paradis secret, abandonner cette famille chérie, était

pour lui, sans qu’il en eût conscience alors, un immense surcroit de douleur et

d’inquiétude par rapport à ceux qui, moins heureux que lui, voulaient

simplement se battre, ne fût-ce que pour l’honneur. Tout cela, il fallait l’écrire,

du plus profond de moi-même et comme avec mon sang, au nom de ceux qui

m’avaient appris le sens du devoir ; pour ma mère qui m’avait laissé libre de

mon choix, pour la Bretagne si romantique à qui je devais tant, et enfin en

hommage à la noble figure du général de Gaulle, apparue plus tard dans toute sa

grandeur.

Que le lecteur ne recherche pas ici des descriptions de batailles, pourtant

toujours proches. L’auteur, tel le Patrice del Dongo de Stendhal à Waterloo,

n’assiste que localement, bien entendu, au conflit planétaire dont dépend

l’avenir de l’humanité toute entière. Il ne pourra jamais s’élever au niveau du

Tolstoï de La guerre et la paix pour montrer l’importance de la bataille de

l’Atlantique ou de celle de l’Angleterre, où tout se jouait, en quelques mois pour

celle-ci en quelques années pour celle là. Tout simplement, il est bombardé à

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Londres, embarque sur un vieux cuirassé le lendemain du jour où il a abattu un

Stuka qui l’attaquait, participe sur un sous-marin à un débarquement d’espion en

Norvège, apprend, cadet à l’Ecole Navale anglaise la disparition du Hood puis

du Bismarck, et finalement embarque sur un petit aviso pour le Pacifique, où le

Japon va entrer en guerre. Après de nombreuses aventures, le voilà à Dakar où

l’on cherche vainement des sous-marins qui semblent avoir changé de lieu de

chasse pendant qu’a lieu le débarquement.

Telle fut la guerre, racontée quelque peu comme la « confession d’un enfant du

siècle » d’un jeune homme formé à la rude école des enfants de la Liberté

pendant les heures les plus tragiques de toute l’histoire de France ; cette Liberté

qu’il fallait arracher à l’envahisseur autant qu’au pouvoir officiel et qu’au

symbole d’un illustre maréchal.

Devant tant de grandeur, j’aurais voulu écrire un roman avec des noms

imaginaires, presque symboliques, comme l’aurait fait Hugo ou Tolstoï,

détachés des acteurs qui ont eu l’honneur de jouer leur rôle dans ce qui est

maintenant une page glorieuse, même si elle tend à s’effacer devant les

incertitudes qui menacent la planète. Les lecteurs de mon premier manuscrit

m’ont dissuadé de cette idée, d’ailleurs irréalisable : Il fallait, au contraire,

rentrer de plain pied dans le genre mémoires, seul susceptible, malgré

l’inadéquation du terme, d’intéresser le lecteur contemporain ou à venir. J’ai

donc appelé par leurs noms réels, d’après mes souvenirs (parfois défaillants)

ceux dont l’histoire s’est trouvée mêlée à la mienne, conscient du risque pris en

les décrivant tels qu’ils me sont apparus, et tels que je les vois encore en écrivant

ces lignes plus d’un demi siècle après, personnages qui, dans la variété de leurs

caractères, ont marqué les plus sombres et les plus belles pages de ma vie.

Le lecteur comprendra que cette vie d’homme libre commence par un adieu

déchirant à l’Enfance, et que cette enfance ne peut être dissociée de la décision

de rallier la France Libre. Dans ce sens, plus que des Souvenirs d’une jeunesse

ressuscitée après une enfance disparue, ces pages sont en quelque sorte une

quête à la recherche du temps perdu, ce temps qui, maintenant parcourt aussi le

temps retrouvé de la guerre et de l’aventure, dans toute la magie d’une grande

histoire vécue, où le réel se fond dans l’imaginaire.

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DEDICACE

À ma mère, qui le 18 Juin 1940, face à

la mer, m’a dit : « nous ne nous

reverrons peut-être jamais, mais si tu

crois que c’est bien, pars ! ».

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I - L’ADIEU À l’ENFANCE

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Chapitre 1

Le soir qui enveloppait la baie de l’Aulnaie était tombé sur la France.

C’était 1940, le 18 juin et le désastre.

Dans deux jours, trois peut-être, ce beau et cher domaine de la côte bretonne

aurait cessé de vivre, et demain la goélette qui venait de rentrer dans le port en

venant de Cherbourg allait partir pour l’Angleterre. Elle était arrivée, paraît-il,

pilotée par le seul patron, aidé d’un seul homme, avec, pour rendre l’exploit plus

extraordinaire, un dundee de 50 tonneaux en remorque. Une avarie sur la

commande d’un moteur rendait difficile le passage de l’écluse.

Elle était accostée quai Loti, seule, devant l’école d’hydrographie de Paimpol,

fine coque noire prête à affronter l’aventure de sa vie face à tous les dangers.

Les estafettes allemandes étaient signalées, et, devançant la soumission, les

autorités du port voulaient, parait-il bloquer toute tentative de sortie.

C’était l’unique chance, l’ultime bras tendu par le Destin ; bras, ou plutôt fil. En

effet, on avait su, plus tard, que le mécanicien, de qui dépendait la réparation du

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moteur, avait rallié le bord en motocyclette dans la nuit, depuis Paris. Bien plus

tard encore, la guerre finie, il était apparu qu’un des passagers, futur général,

était intervenu, de son côté, pour s’efforcer de persuader les responsables de

l’écluse d’ouvrir les portes aux heures habituelles de la marée. En tout cas, dans

la matinée du 19, l’inspecteur de la marine, favorable au départ, avait réuni un

équipage de volontaires, et l’amiral directeur de l’école d’hydrographie avait

décidé d’embarquer ses 52 élèves, prenant le risque d’affronter à découvert le

nouveau pouvoir officiel ainsi que l’armée allemande. Cet amiral s’appelait

Lecocq, nom bien gaulois.

Une poignée d’hommes courageux avaient donc permis à quelques jeunes gens

de choisir la folle et grandiose aventure de la Liberté, faisant revivre en un

instant la devise « Vivre libre ou mourir », qui devait, après guerre, être gravée

sur une montre d’argent d’autrefois donnée par sa vieille tante archiviste au

jeune officier revenu parmi les siens.

Pour l’écolier que j’étais, c’était justement, l’idée de Liberté qui, par delà la

pointe de la Trinité d’un côté et la pointe de l’Arcouest de l’autre, claironnait

partout dans le domaine maritime autour de la baie bien-aimée, toute cette

région qui s’étendait, dans son infinie variété toujours changeante d’îles, de

rochers, de courants, de sables, de criques et de caps, gardés vers le large par le

phare de Lost Pic et par celui des Héaux. C’était aussi le mirage de l’aventure,

qui prenait des teintes bleues ou vertes certains jours de soleil ou des sombres

couleurs les jours de tempête, évocateurs, à tous ces équipages disparus pendant

ce terrible demi-siècle des pêcheurs d’Islande. Tous mes plus beaux souvenirs

étaient là, qui semblaient flotter mystérieusement sur toute cette région.

C’étaient des promenades, des jeux, des navigations depuis la pointe de

l’Arcouest, passé le grand chenal, vers les rives boisées de la rivière, ou, plus

loin, vers les grèves, les sables et les gros rochers du sillon de Talbert que

précédaient toute une myriade d’îles. Il fallait pour cela contourner l’île

mystérieuse de Modez, où vivait un vieux curé, dernier représentant d’une

tradition ancestrale si profondément ancrée dans le pays. Ce pays si mystique,

où le rêve est partout, comme dans l’âme même du vent, des courants et les

rochers, où la terre et la mer s’affrontent depuis toujours, dans le silence ou avec

furie. C’était là, au cours des étés enfuis, qu’était né mon amour de la mer, sous

les reflets changeants du ciel de la Manche. Là, qu’après les mornes hivers

d’étude au lycée de Paris, m’étaient apparus dans leur inaltérable éclat, la

maison sur le granit, la plage, les voiles sur l’eau, là que j’avais nagé et canoté

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pour la première fois. Aussi, l’idée que ces lieux sacrés eussent pu disparaître de

ma vie et connaître l’esclavage me pourchassait-t-elle comme un cauchemar.

Plusieurs fois, j’avais dû écourter mes vacances d’été. Mais c’était pour aller en

Angleterre, dans une famille que j’allais revoir plus tard. et qui allait avoir une

grande importance dans mon destin en me faisant aimer ce grand pays, si

étrange et si charmant, quoiqu’en disent les livres d’histoire avec toutes leurs

guerres. C’était dans la New Forest, un cottage bien de là bas, avec son lawn

tennis, son chêne, son puits et la chèvre Percy que les jeunes filles de la maison,

Kay et Diana allaient traire chaque matin. C’était la famille, la bientôt chère

famille de Harold et Gertrude Armfield. Lui était très grand, très droit, réservé et

jovial à la fois, avec un rire plein de chaleur. Il était passionné pour les bateaux

et la nature. Il était quaker, et n’en parlait jamais (je l’avais su beaucoup plus

tard). Gertrude était très différente, d’une nature intellectuelle et philosophique

très attachée à la culture littéraire et aux idées socialistes. Profondément Anglais

(presque sans le savoir), tous deux aimaient profondément la France, plus

parfois que l’Angleterre. Ils faisaient du canoë dans les gorges du Tarn, aimaient

Bach et Mozart, mes chers amis que je retrouvais chez eux, à Oak Tree House

après les avoir laissés trop longtemps à Paris. Le week-end, parfois, on allait

faire de la voile sur le charmant petit Frolic, dans la rade de Poole, en évitant les

nombreux bancs de vase au cours d’incessants virements de bord qui les

menaient au plus loin jusqu’à « Old Harry », une falaise au nom redoutable.

« Lee ho ! », « Ready about ! » ; « Drop anchor ! », « Haul in the main sheet ! »,

« slacken the jib sheet ! »... Tous ces commandements, je les avais donc appris,

tout naturellement, à l’âge où je les entendais en Français sur la côte bretonne.

À mon retour, en apercevant les remparts de Saint Malo qui émergeaient de la

brume, j’avais senti pourtant mon cœur battre soudain très fort. La patrie !

N’est-ce pas en la quittant qu’on la trouve ? Son image avait pris forme dans la

vieille forteresse, aperçue de la mer dans l’or voilé du matin. Avec l’approche de

la guerre, cette vision avait pris une netteté accrue. Les remparts de Saint Malo,

sous une lumière presque irréelle, semblaient prendre un caractère presque

mystique, maintenant qu’ils étaient vus du large, comme une personne retrouvée

après une longue absence prend soudain une dimension nouvelle en la revoyant

une dimension nouvelle, peut-être parce qu’on n’était pas sûr de la revoir, ou

parce qu’il y a une joie particulière dans l’acte de se revoir après s’être oubliés

ou s’être écrit de loin.

La guerre venue, j’avais préparé l’école navale à Cherbourg. À vrai dire, j’avais

toujours eu une grande attirance pour la mer, et la lecture de livres sur les

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célèbres combats navals du Jutland ou de Tsoushima, jointe à la construction de

modèles de navires de guerre par mon père à des fins de navigations quelque peu

hasardeuses dans la baie de l’Aulnaie, avaient fait naître en moi, presque

inconsciemment, l’image de l’officier de marine. Et cette image était ainsi

devenue une idée fixe. Elle avait survécu au milieu de toutes les épreuves

scolaires, suscitant au passage un intérêt subit pour les mathématiques hélas

nécessaires. Jamais, pourtant, aucun livre n’aurait imaginé la soudaineté, si

simple et si étrange avec laquelle ma mère et moi étions partis, à cette rentrée de

l’automne 1939, pour ce lycée inconnu dans cette ville étrangère, grise et triste,

plutôt que de retourner, comme toujours, en famille, à Paris. C’était le début de

la guerre, ce coup de tonnerre, qui mettait fin à l’Enfance et au bonheur !

Ma mère était retournée, seule, à Ty Yann, la maison de son père, Jean Perrin,

construite en 1927 avec son prix Nobel de Physique. Nous habitions là, tout

l’été, après avoir séjourné dans la maison de mon grand père paternel Louis

Lapicque, qui, depuis le début du siècle, avait découvert le pays et entraîné là

tous ses amis (on l’appelait « l’oncle Louis », car à son mariage, il avait adopté

Charles dont le père était mort). Cette vieille demeure s’appelait Roch ar Had.

Sans elle, le paradis d’enfance n’aurait pas existé. Il tenait à un seul homme ! A

un seul instant, dû lui-même à une série de circonstances qu’un heureux hasard

avait su produire. Mais tout cela était loin dans le Passé. Ma mère, Aline, était

retournée à Ty Yann, auprès de sa belle sœur Coletta, épouse de Francis (Les

familles des deux enfants de Jean et de Henriette Perrin, ma merveilleuse grand-

mère, y vivaient ensemble). Il fallait bien s’occuper des frères, pour l’une, des

cousins pour l’autre qui allait poursuivre leurs études là bas, les deux

appartements appartement de Paris (donnés également sur le prix Nobel) étant

restés vides après la mobilisation des maris. Charles mon père, ingénieur et

peintre, auteur d’une thèse sur la vision des couleurs, était affecté à l’étude du

camouflage. C’est ainsi qu’il effectuait de nombreux vols de nuit au dessus de

Toulouse, piloté par Saint Exupéry, ce nom déjà légendaire.

En si peu de jours, que tout avait changé ! Pour moi, une nouvelle vie avait

commencé, loin de tout ce que je connaissais, loin de tout ce que j’aimais.

Pendant ce terrible hiver, il avait fallu vivre l’existence grise des pensionnaires ;

grise comme le Temps, comme les murs de la cour, comme les blouses, comme

les nouvelles d’une guerre imaginaire derrière la rassurante ligne Maginot, qui

refusait de séparer la France de la Belgique, comme par un accord tacite avec

l’envahisseur. L’isolement provincial, le ciel couvert de la ville, les brimades

des anciens à l’égard des « fistots », la nécessité de travailler très dur pour avoir

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des chances de réussir au concours face aux candidats qui se présentaient en

seconde année, l’impossibilité de dormir en dehors d’un dortoir qui ressemblait

à quelque salle d’hôpital sans la douceur d’une infirmière, tout cela faisait du

lycée un cloître sans évasion. Mais je voulais la mer, avec l’uniforme d’officier

de Marine.

Plus tard, j’avais essayé de découvrir les raisons de cette attirance mystérieuse,

mais je n’y étais jamais réellement parvenu. L’enfance en disparaissant était

encore trop proche pour prendre les couleurs de la magie. Souvent, le dimanche,

j’allais respirer l’air marin sur une jetée que longeaient les navires en partance. Il

y avait quelque chose de fascinant dans ces départs : Où allaient-t-ils tous ces

navires ? Les reverrait-on jamais ? Puis, le cœur purifié, je rentrais au lycée.

Cette alternance entre les heures de travail et les heures du bord de mer, je la

vivais depuis toujours, mais le cadre et le rythme étaient tellement bouleversés

qu’ils semblaient appartenir à un autre. Un autre qui ne me ressemblait pas tout

à fait. Pourtant, sous cette perspective nouvelle, et de façon imprévue, une vallée

inscrite au fond de moi-même se découvrait : Le Passé, qu’un étrange pouvoir

faisait ressurgir comme une page invisible, ressuscitée dans l’instant. J’en avais

eu la révélation lors de la visite de mon père : Un jour, au parloir, un bel officier.

C’était lui, le cher papa ! Lui, dans la tenue de l’autre guerre, que je n’avais

jamais vue. Lui, dans cette jeunesse qu’il garderait toute sa vie, et que

l’uniforme exaltait ! Tout naturellement, on s’était embrassé au nom de toute la

famille. On avait écarté l’inquiétude d’une invasion et évoqué une victoire peu

coûteuse. Puis, nous nous étions promenés sur le port, dans l’atmosphère irréelle

de cet hiver 1940, qui ressemblait à ce calme trompeur, annonciateur des

tempêtes.

Tant de mondes, tour à tour, apparaissaient, disparaissaient ou se juxtaposaient

de façon la plus imprévue et la plus naturelle que les mots ne pouvaient surgir.

Mais, dans les longs intervalles de silence, une invocation commune nous portait

vers les pages du souvenir. Elles émergeaient et replongeaient d’elles mêmes

avec la force d’une présence invisible et insaisissable : C’était, loin dans

l’Autrefois, pour moi, le vieil appartement près de la gare de Port Royal où, les

premières nuits de retour des vacances, dans le bruit du tramway, je voyais

défiler sur le plafond les raies de lumière qui, venant de la rue, traversaient les

volets. C’était l’amie russe, le docteur, qui venait mettre des ventouses ou des

sinapismes de moutarde au malade du jour ; Aline, donnant un conseil pour un

devoir d’Anglais, Charles lisant à ses enfants un Arsène Lupin ou à regret,

dérangé, intervenant sur un problème de physique. C’étaient les recherches

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d’instruments à vent au cours desquelles il guidait ses fils, plus tard, vers le

passage du grand cerf, quand il ne les invitait pas, quelquefois, à la répétition

générale des concerts dans la vieille salle du conservatoire.

C’était aussi, toujours plus tard, la lumineuse salle à manger de la rue

Froidevaux avec la table campagnarde face à « Mozart au clavecin » ou peut-

être, couvrant le mur, la toile jaune « La prise de Makong par l’amiral

Courbet ». C’étaient, tous les dimanches, les déjeuners rue du val de Grâce, au

fond du jardin de l’hôtel particulier de Mlle de Lavallière, chez Jean et Mimi, les

si chers grands parents, où Mimi, qui avait passé son enfance dans le

Constantinois, faisait de si bons couscous, ce plat qui pour moi resterait comme

une madeleine de Proust. C’étaient les inoubliables journées d’évasion au stade

Rolland Garros, captivés par les allers et retours de la balle sonore au dessus des

courts de brique rouge où un public passionné semblait, comme eux, devoir

risquer sa vie sur l’issue d’un drame classique.

Comme hors du Temps, nous marchions le long du port, dans un silence d’où

jaillissait une musique intérieure. C’était la mélancolie des rentrées d’automne,

les sonneries de cor sur les feuilles mortes des jardins jaunis de Paris, qui

s’envolaient de la fenêtre de l’appartement, avant que Charles n’eût donné ses

cuivres à son fils François, se réservant le piano pour diriger ses airs préférés

d’opéras de Mozart ou de Haendel. C’étaient aussi, les vacances venues, les

jours heureux près de la mer, quand Ty Yann avait surgi, il nous semblait pour

l’éternité. C’était la maison du bonheur, avec des chambres pour tous, une

grande salle à manger et son immense cheminée de granit, un atelier de peintre à

l’étage. On voyait la mer, d’un peu plus haut que de Roch ar Had. Mais c’était la

mer, comme encadrée par les pins, introduits par l’oncle Louis et son frère

l’oncle Tintin dans l’uniformité des ajoncs et des genêts. La chambre que je

partageais avec mon frère cadet François était bleue, face à celle, rouge, de Jean,

qui dominait la baie. Jean, le grand père, qu’il ne fallait pas appeler autrement.

Cela donne bien l’atmosphère de la maison !

Le vent du large, vers le Nord et l’Est, était coupé par un bois de pins,

judicieusement placé.

C’est dans ce cadre que nos pensées tournaient dans un silence rythmé par

quelques mots d’apparence banale, comme cela se produit souvent dans les

grands moments. Mais nous évoquions sans doute tous deux les mêmes

souvenirs. Ils tournaient peut-être autour du « capitaine » ; le capitaine ! Ce nom

lui avait été donné parce qu’il avait un voilier, l’Eglantine, sur lequel il

embarquait, chaque après-midi d’été permis par la marée, avec tous ses amis

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venus avec lui de Paris pour les vacances universitaires. Il était grand historien,

Louis grand neurologiste. Ils étaient venus les premiers au pays, découvert par

Louis vers 1897 au cours de vacances chez son ami Anatole le Bras, le poète. Ils

avaient d’abord habité Roch ar Had, la première maison sur la baie, cela a été

dit, construite en 1900. Au mariage de Louis, la maison de Seignobos, le

« capitaine » surgissait de l’autre côté d’un rocher.

C’était « Taschen Bihan », la maison où, tous les soirs, les gens du pays

pouvaient se joindre aux amis pour danser pendant que le capitaine jouait au

piano des airs folkloriques de Bretagne ou de son Auvergne natale délaissée

pour la mer. Parfois, aussi, comme plus tard à Ty Yann, puis chez Fred et Irène

Joliot dans la maison de Marie Curie, pépinière de prix Nobel, on jouait aux

lettres au lieu de danser, ou on discutait de sujets scientifiques, littéraires ou

historiques qui dépassaient de loin mon univers enfantin. Ce n’est que

longtemps après que je devais réaliser à quel point cet entourage, qui me

paraissait tout naturel, était, en tout point, exceptionnel. Sans aucun doute, il a

contribué à rendre plus déchirant encore de devoir abandonner avec mon Paradis

d’enfant gâté, à nul autre pareil, et ces êtres qui avaient une importance

insoupçonnée par moi. Sans aucun doute aussi, la haute conception qui flottait

autour de moi de l’honneur et de la grandeur a-telle influencé ma décision. J’ai

toujours été Cornélien plus que Racinien, Hugolien plus que Balzacien. Et je le

dois beaucoup à mon grand-père Jean et à ma grand-mère Henriette, sans oublier

ma mère et son amour de la langue anglaise.

Ce Paradis, c’étaient surtout les souvenirs d’un domaine féerique qui planaient

ce jour là, le long de la promenade autour du port autour de la présence de mon

père. Etait-ce « L’Axone », le grand dundee de l’oncle Louis ? Ou, plutôt l’

« Eglantine », au milieu des îles où le fidèle bateau débarquait sa vingtaine de

passagers pour quelque marche ou quelque jeu de « barres », avant de rentrer le

soir avec le flot ? L’Axone, c’était le bateau des gens sérieux. On y embarquait

en petit nombre. C’était toujours un grand honneur, un peu impressionnant. On

parlait peu ; on s’intéressait à la navigation, et, malgré la présence d’un marin

professionnel, d’un mousse et d’un mécanicien (car il y avait un moteur), l’oncle

Louis sous l’autorité de son éternelle casquette de navigateur et toujours équipé

d’une veste bleue style officier de marine, ouverte sur une cravate selon la mode

d’après la grande guerre plutôt que montant jusqu’au cou, aimait prendre la

barre lui-même, la tante Marcelle, elle-même coiffée d’une casquette de toile

blanche, répondant brièvement aux naïves questions de nature non maritimes

des passagers. Le côté sérieux de tout le monde et la taille du bateau

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s’accordaient, au fond, pour devoir préférer la navigation hauturière aux sorties

côtières, tellement plus divertissantes. C’est bien là que l’Eglantine entrait en

jeu. On ne pouvait imaginer deux voiliers plus différents que ceux des deux

vieux amis de la Sorbonne (ils seraient toujours vieux pour moi qui, d’ailleurs

me verrais toujours jeune). L’Axone était beaucoup plus long, beaucoup plus

lourd ; il avait des couchettes pour la croisière ; c’était un yawl dont la mâture

avait été réduite pour plus de sécurité. Quoique d’un tirant d’eau modeste, et

donc bien adapté à la région, il gîtait très peu, ce qui offrait les meilleures

garanties à la sérénité de la conversation. Il était d’origine anglaise, référence

sérieuse. Il était blanc avec une carène rouge. L’Eglantine, elle, était blanche

avec une carène verte. Sa quille profonde ne l’empêchait pas de se coucher sur

l’eau dès que le vent fraîchissait ; mais cela ne faisait apparemment que stimuler

l’ardeur de la conversation entre les passagers. Le Capitaine, vêtu de son éternel

costume de laine blanc rayé de fines raies bleu marine surmonté de son éternel

chapeau mou de toile blanche, ne prenait jamais la barre. C’était le « père

Rousseau » qui barrait et pilotait, sans carte, à travers tous les rochers et à toutes

les hauteurs d’eau de ce pays à très fort marnage. Le mousse, c’était François,

son fils, que je devais revoir bien plus tard, dans la Marine, avec toujours en lui

cette pureté de sentiment si typiquement bretonne. Parfois, si le vent tombait

c’est avec grand peine que le noble bateau devait regagner le mouillage à la

godille, ou péniblement remorqué par le canot, si celui-ci avait été utilisé pour

un débarquement. Cela faisait partie des imprévus qui donnent leur charme aux

vacances.

Du reste, ils ne manquaient pas, ces imprévus, au cours des multiples

promenades rendues possibles par la variété de la côte, cette côte aux criques si

découpées, aux îles innombrables, que l’absence de plages renommées

protégeait des intrus, en réservant aux seuls initiés le secret de l’envoûtement

dans lequel ils étaient plongés. Seul le redoutable vent d’Est avait le pouvoir

d’interdire toute sortie en mer, et l’on voyait alors le Capitaine remettre

l’appareillage à des jours meilleurs, bougonnant, depuis le matin, « vent d’Est !

Vent d’Est ! » en taillant ses massifs de fleurs, dont aucun œillet n’irait, cette

fois-ci, décorer la poitrine ou la chevelure de la plus belle passagère, Cruel vent

d’Est, si justement perçu par Joseph Conrad dans un de ses livres dont j’oubliais

alors le titre ! Parfois, pendant plusieurs semaines, il venait combattre le règne

du vent d’Ouest, du bon vent de la mer, en prenant la côte à rebrousse-poil pour

couvrir la baie de toute une armée de vagues grondantes et sifflantes qui se

jouaient des bateaux au mouillage sous le ciel délavé et uniforme de la terre

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qu’avaient fui les beaux nuages blancs du large déployés par le vent du

« noroît ». Tous ces souvenirs, plus ou moins conscients, donnaient une

poignante mélancolie à la promenade du père et du fils, comme un air de

musique dans le silence, que l’attente d’une tragédie venait magnifier.

Puis, ce Temps qui les avait transportés si loin, voilà que, subitement, il n’avait

plus voulu les garder là bas ; et les images étaient retombées comme des feuilles

mortes, avec la magie de leur évocation. C’était à nouveau le port du Présent qui

s’étendait devant leur âme dépouillée.

Ce désenchantement subit, après que la silhouette de mon père eût peu à peu

rétréci dans l’inexorable distance, avec le train qui l’emportait vers la guerre,

inexorablement, comme un signe avant-coureur d’autres départs.

Le cœur lourd, j’étais rentré au lycée, me demandant quel rêve je venais de faire,

et m’efforçant en vain de le faire ressurgir.

Ce soir là, c’était Lord Jim, le héros déchu inventé par Joseph Conrad, qui

m’avait consolé. J’en avançais fébrilement la lecture chaque fois que je pouvais

desserrer l’emprise du lycée. Alors l’étude s’effaçait insensiblement dans la

blancheur des pages, pour faire place à des horizons lumineux. Comme une

apparition, surgie dans la triste grisaille des murs et du plafond de l’étude, la

figure de Jim entrait dans la réalité, avec tout le romantisme de son destin. Peut-

être l’attirance de ces îles lointaines où le drame s’enlaçait avait-elle contribué à

faire de ce héros manqué un exemple autrement puissant que la vie de capitaines

plus chanceux. Sans doute aussi, le personnage central ressortait-il du clair

obscur du récit sous un éclairage qui lui donnait une auréole très singulière. Il ne

fallait pas être Lord Jim ! Il ne fallait pas abandonner son navire, car le Destin

ne revient jamais en arrière. Et là, le navire, c’était l’Idéal ! C’était le Rêve !

La figure du héros manqué avait donné un caractère de noblesse à la grisaille de

l’hiver. J’avais tout juste achevé ma lecture, au milieu de tous les cours dont

dépendait l’avenir quand, avec le printemps, l’invasion était venue. Le concours

interrompu, j’avais quitté en hâte la ville menacée. À peine huit jours s’étaient

écoulés depuis. Huit jours, qui défilaient comme un songe dont on se réveille à

peine.

Après d’innombrables changements dans des gares bondées de réfugiés, j’avais

fini par laisser la grande ligne et le flot de l’exode. J’avais retrouvé le petit train

de Paimpol qui semblait m’attendre comme toujours, avec ses wagons désuets et

sa locomotive si courte, que la cheminée, semblable au pavillon de quelque

immense trombone semblait encore raccourcir. Bon vieux guide, quel étranger

eût songé à emprunter son rude itinéraire, célébré seulement les jours de fêtes

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religieuses, par le pèlerinage des coiffes dentelées ? Pendant qu’il prenait son

élan, on aurait pu croire que ses roues étaient carrées tellement il tanguait

fortement, montant et descendant tour à tour dans un style heurté dont il avait le

secret, en accusant d’un choc sourd chaque retombée sur le rail. Puis, sous

l’effet de la vitesse, les tressautements se rapprochaient de plus en plus pour

finir en une sorte de sautillement continu, comme si, ne prenant plus qu’une

série d’appuis très légers sur le sol, les wagons allaient peut-être s’envoler.

Bientôt, la machine s’était mise en branle dans un nuage de vapeur et un grand

essoufflement de pistons, passant de l’hésitation à l’assurance, pour s’élancer

finalement avec une confiance presque débordante. Ce bon petit tain, hurlant,

sifflant, grinçant, comme il avait un rythme bien à lui ! Le rapide glissait sur les

rails, tirant de l’espace le son continu d’un doigt sur une coupe de cristal, si bien

que dans la cadence régulière du mouvement, rien ne venait accentuer tel ou tel

aspect du paysage. C’était un rythme détaché, universel, impersonnel. Le petit

train, lui, s’exprimait par une cadence si libre que le cours des choses

apparaissait sans cesse renouvelé, dans un intervalle parfois d’une longueur

désespérante, parfois extraordinairement rapide. D’abord, il traversait comme à

regret une campagne sans histoire, tirant lentement des bouffées bleues de son

antique brûle-gueule, ou s’arrêtant sans raison devant une gare isolée. Puis, le

cœur de la nature semblait battre plus vite comme la locomotive dévalait la

descente qui, soudain, semblait voir comme un morceau de fiord sous un

tourbillon de fumée. Le paysage, jusque là mesuré, prenait en quelques instants

des proportions hardies, avec des pins, la falaise sonore et la rivière, douce

comme un songe au pied du château féodal qui, depuis le haut moyen âge,

gardait la boucle de la rivière contre les Vikings, les Anglais, et maintenant, si

fragilement, contre les nouveaux envahisseurs.

C’était là l’entée du Royaume.

Le Temps, soudain libéré, coulait vers l’Enfance.

Ainsi, j’avais regagné Paimpol, d’où j’avais marché jusqu’à Ty Yann, comme si,

par enchantement, le désastre était effacé par tous les arbres, les buissons, les

pierres, les points de vue du chemin familier qui menait au souvenir, à la

promesse du Paradis perdu.

La maison m’avait accueilli au bout de l’allée de lambertianas, avec ses massifs

d’hortensias et de géraniums, la prairie ponctuée de tilleuls odorants. Aline, ma

mère, était là comme avant, elle qui l’avait conduit l’automne d’avant dans la

triste pension. Mes deux jeunes frères aussi. Ils avaient passé l’année scolaire là-

bas, au lycée, avec les enfants des vacanciers qui n’avaient pas regagné Paris.

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Rien ne semblait changé : Les murs couverts de lierre, les pins sur la mer, la

grande baie vitrée de la salle à manger, la cheminée encadrée de granit où Jean

aimait faire d’immenses flambées qui réchauffaient ceux qui, en bas, mangeaient

ou jouaient aux lettres et ceux qui, en haut, dans la bibliothèque, lisaient ou

s’affrontaient aux échecs. L’azur des beaux jours avait comme imprégné le

granit rose qui soulignait les fenêtres et leur donnait comme un regard de

bonheur. Mais ce bonheur avait disparu. Je regardais la maison, et la maison ne

me reconnaissait pas, comme si elle eût appartenu à un autre univers. J’avais

ouvert les pièces l’une après l’autre, et les pièces étaient restées vides. Ainsi, je

n’avais plus habité la chambre bleue de mon enfance mais la chambre rouge de

Jean, qui, malgré son âge, et en tant que Ministre de la Recherche Scientifique

qu’il avait crée, était au loin, et ne pensait qu’à continuer la guerre. Seul, un

bureau dont les murs étaient garnis de livres de physique, et de romans policiers,

la séparaient de la chambre mauve de Mimi, mon irremplaçable grand-mère.

Elle y était toujours tellement présente que personne ne l’habitait depuis sa mort.

Quand j’y pénétrais, il me semblait toujours entendre sa voix si douce me

souhaiter le matin la bienvenue dans sa chambre ainsi qu’à mon frère François,

en tendant des madeleines à « la nation la plus favorisée », ou plus tard dans la

journée, lisant « Les trois mousquetaires », « Vingt ans après », « Le comte de

Montecristo », « Le tour du monde en 80 jours », « L’île mystérieuse », « Notre

Dame de Paris », et, bien sûr « Les misérables »… Son beau visage hellénique

flotterait toujours là, invisible comme un parfum.

Il ne restait rien non plus de ce joyeux essaim de migrateurs qui, l’été venu,

peuplaient le village, puis s’envolaient vers Paris à l’arrivée de l’automne. Seuls,

on l’a dit, étaient restées à Ty Yann les épouses de Charles et de Françis, Aline,

sa mère et « Coletta » sa tante, avec les enfants. L’oncle Louis et le capitaine

représentaient à eux seuls, la génération qui avait découvert le pays, alors

complètement inconnu des parisiens. Par quel miracle les ancêtres s’étaient-ils

justement fixés ici, je ne l’avais su que beaucoup plus tard, tant le bonheur paraît

toujours tout naturel. Il fallait probablement remonter à l’amitié, née peut-être à

la Sorbonne, entre l’oncle Louis et le poète breton Anatole le Bras, qu’il avait

connu à la Sorbonne, comme ami de Charles Seignobos, le « capitaine », qui, en

tant qu’historien connaissait beaucoup de choses et beaucoup de personnes. Le

Capitaine venait d’un village dépouillé de l’Ardèche, dont j’avais oublié le

nom ; l’oncle Louis de la ville d’Epinal, dans les sapins des Vosges. Tous deux

avaient abandonné leur terre natale pour se jeter avec passion sur cette côte

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bretonne inconnue, secrète et grandiose, où la mer vous plonge dans l’aventure

et le rêve.

Du reste, cet état d’âme était depuis longtemps dans la famille de Louis, ce qui

expliquait qu’il fût à l’origine de cette découverte ayant entraîné tant d’heureux

élus dans une aventure unique. En effet, son plus jeune frère, « l’oncle Tintin »

s’était littéralement jeté à l’eau à l’âge de seize ans en s’embarquant sur un cap-

hornier, puis avait fait le tour du monde avant de se trouver, à la fin du siècle,

élève officier de la marine marchande à Paimpol, à l’époque où l’oncle Louis en

vacances chez Anatole Le Bras, avait accompagné depuis Port Blanc, une dame

de passage (plus de trente kilomètres à pied, cela n’effrayait personne à

l’époque). Il avait dormi à Paimpol. Le lendemain, il avait pris le « chemin

Loti » jusqu’à la croix des veuves, d’où on embrasse tout le paysage d’un coup

d’œil jusqu’à l’île de Bréhat. Au milieu de la baie, alors complètement sauvage

mis à part quelques maisons de pêcheurs groupées sur des galets, surgissait un

gros rocher de granit, qui ressemblait à quelque château fort érigé par la nature.

C’était là ! Pas d’eau ; pas de chemin. Partout la lande. Point d’arbres, sauf, peut

être, celui qu’il imaginait déjà là, le grand châtaigner, tout seul sur la baie, parmi

le tapis d’ajoncs et de genêts, ce tapis gris vert qui, au printemps, s’illumine de

fleurs d’un jaune si chaud. Vite une petite route, une grande citerne ; et au

tournant du siècle, Roch ar Had (le « rocher au lièvre ») était debout.

Comme il arrive souvent dans la vie des hommes et des nations, un événement

singulier entraîne toute une cascade de conséquences qui font l’histoire. Ainsi, le

Capitaine avait-il partagé la nouvelle demeure, de même que le premier bateau,

qui s’appelait la « Flèche », puis au mariage de Louis, avait construit sa propre

maison, Taschen bihan, que seule une petite colline séparait de celle de son ami.

Notéric, la maison de l’oncle Tintin était déjà là, juste en dessous du rocher. Plus

important, un autre ami, le bientôt célèbre Jean Perrin était passé voir Louis au

cours d’une tournée d’examens à l’Ecole Navale. Marie Curie avait suivi, et,

avec elle ses filles, dont le destin également exceptionnel allait participer de la

légende du lieu. Mais, Jean et Louis, c’était aussi leurs enfants, Aline et Charles.

Ils avaient subi l’enchantement au point de se marier là bas, l’été 1920. J’avais,

paraît-il, été baptisé un an plus tard sur le rocher par l’oncle Tintin, à l’âge de

trois mois, au cours d’une cérémonie fantaisiste où un feu avait été allumé.

Etait-ce une vieille coutume celtique ?

Le lecteur ne peut comprendre l’âme du jeune homme que j’étais devenu sans

tous ces points singuliers, si exaltants et si profonds qui avaient formé son

enfance et abouti à la magie de ce lieu, maintenant menacé de disparaître. Ainsi,

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au cours des années heureuses de mon enfance, j’étais donc revenu là bas, dans

ce royaume qui me paraissait tout naturel, et qui était si extraordinaire, ce

royaume qui semblait éternel et qui était si fragile. Ce royaume où l’aventure de

l’enfance côtoyait les voiles sur l’eau parmi les îles, dans la joie des passagers et

la jeunesse des canotages du matin dans les rochers. Ce royaume qui avait

l’audace de s’inventer si près de la rude tradition des pêcheurs d’Islande, et dont

le romantisme puisait sa grandeur, et sa poésie dans le dépaysement de la langue

et des coutumes celtiques, auxquelles il ajoutait toute la fraîcheur de sa vie. Ce

royaume qui se créait pour chanter cette mer d’été, cette mer d’évasion et de

liberté si différente de la mer terrible des travailleurs de la mer si bien chantée

par Hugo, si poétiquement évoquée par Loti, et qui, pourtant était là, sous leurs

yeux, dans sa changeante magie, inscrite dans le paysage, de l’autre côté de la

baie.

Elles avaient été bien peu nombreuses, ces années qui pourtant jusqu’à

l’annonce de la débâcle, ressemblaient à l’éternité ! Et puis, soudain, la voix de

ce vieux maréchal qui annonçait la capitulation ; cette voix cassée par l’âge et

par le chagrin qui faisait don de sa personne à la France et cherchait un accord

avec l’envahisseur. Eh bien non ! L’homme que ce drame révélait à lui-même

allait continuer la lutte en Angleterre, cette nation invaincue qu’il connaissait un

peu et dont il estimait la grandeur. La France était à genoux et prête à collaborer

dans son âme. Eh bien, il serait dans les rangs des marins anglais, exilé, ou mort,

mais libre, pour la survie de la vraie France, et, au moins pour son honneur !

La nouvelle de l’armistice avait produit un soulagement général dans tout le

pays, mais ce sentiment était mêlé, tout naturellement à un état de révolte et de

honte qu’il fallait comprendre puis oublier. Chez les quelques membres de la

famille encore présents dans la maison de Jean, ou chez le Capitaine, régnait une

grande méfiance vis-à-vis du vieux maréchal, figure symbolique respectée de

tous et appelée par les députés, mais peu apte à tenir tête à Hitler. Ses

conceptions politiques ne pouvaient que l’éloigner, d’ailleurs des idées du

milieu universitaire qui régnait à Saint Goëlo. Mais il était le pouvoir légal, la

seule autorité face à l’ennemi. Terrible dilemme !

L’oncle Louis, la plus haute autorité familiale et morale présente semblait le

meilleur conseiller, d’autant plus que, comme Jean ou le capitaine, il était d’un

patriotisme intransigeant, dont il allait, d’ailleurs donner une éclatante

démonstration peu de temps après, en tenant tête à des soldats allemands qui,

sans ordre écrit, allaient s’emparer de son canot.

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J’allai donc le voir. Tout en m’approuvant, il avait cependant souligné que partir

c’était, inévitablement, être considéré comme déserteur, et que la décision était

donc d’une extrême gravité. Je n’en avais pas moins gardé en moi la grande

idée, la folle idée du départ.

Mais aucune occasion ne se présentait, hélas ! Et le projet ressemblait de plus en

plus à un rêve. Ce rêve venait rejoindre tous les souvenirs qui flottaient autour

de la baie, eux aussi inaccessibles, mais dont la présence résonnait avec la force

que donne un ultime adieu à l’être que l’on aime ou à tout ce qu’on a été, tandis

que l’aventure patriotique n’était qu’une image sans réalité, peut-être qu’un

dangereux mirage, pour lequel aucun instant de la vie ne pouvait témoigner.

D’ailleurs, une obscure fatalité semblait s’opposer à tout départ : plusieurs

bateaux avaient été signalés en grand rade, mais n’avaient pas accosté. Un

chalutier était, paraît-il passé pour repartir immédiatement, sans prendre, disait-

on, aucun passager.

Et puis, soudain, la nouvelle ! Une goélette venait d’entrer au port, à la marée

haute du soir. C’était le 18 Juin. Qui se doutait alors que ce jour allait, plus tard,

devenir la date d’un appel historique, alors qu’il rappelait jusque là le nom de

Waterloo ? Que, pour l’histoire, cette nouvelle victoire anglaise sonnerait la

Liberté pour la France et son honneur retrouvé par delà le désastre. Qu’importe !

Je sentais soudain que l’évasion était possible. Dans l’exaltation du moment, je

m’étais précipité à Paimpol sur ma bicyclette, sur laquelle j’étais parti en

Angleterre dans quelque vie antérieure, pour ma première aventure.

La goélette était bien là ! Elle était accostée devant l’école d’hydrographie. Son

directeur avait, parait-il, demandé à ses élèves d’embarquer le lendemain, pour

quitter le port sans délai. Personne n’avait remarqué la beauté de ce navire, d’un

noir étincelant ; ni encore le magnifique carré en cuir rouge. Il y avait plus

important à faire que de savoir l’histoire de ce bateau, dont on avait su plus tard

qu’il avait servi dans le pays avant d’être acheté par un riche industriel pour être

transformée en yacht de luxe, basé au Havre. Il s’appelait la Manou. Ce nom

avait quelque chose de déjà familier, de rassurant. Cela aurait paru encore plus

important si l’imminence de l’arrivée des motocyclistes allemands avait été

connue, ainsi que tous les événements improbables dont allait dépendre le

franchissement des écluses. Cependant, j’étais retourné à la maison, hanté par

une seule question : fallait-il partir, maintenant que c’était enfin possible, et pour

la dernière fois ?

La splendide journée de juin semblait s’éterniser cruellement dans la soirée,

comme pour dire adieu dans sa plus belle apparence. Puis, après un dîner en

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famille avec ma mère, mes deux frères, ma tante et ses trois enfants, tous,

également bien jeunes, on était monté se coucher. La nuit porterait conseil, et

demain serait important ! Tout cela s’était d’ailleurs fait le plus naturellement du

monde, dans la simplicité de tous les jours, les pires que la France eût connus

dans toute sa longue histoire.

Mais, c’était ainsi ! L’enfance était morte et, ce 18 juin au soir, se jouait tout

l’avenir. La nuit tombait, majestueuse sur la baie d’argent liquide. Les étoiles,

l’une après l’autre, se montraient. J’étais seul maintenant. Ce n’était plus ma

chambre, mais la chambre rouge, celle de Jean…Les chambres, elles aussi

avaient changé d’époque ! J’étais encore plus seul que la première nuit en

Angleterre, à Oak Tree House après le départ de ma mère. Les murs autour de

moi étaient tout impressionnés d’odeur de bois verni, de senteurs de jardin,

d’innombrables reflets d’eau et de soleil. Ils étaient à la fois sérieux et

accueillants, avec de gros livres de science ouverts sur la table et quelques

romans posés près du lit, car Jean restait quelquefois toute une nuit à lire après

avoir passé la soirée à tailler ses arbres, quand la navigation sur l’Eglantine lui

en laissait le temps. Mais ce soir, il était loin de sa maison bien aimée, loin de sa

famille, criant sans doute à la trahison, comme il le faisait chaque fois que la

capitulation de Bazaine pendant la guerre de 70 était évoquée. Et la chambre

était comme dépaysée et vide.

La lune s’était levée, la baie scintillait comme avant, dans un dédain grandiose

des malheurs des hommes. Une faible brise de Noroît parcourait les pins, faisant

courir ça et là des masses d’ombre sur l’eau. Le clapotis de la mer rythmait le

cœur du monde nocturne ; l’air portait loin le parfum des pins auquel se mêlait

l’odeur sauvage des goémons. Une telle puissance d’éternité jaillissait de ces

lieux que je ne savais plus qui j’étais, ni à quelle époque. Il me semblait avoir

toujours été là et devoir toujours y demeurer. O pays d’Enfance, pourquoi dois

tu nous quitter un jour ? On vit sans savoir avec quelle ferveur il faudrait vivre ;

un matin on se lève et tu n’es plus qu’un rêve ! Les apparences n’ont pas

changé, mais quelque chose a fui loin de nous, et c’est en vain que le regard

sonde dans la virginité de l’espace pour y chercher le Temps écoulé.

Je contemplais le paysage avec émerveillement, comme fasciné, heureux

d’exister, simplement, comme le sang que je sentais couler dans ses veines. Un

instant, je fermai les yeux pour mieux m’accorder à la sérénité de la nuit. Mais,

il n’y avait que le noir, et mon cœur qui battait à se rompre. Je rouvris les yeux.

La baie était là, et pourtant elle n’apportait plus le même apaisement, comme si

un charme avait été rompu, comme si, soudain, la clef de son Royaume était

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tombée au fond de l’eau… Je ne pouvais comprendre que la chute des armées

êut pu en si peu de temps faire de mon paradis une chose morte. On eût dit un

enterrement, sous les étoiles et les fleurs de Juin. Etait-ce le glas de la France, de

l’Idéal, de la jeunesse ?

Je demeurais là, frappé de stupeur. J’avais prise sur la vie, mais, face à la mer,

j’étais désemparé. Et demain, la goélette partait : Il fallait agir !

Lord Jim avait sauté après l’abordage, et abandonné le navire qu’il jugeait en

perdition. Et cela avait été la chute de sa vie : jamais, il n’avait pu racheter cette

faute. Ce qui lui avait manqué, c’était cette voix qui commande l’action au

milieu des périls les plus imprévus. Il n’avait eu ni le sens du devoir ni le sens de

la mer, ni la juste appréciation, dans l’instant, de l’état du bâtiment. Faute de

cela, il n’avait pas fait preuve, en prenant sa décision hâtive, de cette trempe

d’âme qui fait saisir en un clin d’œil, la frontière mouvante entre le succès et le

désastre, la grandeur et la folie. Allais-je sauter, moi aussi ?

Plusieurs champs de gravitation me sollicitaient à la fois : tantôt, mon orbite

indécise était attirée vers l’action, tantôt vers le rêve ; tantôt vers la terre, tantôt

vers la mer, s’infléchissant tour à tour vers les astres ternis de la Liberté ou vers

ceux, plus proches à chaque instant de la servitude. Où finirait donc ma

trajectoire, et comment basculer d’un monde vers l’autre ? Un simple geste, et

tout était joué ! Je le pouvais encore, pendant quelques heures, et ensuite ce

serait trop tard, à jamais. J’avais encore le choix. Pour cela, il fallait voir clair en

moi-même, qui n’avais jamais appris que la vie des autres dans les livres : rois

de France, révolutionnaires, empereurs romains, conquérants ou philosophes

grecs, personnages de Balzac ou de Dickens dans leur comédie humaine des

deux côtés de la Manche, grands caractères hugoliens, capitaines conradiens, ou

même rêveur dans l’utopie comme Dom Quichotte.

Parmi eux, hélas, personne n’avait été placé dans ma situation, mais ceux que

j’admirais le plus avaient, à un moment, risqué de tout perdre pour sauver leur

idéal. Quel chemin suivre dans l’obscurité de mon âme, où les idées, comme des

papillons éblouis, venaient buter sur des milliers de lampes sans apercevoir

l’issue ? Quelle voix écouter dans le tumulte où se perdaient les phrases les plus

intimes du cœur ?

Le grand enfant que j’étais encore vit d’abord la chambre qu’il occupait à la

place de Jean, comme si c’était lui, maintenant, le chef de famille. Il n’avait

jamais dormi là. Pourquoi n’était-t-il pas dans la chambre bleue de ses

souvenirs, il ne se l’était pas, non plus demandé. Mais, par la fenêtre ouverte, il

sentait la maison respirer dans le vent et les vagues, et il savait qu’une partie

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ancienne de lui-même était là, dans ce rythme millénaire. Tout autour, il devinait

la présence des arbres, de la plage, des îles d’en face. Mais qu’était-ce que tout

cela, qui serait demain souillé par l’esclavage ? Etait-ce le sort qu’il désirait ?

Croyait-t-il donc que, le pays conquis, il pourrait demeurer inchangé ? L’âme

n’a que la couleur du ciel : Ce qu’il fallait, c’était chercher plus loin, plus haut,

le soleil. Les hommes libres devaient se regrouper derrière la mer, autrement ils

périraient dans la terre, l’un après l’autre.

Comme naguère, il partirait, et ce voyage qu’il avait cru le plus grand de sa vie,

il le referait, plus grand encore ! Il traverserait la mer libératrice, ce Royaume

inconquis. C’était là sa vocation, il le voyait maintenant. C’était là qu’il l’avait

connue, mais, si ces lieux devaient périr, l’océan demeurait dans sa pureté

grandiose. Il baignait le monde d’un même idéal, de l’Occident à l’Orient, des

nuits de l’étoile polaire aux nuits de la croix du sud, et, jusqu’à la fin des temps,

il apporterait aux hommes son insondable message d’aventure et de liberté. La

terre était changeante, matérielle ; elle se laissait acheter par les riches et

conquérir par les puissants. On la retournait, on la sillonnait à des fins utilitaires.

C’était un élément servile. On la souillait avec des usines, des villas, des

casinos, et la terre ne disait rien parce qu’elle aime l’argent. On l’occupait avec

des châteaux, et la terre se taisait parce qu’elle est féodale et qu’elle aime être

dominée. On y construisait des cathédrales, et la terre ne disait pas que c’était

beau, car les cathédrales sont pour le ciel, et la terre ne reflète pas le ciel. La mer

était incorruptible, inconquérable. Elle acceptait les hommes, mais jamais les

hommes ne pourraient l’altérer. Ceux qui voulaient la dominer, c’est elle qui les

modelait. Ceux qui la servaient librement, c’est elle qui les épanouissait. Sous

ses aspects changeants elle était éternelle. À la terre matérielle, elle apportait

l’esprit, et de la terre elle ne recevait que ce qu’elle rejetait. Elle était ainsi,

inchangée depuis le début des temps, et sa couleur, grise ou bleue, était celle du

ciel. Elle était le Sacré, et, même les vitraux de Chartres n’égaleraient jamais le

miroitement des astres sur l’eau ni ses nuances délicates. Maintenant, la terre

était vaincue, la mer demeurait. Je comprenais qu’il fallait suivre la mer. Mon

royaume, il fallait le transporter plus haut, dans les soleils marins, vers le large.

Je regardai la baie de nouveau. La lune était masquée, mais on distinguait

toujours la surface de l’eau, plus sombre que le ciel, et qui blanchissait en

franges d’écume là où elle effleurait les rochers. Le calme de la nuit était

imperturbable. Quelque chose, pourtant, avait changé dans l’ancien paysage.

Soudain, je compris : les phares étaient éteints. C’était la guerre ! Le Grand

Léjon et le cap Fréhel ne rythmaient plus la nuit de leurs éclats jaunes.

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L’atmosphère était toute mélancolique, comme repliée sur elle-même après le

départ des hommes. Le jeune homme que je devenais se sentit seul sans son

enfance Ses tempes battaient dans le silence de l’espace. Il ferma la fenêtre.

L’heure devait être tardive, on ne percevait plus que quelques bruits épars dans

la maison. Il entendit sonner l’horloge, puis sa mère qui montait se coucher. Sa

maman ! Pouvait-il la laisser ? Que serait son désarroi devant ce cadre familier

où il ne serait plus ! Chaque jour, à son réveil, elle irait frapper à sa porte, ne

sachant plus si elle avait rêvé le départ de son fils, ou si elle voulait revivre les

derniers instants passés avec lui. Parfois aussi, plongée plus loin dans le passé,

elle le chercherait machinalement dans la chambre bleue, ou bien, elle

l’appellerait à l’heure des repas avec ses frères, mêlant son absence à leur

présence. Puis, dans la maison de Paris, seul, il ne serait plus là pendant les

longues soirées d’hiver. Et, chaque matin, il manquerait un écolier, chaque midi

une voix, chaque soir une tête bouclée dans un lit. Puis, peu à peu, il cesserait

d’exister là bas pour entrer dans la légende. On l’appellerait encore, puis,

insensiblement, son nom ne serait plus qu’évoqué, sorte de consonance abstraite

auréolée de mélancolie et d’espoir à la fois. Ainsi, lentement mais

inexorablement, quelqu’un le remplacerait : son absence !

Il serait quelque temps présent dans la demeure, divan prêt à être défait, violon

prêt à être joué, Bureau d’écolier prêt à être ouvert, puis, un soir l’un de ses

frères dormirait dans le divan, un jour travaillerait sur le bureau. Un autre jour,

sans doute, le violon serait donné à quelque ami de la famille désirant travailler

cet instrument si personnel, si attaché à son maître. Un à un, tous ses objets

l’abandonneraient, eux qui faisaient partie de lui-même ! Il n’aurait alors

d’existence que par la photo, amoureusement encadrée, coupée de la vie dans un

exil glacé. Il serait là pour les autres, figé à jamais sous le verre, dans l’exil des

morts. Mais, réellement, il voguerait au loin, puisant ses forces vives à la coupe

du large, forgeant son âme dans le choc des armes. S’il revenait, quel

enrichissement pour lui, tandis que sa mère n’aurait eu que la misère et

l’angoisse !

Ce repli douloureux, cette mort de chaque jour, qui avait le droit d’imposer

cela ? Sa maman ! Il alluma pour qu’elle vînt encore lui dire bonsoir. Les pas

s’approchèrent. Elle entra. Devinant son angoisse, elle le prit dans ses bras

comme quand il était petit, et ce cri lui échappa « : Ne nous séparons pas !… Ils

restèrent ainsi un moment, savourant douloureusement cet instant de présence,

puis, elle se ressaisit : « Dors mon chéri, demain il fera jour ! ». Et son pas léger

s’éloigna peu à peu dans le noir, comme si leurs routes s’étaient déjà séparées.

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La lumière éteinte, il sentait monter en lui les forces de l’ombre, et avec elles,

tous les risques d’une folle entreprise. D‘abord, partir sans avoir vu son père,

était pour lui un autre déchirement. Son père, son ami, comment prévoir son

angoisse, sa fierté, son déchirement quand il apprendrait son départ ? Certes,

élevé dans la discipline rigoureuse et austère de l’oncle Louis, il connaissait

l’exigence du devoir au point d’aspirer à la liberté, mais c’était une liberté très

scientifique, à l’intérieur d’un système de valeurs qu’il fallait justifier si on les

inventait. Cela n’avait rien à voir avec ce qui apparaîtrait sans doute comme une

décision purement émotive. Mais, pourtant, Charles n’avait-t il pas tout risqué,

comme mû par une force soudaine, quand, sollicité par une galerie d’art

moderne, il avait abandonné une brillante carrière d’ingénieur pour se lancer

dans le monde dangereux de la peinture, juste avant la crise de 1929 ? Par la

suite, comme si cela avait été écrit d’avance, il avait été guidé par cette liberté

intérieure qui devait étonner tant de monde. Sa vie n’avait été qu’un combat,

qu’il allait poursuivre, pour se débarrasser des conventions interdisant,

finalement, la poésie du souvenir. Il sentait cela sans le formuler : Partir ne serait

pas contraire à la vision de son père. Contre tous, Charles avait fait le choix

presque insensé de la peinture. Pour lui, pourquoi pas l’Aventure ?

Pourtant, le bon sens disait de rester. C’était la saine réaction du paysan qui

défend son champ. D’ailleurs, si tous partaient, la terre deviendrait un domaine

germanique. Il fallait rester sur la terre de France, dans la communauté des

champs et des villes. Le cœur de la nation était loin dans les terres. Heureuse

Angleterre ! Il avait raisonné follement. L’appel de la mer était une utopie, un

rêve dangereux. La mer avait toujours, au moment crucial, rejeté la France.

L’histoire en témoignait. La réalité, c’était le continent, et c’était pour avoir

méconnu cette vérité que la France était aujourd’hui abattue. Elle avait trop

longtemps porté ses regards vers les rivages lointains qu’elle distinguait sur les

flots. Elle devait maintenant regarder à ses pieds son sol meurtri par le grand

choc continental. En s’imaginant à nouveau sur la mer, il sentit tous les dangers

qu’elle impliquait. Il se vit embarqué sur la goélette, dérivant dans la nuit, puis

drossée sur des récifs qui montaient et redescendaient dans la houle avec un

happement sinistre. Plus tard, il était recueilli par une vedette de la surveillance

du littoral, et ramené au port pour y être jugé…Il avait dû s’assoupir un instant.

Il frissonna en évoquant ces images, et en pensant qu’il aurait pu partir pour

toujours à l’étranger, comme un paria. Il s’imagina dans un camp de réfugiés à

Londres, condamné par son pays, seul parmi une foule d’inconnus. Non ! Il

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fallait chasser au loin l’idée de cet exil. Il fallait oublier la mer et ses illusions de

grandeur.

Des ombres couraient maintenant sur les murs de la chambre. La lune était

revenue. Il cherchait en vain le sommeil. Il étouffait. Il se leva pour ouvrir la

fenêtre, et y resta un instant accoudé, respirant l’odeur de résine des pins et

regardant la lune ; puis, il regagna son lit et s’endormit.

Il rêva peu. Plus tard, il crut se souvenir d’un songe qu’il avait eu cette nuit là.

Lord Jim lui apparaissait, debout dans la chaloupe, à côté du vapeur qui

menaçait de sombrer dans un magnifique clair de lune. Il portait un ciré par-

dessus ses vêtements de toile coloniale, et sa casquette, enfoncée sur le front,

laissait son visage en grande partie dans l’ombre. De sa stature massive émanait

une grande impression de noblesse, mais d’une noblesse vaincue par la fatalité.

On devinait son regard, tourné vers quelque but lointain qu’il ne pourrait jamais

atteindre. Une tristesse insondable émanait de ce visage, qui se détachait à

contre-jour de la scène du naufrage. On eût dit que l’espoir et la jeunesse

avaient, en quelques instants désertés ce corps plein de vigueur qui, comme un

automate, dirigeait en silence l’équipe de l’embarcation. À un moment, il s’était

tourné ostensiblement vers lui, pour lui montrer, de son bras tendu, le navire

incliné dans le calme majestueux de l’Orient nocturne. Ce geste, quelque peu

emphatique, paraissait avoir un double sens, à la fois théâtral et intérieur. Il

semblait dire « mon rôle est achevé ; à toi de me remplacer, si tu peux faire

mieux ! ». Et, ce naufrage était comme le symbole de quelque chose d’essentiel

qui menaçait d’être à jamais perdu. Comme l’idéal sombrant dans le lac noir du

destin antique.

Il se réveilla. Il avait dû dormir tard, car le soleil entrait à flots dans la chambre.

D’un bond, il fut à la fenêtre. C’était un de ces matins radieux et sereins où la

nature pavoise. Une lumière surnaturelle enveloppait l’univers. La mer était

haute et limpide, le ciel d’un de ces bleus profonds de Juin. Pas un bruit, pas une

âme n’altérait la sérénité de l’univers. Seuls, le rythme des vagues et le souffle

du vent dans les arbres. Là haut, dans le ciel, quelques nuages, merveilleusement

blancs, traversaient l’espace. En bas, les fleurs sauvages, en souvenir des

grappes d’or des ajoncs et des genêts de Pâques ou de l’Ascension, faisaient des

grappes de couleurs joyeuses sous le soleil déjà haut. C’était un de ces temps

bénis entre tous où, naguère, la joyeuse troupe partait à l’aviron s’enivrer de la

lumière des îles, parmi les algues et les courants. Dans le canot, on chantait de

vieux airs du temps de la marine à voiles pour donner le rythme aux nageurs.

L’après-midi, l’Eglantine aurait appareillé dans un essor blanc de voiles, sous la

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jeunesse de l’été. Le capitaine aurait offert un œillet à la favorite du jour, et l’on

serait parti loin vers les îles, si ce n’était vers la rivière, la conversation des

passagers comme rythmée par les commandements de virement de bord et le

clapotis des vagues sur l’étrave.

Mais, où était ce temps qui ne reviendrait plus, et qui, cependant, était toujours

là, invisible mais présent, comme le sang dans les veines, comme un amour

sublimé par une absence intolérable ? Il semblait dissous à l’état pur dans l’air

du matin, dans l’onde sonore de la baie, dont les milliers de rides caressaient la

plage comme elles caressaient la carène de l’Eglantine.

Il était là, dans les paillettes d’or qui scintillaient sur l’eau avec l’intensité du

souvenir. Il était là, prêt à renaître partout dans la richesse de sa présence, dans

chaque buisson, sur chaque rocher, chaque sentier. Mais il ne revenait plus,

hélas ! Il ne pouvait plus ressurgir inchangé, dans sa beauté première. L’enfant

que j’étais et que je n’étais plus ferma les yeux pour en revoir une dernière fois

toute la féerie…Il retrouva d’abord ses impressions devant le royaume

merveilleux qui s’ouvrait au petit écolier d’alors : l’air salin, la plage, les grands

rochers roses, la mer immense, la baie si intime ; puis les bois, les futaies aux

passages secrets pour jouer aux indiens. Il se souvint du jour où il avait plongé,

flotté, puis nagé dans l’eau. L’eau de là bas, froide au moment du plongeon,

puis, bientôt chaude, bleue, grise ou verte et toujours si salée, si vivifiante.

C’était un jour de soleil, dans ce nouvel espace liquide aux muettes palpitations,

cet espace qui vous portait, mêlé parfois au crissement jaune du sable fin, aux

chocs sourds des galets ou aux étranges forêts d’algues dont ses yeux immergés

discernaient vaguement l’étrange diversité. Il revécut les randonnées sur les

routes de l’arrière pays, ses promenades dans les chemins creux qui menaient à

la rivière, avec leurs enlacements mystérieux, la ferme près de la croix, la lande,

les grands blocs de granit sur la mer, le rocher où le canot accostait pour les

plongeons du matin aux marées hautes de morte eau. Il entendit à nouveau les

chants des nageurs dans le canot, avec la voix claire de sa tante, la voix grave et

forte de « Tito », le chimiste à la grande barbe blanche, père de Coletta ; les airs

anglais de madame Maurain, amie de Jean, agrégée de mathématiques, qui, à la

mort de son fils unique, s’était lancée à corps perdu dans la littérature anglaise.

Il entendit à nouveau les quadrilles, tournant au son du piano du capitaine, et les

bourrées rythmées par le choc des sabots et les chorals de Bach chantés parfois

le soir à Ty Yann. Il pensa à tous ceux qui n’étaient plus, et qui, pourtant étaient

toujours là, dans l’âme du pays, témoins des heures enfuies pour les heures à

venir.

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Dans une vision fulgurante, il embrassa tous les plus beaux moments passés

dans ces lieux sacrés : par les lumières poudreuses d’Est et les ciels mouillés

d’Ouest, sur la plage inondée de lunes ou les rochers rouges de soleil, dans la

brise des bois et des champs, sous la grandeur du large ou sur la jetée résonnant

de vagues, et dans la maison les soirs de veillée, quand on jouait aux lettres

auprès d’une flambée dans la grande cheminée. Que tout cela était loin déjà, et si

proche pourtant ! Si proche qu’il lui suffirait désormais de fermer les yeux pour

en être tout ébloui, et de ne plus pouvoir ensuite rien distinguer pendant des

heures, où il marcherait comme un somnambule. Si proche que, pendant

longtemps encore, son âme retentirait des échos répétés de son passé, comme si

une baguette magique d’un cristal invisible avait, soudain, fait résonner le dôme

des étoiles.

Il ouvrit à nouveau les yeux et regarda la baie. Puis, il referma la fenêtre à

jamais sur le royaume de l’Enfance :

Il partirait !

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Chapitre 2

La matinée avait vite passé. Il avait fallu, geste terrible, faire son sac de marin,

preuve que le départ était bien une réalité. Mille choses de la vie quotidienne

avaient été revues pour savoir laquelle ne devait pas être oubliée, couteau,

montre, agenda, livre, chandail, chemise, blouson ;…

Sa mère avait tenu à lui donner un petit sac de napoléons d’or légués par la tante

Marie, sœur de Jean. Elle les avait patiemment accumulés au cours de sa vie de

labeur. Ils devaient, hélas, être volés plus tard à la base navale pendant une

mission en sous marin, alors qu’ils auraient été si utiles à la famille ! Pauvre

tante Marie ! Elle qui avait si souvent prêté de l’argent à son frère avant son prix

Nobel, ce cher grand-père qui, parfois, à l’occasion de quelque fête, invitait sa

fille, Aline, et ses enfants, dans un grand restaurant (tout était grand avec lui !) et

disait : « n’en parlez pas à la tante Marie ». Elle qui avait sauvé l’écolier que

j’étais de tant de désastres en mathématiques avant que l’entrée en classe de

« Flotte » (préparation à l’Ecole Navale) l’eût poussé à découvrir les austères

beautés de cette discipline.

Pauvre famille qui allait devoir subir les rigueurs de l’occupation ! L’après midi,

après une dernière partie d’échecs avec Daniel Auger, un frère de sa tante

Coletta, homme délicieux, qui allait mourir sous peu de tuberculose, il avait été

faire ses adieux à l’oncle Louis. L’appel du général de Gaulle venait d’être

entendu. « Tu peux partir maintenant » avait-il dit simplement, cachant son

émotion.

Il ne serait donc pas déserteur, en tout cas pour ce général inconnu qui bravait à

la fois l’ennemi et le pouvoir officiel. Ce général au nom symbolique, comme

désigné d’avance par le Destin. Tout réconforté, j’avais appris également que

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trois camarades de mon âge partaient. C’étaient Lionel Beneyton, Jean et

Rodolphe Freudiger. Ils devaient faire une guerre brillante, mais qui savait alors

s’ils rentreraient jamais ? Qui eût pu imaginer que Lionel, ce bel aristocrate, si

chaleureux et réservé à la fois, allait, cinq ans plus tard, alors que tout semblait

perdu, revenir croix de la libération sur la poitrine, après une guerre héroïque

dans la Légion étrangère, sous les ordres d’un célèbre Leclerc, inconnu de tous ?

Qui aurait vu dans les frères jumeaux Jean et Rodolphe qui, Suisses de par leur

père, auraient pu rester sans danger, deux autres héros de la même division

Leclerc, l’un dans l’infanterie, l’autre dans les chars, qui devait libérer la prison

de Frênes, puis sortir vainqueur d’un combat contre un char allemand au coin de

la place de la Concorde ?

Et puis, la journée avait passé ; voilà que ceux qui allaient embarquer étaient là,

sur le quai, devant l’école d’hydrographie, à côté de la goélette la Manou avec

ce qu’ils avaient comme famille, entourées de personnes inquiètes, émues, ou

même curieuses. Il restait peu de temps. L’heure de l’appareillage, n’ayant pas

été fixée, mes frères, ma mère et moi, avec quelques amis prévenus à temps

étions arrivés presque à la dernière minute, alors que le groupe des élèves de

l’Ecole d’Hydrographie étaient déjà embarqués. L’action s’était emparée de

tout. L’heure n’était plus au doute, ni aux nobles sentiments. Seule comptait la

conscience d’appartenir à une grande page d’histoire, à la fin d’une vie, au début

d’une autre, pour chacun des passagers et pour leurs familles. Que de mères

auraient dit à leur fils : « reste ! Ne me laisse pas ici sans ton père, au milieu du

désastre, au nom d’un projet fou ! ». Mais Aline avait dit : « Nous ne nous

reverrons peut être jamais, mais, si tu crois que c’est bien, pars ! ». Cette phrase

sublime, qui eût pu l’oublier !

Au moment où il embarquait, elle n’avait fait qu’embrasser son fils et lui faire

des signes d’adieu en agitant son mouchoir. Il s’en était fallu d’un rien que son

frère cadet, François, parte : Sous l’impulsion de l’instant, il avait sauté à bord,

soudain, sans un mot. Il avait seize ans.

Et puis un camarade américain qui était là lui avait crié : « Reste, François : ta

mère aura besoin de toi ! ». À quoi tiennent les choses !

Juste après, comme si la belle goélette noire avait attendu que le destin du jeune

frère eût été fixé, on avait largué les amarres. Cela s’était fait sans bruit, sans

ordre perceptible de l’extérieur, comme pour ne pas attirer l’attention des

autorités. Tout s’était passé très vite. Chacun regardait vers le quai pour

reconnaître ceux qu’il laissait, ce qui était difficile au milieu de la foule. Et puis,

en franchissant l’écluse, relativement étroite pour une grande goélette, soudain

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un bruit, un choc violent ! La baleinière, portée par un bossoir, s’était écrasée.

Ce que l’on avait crû une tentative de fermer la porte de sortie de l’écluse était

probablement d’une toute autre nature : un seul moteur fonctionnait encore

correctement ! Nul n’avait réalisé la difficulté de la manœuvre pas plus que la

série de petits miracles qui avaient rendu possible l’appareillage. Nul n’avait eu

l’information que les premiers motocyclistes allemands étaient déjà là, sans

doute occupés à investir les points clés.

Tout se passait très vite, de façon irrévocable. On partait ou on restait, sans

appel. Je devais apprendre soixante dix ans plus tard, au cours d’une rencontre

fortuite, qu’un jeune homme du nom bien connu ici de Huchette de Guermeur

(dont un grand parent avait été consulté par Pierre Loti pour son livre, Pêcheur

d’Islande), ayant dû aller en bicyclette faire ses adieux à son père dans le village

de Kérity, avait aperçu la Manou quitter l’écluse à son retour. Le Destin avait

passé.

J’avais posé mon sac dans le carré, sans réaliser la beauté des coussins de cuir

rouge et des boiseries en acajou installées par le riche propriétaire quand il avait

transformé en yacht de luxe cette goélette islandaise. Puis j’étais monté sur le

pont où un grand nombre de ces jeunes braves qui avaient embarqué était déjà

groupé, sans que personne n’eût l’idée de les compter. Je ne connaissais

personne hormis mes trois amis. La seule idée qui occupait l’esprit de chacun

était de regarder la terre, la terre qui s’éloignait déjà, la terre d’où les familles

regardaient le navire qui s’éloignait ! La terre, la dernière terre de France, à

jamais peut-être, où, de la pointe de la Trinité, ma mère pleurait à côté de la

famille en regardant passer la Manou, sans doute à côté de la croix des veuves

des pêcheurs d’Islande, où ma tante très émue aussi consolait mon frère François

de ne pas être parti, lui aussi.

Le port n’était presque plus visible et l’on avait pris depuis peu le chenal au

delà des îles qui protègent la grand-rade des vents d’Est, et qui sont indiquées au

navigateur venant du large par le phare de Lost Pic, qu’un chasseur surgi du ciel,

un chasseur allemand sans nul doute, piqua soudain sur la pauvre Manou. Tout

le monde de se précipiter dans la cabine, comme pour cacher ce qui,

effectivement, était un groupe de volontaires contre l’ordre établi. Mais l’avion

n’avait pas insisté, jugeant sans doute le bateau inoffensif. Peut-être était-ce une

simple manifestation de force ? une démonstration de la mansuétude de la part

d’un pilote après tout humain ; ou, tout simplement un contrôle de routine dans

la surveillance côtière ?

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Qu’importe ! Il était reparti, l’alerte avait été chaude, peut-être pour rien en fait.

Mais s’il avait tiré ?

Et La Manou avait continué.

Il était peut-être dix huit heures trente, ou même un peu plus quand on avait

franchi l’écluse…qui se souciait de regarder l’heure, conscient seulement que

c’était la dernière, celle qui fermait un livre et en ouvrait un autre, À cette

saison, le jour dure longtemps. La plupart des jeunes gens était restée sur le pont

à regarder, sans parler, la côte disparaître, de plus en plus grise et irréelle,

comme indifférente. Il faisait beau, ce qui était heureux et rendait possible la

surcharge du navire, dont personne ne semblait avoir conscience (nous étions en

fait 52) le commandant ayant pris cette responsabilité sans en faire part, en

homme de cœur et de décision. Le gros temps eût semblé participer à l’ampleur

du drame qui se jouait, en donnant un caractère tragique à ce départ vers

l’aventure, ou même en paraissant s’y opposer. Mais non ! Il faisait beau ; la

mer était lisse et glissait sous la coque, comme une caresse voluptueuse, comme

un assentiment, comme un encouragement, comme une consolation pour ces

jeunes gens qui avaient tout quitté pour une idée.

Puis, la nuit était venue. Il commençait à faire froid sur le pont. On était

redescendu pour dormir, chacun lové sous un manteau, pour prendre des forces,

pour oublier, pour rêver à une existence dans un monde meilleur au milieu des

siens.

Et la brave Manou avait traversé la Manche, tout tranquillement, pendant la nuit.

Et, voilà qu’elle arrivait à Plymouth.

C’était le 20 Juin. Il était six heures du matin.

Des voix en anglais. C’était une vedette de surveillance.

On était arrivé sains et saufs.

C’était l’Angleterre, la Liberté ! On avait sauvé l’honneur. On allait sauver la

France !

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II - EN ANGLETERRE

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Chapitre 3

On avait débarqué. C’était le port de Plymouth, et non plus celui de Portsmouth

comme naguère quand j’allais chez les Armfield avec ma mère et mon frère

François, bicyclettes à la main.

C’était le 20 Juin au matin.

Passée l’émotion de l’arrivée et l’incertitude de leur devenir, il fallait se rendre à

l’évidence : avant d’être des volontaires, ils étaient des réfugiés. Point de comité

d’accueil, mais du personnel du service de l’immigration, efficace, courtois,

calme, comme toujours. Cela était normal, après tout : il n’était pas question de

laisser rentrer des espions ou même des bouches inutiles. Et qu’il était

réconfortant de sentir autour de soi tant de détermination après le désastre sur le

continent. Ici, au moins, on ne capitulerait pas !

Eh puis, quelle nation en guerre et menacée d’invasion aurait accueilli si

naturellement des passagers d’un navire inconnu en provenance d’un pays qui

venait de traiter avec l’ennemi ?

Le séjour à Plymouth ne devait pas s’éterniser. Après un réconfortant breakfast à

l’anglaise (quel bonheur !) nos héros avaient pris le train de Londres, où ils

étaient arrivés dans la soirée.

Londres, l’immense ville, qui s’étend comme un immense village de maisons de

pavillons et de jardins, je ne la connaissais que par les romans de Dickens, de

Thackeray ou de Conan Doyle. J’en avais un bref aperçu, comme l’autobus

rouge à étage nous conduisait au Christal Palace puis à l’Olympia C’est là que

nous allions être en résidence surveillée, nous les jeunes immigrés. Ceux qui

voudraient rentrer en France pour retrouver leur famille ou par devoir pourraient

le faire ; ceux qui voudraient servir dans les forces britanniques pourraient le

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demander ; ceux qui voudraient rallier la France Libre pourraient s’inscrire. Du

personnel de l’Intelligence Service contrôlait particulièrement ces deux

dernières catégories. J’avais retrouvé dans le camp deux camarades de lycée,

Barzilaï et Servant qui, avec les frères Freudinger et leur ami Lionel faisaient

comme un halo de l’ancien temps dans le vaste inconnu.

Long mois qui aurait paru une année si tout repère n’avait disparu au milieu de

la tragédie qui se jouait. La Blitz était venue, très vite. Le premier acte de la

tragédie se jouait. S’il était perdu, tout était perdu. Spectacle où il n’y avait que

des soirées. Pendant la journée, les londoniens s’efforçaient de dégager les rues

de tous les éboulis des maisons détruites pendant le bombardement de la veille.

Il devait y avoir beaucoup d’ambulances, beaucoup de voitures de pompiers,

beaucoup de familles touchées sans jamais se plaindre. Puis la nuit venait. On

entendait d’abord comme des halètements sourds, comme des successions de

sons graves, rythmés régulièrement, implacablement, avec des intervalles qui

semblaient donner chaque seconde l’espoir insensé que cela allait s’arrêter, pour

renforcer l’impression de l’inéluctable approche de la mort.

Marche funèbre interrompue, quand les bombardiers approchaient, par les tirs

violents et relativement espacés des canons anti-aériens de gros calibre, puis par

le crépitement des pièces automatiques, dont les balles traçantes jaunes, rouges

et oranges rayaient le noir de la nuit, faisant croire par instants à quelque feu

d’artifice. Puis, le bruit d’un avion devenait plus fort et venait directement d’en

haut, de la verticale. C’est alors qu’il fallait écouter, et que, brusquement on

avait peur. Souvent, trop souvent, c’était le sifflement de plus en plus strident,

de la bombe qui tombait, celle qui vous était personnellement destinée. C’est

alors que, par un réflexe aussi naturel qu’inutile, on se collait à un mur ou on se

cachait sous une table. Mais, un bruit assourdissant, accompagné d’un lâche

soulagement indiquait que c’était une maison voisine qui s’écroulait.

Puis le jour suivant venait et tout recommençait.

Pas de nouvelles de la famille, bien sûr. Charles avait dû retrouver Aline et

savoir par les Armfield que son fils était en Angleterre. Lui ne pouvait pas, ne

devait pas écrire, par crainte de représailles.

D’ailleurs, plus rien ne comptait que la bataille de l’Angleterre. Il fallait tenir !

Beaucoup de militaires français repartaient, des marins, des soldats, encouragés

le plus souvent par leurs officiers. La France n’avait-elle pas perdu la guerre,

après la plus grande déroute de sa longue histoire ? Le maréchal Pétain, illustre

héros de la guerre de 14-18, n’avait-il pas été élu par l’assemblée nationale pour

sauver, dans l’honneur, ce qui pouvait l’être ? L’Angleterre, l’ennemie

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héréditaire, comment pouvait-elle sauver la France, même si, par miracle, elle

évitait l’invasion ?

Par malheur, le drame de la destruction de la flotte française de Mers-el-Kébir

par une escadre anglaise tombait comme un coup de foudre et semblait justifier,

aux yeux de beaucoup de patriotes, le repli sur le territoire national. Quelle

tragique décision que cet ultimatum à l’amiral Gensoul, lui demandant de

désarmer ses navires ou de les conduire sous escorte anglaise aux Antilles

françaises sous peine d’être anéantis au terme d’un bref délai ! Certes, Churchill

craignait l’existence de clauses secrètes de l’armistice par lesquelles la marine

de l’amiral Darlan aurait pu être mise à la disposition de la Kriegsmarine. En

tout cas, la tentative de saisie de la flotte, plus tard à Toulon devait plus tard

confirmer cette hypothèse. Dans l’immédiat, ce sacrifice confirmait avec éclat la

farouche décision de résistance de la Nation.

Mais comment imaginer que le commandant de la flotte à Mers-el-Kébir eût pu

obtenir du gouvernement officiel l’autorisation d’accepter les termes d’un

ultimatum le privant d’un atout important, ou même, persuadé de la sagesse du

mouvement vers les Antilles, aurait eu le courage d’accepter. Que ne l’avait-il

fait ? Que n’avait-il compris qu’il allait, par son manque d’initiative, causer tant

de morts et perdre sa flotte. N’aurait-on jamais dans ce pauvre pays un amiral

capable de décider tout seul, à la Nelson ?

Le drame était, avant tout pour la France Libre plus encore que pour la France

de Vichy qui, se voyait moralement renforcée aux yeux des hésitants.

Je venais de m’engager. Enfin, j’allais participer à la lutte, sortir de l’atroce

inaction ! Mais, le drame de Mers-el Kébir semblait portait un coup fatal à l’idée

de devenir officier de Marine. Jean lui avait dit, à la veille du désastre :

« Quoiqu’il arrive, garde la tête haute ! ». Mais quel malheur d’avoir à le faire

dans l’armée de terre.

Persuadé de cette triste perspective, j’avais signé pour l’artillerie, corps où mon

père avait servi pendant l’autre guerre. Au moins, je pourrais tirer sur les troupes

qui débarqueraient si elles arrivaient à traverser la Manche. Cette idée simpliste,

cette hâte de rentrer dans l’action sans réfléchir, alors que d’autres, que je ne

connaissais pas encore, allaient attendre d’être mieux informés, aurait pu me

coûter très cher, si le Destin avait été cruel en m’interdisant à jamais

d’accomplir ma vocation. Il est vrai que les amis de la « Manou » avaient choisi

l’armée de terre, Jean l’infanterie, Rodolphe les chars, Lionel la légion. Mais

aucun n’avait l’intention d’y faire carrière, et, d’ailleurs, ils n’avaient jamais

rêvé d’être marins.

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O Jeunesse ! Mais sans toi qu’auraient fait ces volontaires, que rien n’avait

préparé à ces événements ? Survivraient-ils seulement ? Reverraient-ils la terre

natale, un jour lointain, comme dans un conte de fées ?

Au milieu de tous ces événements, la longue, si longue attente au Christal Palace

puis à l’Olympia avait été marquée par la visite de Sa Magesté la Reine. Quelle

simplicité ! Vêtue comme toutes les Anglaises, avec un petit chapeau, de couleur

elle avait fait une longue visite, paraissant s’intéresser au sort de tous, elle qui

avait tant de personnes à rassurer. Quelle belle leçon de civisme ! Quel art de la

représentation. C’était cela la véritable noblesse, dans le calme, tout

naturellement ; comme en temps de paix, mais sur un ciel de la guerre qui lui

donnait ce caractère de grandeur.

Elle portait bien la devise de la nation « Je maintiendrai ! », ainsi que le

« Noblesse oblige » que le futur officier devait garder présente en lui, parce qu’il

est si facile de l’oublier.

La guerre donnait à la monarchie, il est vrai, l’occasion de faire face en

demeurant à Londres sous les bombardements. Les seuls que la capitale eût

connue dans sa longue histoire, et qu’aucun citoyen n’avait donc jamais vécu ni

même envisagé. Sans doute, Hitler avait-il compté sur des mouvements de

panique devant aboutir à la capitulation. Eh bien il s’était trompé ! De plus, toute

cette jeune et insouciante aristocratie qui paraissait superficielle, voire

décadente, n’avait pas tardé à former de redoutables escadrilles de Hurricanes et

de Spitfires qui, malgré leur nombre insuffisant attaquaient avec succès les

bombardiers allemands. Beaucoup de ceux-ci étaient ainsi abattus avant

d’atteindre Londres.

On avait su plus tard que les Anglais avaient mis au point un appareil appelé

plus tard « radar » qui permettait de détecter les avions ennemis dès qu’ils se

présentaient en dessus de la Manche ; pour l’heure, ce qui rassurait, c’était le

bruit des canons, les projecteurs pointés en l’air, par moment, sur ce qui devait

être un bombardier ; c’était aussi de savoir que ces affreux avions qui tuaient

tant de civils et détruisaient tant de maisons courraient aussi le risque de toucher

les câbles des dirigeables disposés en ceinture autour de la ville à basse altitude.

On ne voyait pas tomber d’avion, mais c’était bon pour les nerfs.

C’est dans cette atmosphère que nous avions pris l’uniforme de soldats. C’était

l’uniforme anglais avec un signe distinctif ; une petite croix de Lorraine, d’après

une idée de l’amiral Muselier, qui paraît-il était de cette région, si loin de la mer.

Heureuse idée, noble symbole qui allait demeurer celui de ces Français, si peu

nombreux, à avoir tenté la grande aventure. O le poids des symboles ! Nous

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n’étions plus n’importe qui, mais des Français Libres, que tout le monde pouvait

reconnaître. Plus tard, officiers dans la Marine, nous porterions la grande croix

de Lorraine. Je l’ai épinglée sur mes uniformes toute ma vie, envié par plus

d’un, mécompis par d’autres à une certaine période.

Le 14 Juillet, il y avait eu un défilé dans le centre de Londres. Cela s’était passé

devant le général de Gaulle, haute silhouette impassible, au milieu de

l’enthousiasme du peuple de Londres. Il était émouvant cet enthousiasme de la

part d’une nation réputée flegmatique.Il faisait beau. La nuit de la défaite était

oubliée. De nombreuses femmes criaient : « Vive la France ! ». Certaines, en

uniforme surprenaient le regard des Français. C’était les wrens. Elles donnaient

l’impression d’un surcroit de population venu renforcer l’armée, d’une totale

mobilisation ; même d’une certittude de victoire.

Peu de temps après cet événement, on partait au camp de Camberlay.

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Chapitre 4

Après Londres, que c’était désert, Camberley ! Des baraques militaires, des

tentes. Un espace plat ; une couleur kaki uniforme. On était groupé par postes,

tous pareils, jeunes engagés, désormais dans le moule étroit de la discipline

militaire.Tous avec des chaussures noires identiques, des vêtements kaki, des

bérets noirs, d’ailleurs assez beaux.

J’avais retrouvé là, dans le même poste, deux camarades d’école, Barzilaï et

Wlérick, comme moi artilleurs. Heureuse surprise ! On ne s’étaient pas vus à

Londres, entre le Christal Palace et l’Olympia.

Les amis d’avant guerre qui avaient embarqué sur la Manou étaient dans des

secteurs différents : Ils avaient rejoint les centres de formation des chars pour

Rodolphe, de l’infanterie de marine pour Jean, de la légion étrangère pour

Lionel. Ils avaient formé un petit noyau qui les reliait au Passé, à la famille, à

tout ce qu’ils avaient connu de la vie de lycée et de vacances avant le

tremblement de terre qui les emportait au loin de tout. Maintenant, il fallait

repartir en solitaire, découvrir de nouvelles figures, peut-être de nouveaux amis.

Et, joie, justement, voila que l’on se retrouvait entre camarades de classe, moi,

Barzilaï et Wlérick. .. Surtout Barzilaï !

Ils avaient été ensemble en classe de seconde et de première, ces camarades, au

lycée Louis le Grand. Que cela était loin ! À vrai dire, ils étaient externes et se

voyaient peu. J’estimais beaucoup Barzilaï pour ses dons en en mathématiques,

discipline redoutée. C’était un garçon ouvert, réfléchi, comme inconscient de

son intelligence. Wlérick le complétait en partie, mais avec une façon plus

maniérée, qui lui donnait un caractère au premier abord trop intellectuel. C’était

également un jeune homme chaleureux et sympathique. Et maintenant, dans ce

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nouveau monde, exilés volontaires eux aussi, ils étaient là ! Quel réconfort ! Une

tranche oubliée du Passé, redevenait réelle! C’était le monde du lycée. Ce

monde à la fois austère, difficile, abstrait, irresponsable. Ce monde en dehors de

la réalité, qui menait on ne sait où mais où l’on rentrait tous les midis et tous les

soirs chez ses parents, en enfant gâté et studieux. Ce monde était pourtant

adaptable à la vie militaire. La preuve, c’était que Barzilaï et Wlérick étaient

bien là, en chair et en os, vivants et heureux, comme sans effort.

Le chef de poste était un sous officier, strict, correct, primaire, froid mais sans

doute enthousiaste. L’opposé d’un professeur ! Aucun mot abstrait aucun propos

intellectuel, aucune justification, surtout idéaliste. On aurait bien voulu

comprendre, au moins, pourquoi il fallait passer beaucoup de temps, chaque

matin, et en plus des inspections, à cirer ses chaussures au point de les faire

briller, à ranger son uniforme en gros drap, sans un pli, à défiler dans la journée

comme des automates au cri guttural de quelque commandement arbitraire. Mais

c’était ainsi ! Et ça n’avait pas l’air de gêner le mathématicien Barzilaï ni le

distingué Wlérick. Il fallait l’admettre : les soldats doivent savoir jouer aux

automates. D’ailleurs, ce jeu ne comportait pas de punitions, pas même les

« colles » du dimanche, menace permanente du lycée.

Tous les jours, inspection de poste, des sacs ; breakfast ; exercices divers de

marche cadencée avec changements de direction, cours d’armes, démontage et

remontage de mousquetons, de revolvers, de mitrailleuses. C’était la une phase

élémentaire. Plus tard viendrait le canon.

C’était déjà fin juillet ou la première quinzaine d’août ; On n’avait plus la notion

de temps. Du reste, l’attente des nouvelles de France qui ne venaient pas,

l’évolution de la guerre, de brèves conversations pendant les moments de repos,

tout cela constituait l’essentiel de la vie courante.

Et puis, un beau jour était arrivée la nouvelle que la Marine allait se former,

qu’elle l’était déjà ! En fait, il y avait bien ici des fusiliers marins. Quelle

stupidité de ne pas avoir fait plus tôt le rapprochement, quoique cela n’impliquât

pas l’existence de navires armés par la France Libre. Mais, quoi de plus normal !

Quelle erreur de s’être précipité dans l’armée de terre sans réfléchir que le

combat principal, celui qui allait durer toute la guerre, c’était la bataille de

l’Atlantique. Et, effectivement, une école avait été formée à bord du vieux

cuirassé Courbet. Des engagés, non vus à l’Olympia venaient d’y rentrer. Dès

que je pus, je me présentai chez les fusiliers marins. Deux officiers de Marine

dans leur bel uniforme me reçurent immédiatement avec la plus grande

courtoisie. C’étaient le lieutenant de Vaisseau Détroyat et l’enseigne de vaisseau

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Amyot-d’Inville. Ils étaient en train de former les premiers éléments du bataillon

des fusiliers marins, dont on disait qu’il allait bientôt partir pour l’Afrique. Qui

aurait pu savoir leur destin glorieux et tragique ? Ils étaient si charmants, si

doux, si simples ! Voila comment il aurait voulu être, le pauvre artilleur. Mais

c’était trop tard !

Il ressortit pourtant tout ragaillardi, ces officiers ayant promis de ne pas

l’abandonner. Mais hélas ! les nominations ne dépendaient pas d’eux, et il fallait

compter avec la hiérarchie, qui ferait valoir qu’elle comptait sur un artilleur déjà

en partie formé. Il fallait trouver une solution. Il avait, en tout cas, des amis dans

la place.

Là-dessus, la nouvelle tombe un jour de la visite du général de Gaulle.

Branlebas ! Voila tout le camp aligné.

Par chance, je me trouve au premier rang.

Le général, toujours immense, et Sa Magesté le Roi Georges Six (surprise !)

parcourent le front des troupes, puis s’arrêtent pour faire face à l’ensemble. Le

général, escorté de son aide de camp militaire annonce, de sa voix claironnante :

« Quelqu’un a-t-il quelque demande à formuler ? Qu’il s’avance ! ».

Silence… personne ne bouge…

Je m’avance, seul.

-» Qu’est que vous voulez ? »

-» Je voudrais passer dans la Marine, mon général »

-» C’est bon : on s’occupera de vous ! » (puis à l’aide de camp : « prenez note »)

Ce n’est qu’après que la visite royale eût amorcé son mouvement de retour que

je devais reconnaître, témoin amical et réconfortant d’un événement pour moi

historique, surgi de l’enfance, Eve Curie. Elle suivait le général en tant que

journaliste de guerre. C’était bien elle ! Je l’avais aperçue au début de la visite,

mais cela paraissait totalement irréel, car je ne savais pas qu’elle était en

Angleterre. Maintenant, je la voyais. M’avait-t-elle remarqué ? Pouvait-elle

savoir, d’ailleurs, dans quelle unité je me trouvais? Nous étions bien trop loin

l’un de l’autre pour pouvoir échanger même un clin d’œil.Situation incroyable !

Merveilleuse et cruelle à la fois.

Quoiqu’il en soit, après une attente qui avait paru des siècles, pendant laquelle la

formation d’artilleur continuait de plus en plus intensément, laissant croire au

jeune volontaire qu’il avait été oublié, l’ordre de mutation dans la marine était

arrivé.

On était à la mi-aôut.

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Il fallait rallier le cuirassé Courbet à Portsmouth pour le 25 du mois.

Le délai était largement calculé pour repasser par Londres et se préparer à faire

ses premières armes dans les Forces Navales Françaises Libres, les désormais

fameuses F N F L qui tiendraient tant de place dans toute ma vie.

La chance me souriait !

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Chapitre 5

Enfin marin. Quelle joie ! D’autant plus que le désastre avait été évité de

justesse. Cette fois ci encore, le destin avait tenu à un fil. Lequel m’avait

conduit ? Celui des fusiliers marins du commandant Détroyat ? Celui de l’aide

de camp du général de Gaulle? Peu importait puisque l’ordre de mutation était

arrivé en temps utile. Le délai permettait même de rester un peu à Londres pour

jouir de la bonne nouvelle.

C’est ainsi que j’arrivai un soir, chez André Labarthe, scientifique aperçu rue du

val de grâce, chez mon grand-père. C’était un homme dynamique, spontané et

vivant, qui parlait, toujours chaleureusement, avec un reste d’accent du Sud

Ouest modulé par une pointe de gouaille parisienne, qui donnait à sa parole une

autorité particulière, en alliant la bonhomie joviale du bordelais à la diction

populaire de la capitale. Ancien mécanicien chez Renault, il avait été remarqué

par une jeune femme, qui était toujours avec lui, à Londres. Eblouie par

l’intelligence du jeune homme, elle l’avait poussé à faire une licence de

mécanique à la faculté, ce qu’il s’était empressé de faire avant de se lancer dans

la recherche scientifique, tout en travaillant le violon à un niveau élevé. C’est cet

homme étonnant que j’avais soudain sous les yeux, surgi d’un pan particulier et

un peu mythique du passé, et qui avec une force indescriptible me lançait d’un

monde dans un autre, à peine préparé par l’entrée dans la confortable maison de

Kensington, ce beau quartier de Londres aimé des Français « C’est Georgie ! »

s’était-il écrié : « Aline nous a envoyé son fils ! ». (Georgie, c’était mon prénom

pour la famille).

Moments de joie ! Rêve d’un impossible réalisé ! On avait parlé de la famille,

des rares nouvelles récentes venues par la Suède ou l’Amérique. Labarthe avait

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déjà créé une revue de haut niveau, la « revue de la France Libre », destinée à

faire rayonner la culture française de ce côté de la Manche et même de l’autre

côté de l’Atlantique. Il était assisté du philosophe Raymond Aron et du stratège

Starro, réfugié d’Europe centrale, que je devais garder dans son souvenir grâce à

un porte mine en argent massif qu’il m’avait donné, presque sans un mot, alors

nous nous étions à peine vus. Savait-il, le timide et secret stratège, que ce

souvenir survivrait si longtemps ?

On avait parlé longtemps, mais pas assez pour éviter le bombardement

quotidien. Il n’y avait sans doute pas de cave ou d’abri prévu, car on se mettait

toujours sous la table ou contre un mur quand une bombe sifflait trop fort…ou,

peut-être, sous son caractère passionné, le trop scientifique directeur de revue,

comme naguère le Mathématicien Emile Borel achetant l’immeuble de la rue

Froidevaux à Paris pendant les bombardements de la grosse Bertha, estimait-il

improbable que les coups fussent justement pour lui.

Cela n’empêchait pas de parler, c'est-à-dire pour moi, d’écouter. Ainsi, Labarthe

estimait beaucoup l’amiral Muselier. Seul parmi les officiers généraux de la

marine, il avait eu le courage de braver les ordres supérieurs pour rallier la

France Libre. Sans aucun panache extérieur, c’était un remarquable

organisateur, qui avait le sens de commandement poussé au point de toujours

être obéi avec plaisir. Il était fort apprécié des autorités anglaises, qui, parait-il,

avaient souvent des difficultés avec le général, d’un caractère difficile et souvent

intraitable. Nul ne pouvait prévoir, sauf au plus haut niveau peut-être, que cette

différence de caractères allait être ultérieurement être exploitée par l’intelligence

service pour essayer de provoquer un schisme malheureux et ainsi provoquer la

mise à l’écart du seul amiral qui avait été à la hauteur des événements. Cet

amiral qui, par sa capacité et son rayonnement allait constituer la marine de la

France Libre dans des circonstances esceptionnellement difficiles.

Et qui, sauf de Gaulle lui-même, pouvait comprendre la nécessité de maintenir la

hauteur autour du nom de cette France Libre qui était d’autant plus fragile

qu’elle était seule. Et, seule l’Angleterre l’avait reconnue. Elle lui devait tout,

cette France de l’exil. Que cela était difficile ! Car, dans cette épreuve immense,

héroïque et tragique, deux géants s’épaulaient et parfois s’affrontaient. Ils étaient

les héros symboliques et réels de ces deux vieilles nations qui, depuis tant de

siècles, se jalousent, s’aiment, se combattent et maintenant s’aident avec la

même flamme : Churchill et de Gaulle. L’Angleterre et la France. Deux nations

incarnées dans deux noms, pour toujours dans l’histoire des peuples et des

hommes. Et l’Angleterre, unie et seule, reconnaissait cette France de l’exil,

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condamnée par ceux qui prétendaient la représenter. Le géant, en pleine bataille,

soutenait, aux yeux du monde, celui en qui, il reconnaissait la vraie France,

l’ancienne rivale, son amie, privée de tout pouvoir sauf de son soutien pour leur

survie mutuelle.

Bien sûr, j’étais trop jeune pour penser à tout cela. Ce n’est jamais au cours de

l’action que les choses profondes sont présentes à l’esprit, et cela est encore plus

vrai quand on est tout juste lancé dans la vie. Pour l’heure, seule comptait

l’aventure dans laquelle on était embarqué. Quelle en serait la fin, qui le savait,

sinon qu’elle était lointaine et tellement incertaine ! En tout cas, on allait rallier

le Courbet ! C’était là première étape, et la figure de l’amiral Muselier se

dessinait de façon humaine sous un nom tout simple, jusque là uniquement

symbole de non conformisme et de courage à l’échelon le plus élevé. Figure

d’une telle importance que l’on peut se demander si une marine de la France

Libre, sous pavillon français, aurait pu se former au milieu de toutes les

difficultés et de tous les dangers sans à sa tête les étoiles d’un vrai amiral,

homme de caractère et d’une vive intelligence.

Homme de guerre. Comme Churchill. Comme de Gaulle.

Sans songer guère à autre chose qu’à la joie d’avoir revu cet ami de sa famille,

d’avoir dîné et dormi dans sa maison de Kensington après avoir beaucoup appris

sur ce que pouvait penser de la situation l’étonnant directeur de la revue « La

France Libre », j’ avais pris le train pour Portsmouth.

J’arrivai dans la soirée.

Le Courbet était un vieux cuirassé de l’après grande guerre, tout à fait comme

ceux que mon père construisait pendant les vacances pour les faire naviguer

dans la baie de Saint Goëlo avec ses fils, quitte à devoir se jeter à la mer si

l’escadre risquait d’être emportée au large par le courant, passé le dernier cap

prévu pour l’atterrissage, comme un jour à la pointe de la Trinité. Il ne figurait

pas dans la collection de maquettes utilisées pour un jeu inventé par mon esprit

aventurier, à côté des Rodney, Hood, Richelieu, Dunkerke, et autres navires, qui

évoluaient sur une vaste toile quadrillée, théatre de l’affrontement. Mais il avait

beaucoup d’allure, avec ses deux cheminées, ses quatre tourelles de 340 dans

l’axe principal (déjà un beau calibre, même si elles étaient pour l’heure inutiles).

Comme toutes les réalisations humaines, il y a des époques favorables à la

beauté parce qu’elle correspond à la plus grande efficacité du moment. Le

Courbet, sans le savoir, annonçait le début d’une période favorable, qui était

celle de la suprématie du canon, avant l’arrivée du porte-avion et du missile.

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Quoi qu’il en soit, un canot avait bientôt conduit le futur midship à bord du

bateau de ses rêves. Et, brusquement, ce qui de loin ressemblait encore à un gros

jouet était devenu énorme, réel, écrasant. Redoutable même, puisque la veille, il

avait abattu un stuka ! Le bombardier en piqué était tombé à quelques mètres du

bord, soulevant une grande gerbe de la vase sur laquelle le vieux cuirassé était

échoué. Il constituait une batterie de feu anti-aérienne de valeur pour la défense

de Portsmouth, avec ses batteries de 75 et ses pièces automatiques pour le tir

rapproché. Ah ! le brave capitaine polonais directeur de tir ! Les braves élèves

Servants de pièces ! Enfin on avait fait quelque chose, nous les Français Libres !

Regretter de n’avoir pas pris part à l’action était vain. C’eût été de la vanité.

Seul comptait le résultat.

Seul comptait surtout le présent. Les élèves officiers étaient logés dans le poste

avant, ancien poste d’équipage du cuirassé. On couchait dans des hamacs, qu’il

fallait faire et défaire chaque jour avec grand soin, ce qui nécessitait un certain

effort de serrage, peu coutumier pour la majorité de ces jeunes gens, tout juste

sortis des bancs de l’école. On avait la tenue de matelot de la marine nationale,

mais avec le ruban des Forces Françaises Libres (F N F L) sur le bonnet à

pompon rouge. À la sortie du cours, les reçus porteraient l’uniforme d’officier,

quoique sans galon, avec une grande croix de Lorraine en insigne sur la veste,

épinglée sur le cœur. Il faut le dire à nouveau, c’est l’amiral, originaire de cette

rude région de la vieille France, qui, décision hautement symbolique, avait

choisi un insigne capable à la fois de s’opposer à la croix gammée et de se

démarquer de la marine restée fidèle au régime de Vichy.

C’est ainsi, qu’en premier lieu, tous les navires de la France Libre portaient

désormais à la proue un pavillon de beaupré avec la croix de Lorraine. Cela

n’empêchait pas le service à bord au mouillage de régler la vie de tous les jours.

Ainsi on quittait le bord à 17 ou 18 heures par le canot major, après avoir été

passés en revue par l’officier de garde. On prenait ses repas dans un poste

séparé, et comme toujours pour l’équipage dans la marine, selon les heures de

service, à 11 heures ou 12 heures le matin et à 17 heures ou à 18 heures le soir.

La nourriture était simple, copieuse et bonne, fait banal en apparence et en

réalité important, comme la Marine l’enseigne.

Cela non plus ne faisait point partie des programmes scolaires, tournés tout

naturellement vers les choses de l’esprit. Faut-il ajouter que nos élèves avaient

d’autres occupations que philosopher et ne réalisaient même pas la situation

privilégiée des forces armées, qu’elles allaient garder toute la durée de la guerre

dans une île soumise au blocus des sous-marins allemands. Quant à moi, élevé

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dans le monde des grandes idées, et en tout cas des sentiments plus que des

choses matérielles, je ne réalisais pas que ceux que j’avais laissés en France

souffraient déjà de la faim, tant j’étais hanté par la menace que la gestapo ou de

la police de Vichy faisait peser sur eux.

Les horaires étaient réglés au clairon. Discipline qui donne au temps un rythme

régulier et à chaque tranche d’action une mission distincte. Cela est efficace et

rassurant ; à un tel point que, le clairon disparu devait me manquer parfois

cruellement dans la vie future. Noble clairon ! Vieil instrument sorti de la nuit

des temps, tu sonnes toujours de ta note si claire les honneurs de quelque gloire

militaire, dans la victoire ou même dans la mort. Qu’il était impératif ton

branlebas du matin ! Qu’il était réconfortant ton appel à la « soupe » ! Qu’il était

doux ton appel des permissionnaires. Qu’elle était belle ta sonnerie « aux

couleurs », quand, le soir, on rentre le pavillon tricolore. Qu’il est mélancolique

le chant que tu adresses aux morts dans un suprême adieu ! Grâce à toi, toute

action, encadrée par la musique, quitte le domaine de la vie quotidienne pour

celui de quelque oratorio plus ou moins tragique. Le tragique était bien le cadre

de ces années héroïques, et, dans le drame qui se jouait, nos jeunes héros étaient

entraînés par une musique militaire bien française chantée par un vieux clairon.

Chère musique, si originale, si pimpante parmi la majesté royale des autres

musiques ! Au moins, elle ne sonnerait pas pour rien.

Et j’étais là au milieu de nouveaux camarades. La plupart se trouvaient sans

doute au camp de l’Olympia, mais on ne s’était pas connus. Ils provenaient

d’une première bordée, qui avait rallié le « Courbet » pour le début des cours, du

18 juillet au 25 août. Sur une soixantaine de participants, un tiers avaient été

reçus (dont un certain nombre de chefs de quart ou autres élèves ayant déjà fait

de la préparation militaire) et un tiers admis au second cours, que je rejoignais.

Les plus heureux des reçus avaient été affectés sur l’aviso colonial « Savorgnant

de Brazza ». La nouvelle promotion était plus homogène, étant composée

essentiellement d’élèves de la marine marchande, et de quelques candidats à

l’Ecole Navale, comme moi. Les choses, finalement, se présentaient bien.

Fait étrange, l’atmosphère très particulière de ces cours de guerre ne favorisait

pas la naissance de la camaraderie, ce nom si souvent évoqué à propos de l’école

et encore plus de la guerre. Sans doute la densité des événements, le poids de

l’immense bataille, la nécessité de faire face à mille détails matériels liés à la

discipline ou aux corvées générales en plus des heures de cours et du travail de

leur assimilation, bref l’absence de temps libre combinée à la toute puissance

des forces de survie intérieure expliquaient elles cela. Bien peu de place restait

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pour les relations personnelles ; d’ailleurs, les idées elles même étaient comme

mobilisées dans des tranchées toutes tracées d’où elles ne pouvaient s’aventurer

sans paraître aussitôt inutiles.

La camaraderie viendrait plus tard, avec l’épreuve, avec le temps, et avec le

souvenir, une forme très particulière d’ amitié que l’habitude ou la pudeur

présente toujours sous l’appellation « mon vieux camarade », ou « mon

camarade de promotion » ou « mon camarade de l’époque héroïque »… et qui a

une autre valeur, souvent plus forte que l’amitié, quand elle est, comme dans le

cas présent, liée à une grande aventure, à côté de laquelle le reste de la vie paraît

banal.

Pour l’heure, c’étaient quelques impressions fugitives, tel cet élève qui était

pédant, cet autre doux ou susceptible cet autre beau parleur ou timide ou cet

autre, fils du général de Gaulle et qui lui ressemblait au point d’en être

complexé, ce qui ne l’empêchait pas d’être, quand il le fallait, d’une éloquence

surprenante du haut de sa grande taille. Il y avait peu d’anciens « flottards »,

c'est-à-dire d’anciens candidats à l’Ecole Navale. C’est tout juste si j’avais

remarqué Paul de Cazanove, que je devais revoir avec bonheur un peu plus tard,

et qui, comme moi, avait été « flottard », et Marcel Devaux, qui avait préparé la

marine marchande, et qui ferait avec moi une longue partie de la guerre.

Le but de l’école était de former en un mois les futurs officiers, dont la France

Libre manquait cruellement. Le nombre de candidats étant réduit, il avait fallu

s’en tenir à deux promotions. Celle-ci, la dernière, s’achevait le 1er octobre de

cette si dramatique année 1940, où le désastre avait été évité de peu.

La brièveté des cours, due à l’état d’urgence dans lequel se trouvait l’armement

des navires, rendait impossible l’obtention du grade d’aspirant à la sortie de

l’Ecole. On obtenait seulement la fonction d’élève officier, avec le grade

administratif de second maître, et, heureusement, l’uniforme d’officier (mais

sans galon). Il faut dire que, dans l’intensité de l’action, peu de nos jeunes élèves

réalisaient les difficultés sans nombre que l’amiral Muselier avait à vaincre pour

que des navires de la France Libre soient armés aussi efficacement que sous

pavillon britannique, condition nécéssaire en cas d’armement d’un navire cédé

par la Royal Navy.

On a vu que la création du pavillon de beaupré à croix de Lorraine, hautement

symbolique, permettait, le pavillon national flottant traditionnellement à la

poupe, de reconnaître nos bâtiments. La marine marchande, avec une croix sur

fond bleu au lieu de bleu blanc rouge n’avait pas été oubliée et allait être

importante. Que de discussions cela avait dû nécessiter avec nos amis anglais, si

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préoccupés de leur côté, et responsables devant l’Histoire de l’issue d’une guerre

qui menaçait de les emporter. Quelle force de persuasion, quel sens de

l’organisation, quelle ténacité, quelle souplesse dans l’adaptation aux réalités

changeantes et au caractère humain, quelle constance dans les grands objectifs

tout cela impliquait. Voila au moins un amiral, le seul parmi tous ceux de la plus

puissante flotte que la France ait jamais eue, et le seul dans son histoire, qui

avait eu l’intelligence de comprendre le caractère anglais, la lucidité de voir que

ce grand peuple était maintenant et désormais notre allié, le courage de faire face

à l’hostilité de tous ses pairs, ainsi que la modestie de se ranger sous les ordres

d’un jeune général inconnu et rebelle, dont le génie politique ni la grandeur

n’étaient soupçonnés.

Cependant, les cours avaient commencé. Il n’y avait pas de temps à perdre. Ils

avaient lieu à bord. En plus de notions sur le « service à bord », les matières

enseignées étaient la « manœuvre », avec les ordres réglementaires sur les

embarcations et la pratique de quelques nœuds marins ; « l’astronomie » ; la

« navigation ; la « machine » ; « l’artillerie » (avec de nombreux exercices anti-

aériens, souvent réels). Que dire, sinon que le contraste entre ces divers sujets

était considérable : on passait brusquement d’un monde dans un autre, et, parfois

la guerre surgissait. C’était une alerte aérienne. « Aux postes de combat ! ». On

armait les pièces anti-aériennes. Les canons de 75, les bons vieux canons

français, entraient les premiers en action sous la direction du lieutenant

instructeur d’origine polonaise au nom sonore de Cékutovitch, homme par

ailleurs discret et courtois. C’étaient eux, ces vieux canons, qui étaient chargés

de rendre la vie difficile aux avions qui allaient attaquer la ville. Cela faisait

beaucoup de bruit, et il était difficile de croire que les obus allaient réellement

éclater tout près de leur but, et, pourtant il suffit d’interroger un pilote de

bombardier pour savoir à quel point cette impression est peu fondée. On était

donc vraiment utiles !

Dans le monde de l’école et de la théorie, le contraste le plus marquant était

certainement celui de la navigation astronomique. Que l’on puisse fixer sa

position sur l’océan en mesurant la hauteur angulaire d’astres sur l’horizon avait

sans doute effleuré l’imagination de notre élève, et voila que la méthode lui était

expliquée, belle illustration de la pureté abstraite des mathématiques. Un

mathématicien (peut-être était-il connu), ou plusieurs mathématiciens avaient eu

l’idée, peut-être à la demande de navigateurs, d’inventer une nouvelle

trigonométrie non plus sur un plan mais sur une sphère. Dès lors, un théorème

connu permettait d’établir très simplement une relation entre les coordonnées

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célestes d’un astre, les coordonnées géographiques estimées d’un navire et la

hauteur angulaire de l’astre au dessus de l’horizon.

La différence entre la hauteur calculée et la hauteur mesurée, appelée

« intercept », mesurait l’écart entre le point estimé et le point observé. Ceci

suppose, et la difficulté est là, que la mesure de cette hauteur soit très précise,

ainsi que celle de l’heure de l’observation (à titre d’indication pour les lecteurs

avertis, de l’ordre de la minute d’arc et de la seconde de temps). L’application

de la théorie ne pouvait être faite. On savait simplement qu’à bord de tout navire

se trouvent un sextant pour observer la hauteur d’un astre quand l’horizon est

suffisamment net, ainsi qu’une montre soigneusement gardée, et que chaque

officier se doit d’avoir une table de navigation renfermant tous les chiffres

nécessaires pour effectuer les calculs.

On savait, sans les avoir vues, que les navires français avaient soit la table

purement logarithmique Friocourt soit la table simplifiée Bertin. C’était pour

plus tard ! Faire le point demandait beaucoup de temps, plusieurs heures

généralement, car il fallait trois observations dans des directions différentes pour

avoir une triangulation, et chaque calcul était assez long. Cela paraîtra bien

archaïque au navigateur contemporain, habitué à lire en permanence tout

naturellement sa position à quelques mètres près, avec les émissions de satellites

spatiaux ; pourtant telle a été la réalité jusqu’à la révolution actuelle. Ceux qui

n’ont pas fait le point à la mer avant les années cinquante ne réalisent pas, non

plus, toutes les précautions qu’il fallait avoir pour garder l’heure de la montre de

bord avec une précision de l’ordre de la seconde, qui représentait un quart de

mille de longitude, immense progrès d’ailleurs par rapport aux données

anciennes, sans remonter à la mesure de l’heure avec un sablier.

Tout cela était expliqué par un professeur surnommé Ventrois, sans que l’on sût

pourquoi, comme cela arrive souvent. C’était un homme brillant, peut-être un

peu trop, qui faisait tout paraître facile, tant il maniait aisément les concepts

mathématiques. Ainsi, d’une opération simple sur deux vecteurs d’une sphère,

surgissait immédiatement la fameuse « formule fondamentale de la

trigonométrie sphérique ». C’était cette formule magique qui permettait, à une

heure donnée, de calculer la hauteur d’un astre au dessus de l’horizon d’un

observateur dont on estime la latitude et la longitude (celles de l’astre figurant

dans des documents nautiques). Quant aux autres problèmes de navigation, ils

étaient plus faciles. Tout n’était qu’une question de pratique, que l’on aurait plus

tard.

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Parmi les instructeurs du Courbet se trouvait un ami de la famille. C’était

Georges Fournier, professeur de physique à la faculté de Paris. Il avait quitté, lui

aussi, la région de Paimpol, où il avait sa maison de vacances, comme d’autres

universitaires en relation avec l’oncle Louis, Jean, ou madame Curie).

De sa propriété, à l’embouchure de la rivière, il avait réussi à embarquer sur un

bateau de pêche pour rallier l’Angleterre. Et il était là, sur le Courbet, tout

naturellement puisqu’il était professeur. Il avait, sans doute, participé à

l’organisation des premiers cours, mais n’intervenait pas dans ceux de la

seconde cession. En fait, je ne l’avait vu que brièvement, peu de temps avant de

débarquer, nouvel élève officier, reçu à l’examen. Avec la grande bonté qui le

caractérisait, et comme s’excusant de ce geste, il m’ avait offert mon premier

uniforme, qu’il fallait faire tailler à Londres, chez Gieves, le fournisseur de la

Royal Navy. C’était une merveilleuse marque d’amitié.

Quelle joie que de pouvoir laisser la tenue de matelot pour celle d’officier de

marine, ma vocation depuis tant d’années. J’avais tout enduré pour cela ! Et

maintenant, après tant d’épreuves, voila que la chance me souriait. Il avait fallu

la guerre et l’aventure grandiose, presque désespérée, de la France Libre. Le

premier uniforme, c’est le symbole, c’est la réalité du rôle que l’on va tenir dans

le théatre de la vie. On ne trouve pas cela dans la vie civile ; mais il est vrai

qu’alors toute la nation combattante, y compris les femmes, était en tenue

militaire. Cela paraissait tellement normal !

Pour l’heure, cette rencontre avec le professeur était un nouveau pont vers le

temps de l’avant guerre, qui remontait plus loin que celui d’ André Labarthe. Je

Je me trouvais transporté soudain dans les années où mon père travaillait au

centre de Physique-Chimie-Biologie comme préparateur d’expériences de

physique pour le professeur Maurice Curie. J’y avais été moi-même élève en

mathématiques générales avant de me présenter à l’Ecole Navale, ma santé

améliorée. j’y voyais parfois le doux et rêveur Georges Fournier, poète de la

physique.

Cette époque avait une saveur mélancolique, mélange déjà lointain des rues du

vieux Paris entre le lion de Belfort, le Panthéon, la montagne Sainte Geneviève,

le quartier Mouffetard et le jardin des plantes, ce refuge de verdure ou de

feuilles d’automne après les si malodorantes expériences de chimie, pour

lesquelles j’ étais si peu doué. C’était aussi une saison de la vie où planait

l’incertitude de l’avenir, tant ma santé, médiocre semblait-il, jointe à l’idéal

universitaire de la famille, contrecarrait ma vocation d’officier de marine.

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Ces souvenirs défilaient vaguement autour de la personne retrouvée du

professeur si généreux, qui fournissait un rapprochement inattendu entre deux

étapes de la vie. Cependant, ces pensées à peine formulées, il fallait faire vite :

j’étais embarqué sur le sous marin Rubis, basé à Dundee, en Ecosse. Poste de

choix, car c’était un des rares navires opérationnels. De plus, un sous marin.

Quelle excitation ! Au moins, on allait passer à l’attaque !

Avant de passer à Londres, je saisis l’occasion de la proximité de la New Forest

pour rendre visite à mes vieux amis les Armfields. Quelle joie de se retrouver,

tout naturellement, comme avant. Ils n’avaient pas changé ; le cottage non plus,

cette charmante demeure de Oak Tree House, avec le lawn tennis, la chèvre

Percy, et surtout Kay et la grande amie Diana.

Au moins, eux, étaient un point fixe dans la tourmente, un morceau du paradis

perdu qui avait survécu. On n’avait plus le temps de faire de la bicyclette dans la

forêt, ni de naviguer comme avant sur le Frolic dans la rade de Poole, ni même

d’écouter le quatuor des dissonances de Mozart ou le concerto de Noël de

Corelli. Mais on avait tellement de choses à se dire ! Choses imprécises hélas

sur la France, sauf une lettre parvenue par l’Amérique. La famille était réunie,

en Bretagne encore, sans doute. Une note d’angoisse soudain, du cousin Nigel :

en apprenant que j’embarquais sur un sous marin « do not tell me that you are to

be in a submarine ! they call it The Silent Service »(0). Mais il avait dit cela

discrètement pour ne pas inquiéter l’entourage, et il savait bien que les dés

étaient jetés.

On s’embrassa beaucoup, avec la discrétion anglaise, et je partis pour Londres,

afin de rejoindre le sous marin, la tête pleine de nouvelles aventures, le cœur

tout réchauffé par la présence retrouvée des Armfields, ma nouvelle famille.

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Chapitre 6

Le passage à Londres avait été bref : juste le temps de faire faire mon uniforme

et de rendre visite à André Labarthe. Comme d’habitude, il rayonnait d’idées

intéressantes et généreuses. Comme d’habitude, on avait été bombardé et

quelques bombes étaient tombées trop près, après un affreux sifflement. La

revue prenait de l’importance, et s’avérait même d’une qualité inespérée, avec la

participation de Raymond Aron, alors inconnu semble-il, pour tout ce qui

touchait à la philosophie de l’histoire contemporaine, et de l’énigmatique Starro

pour l’art de la guerre depuis Clausevitz et Napoléon. André coiffait le tout avec

brio, tandis que son amie et protectrice assurait le secrétariat. L’amiral Muselier

continuait d’étonner tout le monde par son talent d’organisateur et son aptitude à

négocier avec l’amirauté anglaise au milieu de tant de difficultés. Il était, paraît-

il, satisfait de l’activité du Rubis, qui était fort apprécié du commandement

britannique. Etait-il personnellement intervenu pour cette nomination ? Je me

l’étais demandé plus tard…Plus probablement, en fait, le jeune sous-marinier

avait-il été désigné d’après ses notes de sortie. Cela n’avait, d’ailleurs aucune

importance : il n’était qu’un pion minuscule sur l’échiquier, et c’eût été bien

vaniteux de penser que le commandant en chef de la Marine s’était penché sur

son cas, ou plus encore, que son rang de sortie était entré en jeu. Le hasard seul

était responsable !

Après un long voyage par train (était-ce le fameux flying scotsman ?) j’ étais

arrivé à Dundee, nom qui était plus proche pour moi que la lointaine Ecosse, là

haut dans le Nord, tant la petite ville du bord de mer semblait peu évoquer, sous

le temps gris et humide de ce début d’octobre, cette sorte d’amertume

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ensoleillée des marmelades d’orange qui, naguère, me faisait rêver à des

voyages impossibles.

Un jeune officier du Rubis l’attendait à la gare : l’enseigne de vaisseau Jean-

Pierre Brunet. Tout de suite, il était apparu comme le modèle de l’officier de

marine rêvé inconsciemment : grand, blond, mince, distingué, visiblement fait

pour porter l’uniforme bleu marine. Il parlait parfaitement l’anglais, ce qui est râ

re, et félicita le nouvel arrivant pour son accent. En fait, il avait une mère

anglaise, ce qui expliquait cela. Son père, banquier important habitait Paris, dans

le 7ième arrondissement avec sa famille. Jean-Pierre avait un brio discret. Il

avait fait ses études au collège Stanislas et préparé l’Ecole Navale. Il était de la

promotion 38.Tout son personnage était un exemple, presque impossible à

imaginer d’un parfait équilibre entre le brio français et la distinction anglaise.

Je n’avais. jamais songé à cela et à vrai dire, cet idéal faisait sans doute partie de

mon subconscient depuis longtemps, avant de prendre forme. L’aisance de ce

jeune officier dans le langage et le geste, l’attention qu’il apportait à la littérature

et même à la grande musique (il n’allait pas tarder à m’emprunter mses

concertos de Mozart, notamment celui pour basson), le soin qu’il apportait

chaque jour disponible à écouter les nouvelles également en Allemand, aurait

permis à un romancier de lui faire jouer plus tard un rôle éminent dans la

société. En fait, il allait après guerre, passer le concours des affaires étrangères

et devenir un grand ambassadeur. En attendant, il avait conduit notre timide

élève aspirant dans une charmante résidence au fond d’un parc vert bien tondu,

qui était peut-être un ancien couvent, et qui s’appelait The Orphenage.

C’est dans ce cadre idyllique qu’étaient logés les officiers de la base sous-

marine. lI faut avoir vécu les heures tragiques d’une guerre pour réaliser

pleinement le côté irréel de ce lieu, au loin de tous les bombardements, de toute

l’agitation des ports d’où partaient et arrivaient les convois de l’Atlantique. Il

faut comprendre aussi, que les conditions de vie à bord des sous-marins

traditionnels sont très différentes de celles des navires de surface. En effet, un

sous-marin est un long tube dans lequel peu de place est disponible pour

l’équipage. De plus, les missions qu’il doit remplir sont le plus souvent en

plongée, ce qui implique une vie très particulière, dans une atmosphère confinée,

sans possibilité de faire de l’exercice dans des conditions où la place est limitée,

et où, surtout, l’air finit par être pauvre en oxygène.

En surface, l’équipage n’a pas la possibilité de prendre l’air sur le pont, sauf

dans des conditions de sécurité et de navigation fort rares, et alors par petits

groupes. Cela explique le soin apporté par la base de Dundee pour loger le

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personnel des sous-marins. Mes camarades qui allaient embarquer sur des

corvettes allaient être soumis à un rythme autrement épuisant pour assurer la

protection des convois de l’Atlantique, cette ligne de survie de la Liberté. C’était

une autre guerre, avec des règles différentes. Les sous-marins de Dundee

partaient vers la côte norvégienne pour des missions d’une vingtaine de jours,

puis restaient une dizaine de jours au repos. Les corvettes, basées de l’autre côté

de la côte écossaise ou en mer d’Irlande, étaient au port trois jours par mois.

Elles devaient affronter le plus souvent le gros temps de l’Atlantique nord, les

difficultés de la manœuvre de nuit par mauvaise visibilité autour de leur

troupeau, au cours de zig-zags coordonnés avec ceux des autres escorteurs, et,

enfin, l’attaque dans le noir des sous marins ennemis. Les officiers, l’équipage,

ne quittaient pratiquement jamais leur navire.

Les sous-marins de Dundee, la passe franchie, plongeaient pour la durée du jour,

pour éviter d’être repérés par l’aviation allemande. Ce n’est que la nuit qu’ils

faisaient surface et devaient subir les assauts du gros temps, mais sans les

contraintes dues à la navigation en groupe. En plongée, c’était le grand repos, au

ronronnement des moteurs électriques. En surface, il fallait toujours veiller,

même près de la côte anglaise, à ne pas être pris par un avion de patrouille pour

un submersible ennemi. Il fallait immédiatement faire le signal de

reconnaissance et se tenir paré à plonger en cas de doute. Plonger était d’ailleurs

le meilleur réflexe. Cela mettait le navire hors de la vue de l’avion avant qu’il

n’ait le temps de revenir le mitrailler ou même le grenader. C’était pratiquement

le seul danger visible, le risque principal étant toujours les mines. Le torpillage

par un autre submersible était moins probable, les bases sous-marines ennemies

étant sur la côte sud de la Bretagne, d’où partait l’action destinée à couper le

cordon ombilical de l’Amérique vers l’Angleterre.

C’est en plongée, dans le monde du silence, au voisinage de la côte norvégienne,

que, dans la prudente tranquillité, on pouvait, soudain, sauter sur une mine, ou se

trouver pris dans un filet comme un pauvre poisson. On pouvait aussi être

grenadé par un patrouilleur de surveillance, mais dans ce cas le jeu était, en

somme, équitable puisque on l’entendait venir, on pouvait, peut-être trouver le

temps de le voir au périscope, et décider s’il fallait l’attaquer ou rester dans

l’ombre, probablement non détecté, à condition de garder un silence absolu, car

les Allemands se fiaient entièrement à l’écoute, n’ayant pas développé le sonar,

application des découvertes du professeur Langevin, qui équipait les unités

britanniques.

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Quel autre monde que celui des convois ! Là, tout se passait en surface, même

pour les sous-marins. Ils attaquaient la nuit, par tous les temps, et, bientôt

groupés, puis ils plongeaient, souvent assez loin du convoi, parfois au milieu.

Une intense activité régnait parmi les escorteurs, certains s’efforçant de repérer

les sous-marins puis de les couler, d’autres étant chargés de récupérer les

survivants des bateaux torpillés. À cette époque, les Anglais, quoique à la pointe

du progrès, n’avaient pas encore mis au point le radar de détection des navires

de surface, qui allait considérablement faciliter l’action des escorteurs.

Cependant, ignorant tout cela, que je ne devais apprendre que plus tard, je

m’installais dans la chambre de The Orphenage, voisine de celle de Jean-Pierre

Brunet. Peu de temps après, celui-ci le conduisit à la base, où le Rubis était à

quai non loin de quelques autres sous-marins, dont l’un était polonais. La

Pologne était envahie, la marine continuait la lutte. Noble nation ! Le Rubis était

un mouilleur de mines, ce qui était précieux, car la Royal Navy n’avait rien

d’équivalent. Actuellement, on était en train de modifier les puits pour les

adapter aux mines anglaises. Les missions étaient donc les mêmes que pour les

autres unités : la surveillance de la côte norvégienne.

La base de Dundee était idéalement située, à la fois éloignée du champ de

bataille aérien et relativement proche de son lieu d’opération. Les missions

étaient très différentes de celles des U boote. Ceux-ci étaient souvent de plus

gros sous-marins, conçus pour de longues opérations océaniques contre les

convois. Ils opéraient dans une vaste zone dont seul le point de départ et de

retour était connu. Le risque principal pour eux résultait de la contre attaque des

escorteurs, qui s’avérait difficile, on l’a vu, à l’époque où notre jeune élève

officier s’embarquait pour son premier poste dans la guerre. Par contre, les

conditions de vie à bord devaient être fort éprouvantes, et leurs bases étaient à

portée de l’aviation britannique.

J’étais, bien évidemment intéressé uniquement par la nature des missions

prévues pour le Rubis. À vrai dire, c’étaient les champs de mines et peut-être

encore plus les filets qui m’angoissaient le plus, la menace silencieuse du piège

à homme. Ces moyens défensifs n’avaient, d’ailleurs, pas empêché le déjà

célèbre navire d’effectuer de remarquables mouillages de mines, ce que je

n’allais pas tarder à apprendre. Notamment, au cours de l’opération la plus osée,

il avait réussi à pénétrer à l’intérieur d’un fiord en suivant, de jour, au périscope,

une vedette, franchissant ainsi champs de mines et filets. Le commandant voyait

même les hommes boire, ce qui donnait un caractère de promenade presque

amicale à cette variante imprévue des missions du Rubis, à la suite de laquelle

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plusieurs navires ennemis avaient sauté. Cette brillante exécution d’une mission

d’un caractère pittoresque avait, évidemment été fort appréciée du commandant

du groupe, qui avait chaudement félicité notre sous-marin, gardant les détails

dans le plus grand secret, cela va de soi. La loi du silence s’appliquait d’ailleurs

à la destruction d’ U Boote par un escorteur britannique.

Mes affaires personnelles déposées dans ma chambre, j’avais été conduit à la

base. Le Rubis était à quai, à côté d’autres sous marins. Un vrai sous marin, je

n’en avait jamais vu. Que c’était étroit, tout en longueur, bas sur l’eau, avec, en

son milieu, un kiosque, protubérance qui, par contraste, paraissait très haut,

presque hors d’échelle. Les sous marins que j’avais vus en photo étaient tous

noirs, et cela était sans doute le cas le plus courant. Mais, le Rubis était vert

bouteille, un peu sombre. C’était, en fait la meilleure couleur pour la mer du

nord, peu profonde, grise avec un fond de vert, très différent du bleu traditionnel

de la Méditerrannée. On avait dû faire des études de camouflage et, peut être

cela n’avait-il d’importance que pour un fils de peintres. J’avais remarqué le

canon sur l’avant de la coque, puis j’étais descendu par le kiosque.

Là dedans, tout de suite, le domaine d’observation du commandant, avec le

périscope, ce magnifique tube d’acier qui glisse silencieusement. Normalement,

il est rentré, mais on peut le sortir. L’immersion périscopique est de 12 mètres

50. On observe alors tout ce qui est à la surface à travers un système de prismes

et une longue vue que l’on fait tourner. Après une brève explication par Jean-

Pierre Brunet, on s’était trouvé, tout de suite, à l’intérieur de la coque principale,

ou coque épaisse, et en fait, au carré. Là, l’élève aspirant avait été présenté à

l’officier en second, le lieutenant de vaisseau Rousselot, homme ouvert,

nullement intimidant, avec qui on se sentait tout de suite à l’aise, et à l’enseigne

de vaisseau de première classe Dubuisson, avec qui il ferait le quart à la mer. Il

serait également chargé de l’instruire et de lui faire connaître le navire.

Tout de suite, l’impression d’être dans un espace restreint, où tout était compté.

Un espace presque familial, partagé minutieusement entre tous, à la mer. Un

poste d’équipage où les couchettes étaient aussi serrées que possible, un poste

pour les officiers mariniers, plus confortable. Chaque officier, aspirant compris,

avait une petite chambre personnelle avec un petit lavabo et autorisation de

remplir un verre d’eau le matin et le soir pour le lavage des dents. À l’avant, les

tubes lance-torpilles, cela allait de soi.

Ce qui prenait beaucoup de place, c’était la salle des moteurs Diesel, pour la

propulsion en surface. C’était eux qui faisaient du bruit, comme tout moteur à

explosions. Par contre, en plongée, les moteurs électriques prenaient la suite, et

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c’était le silence, le grand silence des profondeurs. Tout de suite, aussi,

l’atmosphère de totale confiance de chacun dans tous les autres, la moindre

fausse manœuvre pouvant avoir de graves conséquences, faciles à imaginer.

Comme tous les sous marins, celui-ci était constitué d’une coque épaisse très

robuste, à laquelle était accolée de chaque côté une coque plus mince servant de

ballast. On réglait la profondeur en le remplissant plus ou moins d’eau de mer :

pour plonger, on ouvrait des purges ; pour faire surface, on chassait l’eau en

envoyant de l’air comprimé. Les coques minces étaient cloisonnées dans la

longueur, ce qui permettait de régler l’assiette du navire en agissant sur les

volumes de ballast soit vers l’avant soit vers l’arrière. Quand le navire faisait

route, un homme de quart actionnait, en outre, des barres de plongées, qui

assuraient le contrôle de l’assiette, faisant piquer ou redresser le nez du sous

marin, ou, le plus souvent conserver l’horizontale.

Un très gros et très beau cadran circulaire, avec un trait rouge, gradué en mètres,

indiquait la profondeur, appelée immersion. Le trait rouge correspondait à la

valeur qu’il ne fallait pas dépasser, calculée d’après la résistance de la coque

épaisse à la pression de l’eau. Elle était, de toute façon, plus grande que la

profondeur de la mer du Nord. Quant à la vitesse, elle était d’environ douze

nœuds en surface, et de la moitié en plongée, sur les moteurs électriques. Ce qui

était important, c’était que l’on ne pouvait pas rester en plongée, donc invisible,

plus d’une douzaine ou d’une vingtaine d’heures, par manque d’oxygène. Il

fallait, également, recharger les batteries sur lesquelles fonctionnaient les

moteurs électriques, ce qui se faisait dès que les Diesels étaient en marche.

J’avais eu le temps de comprendre tout cela, et de faire un rapide tour du bord,

quand le commandant arriva.

Comme la quasi-totalité des officiers de la France Libre, le capitaine de corvette

Cabanier était relativement jeune, trente cinq ans peut-être. Plus que les autres, il

y avait en lui une exquise gentillesse, marque extérieure d’une réelle bonté,

d’une douceur profonde qui, peut être, cadrait bien avec ce que notre élève

aspirant avait pu ressentir du monde du silence, ce monde étrange qu’il

découvrait. En tout cas, ce héros, qui avait accompli, entre autre, une mission

périlleuse dans un fiord, tout naturellement semblait-il, réveillait en moi un

jugement de Balzac qui, s’il se souvenait bien, disait que le vrai héros est le plus

souvent timide et gentil. C’était quelque chose comme cela, et en l’occurrence

c’était vrai, ce qui était bien ! Cher commandant Cabanier, qui allait traiter un

peu comme un fils le jeune élève qui lui était confié, jouant avec lui aux échecs

en patrouille, ou l’invitant, à terre, au théatre, ou quelquefois à un thé dans un

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château d’une vieille écossaise, comme toujours, amie de la France. Sur le plan

militaire, il était le seul officier à avoir, après consultation de tout l’équipage,

continué sans aucun changement les opérations de guerre aux côté des Anglais,

et rallié immédiatement la France Libre.

Plusieurs jours avaient passé au mouillage. La vie y était, comme nous avons dit,

aussi agréable que possible, dans une atmosphère de paix presque irréelle. Le

matin, on allait à bord apprendre ce que l’on pouvait. Après un vrai « breakfast »

anglais à la base, le travail reprenait l’après midi, puis on rentrait relativement

tôt à The Orphenage. Le week end, on allait à quelque invitation dans la

campagne écossaise. Etait-ce avant la première sortie en mer ou après que le

commandant Cabanier avait amené son élève voir « Rebecca » au théatre ? Peu

importe.

Cette période était comme hors du temps. On oubliait presque, dans la certitude

que l’on faisait son devoir, la chance que l’on avait d’avoir échappé à

l’humiliation de la France et à l’occupation, que l’on imaginait à peine dans sa

réalité.

Le calme artificiel de cette situation devait être interrompu comme un coup de

poignard en plein cœur par la nouvelle de la disparition du sous marin polonais.

Il n’était pas revenu ! C’était tout. Une mine ? Un filet ? On ne saurait jamais.

Le cauchemar se réalisait, mais pour un autre. Pauvres Polonais ! Déjà occupés

sauvagement après avoir si longtemps connu le dépeçage de leur pays ! C’était

l’Histoire, après tout ! On vivait une période terrible, mais il fallait s’y faire.

Profiter au mieux des instants de l’accalmie donnée par le sort. Que souhaiter de

plus ?

Un beau matin, le jour de la première mission pour moi, juste avant

l’appareillage, un homme, jeune et sportif, vêtu d’un gros chandail de laine,

embarque. Il a sous le bras un kayak en caoutchouc. C’est un espion norvégien !

L’homme et le kayak sont promptement descendus à l’intérieur. On se serre la

main en anglais. Un rapide breakfast et on appareille. À peine a-t-on parcouru

quelques milles qu’un avion de chasse est signalé, cap sur le Rubis. C’est

sûrement un anglais. Signal de reconnaissance envoyé et sans réponse, dans le

doute, on plonge en urgence. On ne va tout de même pas être mitraillé par

erreur ! « Paré à plonger ! ».

Les officiers et hommes de quart passent en quelques secondes qui paraissent

longues à l’intérieur du kiosque, puis dans la coque principale. Le panneau

fermé, et le moteur électrique en route à la place du Diesel (cela fait partie des

consignes et s’effectue presque instantanément), on se trouve devant le poste

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central, l’homme de quart aux barres de plongée à son poste. « Assiette moins

quinze ! Immersion vingt mètres ! ». Un grand silence… L’aiguille de

l’indicateur de profondeur descend rapidement et se stabilise. On se sent rassuré,

tranquille, à l’abri des vagues et surtout de l’avion. De toute manière, le pilote

devait bien savoir qu’un sous marin sortant du port en surface ne pouvait pas

être ennemi. Mais qui sait ? On était bien, entre amis sous la mer, loin de tout.

Le norvégien avait l’air fort sympathique. Il parlait bien anglais, mais je ne

voulais pas accaparer la conversation. D’ailleurs, un espion, se doit d’être

discret.

Une fois en plongée, on y restait toute la journée. Les jours sont bien raccourcis

au mois d’octobre, et cela était réconfortant, au moins pour les sous mariniers. Je

faisais le quart en sous ordre avec l’officier en troisième, Dubuisson, homme

quelque peu taciturne, mais bienveillant. Il semblait avoir passé toute sa vie dans

un sous marin, et n’avait apparemment pas d’autre intérêt majeur ou de

« hobby ». Du reste, les heures de quart étaient entièrement affectées à la

navigation, à la sécurité, à l’écoute hydrophonique, à la veille radio quant on

était à l’immersion périscopique, c'est-à-dire peu profond. J’apprenais ainsi que

l’on recevait les grandes ondes sous la mer. Naturellement, on ne devait pas

émettre, pour éviter d’être repéré, ce qui était la règle pour tout navire. Je

découvrais avec étonnement l’extraordinaire efficacité de l’hydrophone, qui

décelait un bruit d’hélice à de très grandes distances, la propagation des ondes

étant très peu amortie dans la mer, et le bruit en plongée très faible. On pouvait,

en outre, reconnaître le type de bâtiment détecté et avoir une idée de sa vitesse

d’après la fréquence analysée par une oreille exercée. Le veilleur pouvait

aisément relever la direction du bâtiment, qu’il annonçait à l’officier de quart.

Celui-ci se tenait, non loin de lui, à proximité de l’indicateur d’immersion et de

l’homme de quart aux barres de plongée. Même sans avoir encore été sur une

passerelle de bâtiment de surface, j’imaginais bien l’importance de la veille

visuelle, l’œil sans cesse en alerte pour surveiller l’horizon, le ciel, ou même

simplement les escorteurs autour d’un convoi ; et tout cela en plein vent, sur une

mer souvent démontée. Là, que tout était simple, facile, presque reposant ! Le

sous marin était parfaitement stable ; tout était tranquille. Seul le doux et léger

ronronnement des moteurs électriques, comme une berceuse, rappelait que l’on

était comme en demi-sommeil, dans un état agréable entre le songe et l’hypnose.

Tous les jours, cela allait être pareil : c’était la routine du service à la mer. On

déjeunait dans le minuscule carré, un peu juste pour le commandant et les quatre

officiers. Il est vrai que l’officier de quart n’était pas à table, en principe, mais

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cette fois ci il y avait un passager d’autant plus clandestin qu’il était secret. Le

commandant, excellent joueur d’échecs, aimait souvent faire une partie avec

moi, à qui Jean et monsieur Borel avaient donné de bonnes bases. Occuper le

temps libre était une chose importante dans la marine, à tel point que, bien plus

tard, un amiral en inspection sur un navire avait dit aux officiers qu’il fallait

surtout avoir un violon d’Ingres. Je devais, tout au long de ma carrière, vérifier

la vérité de ce conseil. En attendant, j’étais ravi et honoré d’avoir appris les

échecs, et c’était une bonne surprise de voir qu’un jeu inutile pouvait servir.

Puis venait la nuit. Il fallait d’abord égaliser la pression de l’air du sous marin à

la pression atmosphérique extrapolée d’après l’enregistreur barométrique

d’avant la plongée, afin de limiter le choc dans l’oreille, malgré tout souvent un

peu douloureux. Puis l’ordre « immersion périscopique ! ». Le commandant

faisait un tour d’horizon pour s’assurer que tout était clair avant l’ordre.

« Surface ! Chassez aux centraux ! ». Et, brusquement, le kiosque était ouvert.

Un flux immédiat d’air frais, un petit coup dans les oreilles, et le bateau qui se

mettait à rouler sans transition. C’était la fin du rêve des profondeurs ! Le Diesel

rythmait à nouveau la marche de ses claquements réguliers, graves et nerveux à

la fois. Il prenait avec assurance la relève des moteurs électriques, ces poussifs

auxiliaires nourris par les batteries d’accumulateurs que lui seul chargeait ! Ils

faisaient bon ménage, heureusement. Sans penser à tout cela, on montait tout de

suite dans la « baignoire », partie supérieure du kiosque, et, temps permettant,

sur le pont avant pour l’équipage. Que c’était bon de respirer de l’air pur après la

longue plongée du jour !

Puis, on plongeait à nouveau, après avoir fait le maximum de la route en surface,

à une douzaine de nœuds. On était alors près de la côte norvégienne, et on

pouvait faire le point par relèvements périscopiques. La tension montait : on

était un intrus, en territoire ennemi !

Le Rubis avait ainsi gagné l’entrée du petit fiord, à côté d’Oslo, où le

débarquement de l’espion était prévu. Tout paraissait calme. On était peut-être à

un demi-mille de la côte, qui est très accore en Norvège et sans rochers. Rien à

signaler au périscope, sorti périodiquement par le commandant. On n’avait pas

été repérés. Alors, on avait attendu la nuit et fait surface. On était rentré,

lentement, dans un petit port, heureusement très ouvert, au milieu de bateaux de

pêche, sans doute, dont on voyait, tout près, les feux de mouillage. On est

toujours en propulsion électrique pour ne faire aucun bruit, car il y a, sans doute,

une surveillance allemande. Les officiers sont tous dans la baignoire. Le

Norvégien avec son kayak, est déjà sur la plage avant, prèt à débarquer. On se

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serre la main. Se reverra-t-on jamais ? Voilà un authentique héros, pensais-je:

nous pouvons être coulés, mais avec les honneurs militaires ; lui, s’il est pris,

sera fusillé après avoir été torturé. J’étais-je à peine dans ces pensées que des

aboiements retentissent. C’est Bacchus, le chien du bord qui, on ne sait

comment, se trouve là. « Silence, Bacchus ! » ; Il est, sans égards, expédié à

l’intérieur. Par chance, il n’a pas attiré l’attention. Un bref signe d’adieu. Le

brave s’éloigne à la pagaie dans la nuit noire, vers la grève où il doit débarquer,

sans doute attendu par la résistance, à la barbe de l’ennemi. Frappé par cet

épisode, je devais, plus tard, écrire le poème suivant :

Le Patriote

Il nous fallait le débarquer en sa Norvège,

Et l’on avait franchi les barrages sans bruit,

Près d’un port inconnu qu’on voyait sous la neige,

Puis on avait gagné la surface, de nuit.

Et tous, nous étions là, groupés dans le silence,

Epiant chaque son parmi l’obscurité ;

L’homme fait ses adieux, et tout à coup s’élance

Sur un léger youyou qu’on avait accosté

Bientôt, il n’était plus qu’une tache dans l’ombre

Que rien ne distinguait du rivage ennemi,

Dans nos âmes de guerre aux images sans nombre

Un souvenir lointain déjà mort à demi.

Parfois, depuis, je crois retrouver sa figure

Par delà l’horizon superbe d’un fiord ;

Dans le calme présent qu’aimerait Epicure,

Je dis : « l’aurais-tu fait ? », puis je repars, plus fort.

Cela avait été le seul épisode marquant de la première patrouille, au cours de

laquelle je m’étais habitué à la vie à bord en opération de surveillance de la côte

norvégienne. Aucun navire, ni avion n’avait été aperçu. Mais le but principal, le

débarquement de l’agent de renseignement sur le kayak, avait été atteint. Quelle

satisfaction !

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On avait repris la si agréable existence à Dundee. Les travaux sur le Rubis

continuaient, en plus de l’entretien courant. Le bon commandant était parfois

invité avec quelques officiers dans un château. The Orphenage était encore plus

délicieux après vingt jours éprouvants dans les eaux ennemies qu’au sortir du

Courbet et du bref passage à Londres. Hélas ! Le petit sac de pièces d’or de la

tante Marie donné par sa mère avait été volé. J’avais hésité avant de se décider à

le cacher au fond d’un tiroir, pensant qu’il risquait de disparaître si on était

coulé. On était bien revenu, et, hélas ! le précieux trésor était envolé. C’était, en

plus, un acte perfide, comme une trahison de la part de la femme de ménage qui

avait déménagé sa chambre pour la prêter à un amiral. Elle n’avait pas réalisé, et

notre jeune idéaliste le comprenait trop tard, la gravité de ce vol commis à

l’encontre d’un volontaire venu aider son pays à garder sa liberté. Que n’avait-il,

dans sa naïveté, déposé ce sac si précieux ? Il était blessé, plus profondément,

dans sa conviction enfantine que tous les citoyens de cette Grande Bretagne,

dernier rempart contre la barbarie, étaient également des gens d’honneur. Ah ! si

il avait lu Dickens, ce pauvre écolier trop penché sur les programmes scolaires et

les connaissances scientifiques exigées pour les grandes écoles ! Il oubliait, sur

le moment, la dangereuse tendance qu’il avait de voir le bien partout, qu’il

manifestait déjà enfant en maniant ses soldats de plomb, tous gentils… « gentil

Allemand, gentil Anglais, gentil Espagnol, gentil Italien, gentil Français ».

Mais qu’était-ce que cela à côté de la disparition du sous marin polonais ? Il

fallait remettre les choses à leur place ; oublier également que les pièces d’or

auraient servi à sa mère, et qu’elle aurait été peinée de ce vol stupide.

Là-dessus, après la période de repos, la seconde mission était arrivée, tout

naturellement.

Il s’agissait de surveiller et d’attaquer le commerce maritime côtier autour du

fiord d’Oslo. Il fallait aussi obtenir certains renseignements que je n’avais pas

compris, et qui allaient avoir leur importance.

On avait donc fait route, comme précédemment, vers la Norvège, mais sans

alerte aérienne au départ. J’étais tout à fait rôdé dans les fonctions d’élève

aspirant assistant de quart de l’enseigne de vaisseau Dubuisson. On faisait le

service à la mer par tiers, comme cela se fait en général, avec quarts de quatre

heures, ce qui permet de se reposer ou de travailler les deux tiers du temps et

d’être pleinement efficace pendant le quart. L’officier en second fait toujours le

quart de « quatre à huit » le matin. Le commandant toujours responsable et

toujours prêt à bondir, ne fait pas le quart. Ces dispositions générales sont

appliquées avec beaucoup de facilité et presque sans mouvement sur un sous

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marin, où on n’a pas à franchir des ponts et des échelles, parfois dans un fort

roulis et sous un vent violent avant de se trouver à l’abri de la passerelle pour

prendre la suite de l’officier précédent.

On était, l’un des premiers jours de surveillance, en plongée devant la côte, le

point fait au périscope. C’était l’heure du déjeuner, les officiers assis sur les trois

banquettes autour de la petite table, recouverte en dehors des repas, par un

dessus de table type Marine Nationale, bleu marine avec une ancre rouge à

chaque coin (il n’y a pas de quatrième banquette, car le carré est ouvert sur le

passage central de l’avant à l’arrière du navire). Le déjeuner, c’est toujours un

moment de détente, de rencontre, d’échange d’impressions. Brusquement, un

bruit fort au microphone, répété par un haut parleur. Il envahit tout le bord.

« Fort bruit d’hélice, gisement zéro vingt cinq, se rapprochant rapidement ».

Patrouilleur ou torpilleur. Il a surgi, tout près, de derrière un cap. C’est pourquoi

on ne l’a pas entendu plus tôt. Très calme, le commandant dit, sans élever la

voix et comme pour demander le silence : « Annoncez les gisements ! Les

moteurs avant un ! Stoppez la ventilation ! Immersion quarante mètres ! » ; Puis,

ayant observé les gisements, « à gauche 10 ! Venir au 340 ! ». Chacun évite le

moindre pas inutile, le moindre choc : on sait que les Allemands n’ont que

l’écoute sous marine, mais qu’elle est très performante. Tout bruit de moteur,

tout objet heurtant la coque ou tombant par terre ne manquerait pas d’attirer

l’attention de l’homme de veille, là haut, dans son local de détection. A-t-il

entendu ? Le bruit d’hélice est maintenant presque assourdissant.

On dirait que l’ennemi a changé de cap et se dirige vers sa victime. De toute

façon, il se rapproche tellement vite, toujours au même gisement maintenant

qu’à la faible vitesse où l’on va il est impossible de changer de tactique. Il faut

faire le gros dos et prier le Seigneur qu’on n’ait pas été repéré. Aucune angoisse

ne paraît d’ailleurs sur les traits du commandant ou des autres officiers. Quel

entraînement ! …Le bruit d’hélice devient intenable, puis décroît légèrement. Le

torpilleur vient de passer à la verticale. On attend le choc violent des grenades.

Longue minute… Rien ! On respire. Chacun est soulagé. Et le commandant,

toujours calme, de sa voix douce et à regret de dire : « Quel dommage qu’il y ait

eu cette mission ! Je lui aurais bien envoyé une torpille ». C’était donc cette

mystérieuse mission qui avait évité un combat tout de même incertain, et l’élève

aspirant, après ses émotions, la bénissait.

La patrouille continuant, pris par l’activité de la vie à bord, il n’avait plus pensé

s’informer sur la nature de cette opération, sans doute de simple surveillance de

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l’activité ennemie, et, plus tard, il avait pensé au Tirpitz ou au Prinz Eugen, pour

sa satisfaction personnelle. Peu importait, après tout.

On avait continué pendant une quinzaine de jours, à observer de près l’entrée

des mêmes fiords. Le jour, l’écoute microphonique et les coups de périscope. La

nuit, la veille optique depuis la baignoire. La mer était généralement assez

calme ; l’absence de récifs et de hauts fonds rendaient la navigation facile. Il

faisait froid : On était en canadienne avec un bonnet de laine sur la tête.

Dubuisson avait au pied des sabots fourrés. Les quarts passaient ; la longue

étrave glissait sur l’eau ou plongeait sous la vague, sans bruit et sans effort,

comme pour participer au silence, cet allié de l’obscurité. On n’avait rien vu se

détacher de la masse noire de la côte, ni feu de pêcheur, ni silhouette de navire

de guerre ou de cargo.

On était rentré à la base. Déjà décembre ; les longues nuits enveloppaient la vie

à terre de mélancolie. Le Rubis devait rentrer en carénage. L’activité du

bâtiment était interrompue pour une assez longue période, sans doute liée aux

travaux sur les puits à mines. Etait-ce à cause de cela qu’un message était arrivé,

peu après le retour à la base, demandant aux élèves aspirants parlant anglais et

désirant entrer à l’Ecole Navale de la Royal Navy, de se faire connaître ?

J’avais le choix entre faire carrière dans les sous marins, ou suivre la filière

générale. Malgré l’estime et l’admiration que j’avais pour les officiers et

l’équipage de ce premier embarquement, je choisis de mettre mon nom sur la

liste des candidats à l’Ecole Navale. Le commandant semblait, en fait, favorable

à cette solution : Je pourrais toujours, plus tard, revenir aux sous marins.C’est

ainsi que, dans la seconde quinzaine de décembre 1940, je prenais le train pour

Londres, afin de rallier la fameuse école, à Dartmouth, dans le Devonshire.

j’avais une permission d’une dizaine de jours pour effectuer tous les

mouvements en conséquence.

J’étais heureux de revoir mes amis, et aussi de pouvoir très bien apprendre

l’Anglais, ce qui, à l’époque n’était pas tellement une idée dans l’air.

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Chapitre 7

Londres avait été retrouvée et les démarches nécessaires faites dans les meilleurs

délai. J’avais été revoir mon ami André Labarthe, toujours débordant d’activité,

toujours rayonnant d’idées nouvelles qui surgissaient dans la conversation, au

milieu des événements de la guerre. Maintenant que la bataille aérienne était

gagnée, qu’allait-il arriver ? On interrogeait le stratège Starro. Mais la grande

nouvelle était que Jean avait réussi à gagner New-York, dans l’espoir de rallier

le général de Gaulle. Il avait été rejoint par son fils Françis et sa famille. Ils

avaient profité d’une invitation faite par des scientifiques américains, à la

demande d’un physicien de son équipe de la rue Pierre Curie.

Quelle délicieuse impression de ne pas avoir été bombardés ! Les Allemands

devaient s’être rendu compte de l’erreur qu’ils avaient commise en donnant la

priorité au pilonnage de la grande capitale sur l’attaque des usines. Le désastre

avait été évité de peu. La survie de l’Angleterre dépendait en premier lieu

désormais, comme toujours, de l’issue de la guerre sur mer. Comme en 1917, la

bataille de l’Atlantique allait être vitale. À la lutte rageuse dans le ciel allait

sûrement succéder une lente et silencieuse asphyxie de la part des sous marins.

L’amiral Doenitz n’aurait aucune difficulté à obtenir cette priorité à l’arme sous-

marine que les succès spectaculaires de l’aviation avaient, à ce jour, écartée.

Le brillant directeur de la France libre avait, d’ailleurs, une grande considération

pour les sous marins en général. C’était peut-être en tant qu’ingénieur de

formation. Peut-être aussi, à la suite de toutes les études de son collaborateur : le

taciturne Starro parlait mal le Français mais était un puits de savoir sur tout ce

qui concernait l’art de la guerre. Quoi qu’il en fût, l’amiral Muselier aurait prédit

au bouillonnant journaliste un bel avenir pour moi dans les sous marins. Confus

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d’avoir été mentionné en si haut lieu, je pensais tout de même avoir raison,

doutant un peu de l’exactitude de cette information. Sans doute, l’ami de la

famille était-il fier de savoir son jeune protégé embarqué sur un navire de choix,

et regrettait-il cette affectation à l’Ecole Navale, où il serait loin des théâtres

d’opération ? Peut-être, après tout, était-il intervenu auprès de l’amiral pour lui

suggérer l’embarquement sur le Rubis ? Au fond, cela n’avait pas d’importance.

Pourquoi vouloir tout comprendre ? Le mystère doit garder sa part dans le

destin.

J’avais juste eu le temps d’aller embrasser les Armfield dans la New Forest

avant de rallier le tout petit village de Dartmouth en dessus duquel était l’Ecole

Navale. Ils étaient toujours là, inchangés. À vrai dire, pourquoi auraient-ils

changé en à peine deux mois ? Deux mois déjà, deux mois seulement ? Quoi !

Six mois, cet immense trou depuis le grand départ ? Mais, c’est tout

naturellement que j’avais poussé la barrière du jardin d’Oak Tree House. Un

soupir de soulagement avait suivi la nouvelle que j’avais quitté le « silent

service ». Mais l’honneur de rentrer dans la célèbre école navale n’avait pas été

ressenti avec toute la considération attendue. À vrai dire, il ne fallait pas oublier

que les Armfield étaient peut-être plus Internationalistes que Britanniques. Ils

étaient anglais de sentiment, dans leur amour de la campagne, de la nature, des

fleurs, de la voile et du canoë. Ils détestaient toutes les organisations centralisées

comme l’Eglise Catholique et Romaine ; et peut-être, même la Royal Navy

aurait-elle été victime de ce préjugé, si elle n’avait pas sauvé l’Angleterre de

Napoléon et maintenant de Hitler. Cependant, on ne parlait jamais de Nelson

mais de Dickens, de Thackeray, de Keats, autant d’ailleurs que de Balzac ou

Hugo, Tolstoï ou Dostoïevski.

Pas de nouvelles récentes de France ; mais la proximité de Dartmouth rassurait

tout le monde.

On n’avait pas eu le temps d’écouter de la musique, mais de faire un rapide tour

de jardin. Harold, toujours créatif, venait de commencer la construction d’un

nouveau bateau, le Heron, plus marin et confortable que le Frolic. La chèvre

Percy allait bien. Gertrude faisait toujours, comme nombre d’Anglais, de la

liqueur de mure, ou peut-être d’une autre baie. Le cousin Nigel était toujours là,

encore trop jeune pour le service militaire. C’était lui le plus acharné adversaire

du « silent service ». Il était rassuré.

Par hasard, un ami de Diana était invité à déjeuner, ce jour là. Une partie de la

conversation avait tourné sur un plan de cet ami. Il s’agissait d’ un engin de son

invention, genre de bombe volante révolutionnaire, que le ministère de l’air

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avait retourné au motif que l’auteur avait oublié la force de réaction de l’air. Le

génial inventeur était tellement déçu d’être incompris et tellement sûr de sa

formulation qu’il en parlait sans cesse. Diana partageait la frustration de son

ami, en qui elle semblait avoir une totale confiance. S’estimant incompétente,

quoi de plus naturel que de demander l’avis, et peut-être l’appui d’un jeune

officier auquel l’uniforme donnait une apparence d’autorité. Etait-ce par lâcheté,

par désir de plaire à Diana, ou sous l’effet d’un exposé passionné dans lequel la

carrière d’un ingénieur dévoué à son pays semblait mise en cause ? Je m’étais

déclaré convaincu, au soulagement de tous. La famille avait reçu un homme de

valeur. Diana avait vraiment des relations intéressantes, et de toute façon, j’avais

volé à son secours. C’ était le principal.

Chers Armfields ! Ils étaient heureux de savoir leur fils adoptif près d’eux et loin

de la guerre pendant ces neuf mois à l’école navale. Ils ne le disaient pas, dans

leur réserve bien anglaise, et c’était bien ainsi : les effusions sentimentales

étaient d’une autre époque, d’un autre pays.

Dans les derniers jours de décembre, après cette permission qui coïncidait avec

les fêtes de Noël, je me présentais à la fameuse école, située sur une colline

dominant l’estuaire de la rivière Dart, ce que rappelle le nom de Dartmouth, « la

bouche de la Dart ». C’est un cadre vraiment pittoresque et charmant que cet

estuaire. Les rives, doucement escarpées et suffisamment écartées pour faire un

mouillage à la fois accueillant et protégé, pourraient être en Bretagne nord, de

l’autre côté de la Manche, entièrement en eau profonde et d’une belle largeur.

La rivière s’enfonce en amont en dessinant une courbe en harmonie avec

l’estuaire proprement dit. Mais la houle d’Ouest ne vient pas battre à la porte ;

point de récifs, pas d’îles à proximité. Les courants sont modérés ; il y a de l’eau

tout le temps et à toute marée. Même si le site est bien choisi, c’est

L’Angleterre, l’alliée de le mer. Que la côte française est donc difficile,

dangereuse en comparaison ! Eh puis, il y a les maisons, d’un style tellement

différent ! Le Royal Naval College, le R. N. C Dartmouth, rien qu’à lui seul, ne

pourrait jamais passer pour français, avec sa ceinture de brique. Quant à la

campagne, elle est plus peignée, lissée que sauvage. Tout cela est dans la nature

des choses : les Anglais aiment la campagne au point de la soigner quand ils

vivent près d’elle ; et puis, ils n’ont pas la côte d’azur. Quoi de plus normal que

de venir sur leur discrète riviera, protégée des touristes en temps de paix, par

l’absence de plages ? Cela n’empêche pas les plus aventureux de traverser la

Manche sur leur bateau pour aller, à la belle saison, retrouver la côte bretonne,

avec ses milliers de dangers et sa farouche beauté.

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Ces considérations philosophiques étaient loin d’être présentes à l’esprit des huit

élèves français qui allaient participer à la seconde session de l’école, du 1er

janvier au 1er septembre 1941. La première session, d’un effectif comparable,

venait de finir. Elle était constituée, côté français, d’élèves qui avaient

initialement rallié la Royal Navy. D’autres sessions allaient suivre, parfois avec

des chevauchements. Les Lords de l’Amirauté avaient, en effet, décidé

d’accroître la cadence de formation de ses cadets, tout en diversifiant leur

origine. Ainsi étaient nés les « special entry cadets », appelés Frobishers. Ils

rentraient à l’âge de seize ans, en provenance de filières générales, un peu

comme en France à notre Ecole Navale, mais sur des critères moins tournés vers

l’abstraction Mathématique. Ils venaient compléter la branche principale, rentrée

vers l’âge de 13 ans.

Chacun se sentait réconforté de n’être pas seul dans ce combat qu’il avait choisi

de mener, de découvrir que le petit groupe auquel il appartenait était déjà

reconnu sous l’appellation de « French cadets ». Un tout petit morceau de

France ! Mais quelle fierté d’être des Frobishers, eux ces volontaires de la

Liberté, si intimement mêlés à l’élite de la grande nation qui, seule, faisait face à

la tempête.

Seules une ancre différente sur la casquette et la croix de Lorraine sur le côté

droit de la poitrine les distinguait, leurs camarades britanniques. L’uniforme, qui

est noir dans la Royal Navy, était identique à celui des officiers instructeurs,

différenciés par un galon sur la manche. La tenue devait être impeccable, avec

col blanc serré par la cravate noire, d’ailleurs adoptée par la Marine Nationale

depuis l’entente cordiale pour célébrer le deuil de Nelson. Chaque cadet recevait

deux uniformes : l’un, bleu marine en laine souple pour le service courant, un

autre en serge noir pour les défilés et les sorties à terre.

Nos huit Français représentaient un bon tiers de la promotion, composée

également de quelques Hollandais, Canadiens français et anglais, en plus des

élèves britanniques. Tous étaient logés dans le même bâtiment, le « B block »,

où avaient lieu les cours et les repas. On dormait dans un dortoir, dans des

hamacs, comme sur le Courbet. Tout était strict, fonctionnel, dénudé.

Quelques Français étaient sur le Courbet en même temps que moi. Les autres

provenaient du cours précédent et avaient ensuite été envoyés au camp de

Camberley pour recevoir une formation militaire. Finalement, je n’avais pas

perdu de temps, bien au contraire.

Tout se passait en Anglais.

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Très vite, un Canadien sympathique du nom de Mason avait corrigé un défaut de

tonalité chez moi : « your English is good, but you sing. The end of your

sentences must be on a lower pitch than the start, unless they are interrogative »

(1). Cette révélation fut immédiatement mise en pratique.

Les commandements, soit par haut parleur soit criés d’une voix redoutable par

les « petty officers », n’admettaient aucun délai d’exécution. C’étaient eux, les

officiers mariniers, qui les annonçaient :

« Cadets to P.T ! » (2). Et les cadets de se précipiter au « physical training », en

« battle dress ».

« Cadets to muster in the hall ! » (3). Et les cadets de se précipiter dans le hall.

« Cadets to muster for dinner ! » (4). Et les cadets de se précipiter dans la salle à

manger. « Cadets to muster on the parade ground for inspection ! » (5). Et les

cadets de se changer en hâte avant de se précipiter sur le lieu de l’inspection.

« Cadets fall in for the Sunday service ! » (6). Et les cadets, en tenue de sortie,

se précipitaient sur le même « parade ground ». Après alignement, on

entendait : « Fall out the Roman Catholics ! » (7). Ce commandement, fort

étrange pour un défenseur de la Liberté, rappelait aux jeunes Français que leur

pays est l’un des seuls au monde à avoir mis sur pied un Etat laïque, et leur

faisait se poser la question si, finalement, le fait d’admettre des élèves

n’appartenant pas à la religion d’Etat, la « church of England » n’était pas

l’essentiel. Le commandement n’avait, en fait, rien de blessant. Notre ancien

régime n’admettait pas les Protestants dans ses Ecoles Militaires, où,

vraisemblablement, la messe dans la religion d’Etat était obligatoire : quelle

tolérance eût signifié l’ordre de les exclure de la messe !

Tous les « Roman catholics » quittaient donc les rangs et se dirigeaient vers

l’église de Dartmouth. Tous sauf moi et l’un de mes deux meilleurs camarades,

François Schloesingt. Nous préférions rester dans le groupe des Anglais, dont

nous trouvions instinctivement peu élégant de nous séparer. D’ailleurs,

Schloesingt était protestant et j’avais été élevé en dehors de toute religion, dans

une famille à la fois libérale et prude, dans le culte de la Beauté et de l’air pur. Je

retrouvais aussi chez François Schloesingt le côté franc et un peu moralisateur

d’une grande amie de ma mère, appelée Guiton, elle aussi de formation

calviniste, qui m’avait appris le violon et un peu le tennis. Ainsi, je savais gré à

Schloesingt de me dire parfois : « Ne hoche pas la tête en marchant, mais garde

la tête droite ! » ; ou bien (c’était le plus souvent la tête) : « Ne penche pas la

tête à gauche ou à droite, cela te donne l’air indécis ! », ou encore : « Regarde

dans les yeux quand tu parles ! Ne les baisse jamais en tout cas ! ». Tout cela

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comptait, évidemment, dans la note d’appréciation générale du commandant du

R N C, le commander Pedder, homme d’une fière allure, qu’il suffisait donc

d’imiter. Cette école du comportement, notre jeune élève commençait à le

comprendre, était d’une importance capitale, puisqu’elle commandait tous les

rapports directs, à tout instant, alors que ce qui concernait la personnalité réelle

et la connaissance ne venait qu’après. Il en était ainsi, il le réaliserait plus tard,

non seulement pour les relations avec les hommes sous ses ordres et avec ses

supérieurs, mais avec les nouvelles personnes que la vie lui présenterait, et,

finalement avec lui-même, déjà tout confiant d’être impeccable, quand il sortait,

dans son uniforme bien repassé, son col blanc et rigide, sa cravate bien serrée et

ses chaussures comme des miroirs tout noirs.

Plus tard, toujours le dimanche matin, alors que les cadets catholiques étaient de

retour de la messe à Dartmouth, tombait le commandement : « Cadets, fall in for

the Sunday parade ! » (7). Les cadets se précipitaient alors sur le terre-plein

principal, situé devant la façade de l’Ecole, et se rangeaient selon un ordre

immuable pour le défilé devant le Commandant. Tout le monde était en tenue

d’inspection. Le parcours était parfaitement réglé, de façon à permettre à

l’ensemble des cadets, dont les « Frobischers » ne faisaient qu’une petite partie,

de se déployer, groupe après groupe, pour revenir, après une boucle de belle

allure, défiler devant le Commandant, peut être aux côtés de visiteurs de

marque.

Le mouvement était déclenché par le commandement : « Cadets will march

past ! Leading cadets take charge ! » (8). Et, l’un après l’autre, les groupes se

mettaient en mouvement sous les ordres des cadets responsables, à leur tête, et

qui devaient crier très fort pour être entendus exactement au moment où il le

fallait.

Les Anglais sont les maîtres des défilés, comme de toutes les cérémonies. Il y a

toujours un sens inné de la pompe royale, profondément enraciné dans le

caractère national, dans un surprenant mélange d’humour et du sens de la

nuance si particuliers à ce pays. Cela ne peut qu’être remarqué par les

descendants de la Révolution Française, accoutumés, malgré le Premier Empire

et la Restauration, au mouvement d’une musique militaire à la fois claire et

originale, comme notre langue, que l’on s’étonne de ne pas être celle de toutes

les nations. Ainsi, les Français défilent-ils, mains ouvertes, à un rythme rapide,

et les Anglais, poings fermés à un rythme lent, comme au tempo de leurs

hymnes nationaux.

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En même temps que le premier groupe se mettait en marche, la musique

militaire du R. N .C entonnait, avec beaucoup de cuivres, un air connu dans la

Royal Navy, comme « hearts of oak our men » (9), suivi, le plus souvent, par un

air de musique légère d’opéra de l’époque victorienne. Cela surprenait au début,

mais ce mélange des genres était rafraîchissant. C’était dimanche, après tout. On

marchait, bien en ordre, on faisait la boucle ; on passait devant le Commandant,

et le « leading cadet » ordonnait « Eyes right ! » (10) en saluant, puis « Eyes

forward ! » (11). À la fin du défilé, les cadets rompaient. On pouvait respirer.

Les après midi du dimanche étaient, en mieux ce qu’étaient les après midi de la

semaine. C’était la liberté totale, avec permission de sortir après le déjeuner et

d’aller où l’on voulait jusqu’à l’heure du dîner. J’aimais faire de la voile et

remonter la rivière sur un dinghy, jusqu’à Dittisham, Stoke Gabriel, ou même

Totnes. Ces charmants petits dériveurs à clins, bien vernis, se maniaient

facilement seul mais pouvaient être menés à deux. On se promenait souvent,

plusieurs dinghys à la fois pour se sentir entourés d’amis, avec qui, souvent, on

allait prendre un thé ou une bière, ce que la paye de 1 shilling par mois rendait

possible.

Ces promenades étaient d’autant plus heureuses que le service de la semaine

était rude. Tôt le matin (était-ce 6 heures ?), la voix tonitruante du petty officer

White, doublée du sifflet, ordonnait aux cadets de sauter de leurs hamacs et de

les ranger après arrimage (« sling your hammocks ! »). En un rien de temps, il

fallait s’être exécuté, être lavé et rasé, habillé en tenue de travail. Alors, à

l’annonce « cadets to P T ! », on se rassemblait pour le quart d’heure de culture

physique sur l’esplanade. Il s’agissait de mouvements d’assouplissement, en

position verticale, séparés par l’ordre : « deep breathing commence ! ». On

respirait à fond et on attendait le prochain mouvement. C’était, effectivement, un

bon début de journée, et une bonne raison de dévorer le breakfast à l’anglaise.

Venaient ensuite les cours, essentiellement théoriques. Les cours pratiques

avaient lieu principalement l’après midi, après un long intervalle de sports au

choix de chacun. Les matières étaient les mêmes que celles enseignées sur le

Courbet, mais à un rythme beaucoup plus lent et dans un esprit plus pragmatique

que dans les écoles française. C’était, là encore, la navigation astronomique qui

intéressait le plus notre jeune cadet. Fait intéressant, le groupe Frobisher était

séparé en deux pour les cours, dépendant d’un officier instructeur différent. Bel

exemple de la liberté donnée à ceux-ci, chacun recommandait et distribuait à ses

élèves sa table de navigation préférée, d’ailleurs identique à l’autre dans la

formulation. Mon groupe avait la table Inmans. table trigonométrique

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permettant, comme déjà vu sur le Courbet, de calculer la hauteur théorique d’un

astre observé à un instant et en un lieu donnés. Cependant, alors que la table

française utilise directement la fameuse « formule fondamentale de la

trigonométrie sphérique », les tables anglaises, au prix d’une légère

complication, évitent toute erreur de signe sur un terme. On peut y voir une

prudence supplémentaire, bien dans l’esprit des marins de ce pays.

« Stars are fixed in space » (13). Par cette affirmation que les étoiles sont fixes

dans l’espace (ce qui est vrai à l’échelle d’observation du marin) le noble

officier instructeur Henrick avait commencé son cours. Avaient suivi, jour après

jour, l’étude des différents systèmes de coordonnées permettant de fixer la

position des astres dans des tables figurant à bord des bâtiments, ainsi que la

longitude et la latitude de ces bâtiments. Il avait fallu comprendre que l’heure

locale n’est pas l’heure vraie, et que celle-ci dépend de la longitude de

l’observateur. Réaliser que toute la navigation astronomique est basée sur

l’exactitude de l’heure donnée par la montre du bord ainsi que de la précision de

la lecture de la hauteur des astres au sextant. La montre, soigneusement gardée

et contrôlée, c’était uniquement la pratique de l’observation au sextant,

essentiellement du soleil, qu’il fallait acquérir. Cela ne pouvait être fait à terre ;

mais un entraînement important allait avoir lieu sur le calcul avec les tables,

qu’il fallait parfaitement maîtriser si l’on voulait ne pas faire d’erreurs à la mer,

où les conditions sont souvent pénibles. Il n’était pas question, évidemment, de

rater cette épreuve à l’examen final.

Je ne devais pas garder de souvenir particulier des cours « Machine » qui

figuraient au programme. Il n’y avait pas de séance de travaux pratiques

mémorable, et les cycles à deux ou à quatre temps des moteurs à explosion ni la

machine à vapeur, pourtant installée sur les corvettes qui faisaient les convois de

l’Atlantique, ne l’avaient pas, hélas, passionné.

Toujours divisés en deux groupes, les cadets suivaient les cours et faisaient les

exercices dans le rythme classique d’une heure suivie d’un « break » de

récupération. Le plus dur était le matin. À midi, le lunch sonnait un moment de

joie, d’autant plus que l’après midi, chose inimaginable, était réservé, nous

l’avons dit, à des activités sportives au choix jusqu’à l’heure du thé, suivie d’une

heure de révision. Il était interdit d’ouvrir un seul cahier après cet ultime travail.

La Royal Navy n’aime pas les intellectuels : cela va de pair avec le mépris

affiché de l’intelligence qui fait partie de la bonne éducation dans ce pays. Je me

souvenais d’ailleurs qu’à la question adressée à Churchill par un parlementaire

ou un journaliste : « pourquoi continuez vous la guerre ? », il avait répondu :

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« because we are just too stupid ! » (14). Cela n’empêchait pas les Anglais

d’avoir les meilleurs chercheurs scientifiques du monde et les meilleurs

romancières. Mais cela devait avoir l’air naturel, et, sans doute était-il de bon

ton de paraître s’en excuser, comme si la tradition devait laisser à l’aristocratie

le seul pouvoir. Quoi qu’il en fût, les caissons des élèves étaient fermés à clef, et

il n’y avait plus qu’à faire quelques pas au grand air avant de préparer son

hamac pour le commandement : « cadets turn in ! » à la suite duquel les cadets

gagnaient rapidement le dortoir, dans l’attente du sifflet signalant l’extinction

des feux, suivi peu après par la ronde de nuit du petty officer White.

C’était justement le petty officer White qui était chargé de l’instruction au

canon, un « 6 pouces » à culasse à coin, ce qui le différentiait de son homologue

français de calibre 100 mm, qui, lui, était à culasse à vis. De sa voix terrible, il

ordonnait : « Gun’s crew fall in ! » (16). L’équipe du canon se plaçait

immédiatement derrière la pièce. Cette équipe comprenait un approvisionneur,

un servant de culasse, un pointeur et un responsable. Suivait le commandement :

« load ! » (17) et la culasse était ouverte, une douille d’exercice introduite puis

la culasse refermée. L’ordre : « fire ! » (18) n’était suivi d’aucun effet puisque la

douille n’était pas chargée. Il va de soi que la moindre nonchalance était

immédiatement suivie d’un rappel à l’ordre sarcastique, et que chaque opération

devait être exécutée dans un temps donné, faute de quoi elle était répétée.

J’aimais assez cet exercice, sorte de jeu d’équipe où chaque joueur devait

occuper successivement tous les postes. Bien sûr, du résultat pouvait résulter la

mort : il fallait tirer plus vite et mieux que le canon ennemi imaginé. C’était la

guerre ! Faute de détonations, la voix tonitruante du petty officer White était

suffisante pour créer l’atmosphère, et, en tout cas la crainte de la sanction. Au

fond, c’était un vrai marin : comme la mer, dont « l’aboiement est pire que la

morsure ». C’était aussi un représentant sans état d’esprit de la discipline

appliquée dans ses moindres détails. J’en fis l’expérience un matin, lors de

l’inspection des hamacs. Arrivé au niveau de notre cadet, encore peu habile dans

l’art de serrer celui-ci, le terrible petty officer entonne de sa voix de stentor, en

toisant le malheureux cadet : « Hammock improperly slung ! Captain’s

report ! » (19). Et de me trouver en un rien de temps au garde à vous devant le

commandant de l’école, le commander Pedder, assis derrière son bureau, son

regard bleu d’acier fixé sur le délinquant, symbole de l’autorité suprême encore

accru par la noblesse des cheveux gris qui donnaient un semblant de douceur à

l’uniforme noir aux épais gallons d’or avec la boucle en haut en forme

d’ornement. Je comparaissais devant la Royal Navy, avec son impitoyable

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discipline. Je pensai soudain à l’affreux captain Bligh, responsable d’une célèbre

mutinerie après l’escale de son navire à Tahiti.

« You are reported to have neglected to sling your hammock properly, thereby

acting against the instructions. What have you to say ? » (20).

Je ne dis que j’avais fait ce que je pouvais, que j’avais l’impression d’avoir

toujours serré mon hamac de la même façon, que je ne comprenais pas pourquoi,

ce matin, le petty officer White m’avait réprimandé. C’était une mauvaise

défense. La sentence tomba, sans appel : « You talk too much, and have no

excuse ! The fact is that you have disobeyed instructions and acted against the

authority represented by petty officer White ! ». Après une courte pause, qui

parut longue à l’accusé, il ajouta, toujours sur un ton menaçant : « I could have

you flogged ! » (22) (je réalisais que le fouet était toujours dans les châtiments

possibles, comme la pendaison sans doute). I won’t do it ». « I could have you

sent to jail ! I won’t do it ». « I could have you deprived of leave for a month ! I

won’t do it » (23). Suivirent quelque autres sanctions non retenues, à la suite

desquelles venait le jugement, d’une extrême clémence : « Well ! For this time,

just sling again your hammock, and apologise to petty officer White, and from

then on, do as you are told ! » (23).

Les relations avec le petty officer Knotty, chargé du matelotage et de la pratique

des nœuds et des épissures étaient d’une autre nature, à vrai dire conforme à

cette discipline d’un genre très différent de celle du canon. Là, tout est patience,

agilité des doigts, mémoire de géométries compliquées de cordages, accumulées

par des siècles de navigation à bord des grands voiliers sur des mers démontées

ou par les calmes équatoriaux, pendant d’interminables heures d’ennui et

d’épreuves au grand large. Le canon, c’est la guerre, c’est la brève action d’un

combat, qui, le plus souvent n’a pas lieu. C’est le vacarme assourdissant d’un

instant. C’était le petty officer White. Le matelotage était dans les mains,

pourrait-on dire, du petty officer Knotty. Aucun commandement brutal n’étant

possible pour ordonner de faire tel ou tel nœud, le petty officer Knotty était un

maître de la démonstration par les doigts plus que par l’esprit. Il avait, à vrai dire

en commun, cependant, avec les plus brillants professeurs, le don de faire passer

pour facile ce qui était le plus souvent fort compliqué, non seulement à

comprendre mais encore plus à exécuter. « Do as you are told ! » avait dit le

commander ; et j’avais été élevé dans l’habitude de comprendre avant d’agir.

C’était dans l’esprit de la famille, dans l’âme de l’Université. Et, même, une fois

réalisée la nécessité de faire passer l’extrémité du cordage que l’on maniait par-

dessus et puis par-dessous la partie dite dormante, et puis à gauche et puis à

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droite et puis à nouveau dans la boucle formée, tout cela aussi pour pouvoir

défaire ensuite le nœud, qui par ailleurs tenait sans jamais lâcher, le plus difficile

était de passer le message aux mains. Cette intelligence de la main, déjà

rencontrée dans l’apprentissage du violon, voila qu’il fallait à nouveau la

développer dans le domaine si différent des nœuds marins. Mais les partitions

étaient tellement plus faciles à lire ! En effet, il était impossible, à la vue d’un

nœud, même simple, de pouvoir reconstituer le mouvement qui l’avait fait : il

n’y a pas de solfège pour les nœuds et tout est mémoire, mémoire manuelle.

Quel monde étrange, si complexe et si primitif à la fois ! Si difficile parce que

sans approche intellectuelle imaginable, et pourtant conçu par des marins qui ne

savaient peut-être même pas lire.

Avec le plus grand naturel, le petty officer Knotty semblait se couler, semblait

s’exprimer dans les nœuds eux-mêmes, tant ses paroles, tant ses gestes passaient

et s’enroulaient au point de s’identifier à son sujet. Ses phrases, simples,

suivaient à chaque instant la main, ce pilote muet privé de pensée, qu’il fallait

suivre aveuglément, sans avoir en mémoire la continuité ni l’esthétique ni même

la vue d’un geste familier, comme un swing de tennis, ou de golf. Mais le petty

officer Knotty n’était ni esthète ni penseur. Il était en somme un nœud fait

homme, souple, solide, inusable. Un homme sans aspérités ni rudesse. Un

homme qui contourne les difficultés pour mieux les enrouler et les serrer

ensuite, sachant qu’il saura lâcher prise si nécessaire, sans éclat, sans douleur.

Aussi, ses relations avec les cadets étaient-elles toutes en douceur et affectaient

une camaraderie entre personnes d’un rang différent, quoique l’autorité fût de

son côté. Ainsi, lorsque ces jeunes gens rentraient d’une permission, sortait le

plus souvent la plaisanterie amicale : « You all look very tired ! I understand

some of you folks have been doing things they ought not to do » (24). Et

l’apprentissage des nœuds reprenait.

À propos de tennis, j’avais été convoqué par l’officier en second du collège pour

m’entendre dire, à mon grand étonnement, que j’aurais désormais l’honneur de

diriger l’équipe qui représentait l’Ecole dans les rencontres amicales ou

officielles. Quelle joie inespérée !

Quelle attention de la part des Anglais ! Il est vrai que le tennis était le sport

favori de notre jeune homme depuis que son père lui avait montré la beauté de

ce jeu en l’entraînant au stade Rolland Garros. On y allait assister aux matches

des fameux « mousquetaires » quand il avait à peine neuf ans, puis, le printemps

revenu, jusqu’à la guerre, à l’éclosion de champions qui avaient formé le goût et

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le style du futur cadet, bien inconscient alors de l’ascendant que le maniement

de la raquette lui donnerait plus tard dans le monde de l’aventure qu’il vivait.

Il avait fait quelques championnats à Paimpol, auxquels participaient son père et

son frère François, également très sportif, et avait appris aussi le jeu sur gazon

chez les Armfields en s’entraînant avec leur fille Diana. C’est peut-être sa bonne

adaptation à cette surface qui avait été remarquée. Peu importait ! Quand, l’après

midi, il jouait avec quelque autre cadet, il avait un but plus important que la

simple distraction. Le niveau était en fait celui de joueurs du dimanche, ce qui

facilitait le travail et expliquait sans doute en partie pourquoi j’avais été désigné.

On faisait surtout beaucoup de doubles, ce qui favorisait l’esprit d’équipe et

allait bien avec le jeu de volée, si efficace sur gazon. Quelle détente que de

quitter la discipline militaire pour celle d’un jeu qui était au fond de mon

subconscient. Je comprenais que pour les Anglais les règles sportives sont

analogues aux règles militaires et même aux règles de la vie. Il n’y avait pas de

meilleure école que de les apprendre en les appliquant dans le domaine du sport.

Faire de la guerre, ce jeu terrible, un affrontement où toutes les règles ne sont

pas respectée était, aux yeux de cette nation, non seulement un crime mais une

preuve de mauvaise éducation. Au moins cette politesse disparue avait-elle été

partagée par les deux rivales de part et d’autre de la Manche, si bien illustrée par

le dialogue : « Tirez les premiers messieurs les Français ! – Tirez les premiers

messieurs les Anglais ! ».

Cependant, le tennis, ou pour d’autres le cricket, ce jeu si anglais, prenait peu de

place dans les activités de l’après-midi. C’était la voile. La voile sur les jolis

petits dinghys, si bien vernis, si bien adaptés à la navigation solitaire du fait

qu’ils n’ont pas de foc. Rien ne remplace la voile par petite brise. Glisser sur

l’eau, sans bruit autre que la caresse du sillage, comme un oiseau glisse dans

l’air et se déplace sous la seule action du vent, et gagner contre le vent et le

courant par la juste appréciation de leur force ! Repos de l’esprit, plaisir d’être

seul sur une coque de noix au sein de la Nature, porté par l’eau en dehors du

temps et des drames de l’existence ! Tout cela, on l’avait dès qu’on avait hissé la

voile et poussé du quai.

Le plus souvent, on tirait des bords dans l’estuaire, en promenade, mais il y avait

également des régates. C’était passionnant ! Il y avait bien une dizaine de

dinghys, chacun affecté à un cadet, parfois à deux. Au signal de départ, il fallait

se précipiter pour embarquer, hisser la voile et s’efforcer d’être en tête pour

doubler la première bouée. Il y avait plusieurs bouées. la course durait peut-être

une heure. Le meilleur était un Canadien du nom de Mason, déjà mentionné, qui

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avait une grande expérience de la voile dans sa région de Vancouver. Je n’avais

que l’Eglantine comme référence de voilier (comme passager), mais j’avais

compris l’importance des courants. Ma meilleure régate avait été celle où, après

un mauvais départ, se trouvant parmi les derniers, j’étais arrivé en tête, après

avoir dépassé le groupe des concurrents par une manœuvre risquée dans le

contre-courant de la berge. C’était la seule fois où j’avais battu le redoutable

Canadien. Comment ne pas s’en souvenir ?

L’essentiel de l’instruction avait lieu en semaine. C’était sur des baleinières, les

« whalers », longues embarcations grises, comme les dinghys construites à clin

pour plus de légèreté. Contrairement aux baleinières françaises en bordé,

technique plus adaptée à l’échouage sur roche, elles sont également plus voilées

grâce à un tape cul sur leur arrière pointu à la norvégienne, et remontent mieux

au vent avec leur dérive manœuvrable d’un puits central. Il ne fallait pas oublier,

cependant, l’origine de ces canots, destinés au harponnage des malheureuses

baleines, opération conduite à l’aviron par une solide équipe de nageurs,

disposés sur plusieurs bancs.

L’instruction portait donc sur l’aviron autant que sur la voile.

Au commandement « shove off forward ! » (25), le brigadier avant larguait la

bosse et repoussait l’étrave du quai. Pour l’entraînement à l’aviron, le barreur

instructeur ordonnait : « Give way together ! » (26), et l’équipe de six ou huit

nageurs, à deux par banc, se penchait en avant ensemble, plongeait la pelle de

l’aviron dans l’eau puis redressait le corps, bras tendu, en épousant le

mouvement du nageur dont il voyait le dos. Suivaient d’autres commandements

à la suite desquels les nageurs tribord ou babord levaient les avirons ou les

maintenaient dans l’eau ou les actionnaient en sens contraire à la marche, et

finalement les mâtaient pour les ranger à plat, pelles vers l’avant, sur les bancs.

Cela n’était pas difficile mais demandait de l’entraînement.

La voile exigeait des qualités fort différentes : toute l’action est dans les mains

d’un homme, le barreur, qui, sauf pour hisser la voile ou la réduire, est seul à

apprécier à chaque instant la meilleure relation entre le cap et le bordage des

voiles. Il doit aussi choisir le moment le plus favorable pour virer de bord, ce qui

demande, vent devant, une grande célérité. Aussi, le commandement « Ready

about, aft main, check for ! » (27) était –il donné, à la suite duquel la grand-voile

était bordée, le foc choqué, puis la barre mise sous le vent pour virer, cependant

que les équipiers se répartissaient pour rétablir l’équilibre à la nouvelle allure.

Le moindre flottement dans l’exécution se traduisait par un commentaire du

responsable, d’autant plus justifié que cela pouvait avoir des conséquences

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fâcheuses pour la navigation, et, en tout cas, dans la vie de l’Ecole, pendant les

régates.

Les qualités de barreur étaient, fort intelligemment, appréciées par un système

de notation à étoiles. La première étoile n’était donnée que si on savait donner

les ordres réglementaires, faire hisser et ranger les voiles, appareiller, effectuer

un trajet précis dans la rivière, et, finalement accoster le ponton au retour sans

trop de difficulté dans des conditions moyennes de vent et de courant. Pour la

seconde étoile, intervenait une plus grande expérience, une plus rapide vitesse

dans l’exécution des ordres, une certaine aisance dans les accostages, bref un

ensemble de qualités qui permettent de distinguer le marin du vacancier. Il

fallait, aussi, être à l’aise par vent plus frais et courant plus important.

La troisième étoile, c’était vraiment le « fin du fin ». En effet, elle exigeait de

savoir manœuvrer la baleinière sans gouvernail en virant de bord et en prenant le

bon cap, seulement en agissant sur les voiles et en répartissant l’équipage entre

la proue et la poupe. C’était vraiment difficile, surtout pour les accostages, mais

on y arrivait.

Je n’aimais pas les baleinières. Les baleinières étaient trop grandes, trop lourdes

à manœuvrer ; il y avait trop de monde à bord, trop de commandements. Elles

étaient grises, comme la tristesse, comme la guerre, comme le ciel d’hiver. Les

dinghies étaient acajou, acajou comme la fantaisie, comme les vacances d’été au

soleil sur la plage. On était heureux, seul à bord. Le dinghy connaissait si bien

son jeune barreur qu’il semblait deviner ses pensées, virait de lui-même avant

d’être trop près des rochers, trouvait les meilleurs remous dans la rivière. En

régate, au milieu de l’agitation générale et des claquements de focs des

concurrents, il savait d’instinct, sans un mot, évaluer le meilleur moment pour

virer chaque bouée en évitant les abordages, observer le premier l’arrivée d’une

risée l’utiliser à bon escient.

Il connaissait tous les chemins de louvoyage pour remonter la rivière le

dimanche jusqu’à Dittisham et Totnès, ces charmants petits villages dont il a

déjà été question, et qui revenaient chaque semaine à l’ordre du jour pour ceux

qui avaient choisi la voile plutôt que le tennis, le cricket ou la promenade. Inutile

de lui dire à l’avance le choix de la journée : il savait !

Aussi, la voile descendait-elle toute seule au moment où le dinghy accostait de

lui-même à l’emplacement du petit ponton où, précisément quelqu’un

s’empressait de l’amarrer.

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Dans quelque conte de fées, le dinghy acajou aurait eu le pouvoir de faire surgir

une princesse, mais non ! C’était la guerre quand même, et il n’avait pas droit,

même, au thé anglais qui était si bon après la navigation sur la rivière.

Ces heureux moments faisaient partie de la vie au Royal Naval College, comme

le bonheur doit faire partie de l’éducation. Ils servaient de respiration à la

discipline formelle, dont la rigueur, souvent apparemment inutile, paraissait, par

contraste, justifiée. Les aurait-on tant appréciées, ces sorties, si elles n’étaient

pas de tels moments d’évasion ?

Cependant, les cours continuaient au rythme bien réglé du R.N.C Dartmouth.

L’hiver 1941 s’avançait. La guerre menaçait de plus en plus l’Angleterre. La

Luftwaffe avait été vaincue, mais la bataille de l’Atlantique, dans l’ombre,

s’amplifiait. Tout le monde savait, sans en parler que, quels que pussent être les

résultats des batailles terrestres, le sort du monde libre était suspendu à son

issue...

De temps en temps, des nouvelles venaient rompre la monotonie de tous les

jours, cette monotonie organisée appelée là bas routine avant de gagner le

continent. Ainsi, un beau jour, le brillant et séduisant captain lord Louis

Mountbatten, commandant une force de destroyers de sa majesté avait-il fait une

conférence très informelle, comme on aime en faire là bas, sur un engagement

récent en Manche contre leurs rivaux de la Kriegs Marine. Voici, avait-il dit, un

bref compte rendu sur une action récente à laquelle j’ai pris part non loin de

cette école. « J’ai pensé que ce témoignage vous serait utile. Notre force de

surveillance s’est, brusquement trouvée en face d’une force ennemie

équivalente. La visibilité était mauvaise (étai-ce l’aube ou la nuit ?). Les

bâtiments, en ligne de file convergente, se rapprochaient. Le commandant me

demande si on peut ouvrir le feu et lancer les torpilles. Je dis « non ; pas encore :

rapprochez vous d’abord un peu ! » J’estimais, en effet, que nos torpilles avaient

peu de chances de faire but à cette distance. À cet instant, nous fumes torpillés.

Les allemands sont les maîtres de la torpille. Il ne faut pas l’oublier ! Nous

avons dû rompre le combat. On ne peut pas gagner toujours. ! ». Dans cette

affirmation, « the germans are the masters of the torpedo ! » (28), lord

Mountbatten avait fortement appuyé sur le terme « masters ». Il était vraiment

anglais, sportif et fair play, mais, dans son admiration, pointait une certaine

fierté de l’origine germanique de cette famille royale à qui il appartenait et qui

avait cruellement souffert en 1914 dans son déchirement entre le devoir vis-à-vis

de la patrie qu’elle représentait et l’attachement à son origine.

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D’une autre nature allait être la tragique épopée du Bismarck. Ce n’était plus le

récit du commandant d’une flottille sur une rencontre somme toute peu

importante, dont la presse n’avait pas parlé. Les cadets avaient été

impressionnés par la stature du jeune lord autant que par la réalité de l’action. Ils

avaient presque ressenti le choc de la torpille sur la coque du destroyer. Ils

avaient pris pour modèle le sang-froid du commandement sur la passerelle.

Mais, c’était une action passée, sans conséquence sur l’issue de la guerre.

Soudain, maintenant, le drame était révélé au monde entier par la radio : une

force de sa majesté avait intercepté le Bismarck et le croiseur Prinz Eugen à

l’aube dans le détroit du Danemark, et le Hood, gloire de la Royal Navy, avait

explosé. On apprenait peu après que ce croiseur de bataille des années 1918 était

insuffisamment protégé et qu’une soute à munitions avait été touchée dès les

premières salves du redoutable cuirassé allemand. Le cuirassé Prince of Wales,

qui aurait dû pouvoir tenir tête, étant de conception moderne, avait été obligé de

rompre le combat après avoir été sérieusement endommagé. Il était, en fait, tout

juste sorti du chantier et avait appareillé sans aucun entraînement avec du

personnel de l’arsenal toujours à bord. Le croiseur Sheffield, non touché, suivait

à distance la force ennemie, en « shadower » (29). C’était la seule bonne

nouvelle, car le Bismarck en liberté dans l’Atlantique allait se livrer à un

véritable carnage de convois, précisément alors que l’Angleterre était sur le

point de perdre son cordon ombilical sous l’offensive des premières meutes de

sous-marins. Brave Sheffield, combien de temps pourrait-il garder le contact

sans se faire couler ? Quel exploit de la part de ce vieux croiseur, qu’une seule

salve de l’un des navires allemands aurait envoyée par le fond. Enfin, il fallait

croire que c’était possible. Tant que leur position était connue, on pouvait éviter

le pire, et même attaquer. Il était inconcevable que deux corsaires, même

redoutables, pussent tenir tête à toute la flotte de sa majesté. Mais, au juste ; où

était elle cette flotte ? Elle était forcément dispersée entre plusieurs théâtres

d’opérations, et les grosses unités de Scapa flow chargées de la surveillance de

la sortie de la mer du Nord vers l’Atlantique ne pouvaient, maintenant, plus

intervenir. Une lourde angoisse régnait chez les cadets. Nul n’en parlait, chez les

instructeurs non plus. D’ailleurs, personne n’avait la moindre connaissance, bien

évidemment, des données dont disposait l’amirauté. Il fallait attendre, espérer.

Les jours passaient. La BBC annonçait que le Bismarck avait semé le croiseur

anglais, puis qu’il avait été aperçu et attaqué sans succès par des avions

embarqués et faisait route sur Brest. Tout cela était confus. Une force navale de

torpilleurs était, semble-t-il, chargée de l’intercepter, mais il avait à nouveau

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disparu. Et puis, le jour suivant, alors que les cadets étaient au réfectoire,

soudait, la voix forte du speaker à la BBC qui domine tout : « It is now known

that the Bismark has been sunk by our naval forces on her way to Brest ! » (30).

Cette phrase, qui devait jamais l’oublier ? Comme un seul homme, les cadets et

tous les présents dans la salle s’étaient levés, au garde à vous, entonnant un

« Hip Hip Hip hurrah ! ». Moment d’émotion intense et de fierté. L’honneur

était sauf. On était vengé. La guerre n’était pas perdue.

On devait apprendre que l’issue de ce combat était due à un hasard

véritablement providentiel : la torpille lancée par le dernier avion, opérant à la

tombée de la nuit à la distance limite d’un porte avion détaché en urgence de

Méditerranée, avait touché le gouvernail du cuirassé, l’obligeant ainsi à tourner

en rond. La force navale anglaise comprenant le vieux Rodney, lent mais armé

de pièces de 16 pouces tirant des obus d’une bonne tonne, ainsi que des

croiseurs et des torpilleurs avaient pu l’intercepter à l’aube le lendemain et,

finalement, le couler. Cela avait pris du temps, mais le monstre, presque

insubmersible, était au fond, sous 4000 mètres d’eau. Le mythe du corsaire

invincible avait vécu, pour un temps tout au moins.

La vie au Royal naval college avait repris. On se connaissait mieux. On

s’appréciait entre Français, Anglais, Canadiens, Hollandais, Norvégiens. Une

certaine bienveillance pointait même sous le visage imperturbable des

instructeurs, ce qui n’excluait pas les surnoms donnés par les élèves. Ainsi,

« cheese », « peanuts » (le lecteur ignorera les destinataires). Peu avant

l’examen final, ces instructeurs si rigoureux étaient soumis, comme il a été

signalé, au pouvoir verbal des élèves au cours d’une pièce de théâtre inventée

par eux. Ils pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient, sans aucune censure. Dans

quel autre pays cela eût il existé ?

Dans son excitation, le futur midship que j’étais, se prenant pour un auteur de

pièces de théâtre avait écrit l’essentiel de cette pièce, prenant trop de temps sur

les révisions pour espérer sortir dans les premiers de l’épreuve, à l’issue de

laquelle, d’ailleurs, seul le major était indiqué, les Anglais étant contre l’idée

artificielle du classement. La pièce avait été applaudie par les instructeurs, dont

un seul manquait, ayant appris qu’il était trop visiblement mis en cause pour ses

amours auprès d’une charmante « wren » (31) du cadre féminin de l’école. Je

n’avais pas réussi à obtenir de mon camarade Bernard Descombes le retrait

d’une tirade indiscrète qui avait fait fuir le malheureux et sympathique officier.

Elle avait fait rire, mais… Heureusement, son introduction, où un factionnaire

reçoit l’ordre de monter sur une échelle pour éloigner un espion voulant pénétrer

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dans l’enceinte de l’école avait eu un franc succès : tout le monde avait compris

le jeu de mots dans le commandement réglementaire des canonniers : « up

ladder, shoot ! », que l’on pourrait traduire pour le lecteur par « feu avec une

hausse plus élevée ! ». Que c’était donc amusant d’écrire, de jouer une

comédie !

Tous avaient été reçus à l’examen final des Frobishers. La célèbre Kings’girt,

l’épée du roi, était remise à un brillant et bel Anglais du nom de Rupert Davis,

qui serait tué plus tard sur un porte avions. La plupart des cadets français qui

resteraient dans la marine finiraient amiraux, dont l’un après avoir été aide de

camp du général de Gaulle. Il s’agissait du cadet François Flohic, jeune homme

calme méthodique et parfaitement équilibré, ainsi que d’un jugement très sûr

dont les qualités expliquaient son rang de sortie en tête des Français. Beaucoup

se reverraient après guerre dans la France libérée, puis oublieuse d’avoir gardé

son honneur grâce à la France Libre. Les temps héroïques ne meurent pas pour

ceux qui les ont vécus !

Les affectations arrivaient, le plus souvent pour des corvettes ou des vedettes

basées en Angleterre. Destin singulier encore, j’étais affecté à la mission pour le

Pacifique et devait rallier l’aviso Chevreuil en mer d’Irlande.

J avais porté mon nom pour cette mission dès qu’elle avait été évoquée, alors

que mes camarades préféraient être embarqués en Manche ou dans l’Atlantique,

réflexe normal dans une île assiégée. Mais j’étais romantique avant d’être

guerrier. Je m’en rendais compte maintenant que se présentait un tournant de ma

vie. De plus, la perspective de défendre ces îles lointaines (sans en comprendre,

d’ailleurs, la raison) me plaisait. François Schloesingt allait être formé comme

pilote de l’aéronavale, Paul de Cazanove allait commander une vedette lance

torpilles à Dartmouth, François Flohic embarquait sur une corvette, ainsi que la

plupart des Français, maintenant aspirants. Une rude épreuve commençait pour

eux, au cœur de la guerre. La mienne était mystérieuse, totalement inconnue.

Franz Schloesingt, de famille calviniste comme il a été dit, connaissait le pasteur

Vernier à Papeete. Il donna à tout hasard une lettre de recommandation. On se

souhaita bonne chance, avec une pointe d’émotion, ainsi qu’avec Paul de

Cazanove, le très catholique, très enthousiaste camarade avec qui ; pratiquant de

la Libre Pensée, j’avais eu bien des discussions, les plus vives étant sur la

musique. Paul, expérience faite, avait admis que Beethoven n’était pas seul au

monde des géants, et qu’il fallait y faire entrer avant tout Mozart, Bach, Haendel

et Haydn. Nous avions été ensemble, chaque fois que nous passions à Londres,

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aux « noon » concerts organisés par la pianiste Miriam Hess. Quelle joie ce fut

d’y retourner une dernière fois !

Ainsi, tout simplement, chacun partit écrire sa petite page dans l’immense

aventure dont personne ne connaissait l’issue.

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Chapitre 8

Au cours de ma permission, j’avais revu les Armfields à Oak Tree House,

Harold et Gertrude, Diana et Kay, la chèvre Percy, le lawn tennis, le vieux chêne

qui donnait son nom à la maison. On était en Septembre. Une douceur estivale

baignait ces lieux aux couleurs d’Enfance égarée. La New Forest était verte

comme autrefois. Elle avait perdu la tristesse hivernale de son accueil lors du

passage de notre jeune homme à son entrée au célèbre collège naval. La lumière

de la lointaine Océanie semblait éclairer ces lieux, comme pour donner un air de

vacances aux paroles. L’aventure vers les îles de soleil, par son caractère irréel,

avait, un instant, chassé la présence de la guerre et l’approche de l’hiver anglais.

Le poids des bottes allemandes sur la France et tout le continent était pourtant

bien présent dans les cœurs. On s’écrirait. Les Armfield s’efforceraient de faire

parvenir des lettres à Charles et à Aline, à Paris, par l’intermédiaire de New-

York et de Stockolm, ce qu’André Labarthe promettait aussi depuis Londres.

À Londres, j’avais été une fois encore avec mon ami Paul de Cazanove écouter

Myriam Hess aux Noon Concerts. La Musique était tellement plus importante

que les messes du Dimanche ! Au moins, je voulais bien écouter du Beethoven,

et Paul ne jurait plus que par Mozart et Haydn, dont il avait acheté les grandes

symphonies. C’est sur cette harmonie d’esprit que les deux amis s’étaient

quittés, pour longtemps peut être. C’était le 18 août 1941. Le soir, j’embarquais

à Plymouth sur le Chevreuil.

C’était un aviso dit « colonial », de construction française. On était tout de suite

frappé par l’élégance de cette coque, qu’une teugue, ou avant surélevé, et un

pont en bois distinguaient des avisos dits « dragueurs », également présents,

dans la France Libre, comme la Moqueuse, sur un autre théâtre d’opérations.

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Je n’avais pas noté, tant les navires étaient différents et même opposés, que le

Chevreuil ce bouchon gris pâle sur l’eau et le Rubis, ce cylindre vert sombre

dans l’eau avaient curieusement à peu près la même longueur et le même

déplacement.

La seule chose qui comptait était de poser son sac à bord, de faire la

connaissance des officiers et d’être présenté au commandant, le lieutenant de

vaisseau Fourlinnie. Celui-ci, très jeune et sportif d’aspect, est de descendance

norvégienne, avait-t-il compris. Des grands yeux bleu-vert d’où émane quelque

chose comme une lumière jaune, qui vous regardent avec un air gouailleur,

d’une franchise presque provocatrice et jamais sévère, qui, venant d’en haut

cependant, n’invite pas à la conversation, chose d’ailleurs rare dans la marine.

Des cheveux blonds un peu frisés, le front toujours ridé par le mouvement de

l’expression, même dans l’attente de la parole. Et d’ailleurs, sur un navire de

surface, le commandant, parle peu. Il a sa chambre, son carré où il mange le plus

souvent seul : Il est la suprême autorité. Il est isolé. C’est la conception française

en tout cas.

C’est cette figure souriante, gouailleuse et lointaine donnait une personnalité

assez particulière et somme toute sympathique au petit aviso colonial sur lequel

notre « midship » embarquait, par une belle soirée d’été.

À vrai dire, il se trouvait sur le Chevreuil comme membre de la mission pour le

Pacifique pour laquelle il s’était porté volontaire. Il était logé avec l’aspirant

Marcel Devaux dans le poste avant, emplacement peu enviable à la mer car

particulièrement soumis au tangage. Marcel Devaux était le seul à bord avec

lequel il allait être un ami. Tous deux feraient le quart à la mer, en chef,

redoutable responsabilité.

Devaux était embarqué depuis trois mois. Il avait été formé, comme de

nombreux aspirants, non pas au R.N.C Dartmouth, mais sur le navire école

Théodore Tissier, à Portsmouth. Il avait déjà fait ses preuves, ainsi qu’un autre

aspirant du nom d’Aluome. Celui-ci avait embarqué avec un aspirant nommé

Gincré, enlevé par une lame quand le Chevreuil avait manqué sombrer au cours

d’une tempête d’une violence exceptionnelle, le 6 décembre 1940.

Ce genre de bâtiment n’était pas adapté aux rudes missions d’escorte des

convois par tous les temps et tout le long de l’année en Atlantique nord. Il fallait

faire face plus de vingt cinq jours par mois. L’épreuve était fatigante pour les

équipages et sans merci pour les bateaux. Notre aviso colonial avait un

déplacement inférieur à celui des corvettes anglaises et son faible tirant d’eau le

faisait rouler bord sur bord travers à la houle. Sa tôle paraissait bien mince, son

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franc bord bien bas. À côté des corvettes, bulldogs trapus dérivés des chalutiers,

il faisait figure de délicat lévrier ; d’un lévrier des pays chauds égaré dans les

hivers du Nord. Il avait failli couler pendant cette tempête, quand une lame était

rentrée par la cheminée, noyant en partie la salle des machines. Il n’avait pas

compris si le navire s’était trouvé dans cette situation à la suite d’une panne de

moteur ou si c’était la vague qui avait provoqué la panne, mais le résultat était

que, le moteur reparti, on avait pu regagner le port. Là encore, les rustiques

machines à vapeur des corvettes craignaient moins que les diesels plus modernes

du trop joli navire de la France Libre, faits pour des missions lointaines. Etait-ce

pendant ces moments tragiques que l’officier canonnier François Bureau avait

tordu l’énorme rambarde qui entourait le pont en s’y accrochant pour ne pas être

précipité à la mer ? On avait perdu un aspirant emporté par une vague énorme. Il

était sur la Manou, ce pauvre Gincré et je ne le savais pas. D’ailleurs, comment

pouvait-on s’être connu sur la Manou ? On était si nombreux, et on n’était resté

qu’une nuit à bord, chacun seul dans l’angoisse de l’aventure, partagé entre le

chagrin et l’espoir. Le malheureux aspirant avait été emporté par une vague,

alors qu’il était sur le pont, ce pont si bas sur l’eau. C’était un des points faibles

de ces avisos : il fallait passer par le pont, par tous les temps, pour gagner la

passerelle à partir du carré et également des chambres des officiers adjacentes.

Seul le commandant, dont la chambre et le carré étaient immédiatement sous la

passerelle était assuré d’un accès immédiat et facile. Le poste avant et le poste

principal de l’équipage étaient, également, à l’abri de ce passage obligé.

Cette description sommaire de notre aviso colonial peut paraître malgré tout

quelque peu fastidieuse au lecteur d’aujourd’hui, et ce n’est que peu à peu que je

devais l’enregistrer. À vrai dire, j’avais été tellement frappé par la mort

accidentelle de cet aspirant qui aurait pu être moi, que les dangers inhérents à la

conception de ce type de bâtiment m’avaient échappé. D’ailleurs, le Chevreuil

avait été remis en état, certainement pour le mieux ; et puis la tempête était

d’une violence exceptionnelle, telle qu’on en avait jamais vue, disait-on. En tout

cas, il fallait s’accrocher à la rambarde, surtout la nuit en prenant le quart, si on

venait de l’arrière.

Avant d’être présenté au commandant, le nouvel embarqué avait fait la

connaissance des officiers. Comme nous l’avons dit, ils logeaient à proximité du

carré, à l’arrière du navire. Piloté par Devaux, je vis d’abord l’officier canonnier,

François Bureau. Ce qui frappait en lui, outre sa minceur, c’était la figure en

lame de couteau, faite pour trancher le moindre débat, un enthousiasme

communicatif, une capacité faite pour agir sans hésitation ; et encore plus, les

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yeux relativement rapprochés, qui donnaient au regard bleu clair, appuyé par

une parole qui paraissait elle-même découpée dans de l’acier, une signification

quasi militaire. Contrairement au commandant Fourlinnie, de deux ans son aîné,

il n’a pas pu faire l’Ecole Navale et s’est orienté vers l’Ecole des Officiers de

Réserve, section artillerie à Fontainebleau, puis vers l’école des chefs de quart à

Brest. Cette première formation l’avait marqué et le distinguait des chefs de

quart qui formaient une partie des aspirants de la France Libre.

Le style de chaque officier dépendait de son caractère et de sa position

hiérarchique. Ainsi, le commandant m’avait appelé « midship », l’officier

canonnier m’appelait « jeune ». On passait de la référence simple au grade, vu

d’une position nettement plus élevée et exprimée par un mot anglais d’ailleurs

charmant, à un mot étranger au vocabulaire maritime qui aurait pu être d’un

ancien à un nouveau dans une grande école. Cela était dit sur un ton à la fois

amical et protecteur, bien dans le caractère de François Bureau, qui aimait

former les jeunes officiers, et le faisait fort bien. Je lui devrais beaucoup. En

attendant, j’avais vu les armes du navire, qui se résumaient, à part les grenades

sous marines, atout principal contre les sous marins, à une tourelle double de

canons de quatre pouces à l’arrière, une pièce de quarante millimètres à l’avant

et quatre autres de vingt millimètres à la passerelle. C’étaient des pièces

anglaises (les mitrailleuses « oerlikon » suédoises) montées, comme sur tous les

navires de la France Libre, en remplacement des pièces françaises pour des

raisons évidentes de calibre de munitions.

Ces grenades, dont j’avais craint entendre l’éclatement redoutable quand

l’escorteur allemand passait au dessus de Rubis, étaient de gros cylindres gris,

un peu comme des tonneaux métalliques. Elles étaient disposées sur le pont ; les

unes à l’arrière, sur des rails permettant de les faire tomber derrière la poupe ;

les autres sur des mortiers, à tribord et à bâbord du pont milieu. Celles-ci étaient

lancées à une distance appropriée pour ne pas endommager la coque du navire

qui, de toute manière, devait avoir assez de vitesse pour s’éloigner des points

d’explosion. Les manœuvres de lancement et les réglages d’immersion des

grenades étaient faites par des hommes désignés sur le rôle des postes de

combat.

C’était Marcel Devaux, qui, malgré son simple grade d’aspirant, dirigeait ce

service. Il était avant tout officier asdic (appellation anglaise du futur « sonar »).

Au poste de combat, il suivait personnellement les mouvements de l’écho à

attaquer et les transmettait à la passerelle. Le commandant donnait les ordres en

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conséquence pour que le Chevreuil intercepte le sous marin suspecté et largue

les grenades au meilleur moment avec la meilleure immersion.

Les officiers susceptibles de conduire ces attaques étaient soumis, vu

l’importance du sujet, à un entraînement, d’ailleurs passionnant, et bien dans

l’esprit anglais du jeu. Cela s’appelait « l’attack teacher ». Le directeur du jeu

suivait sur une grande table transparente la position du sous marin, point

lumineux qui obéissait à ses ordres de vitesse et de cap. Sur la table figurait

aussi l’escorteur, commandé de la même façon par l’officier élève. Celui-ci,

dans un local séparé, ne voyait pas la table de jeu, mais entendait les échos de

l’asdic, transmis par un opérateur également en instruction, situé à ses côtés.

L’officier élève, jouant le rôle du commandant de l’escorteur, devait donner les

ordres amenant son navire à couler le sous marin. L’illusion était parfaite, à

commencer par la simulation de la sonorité de l’asdic. Les progrès étaient

rapides.

Marcel Devaux remplissait ces fonctions avec sérieux et efficacité. Ancien élève

officier de la marine marchande, comme une grande partie des aspirants, il

devait s’avérer dès le départ excellent marin et particulièrement insensible -

l’heureux midship- au mal de mer. D’une grande égalité de caractère, sans

ambition intellectuelle ou artistique visible, sans famille apparente, il était

parfaitement adapté à la rude existence à bord des escorteurs des convois de

l’Atlantique ainsi qu’aux épreuves de l’exil hors d’une enfance dans l’affection.

Mais une grande douceur naturelle émanait de son regard gris bleu de ces côtes

normandes d’où il venait et par une voix qui ne heurtait jamais, une voix neutre

et presque feutrée. Sa grande simplicité, sa timidité naturelle, sa réserve en ce

qui concernait ses préoccupations intérieures, tout cela cachait un tempérament

sentimental qui se révèlerait plus tard et ferait de lui un être attachant, dénué de

toute vanité, et un ami très sûr.

Sur tout bâtiment, mis à part la personnalité du commandant, qui inspire l’âme

et l’esprit, c’est l’officier en second qui assure le bon fonctionnement de tous les

rouages. C’est lui que l’on voit partout, à chaque instant, notant toute anomalie,

rappelant à chacun l’importance des détails, ces détails qui peuvent faire

trébucher les projets les plus élevés. C’est lui qui rédige la feuille de service

pour le lendemain, où sont notés tous les travaux à exécuter.

Ce poste était tenu par l’enseigne de vaisseau Kérez. Officier réserviste

provenant de la marine marchande, il était sur tous les points l’opposé du

commandant. Ce qui frappait immédiatement, c’était un regard oblique, des

yeux de couleur indéterminée qui, regardant dans des directions différentes

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semblaient vouloir vous détailler sous tous les angles sans jamais pouvoir être

captés. Mal rasé, dans un habit flottant aux contours indécis, il se déplaçait sur le

pont avec un léger mouvement de roulis comme souvent les matelots en tournée.

Il marchait sans bruit, souple et efficace, dissimulant ses pensées sous un vague

sourire où parfois pointait un fond de malveillance, le plus souvent masqué par

un propos banal prononcé sous un genre de rire forcé. Esprit essentiellement

pratique, il affichait un mépris viscéral pour tout ce qui touchait aux grandes

idées, génératrices d’utopies inutiles et même dangereuses parce qu’elles

prenaient la place de la réalité de chaque instant. Jeune aspirant idéaliste, j étais

une victime toute désignée pour cet homme de médiocre culture, mu par un

complexe d’infériorité vis-à-vis des élèves de l’école navale ainsi que des

familles d’universitaires. Cela était d’autant plus vrai que les autres officiers ou

aspirants du Chevreuil étaient, à l’exception du commandant et de François

Bureau, de formation marine marchande et de familles intellectuellement

modestes. Ce n’étaient pas, en effet, l’officier de manœuvre, l’enseigne de

vaisseau de deuxième classe Georges Barral, « grande gueule » finalement

sympathique ni l’ingénieur mécanicien Jean Mat, plus âgé et faisant figure de

sage, pas plus que l’aspirant Yvan Aluome, qui pouvaient attirer les

observations plus ou moins voilées de cet officier en second singulier d’une

époque singulière.

Un autre personnage, très différent, était l’officier de liaison britannique, le

« B.N.L.O » John Templeton. C’était un aspirant de même âge que ses collègues

français, très différent des cadets connus au R.N.C Dartmouth. Il faut dire qu’on

aurait pu difficilement imaginer contraste plus imprévu avec les officiers décrits

ci-dessus que ce jeune aspirant d’une distinction extrême, parlant un anglais

recherché et même un français fort correct, raison probable de son affectation

sur le Chevreuil. Un bon élément, m’étais-je dit, ravi de pouvoir parler anglais,

et d’apprendre bientôt que John Templeton aimait Mozart au point d’en discuter

avec plaisir. C’était bien le seul à bord !

Tel était le navire sur lequel commençait la nouvelle aventure de notre jeune

aspirant.

L’inconnu était d’autant plus présent que, jusqu’à nouvel ordre, il n’était

embarqué qu’à titre de membre de la « mission pour le Pacifique », dont on

savait peu de choses à bord, sinon qu’elle était placée sous le commandement du

capitaine de vaisseau Thierry d’Argenlieu, officier à la carrière exceptionnelle.

En effet, entré à l’école navale en 1906, il avait quitté l’uniforme en 1919 pour

rentrer dans l’ordre monastique des Carmes sous le nom de père Louis de la

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Trinité, Capitaine de corvette de réserve, il est fait prisonnier en juin 1940,

s’évade du convoi qui le conduit en Allemagne et rallie Jersey sur une barque de

pêche. Il rallie la France Libre à ses débuts et choisit de servir comme aumônier.

Il embarque sur le Courbet courant juillet et tente vainement de rallier des

équipages français ; promu capitaine de frégate fin juillet, il abandonne ses

fonctions d’aumônier pour participer aux côtés du général de Gaulle à

l’opération Menace. Lors de la tentative de rallier Dakar, il conduit la délégation

sur laquelle les forces vichystes ouvrent le feu. Sérieusement blessé, il dirige

cependant les débarquements sur Libreville et Port Gentil. C’est en tant que

Haut commissaire de la France Libre dans le Pacifique qu’il prenait le

commandement de la mission pour laquelle je m’étais porté volontaire, sans en

connaître encore le côté romanesque et, sous cet aspect, presque biblique.

Dans les grandes lignes, le but de cette mission était de s’opposer à une menace

de l’amiral commandant les forces vichystes d’Indochine, de vouloir récupérer

les territoires français d’Océanie et de Nouvelle Calédonie. On parlait même de

tentative des fidèles du maréchal Pétain de renverser le pouvoir local favorable à

de Gaulle. On savait aussi qu’un autre navire, le Cap des palmes, bananier armé

en guerre, allait suivre, avec à son bord les forces principales de la mission de

l’armée de terre.

C’était amplement suffisant pour partir.

Du reste le temps pressait. En effet, si le Tchad, le Cameroun et le Gabon

avaient rejoint délibérément la France Libre, fin août 1940 il fallait se souvenir

des incidents dramatiques rencontrés peu après, lors de la malheureuse tentative

de rallier Dakar, il y avait presque un an, puis des réelles difficultés rencontrées

lors des ralliements du Gabon, où le brave Savorgnan de Brazza, devant

Libreville, attaqué presque à bout portant par le Bougainville, son « sister ship »

vichyste, avait dû répondre, le mettant hors de combat grâce à un coup heureux

qui l’avait privé totalement de courant à la première salve, heureusement sans

victime de part et d’autre. Le Savorgnan de Brazza avait également évité de

justesse deux torpilles d’un sous marin vichyste.

Il devait être confirmé plus tard que les consignes données par les autorités

étaient d’ouvrir le feu sur tout bâtiment britannique ou français libre. Cela

caractérisait évidemment la position de respect des conditions de l’armistice qui,

considéraient les commandants des bâtiments de la France Libre comme

ennemis. Le piège était refermé, comme on l’avait vu hélas à Mers el Kébir et à

Dakar. De leur côté, les officiers, dans l’immense majorité restés fidèles à

l’illusion de l’armistice, avaient, en toute bonne foi conscience de défendre ce

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qui restait de la France, impression renforcée à l’extrême par l’isolement de ce

milieu dans la nation et par surcroit par le drame de mers el Kébir. Ce n’est, bien

sûr, que longtemps après la guerre, que ces pensées devaient s’imposer à notre

aspirant, entièrement absorbé par le feu de l’action.

Il était pourtant conscient de la suite d’événements ayant abouti au ralliement

des possessions d’Afrique, ce qui était du domaine du passé. Il réalisait surtout

que Tahiti avait rallié de Gaulle dès le 2 septembre 1940, et que les Japonais

avaient envahi le Tonkin un mois après. C’était il y avait presque un an, mais

leur pression s’était visiblement accentuée sur l’amiral Decoux, nommé par

Pétain en remplacement du général Catroux, celui-ci ayant rallié la France Libre.

C’était, peut-être sous la menace que l’amiral avait annoncé qu’il allait

reprendre Tahiti et la Nouvelle Calédonie. Quoiqu’il en fût, il fallait réagir sans

tarder !

Cette pensée m’avait enthousiasmé.

J’étais heureux aussi, de savoir que je contribuerais à maintenir ces belles îles

encore inconnues sous le pouvoir de la France Libre.

On ne perdait pas de temps : Dès le lendemain, je voyais tous les officiers et

faisait le tour du bord, un carnet à la main, notant les emplacements des

descentes dans les postes, des panneaux d’accès aux vivres, à l’eau, aux

munitions, surtout, dont la température doit être surveillée. Il fallait voir aussi la

salle des moteurs diesels, qui assuraient une grande autonomie au navire, la

cabine radio, les carrés des officiers et du commandant, les canons, les armes

sous marines, et enfin la passerelle de navigation avec les commandes pour les

machines, le Martini, gradué en tours par minute pour la navigation courante et

le Chadburn pour le poste de manœuvre.

J’avais reçu mes fonctions à bord : En plus des fonctions de quart en chef, j’étais

affecté aux transmissions et à l’intendance. Les transmissions, c’était le contrôle

des messages et le chiffre. Ces fonctions étaient, il faut le dire, inexistantes à la

mer en raison du silence radio, aucune transmission « graphie » n’étant

autorisée, les messages étant uniquement passés visuellement, en « scott », en

dehors des tops de phonie pour les zig-zags ou les changements de route.

L’intendance allait s’avérer plus accaparante -S combien !- car cette activité

comprenait la surveillance du marché à terre, de la qualité de la nourriture, et,

l’inventaire mensuel de la comptabilité, ainsi que de l’existant des vivres. Un

véritable cauchemar à venir pour ce jeune idéaliste épris maintenant d’action !

La ville de Plymouth, était presque entièrement rasée par les bombardements.

On avait été faire quelques achats dans ce qui en restait, entre midships,

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accompagnés d’un sympathique lieutenant de la coloniale, et puis, le lendemain,

le Chevreuil faisait un grand tour de rade pour régler la ceinture de

démagnétisation. Cela permettait de ne pas faire exploser les torpilles ainsi que

les mines magnétiques, ces sinistres inventions.. Par la même occasion, on

réglait le compas magnétique en notant son erreur pour chaque cap réel.

Le matin de l’appareillage, l’amiral Muselier en personne s’est dérangé pour

inspecter cet aviso qu’il envoie à l’autre bout du monde. Il s’adresse en ces

termes aux officiers et à l’équipage : « Vous allez dans une région où la situation

s’est tendue depuis quelque temps. J’y ai déjà envoyé le Triomphant. Il va y

avoir un autre départ ; peut-être un autre encore. Souvenez vous que vous

représentez la France. Allez ! Au revoir, les gars ! ».

J’étais de garde, ce jour là : L’amiral me tape sur le dos amicalement et dit au

commandant : « Il faudra leur faire faire des méridiennes à tour de bras. Tous les

jours, un point de soleil au moins ; toutes les nuits, un point d’étoiles… et puis

ensuite foutez-leur la paix ! ».

Du soleil, des étoiles ! Je n’espérais que ça.

On a appareillé à midi. Le temps est assez beau. Je suis un peu malade : je n’ai

pas navigué depuis huit mois. J’espère que cela ne durera pas.

Le lendemain, en haut de la mer d’Irlande, on remonte le chenal de Belfast,

difficile d’accès à cause de la circulation des cargos. Il fait grand jour quand on

mouille, vers 17 heures.

Un aspirant, envoyé à terre, revient à bord avec un député, destiné à servir à

Nouméa, après le ralliement immédiat de l’ancien gouverneur du nom de

Bayardelle, et sa nomination comme gouverneur général de l’Afrique

Equatoriale Française, maintenant libre.

Le lendemain, un 24 août, on quittait Belfast pour se joindre au convoi. La mer

était calme.

Elle était encore peu agitée le jour suivant, le Chevreuil avait pris position au

milieu de l’escorte.

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III - WESTWARD HO

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Chapitre 9

Sans attendre l’automne qui accueillait Chateaubriand au milieu de ses

incertitudes, l’été nous plongeait dans les dangers des convois de l’Atlantique

comme le vaillant Chevreuil, l’Irlande bientôt perdue de vue, quittait, sans le

savoir, l’Angleterre pour toujours.

Notre jeune aspirant était trop plongé dans l’action pour se souvenir que la

tactique des convois était due à un ami de la famille, futur prix Nobel de

physique. Officier de Marine dans la Royal Navy, il avait pris part à la bataille

du Jutland, puis, affecté à la recherche opérationnelle, avait immédiatement

démontré que, semblables aux poissons, qui opèrent par bancs, les bateaux

marchands devaient être groupés en convois. Un convoi n’occupe pas tellement

plus de place sur l’immensité de la mer qu’un navire isolé. De plus il peut être

protégé. Finalement, un sous marin n’a qu’un nombre limité de torpilles (ce qui

devait inciter les sous marins à attaquer, eux aussi en groupes). Ce brillant esprit

s’appelait Blacket. Un autre, un Français nommé Langevin, avait découvert à la

fin de la première guerre mondiale, le principe de ce qui allait devenir

« l’asdic », cet oscillateur qui envoyait des impulsions sous marines, grâce

auquel les navires britanniques pouvaient repérer les submersibles à distance

d’attaque. Sans ces deux hommes, la bataille était perdue.

Son poste était sur une ligne d’escorteurs, disposée en arc de cercle, certains

protégeant l’avant du convoi, d’autres les flancs. Un nombre moins important de

ces chiens de garde veillaient sur l’arrière. Ils servaient aussi de « rescue ships »,

fonction primordiale, car, presque toujours, il y avait hélas ! Des cargos coulés

dont il fallait récupérer les survivants. Presque jamais on ne savait si ils étaient

vengés. Les sous marins attaquaient à la torpille, en surface, et ne plongeaient

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que s’ils étaient repérés, ce qui allait devenir possible, plus tard, grâce au radar,

ce mystérieux oscillateur aérien, lui aussi contribution décisive de la science.

Les sous marins, de leur côté, heureusement encore en nombre relativement

limité, opéraient déjà souvent en groupe.

Le convoi devait avoir une quarantaine de navires. Il marchait à une dizaine de

nœuds, ce qui en faisait une proie assez facile pour les sous marins, qui en

surface dépassaient cette vitesse et pouvaient gagner relativement aisément leur

position d’attaque puis s’échapper le plus souvent.

Le Chevreuil participait à l’escorte pendant les premiers jours, puis devait rallier

indépendamment le port de Kingston en Jamaïque pour une brève escale, en

route vers le canal de Panama.

La mer, assez belle au début, avait forci en doublant la côte Nord de l’Irlande.

C’était un mercredi 27, jour mémorable. Les vagues étaient maintenant d’une

hauteur impressionnante. Elles écumaient furieusement. Le vent d’ouest

soufflait en tempête. Il fallait s’accrocher, ne pas tomber, ne pas être malade et

pour cela se caler l’estomac en mangeant suffisamment ; éviter l’alcool, préférer

le thé au café, rester le plus longtemps possible sur la passerelle, bien couvert, à

respirer à pleins poumons. Que de fois revenait à l’esprit le dicton si véridique

sur le mal de mer : « on croit d’abord qu’on va mourir, puis on voudrait être déjà

mort ! ». Il fallait s’y habituer, car l’évasion dans les profondeurs était

maintenant interdite.

Cet état humiliant était, de toute évidence, épargné à tout le personnel visible sur

la passerelle, où notre jeune aspirant passait le plus clair de son temps, accroché

au bastingage pour ne pas être renversé par le roulis ou le tangage, auxquels le

gros temps donnait une amplitude impressionnante. Il faut avoir l’expérience de

la mer pour affronter ces deux mouvements fort différents, qui sonnent de façon

analogue à l’oreille du lecteur non averti : Le roulis est une oscillation lente qui,

quand elle a une grande amplitude donne parfois l’impression que le navire va

chavirer. Il faut se déplacer en « roulant », comme font les vieux loups de mer,

et s’accrocher ou s’appuyer sur les filières, les pavois, les roufs, les mains

courantes disponibles pour ne pas tomber à la mer. On peut à chaque instant le

mesurer à l’œil nu depuis la passerelle en suivant le mouvement du mât sur le

ciel. Le tangage, pratiquement invisible dans son mouvement de bien plus faible

amplitude, est ressenti essentiellement comme un mouvement d’ascenseur,

alternativement montant et descendant, d’autant plus violent qu’on est éloigné

du centre du navire. En montant, il arrive de peser plusieurs fois son poids ; en

descendant, plus rien du tout. Tour à tour de plomb et de plume ! Voila ce que

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ressentait notre midship ces premiers jours, sans se douter encore de

l’imminence d’un plus grand danger.

Sous la pression des événements et la lourde responsabilité d’avoir à assurer le

quart à la mer, en chef, il n’avait pas remarqué la majesté du paysage maritime

de cette fameuse chaussée des géants qu’il ne devait voir à nouveau que

longtemps après la guerre. D’ailleurs, le temps était affreux. L’avait-il seulement

vue ?

Comme le veut la coutume du service à la mer, la veille et la direction depuis la

passerelle était effectuées par quarts de quatre heures. L’officier en second

assurait le quart de l’aube, le « quatre à huit ». Les autres officiers (ou aspirants

chefs de quart) se répartissaient, suivant une liste établie, le quart du matin (le

« huit à douze »), le quart de l’après-midi (le « douze à seize »), le quart du soir

(le « seize à vingt »), que les Anglais divisent en deux moitiés, appelées

curieusement « dog watches » peut-être parce qu’ils le considèrent plus

dangereux que les deux quarts de nuit, le « vingt à vingt quatre » puis le « zéro à

quatre ». Il me venait à l’esprit de, accoutumé de par l’entourage scientifique de

ma famille à toujours rechercher le pourquoi des choses, que cette attention

particulière accordée aux « dog watches », ainsi qu’au quart de l’aube, confié à

un officier expérimenté revenait, en fait à renforcer la veille « entre chien et

loup ». C’était le bon sens populaire. Pourtant, dans le monde des convois,

c’était en pleine nuit que les sous marins avaient leurs meilleures chances.

On verrait bien !

Du reste, le convoi était maintenant en route. Il était tellement gros que, de la

passerelle, on ne voyait que les cargos situés sur son avant. Ils paraissaient

stables, tranquilles, à côté des frêles escorteurs qui surgissaient et disparaissaient

parmi les énormes vagues, plumes autour de ces fers à repasser si noirs, si

patauds, cibles toutes désignées pour un torpillage.

Les sous marins savaient bien d’où partaient les convois, comme les loups

savent bien d’où partent les brebis. Il n’y avait rien à faire contre cela. On

s’efforçait bien de garder secrète la date de départ, mais sans trop d’illusions.

D’ailleurs, la cadence était rapide. Il était donc facile aux loups de monter la

garde à tour de rôle. Il est vrai que l’aviation de reconnaissance constituait une

menace pour les sous marins au voisinage de la côte. Cela laissait donc une zone

d’incertitude dans laquelle les convois, avaient des chances de passer inaperçus,

leur route étant, évidemment, secrète. Pour poser des problèmes à l’attaquant, le

convoi faisait plusieurs changements de cap, indiqués sur les ordres de route.

Quant aux escorteurs, ils exécutaient jour et nuit des zigzags type, numérotés,

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environ toutes les dix minutes. Le chef d’escorte communiquait par phonie le

numéro choisi et les tops de synchronisation, nécessaires pour éviter les

collisions. Cela était particulièrement difficile la nuit, car tous les bâtiments

naviguaient feux éteints, et, comme il a été dit, le radar n’était pas encore en

service sur la plupart des vaisseaux. Le chef d’escorte envoyait un top par

phonie à chaque départ de zigzag. Le mouvement exécuté, il fallait s’assurer

visuellement que l’escorteur voisin était bien à son poste, sans menace

d’abordage.

Heureusement, on avait quitté la terre à l’aube. J’avais toute la journée pour

observer à la passerelle le déroulement des zigzags sur l’avant du convoi. La

tenue de poste était, en fait, plus facile que je ne l’avais imaginée, car la vitesse

n’avait pas à être changée, du fait de la symétrie des changements de caps.

En fait, il avait fallu s’adapter à un rythme différent, tellement différent qu’il

avait fait passer notre aspirant du rôle d’un officier de quart en second à celui

d’un responsable de tout le bâtiment. Quelle autre expérience que celle des sous

marins ! Sur la Rubis, on était seul sur la mer. En cas d’alerte, on plongeait, avec

l’accord du commandant. C’était simple. Pas de risques d’abordage. La mer était

vide. Il fallait seulement faire le veille, avec toutes les chances d’apercevoir

l’ennemi le premier.

Heureusement, les quarts de jour sur notre escorteur étaient infiniment plus

faciles, et même intéressants. Cela tenait au fait que l’on voyait ! On voyait les

escorteurs voisins, les premiers bateaux du convoi. Un simple relèvement au

compas, une légère modification de cap, et tout rentrait dans l’ordre. Aucun

risque d’abordage n’était à craindre. Quant aux sous-marins ennemis, ils

préféraient la nuit. C’est avec une sorte de passion que notre jeune officier

assurait le quart du matin ou ceux de l’après-midi.

Il avait le plaisir de voir le commandant, qui l’encourageait souvent par une

boutade de bonne humeur comme « Alors, midship, tout va bien ? ». On parlait

peu sur la passerelle, sauf pour passer des ordres ou des informations. Veiller,

s’accrocher au pavois, écouter les tops de changements de cap, c’était

l’essentiel.

En dehors de la passerelle, il y avait la vie à bord de tous les jours. Comme sur

tout navire, elle est réglée par une feuille de service, rédigée, on l’a vu, par

l’officier en second. On distingue le « poste de propreté », le « poste de travail »,

les exercices divers d’entraînement, et surtout le « poste de combat », que

chacun doit rallier sans délai. Cela créait entre le quart une activité interrompue

seulement par les repas, le personnel prenant le quart mangeant « aux rations »,

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et celui le quittant profitant d’un bref repos. C’était fatigant, mais c’était une

bonne fatigue ! Personne n’avait le temps de s’ennuyer, et qui aurait songé à

rêver dans le feu de l’action ?

Les deux ou trois premiers jours s’étaient ainsi passés sans incident, puis dans

une saute d’humeur, la mer s’était levée, encore plus grosse, comme si l’épreuve

n’avait fait que commencer. La vitesse avait été réduite, tant la tenue de postes

était peu aisée et les navires en difficulté. La nuit venue, il avait fallu garder

allumés les feux de hune.

Je faisais le quart de 20 à 24. Le vent avait encore forci, tournant au Sud. Tout

s’était bien passé. Les feux de hune des navires du convoi permettaient

heureusement un assez bon contrôle des positions. Les zigzags avaient été bien

synchronisés.

À minuit moins le quart, toujours ponctuel, l’aspirant Devaux est monté à la

passerelle pour la relève. Je le mets au courant des ordres du commandant pour

la nuit, lui indique la route, lui remet la planchette des zigzags, lui montre les

feux de hune les plus proches du convoi, qu’on aperçoit quand ils ne sont pas

cachés par la hauteur de l’énorme houle. On distingue parfois la masse grise de

l’escorteur le plus proche, à peut-être cinq ou six cent mètres. Il faut le garder à

azimut constant pour ne pas déformer l’anneau de protection contre une attaque

ennemie. Tout cela prend un certain temps, car le bateau roule et tangue

considérablement. Le vent violent rend difficile de prendre des relèvements sur

les compas, pourtant d’accès facile sur les pavois de la passerelle, de chaque

côté de l’abri de navigation.

Assez étrangement, pendant la passation de quart, on a entendu à plusieurs

reprises des communications en Allemand sur le haut parleur de l’abri de

navigation. Quoi ? Qu’est-ce que cela signifie ? Il doit y avoir des sous marins

dans les parages ! Mais pourquoi sont-ils sur la fréquence des escorteurs ?

À 00h25, j’ai, enfin, fini de reporter le point estimé sur le journal de navigation.

Il a chaud, trop chaud dans l’abri de navigation. Le mal de mer commence à me

reprendre maintenant que le grand vent ne fouette plus. À 00 h. 30, au moment

où je m’apprête à quitter la passerelle avec le sentiment du devoir accompli, un

feu est signalé soudain sur tribord. Devaux ordonne « à gauche 20 ! Stoppez les

machines !». C’est une bouée lumineuse ! Un homme à la mer. Un rescapé ! A-t

on pu le sauver ?… On a dû pouvoir lui lancer une amarre depuis le pont, car on

s’est arrêté juste sur lui : Devaux manœuvrait très bien, et l’exercice « un

homme à la mer » est classique.

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En un rien de temps, le commandant a bondi de sa cabine de mer, qui donne sur

l’abri de navigation.

« Lapicque, donnez l’ordre de couper le courant sur la ceinture de

démagnétisation ! ». Je me précipite vers la machine. Le mal de mer a disparu !

Je remonte pour rendre compte, sans réaliser dans l’instant que le but de cet

ordre est de conserver le maximum de courant disponible pour la manœuvre des

treuils et autres équipements de levage éventuellement nécessaires pour hisser à

bord des hommes épuisés dans des conditions si extrêmes.

Tout à coup, on aperçoit une vingtaine de bouées lumineuses sur l’avant, tout

près. Il y a bien eu des torpillages ! On entend des appels, horribles dans la nuit

noire, des appels de marins qui vont se noyer, qui crient pour être vus. Le

Chevreuil se rapproche lentement, la machine sur chadburn pour être

manœuvrant. En quelques longues minutes, il est au vent des bouées et se laisse

dériver pour pouvoir effectuer le sauvetage.

Le commandant fait stopper le navire et rappeler tout l’équipage sur le pont. Pas

question de mettre à l’eau la baleinière : le « bosco », un excellent Breton

(comme toujours) a fait disposer à tribord un grand filet solidement amarré. Il

pend le long de la coque. Les rescapés s’accrochent. Le roulis rend l’opération

hasardeuse.

En se rapprochant, on comprend mieux le côté funèbre de ces cris venus des

bouées lumineuses. Ces malheureux sont presque tous des Hindous,

probablement des Musulmans. Ce qu’on entendait dans les vagues énormes de la

nuit noire c’était leurs prières. Scène hugolienne dans une langue inconnue !

Leurs dernières prières pour être sauvés, si possible dans ce monde, sinon dans

la mort. La mer était démontée. Elle montait à l’assaut du frêle navire, en

énormes paquets devant lesquels il n’était qu’un jouet dérisoire qui la bravait,

seul dans la furie des éléments. Le bateau tenait pourtant, comme aidé par le ciel

dans sa bonne action, faisant face comme si cela était tout naturel, à tous les

dangers d’un sauvetage qui paraissait presque impossible.

Et voila qu’ils sont hissés à bord, l’un après l’autre, presque miraculeusement.

Il est 01h15 quand le premier rescapé est hissé à bord.

Sur la passerelle, le commandant, l’officier de quart, Devaux, l’officier de

liaison Templeton, les timoniers de quart, anglais. Tous parfaits. En exécutant

un nouvel ordre du commandant auprès de l’officier électricien je vais à

l’arrière. Il faut maintenant remettre le courant sur la ceinture de

démagnétisation. En se cramponnant à la rambarde pour ne pas tomber à l’eau je

bouscule un groupe d’hommes. Ce sont les premiers rescapés. Des hindous ! Je

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n’en avais jamais vu. L’un d’entre-eux se trouve soudain face à face avec moi.

Apparition surnaturelle, vision de cauchemar à la faible lumière des lampes

disposées sur le pont pour le sauvetage, que ce visage sombre sur ce corps qui,

titubant de fatigue, faisait ses premiers pas dans la vie retrouvée, s’émerveillant

peut-être d’être là. Il y avait quelque chose de terrible dans ce regard, que je

n’avais pas analysé tout de suite quand, un instant il s’était posé sur moi : J’avais

vu la mort ! Ma mort !

Cependant, le sauvetage continuait. J’assiste à la dernière phase de la première

opération. Un grand timonier anglais, n’étant pas de quart à la passerelle, se fait

amarrer à une bitte et descend le long du bord pour aider un homme trop faible à

se hisser à bord. L’un après l’autre, ils sont sur le pont. Un jeune homme

pourtant, est là, tout près. Il tient le filet ; il va être sauvé. Hélas ! il est trop près

du pare hélice, cet arceau d’acier qui déborde de la coque. Un violent coup de

roulis et il lâche. On ne le revoit plus.

Je remonte sur la passerelle pour rendre compte de ma mission auprès de

l’ingénieur électricien. La mer a encore grossi. Il est 01h30. On remet les

machines en marche.

À 01h45, d’autres bouées sont aperçues sur bâbord. On sauve encore quelques

hommes.

Vers 02h00 un petit bateau marchand, un « rescue ship » évidemment, manque

d’aborder le Chevreuil. Il passe à moins de cinquante mètres. Impressionnant

que cette masse noire si près, si menaçante. On a frôlé la catastrophe.

Vers 02h15, aucune bouée n’étant plus visible, je vais me coucher. Il faut se

cramponner dans le hamac, essayer de dormir. On fait littéralement du vol plané

dans le poste.

Vers 02h45, quelqu’un allume une lampe : il y a encore quelques rescapés.

C’est ainsi que s’achevait la nuit terrible, avec tous les dangers que le petit aviso

avait surmontés. Maintenant, il allait quitter le rude Atlantique pour voguer vers

ces colonies lointaines, sa vocation. Du reste, il allait de mieux en mieux, tandis

que la mer allait passer peu à peu du gris au bleu, parfois au vert.

Cependant, la vie à bord avait repris un rythme normal. J’en profitai pour faire

mieux connaissance avec les officiers. C’est ainsi que je voyais souvent

Templeton, l’officier de liaison. C’était un jeune homme d’une extrême

distinction, comme il a déjà été dit, ce qui incitait à pratiquer l’Anglais en sa

compagnie. Ainsi, le lendemain du si dramatique sauvetage, il avait dit cette

vérité simple et vraie, que l’on peut passer des mois et des mois sur mer sans

rien voir, et tout à coup avoir à faire face à la plus horrible des morts : faire

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naufrage par une nuit de tempête. Sans même envisager d’autres éventualités

également à craindre, comme être à l’eau au milieu d’une horde de requins,

situation dans laquelle de nombreux marins allaient hélas se trouver après un

torpillage au milieu des eaux chaudes du Pacifique, l’épouvante de la nuit passée

faisait désormais partie d’eux-mêmes, gravée à jamais dans le souvenir.

Qui aurait pu un instant imaginer que ce jeune homme de bonne famille mais

sans appartenir à la Royal Navy, allait plus tard, après avoir servi comme aide de

camp de l’amiral Mountbatten, finir, lui aussi, amiral ? Lui qui n’était que de la

« wavy Navy », avec ses galons en forme de vagues En attendant, temps

permettant, il se plaisait à m’inviter dans sa cabine pour écouter des disques de

Mozart, nom qu’il était seul à bord à citer. On se souvient.

Il faut signaler ici que les conversations dans les carrés d’officiers sont

généralement d’une grande banalité, la seule interdiction étant de parler de

politique ou de religion, sage précaution dont la non application entraîne

immédiatement la sanction de « un huitième », soit un « pot » général au bout de

huit rappels à l’ordre. Etant entendu qu’il ne faut pas non plus parler « service »,

le nombre de sujets est limité. Les mélomanes étant en grande minorité, de

même que les philosophes, les historiens ou autres intellectuels, les sujets

dérivaient le plus souvent sur les femmes, à moins d’avoir une nouvelle

importante sur la guerre.

Cela arrivait parfois.

Ainsi, le bruit courait que le croiseur auxiliaire « Cap des palmes » et plus tard

le sous-marin « Surcouf » devait rallier le Pacifique. De plus, le cher

commandant Cabanier accompagnait l’amiral d’Argenlieu. Quelle bonne

nouvelle !

Les Russes tenaient, pour l’instant.

Rien de neuf côté amiral Decoux.

Un jour, à la passerelle, le commandant me donne des nouvelles du « Rubis ». Il

a eu de graves ennuis devant Brest, sa barre étant restée coincée à la suite d’un

torpillage à trop faible distance. Après un bien dangereux séjour près de la côte

ennemie, il avait réussi, sans que l’on sût comment, à regagner l’Angleterre. Il y

a des bateaux, comme les hommes, qui ont la « barraka ».

Cependant, le Chevreuil » continuait sa route. Il n’escortait plus, bientôt que

quelques navires vers la Jamaïque. Cela s’était traduit pendant quelques jours

par des grenadages, souvent répétés sur des échos sous marins, sans savoir

jamais s’il ne s’agissait pas d’un gros cétacé.

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Le temps était de moins en moins froid. Les gros manteaux de quart, les

canadiennes disparaissaient petit à petit pour faire place dès les premiers jours

de septembre à des vestes de toile.

Bientôt, sans un ciel voilé on aurait eu trop chaud.

La mer était belle : Suivant les conseils de l’amiral Muselier, je m’entraînais

avec passion au maniement du sextant, pour lequel j’étais le seul à utiliser la

lunette astronomique, que son fort grossissement rendait délicat par fort roulis.

Mais je l’avais si bien apprivoisée qu’il ne m’abandonnerait jamais. Qu’il était

beau, ce soleil que, bien plus tard je devais chanter en vers ! Qu’il était

majestueux, saisi dans la lunette, tout coloré par les filtres verts, bruns, oranges,

sans lesquels on aurait été aveuglé, car le Soleil, comme Dieu, ne peut être

regardé en face ! Et puis, il fallait le balancer, tout doucement, en dessus de

l’horizon qui, lui, restait immobile tandis qu’à l’aide d’un vernier circulaire, on

faisait varier la hauteur mesurée. Il oscillait, le beau soleil dont la hauteur était si

importante ! Et puis, à un certain moment son bord inférieur effleurait l’horizon.

On criait très fort : « Top ! », et le timonier notait l’heure à la seconde près sur le

chronomètre du bord. Alors, il ne restait plus qu’à se plonger dans la table de

navigation, qui, au bout d’un temps infini de l’ordre de la demi-heure donnait la

distance en milles marins entre le point estimé et la droite observée appelée

droite de hauteur. C’était tout cela qu’on avait appris à l’Ecole Navale.

Ah ! Cette chère table Inmans. Que de milliers de points elle allait faire ! Que de

calculs. Que d’angoisses jusqu’au chiffre final. Quelle joie quand, au bout des

trois observations de la journée, les trois droites de hauteur formaient un tout

petit chapeau, donnant la position à une fraction de mille près.

Cela, ils l’on bien compris les vieux amis ou les enfants quand, bien des années

après, ils me rendent visite dans mon Bureau parisien, et que parlant de ma

jeunesse je leur montre dans un coin de la bibliothèque, un volume relié, marron

avec un titre en or : Inmans nautical tables. Elle est là, cette bonne vieille table

qui m’a accompagné autour du monde, à l’époque où la navigation était une

chose difficile et longue. Elle garde un coin réservé, un coin secret et ancien.

Elle voisine avec les livres de Joseph Conrad, parfois relus pendant mes

vacances au bord de la mer en souvenir de cette époque

J’avais profité de l’accalmie pour faire la connaissance de quatre cadets de la

Merchant Navy parmi les vingt deux rescapés. Ils étaient anglais ou canadiens.

La plupart d’entre eux avaient déjà été torpillés plusieurs fois. Quelle terrible

épreuve, combien plus effrayante que celle que devaient affronter ceux de la

Royal Navy ! Ils étaient simplement heureux de s’en être tirés une fois encore.

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C’était ainsi ! C’était la guerre ! On avait déjà vécu cette situation en 1917…Au

moins, maintenant, les convois étaient escortés, les secours organisés. Ils en

étaient la preuve !

Cependant, les signes avant coureurs des tropiques devenaient apparents. Déjà

des poissons volants sautaient de l’eau et tombaient parfois sur le pont. Les

étoiles changeaient de position dans le ciel de la nuit. Peu de jours avant

l’arrivée à la Jamaïque, on s’émerveillait de voir la constellation d’Orion trôner

majestueusement, presque au zénith pendant le quart de minuit à quatre.

Et, de jour, la mer avait viré du gris au gris bleu, puis au bleu, de plus en plus

vert.

C’est ainsi qu’à la mi-septembre, le Chevreuil accostait à Kingston, la capitale

de la grande île.

Il faut se replacer à l’époque de la guerre et bien avant l’apparition de l’avion,

pour réaliser l’extraordinaire dépaysement, la sensation de jamais vu que

signifiait la découverte de cette haute terre, chaude et verte, où les fruits de

toutes les couleurs étaient là, à portée de main, où les poissons scintillaient au

soleil sur les marchés, et où les bombardements avaient disparu.

Quelle étrange paix régnait sur cette escale d’une semaine ! Pourquoi étaient-ils

restés si longtemps ? Sans doute, les vivres, enrichis de tant de fruits, le

ravitaillement en mazout, le passage du canal expliquaient-ils cela. En tout cas,

notre jeune aspirant profitait pleinement de ce premier dépaysement, qui était à

la fois un entracte dans la guerre et une page nouvelle dans la vie.

Le plus difficile était de se débarrasser de la horde de mendiants qui prenaient

d’assaut les navigateurs ou se proposaient comme guides. Ainsi entraîné chez un

tailleur, je m’étais trouvé obligé d’acheter un complet tropical dont la couleur

beige rosé avait provoqué l’hilarité des membres du carré. L’expérience de la

vie en civil commençait de façon quelque peu comique.

D’autres aspects de cette première escale avaient un extraordinaire pouvoir de

nouveauté. Ainsi, cette séance de cinéma en plein air, où la partie avancée de

l’orchestre était à ciel ouvert et la partie arrière couverte pour permettre de

continuer la séance en cas de pluie. Fait surprenant pour un Français, les noirs et

les blancs étaient séparés. Le Monde s’ouvrait, dans sa complexité.

Une autre expérience qui sonnait comme des vacances : une partie de tennis, un

double sur un superbe « lawn ». L’équipe française, constituée de l’officier en

second (à l’occasion sympathique) et de moi-même avait été battue en trois sets

acharnés par l’équipe anglaise (le commandant de la base et Templeton). Ah ! le

tennis, quel atout ! Comment m’en serais-je douté quand, mon père m’entraînait

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au stade Rolland Garros pour voir l’étoile montante, l’australien Jack Crawford

battre Henri Cochet déjà déclinant ? Je n’avais pas oublié cette première après

midi sous le soleil printanier où l’équipe australienne avait battu, également, les

Japonais Sato et Nunoï. Les raquettes au panier triangulaire avaient gagné face

aux raquettes classiques dont le cœur était décoré d’un damier rouge et blanc.

Souvenir d’un enfant !

Ils y étaient allés, les deux frères, pilotés par leur père, les printemps d’avant

guerre. Ils n’avaient jamais eu d’autres leçons que celles de ces grands maîtres,

qu’ils imitaient d’instinct, plus soucieux de la perfection du geste que de la

victoire. Quelle heureuse idée notre midship avait eue d’acheter à Londres cette

Slazenger blanche si adaptée au jeu « service-volée » et au style presque à plat

des surfaces en gazon. Pensait-il qu’elle lui serait d’un tel secours, dès

Dartmouth quand, presque par attachement à sa vie antérieure, il l’avait choisie,

arme secrète sans laquelle il se serait senti nu ? Que de fois, par la suite, il allait

la manier, cette raquette, comme on fait un exercice de style au violon pour

s’assurer que rien n’a été oublié ou même quelque répétition pour une pièce de

théâtre !

Sans doute aurait-il mieux fait de lire d’avantage, d’approfondir ses

connaissances dans beaucoup de domaines nouveaux pour lui, d’apprendre à

parler en public pour avoir une autorité naturelle, ou même d’apprendre par

cœur un grand nombre de poèmes et de savoir les réciter avec simplicité mais

avec feu, ce qu’il aurait plus tard l’occasion d’admirer chez d’autres en

regrettant de ne pas savoir le faire. Mais c’était ainsi. Il lui fallait répéter ces

gestes, symboles d’une perfection artistique à laquelle il lui fallait se consacrer

inconsciemment.

Cette identification à ce jeu devait plus tard le pousser à inventer une théorie sur

les meilleures façons de jouer les points selon le score… mais il n’avait pas

encore étudié le calcul des probabilités, et l’application en était fort complexe.

En attendant, personne, même un champion, ne pensait à travailler son style

devant la glace, et aucun mathématicien ne songeait à autre chose que

l’application des probabilités à des problèmes pratiques tels que les assurances

ou l’interprétation des résultats scientifiques dans la recherche. L’ami de la

famille Emile Borel, célèbre dans cette discipline, et même Jean dans ses

célèbres expériences sur le mouvement brownien avaient pourtant donné

l’exemple.

Quelquefois, l’épithète « farfelu » allait lui être attribuée Rien n’était plus

inexact. Il était simplement un puriste, le plus souvent détaché des applications

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pratiques, ce qui justifiait une réputation, celle là méritée de « distrait », il est

vrai en grande partie héréditaire, à la suite de Jean et de son père. Celui-ci

n’avait-il pas abandonné la bicyclette à Paris après avoir manqué de peu finir sa

course sur une voiture en stationnement ? Quant à celui-là, il aurait bien pu

tomber dans un puits à force de regarder les étoiles, qu’il voyait même dans les

atomes !

Ce purisme, n’impliquait que le monde intérieur. Il préservait sa liberté.

C’est cela qui lui avait permis de survivre aux dangers qu’avaient présenté les

événements si dramatiques de la guerre, les bombardements, les patrouilles en

sous marin, le sauvetage pendant le convoi dans l’Atlantique, les mille détails de

la vie à bord après et pendant l’Ecole Navale, et maintenant la découverte des

tropiques, dont il pressentait l’enchantement.

C’était aussi cela qui, peut-être, l’avait guidé dans sa décision si grave de rallier

la France Libre, ce 19 juin 1940.

C’était cela être un « gentleman » ; cet esprit sans concession de son père pour la

peinture et la musique, de Jean pour la science fondamentale.

C’était cela aussi, hélas ! qui expliquait les efforts qu’il avait dû faire, jusqu’à

l’excès, pour se présenter dans une tenue impeccable, convaincu désormais que,

faute de connaître le fond des hommes, l’habit fait le moine. Surtout dans la vie

militaire ! Ils étaient, au fond, bien beaux ces uniformes. Même après que

l’abandon de la veste montante jusqu’au cou ait permis à la marine française de

porter la cravate noire en deuil de Nelson.

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Chapitre 10

Après une promenade avec le gouverneur dans les montagnes de l’île et le beau

jardin des plantes, bien anglais, on avait quitté ces lieux d’une paix irréelle et

comme indifférente aux malheurs du monde.

C’était le 21 septembre. Un mois que l’on était parti. Que d’événements en si

peu de temps ! La tempête, le sauvetage des hindous et des cadets, les quarts à la

mer, l’apprentissage du sextant, la découverte des tropiques, les nouvelles

étoiles !

Et maintenant, il fallait se hâter de rallier Tahiti, puisque c’était du ralliement de

l’île à la France Libre qu’il s’agissait.

Le voyage était encore long. Tahiti était au milieu de l’immense océan

Pacifique, tout bleu dans l’imagination, par 17 degrés 30 de latitude Sud. Un peu

plus loin, de l’autre côté de l’équateur que la Jamaïque, et dans une situation fort

différente de volcanisme, car formée d’un cône isolé au lieu d’être sur une

longue zone de compression sous-marine.

Il fallait emprunter le fameux canal de Panama. J’étais tellement intéressé que je

n’avais rien noté. Je me souviens d’un grand nombre d’écluses. Elles montaient

les navires jusqu’à un très grand lac, le « Gatum lake ». Après un long périple,

on était redescendu de l’autre côté où, curieusement, il fallait pointer vers l’Est

pour atteindre le Pacifique….enfin le Pacifique !

Il faisait chaud et humide. Le temps était voilé. On était proche de l’Equateur.

C’était le pot au noir, où « les nuages lourds pèsent comme un couvercle », où la

brise est molle, et les pluies torrentielles.

Heureusement, on était seul maintenant. On pouvait aller de l’avant, tout droit

depuis Colomb, quitté le 24 septembre. Rien ne pouvait plus retarder le vaillant

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Chevreuil qui, comme un chien de chasse avait dans son odorat le parfum de

l’île cherchée.

Il restait dix jours de mer dans l’immense étendue qui ouvrait les portes de

l’aventure. Et cette aventure, ce monde inconnu, s’ouvrait dans la monotonie du

grand large. Ce long dépaysement, si rare aujourd’hui, il faut l’avoir vécu pour

en mesurer l’importance, car il permet de le mériter dans toute son immensité.

Cette immensité, c’était celle de l’océan. Dix jours encore de solitude, seuls sur

l’eau, dans le rythme des quarts à la mer. Le service de quart, avec un nombre

suffisant d’officiers et d’aspirants, assurait une parfaite alternance à la

passerelle. J’y perfectionnais ma chasse au soleil avec la lunette astronomique.

Les quarts de nuit étaient de plus en plus beaux avec la Croix du Sud qui montait

de plus en plus haut dans le ciel. Elle était tellement plus belle que l’ancienne

étoile polaire.

En effet, l’Etoile Polaire avait disparu sitôt franchi l’Equateur ! Cela était

évident pour tout navigateur, mais c’était une preuve de plus qu’on était bien

dans l’hémisphère Sud, passé l’étonnement de voir le soleil se lever désormais à

droite pour se coucher à gauche. Cela justifiait la fameuse cérémonie qui veut

qu’en franchissant la ligne tous les nouveaux soient plongés dans un grand bac

d’eau après avoir été soigneusement peinturlurés. C’est un moment peu agréable

mais un bon souvenir, surtout quand on ne peut pas raconter son passage du cap

Horn.

Quelquefois, quand l’horizon était disposé à entrer en contact avec une belle

lune ronde, peu de temps après la disparition du soleil, je m’efforçais de la

capter. Hélas ! Ce qui paraissait facile, tellement tout était bien ordonné,

tellement la lune brillait dans tout l’éclat de son argent, éblouissant dans la

lunette astronomique le pâle horizon du soir avant qu’il ne s’évanouisse dans la

nuit, comme le caressant pour le retenir avant qu’il ne disparaisse dans le noir,

tout cela n’était qu’illusion. Etait-ce l’irrégularité de la déclinaison de l’astre

errant, pourtant indiquée dans les tables astronomiques ? Etait-ce son éclat, à

première vue favorable, qui contribuait à donner ce qu’on appelle un « faux

horizon » ? Quoi qu’il en soit, je ne devais jamais connaître un camarade ayant

eu de bons rapports avec les points de lune, alors que les points d’étoile,

apparemment plus difficiles, étaient considérés comme classiques.

Parmi les personnes embarquées pour la mission figuraient des personnalités

intéressantes, notamment l’administrateur des colonies avec lequel j’aimais

m’entretenir. Pourquoi avait-il préféré les colonies à la marine ? Comment

savoir sans avoir vécu la réalité cachée sous l’un de ces mots magiques ?

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Ce bel administrateur, perdu loin dans le souvenir, savait-il qu’il chercherait le

bonheur auprès d’une ravissante « demi » tahitienne pour continuer sa carrière

en Nouvelle Calédonie, puis sans doute parmi les élus de la France libérée ?

Cependant, le Chevreuil poursuivait sa route. Des poissons volants continuaient

à tomber sur le pont ; les hommes d’équipage se distrayaient en pêchant parfois

un requin sur la plage arrière en remorquant un crochet solidement amarré. Le

redoutable mangeur d’hommes, même éventré, était encore dangereux par les

coups de queue imprévus d’une grande violence. La technique de dépeçage

n’avait pas pris longtemps à être améliorée.

La nuit, la Croix du Sud continuait de monter dans le ciel d’un noir de plus en

plus velouté. Le temps semblait s’allonger au point de disparaître dans une

indescriptible monotonie comme on se rapprochait de l’île mythique. Et puis, la

neuvième nuit, vers la fin du quart de minuit à quatre, je fus brusquement surpris

par un parfum subtil et fort, qui arrivait comme un message de bienvenue.

C’était l’odeur de la « Tiare », cette mystérieuse fleur, inconnue autre part, ce

parfum qui s’inspire de celui de la vanille avec une intensité beaucoup plus

forte, et dont le nom, présent dans les chansons de là bas, devait à jamais rester

associé à la découverte de l’île, comme une clef olfactive pour l’accès à un

secret de lui seul connu.

Quoique encore à une grande distance, mystérieusement franchie par cette nuit

sans vent par le signal de l’île aux fleurs, il avait fallu ralentir quelque peu au

lever du jour pour ne pas réveiller ou en tout cas inquiéter les habitants et,

encore mieux, pour être accueillis par les autorités portuaires dans toutes les

règles de la civilité. Les représentants de la France Libre devaient être des

gentlemen. On allait en profiter pour admirer de plus près la jolie île sœur de

Mooréa avant de se présenter au mouillage de Papeete.

Tahiti est un imposant cône de basalte volcanique, que la haute altitude de son

sommet, l’«Oroféna » rend visible de loin, d’autant plus que le temps est le plus

souvent clair et lumineux. Une étroite bande côtière est habitée. Elle fait le tour

de l’île en 120 ou en 160 kilomètres selon que l’on se limite ou non à l’île

principale ou que l’on veuille ajouter la presqu’île de Taiarapu, qu’il faut alors

faire en deux moitiés, sur de mauvaises routes (à l’époque).

Un lagon corallien protège une grande partie de l’île de la houle du large. Une

des beautés surprenantes de ces îles tropicales est d’offrir des plages ou toutes

noires ou toutes blanches, selon que le basalte volcanique est à nu ou recouvert

de débris coralliens apportés par les vagues ou les courants.

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Arrivé de l’autre bout du monde, le midship que j’étais était étranger à tout cela.

Que de surprises charmantes l’attendaient, que la beauté de l’île semblait

annoncer, comme un décor nouveau pour une pièce inconnue. Il sentirait tout de

suite la brûlure du sable noir sur les pieds quand le soleil est haut, l’aveuglante

réverbération du sable blanc sur les yeux, la brûlure sur le dos dans les longues

baignades, que la tentation de nager longtemps en pleine journée rendait presque

inévitables.

Cela faisait partie du nouveau monde qui s’offrait à lui, comme un havre du

merveilleux surgi de l’exil.

En face de Papeete, nom dont il apprendrait bientôt qu’il signifie « eau glacée »,

ce qui, sous ces climats est souhaitable. A onze milles nautiques, se trouve

Mooréa. Cette île, elle-même de toute beauté est tout juste dans la trajectoire des

alizés de Sud-Ouest, dont Papeete est heureusement abritée. Tout est là pour y

faire paraître la gloire des couchers de soleil aux yeux émerveillés des habitants

de la petite capitale, tandis que la masse montagneuse d’une dense verdure

paraît toute auréolée de rose et d’ors, donnant ici à la brièveté du spectacle

tropical une grandiose majesté.

Deux grandes baies, profondes et relativement encaissées, creusent son versant

Nord. L’une d’elles porte le nom de Cook, en mémoire du célèbre navigateur

qui passa, et peut-être découvrit ce mouillage peu commun. Elles découpent,

face à Papeete, le paysage fortement montagneux d’ou une grande quantité de

cocotiers vient longer les plages. Je trouvai qu’elles complétaient le manque de

grandeur de l’unique et banal mouillage de Papeete. Au navigateur déçu par l’île

principale, elles semblaient dire : « Traversez ! C’est ici le Paradis ! ».

Tant de marins sont passés dans ces lieux, qu’y faire escale si longtemps après

n’apportait vraiment rien de nouveau, sauf la noblesse de la mission de

témoigner pour la France Libre. Mais je pensais plutôt à Pierre Loti, dont « le

mariage » traînait parmi les livres de François Bureau, le studieux officier

canonnier au regard si sérieux quand il ne racontait pas une histoire paillarde.

En approchant de l’île enchanteresse, je pensais, sans l’avoir lu au jeune, si

jeune poète anglais Rupert Brooke, mort pendant la première guerre mondiale.

Quel dommage de ne pas avoir lu ses œuvres, si brèves !

Cependant, ces figures n’avaient qu’effleuré mon esprit tant l’approche de l’île

rêvée se faisait de plus en plus réelle à partir de la petite tache grise apparue à

l’horizon, ce matin du 4 octobre de la si longue année 1941.

Et, petit à petit, cette tache grossissait, jusqu’à apparaître dans toute sa hauteur,

avec sa montagne majestueuse qui verdissait vers le bas pour s’orner de

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cocotiers, puis de maisons basses autour et dans la petite ville, que le bateau

voyait maintenant de près après s’être introduit dans la passe, très abritée.

Mooréa était loin sur l’arrière.

On était à l’intérieur du minuscule îlot de « Motu Uta ».

Un pilote montait à bord, premier contact avec un Français d’outre-mer.

On accostait.

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IV - DANS LE PACIFIQUE

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Chapitre 11

Le pilote était accompagné d’un homme chaleureux et intéressant, le

commandant Braud.

Pendant l’approche, à faible vitesse, du port de Papeete, on avait appris qu’il

commandait L’Oiseau des îles. Ce nom charmant était porté par un trois mats en

acier de quatre cents tonneaux, que le commandant Braud avait armé puis

conduit dans le Pacifique en 1935. Il était maintenant armé par la France Libre

pour faire la liaison entre les îles.

Il n’avait pas fallu longtemps pour apprendre cela, en quelques phrases

échangées sur la passerelle, tandis que le quai se rapprochait. Le commandant

Fourlinnie manœuvrait, ce qui laissait au midship le temps d’écouter ce nouveau

personnage, dont le récit ajoutait au caractère féerique de l’aventure au bout du

monde, modulé par les recommandations du pilote, métropolitain lui aussi, sur la

mentalité attachante et légère des tahitiennes, le culte de l’amour libre, la

nécessité de porter le casque colonial ou un chapeau de « pandanus »,

l’excellence de la nourriture, la sagesse et les dangers de vivre au loin de la

civilisation, dans la béatitude tropicale.

Cependant, on accostait. Les maisons de la minuscule capitale étaient devenues

réelles. C’était un groupe restreint de plus ou moins grandes villas et demeures

de construction classique, en béton avec des toits en dur, d’allure métropolitaine.

C’était la présence de cocotiers qui donnait, au premier abord, et sans avoir

détaillé la nouveauté des fleurs, la certitude d’appartenir à un autre monde. Cela

était dû, plus intensément encore à ces couleurs de l’eau, cette eau si pure, si

virginale, qui était passée d’un bleu intense à un vert nouveau, que les

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miroitements passés d’un argent liquide avaient quelque temps masqué pendant

que le soleil était trop bas.

Il y a de plus, dans ces îles volcaniques des tropiques, une majesté mélancolique

due à la verticalité des montagnes qui tombent sur la mer, dans un vaste

mouvement descendant d’un gris vert aride pour s’accorder à l’étroite bande

d’un vert plus soutenu de la zone côtière des cocotiers et des autres arbres qui,

toute l’année de ces tropiques sans saisons, poussent dans la chaude humidité en

pointant vers le soleil. Plus jamais par la suite, notre midship n’en retrouverait

l’enchantement quand, laissant ses nouveaux navires, il chercherait vainement à

retrouver les impressions de sa jeunesse enfuie, sa jeunesse si romantique aux

couleurs si changeantes, dans la blancheur classique et bleue de la côte

provençale ou dans la lumière grise des hivers brestois.

Il avait fallu peu de temps pour être accosté. Les amarres capelées, et la coupée

disposée, le contact réel avec la nouvelle terre créait immédiatement

l’appartenance au sol qui, d’imaginaire, devenait réel. Du quai, l’œil, devenu

brusquement habitant de l’île, considérait déjà le petit aviso comme un visiteur,

bienvenu dans le paysage, mais passager, tandis que le minuscule îlot de Motu

Uta, comme un décor sur le lagon, fermait tout naturellement le port à l’opposé

de la seule entrée, en direction de Mooréa.

Du reste, à peine débarqué, tout le paysage changeait. La haute majesté

volcanique du site n’était plus visible, ni la ceinture de cocotiers le long de la

côte, pas plus que le scintillement des récifs coralliens, là où une frange d’écume

délimite le passage de l’eau du bleu profond au vert. Tout cela était réservé aux

navigateurs.

L’habitant de Papeete, quant à lui, ne disposait que du point de vue, réduit à

l’échelle locale, de celui d’une petite localité qui s’étendait à peine au-delà du

port, tout à plat, autour d’une place avec sa pelouse, le tout dans un cadre de

cocotiers bien rangés qui affichaient un ordre métropolitain en accord avec les

immeubles en dur. Il fallait s’éloigner un peu du centre pour découvrir les

premiers « fare » de caractère vraiment tahitien, en bois du pays recouvert de

toits en feuillage de pandanus. C’était là, véritablement, que se trouvait l’âme

généreuse et quelque peu fantasque d’un peuple charmant et sans complexes

puisqu’il avait toujours été libre. Ce n’étaient pas les nouveaux arrivants qu’il

fallait craindre, bien sûr, puisque c’étaient eux qui risquaient d’être conquis !

La situation avait été rondement menée lors du ralliement à la France Libre, au

cours duquel le gouverneur vichyste avait été placé en résidence surveillée à

Motu Uta, lieu idéal pour cette fonction. Il était reparti en France, définitivement

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oublié. D’ailleurs, les choses avaient changé depuis la menace proférée par

l’amiral Decoux, et un nouveau gouverneur avait été nommé par le général de

Gaulle, dans le cadre d’une protection renforcée des îles ralliées, ceci en

coordination avec l’envoi de la mission d’Argenlieu.

L’état major du Chevreuil n’allait pas tarder à le connaître : peu de temps après

l’arrivée à Tahiti, il visitait le navire en se faisant présenter les officiers

membres de la mission, puis organisait une réception à la préfecture, où les

principaux notables étaient invités, selon la tradition la plus classique.

Le gouverneur Orselli était un homme haut en couleurs, dont l’origine corse

faisait partie du nom et du caractère, en ajoutant comme un signe d’autorité à

son importante fonction, comme sans doute à Bonaparte pendant la Révolution

puis l’Empire. De taille élevée, d’un léger embonpoint, le teint sanguin, la voix

forte et d’un timbre assez grave, l’éloquence facile avec la justesse de

l’argumentation toujours disponible pour renvoyer les beaux parleurs dans leurs

buts. Un esprit précis, peu enclin à s’embarrasser de considérations subsidiaires

ou de finesses de nature philosophiques, il était né pour la fonction qu’il

assumait avec un on ne sait quoi de Romain dans la prestance. Et, derrière ce ton

carré, autoritaire, sans nuance, sous tous ces atouts de pouvoir, comme souvent

sans doute, une réelle bienveillance, une sincérité sans faille, une absence rare

de vanité sous une évidente fierté, une incapacité encore plus exceptionnelle de

flatterie.

Il venait du Japon, qu’il détestait et craignait, à juste titre hélas !

Mais, comment imaginer antagonisme plus absolu entre ce tempérament de

méditerranéen, cet amateur de belles phrases classiques toutes claires et celui de

ce peuple japonais, tout en subtilités verbales, en refus de cerner la vérité

derrière les apparences ? Le gouverneur avait eu mille fois raison de fuir ce

Japon, où il n’aurait jamais dû aller.

Parmi les officiers d’une certaine importance dans la mission du Pacifique, se

trouvait être également à Tahiti un personnage remarquable : le colonel de

Conchard, du corps de l’artillerie. Très grand, sec, d’un humour froid et très

aristocratique, d’un esprit pétillant qu’il réservait à ses intimes, il était le type

d’homme le plus opposé que l’on pût imaginer à celui du colonel Orselli, parmi

ceux visiblement destinés au commandement. Ici, le geste remplaçait la parole,

inutile au chef militaire, qu’aucun art oratoire n’était nécessaire pour asseoir

l’autorité, si il l’était pour ce gouverneur venu pour prononcer l’éloge de la

France Libre auprès d’une vaillante population de l’autre bout du monde.

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Ces chers Tahitiens, si sensibles à l’éloquence, il est vrai qu’il ne fallait pas

grand-chose de plus qu’un appel du fond du cœur pour les faire vibrer, et leur

faire dire qu’ils étaient fiers d’être Français ! Et pourtant quelle gratitude ! Quel

acte de Foi pour une cause qui avait tant de chances d’être perdue, alors qu’il

suffisait de rester si loin de la guerre, sous le soleil, à nager dans les beaux

lagons verts. Il est vrai que tant de braves Sénégalais, Algériens, Tunisiens,

Marocains avaient depuis l’autre guerre donné l’exemple d’un sacrifice

admirable ; mais ils agissaient dans le champ d’action historique de la France,

depuis l’autre façade de la Méditerranée. Un brassage important de populations

avait toujours eu lieu là bas. Mais Tahiti ? Mais, encore plus loin, la Nouvelle

Calédonie ? Rien de tout cela ! Seul un appel du cœur, un sentiment soudain

révélé que l’on était Français, si loin sur l’océan, parce qu’on parlait Français.

Combien de chez nous se seraient engagés pour libérer ces îles mythiques de

quelque occupation japonaise ou chinoise ?

C’est ce sentiment d’admiration qui devait tout au long de l’épopée du Chevreuil

entraîner notre jeune aspirant, en donnant un sens nouveau à ce pavillon à la

croix de Lorraine, étendard de nouveaux volontaires.

Le colonel de Conchard n’était pas, heureusement, le seul artilleur présent dans

la mission. J’avais eu le plaisir de retrouver deux camarades du camp

d’Aldershot : les aspirants Barzilaï et Wlérick. Barzilaï, connu jadis au lycée

était, on l’a vu, un esprit supérieur et un camarade irremplaçable. Il partait pour

Nouméa. Wlérick, allait rester quelque temps sur place. Fils d’un sculpteur, il

avait un caractère assez particulier, doux, précis, méticuleux, tout en nuances ;

plus géomètre que romantique, plus réaliste que rêveur. C’était sans doute ce

manque d’imagination, cet excès de rigueur qui venait ternir, parfois, les projets

d’exploration de l’île ou les baignades sur les plages avec les étonnantes

tahitiennes qu’ils allaient découvrir. Au fond, malgré toute sa bonne volonté, il

ne savait pas vraiment rire.

Il était trop sérieux, quoique d’une égalité d’humeur qui le rendait toujours

accessible à tous et à tout.

Ces quelques impressions s’étaient déroulées, en fait, en peu de temps. Le

Chevreuil était à quai dans le petit port de la petite capitale où tout le monde

parlait Français, délice oublié de la vie d’exil, que ma passion pour l’Anglais

n’avait pas effacé. Quelle joie de descendre à terre à l’heure des

permissionnaires ou pour quelque invitation de représentation et d’entendre la

bonne, chère langue oubliée, seule face au désastre, mais présente au fond de

l’âme d’un vieux peuple épris de Liberté. C’était elle, cette vieille langue, qui

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vivait là bas dans ces îles, si loin, présente à côté de ce mélodieux Tahitien, tout

naturellement, comme une respiration de la vie elle-même. Elle que l’on

entendait dans la ville, les magasins, le marché où je surveillais les achats pour

le bord, ou, au loin, sur les plages, troublant le rythme de la houle.

On avait eu tout juste le temps de s’accoutumer à cette escale qui ressemblait à

un rêve, car une semaine après son arrivée, le Chevreuil devait appareiller pour

rejoindre la Nouvelle Calédonie. C’était le point le plus sensible du dispositif, le

plus proche de l’Indochine d’où l’amiral aux ordres du régime de Vichy, ou sous

la pression de l’occupant japonais pouvait tenter une agression.

C’était un symbole, une tentation. Le port était, en outre, d’une grande valeur

militaire. C’est là qu’était l’amiral d’Argenlieu et l’essentiel des forces de

défense. Il fallait faire vite, maintenant que Tahiti était assurée de la présence de

la France Libre. Le croiseur auxiliaire Cap des palmes était déjà là bas, après

avoir transporté la plus grande partie de l’état major et du détachement.

La veille de l’appareillage, le commandant me demande de venir pour un

entretien.

J’ai une nouvelle importante pour vous, dit-il. Vous êtes désormais aide de camp

militaire du nouveau gouverneur de Tahiti et de l’ensemble des îles de la

Société. C’est le gouverneur lui-même qui vous a demandé. Toutes mes

félicitations ! Merci pour vos bons services à bord et bonne chance ! Vous

prenez votre poste demain matin.

Cette nouvelle, si subite, à peine passée l’émotion de la recevoir, apparut

immédiatement au midship que j’étais comme une extraordinaire récompense. À

vrai dire, il n’était que passager sur le Chevreuil, malgré ses fonctions de chef de

quart. Il était donc destiné à être débarqué. Quel lieu plus charmant que Tahiti,

qu’il avait à peine découvert ?

Cependant, il quittait des camarades avec lesquels de rudes épreuves avaient été

vécues, notamment Devaux. La rude discipline de la vie à la mer faisait partie de

son rythme naturel, tout en l’inscrivant tout naturellement dans le devoir quasi

sacré de la guerre. Tout cela allait disparaître dans un cadre entièrement

nouveau, pour lequel il n’était nullement préparé.

Heureusement, le gouverneur, quoiqu’imposant, avait l’air assez bienveillant, et

sa femme fort aimable et simple. Et, après tout, c’était lui qui l’avait choisi. !

La soudaineté de son débarquement laissait, heureusement peu de loisir pour

penser à tout cela. Il fallait ranger ses affaires et se préparer à emménager dans

la petite chambre du gouvernement réservée à l’aide de camp.il dit un au revoir

chaleureux à ses camarades de bord.

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Le lendemain, après avoir salué le commandant Fourlinnie, il se présentait au

gouverneur, en tenue blanche habillée. Il fut reçu fort courtoisement, puis

présenté à son épouse. Tous deux avaient l’air heureux de ce nouvel aide de

camp. Il y avait une certaine élégance, peut-être, un certain imprévu dans la

convergence à la direction de cette minuscule métropole d’un gouverneur venu

du Japon et d’un aide de camp que la France Libre envoyait de Londres. D’un

côté du Pacifique et du côté opposé de l’Atlantique. D’un océan qui portait

encore son nom à un océan plongé dans une guerre sans merci.

Je prenais mes fonctions.

On imagine mal, sauf à l’avoir vécu, le changement total de vie entre le service à

bord en temps de guerre et le service à terre en tant qu’aide de camp. On ne sert

plus un navire en mer avec tous les événements de navigation que cela implique.

On sert un homme, ses idées, sa conception du pouvoir, sa science des relations

humaines. On est impliqué directement dans les réceptions, les convocations, les

horaires précis des visites, le déroulement des cérémonies. Il faut savoir parler

au nom de l’Autorité en restant parfaitement neutre, mais sans pour cela paraître

indifférent, exprimer ses regrets voilés en cas d’échec d’une demande tout en

justifiant la décision. Il faut, surtout, bien comprendre le but de telle ou telle

décision, sans hésiter à en montrer les difficultés possibles d’exécution. Cette

connaissance est, bien sûr, le plus souvent purement intuitive, comme si une

conception commune était établie, et il n’est guère aisé de paraître mettre en

doute la décision elle-même sous le prétexte qu’elle peut être difficile à

appliquer.

Ces craintes étaient injustifiées, et jamais le moindre frottement ne devait avoir

lieu avec le gouverneur. Bien au contraire ! À peine étais-je en fonction que

j'introduis un visiteur auprès du gouverneur. Quelques instants d’un calme

habituel. Aucune parole ne sort du bureau. Soudain, la porte s’ouvre, d’un seul

coup. C’est le gouverneur qui met à la porte le malheureux visiteur. Rouge de

colère, il crie de sa voix puissante « sortez monsieur ! Vous devriez avoir honte

devant mon aide de camp dont le grand père est actuellement en prison pour ses

idées ! Je ne veux plus vous voir ! Vous avez de la chance d’être dans un pays

libre. Tenez-vous le pour dit ! ».

Qui était ce visiteur ? Qu’avait-il dit de si provocant ? Plus jamais, en tout cas, il

ne demanda un entretien. Sans doute avait-il critiqué le ralliement de l’île à la

France Libre, ou fait état d’avantages qu’il avait avec l’ancien gouverneur et

considérait comme acquis. Peu importait. Ce qui comptait, c’était la haute

considération du gouverneur pour ce grand père, qui, il devait en avoir la

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confirmation bien plus tard, avait été emprisonné pendant plusieurs mois pour

son attitude hostile au régime de Vichy. C’était forcément l’oncle Louis, puisque

Jean, après avoir tenté vainement, avec quelques patriotes dont Mendès France,

de continuer la lutte en Afrique du Nord, avait finalement réussi à gagner

l’Amérique, dans l’espoir, non réalisé, de rallier de Gaulle. Seul l’avenir

révélerait les raisons de l’admiration du bon gouverneur pour l’oncle Louis à son

petit fils, libre mais ignorant des complexités de la vie sociale d’une nation.

En attendant, la nouvelle existence de l’aide-de-camp s’organisait. Il disposait

d’une chambre de fonction dans le palais du gouverneur, qu’il pouvait utiliser à

sa guise. Elle était au rez-de-jardin, à côté de son bureau. Les heures d’ouverture

étaient de 08 heures à 17 heures 30 en semaine, avec une pose de 12 heures 30 à

15 heures. Il était fréquemment invité à déjeuner à la table du gouverneur, où

madame Orselli le recevait en toute simplicité, avec une affection quasi

maternelle. C’était une femme discrète, sans doute un peu plus jeune que son

mari, qu’elle savait écouter sans jamais le contrer, mais sur qui elle avait une

influence très douce et bienfaisante, sachant fort bien mener sa maison sous le

commandement officiel de son époux, qu’elle secondait sans aucune mondanité

en lui laissant tous les atouts du pouvoir, tout le panache de sa haute

responsabilité. Etait-elle brune, blonde ou rousse ? Sans doute d’un brun assez

clair, qui aurait pu être en fait un mélange de blond et d’un roux imperceptible.

Ses yeux étaient franchement bruns, tirant vers le marron, ce qui accentuait la

douceur de l’expression. Ils ne fixaient jamais longtemps l’interlocuteur, comme

pour le mettre à l’aise dans sa réponse, mais ils ne fuyaient pas, pour autant son

regard pour montrer qu’elle était attentive. Et la rondeur un peu excessive se son

corps exprimait bien, au fond, la douceur de ses manières.

Au fond, elle était, comme lui, très méditerranéenne. Il commandait dans la vie ;

elle commandait à la maison. Et c’était parfait ainsi pour vivre avec eux ainsi

que pour tous les administrés. Jamais je ne devais constater le moindre

désaccord, ni privé ni public.

Jamais, hélas ! je ne trouvai l’occasion de leur manifester ma reconnaissance

pour les instants de bonheur retrouvés auprès d’eux. Cela ne se fait que

longtemps après… Mais nous ne devions pas nous revoir.

Cependant, la perspective de vivre entièrement au palais du gouverneur n’était

pas attrayante. Un réflexe élémentaire disait au jeune aspirant qu’il ne faut pas

habiter son lieu de travail et que cela le tiendrait à l’écart de ce monde tahitien

qu’il avait hâte de découvrir. Il se mit donc sans tarder à la recherche d’un

« fare » du pays où il pourrait rentrer tous les soirs et passer les dimanches,

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quand le service du chiffre ne l’obligerait pas à assurer la garde au

gouvernement. Cette permanence d’un dimanche sur deux était la plus pénible

contrainte dans sa nouvelle existence. Seul détail piquant -qui peut maintenant

être révélé au grand public- le document secret, base du déchiffrage, était un

numéro de la revue de la France Libre de son ami André Labarthe. Mais cela ne

suffisait pas à oublier les pique-niques qui n’allaient pas tarder à s’organiser !

En attendant, et même dès son arrivée à Papeete, j’avais tenu à me présenter au

pasteur Vernier, recommandé par mon ami Schloesingt. Il était, de plus,

prévisible qu’un pasteur fût plus enclin qu’un évêque à rejoindre les forces

dissidentes que la France Libre incarnait sans doute vis-à-vis de l’autorité

centrale, qu’elle fût à Vichy ou à Rome.

Le pasteur Vernier habitait sur une colline ronde, peut-être à vingt minutes de

marche de la ville. Cette position en retrait par rapport à la grande église, en

plein centre, et quoique je n’eus pas remarqué l’emplacement du temple,cela ne

correspondait plus à une survivance surannée de la mise à l’écart de la religion

réformée. C’était plutôt un décalage architectural : Comme en métropole,

l’histoire était d’inspiration catholique, mais la géographie dans le Pacifique

avait largement joué en faveur du protestantisme anglo-saxon. On ne pouvait

imaginer, d’ailleurs meilleure fusion dans les esprits, sans compter l’importance

de la population chinoise. Les critiques ne manquaient pas, finalement sur les

bienfaits éventuels de tout puritanisme sur ce peuple d’enfants de la mer et du

soleil. On disait parfois que les missionnaires avaient introduit la tuberculose en

obligeant les fidèles à couvrir leur peau. Le docteur Maurice, médecin militaire

en fonction, se riait de cela : il n’y avait pas, ou plus de tuberculose. La seule

maladie grave était la lèpre, à tel point qu’il y avait une vallée des lépreux. Pas

de maladie vénérienne, ni de paludisme. Quant aux recommandations

vestimentaires, il suffisait de regarder autour de soi : les chers Tahitiens étaient

toujours en « paréo » de toile anglaise ou peut-être indienne.

J’étais, nous l’avons dit, était d’éducation laïque. Jean et Louis, issus de familles

catholiques, étaient des scientifiques au point de nier toute valeur à la religion.

Ils avaient vécu, approuvé la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Leur opposition

au protestantisme était plus nuancée, puisque détachée de tout autoritarisme

officiel et au contraire lié à l’idée de lutte pour la Liberté. Ma grand-mère, ma

chère grand-mère à qui je devais tant, était d’une famille qui, par son père était

protestante. Elle avait eu un grand parent massacré à la révocation de l’Edit de

Nantes. Elle descendait d’un illustre Républicain, exilé par Napoléon trois, qui a

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donné son nom à une avenue de Toulouse. Etait-ce de tout cela que le jeune

aspirant avait inconsciemment hérité ?

Quoiqu’il en soit, il avait devant lui le pasteur Vernier, dans son petit bureau

dépouillé d’où on dominait magistralement la ville, le port et tout l’horizon au

dessus de la passe, de Motu Uta jusqu’à l’arrière plan majestueux de Moorea.

Le pasteur se leva. C’était un homme plutôt petit, d’une cinquantaine d’années

peut-être, maigre sans excès, les cheveux blancs en brosse, les yeux gris bleu,

attentifs derrière des lunettes sans monture qui accentuaient un regard

bienveillant. La parole était plutôt sourde sous un accent que je ne connaissais

pas, un accent qui roulait légèrement les « r » sans les faire chanter comme dans

le Midi ou le Sud-Ouest. Peut être venait-il de ces villages retirés de l’Aveyron,

de la Lozère ou de l’Hérault où ses ancêtres avaient survécu ?

Il était heureux d’avoir des nouvelles directes de la famille Schloesing. C’était

sans doute le père de son ami François qu’il avait connu à la mission protestante

du boulevard Arago, près du tennis de l’ami de sa famille, André Debierne.

Cette proximité rendait plus réelle l’histoire du pasteur et par là même la

présence nouvelle de ce personnage inconnu jusqu’à ce jour.

Redoutant quelque peu d’avoir à dévoiler ma grande ignorance de la bible, à la

suite de difficultés évoquées par le pasteur de christianiser les maoris, trop

attachés au culte du corps, je fus vite soulagé quand il me fit cadeau d’une petite

grammaire de la langue tahitienne faite par lui. Cela avait l’air assez simple. Je

promis de l’étudier. Du reste, elle sonnait bien à l’oreille, cette langue très

scandée, un peu comme un Italien plus haché, plus sourd, plus rapide et moins

sensuel, mais néanmoins musical. Le livre suffisamment mince pour ne pas

décourager l’élève, était présenté sous une élégante reliure verte au titre doré.

Je promis de revenir, sans savoir que les raisons de mes visites allaient être

sérieuses.

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Chapitre 12

La recherche d’un bungalow, autant que le désir de découvrir l’île nécessitaient

l’achat d’un moyen de transport personnel, les « cars pays » étant peu fréquents

et limités à des trajets relativement longs. Je trouvai donc chez un petit

commerçant une grosse bicyclette américaine blanche et bleue. Elle pesait bien

25 kilos. Elle n’avait pas de changement de vitesse. Elle était toute pataude à

côté de ma bicyclette Peugeot de Bretagne, sur laquelle je n’hésitais pas, escorté

par mon jeune frère François, à couvrir les 120 kilomètres jusqu’à St. Malo,

point de départ pour l’Angleterre. Mais quelle joie de se retrouver sur un vélo !

Ce ne serait plus pour longer la côte bretonne, mais pour s’élancer à l’aventure

en plein inconnu, dans un monde nouveau, qu’il fallait protéger.

C’est ainsi que je dépassai les limites du port de Papeete avec la plus grande

facilité, dans la direction de la jolie petite plage de Taunoa. En quittant le palais

du gouverneur, on longeait le port vers la droite, on dépassait, à quelques

kilomètres de là un restaurant au nom annonciateur de « blue lagoon », et en

moins d’un quart d’heure c’était la plage de Taunoa, au fond d’une baie de peut-

être un mille de long, assez ouverte, mais protégée par un lagon. Elle était en

sable noir. Cette partie de l’Île se trouvait en permanence sous le vent des alizés

du S.E.

C’était le lieu rêvé !

Sur toute l’étendue du rivage, il n’y avait qu’un minuscule « fare » à la

tahitienne avec son toit de pandanus. Il paraissait devoir garder une assez belle

demeure toute en bois, avec un toit triangulaire dominant un petit balcon.

Je posai bicyclette américaine contre un cocotier et m’avançai dans la propriété.

Au moment d’entrer, je fus accueilli par une ravissante jeune fille, vêtue d’un

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paréo bleu, couleur de ses yeux. Elle avait peut-être dix huit ans. J’eus le

premier coup de foudre de ma vie. Je n’avais jamais éprouvé cette sensation

profonde, totalement imprévue, qui semble aujourd’hui d’un autre siècle. Sans

doute était-ce lié à une aversion que j’avais pour les filles faciles et tout ce qui

ressemblait au genre femme fatale. Considérant comme dégradant ce qui n’était

que du désir, j’étais à la merci de l’admiration esthétique de la beauté pure, qui

maintenant me faisait vibrer au point de me couper la parole. Je ne devais

revivre cela qu’une seule fois, plus tard, bien plus tard, après il est vrai plusieurs

aventures.

Pour l’heure, j’étais là et m’adressais à la jeune fille. Heureusement pour elle et

pour tous, elle n’était que « demi » tahitienne (les pures femmes des îles sont

d’une plastique assez massive, comme taillées dans le sombre bois de là bas,

appelé to). Son père était anglais. Il était même consul. Il était mort depuis

longtemps, et sans doute avait laissé sa belle demeure à sa femme et à ses deux

filles, Léodie, et Eliane.

Léodie était brune aux yeux bleus ; Eliane blonde aux yeux marrons. De deux

ans plus jeune, elle avait la même taille élancée, le même sourire franc et

joyeux, le même port, souple et droit. Sous le naturel qui caractérise le

tempérament maori, il y avait en plus quelque chose de la discrétion anglaise

qui, presque imperceptible, donnait un charme supplémentaire à ces deux sœurs.

Le visage d’Eliane, moins fin que celui de Léodie, prenait toute sa valeur dans le

rayonnement doré que lui donnait ses longs cheveux, qui pendaient le long de de

son cou, tout naturellement. Mais celui de Léodie se dévoilait de lui-même par

le regard, ce regard bleu, souriant et rêveur que rien ne venait distraire.

Je remarquai à peine la mère quoiqu’elle fût tout de suite d’accord pour louer à

un prix très abordable la petite annexe sur la plage. C’était une pure maorie. Elle

parlait peu et l’éclat de la jeunesse avait délaissé son corps, tellement étranger à

la stupéfiante beauté de ses filles. Que de fois elles allaient chanter, de leurs voix

si pures, des chansons de l’époque, ces chansons sentimentales, comme «The

greatest mistake of my life was saying good bye to you »(32) ! C’était le

caractère anglais qui surgissait dans la tradition de ces airs endiablés du folklore

maori, rythmant les danses de groupe, comme dans le si populaire tamuré. Tout

leur allait, tellement leurs voix s’accordaient, on eût dit de naissance, à la tierce,

Eliane ayant un timbre de voix plus grave que Léodie, et on ne savait s’il fallait

admirer le plus la perfection de la mélodie ou la si merveilleuse harmonie de ces

deux sœurs, de ces yeux bleus et de ces yeux marrons, de ces chevelures brunes

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et dorées si intimement couplées dans un même mouvement, dans un même

regard, dans un même geste.

Ce jour là, seule Léodie était là. Consciente, sans doute, de l’impression qu’elle

produisait sur le jeune midship, elle l’avait conduit à la petite maison sur la

plage. Une pièce, un lavabo, une douche ; de quoi se laver et se raser. Que

demander de plus ?

Tous les matins, elle portait du café au lait et des croissants. Tous les midis

libres pour eux deux, elle les lui réservait. Parfois, Eliane se joignait à eux,

discrète, gaie, jamais « fiu », cette mélancolie de là bas.

C’était la saison intermédiaire entre l’hiver et l’été, pendant laquelle le climat est

assez instable. Le temps était cependant le plus souvent très ensoleillé, avec des

grains de grosse pluie, comme partout sous les tropiques. Bien souvent, on

déjeunait sur la plage, à l’ombre d’un cocotier, ou d’un pan de toiture en

pandanus de la maison. Mais le temps pressait, entre le bain en pleine chaleur de

midi et le retour au palais du gouverneur.

Le soir était tout autre : Une des découvertes sous les tropiques, c’est la

soudaineté des couchers de soleil. Là bas, point de ces longs crépuscules où les

nuances parcourent toutes les couleurs du spectre pour finir en roses ou verts

délicats suspendus au dessus de l’horizon : L’astre géant tombe d’un seul coup

dans l’eau dans un grand flamboiement, magnifique et spectaculaire, et en

quelques instants, tout est fini. La nuit est venue, annoncée par Vénus. La

planète la plus lumineuse a remplacé le soleil, comme un relais dans le ciel.

Vénus, la beauté féminine, chantée par les Grecs surgit de l’eau, abandonnée par

le Dieu Soleil. Comme une absence, d’abord deuil, noire puis bleutée, remplace

la lumière. Les étoiles, de plus en plus brillantes, avec tous leurs dessins,

chacune un lointain soleil parmi des centaines de milliers d’autres, surgissent,

mystérieuses et palpitantes, là où il n’y avait rien. On se croyait seul sur l’eau,

seul face au soleil, et en un rien de temps, on se sent tout petit, sur une

minuscule planète.

C’est le meilleur moment pour se baigner. Le soleil ne cuit plus le dos ; le sable

noir ne brûle plus les pieds, ni le sable blanc n’éblouit les yeux. Même les

requins, à Tahiti, ne sont pas à craindre et on peut nager pendant fort longtemps

dans cette eau maintenant nacrée, cette eau à 28 degrés.

Je ne voulais rien perdre de ces instants. À peine finie ma présence au bureau du

gouverneur, sauf problème urgent, j’enfourchais mon vélo et filais comme

l’éclair à Taunoa, mettais mon costume de bain et retrouvais Léodie sur la plage.

Nous nagions, côte à côte, ou, les pieds sur le sable, regardions, éblouis, le soleil

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disparaître dans la mer, avant de rentrer se changer, lui dans la villa, elle dans la

grande maison, où Eliane, quand elle n’était pas venue se baigner, aidait sa mère

à préparer le dîner.

Comme partout à la campagne à l’époque et encore plus dans ces demeures où

l’électricité n’était pas toujours installée, on vit avec le soleil. Les soirées étaient

donc brèves, ce qui était, d’ailleurs conforme à la vie militaire. On se levait tôt,

ce qui permettait un plongeon matinal avant de voir la fée Léodie arriver avec le

café et les croissants, ces croissants dont l’origine était toujours restée

mystérieuse. Venaient-ils du blue lagoon ?

Cette vie irréelle dans ce nouveau paradis ne pouvait pas durer indéfiniment.

Par une étrange coïncidence, l’état de grâce dans lequel je me trouvais allait se

trouver suspendu de la façon suivante : J’avais décidé d’offrir une belle guitare à

Léodie. Elle n’en avait pas. Enfin, elle pourrait accompagner ses chants en solo.

Ce cadeau serait la preuve de mon amour. Enfin la guitare était là ! C’était un

dimanche du début décembre ce 1941. Après le bain sur la plage, un bain d’une

douceur idyllique, je dis à Léodie : viens un instant dans mon bungalow ; j’ai

une surprise pour toi ! Je lui donnai la guitare. Elle fondit en larmes et se jeta

dans mes bras en disant : « c’est trop ! Je ne le mérite pas ! ».

Elle m’aimait.

Ce mot magique résonnait en moi et vibrait de toute la force de notre étreinte

quand à cet instant le pas cadencé d’un détachement se fait entendre. On frappe

à la porte. Un sous officier entre : Lieutenant, le Japon vient d’attaquer les Etats-

Unis. Monsieur le gouverneur désire vous voir d’urgence et vous avoir auprès de

lui au gouvernement.

Le Destin tragique, qui entraînait deux immenses nations, frappait notre midship

à un tournant de sa vie où, dans un rêve d’amour et de paix, il avait imaginé

pouvoir être heureux tout seul, au point d’oublier qu’il fallait avant tout libérer

la France. Quelle folie ! Quelle tentation, si belle, si naturelle !. Il fallait se

remettre dans l’esprit de la guerre, et cela se présentait si vite qu’il lui fallait

comprendre cette si soudaine et si incroyable attaque sur Pearl Harbour.

Mais c’était ainsi. Le temps pressait pour rallier le gouverneur.

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Chapitre 13

C’en était donc fini de cette vie de vacances que J’avais menée pendant ces

quelques mois si courts d’un Paradis en dehors du temps. J’étais installé à

nouveau et définitivement au gouvernement. Je dormais dans la petite chambre,

comme au début, mais j’avais gardé, pour mon bonheur, mon bungalow de

Taunoa auprès de la mer et de ma bien aimée, retrouvée quand c’était possible, à

l’heure de midi ou dans la soirée, avant de retourner à Papeete.

Rien n’était changé entre nous, mais la réalité de la guerre avait frappé J’étais

retombé de mon rêve et le projet de mariage remis à des lointains

incommensurables. Comment imaginer avoir à choisir entre demeurer toute la

guerre à Tahiti, en oubliant la libération de la France, et abandonner ma jeune

femme, comme ma pauvre mère sur le port de Paimpol ?

Le lendemain d’un bal au gouvernement, encore sous l’emprise de la si rare

beauté de Léodie en tenue de soirée, et se disant qu’après tout, plusieurs

camarades s’étaient fiancés ou même mariés en Angleterre, que l’élue de mon

cœur était anglaise, tout au moins de formation, et avait été en partie élevée à

Londres, j’osai, tout intimidé, en parler à madame Orselli au cours d’une de ces

petites promenades faites elle avec elle autour du gouvernement, cette fois ci

sans la présence imposante de son époux.

Cette excellente femme, un peu une seconde mère, était aussi Madame le

Gouverneur ; rien ne pouvait être fait sans son assentiment. Nullement surprise,

ayant comme tout le monde compris la situation, elle me pria de m’asseoir et me

dit avec douceur et gravité : « cher enfant, je n’ai pas à guider votre conduite,

mais si c’est mon avis que vous voulez avoir, ne prenez pas cette décision, en

tout cas maintenant. Vous verrez plus tard, car vous êtes encore bien jeune…

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vous savez, chez moi, on dit qu’il vaut mieux épouser une personne de son

quartier, que l’on connaît depuis longtemps. Pensez à cela tranquillement. Vous

avez le temps, et, de toute façon ma grande amitié. Vous êtes un peu sous notre

protection ici, et, bien entendu, notre conversation restera secrète ».

La conversation, et les amours du jeune aspirant, furent, bien entendu, connues

pour l’essentiel dans l’entourage, et classées « secret d’état », ce qui m’évita fort

heureusement d’avoir à endosser tout seul une lourde responsabilité. Du reste, il

se trouva que, comme dans bien des cas, une sorte de connivence féminine

faisait maintenant partager les conseils de sagesse à Léodie. Le seul fou était

évidemment le midship auquel elle conseillait maintenant d’acquérir

l’expérience des femmes, ce qui, là bas et maintenant passe pour être important

et choquait sa sensibilité, élevé dans l’ignorance de cet aspect des relations avant

le mariage. Un voile de pudeur, une sorte de puritanisme sans doctrine, auquel il

devait sa vénération pour tous ceux qu’il avait connus avant guerre, protégeait

ce monde de l’Enfance qu’il n’avait pas quitté. Cela faisait partie de son sens

inné du sacré. Malheur à qui l’aurait détruit ! Encore plus maintenant qu’il était

souvenir.

Il tombait de haut, lui le romantique, le chevalier qui parti pour une lointaine

croisade, se devait d’être éternellement fidèle à son aimée !

Cependant, l’urgence de la défense de l’île contre les japonais exigeait des

préparatifs autrement sérieux que contre les forces éventuelles de l’amiral

Decoux stationnées en Indochine. Il fallait, essentiellement, mettre en batterie au

meilleur emplacement possible, un canon de 105 millimètres -le seul disponible-

et espérer qu’il suffirait à interdire la passe d’entrée à un intrus, qu’il fallait bien

imaginer peu important compte tenu de la faible valeur stratégique de Papeete.

Sinon, eh bien on se serait au moins défendus.

Après la visite de quelques sites avec le gouverneur et le colonel de Conchard

accompagné de Wlérick, lui aussi artilleur on s’en souvient, l’emplacement

choisi fut sur le mamelon du pasteur Vernier. De ce mamelon, on voyait

parfaitement la passe, juste à gauche de l’îlot de Motu Uta, à bonne distance de

tir de la pièce, qu’il fallait maintenant hisser jusque là, ce qui ne présentait pas

de problème technique. L’inconvénient était évidemment que la pièce était, de

son côté, facilement repérable, et pouvait être annihilée par une seule salve. Un

autre site, dissimulé dans des plantations n’avait, finalement pas été retenu parce

qu’il ne permettait qu’un tir indirect réglé à l’avance pour couvrir la passe.

L’entraînement des équipes de canonniers, poursuivi depuis un mois sous la

direction du colonel, assisté de Wlérick, était par ailleurs satisfaisant. Il ne

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restait plus qu’à installer la pièce unique d’artillerie, fort heureusement légère, à

côté du bon pasteur Vernier, en espérant que la force de sa Foi guiderait les

coups sur les troupes de débarquement, ou, au moins, saurait intervenir auprès

du Seigneur pour assurer aux canonniers morts au champ d’honneur un bon

accueil dans l’au-delà.

L’installation effectuée, j’avais été nommé chef de batterie, et devais rallier mon

poste en cas de débarquement imminent. Cette décision était due à l’évolution

de la situation militaire : les Japonais avançaient en effet rapidement vers le Sud

et menaçaient la nouvelle Calédonie. Il fallait donc défendre Nouméa en

priorité. Le colonel de Conchard et Wlérick, leur mission terminée à Papeete

allaient donc rallier l’île la plus directement menacée, dont la valeur stratégique

était évidente pour asphyxier l’Australie.

Je montais donc tous les jours faire une brève inspection de mon équipe. J’ en

profitais pour faire une visite amicale au pasteur et perfectionner quelque peu

mon Tahitien, cette jolie langue dont j’ avais appris un demi siècle plus tard par

le plus grand hasard, que le nom de son île indiquait clairement l’origine

ethnique. C’était tellement évident que personne n’y pensait. Et, pourtant, il

suffisait de l’écrire Taï-Iti, la petite (?) île des Taï. Mais c’était la guerre : au

diable la linguistique et toutes les théories sur l’origine des maoris !

Cependant, passée l’excitation des préparatifs de défense, on ne pouvait rien

faire de plus que vivre aussi bien que possible dans ce dernier îlot de paix et de

beauté que l’on était chargé de protéger. Le gouverneur et madame Orselli

faisaient souvent de petites promenades autour du palais et le long du port. Pour

occuper son aide de camp, il le chargea un jour d’une étude sur l’économie de

l’île et les possibilités de l’améliorer. Cela impliquait de faire la connaissance de

diverses personnalités, dont le directeur de la banque. Il fallait aussi étudier les

communications entre les îles, assurées principalement par quelques goélettes

armées par des tahitiens sous direction commerciale chinoise, au premier abord,

fait surprenant, quoique à la réflexion fort naturel.

Le rapport fut remis après un travail qui avait été beaucoup long plus que notre

midship ne l’aurait imaginé. Il faisait ses armes dans un sujet nouveau. Il

comprenait mieux la nature des problèmes qu’implique l’administration d’îles

très dispersées géographiquement, parfois distantes de plusieurs jours de bateau.

Et il s’étonnait de voir la grande facilité des relations avec les descendants de la

reine Pomaré. Du reste, ils parlaient fort bien le Français, avec un charmant

accent. Il se prenait d’amitié pour ce peuple. Il comprenait aussi que la douceur

du climat le poussait, à aimer la vie au point de ne pas rechercher trop le travail,

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et riait quand il voyait un Tahitien demander à un Chinois de lui chercher des

noix de coco en haut du cocotier.

Il apprenait que seuls les jaunes travaillent, même sous les tropiques. Non

seulement ils montaient dans les arbres pour gagner quelques sous, mais ils

avaient le sens des affaires et possédaient, on l’a vu, les goélettes, clef du

commerce à l’intérieur de ce vaste territoire maritime des îles de la Société, des

îles Tubuaï au Sud Ouest (avec l’île extérieure Rapa, connue naguère pour ses

phosphates), de la longue poussière d’îles coralliennes Tuamutu et Gambier à

l’Est (dont Mururoa), les hautes îles Marquises au Nord Est, où Gauguin était

venu mourir. Tout cela figurait dans un cercle de 1200 milles nautiques de

diamètre. Une grande distance pour cette myriade d’îles baignées dans l’océan,

sous le soleil.

Ainsi, j’avais acquis une connaissance de l’économie, qui me permettait de

compléter les relations sociales, bientôt amicales, qui se nouaient au cours des

réceptions au gouvernement, ou plus directement autour de Léodie et d’Eliane et

de leur amie, Rose.

Pourtant, la guerre continuait, de plus en plus féroce, sur le front russe, dans le

proche Orient, dans l’Atlantique et maintenant dans le Pacifique. Les

Américains, après avoir assuré de justesse la défense de la Nouvelle Calédonie,

désiraient assurer leurs arrières, craignant peut-être une nouvelle attaque surprise

dans le style japonais.

Vers la mi-février, ils demandèrent une entrevue avec le gouverneur. Celui-ci

refusa Papeete comme lieu de rencontre mais accorda, fort diplomatiquement,

Bora-Bora, où il jugeait qu’il valait mieux cantonner les forces éventuelles de

nos nouveaux protecteurs. Le site était, de plus, beaucoup mieux adapté.

Bora-Bora, alors peu connue à l’extérieur, est la plus extraordinaire des îles sous

le vent, dans le Nord-Ouest, à peu de distance de Tahiti, juste après l’île plus

importante de Raïatéa.

Sa magie vient de son grand lagon d’eau verte, sans doute le plus beau de tous

parmi l’immense collection offerte par l’Océanie. Son intérêt venait de l’étendue

de son plan d’eau pour les hydravions, aucun aérodrome n’existant dans aucune

île de l’Océanie.

La traversée avait lieu sur l’Oiseau des îles. J’étais heureux de revoir son

sympathique commandant, qui était rarement au mouillage. Tout le monde était

d’excellente humeur, et soulagé de savoir que les américains, même en fâcheuse

position, étaient entrés dans la guerre.

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Le gouverneur, le nouveau commandant de la Marine, un marseillais jovial du

nom de Artigue, avaient embarqué dans la soirée du samedi pour appareiller le

dimanche (J’avais noté la date du 22 février) à cinq heures du matin. J’avais

écrit sur mon journal de bord, impressionné par l’importance de la mission, le

passage dans le lagon de Raïatéa à neuf heures trente, et le mouillage à Bora-

Bora à treize heures, à côté d’un croiseur léger de l’U.S Navy.

Le temps était magnifique. La mer, d’un bleu profond autour des îles sans

nuages, était maintenant d’un vert turquoise. Tout portait à l’optimisme après les

jours d’inquiétude, maintenant balayés.

Peu après que l’Oiseau des îles eût jeté l’ancre, une vedette américaine accostait.

Le gouverneur et sa suite étaient invités à dîner sur le croiseur. Cela laissait le

temps pour une reconnaissance dans le village. On admira le lagon vu de terre,

on prit contact avec le maire, visiblement flatté d’une visite de cette importance,

de la présence française.

C’est avec une certaine solennité qu’en uniforme blanc de la Marine, j’avais

salué le pavillon américain à la suite du gouverneur et du commandant de la

Marine. La phrase « Lafayette nous voilà ! » résonnait en écho dans ma tête.

Oui, on allait gagner, contre vents et marée. L’amiral, en uniforme de travail

kaki, les recevait à la coupée, homme jovial, relativement jeune comme le sont

les officiers de là bas. Son aide de camp, fort aimable sous l’aspect quelque peu

figé qu’implique cette fonction, ne tarda pas, en bon américain, de demander à

son visiteur s’il était anglais ou français, reprochant presque ce « clipped

accent » qui sonne comme un reproche à l’accent national. Au fond, un Français

se doit d’avoir un accent typiquement Français, peut être à la Maurice Chevalier.

Il ne doit pas y avoir le moindre doute, encore moins sous l’uniforme. Cette

ambiguïté levée, bien au contraire, l’exercice de communiquer sans effort dans

la même langue prend une saveur toute particulière, je le constatais à nouveau.

À cette impression s’ajoutait la réalité qu’il était sur un croiseur de l’U.S Navy.

C’était, il faut le dire, le premier contact avec l’Amérique, ce vivant symbole de

la Démocratie, cet ultime rempart des hommes libres si l’Angleterre devait

sombrer. Le seul Américain qu’il eût connu était un ami de la famille, Harry

Plotz. Il faisait de la recherche sur les singes au laboratoire de la rue Pierre

Curie.

C’était un homme très à part, tout naturellement simple, chic, humoristique, à

qui sa pointe d’accent donnait un charme sans lequel il n’aurait pas été lui-

même, comme cela est toujours le cas chez les étrangers. Le voir était pour moi

un peu comme un voyage intérieur dans cette Amérique lointaine dont tout le

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monde parlait, cette Amérique à qui l’on devait d’être resté une grande nation en

1918. Il venait souvent déjeuner rue du Val de Grâce chez Jean et Mimi et nous

promenait parfois dans sa Talbot grenat, tant admirée par le jeune écolier,

passionné pour les belles voitures de l’époque, au point d’avoir été avec son père

à Montlhéry voir la lutte entre la Bugatti de Chiron et l’Alfa Roméo de

Nuvolari. Le bleu contre le rouge.

Aucun de ces souvenirs ne me traversait l’esprit comme je mettais le pied sur le

pont d’acier du croiseur. Je remarquai plutôt que les navires de guerre des

L’U.S. Navy n’ont pas de bois sur la plage arrière ou le pont milieu,

contrairement aux homologues français. Ils étaient donc plus chauds, plus

sonores. Sous le pont principal, aucun hublot ! Quelle sécurité, quelle

simplification à la mer ! Mais quelle tristesse au mouillage ! Cela impliquait en

tout cas une ventilation forcée sans faille… une certitude bien américaine.

On expliqua que tout cela n’était pas dans le but de faire vivre les équipages

dans une austérité monacale, mais pour des raisons de sécurité, finalement

évidentes, liées accessoirement à l’obtention d’un moindre prix de revient.

L’excellent amiral, après un repas fort correct où le coca cola coula à flots en

attendant des « milk shakes », avait eu la bonne idée d’organiser une soirée

tahitienne à son bord. Une tente avait été mise sur la plage arrière, avec chaises,

buffet et piste de danse sommaire. Après quelques danses tahitiennes en groupe,

vivantes et même endiablées, les meilleures danseuses s’emparèrent du

gouverneur, qui s’avéra très alerte malgré sa corpulence et fit rire l’assemblée.

Un amiral européen en aurait-il fait autant ?

Le lendemain, la réunion revêtait un caractère officiel pour la signature de

l’accord entre le représentant des Etats-Unis et celui de la France Libre. Notre

jeune officier considérait cela comme tout naturel, ce qui était vrai

militairement, mais posait certains problèmes diplomatiques, puisque

Washington soutenait le maréchal Pétain. Une forte tension, accrue récemment

par la libération de Saint-Pierre-et-Miquelon par une corvette portant la marque

de l’amiral Muselier, existait entre Roosevelt et de Gaulle. On devait apprendre

beaucoup plus tard (un demi siècle après la guerre, au hasard d’un déjeuner au

club de la France Libre), que l’amiral d’Argenlieu, haut commissaire pour le

Pacifique, résidant à Nouméa, avait été placé sous surveillance dans le

gouvernement pendant les difficiles négociations et aurait réussi, en costume

civil, à s’échapper…ce qui paraissait fort cocasse pour une personnalité si

imposante. Les libérateurs américains, plutôt que les envahisseurs japonais,

avaient-ils voulu vraiment planter la bannière étoilée à la place du tricolore ?

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Avaient-ils heurté le farouche défenseur de la croix de Lorraine, cette ultime

croix que le père carmélite avait choisie pour l’honneur de la France et de la

chrétienté ?

Il y avait quelque chose de théâtral dans ce drame classique où une querelle de

pavillons, une rivalité de pouvoirs, faisaient oublier que la Liberté venait d’être

sauvée et menaçait d’être perdue. Et pourtant, l’amiral voyait loin, lui aussi : il

allait conserver cette terre des antipodes à la mère patrie, parce que c’était son

devoir envers Dieu et les hommes… et qu’il l’avait promis au général de Gaulle.

Les américains, de leur côté découvraient un atout de première importance dans

le Pacifique sud, leur horizon plutôt que le nôtre. Et nous n’étions pas les

représentants de la France officielle à leurs yeux.

Rien de tout cela ne se passa dans l’île de l’entente que se trouva être Bora-Bora.

La réunion sérieuse avait lieu le lendemain matin au carré des officiers (sur les

bâtiments de l’U.S Navy, il n’y a pas de carré particulier pour les officiers

supérieurs, encore moins pour les amiraux de passage). Bien américain, le café

qui bouillait en permanence et dont chacun pouvait faire usage à son gré.

L’amiral, son aide de camp, le commandant du navire, le gouverneur, le

commandant de la Marine, Artigue, l’aspirant de Marine que j’étais, tout le

monde était en tenue blanche.

Les termes de l’accord, tels que stipulés par le gouverneur furent signés, après

quelques modifications mineures et une bonne traduction en américain à laquelle

je participai, de même qu’à la conversation, sérieuse et franche. Il était précisé

que Bora-Bora était la seule base prêtée aux forces américaines. Seules étaient

autorisées les escales de force majeure à Papeete. Cette attitude de sagesse

devait permettre d’éviter des complications inhérentes à de trop fréquents

passages de bâtiments. Elle marquait bien, en toute courtoisie, que Papeete

demeurait sous pavillon de la France Libre. Le général pouvait être content !

Quant au gouverneur Orselli, il avait été en tout point remarquable de clarté,

d’autorité, d’intelligence.

Cet accord signé, tout heureux d’avoir participé à une page historique pour

l’Océanie aussi bien que pour la France Libre, j avais débarqué, en tenue kaki et

on s’était retrouvé entre officiers subalternes pour un déjeuner tahitien offert par

le Maire. L’ambiance était presque familiale. La joie se voyait sur tous, éclairant

même les visages plus sombres des habitants de ce suprême Paradis parmi les

Paradis, que les nouveaux visiteurs découvraient dans l’étonnement de la

découverte. Seuls les familiers de la grande île remarquaient l’aspect plus

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uniquement maori de ceux qui les entouraient, chantaient, dansaient autour

d’eux.

Après une sieste bien méritée, les plus enthousiastes, furent invités à un tour de

l’île dans de curieuses voitures tout terrain dénommées jeeps. C’était grisant,

presque irréel, de parcourir ces chemins qu’on eût dit faits pour des charrettes,

en roulant presque sans ralentir, malgré les nids de poule et les troncs de

cocotiers qui auraient arrêté toute autre voiture.

Un long bain dans le grand lagon vert pour être vraiment dans l’extase de ce

lieu, comme on boirait un verre de champagne pour fêter un anniversaire

Le lendemain matin, on appareillait pour Tahiti, heureux malgré tout de rentrer.

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Chapitre 14

L’Oiseau des îles à quai, la vie reprenait autour du gouvernement, avec ce genre

d’habitude que la vie militaire appelle maintenant routine dans toute la saveur du

terme.

Le colonel de Conchard était parti, mais Wlérick, le très amical Wlérick, était

resté pour continuer à surveiller la batterie et entraîner les artilleurs. C’était un

réel camarade, connu, souvenons nous, depuis le début au camp d’Aldershot,

comme une balise dans ce passé qui semblait déjà loin.

Les nouveaux consuls britanniques venaient d’arriver : les Cameron, que Je

devais voir fréquemment, et même évoquer plus tard de façon imprévue du fond

d’une baie voisine de Paimpol. Ils étaient charmants et distingués, et, comme

souvent les gens bien élevés, jouaient au tennis, autre balise dans la vie qui

paraissait déjà si longue au jeune officier. Oh! Se retrouver soudain sur un court

de tennis avec sa Slazenger blanche, et il était à la fois à Tahiti et dans son

enfance, boulevard Arago avec son père et ses amis.

Je montais fréquemment avec Wlérick à la batterie. Un premier essai de tir réel

avait eu lieu avant le départ du colonel. Cela s’était passé pour le mieux. Toutes

les équipes ayant fait feu, on avait laissé la pièce réglée pour atteindre

exactement le milieu de la passe. Aucun temps ne serait perdu ! Le bon pasteur

avait l’air d’approuver, heureux que ses tahitiens puissent participer à la défense

de leur si beau pays, et de la chrétienté avec. Il semblait donner une force morale

supplémentaire à cette équipe, presque symbolique, appelée à risquer sa vie

contre les forces du mal sous pavillon du soleil levant. Cet homme qui

connaissait si bien leur langue semblait s’associer à eux au nom du Seigneur. Il

défendait la Vérité et la Foi en l’homme. En face, il n’y aurait que la brutalité de

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l’envahisseur et la servitude à venir. Le culte de la force contre le culte de la vie.

Il valait mieux mourir auprès du petit canon, les armes à la main !

Au gouvernement, l’aide de camp continuait d’introduire les visiteurs, de

préparer le courrier, la signature du gouverneur, de partager souvent les repas à

la table de madame Orselli, de se promener avec ce couple qui le rassurait sur

bien des sujets. Parfois, il y avait un repas officiel, plus rarement un défilé. Une

autorité intelligente régnait sur la petite capitale, et personne ne la contestait.

Bien au contraire, le ralliement à la France Libre, que bien peu, sans doute,

avaient critiqué, apparaissait encore plus nécessaire maintenant que l’Amérique

était en guerre. Le gouverneur était apprécié. Bien plus, il était adopté. La figure

aimable et sans prétention de sa femme compensait l’aspect facilement

autoritaire, quelque peu bourru du représentant de la France Libre, marque sans

doute nécessaire du Pouvoir.

Un jour, un télégramme personnel venant de New-York est sur mon bureau. Je

n’ose y croire tant cela paraît impossible. Fiévreusement, je décachette. L’oncle

Francis a réussi à transmettre aux parents mon l’affectation: pour tromper

l’occupant et la poste officielle. Il a fait transmettre par l’amie suédoise qui avait

remis le prix Nobel à Jean, l’information que leur fils travaillait dans une

papeterie. La redoutable censure de Vichy n’y a vu que du feu, mais Charles et

Aline ont compris. Ils étaient plus intelligents que les informateurs. C’était

l’intelligence du cœur… et c’étaient les parents.

La famille de l’oncle Francis allait bien, là bas dans ce New-York inconnu où

Jean et sa femme Henriette, avaient été autrefois avec Aline et Francis au cours

d’un voyage scientifique.

Jean, le célèbre grand père, trop âgé et en assez mauvaise santé, n’avait pu

rallier de Gaulle. Il enseignait à New-York, de même que Francis. Les enfants

allaient à l’école dans de bonnes conditions. On pouvait compter sur eux pour

cela.

La joie causée par ces nouvelles était immense. Le midship n’était plus seul,

puisque les siens partageaient de loin son séjour, au moins par la pensée ! Il ne

flottait plus dans leur esprit sur quelque mer inconnue. Ses parents, dans Paris

occupé, surveillés peut-être par la police, arrêtés à la moindre information sur

l’absence de leur fils, fait facilement contrôlable, n’auraient pas l’angoisse de le

rechercher dans leurs rêves, l’imaginant peut-être dans des situations périlleuses.

Ils ne le verraient pas dans un sous-marin près des champs de mines de la côte

norvégienne, pas plus que sur un frêle aviso, sauvant en pleine tempête les

rescapés d’un cargo torpillé. Ce sentiment, à lui seul, lui donnait bonne

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conscience d’être, pour l’heure, sorti de la guerre, d’autant plus que son

affectation était destinée à garder sous le drapeau de la France Libre ces îles

auxquelles on rêve de si loin, ce symbole de la Beauté.

Non ! Ce symbole ne devait jamais être pris.

Au fond, l’essentiel était de servir pour le mieux les intérêts véritables de son

pays. Pourquoi vouloir à tout prix chercher le danger ? D’ailleurs, il avait

participé et tenu sa place, à un accord important pour le déroulement de la

guerre, où son Anglais avait peut –être été utile.

Alors, se disait-il profitons de la vie !

Cela n’était pas si facile.

D’abord, il fallait dormir dans sa petite chambre du palais, le plus souvent sous

une moustiquaire, car le lieu était plus humide que Taunoa. Les nuits étaient

tristes loin de sa belle plage et de ses amies. La musique lui manquait. Il n’avait

pas de violon, ni de partition, ni salle de musique, et le phono du gouverneur

était mauvais. Il n’y avait que peu de disques, et la symphonie l’horloge, la

« water music, » la symphonie en sol mineur ou la symphonie de Prague étaient

bien seuls, comme dépaysés et tout fatigués par les aiguilles en acier de

l’époque.

Un soir, un survivant avait surgi de son petit poste radio sur lequel il explorait le

monde extérieur : le final du second concerto brandebourgeois. L’air glorieux

chanté par la trompette avait à peine résonné dans le silence de la chambre, que

je m’étais retrouvé dans le salon de mes parents à Paris, où je l’avais entendu

pour la première fois. Ce concerto avait été l’introduction à la série des six

chefs-d’œuvre découverts pendant les dernières années de l’avant guerre. Lequel

était le plus beau ? C’était, au fond, celui que l’on écoutait.

C’était, peut-être, tout de même, le cinquième ou, encore plus le sixième pour

altos en solo à la place des violons, avec leur profondeur, si merveilleusement

exploitée. Leur père avait un jour entraîné ses deux grands fils à la répétition

générale du conservatoire, dans l’ancienne salle. Charles Munch dirigeait

l’orchestre Bach dans l’exécution des trois derniers concertos brandebourgeois.

Ils avaient enchanté la salle, mais c’était surtout le sixième concerto qui

surprenait par le phrasé très doux, très caressé du premier mouvement, que nous

ne devions plus jamais entendre ainsi. Il devait rester toute la vie comme une

marque indélébile dans le souvenir. Ce concerto, comme les concertos de violon

de Mozart (ah ! cette andante de celui que l’on appelait « le disque d’Henri »),

quelle tendre mélancolie ils devaient entretenir dans le souvenir.

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Bach et Mozart ! Ce divin pouvoir sur l’âme humaine, D’une façon unique, il

apportait la paix et l’harmonie. Plus qu’un livre, il pouvait être entendu à la fois

par beaucoup, par-dessus la barrière du langage, qui frappe même les églises.

Qui avait donc dit que Dieu doit beaucoup à Bach…et que les anges, lorsqu’ils

invitent Dieu jouent du Bach… mais entre eux écoutent du Mozart ?

Je ne pensais pas à cela mais, pendant quelques jours sans doute, l’air de

trompette devait résonner en moi, comme un vieil ami.

Une autre mauvaise nouvelle arrivait à peu près à ce moment, détail parmi les

drames de la guerre qu’avaient constitué (pour ne mentionner que les

événements dans la Pacifique et l’extrême Orient), la descente fulgurante des

Japonais sur Singapour, les Philippines et la Nouvelle Guinée, avec la

destruction du cuirassé Repulse. C’était la destitution de l’amiral Muselier. Nul

ne comprenait qu’un différend entre lui et le général de Gaulle eût pu aboutir à

une décision aussi grave, et beaucoup ne le comprirent jamais. L’affaire marqua

le midship, attaché à celui qui avait si remarquablement créé la marine de la

France Libre avec ce pavillon à croix de Lorraine qu’il chérissait. De plus, on se

souvient de l’attachement qu’avait pour lui André Labarthe, et de l’attention

avec laquelle il aurait suivi les débuts du jeune aspirant. Sans lui, et malgré la

promotion du capitaine de vaisseau Auboyneau au rang d’amiral (actuellement

commandant du Triomphant à Nouméa), la marine allait se sentir ébranlée,

d’autant plus que le génie du général ne s’était pas encore révélé. On lui

reprochait son caractère cassant et la crainte qu’il ne négligeât la Marine était

réelle, quoique non formulée.

Mais heureusement, j’avais redécouvert la beauté de la musique.

Cet appel ne devait pas rester isolé : par un enchaînement quelque peu

mystérieux, je faisais la connaissance dans la même semaine de quelques

mélomanes, amis d’un américain retiré loin de la civilisation, dans un bungalow

non loin de Papeete. Il aimait la grande musique, jouait assez bien du piano. Il

s’appelait Beecher. Il connaissait deux violonistes, dont l’un s’appelait Muller et

l’autre Larcher. On se promit d’organiser des soirées musicales, activité

exceptionnelle dans l’île, qui n’allait pas être réalisée tout de suite.

Hélas ! Une bien triste nouvelle allait me frapper. Un nouveau télégramme

annonçait la mort de. Jean. Le Dieu de la famille n’était plus. Cela n’était pas

possible! Le télégramme ne pouvait être vrai. Pourtant, en le relisant, il n’y avait

pas le moindre doute. Un pan entier de mon passé s’écroulait : les déjeuners rue

du Val de Grâce du dimanche, le séjour de la rentrée scolaire pour son second

baccalauréat, avec l’horloge qui sonnait dans la salle à manger où je dormais ; la

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silhouette massive et pensive du grand-père avec sa belle barbe blanche,

parcourant le couloir en prononçant des syllabes brèves et incompréhensives par

où s’échappaient sa pensée, dont je n’avais pas, alors, saisi la profondeur (le

célèbre nombre d’Avogadro déjà calculé par lui: c’était peut-être, l’idée

stupéfiante que le soleil brûle par fusion d’atomes d’hydrogène, qui naissait dans

ce cerveau pensif de poète visionnaire ?). C’était trop tard ! Jamais il ne pourrait

plus demander à ce génie de lui raconter ses intuitions et ses épreuves.

Ses souvenirs étaient des impressions d’enfant. Ils lui revenaient à nouveau,

entraînant ceux de sa grand-mère à qui il devait tant. C’était la rue du val de

Grâce et c’était Ty Yann, la maison du bonheur ; Paris et la Bretagne, où partout

sa grande figure rayonnait.

Jean n’était plus ! Plus jamais il ne le reverrait que dans le souvenir !

Ces tristes pensées, attristées encore par une période de pluie, ne changeaient en

rien, pourtant, le rythme de vie de notre jeune homme. Il était jeune, et la vie

continuait dans la belle île...

Une des raisons pour lesquelles il vivait une expérience nouvelle était (il ne le

réalisait pas pourtant) qu’il passait d’une vie entre hommes uniquement à une

autre vie, où ses meilleures amies étaient des femmes ; des jeunes, des

charmantes femmes. Avec elles, il découvrait une existence qu’il n’avait jamais

envisagée.

Il est vrai que son enfance avait été bercée par sa mère et sa grand-mère. C’était

elles qui suivaient de près ses études, admirables femmes d’autrefois toujours à

la maison, toujours douces, toujours souriantes, sur qui le père et le grand-père,

travailleurs passionnés se reposaient, n’intervenant que pour un conseil

particulier ou un encouragement. De plus, pour des raisons pratiques, j’avais été

au collège Sévigné, établissement de filles, jusqu’en sixième. Ce collège était en

effet à côté de la rue du Val de Grâce, à quelques minutes de la demeure des

grand-parents.

Je n’avais jamais oublié le jour où ma grand’ mère m’avait accompagné pour

entrer en sixième, parmi les garçons. Cet univers nouveau, il s’y était bien

adapté. Il s’était fait des amis, qu’il avait retrouvés en quittant le lycée

Montaigne pour le lycée Louis le grand. Puis, sa vocation s’était précisée, la

guerre survenue, en « flotte », à Cherbourg, sans qu’il eût pu deviner que sa

carrière dans la marine s’ouvrirait par une autre voie.

Et voilà que cet entourage quelque peu sévère s’estompait, se desserrait, pour y

faire entrer des amies, et que celles-ci avaient pris la place principale, au point

d’avoir envisagé d’épouser la plus belle. Quelle révolution !

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Cependant tout n’était pas si simple depuis que la décision avait été prise de

remettre à des jours meilleurs un mariage pour le moins audacieux. J’étais

décontenancé par le fait que mon projet secret était maintenant connu de tous. Si

cela était inévitable, et d’ailleurs la sagesse de la décision mise à mon crédit,

tout était attribué à mon inexpérience dans la connaissance des femmes. Cela

n’était que trop vrai. À tel point que Léodie, elle-même, la bien aimée, semblait

partager cette opinion le plus naturellement du monde J’attribuais cela à la

culture tahitienne, sans apercevoir la profonde révolution que la guerre avait

amenée partout où elle passait. Et, d’ailleurs cette liberté, pourquoi ne pas la

prendre, dans l’immense inconnu qui submergeait le monde ? Pourquoi refuser

de vivre dans la plaisir, comme tous mes camarades, comme mes chefs que

j’appréciais, comme les héros Romantiques que j’admirais ?

Un beau matin, l’excellent commandant Artigue, voulant aider le malheureux

midship, lui proposa de le présenter, en toute camaraderie, à une femme

parfaitement honorable de la bonne société métropolitaine de la petite capitale,

qui (il en répondait) se chargerait de l’initier en secret pour le sortir de la

situation délicate où il se trouvait. C’était une solution tout à fait rationnelle,

quoiqu’intimidante et presque ridicule. Je remerciai le bon commandant de ce

projet, auquel il réfléchirait sans tarder. En fait, il savait qu’il ne se risquerait pas

dans cette aventure anonyme. Pourquoi, il ne le savait pas, mais une voix

intérieure lui disait, que cela était dangereux, comme si un instinct secret le

priait de garder le royaume perdu de l’Enfance.

C’était ainsi ! Cela ne l’empêchait pas d’avoir une cour de délicieuses amies,

qui, bien au contraire étaient heureuses de le savoir libre, ce qu’il ne réalisait pas

vraiment alors.

C’étaient, bien sûr, Léodie et Eliane, mais aussi leurs amies, Rose, la préférée du

commandant Fourlinnie, et Dolly. Rose était la fille du directeur de l’électricité

de Papeete. Elle avait un caractère joyeux et une activité débordante. Elle était

sportive, d’une grande égalité d’humeur. Elle conduisait la voiture de son père,

atout non négligeable pour les pique-niques. Elle était plutôt petite, à peine

bronzée, légère et musclée, les cheveux châtain clair, toute en mouvement, en

vitesse en gaîté. Dolly, de père américain, était au contraire plutôt réservée, et si,

comme tout le monde, elle aimait le bain et la nage, c’était modérément. Pour

elle, le principal intérêt de la vie, c’était la musique. Elle ne jouait pas, mais

aimait emporter des disques pour écouter après le bain ou la pirogue.

Malheureusement pour notre jeune passionné de Bach, Mozart, Haydn et à la

rigueur Beethoven, c’était Rachmaninov son préféré. Qu’importe, le concerto

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préféré de Dolly, était beau, malgré tout, et les arabesques de piano, le chant de

l’orchestre complétaient bien la nage dans le lagon, sur la plage blanche de

Punauia. Car c’était à Punauia que nos jeunes gens allaient immanquablement

les dimanches où je n’avais pas le chiffre à assurer. Punauia, était une belle

plage du côté opposé à Taunoa. À l’époque, seules quelques petits « fare »

tahitiens, dont celle de Rose, décoraient tout naturellement ces lagons. Le lagon

de Punauia ressemblait, en plus petit, à celui de Bora-Bora, avec son eau verte

protégée du large par un récif.

Une des merveilles de la nage dans le lagon, où l’on pouvait rester le temps que

l’on voulait, tant cette eau à 28 degrés était agréable, c’était la myriade de

poissons de toutes les couleurs, de toutes les espèces imaginables, qui nageait

autour de vous dans son fantastique ballet. C’était devenu si naturel que l’on

oubliait presque de le remarquer, sauf à signaler quand, parfois, un petit requin

passait à vos côtés. Lui aussi, c’était la vie.

Les tahitiens n’aiment pas rester salés après le bain ; alors on allait, tout plein

encore de sel et de soleil, se plonger dans un ruisseau qui descendait de la

montagne et rappelait l’appartenance à la terre.

Et l’on allait déjeuner, rafraîchis, heureux d’être ensemble, de parler, de se

reposer, d’écouter la musique en respirant l’air de la mer sur le lagon tranquille

et vert, ce grand miroir scintillant.

Cela, c’était pour les jours de vacances.

Les jours de la semaine, je n’oubliais pas, pour autant mes amies.

Quelquefois, on se retrouvait chez Rose, dans la belle villa de son père,

ensemble ou avec quelques invités de ce petit groupe.

Quelquefois, on allait ensemble au cinéma ou à une petite fête.

Les autres soirs, après son travail au bureau, et avant de rentrer dormir au

gouvernement, notre midship allait au bungalow de Taunoa se baigner avec

Léodie sur la plage en sable noir. Ils regardaient le soleil se coucher et la nuit

tomber. C’était magnifique. Ils tombaient dans les bras l’un de l’autre. Ils ne

s’étaient jamais embrassés sur la bouche et ne le feraient jamais sans doute, lui

par pudeur, elle quoique tahitienne, par éducation protestante.

Puis il rentrait dans sa triste chambre du palais, sur sa bicyclette américaine,

regrettant que le soleil doive se coucher si vite dans ces îles du bonheur.

Il était trop jeune pour savoir la fragilité de l’amour qui, déjà invisible, était en

lui à la suite de la destruction de l’image qu’il s’en faisait.. Aurait-elle accepté,

leur union il s’en serait confié à madame Orselli, sa protectrice et ils se seraient

mariés, comme allaient le faire quelques camarades. Lui aurait-elle dit :

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« soyons fidèles l’un à l’autre et attendons nous », il l’aurait attendue. Mais elle

était trop sage et lui trop romantique. Il fallait attendre !

Et, libre à nouveau, il était heureux de devoir maintenant affronter le charme

féminin dans sa réalité, enfin détaché de l’utopie du mariage. Quel lieu pouvait –

il être plus propice que Tahiti ?

Cependant, Tahiti est une bien petite île. On se connaît vite dans un milieu aussi

restreint que celui du gouvernement et de la marine. Mais cette connaissance est

plus incomplète, plus fragmentée que l’on imagine. Elle ne progresse que par

étapes, liées le plus souvent à des rencontres ultérieures que le hasard place

devant nous. Souvent aussi, on réalise que telle personne rencontrée au cours

d’une soirée méritait plus qu’un simple coup d’œil.

Cette petite société d’outre-mer et presque d’outre-temps était, en fait plus

complexe que l’on n’imagine. Il faut d’abord la placer dans le cadre de

l’Océanie et réaliser que toute idée de colonialisme et surtout de racisme doit

être exclue. Le peuple maori n’a jamais été esclave ni traité de haut par aucun

pouvoir extérieur. Bien au contraire, ce sont les blancs de passage ou en

résidence, qui se sont toujours fondus dans l’âme du pays pour y vivre et y

chanter l’unique beauté.

C’est dans cette réalité que se juxtaposaient les arrivants de la France Libre.

C’était un groupe fort hétérogène, de volontaires ayant une forte personnalité et

des histoires individuelles beaucoup plus variées qu’en en temps de paix.

Tout le monde parlait Français. Les Tahitiens aussi, avec leur accent qui roulait

légèrement les « r », quand ils ne parlaient pas leur langue à la fois musicale et

scandée, à la fois vigoureuse et mélancolique, qu’il est impossible de séparer de

cette Océanie, si loin de tout sur l’immense étendue maritime.

Telle était l’ambiance autour de Papeete dans ces années de guerre, pendant que

notre midship avait à faire face à ses problèmes personnels face à toutes les

incertitudes de son avenir dans l’immense tragédie qui bouleversait le monde.

Au milieu de l’horreur générale, il découvrait la beauté avec le délice de vivre

dans cette île enchantée. Il regrettait parfois de ne pas être tahitien, ce que

n’envisageait aucun de ses camarades, notamment Wlérick, qui, comme Barzilaï

n’envisageaient que de poursuivre en France une carrière universitaire. Seul le

commandant Fourlinnie, à moitié norvégien de naissance aurait peut-être été

d’accord avec lui….à tel point (mais ignoré de tous) qu’il devait prendre sa

retraite là bas, dans la presqu’île avant de mourir.

Les complexités de la vie allaient, cependant, s’introduire dans sa vie et lui

permettre de sortir de la situation difficile dans laquelle il se trouvait. Elles

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allaient se manifester sous la forme de deux événements apparemment sans

rapport l’un avec l’autre.

Tout commença par l’arrivée d’un navire américain du nom de Southern Seas à

Papeete. Il était accompagné d’un hydravion, piloté par un brillant et jeune

officier de l’aéronavale. On avait fait une sortie avec mouillage dans la baie de

Cook. Le temps était superbe, ce qui n’est pas toujours le cas pendant cette

saison de l’hivernage que représente là bas l’été austral. Le gouverneur et son

épouse étaient à bord ainsi que le commandant Artigue et le consul anglais. Il y

avait surtout Léodie, Eliane, Dolly, Rose, accompagnées d’une amie du nom de

Dolorès, que j’avais vue plusieurs fois avec elles et qui paraissait charmante.

La mer était cependant plus dure que prévue, ce qui est fréquent dans chenal qui

sépare Papeete de Mooréa, …et les navires de guerre roulent plus que les

pirogues. Les pauvres Léodie et Rose étaient donc malades sur leurs couchettes.

Le reste des passagers était sur le pont. On échangeait des impressions. Le

gouverneur restait fidèle à sa chère Corse malgré son accoutumance à Tahiti.

Les Cameron, dans leur conception anglaise étaient plus romantiques et

succombaient aux charmes de l’île du bout du monde. Eliane en était un

exemple vivant, de même que Dolorès. Cependant, elles avaient toutes deux

vécu une partie de leur enfance, Eliane en Angleterre, Dolorès en Californie, ce

qui les autorisaient à donner leur point de vue. Eliane, sans doute trop jeune

encore pour faire part de ses souvenirs, était surtout une beauté lyrique.

Mais, ce jour là, la star, c’était Dolorès. Pourquoi ne l’avais-je-pas remarquée

jusque là ? Elle était un peu moins grande que mes préférées ; plus fluette, toute

en grâce plus qu’en beauté, une grâce plus européenne que maorie, que le

moindre de ses gestes faisait tout naturellement ressortir. Elle était toujours

vêtue de blanc, ce qui faisait ressortir ses cheveux noirs et ondulés coupés à

hauteur d’épaule. Il y avait quelque chose d’espagnol en elle pensa notre

aspirant qui n’avait jamais vu d’Espagnole. Comment expliquer cela ?

À vrai dire, il avait déjà vu Dolorès au cours de soirées chez Rose, et encore la

veille pendant une grande réception au gouvernement. Mais il n’avait d’yeux

que pour Léodie qui, chantant avec Eliane, était sublime. Et c’était en se

trouvant presque face à elle qu’il était, soudain, ébloui. Elodie et Eliane étaient

des beautés plastiques, qu’il fallait admirer et écouter chanter. C’étaient des

beautés musicales, dont le rayonnement s’atténuait dans la conversation.

Dolorès, à l’opposé se révélait dans l’art de la parole, qu’elle accompagnait si

bien du geste. Elles étaient deux univers à vrai dire complémentaires.

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La situation d’indécision dans laquelle il se trouvait allait se développer dans les

jours suivants. En effet, le Southern Seas restait encore plusieurs jours à

Papeete. Notre jeune amoureux fut ainsi amené à constater que le non moins

jeune pilote américain, fort plaisant d’ailleurs, faisait une cour assidue à Léodie,

ce qui aurait été flatteur si elle n’avait pas eu l’air de céder, du moins en

apparence, au séducteur. Il crut, bien sottement, en avoir la confirmation quand,

au cours d’un tour en voiture dans la presqu’île, elle accepta de monter avec lui

dans sa décapotable.

Il comprenait qu’il ne pouvait pas avoir reçu le conseil de fréquenter les femmes

tout en interdisant la liberté à sa bienaimée. D’ailleurs, ils n’étaient pas fiancés.

Il fallait donc courtiser Dolorès.

Cette agréable mission avait, apparemment, l’assentiment du groupe de femmes

dans l’entourage du gouverneur, qui voyait là une garantie pour l’avenir du

jeune aide de camp. Aucune réticence n’était apparente non plus chez ses amies,

d’ailleurs elles mêmes amies de Dolorès, quoiqu’elle fût un peu plus âgée. Ils se

revirent souvent au cours de soirées chez Rose, chez divers amis, notamment

chez monsieur Beecher, pour écouter de la musique en présence de Léodie et

d’Eliane, qui chantaient toujours merveilleusement bien, mais pour lesquelles il

n’avait plus un amour exclusif. Ce sentiment semblait, d’ailleurs se dissoudre

dans la musique elle-même, comme le constata le jeune homme le premier soir

où M. Muller et M. Beecher jouèrent la cinquième et la sixième sonate de Bach

pour violon et piano. Il n’était plus sur terre. Il n’était plus nulle part et il aurait

pu aussi bien être avec son père qu’avec ses amies de Tahiti. Il en est ainsi avec

la grande musique : elle domine tout, elle enveloppe tout quand on l’écoute

vraiment, même l’amour, qu’elle transcende.

Cette extase ne dura pas, en fait, et la présence de son entourage, si délicieuse,

lui fut rappelée par des coups d’œil involontaires, comme si elle devait être

associée à la beauté qui l’envahissait.

Puis, on rentra en songeant à se revoir bientôt sur une plage noire ou blanche,

dans cette nature enchanteresse.

La nature des sentiments qui occupaient notre jeune officier étaient pourtant plus

complexe qu’il ne l’aurait souhaité. Si la situation était simple avec Léodie,

puisqu’ils s’aimaient tout en remettant à un avenir lointain de se le dire à

nouveau et restaient toujours amis au sens propre du terme, elle se compliquait

avec Dolorès, au point de déboucher sur une impasse. Ravie d’être courtisée,

elle finit par dire qu’elle était mariée, et que, malgré l’éloignement actuel de son

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mari, elle n’avait pas le droit de lui être infidèle, ce qui lui parut évident, sans

qu’il se rendît compte alors de l’invraisemblance de la situation,

C’est dans cette situation qu’arriva un beau matin un télégramme officiel :

J’étais rappelé à Nouméa pour une nouvelle affectation. On était en mai 1942.

Six mois déjà depuis son arrivée à Tahiti ! C’était, il est vrai, une durée normale

pour une mission en dehors du cadre de la marine, aussi honorable qu’elle fût.

La nouvelle tombait avec la soudaineté d’un obus sur la douce vie de l’aide de

camp dans son entourage sentimental. Et pourtant, il avait toujours indiqué son

intention d’embarquer à nouveau, même dans les conditions de vie presque

familiales qui étaient les siennes. Tout danger d’invasion étant

vraisemblablement écarté, c’était la bonne décision. Il espérait un

embarquement, pourquoi pas le Chevreuil ? Mais il y avait aussi là bas le

Triomphant, navire amiral et le Cap des palmes, ce bananier transformé. Hélas !

le grand sous-marin le Surcouf, qui aurait dû se joindre à cette petite force, et

qui aurait trouvé dans les vastes étendues du pacifique un champ d’action digne

de lui, avait été coulé par erreur dans la mer des Caraïbes par l’aviation

américaine (ou par un abordage de nuit ?) à la suite d’une déficience

d’information. C’était un drame particulièrement cruel que d’être détruit par des

alliés, comme si, par un mauvais sort, le plus bel atout de la marine de la France

Libre disparaissait, navire unique dans le monde, sans avoir fait preuve de ses

possibilités si adaptées à cette guerre océanique.

Le jeune officier ne pouvait qu’attendre et espérer.

En attendant, le temps passait, inchangé en apparence.

Cependant, personne en dehors du gouverneur et du commandant de la marine

ne connaissait la nouvelle. On allait toujours avec les amies dans le bungalow de

la famille de Rose passer des soirées en semaine ou la journée des dimanches

libres. L’endroit s’appelait Pirae, ce joli nom. C’était bien avant Punauia. La

plage blanche, les cocotiers, l’eau verte et peu profonde à l’abri des récifs.

Et j’étais seul à savoir.

Et Rose et Léodie et Eliane et Dolly et Dolorès se baignaient et nageaient au

milieu des poissons orange et des poissons jaunes et des poissons bleus et des

poissons coffre, tout piquants, qui circulaient partout, comme effrayés par le

regard du plongeur émerveillé. Et elles venaient se sécher au soleil à côté du

jeune midship et se reposer à l’ombre de la terrasse comme si rien n’était arrivé.

Et il se disait que c’était peut-être la dernière fois et qu’elles ne le savaient pas.

Et il se disait qu’il fallait vivre encore plus intensément ces instants.

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Et Léodie et Eliane chantaient toujours, toujours aussi belles, leurs chants

maoris ou américains sans que ce fût pour lui uniquement.

Et aucune tristesse ne les habitait quand on allait écouter ensemble monsieur

Muller et monsieur Larcher jouer les sonates de Bach avec monsieur Beecher,

comme si elles ne savaient pas que dans peu de temps elles les écouteraient sans

lui.

Mais, pour lui, elles étaient encore plus belles.

Puis la nouvelle fut connue de tous : le Chevreuil était d’ailleurs annoncé pour

une brève escale, comme si il était envoyé spécialement pour le transporter.

Quelques « sages » dirent qu’il faisait une grosse erreur en quittant l’île…c’était

peut-être vrai. Ce sentiment était partagé par tous ceux qui avaient simplement

de la sympathie pour lui.

Ceux qui voyaient la grandeur de la mission de la lutte de libération de la

France l’en estimaient d’avantage.

Et ses amies regrettaient de devoir le perdre. Sans un mot, elles acceptaient le

destin. C’était la guerre. C’était naturel. Beaucoup de Tahitiens allaient

s’engager. Pourquoi vouloir retenir un engagé qui venait de France et prétendait

donner l’exemple ?

Et la vie continuait. Mais elles savaient. Elles étaient tendres. Elles se serraient

contre lui dans les autos, dans les « au revoir », sur la plage de sable blanc et sur

la plage de sable noir. Leur gaîté était plus apparente, et quand Léodie et Eliane

chantaient « the greatest mistake of my life… », elles étaient vraiment

mélancoliques. Même la vertueuse Dolorès lui promit de lui envoyer une photo.

On était dans les premiers jours de Juin. Le temps passait à toute vitesse. Mon

successeur au gouvernement, un jeune aspirant de l’armée était prêt à prendre

son poste. Les Orselli comprenaient la décision de leur aide de camp et se

préparaient à lui souhaiter bonne chance après ces six mois de vie en commun

dont le déroulement avait été très harmonieux. À tel point que notre midship ne

savait comment leur dire sa réelle émotion.

Le Chevreuil allait arriver.

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Chapitre 15

Le Chevreuil était arrivé depuis 06 heures ce 5 Juin. Il était accosté face au

gouvernement, à l’emplacement maintenant normal.nse présenta à bord à 08

heures.

Notre midship fut reçu à la coupée par l’officier canonnier, l’enseigne de

vaisseau Bureau, qui était de garde. Bienvenu à bord, « jeune », dit-il, selon son

expression préférée pour ce genre de relation. « Hélas ! vous n’êtes pas

embarqué sur ce noble vaisseau », ajouta-t-il comme avec regret. « On attend

toujours votre affectation. Il se peut que vous soyez nommé, en fait, à Nouméa.

Vous verrez bien. En attendant, je vais vous conduire au carré pour refaire

connaissance avec l’état major. Vous verrez le commandant plus tard ».

Et c’étaient les mêmes que pendant la traversée de l’Atlantique, les passagers

ayant été débarqués. Il y avait toujours les fidèles aspirants qui, dans les rangs de

la France Libre, constituaient l’essentiel du petit état major. Je saluai l’officier

en second, l’enseigne de vaisseau Kérez, embrassai Marcel Devaux, officier

« armes sous marines » et de manœuvre, serrai la main d’Yvan Aluome, officier

transmissions, de Georges Barral, officier fusilier, toujours aussi grand blond

que grande gueule dans sa franchise rustique, Le B.N.L.O. Templeton toujours

aussi distingué.

Par une raison inexpliquée, je me trouvai un long moment seul avec l’ingénieur

mécanicien, Jean Yves Marie Mat. Un ingénieur mécanicien est toujours une

figure d’exception dans un carré. En effet, sa formation est différente, ainsi que

les raisons de sa vocation. Il envisage, le plus souvent une retraite dans le civil,

dans l’industrie, ou, peut-être la création d’un garage lui permettant d’utiliser ses

compétences dans un village qu’il affectionne. L’officier de pont, quant à lui,

vise plus haut. Son ambition est vaste, presque illimitée : Il faut servir le

pavillon, faire le quart, donner des ordres sur une passerelle, diriger des

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hommes, commander des bateaux, organiser des opérations, représenter son

pays à l’étranger. Il n’a de cesse qu’il n’arrive aux étoiles, où la lutte, plus

politique que militaire, est sans merci.

Le mécanicien est un homme du temps de paix, heureux dans ses machines, au

milieu de ses pistons. L’officier de pont est fait pour la guerre, qu’il s’efforce de

simuler en temps de paix. Et la guerre seule peut lui donner la gloire dans

quelque action d’éclat dont, peut-être, on parlera plus tard. Cette guerre qu’il

s’efforce pourtant d’éviter en rendant sa marine aussi redoutable que possible,

dans l’espoir secret d’être remarqué. Lutte pour un idéal élevé, lutte qui a le

mérite d’afficher la valeur aux yeux de tous, dans la plus grande clarté. Lutte

dans laquelle le courage, la loyauté sont mises au service de la chance à travers

tous les chemins de l’intelligence, du charme, du don de plaire et de se faire,

selon le cas, aimer ou respecter.

L’ingénieur mécanicien Jean Yves Mat était un exemple vivant de tout ceci.

Sous un front un peu dégarni par les dures journées de quart à la machine, un

front parcouru par quelques rides différentes de celles de l’officier de pont,

causées par une attention extrême dans la surveillance de l’horizon ou des

signaux, on discernait le regard attentif, qui était plutôt celui d’un berger,

habitué à surveiller ses troupeaux et à s’assurer que chaque bête est bien à sa

place, que sa nourriture est assurée, qu’elle marche bien à l’allure normale.

C’était un regard fait pour l’endurance plus que pour les décisions rapides. Un

regard de fidélité, non de conquête. Il semble que la vocation d’un ingénieur

mécanicien soit ainsi liée à cette notion de fidélité, à une machine, à une femme,

indifférent à toute impulsion passagère, comme si tout changement de cap

inopiné lui était étranger. Une légère surdité, due aux longues heures de quart

dans les salles de machines, à l’auscultation de moteurs bruyants ou aux

ronflements métalliques des bielles et des pistons au cours des changements

d’allure brutaux inhérents aux manœuvres dans les ports, était contredite par de

larges oreilles, que leur forme en papillon rendait particulièrement sensibles à

l’écoute de ses patients, à la moindre anomalie de leur rythme cardiaque, à toute

extrasystole dangereuse.

Ces observations, inconscientes d’ailleurs à ce moment, furent abrégées par le

retour des autres officiers. J’apprenais les nouvelles directes de Nouméa. La

situation avait été critique. Peu de temps après l’attaque surprise de Pearl

Harbour, le Chevreuil avait été survolé par des avions. Etaient-ils japonais ou

américains ? On ne voyait pas bien dans le soleil. Le drame planait au dessus des

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têtes. Dans le premier cas, c’était la mort probable, dans le second, un secours

sans doute décisif.

Quelqu’un cria soudain : « Les Américains ! ». On était sauvé !

Comme on l’avait appris vaguement, ce sauvetage n’allait pas être de tout repos,

quoique je n’appris que bien plus tard, comme nous l’avons mentionné, les

difficultés rencontrées par l’amiral d’Argenlieu dans ses rencontres avec les

nouveaux alliés, aussi bienvenus fussent-ils.

La défense de l’île s’était rapidement organisée, d’autant plus efficacement que

l’ennemi n’avait pas (pas encore ?) conquis les Nouvelles Hébrides, groupe de

petites îles à quelques 300 milles nautiques dans le Nord, elles mêmes

directement menacées à partir des îles Salomon où la lutte était farouche dans le

secteur de Guadalcanal, encore à 300 ou 400 milles au Nord West. L’ennemi

était donc à moins de deux jours de mer à vingt nœuds. Il aurait pu débarquer

sans difficulté et s’emparer de Nouméa, point clef de toute la région, où la rade

magnifique peut accueillir toute une escadre. Mais les Américains étaient arrivés

les premiers… de justesse. Cela valait bien quelques discussions diplomatiques

après tout !

Ces points furent évoqués pendant le déjeuner au carré, auquel marcel Devaux

avait convié son ami. Au préalable, celui-ci avait vu le commandant Fourlinnie,

inchangé, toujours aussi ouvert et dynamique. Après avoir souhaité la bienvenue

à bord au jeune homme, que, de sa voix un peu goguenarde il appelait toujours

« midship » (tellement plus agréable à entendre que « jeune »), il avait regretté

qu’il ne fût pas nommé sur le Chevreuil, puis ajouté : « Nous ne restons que

quelques jours ici. C’est plus qu’il n’en faut pour marier Barral et faire le

ravitaillement. Il fait beau. Je compte sur vous pour faire l’ascension de l’Aoraï

avec un petit groupe. Nous partons demain à minuit.

J’étais ravi. Quel diable d’homme que ce commandant ! Bien sûr, il fallait tenter

cette nouvelle aventure ! L’Aoraî n’était pas l’Everest, mais ses modestes 3000

mètres n’avaient pas été foulés par beaucoup d’hommes, même Tahitiens.

On s’était retrouvés chez Rose pour un dîner entre sportifs, avec un commandant

d’artillerie, Dolorès, Wlérick et, bien sûr, Fourlinnie. Il avait tout organisé sous

son air désinvolte, combinant le plaisir d’une agréable compagnie avec la

performance sportive.

Le chemin montait, juste tracé par les cultivateurs d’oranges. On était parti à

minuit, comme prévu. La lune éclairait tout, jetant un éclat magique sur le

paysage, déjà irréel grâce à l’altitude. Monter en plein soleil eût été épuisant. La

nuit, toute argentée, diffusait sa féerie à travers l’irréalité du décor.

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On s’arrêta à deux heures du matin, un peu avant l’embranchement vers le

sommet. On s’endormit, malgré le froid et le bénissant en même temps, car on

avait déjà grimpé assez haut pour avoir trop chaud. La vue était splendide.

À huit heures, réveil avec le soleil. Des enfants passent pour aller chercher des

oranges. On les suit jusqu’au vallon. C’est un ravissement que ces oranges dans

la fraîcheur de la montagne ! Dolorès s’exclame : elle n’a jamais été là. Ah ! la

vie facile ! Je pense à tous ces parisiens qui n’ont jamais été en haut de la tour

Eiffel… y aurais-je jamais été sans la jeune anglaise Diana Armfield dont il

fallait s’occuper ?

Là-dessus, on se sépare. Le commandant d’artillerie redescend avec les jeunes

femmes ; l’équipe de « haute montagne » entraînée par le commandant

Fourlinnie reprend l’ascension.

On monte, on monte. Le soleil est de plus en plus haut, mais des nuages,

l’altitude aidant, empêchent d’avoir trop chaud. Enfin, on arrive presque au

sommet. Les nuages ont disparu. La vue est impressionnante, avec l’île entière

en dessous. C’est un coup de chance ! À cette hauteur, il n’y a plus d’arbres,

mais seulement un tapis vert et gris qui donne une vue dégagée, mais en

accentuant le dépaysement pour donner, brusquement, la brume dégagée, une

impression de solitude absolue, au loin, si loin de l’île envoûtante qu’on a

quittée. Et, brusquement, à peut-être deux cents mètres du sommet, une crête

qu’il faut suivre à son sommet, une crête large comme une table ! De chaque

côté, un à-pic vertigineux. Les deux premiers hommes passent sans même

regarder. J’ai le vertige. Je ne savais pas que j’avais cette forme de maladie..

Tant pis ! Ce serait trop stupide de mourir ici. Ce n’est qu’une promenade après

tout. Au diable Mallory ou Tensig. Fourlinnie et Wlérick reviennent tout de

suite. Ils n’ont pas remarqué apparemment, la défaillance de leur compagnon, ou

ont l’élégance de le faire croire.

On était redescendu dans la chaleur de l’après midi, puis on avait rassuré tout le

monde sur le succès de l’opération. Je mis de l’ordre dans mes affaires

personnelles en vue de laisser ma chambre à mon successeur. On dînait à

nouveau chez Rose, où on échangea ses impressions sur le fameux Aoraï, connu

par si peu de métropolitains et même de Tahitiens, et même le ravissant vallon

des orangers. Qui referait cette ascension dans sa vie ?

Le lendemain, c’était le mariage de Georges Barral, tout de blanc vêtu dans sa

tenue de sortie. Il était beau, rayonnant, presque distingué. Sa fiancée, une fort

jolie « demi » avait l’air toute timide et charmante. Tant mieux pour elle et pour

lui ! C’était un choix courageux. Dans cette perspective, l’enseigne de vaisseau

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un peu « grande gueule » prenait une coloration différente, comme si une teinte

de romantisme était maintenant sur celui qui était rentré, dès 1936, à l’école des

mousses. Il avait 32 ans : il pouvait se marier, c’était au fond, raisonnable.

Impressionné, j’avais emprunté à François Bureau, grand lecteur, le « mariage

de Loti », épisode de la vie de l’écrivain que j’ignorais à ce jour. Cela donnait de

la profondeur à l’événement, quoique le rapprochement entre les mariés fût d’un

irréel presque risible. Les temps avaient changé !

Le mariage à l’église de Papeete, avec beaucoup de beaux uniformes, était suivi

d’une réception au « blue lagoon », où Wlérick avait arrosé ses galons de sous

lieutenant quelques jours auparavant.

Elles étaient là, toutes mes chères amies, et avec elles la nostalgie du départ,

pour toujours, sans doute. Plusieurs personnes que j’estimais me disaient encore

et encore que c’était une erreur que de partir, et je regardais mes amies un peu

comme un coupable, et je regrettais qu’elles ne fussent pas plus tristes. Hélas !

c’était la vie. C’était la guerre.

Et, depuis que des bateaux passaient à Tahiti, il en avait toujours été ainsi.

Mais le Temps s’enfuyait. Plus qu’un jour. Plus qu’une soirée !

On avait été une dernière fois à Pirae, dans ce qui ressemblait à toujours et qu’il

fallait maintenant quitter. On s’était baigné dans l’eau verte et le sable blanc, au

milieu de tous les poissons de couleur. Léodie et Eliane avaient chanté « the

greatest mistake my life of» et d’autres chants maoris pleins de mélancolie.

Et le jour du départ était arrivé.

C’était un dimanche.

Les amies étaient toutes là. Elles promirent d’écrire et d’envoyer des photos.

Elles étaient émues.

Puis, les amarres furent larguées.

Des bouquets de « tiare » furent jetés, selon la coutume.

S’ils revenaient vers le rivage, on reviendrait !

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Chapitre 16

Il faut garder à l’esprit les énormes distances qui sont en jeu dans le Pacifique.

Tahiti est à sept fuseaux horaires de la côte péruvienne et chilienne et La

Nouvelle Calédonie à un peu plus de quatre fuseaux horaires de Tahiti. Cela

représentait cinq jours de mer pour le Chevreuil qui marchait à une quinzaine de

nœuds. La route était à l’W quart S.W, Nouméa étant à la latitude de 22 degrés

Sud alors que Papeete est un peu plus près de l’Equateur, à 17degrés 30 Sud. En

somme, on allait presque toucher le fameux tropique du Capricorne, que le soleil

au zénith ne franchit pas, le jour du solstice de l’été austral.

Ces considérations n’intéressaient guère notre aspirant. Il avait repris avec délice

le quart en chef à la passerelle et le sextant avec la lunette astronomique. Après

quelques tâtonnements, comme un violoniste qui reprend son instrument (mais,

heureusement, avec beaucoup moins de difficulté), tout se passait bien, et la

solide Inman’s nautical tables était vraiment indestructible. Il voyait sur la carte

qu’il fallait passer, à bonne distance, au Sud des îles Cook et au Nord de Tonga,

que l’on passait au dessus de la grande fosse de Tonga, puis loin au Sud des

Fidji, et que Nouméa, au S.W de la Nouvelle Calédonie, était juste après les îles

de la Loyauté, puis de Maré, puis de l’île des pins.

Il était heureux de participer à nouveau à la vie d’un bateau, même s’il n’était

que passager, de parler avec ces officiers qui venaient de vivre un épisode

presque historique, mentionné brièvement. Tout cela était déjà du passé, pour

ceux avaient presque été, en première ligne. L’essentiel était que les Américains,

après avoir été lâchement attaqués, avaient de justesse échappé au désastre et

avaient tenu. Ce serait long, mais la victoire était en vue.

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Je supportais mal l’absence de liberté à bord d’un petit bâtiment, d’autant plus

que je n’avais pas de cabine individuelle, refuge si important dont je disposais

sur le Rubis. je pensais parfois au bon commandant Cabanier, en me disant que

c’était peut-être lui qui m’avait demandé à Nouméa. J’avais, plongé dans un

autre monde, plein d’incertitudes. Mais, l’incertitude, c’était la vie, c’était la

guerre. Il fallait faire face.

Je parlais souvent avec mon ami Devaux, qui s’était épris d’une jeune fille de

Tahiti, lui aussi. Elle s’appelait Stella. Elle était d’origine métropolitaine, ses

parents ou ses grands-parents (je n’avais pas fait attention) étant arrivés dans

l’île il y avait longtemps. Elle faisait de la peinture, apparemment assez bien.

Elle était toute douce et réservée, toute en nuances subtiles, comme une

aquarelle. Devaux était un grand sentimental, le plus pur que je devais connaître

dans ma carrière. Les amis s’entendaient bien, quoique Devaux fût très différent

À la débâcle, il préparait, comme la plupart des aspirants de la France Libre,

l’Ecole de la Marine Marchande. Il n’avait donc pas la même forme d’ambition,

quoique avec l’amour de la mer, comme lui. L’amour de la mer, du voyage, du

commandement, mais un amour unique, un amour dépouillé de l’idée de

prestige, de défense du pavillon, de manœuvres d’escadre.

Et, au fond, cet amour notre midship le comprenait : c’était l’amour du grand

large.

Cet amour allait s’amplifier au cours de ses navigations, loin des grands convois

et de la flotte japonaise, au cours desquelles le Chevreuil, au rayon d’action

exceptionnel, allait devoir accomplir des missions de liaison et d’escorte sur des

grandes distances, marquées seulement par l’immensité marine sous le soleil et

les étoiles.

Car, en arrivant à Nouméa, la bonne nouvelle était venue :J étais affecté sur le

Chevreuil !

Je remplaçais l’aspirant Aluome, nommé sur le Cap des palmes.

La rade de Nouméa est presque grandiose. Protégée par un vaste lagon, elle

pouvait effectivement abriter une flotte importante. C’était le point clef dans la

défense de l’Australie. La petite ville offrait à l’époque une charmante réplique

de la province française. Le climat, au voisinage du tropique du Capricorne n’est

pas en effet très différent de celui de la côte d’azur, toutes proportions gardées,

dont il est plus proche que de celui de l’Océanie. Bien sûr, le Mistral n’est pas à

craindre, mais plutôt de rares cyclones. Il fallait réaliser que la douceur de la

température de la vieille Europe est due à la chaleur tropicale apportée par le

Gulf Stream.

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Cela explique en grande partie la comparaison entre des lieux aux latitudes

différentes d’une vingtaine de degrés.

Quoiqu’il en soit, il faisait bon à Nouméa en ce mois de juin 1942, au milieu de

l’hiver ! Dans cette fraîcheur retrouvée, je retrouvais pour la première fois une

impression de France, une France en dehors du temps, par une belle journée de

printemps, tête nue, sans le casque colonial de l’époque ou le chapeau de paille.

J’avais maintenant ma chambre à bord. J’étais donc moi-même quand je le

voulais. Cette chambre était tout à fait à l’arrière, à bâbord, tandis que celle de

Devaux était à tribord, en face, juste derrière celle du B.N.L.O. Templeton, face

à celle de Bureau. Quant à l’officier en second, Kérez, il logeait à tribord, à côté

du carré. Nous oublions de dire que le nouveau marié, Georges Barral avait sa

chambre devant celle de Bureau, l’officier canonnier.

Le commandant Fourlinnie avait, bien entendu, sa chambre et son carré sous la

passerelle, avec sa chambre de veille qui donnait sur l’abri de navigation. Il

reçut le midship, enfin embarqué sur son navire, avec son habituelle bonne

humeur en lui souhaitant la bienvenue.

L’accueil des officiers et autres aspirants était aussi bon que possible.

Malheureusement, il se trouva que l’officier en second voyait d’un mauvais œil

le départ de l’aspirant Aluome, ce que je n’avais pas remarqué, ma première

impression oubliée. Cela devait se traduire par une rancune à peine cachée qui

devait s’exercer pendant tout le temps de notre coexistence à bord, comme un

frein à l’épanouissement du nouvel aspirant. Dieu sait si le Second a tous les

pouvoirs à bord pour régler le moindre détail. Il ne s’en priva pas.

Il fut immédiatement chargé de rendre compte de l’état complet de chaque

soute, de préparer les inspections de sac des matelots. Il était responsable de la

gestion de la cambuse, ce qui implique un inventaire régulier des stocks du bord

et une comptabilité hebdomadaire des entrées et sorties du magasin. Il était

« officier de détail ». À ce compte, le sort de la moindre tache de rouille dans le

moindre recoin du pont ou de la passerelle devait faire l’objet d’un rapport

personnel à l’officier en second, dont le regard ravageur englobait tout et dont

les sarcasmes menaçaient toujours de pleuvoir.

En plus de cela, il était exigé de lui un apprentissage minutieux de tous les

compartiments du bord (on sait qu’un navire de guerre est cloisonné pour des

raisons de sécurité). Devant une telle injustice, je me confiai un jour au

commandant, qui obligea son second à plus d’égalité dans le traitement des

aspirants. Cela fut fait, mais ne fut pas oublié plus tard quand, profitant d’un

remplacement provisoire, Kérez, nommé commandant par intérim exigea, au

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moment des notations, que je fusse nommé après Devaux au grade d’Enseigne

de Vaisseau, me faisant perdre au moins six mois d’ancienneté, ce qui devait

être très long à réparer.

Le Chevreuil restait rarement plus d’une semaine au mouillage entre ses

appareillages pour les Nouvelles Hébrides, Sydney et quelques escortes isolées

vers des îles diverses.

Je n’allais jamais bien loin de Nouméa, d’où je partais souvent à pied avec

Bureau, qui, comme moi, souffrait du manque d’exercice de la vie à bord.

C’était généralement pour l’anse Vata ou pour le bain militaire, protégé des

requins par des barres d’acier. Pourquoi certaines îles, certains ports sont-ils

fréquentés par des requins dangereux et d’autres pas ? Cela est en fait très

courant.

Après une première mission aux Nouvelles Hébrides et un mouillage dans une

belle anse du Nord de la Calédonie, on était retourné à Nouméa. Ce qui frappait

c’était à nouveau, l’impression de province française. Cela était du, non

seulement au climat mais à la très grande proportion de Français d’origine. Je

réalisais que la colonisation était due au bagne, et ceci jusqu’à une période

relativement récente, comme l’Australie pour l’Angleterre. Une population, une

administration s’était donc installée par la force, repoussant l’essentiel des

canaques, ces autochtones crépus si différents des Tahitiens. Ils n’avaient, eux

non plus, jamais été esclaves, mais ils avaient été dominés. Rien de cela à Tahiti,

où les choses semblaient s’être bien passées avec la reine Pomaré et où l’âme et

le corps du pays était restés tahitiens dans une symbiose parfaite avec le

christianisme et la modernité importées. Les relations étaient fort bonnes avec

ces canaques dont le nouveau cuisinier était un témoignage, mais on les voyait

peu. On était en France. Cela se sentait, se voyait. Une France du bout du

monde, où il était minuit quand il était midi là bas, une France de l’exil et de la

nostalgie puisqu’elle lui ressemblait. Un exil qui semblait donner une dimension

supplémentaire à ceux qui, maintenant, voulaient recréer la patrie perdue dans

l’énergie des minorités

Cette France avait été la première à s’identifier à la France Libre, puisque le

gouverneur d’alors, du nom de Bayardelle avait immédiatement répondu à

l’appel de Gaulle. C’était donc par un juste retour des choses que le général lui

avait envoyé une force de protection pour la maintenir sous son autorité après

qu’elle eût échappé aux Japonais.

Sans contact avec les canaques, comment imaginer avoir envie d’apprendre leur

langue, ni se lier d’amitié avec d’autres jeunes filles que des blanches, d’ailleurs

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exclues de fait de la société ? Du reste, on ne restait pas longtemps à Nouméa ;

et surtout l’impression de province française prévalait. L’exotisme en

disparaissant avait entraîné le sentiment de l’aventure dans ce qu’il avait

d’unique. Loin de rechercher des relations nouvelles, maintenant au loin de mes

amours tahitiennes, je voyais mes souvenirs les rendre plus charmantes, comme

si un nouvel exil leur avait apporté sa lumière. Cependant, aucune lettre ni

photographie n’était échangée. C’était sans doute une habitude perdue depuis le

départ de France et la certitude que les lettres étaient censurées par Vichy. Le

réflexe qu’écrire était dangereux était acquis. C’était ainsi. Eh puis, on ne

s’écrivait jamais, dans le pacifique, ce qui paraît normal aujourd’hui.

Je m’organisais petit à petit à Nouméa.

J’ avais tenu d’abord à me présenter au commandant Cabanier, chef d’état major

de l’amiral d’Argenlieu, pour lui dire tout le plaisir d’être à nouveau sous ses

ordres, ce qui était la stricte vérité. C’était aussi une façon de le remercier dans

le cas où il serait intervenu pour m’affecter sur le Chevreuil, ce qui était

vraisemblable. Il était peu probable, en effet, que le commandant Fourlinnie eût

demandé le remplacement de l’aspirant Aluome sans consulter son second.

D’ailleurs, rien n’était à lui reprocher : tout changement était à priori un risque

pour le maniaque du détail représenté par l’inévitable second, sans doute

satisfait d’un élève plus doué que notre midship et d’un caractère plus voisin du

sien.

D’autres personnages étaient à nouveau devant ses yeux. Ainsi le sympathique

artilleur polonais de naissance, le capitaine Cékutovitch, celui qui avait abattu

un stuka à bord du Courbet la veille de mon arrivée, et d’autres ensuite, quand le

vieux cuirassé avait été pris pour cible. Mon Dieu ! Cela faisait déjà presque

deux ans depuis ce mois de septembre 1940. On se revoyait presque avec

émotion, en dehors de la distance entre instructeur et élève, qui, disparue, créait

un lien supplémentaire. Ainsi, différemment et presque familièrement, le

commandant Artigue, nommé, lui aussi à Nouméa. Toujours aussi jovial, il

regrettait amèrement l’indépendance qu’il avait à Papeete. Mon cher ami, disait-

il, ici j’ai trop de monde sous mes ordres, il y a trop de supérieurs au dessus de

moi, et tout ça pour ne rien faire. On avait beau lui dire que les japonais

pouvaient toujours débarquer, il s’ennuyait. Contrairement au capitaine

Cékutovitch, il n’avait pas trouvé d’âme sœur, et la proximité des combats ne lui

donnaient pas une raison de vivre suffisante.

Il retrouvait aussi des camarades plus anciens ; ainsi Delouche, qui appartenait à

sa promotion de l’école navale anglaise. Il quittait son poste à l’état major pour

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embarquer sur le Cap des palmes. Il devait faire quelques petites excursions

avec moi, sans pour autant faire partie du même univers, à vrai dire comme la

plus grande partie de ces camarades que, bien plus tard, la grande aventure

passée unirait à jamais.

Pour l’heure, c’était la monotonie de la guerre, avec, cependant un éventail varié

de destinations. Quelle chance par rapport à ceux qui faisaient les convois de

l’Atlantique ou de la Russie ! Ah ! si le tyrannique second n’avait pas

empoisonné sa vie, notre midship aurait été dans le meilleur des mondes.

Heureusement il avait retrouvé son ami de lycée et de Camberley, le si

remarquable Barzilaï ! Il avait toujours surclassé ses camarades dans l’ensemble

des disciplines scientifiques, me laissant la consolation de prix de lettres ou de

langues vivantes, bien insuffisante aux yeux des grands-pères, quelque peu

inquiets de la nullité de leur descendant, qu’ils destinaient à une carrière dans la

recherche. C’était en vain que Jean encourageait l’élève en adressant parfois un

mot de félicitation au professeur de physique sur la qualité de son enseignement

tel qu’il paraissait sur les notes prises pendant les cours. Rien n’y faisait ! Seule

la préparation à l’école navale avait réveillé le jeune étourdi, heureux de

découvrir les joies de la géométrie analytique tout en étant débarrassé de la

nauséabonde chimie. Mais alors, Barzilaï était en classe de « maths spé », hors

de portée, presque oublié.

Il avait fallu le désastre, l’appel du général de Gaulle pour se retrouver, d’abord

à l’école d’artillerie de Camberley puis, maintenant la campagne du Pacifique et

la Nouvelle Calédonie. Là, de nouveau, il dominait. Non pas physiquement,

mais intellectuellement. Il y avait quelque chose de rassurant dans sa présence,

dans sa conversation, apte à voir à l’instant l’aspect général des choses plutôt

que leur côté anecdotique. C’était peut être un rappel de l’esprit de la famille ;

cela changeait du style habituel des carrés de marine, des préoccupations

usuelles des officiers du bord, du réalisme excessif de la vie de tous les jours, de

la recherche presque obsessionnelle de la femme comme objet de conversation.

Avec Barzilaï, on retrouvait cette sorte de maturité qui était celle de François

Schloesingt, l’ami du R.N.C. Dartmouth, qui, après avoir servi dans l’Atlantique

sur une corvette et éperonné un sous marin, allait s’engager dans l’aéronavale. Il

y avait chez tous les deux à la base, le sérieux des calvinistes, dont je me sentais

plus proche que de la légèreté affichée des officiers du Chevreuil, que la

fréquentation de la messe du dimanche, quand on était au mouillage, semblait

plutôt confirmer dans le rôle de séducteurs passés ou à venir. Les heureux

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hommes ! Tel n’était point le cas de Marcel Devaux, sentimental et secret

naturellement.

Sans qu’il en comprît alors la cause, la plus grande sagesse de Barzilaï et de

Schloesingt venait en grande partie du fait qu’ils connaissaient tous deux très

bien la Bible, totalement inconnue de moi. Barzilaï, d’origine juive, puis

protestante, avait même deux raisons pour cela. Je me trouvais bien maigre avec

le seul appui de la Science.

Heureusement, il y avait Corneille, Hugo, Dumas ! Et ma grand-mère qui nous

les avait lus ! Et mes parents et mes grands-pères ! Par eux tous, le sens de

l’honneur et de la patrie planait dans la famille et l’atmosphère d’internationale

socialiste du milieu, n’empêchait nullement Jean de considérer Bazaine en 1870

et Pétain en 1940 comme des traîtres.

Je voyais parfois mes parents dans la résistance, et imaginais comme un

cauchemar la gestapo ou la police de Vichy venant les arrêter dans leur

appartement. Il fallait revenir, ce qui limitait son courage. Il fallait qu’ils

survivent. Mais il fallait aussi se battre, chacun à sa façon !

Barzilaï venait d’être remplacé dans ses fonctions d’aide de camp militaire de

l’amiral d’Argenlieu. Au cours d’une visite à l’amiral, celui-ci insista pour faire

la connaissance de ce midship qu’il avait rappelé à Nouméa. Cette haute

personnalité dont le nom seul impressionnait et dont l’aspect sévère tenait à

distance toute personne ayant l’intention de l’approcher le reçut, tout intimidé,

avec une extrême courtoisie. Il témoigna même d’une bienveillance qui l’étonna

d’autant plus qu’elle était imprévue. Il parla d’une voix suave et protectrice,

comme s’il s’intéressait personnellement au cas du jeune homme. Peut être était-

ce la douceur évangélique du moine soldat qui se révélait sous l’uniforme, le

secret bonheur de carmélite devant un visiteur qui l’aurait tiré de sa solitude ?

Peut-être, au courant des problèmes sentimentaux de notre aspirant, ayant donné

un avis favorable à sa mutation vers Nouméa, était-il heureux, fervent

catholique, de jouer le rôle d’un confesseur en lui annonçant son admission dans

le royaume de son autorité ?

Quoiqu’il en soit, il fut charmant.

Je repartis tout plein d’espoir dans le genre humain, un peu comme si j’ avais été

rassuré par Dieu lui-même.

Un événement singulier devait se produire pendant l’une des premières escales à

Nouméa. Voilà comment les choses se passèrent, le plus naturellement du

monde. J’avais été au « bain militaire », sans doute un beau dimanche matin.

Devaux devait être de garde, Bureau à la messe, et les autres officiers occupés à

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d’autres choses, en ville ou peut-être à la plage toute proche de l’anse Vata.

J’avance en costume de bain vers le plongeoir. Un autre baigneur, comme pour

se donner du courage, chante un air, qui porte d’autant plus loin que je le

connais bien : c’est le final du quatrième concerto brandebourgeois. J’écoute,

stupéfait devant une connaissance si rare et si approfondie. Au bout de plusieurs

mesures impeccables, l’homme s’interrompt. Il a, sans doute, remonté

suffisamment le mécanisme pour se jeter à l’eau. Il semble réfléchir un instant.

J’en profite pour entamer, à mon tour, l’andante du concerto pour deux violons.

Je sais que le premier violon entre en jeu à la quarte supérieure dès que le

second violon, qu’il chante, a fini son introduction. Mû par un pressentiment

étrange, il continue… et voilà que l’homme chante à son tour le thème sublime

au bon moment, à la juste hauteur !

Dalsace ! On s’embrasse. Depuis combien de temps ne s’est-on pas vus rue

Froidevaux ? C’était bien lui, l’ancien ami de son père, avec lequel, jeunes

encore, il allait chanter des chorals de Bach dans les rues de Paris ; l’ami qui le

ramenait après les concerts, à des vitesses incroyables dans cette Bugatti qui

semblait échapper aux sifflets des gendarmes. C’était une figure presque

mythique qui surgissait de l’instant, une figure d’un temps presque imaginaire

auquel l’île du bout du monde se rattachait soudain, prenant d’un coup une

existence plus réelle.

Cependant cette rencontre ne devait pas avoir d’autre importance que ce qui

vient d’être dit : Dalsace était artilleur ; il menait une autre vie, et puis il était

d’une autre génération. La page de la musique tournée avec l’extraordinaire

reconnaissance autour de Bach, leurs souvenirs s’arrêtaient. On parla de la

guerre et de comment on s’était retrouvés en Nouvelle Calédonie après s’être

manqués en Angleterre au camp d’Aldershot. Dalsace n’avait pas la possibilité,

hélas ! de manifester ses grands talents sans au moins un piano, et il semblait

d’ailleurs, que personne ne s’intéressait à la musique baroque, ce qui aurait été

le cas si Nouméa était à Londres. Plutôt que de parler des concertos de la

Stravanza de Vivaldi qu’il allait diriger plus tard à Paris (mais qui aurait pu y

penser ?), le capitaine Dalsace préféra reprocher au midship de défiler trop à

l’anglaise, poings fermés et les bras raides, plutôt que plus jovialement à la

française… ce qui était assez vrai et vexa le jeune aspirant formé au R.N.C.

Dartmouth.

Là-dessus, le Chevreuil partit pour une escorte à Sydney.

Sydney, à quelque 900 milles nautiques dans le S.W., soit à trois ou quatre jours

de mer entre 10 et 14 nœuds était une fascinante ouverture pour tout l’équipage

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du navire, qui n’avait pas vu de grande ville depuis le départ d’Angleterre. Et on

était à l’autre bout du monde !

La traversée s’avéra sans histoire : la flotte de surface japonaise était occupée du

côté de Guadalcanal, sans doute, et ne pouvait pas s’aventurer loin vers le sud

sans être repérée. Restaient les sous marins, seule menace, raison de tous les

convois isolés que l’aviso français devait assurer dans toutes les directions

partant ou arrivant à Nouméa. À part quelques grenadages de ci-et de-là, jamais

confirmés, les sous marins restaient absents. C’était un tout autre type de guerre

que dans l’Atlantique, où les Allemands avec de redoutables meutes de U boats

étaient bien près de couler plus de navires que les Anglais et Américains ne

construisaient, et où, jusqu’ici les grands raiders de surface avaient été écartés,

on sait à quel prix. Dans le Pacifique, on avait à faire à une guerre plus classique

d’escadres avec pour nouveauté, la prédominance des porte avions. Il y avait

aussi beaucoup d’engagements de nuit entre escadres légères. On apprenait, (ou

on allait apprendre) que les Américains avaient une supériorité incontestable

dans l’artillerie, contrôlée par radar, mais que les japonais étaient redoutables à

la torpille, et qu’ils avaient des yeux de lynx. Je me demandais s’il valait mieux

tomber à l’eau dans l’eau froide de l’Atlantique ou risquer d’être mangé par les

requins.

Sydney ! Dès la première escale, c’était vraiment une ville fascinante au fond

d’une rade qui est sans doute une des plus vastes du monde. On y pénètre par un

premier goulet qui ne paraissait pas beaucoup plus large que celui de la rade de

Brest. Le relief assez plat lui enlève tout caractère grandiose, mais la dimension

demeure. Au nord, portant bien son nom, North Head, au sud, Watson’s Bay.

Dans l’axe de l’entrée, sensiblement à l’ouest quelques baies évasées laissent

apercevoir plus au fond un grand pont tout noir, qui paraît ancien et qui masque

un dédale de criques, chacune représentant, sans doute, un mouillage idéal. À

l’arrière plan, très loin, les « montagnes bleues » ajoutent un certain côté de rêve

à la réalité maritime.

On tournait sur la gauche, cap au S.SW. pour passer immédiatement dans un

second goulet avec Watson’s bay à gauche et Georges’s heights à droite. À

droite, North Sydney, à gauche Sydney, délimitent la baie principale, fermée

vers l’ouest par un pont sur lequel passe l’essentiel de la circulation routière. Il

suffit de regarder la moindre carte de la ville pour voir l’extraordinaire dédale de

criques et de ponts qui prolonge, sur une distance considérable vers l’intérieur,

en droite ligne cap à l’W, la route imaginée d’un visiteur.

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On mouillait toujours à « Botany bay », à la suite du capitaine Cook, à une

certaine distance de la ville (jusqu’où va-t-elle maintenant avec son superbe

opéra ?). Gare à qui mettait les pieds dans l’eau, car on apprenait vite que le

requin de là bas, d’ailleurs d’une rare laideur, est un redoutable mangeur

d’homme !

Un certain nombre de bâtiments de guerre du genre croiseurs légers était un peu

partout dans le grand port. Il faisait toujours beau au cours des escales

heureuses. À la latitude de 35 degrés Sud et à l’abri des grands vents d’ouest qui

déferlent le long des « quarantièmes rugissants », il n’y avait rien d’étonnant,

d’ailleurs. Après tout, c’était la latitude de Valparaiso, ou de la Nouvelle

Orléans ou de Casablanca dans l’hémisphère N. On était toujours, comme dans

toutes les îles, en tenue coloniale kaki ou blanche pour les cérémonies ou

invitations sur des bâtiments de guerre.

C’est ainsi que, au cours d’une escale, les officiers du Chevreuil s’étaient

trouvés à bord du vaisseau amiral le Triomphant, lorsque son commandant, futur

amiral, passait la suite pour aller remplacer à Londres le regretté amiral

Muselier. J’avais revu avec plaisir quelques camarades d’Angleterre (les

occasions étaient rares). Le drame de la disparition du Surcouf n’était pas oublié.

Une extraordinaire impression de liberté semblait émaner immédiatement du sol

australien. Elle était dans l’âme même de la grande capitale qu’est Sydney.

C’était autre chose qu’un nouveau Londres imaginaire au loin des bombes.

C’était un Londres extraordinairement décontracté, un Londres d’une hospitalité

spontanée au point d’être incroyable. Si elle n’avait pas été sincère, l’offre de tel

ou tel passager d’un autobus de venir déjeuner chez lui aurait pu faire songer à

quelque nouveau Marseille. Mais elle l’était. Etait-ce la guerre, la singularité de

voir un Français Libre à côté de soi ?

Une de mes premières idées fut de rechercher le champion de tennis Jack

Crawford. Cela peut paraître puéril, mais c’était le seul australien que je désirais

connaître, l’ayant longuement admiré au cours de matches célèbres au stade

Rolland Garros. Son jeu était tellement esthétique qu’il ne pouvait qu’être pris

pour modèle. D’ailleurs c’était un « gentleman » sur les courts. Hélas ! il n’était

pas là actuellement. Il était évidemment sous les drapeaux. Mais ses fameuses

raquettes presque triangulaires étaient dans le magasin. Je ne devais jamais

savoir ce qu’en pensait mon idole d’alors, ni avoir le plaisir de l’entendre.

J’eus cependant la grande satisfaction au cours d’une autre escale un peu plus

longue, de jouer au tennis, avec ma Slazenger blanche, dans un des grands clubs

de la ville. Il devait bien y avoir 45 ou 50 courts ! Tout timide, et pensant peut

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être devoir me mesurer à des champions, je me présente à l’entrée, où, le plus

naturellement du monde, on demande mon niveau. Je l’indique. Sans la moindre

hésitation, la réponse vient : « All right ! Just go to court 35, where you will find

three partners, which should fit you. Have a good match ! » (33).

Et, le jeu avait été d’un excellent niveau, et les partenaires charmants. Vive

l’Australie !

Aux nombreuses invitations à déjeuner pour les rares dimanches au mouillage,

j’avais préféré rendre visite à un professeur ami de l’oncle Louis. Il l’avait reçu

très amicalement, et même très naturellement, malgré l’immense distance qui les

séparait, même dans le temps. Quand s’étaient-ils donc connus ? Cela ne pouvait

être pendant sa croisière avec des ethnologues sur la Sémiramis, car Louis était

trop jeune et presque inconnu. C’était forcément bien plus tard, peut-être au

cours d’un congrès. J’étais trop ému de cette rencontre pour retenir les

circonstances dans lesquelles les deux professeurs avaient fait connaissance, et

bien sûr trop ignorant pour oser poser des questions même vaguement

scientifiques sur la nature de leur collaboration. L’important était qu’ils se

fussent connus, dans un voyage loin vers le passé, peut être vers la jeunesse, de

cet oncle que j’avais toujours pris pour vieux et un peu intimidant. Je réalisais

subitement qu’il avait dû être jeune, et que, au cours d’un voyage scientifique, il

avait pu travailler avec ce professeur.

Je ne l’avais pas revu. Au fond, c’était une visite de courtoisie à un homme âgé,

avec qui je n’avais pas d’histoire commune, sauf d’avoir connu l’oncle Louis.

Peut-être cette rencontre avait-elle été plus importante pour l’exilé du bout du

monde, heureux de retrouver un peu de cette famille éclatée dans ce biologiste

retrouvé on ne savait comment, que pour cet homme, aussi sympathique et

accueillant fût-il. Comment, depuis la si belle ville au si beau climat, retraité de

la recherche, loin de toute activité militaire, pouvait-il imaginer le drame du

désastre de 1940 avec le cortège de malheurs et de menaces qui s’en étaient

suivis ? Il avait sans doute fait la guerre de 14-18, l’excellent collègue de

l’oncle, mais il ne pouvait imaginer ce que c’était que de savoir son pays

abandonné à l’ordre nouveau de la croix gammée, et sa famille constamment

menacée. Certes, les japonais pouvaient toujours gagner, mais ils n’avaient pas

débarqué, et les chances d’une invasion étaient minces. D’ailleurs, c’était si loin,

le Japon ! Sydney était, avec les Nouvelles Hébrides, la destination la plus

fréquente des escortes, en dehors de quelques navires isolés plus à l’Est, vers les

Tonga. Les escales étaient courtes, mais constituaient un extraordinaire bain

dans la chaude respiration de ce pays si accueillant.

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Une fois, on avait été au jardin botanique voir les kangourous et les charmants

petits ours Panda. On était vraiment en Australie, ce pays qui, au cours de la

dérive des continents, avait vu se développer et survivre des espèces inconnues

partout ailleurs. Ces considérations pleines d’émerveillement étaient combattues

par l’affreuse tête des si redoutables requins, dont le midship ne savait pas s’ils

étaient, eux aussi, australiens d’origine ou s’ils avaient adopté le pays, sans

doute pour des raisons alimentaires. Au moins, la plupart des autres requins,

dont certains seulement étaient mangeurs d’homme, étaient-ils beaux à voir, de

préférence dans les aquariums. Ilse souvenait d’un excellent nageur à Tahiti, qui

faisait régulièrement de longues nages hors des lagons, souvent escorté par un

requin qui le suivait comme un chien. Belle illustration du fait que les requins de

là bas sont inoffensifs. Quelle belle étude à faire sur le sujet ! Y avait-il des

meutes d’une même race avec des traditions différentes dans des îles distantes

d’une centaine de milles seulement, ou des types différents de squales ? Mais

qui se porterait volontaire pour ce genre de mission ?

En attendant, c’était la guerre, avec, souvent, ses côtés exaltants. Quel noble

sentiment que de se sentir impliqué dans une grande cause, plutôt que de subir la

servitude. Quelle fierté de serrer la main à l’un de ces officiers anglais ou

australiens, représentant d’une France qui n’avait pas abandonné. Que

pensaient-ils de lui ? N’auraient-ils pas obéi, eux si disciplinés, à la hiérarchie

officielle ?

Au cours d’une escale, les officiers du Chevreuil furent invités à bord d’un

croiseur léger, non loin de leur mouillage habituel. C’était un des côtés agréables

de la vie dans ce grand port, et une occasion de connaître la marine de ce

lointain pays. Or, le plaisir de parler Anglais avec de nouveaux camarades de

guerre se trouva bientôt entièrement dirigé sur une ravissante jeune femme. Elle

était blonde, comme le soleil de midi. Elle portait une robe d’un bleu céleste qui

prolongeait ses yeux. Son Anglais était distingué et fluide (peut-être était-elle

anglaise après tout). Ils parlèrent. Ils dansèrent. En quelques instants, elle avait

éclipsé ses belles des îles. Elle était la femme du commandant en second. Elle

avait comme la jeunesse éternelle des vingt ans. Lui, sensiblement plus âgé, était

distingué et conventionnel, très anglais et bien élevé, comme il se doit.

Je m’appelle Beverly, dit-elle au beau midship. Venez prendre le thé chez nous

demain. Je serais heureuse de vous avoir. Je vous donne mon adresse, dans le

centre de la ville, non loin de l’appontement. I hope to see you ! (34)

Il s’endormit sur ces paroles charmantes, l’image de la Beauté dans les yeux.

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Le lendemain, le Chevreuil recevait l’ordre d’appareiller pour rallier Nouméa

sans tarder.

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Chapitre 17

Après une traversée sans histoire, comme jusqu’ici entre la Nouvelle Calédonie

et l’Australie, le Chevreuil retrouvait Nouméa. Après la rade grandiose de

Sydney et la ville si intéressante, si vivante, si nouvelle, où les habitants vous

invitaient chez eux dans une atmosphère de dernier refuge d’une Angleterre du

bout du monde, que la langue anglaise semblait protéger, le retour dans la petite

province française de Nouméa avec une rade à son échelle, réduite maintenant à

de plus justes proportions était à vrai dire, reposant.

L’excitation passée de parler Anglais dans un pays que son immense étendue

semblait rendre invulnérable (on oubliait qu’il était à peine plus peuplé que

Londres), parler Français était, en soi, un peu comme un retour en France.

Et puis, je retrouvais mes amis de Londres ou d’avant guerre. Ainsi Barzilaï,

ainsi Wlérick, ainsi Delouche, ainsi Dalsace, toujours brillant causeur et

musicologue inégalable. D’autres personnages surgissaient, provenant de

l’entourage immédiat de l’amiral d’Argenlieu. Certains étaient de passage,

comme l’officier interprète et du chiffre de Vésins, homme d’une distinction

hors pair.

Un autre élève dans cette même fonction, du nom de Jean-Pierre Montaigne,

embarquait sur le Chevreuil, dont il allait être un caractère intéressant. Grand,

maigre, dégingandé, il était l’antithèse vivante de l’officier type, ce qu’il

manifestait volontiers à chaque occasion, avec un talent indéniable, dû à sa

formation exclusivement littéraire et à un désir de briller qu’il tenait d’une

admiration justifiée pour un père qui n’était autre que Giraudoux, d’un fils dont

la vocation principale était de le suivre. Il différait en cela de notre midship que

la vocation maritime éloignait de la carrière magistrale de ses deux grand pères

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ou celle à venir de son père. Comme lui, il tenait beaucoup à son Anglais

impeccable, mais un accent d’Oxford auquel il tenait manifestait un snobisme

caractéristique. Cela n’allait pas tarder à créer une rivalité farouche entre lui et le

B.N.L.O. John Templeton, qui, lui aussi affectait un Anglais très distingué.

D’origine à moitié Française, il lui était particulièrement désagréable, lui citoyen

britannique désigné à servir sur un bâtiment français, de se voir concurrencé par

un amateur venu d’Outre-Manche qui prétendait avoir étudié à Oxford.

La raison principale du retour accéléré du Chevreuil à Nouméa était le désir de

l’amiral d’Argenlieu, sans doute motivé au plus haut degré, de promener le

pavillon et la croix de Lorraine un peu partout dans le Pacifique, afin de

manifester la présence de la France dans les antipodes. Et, ce n’était pas

l’éloignement de Nouméa qui allait être ressenti comme un abandon de l’île,

maintenant sauvée, aux forces d’invasion.

Après l’Australie, la Nouvelle Zélande s’imposait.

On était en août 1942.

Le commandant s’organisa sans délai pour loger les passagers : l’amiral

disposerait de sa chambre et de son carré, tandis qu’il dormirait dans sa chambre

de veille, à la passerelle. Le commandant Cabanier, chef d’état-major,

disposerait de ma chambre à l’arrière. De Vésins irait chez Barral, curieuse

association !

Les jours d’attente parurent longs et ennuyeux. Pour parer au manque d’exercice

physique, j’allais souvent à l’anse Vata ou au bain militaire avec François

Bureau, de tempérament sportif (il jouait au golf).

Enfin, on appareilla.

Le moral était excellent, d’autant plus que le temps était au beau et devait se

maintenir ainsi tout le long de la traversée, qui est sensiblement plus longue et

plus exposée que celle pour Sydney. En effet, Wellington, escale prévue, est

sensiblement à vingt degrés de latitude plus au sud que Nouméa, en plein dans le

trajet du grand vent d’Ouest des quarantièmes rugissants. Mais, la mer était

belle, ce qui n’est pas le cas le plus fréquent là bas, en plein hiver austral, et les

quatre jours de traversée, sans souci d’escorte, furent un réel moment de détente.

La route était pratiquement plein Sud, les deux villes étant sensiblement sur le

même méridien. L’amiral, souvent à la passerelle, était grave (comme toujours)

et souriant, heureux d’avoir une nouvelle mission à accomplir. On faisait mieux

connaissance avec les deux officiers interprètes et du chiffre, si différents de

caractère, et que l’on allait longtemps côtoyer.

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Puis ce fut l’arrivée, le premier contact avec l’île immense du bout du monde.

Dans l’excitation de l’arrivée devant la baie de Wellington, en apparence

protégée des tempêtes du détroit de Cook, notre midship ne réalisait pas qu’il se

trouvait aux antipodes de Madrid, entre deux îles d’une surface totale

équivalente à celle du Japon ou des Philippines. Il n’avait d’yeux que pour la

majesté du paysage, enserré entre les contours montagneux qui dominaient la

mer dans le fameux détroit. Quand le spectacle fut oublié, il regarda sur la carte

et vit que l’île Nord est dénommée l’île fumante et qu’elle est volcanique, tandis

que l’île du Sud, sensiblement plus étendue s’appelle île de Jade et s’élève plus

haut dans les Alpes néo-zélandaises. Mais il n’était pas concerné par ces détails

géographiques.

Une réception pour l’amiral fêta l’arrivée de manière très cordiale. La durée de

la visite était trop brève pour être autre chose qu’officielle, mais suffisamment

longue pour remarquer la différence entre la colonisation de l’Australie et celle

de la Nouvelle Zélande. L’Australie avait été d’abord (comme la Nouvelle

Calédonie) terre de déportation. La Nouvelle Zélande était une terre de

peuplement beaucoup plus élitiste. Si les populations d’origine avaient partout

été refoulées, même légalement, la différence d’accent frappait immédiatement,

ce qui, en Angleterre est caractéristique de classe sociale. L’accent néo-

zélandais était, effectivement, plus distingué, peut-être, que l’accent australien (à

l’exception de celui de la si ravissante Beverly) ou américain. Cela n’avait, bien

sûr, aucune importance, mais c’était une donnée historique immédiate, en tout

cas pour le jeune midship, passionné de langues.

L’atmosphère anglaise retrouvée ici aurait mérité, sans doute, un long temps

d’apprentissage, et on n’était pas long à regretter l’irremplaçable chaleur du

contact australien de l’homme de la rue.

Je ne tardai pas à remarquer l’origine d’un certain malaise intérieur: ici, les

indigènes étaient mes chers Maoris. À Tahiti, ils donnaient l’âme du pays, sa

langue populaire si charmante, ses chansons, ses danses. Tout le monde parlait

Français et Tahitien. Ici, ils avaient été majoritairement dépossédés de leur terre,

et écartés du pouvoir. J’en voulus subitement aux Anglais. J’ aurais dû en

vouloir aussi aux Français d’avoir fait la même chose en Calédonie, et, en fait à

tous les colonisateurs, mais c’était les Tahitiens que j’ aimais. C’était ainsi !

L’époque n’était pas, d’ailleurs, à l’analyse du racisme plus ou moins

préférentiel, préoccupation du temps de paix. Gagner la guerre, sauver la

civilisation, cela seul comptait.

Et, pour l’instant, profiter des agréments de la belle capitale des antipodes !

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Comme il a été dit, aucun lien particulier n’avait eu lieu avec les autorités

locales, et aucun navire de guerre néo-zélandais n’était visible du quai où le

Chevreuil était accosté. Rien d’étonnant à cela, le port militaire étant Auckland,

sur la pointe Nord de l’île Fumante.

On se promena donc dans la ville, luxueuse et moderne, où la pauvreté semblait

inimaginable. On alla au cinéma, activité presque oubliée. On jouait « To be or

not to be », ce qui fut jugé très bon par le commandant, le midship, de Vésins et

Montaigne, jury d’une certaine compétence, mais que le manque d’entraînement

dans l’appréciation d’un film en Anglais pouvait rendre contestable. Pour ne pas

souffrir de mal nutrition, ces messieurs avaient pris la précaution d’aller dîner au

Waterloo, magnifique hôtel. Etre servi dans une salle luxueuse par du personnel

en habit, qui avait l’air ravi de vous présenter des plats raffinés (même à

l’anglaise, ils étaient fort bons) cela faisait partie du rêve des antipodes, dont il

ne fallait pas sortir. Finis les repas copieux et rustiques du Chevreuil, que le

brave cuisinier canaque du nom de Aminé servait consciencieusement dans le

carré où, à la mer, les hublots étaient fermés et les mouvements souvent si

brutaux qu’il n’était pas question de manger sans la table à roulis qui, seule,

empêchait les assiettes verres et bouteilles de s’envoler pour retomber à terre ou

s’écraser sur les cloisons.

Pendant que l’amiral et sa suite assuraient la représentation de la France Libre

au plus haut niveau, nos midships étaient invités à titre amical par un français,

représentant de Michelin et son épouse. Ce couple sympathique connaissait bien

la famille Martin, à Tahiti. Quoi ! Vous connaissez donc notre amie Rose ?

demandèrent d’une seule voix le commandant et son midship. C’était bien le

cas. Les distances dans le Pacifique sont grandes, mais les Français peu

nombreux. À vrai dire, cela était normal.

On fit une belle promenade avec ces nouveaux amis, qui, le lendemain vinrent

déjeuner à bord. J’étais de garde et pus ainsi leur faire mes adieux.

La veille du départ, un grand cocktail eut lieu chez le commandant de la base, en

présence des consuls de Pologne, des Pays Bas, de la Belgique, de la Chine, et

des U.S.A, puis on appareilla pour mazouter à Auckland.

Dès l’appareillage de ce port, qui n’était pas une escale, le temps commença à se

gâter pour devenir de plus en plus menaçant : Il fallait affronter une queue de

cyclone Les vagues, de plus en plus énormes frappaient la proue du navire, qui

descendait comme dans un gouffre pour remonter en haut d’une montagne

liquide déferlante, d’où elle retombait dans un grand bruit de tôles froissées pour

s’enfoncer jusqu’au dessus de la teugue dans le creux de plus en plus profond,

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épargnant de justesse le canon avant d’un bain forcé. On se cramponnait à la

rambarde de la passerelle et on calculait son passage sur le pont vers le carré en

disant : « Tiens bon ! Tu ne vas pas tomber à l’eau maintenant ! » ou en espérant

que les quelques millimètres d’épaisseur de la coque étaient assez solides pour

résister à une telle furie.

Cela dura deux jours et deux nuits, sans que l’on puisse savoir quel spectacle

était le plus angoissant, le plus lugubre ou le plus beau.

Le commandant, l’amiral, le commandant Cabanier étaient fréquemment à la

passerelle, calmes et rassurants, chacun dans son rôle.

Toujours le sang froid, la tête claire pour prendre la bonne décision. Toujours

donner l’exemple ! Belle leçon qui n’est pas donnée à tous.

Puis le cyclone s’éloigna. La baleinière, sur son bossoir du pont milieu, était

pulvérisée. La rambarde de la plage avant, malgré son importante section, était

tordue sur une bonne longueur du côté bâbord, où elle encaissait les plus gros

chocs en heurtant de plein fouet toute la force de la lame, comme pour avertir du

danger.

Notre midship avait noté la justesse de la manœuvre qui consiste à prendre la

cape bâbord amure dans l’hémisphère Sud. Tout navigateur savait en effet,

depuis les études du savant Buys Ballot qu’il faut commencer par observer le

sens de giration du vent pour savoir si l’on se trouve dans le quadrant dangereux

de la trajectoire du cyclone. Tel était le cas. Il fallait donc, effectivement faire

face à la mer en la recevant sous un angle d’une vingtaine de degrés sur la

gauche de l’avant. Gare au commandant qui, venant de l’hémisphère Nord,

oubliait qu’il ne fallait plus prendre la cape tribord amure, ce qui l’aurait alors

entraîné dans le centre de la trajectoire.

En pensant à sa chère Bretagne, il regrettait encore plus pendant la tempête, que

ces règles n’aient pas été connues des capitaines des goélettes d’Islande ou de

Terre Neuve, qui croyaient diminuer le danger en fuyant vent arrière. Hélas ! ils

n’avaient pas non plus de météo ni ne savaient vraiment le plus souvent leur

position.

Ces deux jours affreux passés, on arriva sans difficulté à Nouméa.

La petite ville paraissait à nouveau un havre de paix en terre française, et c’est

avec la gratitude d’un chien fidèle qui revient au logis que le Chevreuil accosta.

L’amiral, sentant s’éloigner le danger d’une invasion japonaise, avait décidé de

poursuivre sa politique de démonstration de la présence du pavillon français

dans les îles des Nouvelles Hébrides, à mi-distance du point chaud de

Guadalcanal, où le Chevreuil s’était déjà rendu à plusieurs reprises sans voir

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l’ennemi. Cette fois, on ferait appel également au Cap des palmes. Il porterait sa

marque sur le Chevreuil, plus représentatif de la marine que le croiseur

auxiliaire, pourtant armé en guerre, sur lequel il serait représenté par le

commandant Cabanier, illustre sous marinier, estimé de tous et admiré par la

Royal Navy pour ses missions périlleuses.

L’amiral envisageait de diriger ensuite personnellement une longue campagne

de recrutement dans les îles de la Société.

Cette perspective remplissait de joie notre jeune midship, comme on peut

l’imaginer.

Elle faisait aussi paraître le temps plus long. On s’occupa tant bien que mal en se

baignant à nouveau à l’anse Vata ou au bain militaire, toujours efficacement

abrité des requins. On fit une excursion dans la brousse, avec un épisode de

voiture en panne (naturellement, cela était dû à une mauvaise organisation de ce

capitaine de l’armée de terre, que personne ne connaissait, d’ailleurs !). On eut

le plaisir de se retrouver avec Dalsace et, surtout Barzilaï. On revit l’excellent

capitaine polonais Cékutovitch, à qui on rappela les exploits comme directeur de

tir sur le Courbet. Il paraissait fort épris d’une jeune métropolitaine qui avait

passé son enfance dans cette si lointaine province. Elle l’aimait, mais cet amour

était comme renforcé par celui d’un homme qui venait de cette Europe des

antipodes à laquelle elle la rattachait, et à la défense de laquelle elle semblait

désormais participer. C’était un noble sentiment, et j’en fus heureux pour les

amoureux.

Il y eut, finalement un cocktail offert par l’amiral, toujours grave et intimidant

(c’était dans sa conception du commandement autant que dans sa nature

méditative). Son bras droit, admirateur autant qu’admiré, était une séduisante

Anglaise d’origine Française qui l’avait rejoint depuis Jersey. On l’enviait, on la

craignait, on l’admirait. C’est elle qui, comme je me présentais, avait tenu à

m’offrir une croix de Lorraine numérotée, en argent, que plus tard je donnerais à

ma mère. Il est des détails qui sont des symboles. Comment, dit elle vous n’avez

pas reçu la croix en argent, à ce que je vois sur votre poitrine ? Est-ce vrai ?

C’était la stricte vérité, puisque je n’avais jamais été à Londres auprès de

l’amiral, ou d’une quelconque autorité apte à donner cette distinction, qui était

en fait un souvenir personnel que l’élégante secrétaire de l’amiral était, sans

doute, heureuse de donner. Devinait-elle que ce geste et cette croix ne seraient

jamais oubliés ?

Quelques jours plus tard, les deux navires appareillaient…

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Le condominium des Nouvelles Hébrides, à peu de distance des îles françaises

Loyauté, sont à peine à un jour de mer au Nord de Nouméa pour la plus proche,

Eromango, suivie de peu par Vaté, Ambrim, Mallicolo, Pentecôte et Maévo, et

surtout, juste à l’Ouest de celle-ci, Espirito Santo, île la plus importante et la

plus majestueuse du groupe. Avec ses 1800 m. d’altitude elle est plus haute que

la Nouvelle Calédonie. Entièrement couverte de forêts, elle offre peu d’intérêt.

Le principal mouillage pour la petite escadre de la France Libre était Port Vila,

centre administratif et capitale, sur l’île Vaté.

C’est un ensemble de petites îles volcaniques boisées, s’étendant sur une

longueur sensiblement supérieure à la Nouvelle calédonie. Je me demandais

pourquoi la plupart des îles, à part les Salomon étaient nouvelles : Nouvelle

Zélande, Nouvelle Calédonie, Nouvelles Hébrides, Nouvelle Irlande, Nouvelle

Bretagne, Nouvelle Guinée, ceinturaient ainsi tout l’Est au Nord de l’Australie

qui, à elle seule, signifiait l’hémisphère austral. Sans doute avaient-elles été

nommées en partie, les unes par Cook, les autres par Bougainville, vers les

années 1780, par la ressemblance qu’elles avaient avec des terres d’Europe.

D’ailleurs, d’autres terres avaient été déclarées nouvelles du côté de l’Amérique,

comme la Nouvelle Ecosse, le Nouveau Brunswick, Terre Neuve…

En attendant, on avait mouillé là bas. La tournée de représentation s’achevait

dans une île secondaire de cet archipel secondaire, quelque part au Nord de

Espirito Santo. Peu importait au jeune midship, qui n’avait jamais ressenti pour

ces Nouvelles Hébrides le moindre attachement, contrairement à la Nouvelle

Calédonie. Chaque fois une plage, des cocotiers, et ensuite la forêt, toujours la

forêt. Pratiquement aucun contact avec ces mélanésiens, plus sombres encore

que les kanaks de Calédonie et peu ouverts à la civilisation, ce qui était leur droit

le plus strict, mais limitait les quelques échanges de vue dans une langue

indécise, plus anglaise que française. La triste fin de Cook et de la Pérouse, il est

vrai dans des îles plus au Nord, ajoutait un soupçon de cannibalisme à

l’atmosphère trouble de ce bout du monde resté sauvage dans le sens inquiétant

du terme. Et, cependant, la France y promenait son drapeau pour le protéger de

la barbarie jaune qui déferlait aux couleurs du soleil levant. En était-il conscient,

ce monde ?

La navigation vers ces Nouvelles Hébrides était plus intéressante que vers le

Sud. Comme toujours, il fallait d’abord franchir la passe, très large, dans le

lagon corallien qui entoure la baie de Nouméa, mais ensuite, on passait à

l’intérieur de l’île aux pins pour doubler la pointe Sud de la grande île. Notre

midship ne s’intéressait guère, parmi tous ses soucis, au fait que c’était le

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célèbre Cook qui, le premier débarqué en Calédonie, en 1774, avait trouvé

qu’elle ressemblait à l’Ecosse, ce qui répondait à une de ses questions. Il avait

également baptisé l’île aux pins, qui portait bien son nom, et fut franchie

rapidement, une fois de plus.

Ensuite, la route était simple et agréable tout le long de la côte Nord-Est de la

grande terre, à l’intérieur de la guirlande d’îles coralliennes de Maré, Lifou, de

la Loyauté et des récifs qui les prolongeaient. Que le lecteur se rassure : à côté

de la largeur de la passe de Nouméa, la distance d’une centaine de kilomètres

qui sépare cette guirlande de la côte était largement suffisante pour laisser passer

le petit aviso !

On était en septembre 1942. La très importante et longtemps indécise bataille de

porte-avions de Midway venait de rétablir un équilibre, tout relatif, entre les

forces navales dans le Pacifique. Le désastre avait été évité d’extrême justesse,

on l’avait appris plus tard, grâce à une décision risquée d’un commandant

américain qui remplaçait le commandant en titre pour une raison inconnue. Il

avait en effet accepté de se démunir de la protection de sa dernière escadrille en

l’envoyant, à limite de portée attaquer l’escadre ennemie, coulant un ou deux

porte-avions dont les avions se ravitaillaient. L’audace avait payé ! Cependant,

hormis Nouméa dans ce théâtre d’opérations, les bases navales et terrestres

restaient japonaises, faisant toujours peser une menace, moins immédiate mais

réelle sur le Nord de l’Australie à partir de Port Moresby en Nouvelle Guinée et

sur la Nouvelle Calédonie à partir des îles Salomon, où Guadalcanal donnait

lieu, ou allait donner lieu à de sérieux affrontements entre torpilleurs.

C’est dans ce contexte que l’amiral d’Argenlieu avait jugé important de montrer

la petite division de la France Libre dans le groupe d’îles voisines de la zone du

conflit : La plus proche des Salomon était à 400 milles nautiques d’Espirito

Santo, elle-même à la même distance de Nouméa. Qui se serait douté de la

proximité du danger dans le calme absolu de cette escale, toute noyée dans la

luxuriante forêt et sans aucune protection militaire apparente ? Il faut croire

qu’elle ne valait pas la peine d’un débarquement.

D’ailleurs, le Chevreuil avait déjà fait escale dans ce groupe d’îles, notamment à

Port Vila.

C’est donc tout naturellement que la petite force, qui comprenait, on s’en

souvient, le Cap des palmes se préparait, à appareiller pour regagner Nouméa.

C’était dans la soirée. Demain dans la matinée, on serait arrivé.

Soudain, tous les officiers sont convoqués par l’amiral à bord du Chevreuil. Il

est à côté du commandant Cabanier et du commandant Fourlinnie.

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Messieurs, dit-il, les nouvelles sont graves. Marine Nouméa nous transmet un

message d’extrême urgence du commandement américain. Leur aviation de

reconnaissance signale une « force non identifiée comprenant plusieurs croiseurs

et bâtiments légers. Contact perdu à 18h30. Il est 18h45. D’après la position

signalée, cette force peut, selon sa vitesse, viser une attaque de Nouméa à l’aube

ou préparer un débarquement à Port Vila comme tête de pont intermédiaire, soit

encore attaquer des convois américains. Dans tous les cas, nous devons

appareiller d’urgence à vitesse maximale vers Nouméa, où je dois rejoindre mon

poste. Là bas, nous saurons faire face. Ici, nous n’avons aucune chance. J’en ai

parlé avec le commandant Cabanier : le mieux est de nous séparer, pour qu’au

moins l’un de nous puisse arriver et organiser la défense. Il prendra la route

extérieure sur le Cap des palmes. Je prendrai la route intérieure sur le Chevreuil.

S’il le faut, nous saurons mourir.

La mer était calme comme un grand lac, tout scintillant sous la lune. Au moins

on verrait l’ennemi de loin (et lui aussi) ! C’était une belle nuit si c’était la

dernière, une nuit pleine d’éternité.

Je pris le quart de 20 à 24. Les îles les plus proches s’étaient vues longtemps

tellement il faisait clair, puis avaient disparu pour laisser place à la solitude

absolue du large, dans l’attente de la mort. Le bateau vibrait joyeusement dans

l’exaltation de sa jeunesse retrouvée. On devait bien marcher à 18 nœuds ! On

avait perdu de vue le Cap des palmes. Lequel passerait, s’il passait ?

Je scrutais l’horizon régulièrement. Rien ! Toujours rien ! De temps en temps, je

pensais à mes parents, à Paris. Se doutaient-ils du danger ? Il parait que de telles

prémonitions s’étaient vues mais c’était insensé. Même Dieu, même le Hasard

n’en savaient rien, même si les voies du Seigneur sont insondables. C’était

simplement le Destin ! Le Destin, qui ne parlait ni Français ni Japonais….et

pourtant ?

Le commandant et parfois l’amiral étaient montés à la passerelle après avoir

dîné. Tout était calme. La mer était comme un grand miroir scintillant sous la

lune. Aucune silhouette suspecte à l’horizon. À vrai dire, si l’escadre signalée

attaquait Nouméa, c’est à l’aube que la rencontre aurait lieu. Si elle visait Port

Vila, il était probable qu’elle entrerait en action également à l’aube, après avoir

réduit de vitesse … mais comment savoir ? Elle pouvait aussi maintenir son

allure dans un autre but, et remonter vers Guadalcanal dans un vaste mouvement

autour des îles sud des Hébrides, envoyant par le fond tout ce qui serait sur son

passage, ce qui était peut être mieux connu d’eux que de l’état major de la

France Libre. Dans ce cas, la rencontre était imminente.

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À minuit et demie, le quart passé à Devaux, je descendis prendre un peu de

repos, s’attendant à être réveillé d’un moment à l’autre par le klaxon de rappel

aux postes de combat. J’avais demandé à être réveillé un quart d’heure avant

l’aube.

L’aube était venue.

On était en vue de la passe de Nouméa. Le récif blanchissait droit devant les

regards incrédules avec les premières lueurs du jour.

Rien ! Toujours Rien !

Le Chevreuil n’allait pas être coulé ! On n’allait pas mourir.

Le Cap des palmes arrivait quelque temps après. Il n’avait rien vu.

C’était une fausse alerte : l’avion avait pris une force américaine pour une force

ennemie. Erreur de signalisation de la part de l’Etat major, comme pour le

malheureux Surcouf.

Mais, qui eût pu s’en plaindre, dans le bonheur d’être en vie ?

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Chapitre 18

L’alerte avait été, finalement, un exercice irremplaçable. Elle avait démontré la

valeur du commandement et des hommes. Tels Dostoïevski gracié par le Tsar,

ils appréciaient encore mieux la vie après avoir manqué la perdre, et leur

entreprise pour la sauver avec la liberté leur apparut soudain dans toute sa

grandeur farouche. Vivre libre ou mourir. Seul cela comptait !

La menace, finalement imaginaire, qui avait pesé sur les navires français, devait

avoir une conséquence imprévue à bord du Chevreuil : le remplacement du

B.N.L.O. John Templeton Officier de liaison britannique. On comprenait qu’il

avait blessé le commandant Fourlinnie en critiquant ouvertement la réaction des

Français devant le message, pourtant incontestable, de l’aviation de

reconnaissance de l’U.S Navy. Ceci aurait eu lieu devant des officiers

britanniques, ce qui justifiait une réaction officielle. Personne ne comprenait

l’attitude de John, dans cette trahison incompréhensible. Si, au moins, il avait été

saoul ! Mais non ! Il ne buvait pas. Comme tous les Anglais, il appréciait le

sherry vers 18 heures et le porto après le dîner. Il était du genre à préférer le

whisky Ballantines ou White Horse, approvisionnés par la Royal Navy à la

bière, qu’il eût sans doute réservée pour l’équipage, qui sait ce soir là ? Etait-ce

une plaisanterie mal comprise ? Après tout, le commandant Fourlinnie ne parlait

pas très bien anglais, pas plus que les autres Français, sauf Jean Pierre

Montaigne, absent lors de ce fâcheux incident. Peut-être l’ascension fulgurante

et totalement imprévisible du jeune officier de réserve de la « royal volontary

reserve » au grade d’amiral après qu’il eût servi comme aide de camp de lord

Mountbatten aurait elle permis, si elle avait été connue, de déceler une

formidable ambition, dont cette attitude aurait été un signe avant coureur. Si cela

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était le cas, il savait prendre des risques pour se faire remarquer ! Personne,

évidemment, ne pouvait penser cela, sauf à imaginer une protection à un niveau

très élevé.

Quoiqu’il en soit, il était remplacé par le B.N.L.O. Jackson.

On aurait difficilement imaginé personnage plus différent. Il n’était pas

aristocratique mais jovial et très « classe moyenne », ce qui facilitait les relations

de carré. Il n’était pas un intellectuel raffiné mais professeur de golf. Il n’aimait

pas Mozart mais Charles Trenet et les chansons populaires françaises ou

anglaises, de préférence légères. S’agissant de femmes, sujet inconnu à John,

Peter préférait dire « they are all very nice until you marry them ! » (35). On

apprenait peu après qu’il avait été marié …à une Française. En fait, j’étais seul à

regretter John Templeton à cause de son Anglais distingué et surtout parce qu’il

était le seul à bord à connaître le nom de Mozart à part il est vrai, depuis peu

Jean Pierre Montaigne. Mais il s’entendit tout de suite très bien avec le nouvel

arrivant. Qui ne l’eût fait ? On parla de Perth, cette ville à l’autre bout de

l’Australie, semble-t-il fort attrayante, d’où il venait. Peter expliqua au midship

tous les avantages du golf sur le tennis, notamment qu’il était praticable sous les

tropiques, à toute heure de la journée, et à tout âge. On pouvait jouer en

handicap réel avec des joueurs de tous niveaux, ce qui était purement illusoire au

tennis malgré l’idée même du classement en nombre de points par jeu. Je

répondais préférer l’affrontement de deux joueurs entre eux, ou de deux équipes,

au jeu solitaire de chaque joueur contre lui-même qu’impliquait le golf. Il y avait

un facteur humain irremplaçable, que Peter s’efforçait de minimiser en disant

que le style, au golf, était un absolu qui ne dépendait pas du jeu de l’adversaire,

Je contestais en expliquant que, justement, une des beautés du tennis était

l’adaptation du style à tous les jeux. Toute conciliation était impossible ;

d’ailleurs on n’avait pas entendu parler de golfeur se convertissant au tennis, et

nos deux passionnés étaient trop jeunes (on l’oublie toujours) pour mentionner

les vétérans de la raquette qui se tournaient vers le club du golf.

Les deux camps restaient sur leurs positions, et, de toute façon ne pouvaient pas

jouer l’un contre l’autre sauf avec des mots qui furent vite épuisés, mais en fait

les rapprochaient. Ils les rapprochaient plus en fait que leur référence commune

à Mozart, déjà partagée par beaucoup, ne me rapprochait de John. Il y avait fort

peu d’occasions de passer l’un des quelques disques en leur possession, et la

musique n’est pas un sujet de conversation sauf entre musicologues ;Notre

midship n’avait jamais réussi à décrire le style de Mozart, de Bach, de Haydn

pour en faire apparaître la beauté par rapport à d’autres musiciens. Que la

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comparaison entre le tennis et le golf était donc facile, et que les arguments

s’emboitaient bien les uns dans les autres !

La bonne humeur de Peter était un atout certain pour le carré, et il savait dérider

les plus renfermés en les orientant vers quelque conversation amusante. Quel

atout à bord d’un petit bâtiment qui roule bord sur bord tous hublots fermés dès

que la mer se lève un peu !

À vrai dire, le remplacement de John Templeton n’était peut être que l’un des

changements que la tradition de la marine encourage, en principe, au bout

d’environ deux ans de service à bord. Quoiqu’il en soit, la nouvelle qu’un grand

carénage aurait lieu près de Los Angeles après la tournée de représentation avec

l’amiral d’Argenlieu en Océanie avait entraîné le remplacement de Georges

Barral, nommé sur le Cap des palmes. Sans doute avait-il demandé, jeune marié,

à rester le plus longtemps possible entre Tahiti et la Nouvelle Calédonie, sachant

que le Chevreuil allait être détaché de la base de Nouméa pendant de longs mois

(trop courts pour les autres midships !).

Le nouvel embarqué, du nom de Jacques Legrand, avait rallié la France Libre en

juillet 1940, avec ces jeunes aventuriers de l’honneur qui avaient tenté

l’impossible. Comme la plupart, il était élève officier de la Marine marchande. Il

avait traversé la Manche sur le vieux cuirassé le Paris. Il était mince, aux

cheveux bruns. Il avait l’air sérieux, presque trop. Il était peu bavard. Son regard

avait quelque chose d’intimidant, d’un peu glaçant, peut-être par timidité, qui

faisait obstacle à l’échange des idées. Là encore, il était tout l’opposé de la

« grande gueule » du grand blond Georges Barral. Mais, c’était « un marin

qu’avait d’la malchance » comme dans la chanson. Il allait être débarqué en

avril 1943 pour être hospitalisé à Nouméa, et, ayant repris du service allait

sauter, en septembre 1950, sur une mine de la baie de Saint-Cast, avec la frégate

Laplace. En apprenant ce drame, si longtemps après l’époque héroïque, je

regretterais de ne pas l’avoir mieux apprécié.

En attendant de nouvelles aventures, la vie continuait à bord, laissant aux

nouveaux embarqués le temps de s’accoutumer à leur nouveau navire, à leurs

nouveaux camarades, ainsi qu’à ceux dont ils seraient responsables. La tempête

qui sévissait au large n’engageait guère les sorties. On en profitait pour lire, en

dehors des tours de garde, des inspections de permissionnaires et de l’entretien

journalier du matériel.

Lire ! J’étais véritablement inculte sans le réaliser. Sans doute influencé par

Jean qui, après des heures d’étude au laboratoire et passées ses recherches la nuit

devant son microscope pour l’étude du mouvement brownien, aimait s’endormir

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en lisant un roman policier de la série à couverture jaune « le masque », j’ avais

dévoré cette collection au lieu de m’attaquer à des livres plus instructifs. Il est

vrai qu’il y avait la remarque jamais oubliée, faite un jour sur l’Eglantine par

Eve Curie, brillante figure littéraire de passage « .Quelle chance d’avoir tant à

découvrir ! Ne lis pas encore les grands livres pour pouvoir les apprécierplus

tard ! ». Heureusement pourtant, sa chère grand’mère lui avait lu, on ne l’a pas

oublié, « Les misérables » ainsi que les grands romans d’Alexandre Dumas. Qui,

parmi ses camarades, avait eu cette chance ?

Le concours de l’Ecole Navale et la guerre avaient tout balayé.

Notre midship avait déjà 21 ans !

Il fallait profiter de ce temps libre qui s’offrait pour ouvrir son esprit.

Incité par Bureau, il avait lu avec intérêt « Le livre de San Michel », qui lui avait

fait découvrir l’extraordinaire villa au sommet de Capri et lui avait appris qu’il

est plus doux de mourir noyé que de revenir à la vie. Il avait lu, suivant le même

conseiller, « Le mariage de Loti », pour préparer son retour vers l’île

enchanteresse. C’était une vision romantique plus vraie que la réalité actuelle de

la guerre ou que l’épisode tragique du Bounty. Et maintenant il lisait à sa

cadence particulière, qui était très lente, « l’éducation sentimentale », de

Flaubert. Mais il croyait trop en la beauté de l’amour pour partager le

pessimisme du livre, dont la simplicité du style et la tendre mélancolie le

frappaient. Personne, ni les sentiments, n’avait le droit de vieillir.

Ces lectures n’occupaient que peu de temps, à vrai dire, dans le service à bord

au mouillage, dont on oublie les servitudes. Fort heureusement, les derniers

jours allaient être beaux. On en avait profité pour aller en canot à l’anse Vata. Le

bain était délicieux. On quittait le bord à 15h30 et on revenait à 17h00.

La veille du départ, une petite soirée était organisée à bord de l’escorteur

américain le Kiwi, qui était resté quelques jours à Tahiti. Les officiers étaient

sympathiques. On était heureux de se revoir. Comme à Tahiti, quelques invités

et invitées étaient conviés. Un petit orchestre avec accordéon, flûte et guitare

donnait un air de fête.

On était rentré à bord pour dîner à 20h30, en toute simplicité, de choux fleurs à

la vinaigrette et de fruits. Le commandant Cabanier, à qui je laissais ma chambre

pour toute la durée de la mission, prit un café au carré des officiers qui, le

lecteur se souvient, se trouvait à proximité de toutes les cabines à l’arrière du

navire. Une délicieuse excitation régnait à l’approche du départ tant souhaité.

On était dans les derniers jours de septembre 1942.

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Le lendemain, on appareillait. Comme d’habitude maintenant, le Cap des

palmes franchit la passe en tête, avec l’amiral et son petit état major. Le

Chevreuil suivait en ligne de file, formation toujours spectaculaire. La mer,

calme dans le lagon, s’annonçait mauvaise au large, comme pour montrer qu’il

fallait mériter son bonheur.

Avant de faire cap sur Tahiti en passant au Sud des Fidji, une visite aux îles

Futuna et Wallis s’imposait, d’autant plus qu’elles avaient rallié la France Libre

grâce à l’action du Chevreuil. Ce sont deux petites îles volcaniques de moins de

100 kilomètres carrés chacune, situées au N.E des Fidji, à 200 milles nautiques à

l’W. des Samoa. Elles sont en partie entourées d’un lagon de corail, ce qui est le

plus souvent le cas quand celui-ci ne s’est pas encore enfoncé dans la mer. Les

Tahitiens, qui peuplent ces îles appellent Wallis, « Uvéa », ce qui paraissait à

nos explorateurs plus couleur locale, plus beau et plus mystérieux.

On entrait dans la saison des pluies, qui, là bas sont très importantes, puisqu’il

tombe 4 m. d’eau par an, le plus souvent en véritables trombes, suivies par des

apparitions plus ou moins intenses du chaud soleil tropical qui, à midi est

presque au zénith pendant l’été austral où l’on se trouvait.

En venant du Sud, on arrivait d’abord à Futuna.

Un temps de « pot au noir », avec pluie tropicale accueillit les navigateurs,

bientôt suivie par des éclaircies pendant lesquelles le soleil tapait dur sur la baie.

J’avais dû mettre des lunettes noires et le casque colonial (à la mer, la tenue était

en short anglais et chemise kaki, et casquette, bonnet de laine ou casque colonial

selon le temps ; à terre, short et chemise étaient blancs). Le spectacle était beau,

mais la commandant Fourlinnie dut manœuvrer avec audace pour mouiller, par

28 m. de fond, entre des pâtés de coraux.

Le Cap des palmes avait mouillé un peu plus au large, entre deux petites îles.

L’ami Devaux débarquait dans une des curieuses pirogues qui avaient, telles des

mouches, entouré le bateau à peine à l’ancre.

L’atmosphère était étrange. Des indigènes au teint sombre des îles, tels qu’on les

voit dès que l’on a quitté Tahiti, montaient à bord pour échanger des « tapas».

Bureau et moi nous en procurâmes ainsi quelques uns en échange d’objets sans

valeur pour nous, mais qui était certainement rares dans ces lieux lointains. Ces

« tapas », ils devaient orner pendant bien longtemps nos demeures! Tout le

monde connaît maintenant ces extraordinaires tissus végétaux décorés, qui ne

ressemblent à rien d’autre. À l’époque cela participait au dépaysement. Nous le

savions et nous voulions pouvoir évoquer cette île unique, si notre vie se

prolongeait.

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Après une vaine tentative d’aller reconnaître à la voile le mouillage du Cap des

palmes avec le canot du bord, on était rentré à bord : le bananier armé en course

qui faisait office de navire amiral était caché par une île, plus loin que l’on ne

pensait. Le temps orageux, la lumière bientôt blafarde donnait un aspect d’une

infinie tristesse à la baie, qui dominait le navire du haut de ses 500 mètres.

C’est cette impression qui devait dominer cette étrange escale d’où,

curieusement nos jeunes officiers avaient rapporté un souvenir, un symbole

d’une aventure qui, ici n’avait pas été joyeuse, mais qui peut-être le serait aux

yeux du souvenir.

Le lendemain, le Cap des palmes retrouvé, on arrivait bientôt à Wallis, ensemble

de deux groupes d’îles protégé par un lagon corallien. Le journal de navigation

indiquait la date du 1er octobre 1942.

On mouilla devant Mata-Utu, le chef lieu .Le midship, de garde ne pouvait avoir

qu’une vue d’ensemble sur le site, dominé par une petite montagne au pied de

laquelle se trouvait un village qu’il trouva typiquement océanien. Ce qui

frappait, c’était la haute flèche de la cathédrale, signe de l’appartenance de la

population à la religion catholique, c'est-à-dire à la France plutôt qu’à

l’Angleterre malgré le nom anglais du découvreur de l’île. Quelle importance,

maintenant que la France Libre avait gardé haut le pavillon à côté de l’union

Jack ? Et qui se souciait de l’obédience des uns ou des autres à l’église de Rome

ou d’Angleterre ?

Le jour suivant, après un tour dans le minuscule chef lieu, il rentrait à bord.

Il faisait chaud, mais avec une jolie brise qui rendait la vie agréable.

Pour finir la journée et marquer la fin de la visite, l’amiral, accompagné du roi

(il y avait un roi là bas) venaient prendre un « pot » de l’amitié sur le Chevreuil.

Cela avait donné à cette escale toute sa signification : Le haut commissaire de la

France Libre dans le Pacifique confirmait officiellement, par cette visite

amicale, le ralliement des deux territoires effectué par le Chevreuil à son arrivée

dans le Pacifique.

Le roi, typiquement tahitien, et son entourage, avait le teint relativement clair de

sa belle race, la corpulence excessive, la fierté naturelle des maoris, ces grands

navigateurs millénaires, cette fierté qu’il associait à la France lointaine avec

laquelle il traitait. Pas plus que son minuscule royaume, elle ne devait

disparaître.

La soirée s’achevait sur de nobles pensées où le Français et le Tahitien se

complétaient sur une rade devenue splendide. On appareillait le lendemain pour

Tahiti.

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Chapitre 19

Les quatre jours de traversée par un temps assez pluvieux et une houle bien

établie, avec l’ample longueur d’onde habituelle dans le Pacifique semblaient

devoir être une retraite avant le retour vers un Paradis perdu que j’avais gardé en

moi depuis mon départ. Les occupations du service à la mer, le quart, les

observations au sextant, les calculs dans la table Inmans, tout cela n’était que le

rite à suivre pour remonter le Temps et retrouver l’île qui, dans le miroir du

Passé, se parait de l’aura du souvenir dont elle allait sortir.

Mais, en arrivant, tandis que le Chevreuil, cet heureux matin, approchait de

Tahiti et longeait de près Mooréa, la majestueuse gardienne du lagon de Papeete,

je me retrouvai bientôt dans le Présent en admirant le paysage calme et

grandiose formé par ses criques où, en bas des flancs inhospitaliers de la

montagne, soulignées par des cocotiers, des plages noires invitaient aux bains

entre le soleil et l’eau, et où il ne manquait déjà que les paréos rouges ou bleus

des anciennes amies. Déjà, le Futur s’emparait de l’instant et entrait dans le

cœur fragile du jeune homme que j’étais, effaçant en les mélangeant les images

des belles qui l’avaient envahi au hasard des escales dont on ne pouvait les

arracher avec leur magie.

Par un hasard étrange, cette date était l’anniversaire de l’arrivée à Tahiti. Ce ne

pouvait être prévu par l’amiral, arrivé à Nouméa sur le Cap des palmes à une

date ultérieure. À moins que celui-ci, attentif aux signes du destin, n’eût voulu

indiquer qu’il s’agissait d’un plan, peut-être écrit là haut ?

Cependant, le Cap des palmes, qui se trouvait plus au large interrompit ces

pensées et par un acte d’autorité naturel mais peu apprécié par le commandant

Fourlinnie qui adorait « lécher la côte », ordonna de le rallier pour prendre la

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ligne de file. Il fallait faire une entrée spectaculaire dans le port de Papeete, et on

se souvient de la valeur esthétique de cette formation.

Il fallait bien cela, car toute la ville était pavoisée en l’honneur du si digne

représentant de la France Libre qu’était l’amiral d’Argenlieu.

Après une attente qui parut longue, le Chevreuil accosta à son poste familier,

devant le gouvernement, précédé par le Cap des palmes, d’où l’amiral

débarquait pour recevoir les honneurs officiels et saluer le gouverneur et sa

suite.

Du bord, il chercha ses amies parmi la foule nombreuse en liesse. Personne !

Qui donc aurait pu oublier le charmant navire ? Le navire qui avait sauvé l’île ?

Et lui, qui aimait tant ses amies, et qui le lui rendaient si bien ? Il ne voyait pas

non plus la vedette ni la pirogue des Martin. Il se souvint qu’effectivement Rose

et aussi Dolorès devaient partir pour plusieurs mois en Californie. Mais alors, où

étaient Léodie et Eliane ? Et les autres ?

Descendu à terre, il eut l’explication de leurs absences : Elles avaient été

attendre une personne en deuil qui venait d’arriver sur le navire amiral. Peu

importait ! Il ne la connaissait pas, et le principal était que l’on s’aimait toujours

et que l’on s’aimerait toujours. Il embrassa Rose, qui arrivait à sa maison, sur le

quai. On se verrait ce soir ou demain, tous ensemble.

En attendant, il alla déjeuner sur le port avec Bureau qui avait déjà retrouvé sa

dulcinée. On rencontra Wlérick qui, aussi étonnant que cela puisse paraître, fut

stupéfait de les voir arriver. « Comment, toi ici ? » s’exclama-t-il en serrant

chaleureusement la main du midship. Et tu n’as pas vu encore Rose, Dolorès et

les autres ? Tu sais, les Martin sont mes meilleurs amis. Viens avec Barzilaï et

moi ce soir voir tout le monde.

C’était un autre Wlérick, aussi spontané qu’il était réservé, aussi chaleureux

qu’il était guindé naguère. En un instant, j’eus la vision d’un immense bonheur

qui m’attendait pour les mois à venir, dans ces îles en dehors du temps. Et, dans

ce Temps qui n’en était plus, il y avait celui de Tahiti, tout baigné d’amis et

d’amies, retrouvés ou à venir, et celui, différent, des autres îles. Le Temps des

autres îles, c’était celui du voyage, d’une aventure patriotique à partager avec

ceux qui risqueraient leur vie pour la si lointaine patrie ; le temps de Tahiti,

c’était le sien. Il lui donnerait sa musique intérieure.

Je tins à faire une visite à la chère madame Orselli, qui me reçut avec émotion.

Le gouverneur n’était pas là. Il était à la plage, en maillot de bain. Dans cette

tenue, il avait perdu sa prestance, mais gardé sa forte voix de Corse et chef de

famille. Il y avait quelque chose de plus naturel à le voir ainsi, dépouillé des

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avantages de l’uniforme, mais qui gênait le midship, habitué à la hiérarchie.

Vous vous trompez, mon jeune ami, lui dit-il, c’est à côté maintenant ! Et il

pointa du doigt le groupe des jeunes filles cherchées si désespérément.

Il remercia brièvement, on s’en doute, et courut embrasser les objets de ses

vœux.

Effectivement, ces chères aimées avaient été consoler une femme à qui elles

tenaient beaucoup après l’avoir attendue sur le quai. En moins de temps qu’elle

n’avait mis pour l’éblouir, le souvenir de la blonde Beverly avec ses yeux bleus

de ciel avait disparu pour ne laisser flotter dans la belle soirée de la plage de

Pirae que les cheveux bruns ou or de Léodie et d’Eliane, puis pour entendre leur

voix réelle, grave et un peu voilée, puis celles plus riantes de Rose et de Dolorès.

On s’embrassa, dans la chaleur des retrouvailles. Il faudrait toujours revenir !

La distance les avait sans doute idéalisées, mais il restait pourtant quelque chose

de ce souvenir dans l’amie retrouvée, qui la faisait plus profonde.

Cet heureux moment passé, la vie de tous les jours allait reprendre. On fit sans

tarder de nouveaux projets, comme si les projets ne s’organisaient pas d’eux-

mêmes le plus souvent. En fait, il y avait non seulement le gouverneur et son

nouvel aide de camp, mais aussi l’amiral et, bien sûr le commandant Cabanier.

Pour l’armée, le colonel de Conchard ; Barzilaï et Wlérick, sous lieutenants.

Pour la marine le commandant Fourlinnie, le second, Kérez, et Bureau,

enseignes, et pour les midships. Devaux, Legrand, Montaigne, ainsi que le

B.L.N.O Jackson et l’officier mécanicien Matté. Il faut ajouter le nouveau

commandant de la marine, du nom de Villebois, maintenant secondé par Barral,

comme Pierre Loti, marié à Tahiti et maintenant affecté au Cap des palmes.

Cette longue liste uniquement masculine, que le lecteur peut oublier, serait en

réalité à compléter par celle, à bien des égards plus importante, des compagnes

et de toutes les relations.

On comprend que, malgré la courte saison des grandes pluies du sommet de l’été

austral que l’on traversait, la vie continuait avec toute la vitesse qu’implique un

séjour hélas trop court, et dont nul ne pouvait prévoir s’il ne serait pas le dernier.

Mais ce séjour allait durer presque six mois.

Ce qui peut paraître un temps très long aux yeux du lecteur était, en fait, le

résultat d’une pensée longuement mûrie. L’essentiel était d’utiliser des navires

de faible valeur militaire à l’échelle des combats entre Américains et Japonais,

pour le recrutement de nouveaux volontaires dont la France Libre avait

cruellement besoin. Il faut se souvenir que le général de Gaulle se devait de

démontrer aux yeux du monde que quelques troupes et marins français étaient

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présents sur tous les fronts malgré une abdication qui aurait été aussi celle d’une

victoire tant espérée.

Le ralliement des îles du Pacifique ne devait pas être que symbolique !

C’est avec enthousiasme que nos jeunes officiers allaient se lancer dans leur

action, sans oublier à jamais, l’admiration ni la reconnaissance qu’ils auraient

pour ces jeunes volontaires qui allaient quitter leurs îles du bout du monde pour

un destin inconnu. L‘aurions nous fait ? se demandaient-ils à nouveau.

Peu de gens, en Europe, ont conscience des vastes étendues impliquées par

l’ensemble de ces îles que, par un clin d’œil du destin, un homme d’église était

chargé, sous des habits d’amiral, de faire participer à une guerre à l’autre bout

du monde, dans une nouvelle croisade salvatrice. Dieu sait si les missionnaires

catholiques et protestants avaient été actifs depuis quelque deux cents ans ; mais

c’étaient des missions en principe civilisatrices, qui avaient été intégrées dans la

mentalité maorie pour le bien de tous, semblait-il, et dans le respect total des

danses du pays, des chants et des paréos, ceux-ci venant, paraissait-il

d’Angleterre. La mission actuelle était autrement grave : il fallait convaincre des

jeunes maoris de l’importance d’un engagement dans une épreuve hasardeuse

pour la gloire d’un drapeau lointain. C’était noble et grand, et le jour du

jugement dernier, il en serait tenu compte. Ce serait aussi l’aventure d’une vie,

cela était certain.

Allait-on réussir ?

Tahiti était le point central. Papeete, malgré les grandes distances et les liaisons

lentes et parfois espacées entre les îles, était un peu comme un micro Paris aux

yeux de notre midship, et son influence était forcément présente d’un bout à

l’autre de l’ensemble des archipels, répartis dans une sorte d’ellipse de quelques

1200 milles nautiques d’étendue.

Le séjour du Chevreuil allait durer presque six mois.

Les îles sous le vent, Raïatéa et Bora-Bora, ayant été déjà explorées, et d’ailleurs

dans la zone d’activité américaine, il restait, du S.E à l’E. puis au N.E les

Toubouaï, le très long groupe des îles coralliennes des Gambier et des

Tuamotou, puis, plus au Nord, les célèbres Marquises, hautes, volcaniques et

solitaires.

Ces îles allaient faire l’objet des missions de la période centrale du séjour.

En attendant, ce mois d’octobre s’annonçait bien, puisqu’on le passerait à

Papeete.

On se souvient que les lieux de prédilection de tous les habitants intéressants

ainsi que pour nos jeunes officiers ou leurs aînés étaient, d’un côté de Papeete, la

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plage de sable noir de Taunoa, où le midship avait naguère loué sa villa, et que,

chemin faisant, on trouvait le restaurant « blue lagoon» ; et, de l’autre côté on

prenait la direction de Faa, puis de Punauïa. Le reste était plus loin. Au bout de

Taunoa, on voyait, la pointe Vénus. Après Punauïa, c’était le chemin du tour de

l’île qui s’amorçait, et que l’on prenait rarement: Paea, Papara, Port Phaeton,

puis Teahupo dans la presqu’île (le commandant Fourlinnie savait-il qu’il s’y

retirerait après la guerre ?).

Les routes étaient celles de l’époque, principalement en terre, avec de ci et de là

quelque nid de poule, comme cela se produit dans les pays à fortes pluies. Des

« taxi pays » assuraient plusieurs fois par jour le transport de tout le monde dans

une atmosphère de franche gaîté. Ils étaient le plus souvent bourrés de monde.

Sur mon vélo américain, il fallait, peut-être 20 minutes pour Taunoa et une

heure au moins pour Punaïua. Mais cela valait la peine. Rose avait la jeep de son

père, et il y avait quelques vieilles voitures pour la marine.

Dans la direction de Faa, il y avait le nom charmant de Pirae. C’est là que Rose

et quelques amies avaient leur bungalow, et là aussi, Barzilaï et Wlérick. Là

aussi que le commandant Fourlinnie était sans cesse invité par les Martin.

Parfois, le commandant Cabanier paraissait, mais il était, sans doute moins libre,

à son niveau. Je pensais qu’il serait venu plus souvent s’il n’avait pas eu des

obligations mondaines ou officielles en relation avec le gouverneur ou l’amiral.

Il est vrai que madame Orselli était fort accueillante et le gouverneur fort vivant

et intéressant, mais les réceptions au gouvernement n’étaient pas tellement

fréquentes, et j’en faisais souvent partie. Quant à l’amiral, dont le commandant

Cabanier avait dit (notre midship en avait été frappé) que son caractère et sa

position excluaient l’amitié, on ne l’imaginait pas en nouvel épicurien à sa table,

surtout en l’absence de la séduisante personne qui avait remis au midship la

croix de Lorraine en argent. Le commandant Cabanier, homme charmant et

discret était heureux avec lui-même. Il aimait lire ; il aimait la vie. Comme

beaucoup d’officiers, il avait une liaison amoureuse, métropolitaine d’allure

plaisante, que l’on rencontrait aux réceptions sans qu’elle fît la moindre allusion

à ses amours. Elle devait avoir un bungalow ; il devait y aller. Tant mieux pour

eux ! Pendant ce mois, comme par la suite, on alla beaucoup à Pirae. Mes

sentiments envers Léodie étaient devenus ceux d’une pure amitié. Mieux :

c’était une muette admiration devant les deux sœurs quand elles chantaient

ensemble, devant l’éternité du paysage ; à Taunoa, à Pirae, à Punauia, au soleil

couchant devant Moorea, ou parfois au clair de lune.

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Ceux envers Dolorès étaient plus ambigus, son charme plus pervers. Je m’en

rendis compte quand j’appris par ce qui s’appelle là bas le « péa péa » qu’elle

serait la maîtresse du capitaine artilleur Molina, homme d’une trentaine

d’années qui, il est vrai, sortait depuis longtemps avec elle. Il affectait le

monocle, fumait la pipe et était plutôt sympathique. Le coup fut rude pour le

malheureux midship. Il écrivit un poème plein de tristesse. Elle le lut dès qu’ils

se virent, et, flattée ou sincère, lui jura qu’il ne fallait pas écouter les histoires

propagées par des femmes jalouses. Elle était émouvante. Il était candide. Elle

partait dans quelques jours pour la Californie, en compagnie de Rose. C’était

prévu.il perdait d’un coup la grande charmeuse du moment et la fidèle,

l’indestructible Rose, la marchande de bonheur.

Le jour du départ à bord du Cap des palmes, qui faisait une rotation sur Bora

Bora, d’où avait lieu une correspondance vers l’Amérique, tout le monde

s’embrassait comme pour une longue absence. Mais ce n’était qu’un au revoir !

La perte d’un matelot du Chevreuil, un jeune Anglais tombé accidentellement du

bord en plein midi, ramenait ces épisodes sentimentaux à leur juste valeur. Il

paraît, disait Bureau, féru d’histoire, que l’on pleurait beaucoup sous la

révolution et l’empire. À l’autre bout du monde, on semblait avoir remonté des

siècles en arrière !

Les amitiés féminines, qui prennent tant de place dans la vie des marins, ne

remplaçaient pas, heureusement, les anciennes camaraderies d’Angleterre ou

même d’avant guerre. Devaux, toujours réservé, filait le parfait amour avec

l’unique femme de son cœur, qu’il aurait la constance de retrouver après la

libération. Elle se nommait Stella, comme une étoile dont on n’oublie pas le

nom. Elle allait le guider toute sa vie si brève, mais nul ne le savait.

J’aimais rester dormir à Pirae chez Barzilaï. On parlait musique, ou on jouait

aux échecs.

Je n’allais plus le soir à Taunoa : Mon remplaçant avait eu la bonne idée de

louer mon ancien bungalow pour la journée et, bien entendu, était tombé

amoureux de Léodie. Elle feignait de l’ignorer, ce qui réjouissait secrètement

notre midship, qui ne savait plus qui aimer.

Quand il ne restait pas chez Barzilaï, et le « fare » de Dolorès étant pendant les

quelques mois de son absence prêté au gouverneur et à madame Orselli, il restait

parfois chez des amis du groupe, les Lestrade, jeune ménage métropolitain

depuis longtemps établi à Tahiti. Ils étaient charmants, avec l’extraordinaire

hospitalité de là bas.

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En fait, comme la plupart des officiers, il ne dormait à bord que pendant les

jours de garde, ou les soirs réservés à la lecture ou au repos faute d’invitation

particulière.

Il ne faudrait cependant pas cantonner dans ses refuges paradisiaques les

activités du jeune midship.

Pour commencer, il y avait, comme tous les jours de service normal au

mouillage, le travail d’entretien et d’instruction du personnel, tel que réglé par la

feuille de service de l’officier en second. Cela prenait la matinée entière. À

moins d’occasion particulière, seul le midship chargé de l’intendance allait,

éventuellement assister au marché, contrôlé par l’intervention de l’officier de

garde, qui goûtait les plats du cuisinier (toujours le fidèle « Aminé », embarqué

à Nouméa). À part la célèbre distraction du maître d’hôtel du carré, qui avait, un

jour de fort vent, fait le café à l’eau de mer -la première victime ayant été,

hélas ! Notre midship-, rien n’avait jamais été à signaler dans ce secteur qui a

son importance sur un navire de toute taille.

On déjeunait à midi, ce qui laissait l’occasion de parler entre soi et, le service du

samedi ou du dimanche, avec des invités. Tout le monde était heureux, soit

d’être invité sur le joli bateau de guerre, soit d’inviter et d’en assurer la visite.

C’est ainsi que François Bureau, amateur de peinture, avait invité un peintre

connu, du nom de Greis. J’étais enchanté de parler un peu de la vocation de mes

parents. Je découvrais aussi un nouvel aspect de l’intéressant officier canonnier

qui participait si bien à ma formation littéraire, et avait omis de parler de

l’influence artistique importante qu’avait eue sur lui son père, dont il donnait

l’impression d’un homme d’argent autoritaire et d’un catholicisme des plus

stricts. Cela ne l’empêchait pas, évidemment, d’habiter parc Monceau, d’être un

architecte de valeur, et de fréquenter les expositions. Il avait dû en rester

quelque chose chez son fils, quand bien même il ne devait s’adresser à lui que

sous l’épithète de « mon père ».

Habitué à des recherches en commun de tapas, de coquillages jaunes ou noirs

montés en belles boites de ce bois sombre appelé « to », de damiers ou

d’échiquiers, il était étonné de voir soudain la figure en lame de couteau de cet

officier si rigoureux sourire presque voluptueusement devant les tableaux que lui

apportaient le peintre, lui qui n’abandonnait habituellement la sévérité apparente

de son regard (due en réalité à la perception de ses yeux bleus très rapprochés et

d’une franchise totale) pour la gaîté presque excessive d’une grosse plaisanterie

de carré.

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Aujourd’hui, il montrait à tous avec joie un grand tableau du Chevreuil,

commandé au peintre. Tous se pâmaient. Le célèbre artiste acceptait avec la

modestie qu’il faut. On lui commanda quelques toiles-souvenir des environs.

Soudain, j’eus envie de peindre, oubliant que je ne savais pas dessiner. Je

demandai des conseils. Il fallait faire autre chose de plus personnel que ces

pauvres photos en noir et blanc qui seraient mes seuls souvenirs ! Que n’aurait

pas fait ma mère ? Je demandai quelles étaient les livres les plus simples pour

commencer. Demain, je ferais tout cela !

À table, la conversation resta longtemps sur la création artistique, sujet jamais

évoqué, sans doute sur le cher vaisseau, ni avant ni après. Le peintre était de

l’opinion que Tahiti est la terre idéale pour la peinture, la musique et la poésie,

mais surtout pour la peinture, qui se contente de tubes de couleur, de pinceaux,

d’une toile et d’un chevalet. L’exemple de Gauguin était là ! La musique ne

pouvait être que d’exécution on d’audition, tout moyen de création étant dans

l’impossibilité d’être joué en public, même par un petit orchestre. Oui, peut-être,

un nouveau Chopin pourrait-il écrire de la musique de piano… mais qui le

saurait ?

Quant à la poésie, elle restait à faire. Oui, théoriquement, c’était possible… mais

qui la lirait ? La forme la plus imaginable, c’était la chanson : un texte poétique

chanté à la guitare. Cela pouvait compléter la création maorie ou celle des exilés

dans ces îles si particulières. De plus, dégagée des contraintes de l’écriture et de

la rime, les paroles sont aisément traduisibles en Anglais ou toute autre langue.

Les quelques invitations au carré des officiers ou au carré du commandant, qui,

lui, avait souvent à sa table le commandant Cabanier, le colonel de Conchard et

parfois le gouverneur et madame, n’était qu’une petite partie de la vie des

officiers du Chevreuil. Accosté, on s’en souvient, face au palais du gouverneur,

il était aux premières loges pour tous les défilés ou manifestations officielles

possibles, et heureusement peu fréquentes. De plus, participant à la défense de la

capitale, il se trouvait associé à l’artillerie, dont les noms de Conchard, Molinaro

et Wlérick rappelaient l’existence, plus que le canon de 6 pouces monté hors de

vue en haut de la colline du pasteur Vernier. On se souvient que le capitaine

Cékutovitch était affecté à la défense de Nouméa. Quant au colonel de

Conchard, il n’était qu’en inspection à Tahiti.

Cette inspection se traduisit par un tir de la pièce en obus réels.

Tous les officiels étaient présents, un 22 octobre sans éclat particulier, à côté de

la pièce, qui tira à cadence satisfaisante plusieurs salves. Les obus tombèrent

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bien tous au centre de la passe, comme prévu. Le colonel se déclara satisfait. On

ne pouvait faire mieux avec un seul canon et sans but visible.

Pour fêter cette occasion, le gouverneur donna un bal dans les jours qui

suivirent. Outre l’amiral, figure hiérarchique qui, évidemment ne dansait pas, on

y vit les principales autorités maritimes et militaire, comme le commandant

Villebois, aussi gascon que son prédécesseur, le commandant Artigue était

marseillais, le toujours distingué et caustique colonel de Conchard. Etaient

présentes également, des figures ecclésiastiques parmi lesquelles le bon pasteur

Vernier, somme toute associé à juste titre à l’équipe de canonniers, puisqu’il

serait le premier à recevoir les obus ennemis dirigés contre la batterie. Je

reconnus aussi le banquier, avec qui j’avais travaillé à l’élaboration du rapport

sur l’économie de temps de guerre pour les îles de la Société. Je saluai aussi sa

femme, dont le commandant Artigue appréciait la beauté au point de l’avoir

recommandée au jeune midship en mal d’amour. Ce faisant, il espérait se faire

pardonner de ne pas avoir suivi l’avis du commandant, tout en pensant que

celui-ci n’avait probablement pas parlé de ses projets.

Il fut heureux d’apercevoir la figure joviale et sérieuse du commandant Braud

qui, sur son « Oiseau des îles » était sans cesse en mer dans la vaste étendue

marine, faisant la liaison entre les îles en ce qui concerne le personnel et les

courriers importants pour le compte de la marine. Le sympathique trois mâts-

goélette, qu’il était bien dans l’atmosphère de cette Océanie peuplée depuis si

longtemps par ces maoris sur leurs grands radeaux à voile qui partaient vers

l’inconnu en suivant les étoiles ! Qui aurait trouvé mieux ? Et qui, mieux que ce

commandant, aurait pu le piloter dans la myriade d’archipels dont il semblait

faire partie ?

Cette réception fut aussi l’occasion de parler avec le consul anglais, Mr

Cameron, et d’organiser quelques parties de tennis. Il était très optimiste quant à

l’évolution de la guerre, après la défaite allemande devant le Caire et maintenant

le débarquement américain en Afrique du Nord.

Pour se remettre de ces mondanités, on alla dîner à bord avec Léodie, Eliane, et

de Vésins, qui préférait visiblement les charmes de celle-ci à ceux de son amiral.

Quelle merveilleuse détente !

L’amiral, cependant, restait bien présent.

En effet, dès le lendemain, il consolidait sa position en faisant l’inspection du

Chevreuil, ce qui fut pour lui l’occasion de faire, sans aucune note, un fort beau

discours, dans lequel il se félicitait de voir un bâtiment aussi bien entretenu et

aussi actif. Il insistait sur l’importance de la participation des Tahitiens à la

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libération de la patrie, dont il ne doutait pas de l’issue finale, qui serait la

victoire du Bien sur le Mal. Les circonstances avaient récemment démontré la

détermination de tout son équipage face à l’ennemi. Il savait que tous à bord

étaient des braves, et qu’il pouvait compter sur chacun pour faire son devoir.

C’était ce qu’il fallait dire à son niveau, sans vaine éloquence. C’était clair et

net, dit sur un ton de remerciement et d’encouragement dans lequel l’autorité

faisait place à la Vérité. Cette Vérité venait d’en haut. Il fallait en être digne.

Une brève inspection de Bora-Bora et de Raïatéa, dans les proches îles sous le

vent avait précédé le départ de l’amiral.

Après un discours émouvant à bord du Chevreuil, il embarqua sur le Cap de

Palmes en direction de Nouméa, où il rejoignait son poste de Haut Commissaire.

Il était accompagné par de Vésins, ainsi que du colonel de Conchard.

Le Chevreuil, qui gardait le commandant Cabanier, rentrait seul à Papeete.

Les longs voyages vers les îles importantes allaient commencer sous son

autorité, en cette fin novembre 1942.

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Chapitre 20

Les quelques jours à Papeete allaient être pleins de douceur pour notre midship.

Cela venait en partie de la certitude qu’il avait d’avoir remis en mains sûres une

lettre pour son oncle Francis à New-York à une personne dont il avait fait

fortuitement la connaissance lors du départ de l’amiral. Il s’agissait d’un

scientifique qui, pour des raisons mal comprises, retournait à New-York après y

avoir séjourné dans l’entourage de l’illustre grand-père. Arrivé de Nouméa

depuis peu, presque personne ne le connaissait, et notamment notre midship.

L’émotion avait été grande quand ils avaient fait connaissance, sans doute grâce

au gouverneur. « Comment, vous êtes le petit fils du grand homme, du grand

patriote qui a tant fait pour soutenir le général de Gaulle ? Sachez qu’il est resté

jusqu’à la fin le grand seigneur qu’il a été toute sa vie ! ». Ces paroles étaient

restées gravées dans le cœur du jeune homme avec la force d’une révélation. En

un instant, la noble figure de Jean était apparue. Ce visage de prophète qu’il

avait aimé et admiré, voilà qu’il surgissait à nouveau. Son regard bleu, souvent

plongé dans un ciel intérieur, sa diction rapide, surgie de l’émotion avec la force

d’une pensée qui semblait prendre forme avec la phrase…tout cela jaillissait de

si loin ! Je me souvenais toujours de la dernière phrase qu’il m’avait dite :

« Quoiqu’il arrive, garde la tête haute ! ». C’était bien de lui, cet ultime conseil,

cette forme lapidaire, presque théâtrale. Cela aurait pu être du Corneille. Qui

d’autre aurait su la trouver, cette phrase ? Et qui sait s’il serait parti sans elle ? Il

avait trouvé le mot juste, dans l’inspiration, à cet instant suprême. Ce mot état

resté, gravé pour la vie.

Encore plongé dans cette apparition, j’avais passé la soirée chez Barzilaï, à

Pirae, à écouter du Bach. Après un jour de garde, j’étais retourné là bas. On

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s’était tous retrouvés, avec Wlérick, Eliane, Léodie, Dolly. On avait fait de la

pirogue avec Rose. Il pleuvait souvent dans la journée, mais le coucher de soleil

était toujours splendide sur Mooréa. On avait rencontré un couple de peintres

très intéressants, que j’allais revoir plus longuement. Ils portaient le nom un peu

mystérieux de Mordvinov. Ils prêteraient la correspondance de Van Gogh avec

son frère au nouvel amateur de peinture dès son retour des îles Tuamotu. Il

fallait d’abord finir le beau roman de Cronin, « les clefs du Royaume ». Je

trouvais dans ce livre un idéal que: je ressentais profondément : l’hypocrisie de

ces pratiquants qui semblent pouvoir tout se permettre puisqu’ils vont à la

messe, et en font état en toute sincérité apparente. Cela blessait notre jeune

homme, attaché à la pureté de l’amour. Au moins, le père Chrisholm préférait

l’honnête homme qui, même athée, aime son semblable, comme ce médecin qui

sauve des centaines de vies, à celui qui fait la bringue pendant six jours et va à la

messe le dimanche. C’était rassurant de lire ces propos, si en accord avec ce que

j’avais appris de la vie en regardant tous ceux qui avaient été l’exemple de mon

enfance. Les autres étaient différents ; voila tout. On aurait pu les envier, mais

étaient-ils plus heureux ? Quoiqu’il en soit, c’était un beau livre, qui faisait

réfléchir.

L’appareillage pour les Tuamotu mit fin à ces pensées philosophiques.

Comme d’habitude, le commandant Cabanier prenait la chambre de notre

midship, qui partageait celle de Devaux. Etaient embarqués également un

docteur, un administrateur maori et, heureusement l’ami Barzilaï, chargé de

représenter l’armée de terre aux yeux des populations (On se souvient qu’il avait

été aide de camp de l’amiral à Nouméa). Wlérick, quant à lui, restait à Papeete

en tant qu’artilleur.

L’un des derniers jours de novembre de cette année 1942, si cruciale pour l’issue

de la guerre, le vaillant aviso appareillait pour sa mission de propagande auprès

de la vaillante population maorie des îles Tuamotu, à une journée de mer au vent

de Tahiti.

La mer avait été très calme. Après un appareillage en début d’après-midi, et un

quart de minuit à quatre heures du matin pour moi, on arrivait en fin de matinée

à Rangiroa, la première du long groupe des îles au vent prévue dans le

programme. Elles présentent une grande monotonie avec un lagon circulaire, le

plus souvent ouvert par une passe, en tout cas pour celles accessibles par les

goélettes qui assurent le courrier. Le récif casse la grande houle du large, ce qui

garantit une eau calme à l’intérieur. La relativement faible profondeur du lagon

donne sous le soleil, si haut toute l’année, une couleur verte sur le fond blanc de

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sable, qui croît en intensité en s’approchant de la plage, la belle plage blanche

des îles coralliennes, comme célébrée par la longue ligne des cocotiers, ce rêve

de l’Occident, là sous leurs yeux.

Il faisait très chaud, la brise thermique étant faible pendant l’été. Le soleil tapait

dur sur le regard encore ensommeillé du midship. De garde, il devait assurer les

mouvements entre le bâtiment et la terre à l’aide du canot, seul moyen

disponible lorsque le Chevreuil était au mouillage. Le canot mis à l’eau finit par

démarrer. La délégation rencontra les responsables de l’île, sans problème

apparent. L’accueil était excellent. Pendant ce temps, à bord, on pêchait deux

requins de 1 mètre 50, toujours impressionnants par leurs coups de queue, et

quelques loches.

Le lendemain, on appareillait tôt dans la matinée pour Apataki. On mouillait au

voisinage d’un quai minuscule, au près d’une dizaine de petits côtres, incitation

pour aller à terre, ne fût ce que pour parler à leurs propriétaires.

Malheureusement, je n’eus pas la possibilité de quitter le bord. Quelques

problèmes de gyroscope avaient inquiété le commandant, à juste titre, car il

fallait naviguer avec précision dans tout ce chapelet d’îles, ce qui exigeait des

points fiables par séries de relèvements au compas au départ d’une île, puis une

route sûre, en grande partie de nuit, à proximité d’îles basses. Il est vrai que la

visibilité était bonne, mais on pouvait toujours craindre des grains importants. Je

me souvenais de la célèbre nouvelle de Joseph Conrad, « The end of the tether »

(36) qui figurait au programme d’entrée à l’école navale et dans laquelle le

second avait causé la perte du dernier cargo commandé par un vieil homme qu’il

jalousait, en plaçant une masse de fer à proximité du compas… et le navire avait

été sur les récifs. Comme tous les bâtiments modernes, le Chevreuil avait un

gyroscope, infiniment plus sûr que le compas magnétique, même

systématiquement compensé pour chaque cap comme l’exige le règlement. Ce

second compas, situé à côté du compas principal, est une sécurité essentielle,

mais il valait mieux s’en passer.

Gyroscope ou non, il fallait appareiller dans la soirée. En attendant, on

s’efforçait de contrôler le compas magnétique, au moins pour le cap du bâtiment

au mouillage actuel. La visibilité excellente permettait une vérification rapide

par quelques visées sur la terre, mais la cartographie, déjà ancienne, n’était pas

une référence absolue dans cet immense paquet d’îles basses, dépourvues

d’amers caractéristiques.

Le commandant était nerveux. J’étais de quart depuis l’appareillage jusqu’à 20

h. Il fallait profiter des dernières heures de jour pour faire de fréquentes

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comparaisons entre le gyroscope et le compas magnétique. Finalement, tout

paraissait normal. Le commandant et l’officier de quart, rassurés, purent aller

dîner et bien dormir. Il est vrai qu’après avoir subi bien des tempêtes et même,

craint d’être pris pour cible par une escadre japonaise, il aurait été navrant de

voir le pauvre Chevreuil terminer sa carrière de façon peu glorieuse sur un récif,

par une nuit tranquille d’Océanie, toute parfumée de l’odeur des îles. Ces îles de

la paix et du bonheur qu’il avait pour devoir de réveiller pour une noble cause !

La nuit limpide, la mer sans une ride avaient bientôt rassuré tous les navigateurs

et fourni un sommeil bien mérité à tout l’équipage. Du reste, le gyroscope avait

retrouvé la santé, ce qui était le principal. Le fidèle aviso arrivait ainsi dans la

matinée à une autre petite île, du nom de Takarao. Tout y paraissait facile. Les

habitants étaient ravis de voir le pavillon français. Ils étaient gais et accueillants.

Cela se traduisit par un grand nombre de « tamurés » chez les particuliers ainsi

qu’à l’école, qui venaient rythmer vigoureusement les intervalles entre les brefs

discours de bienvenue et de remerciements. Parfois, tout heureux de se servir de

mon Tahitien sommaire, je répondais aux « Iorana Tomana » adressés au

commandant. C’était vraiment une langue chaleureuse et sonore, qui se prêtait

bien aux discours.

Ces joutes oratoires et ces danses étaient suivies d’un somptueux repas comme

on en fait là bas avec, cuit au four tahitien, c'est-à-dire sous la terre, le cochon de

lait puis le « poé ». Il y eut ensuite un concours de javelot fort impressionnant, à

la suite duquel notre midship, accompagné de Bureau, Devaux et Barzilaï

allèrent se baigner parmi les cotres en défiant (avec prudence) les requins que

personne ne semblait craindre ici, pas plus qu’à Tahiti.

Les jours suivants furent sans événement particulier. Ce fut d’abord l’autre

petite île de Makemo, où nous assistâmes à une course de pirogues, ces pirogues

à balancier unique qui nous avaient étonnés à notre arrivée à Tahiti. Puis celle de

Fakaréva, qui accueillit le Chevreuil sous la pluie. La passe d’entrée présentait

un spectacle étonnant, toute frisée par le vent tandis que, sous la violence d’un

soleil subit, en sautant par dessus la crête des vagues, un banc de marsouins

faisait un extraordinaire ballet de bienvenue.

Je ne me souviens plus dans quelle petite île privée de passe j’avais été envoyé à

terre dans une pirogue tahitienne armée de six nageurs. Il fallait passer par-

dessus le récif, poussé par la houle du large. On s’approchait à belle allure, puis

à une vingtaine de mètres, le barreur ordonnait de lever les rames, en gardant le

cap, et commençait à compter les vagues. Quand la troisième arrivait il criait en

tahitien de tirer fort… et on passait, entraîné par la crête. C’était impressionnant

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et exaltant. Sortir du lagon était presque plus difficile, car il fallait beaucoup

plus de vitesse pour contrer la vague. Il faut l’avoir fait pour savoir ce que c’est,

disait-il plus tard, heureux de cette expérience peu commune.

Ce souvenir hors du temps n’avait pas retardé le départ de l’île de Fakaréva ni le

retour, sans histoire vers Papeete, où le Chevreuil arriva après deux jours de

mer. On venait du N.E, ce qui impliquait cette fois-ci, une route faisant le tour

par la pointe Vénus. Cette approche me faisait passer devant le récif de ma petite

plage noire de Taunoa, belle et mélancolique.

On était début décembre. Un an avait passé depuis Pearl Harbour ! Toujours

cette impression déroutante qu’un grand nombre de jours avaient marqué le

temps, sauvé jusqu’ici la civilisation du désastre, maintenu vivant le rêve des

Français Libres, et qu’ils étaient déjà au loin, envolés, insaisissables comme une

poignée de sable emportée par le vent.

On ne restait qu’une semaine à Papeete.

Curieusement, la première occupation de notre midship ne fut pas de se

précipiter chez ses amies, mais, en quittant le bord à 16 h. (selon le service

ordinaire au mouillage), de se précipiter chez l’encadreur qu’il connaissait pour

prendre des tableaux qu’il avait commandés. Il partageait désormais cette

passion avec François Bureau, toujours sans savoir que celui-ci avait un père

architecte et connaisseur en art. Au fond, il y avait une certaine analogie entre

ces personnages apparemment si différents, dont la hiérarchie accentuait, cela

était inévitable, l’opposition des caractères. J étais à priori, plus enclin à aimer la

peinture mais, moins érudit que mon aîné, j’étais plus enclin à inventer qu’à

apprendre. J’étais le seul à bord à oser écrire de la poésie, et cela impliquait sans

que j’en eusse eu conscience un état de vide intérieur dans lequel les mots

devaient s’accorder à un état d’âme que rien ne devait troubler. La peinture était

pour nous une simple mémoire de la Nature, un moyen de rapporter des

impressions visuelles plus personnelles que la photographie en noir et blanc.

Hélas !je ne savais toujours pas dessiner, ce que sa mère savait si bien faire.

C’était elle qui aurait mérité de voir ces pays de rêve, elle qui peignait si bien la

Bretagne. Quant à son père, il n’aurait pas été long à trouver ici un nouveau

sujet d’inspiration. Il y avait bien eu Gauguin !

Faute de mieux, j’avais donc commandé quelques petits tableaux des environs à

ce peintre que Bureau avait invité à déjeuner, on s’en souvient. Je les

rapporterais en quittant le Pacifique, si la guerre devait se terminer un jour.

Mais, le vrai pays, je l’avais sous les yeux. je ne m’en privai pas le lendemain

où, en compagnie du commandant Cabanier, du commandant, de Barzilaï et de

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Wlérick,je passai la soirée à Pirae avec nos amies. Il y eut un tamuré familial ;

Léodie et Eliane chantèrent, toujours aussi belles dans leurs paréos bleus ou

verts, de leurs voix toujours aussi pures. Comme d’habitude, je restai dormir

chez Barzilaï.

Puis je fus de garde ; puis il y eut un dîner à bord avec des invités de François

Bureau ; puis j’allai marcher à Taunoa et, sur le chemin du retour, fut dépassé

par le commandant et le commandant Cabanier qui me déposèrent à Pirae où, le

lendemain on assista à une pêche au filet. Pourquoi les poissons ne sautent ils

pas en dehors de la zone entourée par le filet ? Tout le monde était d’excellente

humeur. On rentra à bord le jour même à O9 h. pour appareiller à 11h. Je notai

la date du 11 Décembre.

On partait pour les îles Marquises.

La mer était calme. Le temps était beau. L’immensité du large parut pendant les

deux jours de la traversée dans sa splendeur renouvelée. Je jouai aux échecs

avec Barzilaï, excellent joueur et avec un quartier-maître nommé Chaliot,

également d’un niveau élevé. Je pratiquais l’ouverture italienne que j’avais

quelque peu étudiée, et espérais pouvoir continuer en jouant le gambit d’Evans

ou même l’attaque de Max Lange, par quoi j’avais un certain temps l’initiative.

Comme au tennis, j’étais un joueur d’attaque plus que de position, ce qui m’était

reproché par les joueurs prudents. Mais, quand j’avais les noirs, j était obligé de

subir, situation difficile quand Barzilaï faisait l’ouverture espagnole, très

agressive (à l’ouverture par le pion de la dame, il réservait la tranquille défense

indienne). De temps en temps, on levait les yeux pour regarder la mer bleue.

Presque trop tôt, ce fut l’arrivée.

C’était Noukahiva, la plus grande de ces îles volcaniques majestueuses et

mélancoliques. Ce fut le B.N.L.O. Jackson qui, fort amicalement, le réveilla

juste avant l’arrivée pour lui faire admirer le paysage. C’était, effectivement

magnifique, avec les grandes masses volcaniques qui plongeaient de haut dans le

bleu de l’eau profonde sans transition aucune. Le paysage, sans arbres, couvert

d’une végétation d’un vert uniforme, et sans habitations, hormis le fond de

quelques baies déchiquetées, participait de cette sensation d’isolement qui, si

différemment de ce que l’on ressent à Tahiti, frappe d’emblée le navigateur. En

se documentant quelque temps après sur l’histoire des Marquises, notre midship

lut avec horreur que ces îliens avaient longtemps pratiqué, quoique maoris, le

cannibalisme, encore constaté vers les années 1880 sur une trentaine de cas, ceci

quarante ans après l’annexion par la France. Et l’appréhension ressentie aux

Nouvelles Hébrides sembla soudain devoir être présente aussi dans ces îles, si

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loin du flot des premiers habitants, et que l’on disait peuplées déjà mille ans

avant notre ère à partir des populations de Taiwan qui elles, existaient déjà trois

mille ans avant. Les maoris auraient eu l’idée géniale de la pirogue à balancier,

ce qui rendait possible les voyages océaniques, interdits jusqu’alors. Sans doute,

hélas ! Le manque de nourriture et une pêche insuffisante avaient-ils rendu

nécessaire le cannibalisme, présent dans les chansons d’autrefois. Enfin, c’était

fini !

On avait mouillé d’abord dans la baie des contrôleurs. L’eau était d’un bleu

profond, signalée ici (ce qui accroissait l’impression d’un faux paradis) pouvoir

abriter le redoutable requin marteau. La baie est longue et imposante avec ses

bords élevés. On était en uniforme kaki avec le casque colonial (le soleil tapait

dur). La population, très amicale fit vite oublier ses anciennes pratiques, qu’il

valait mieux oublier. À 09 h., la délégation habituelle du bord débarquait dans

une grande baleinière de récif, au fond de la baie après avoir remonté un bras de

rivière. Elle fut alors accueillie par un représentant de l’administration locale.

On serra beaucoup de mains. On se demanda comment le premier navigateur

(était-ce Cook ?) avait été reçu. En tout cas, on avait beaucoup de chance ! On

marcha sur un sentier taillé en forme d’escalier assez curieux, d’où on monta

voir des « tikis », sans doute utilisés par les premiers maoris dans des réunions

religieuses inconnues. Puis on rentra déjeuner à bord. Le cuisinier de l’amiral

était un vrai chef. Il aurait dû nous le laisser !

L’après midi, appareillage pour Taiohaé qui est au fond de la baie voisine.

Toujours cette racine taï aurais-je dû me dire et qui, à elle seule, comme dans

Tahiti faisait remonter l’origine des Maoris en Thaïlande ou plus loin encore à

Taïwan, à partir de la Chine du Sud. Mais comment demander à un jeune

midship, tourné vers la découverte d’îles nouvelles et pleines d’imprévu, de

s’occuper de ce qui s’était peut-être passé il y avait quatre mille ans, si ce n’est

l’étonnant souvenir que les Maoris avaient gardé, au moins mille ans plus tard,

de leur origine si lointaine ? Il était cependant plein d’admiration pour

l’attachement sincère à la France de tous les habitants de ces îles, pourtant si

isolées et si récemment pacifiées. Il s’étonnait aussi de la beauté de la langue

maorie, de sa survie parmi le millier de langues qui l’entouraient à l’origine, de

la mémoire qu’il avait fallu pour la garder intacte dans toutes ces îles, si

éloignées les unes des autres. Le site était superbe, la baie large et bien abritée,

le village très propre. Aussi, le bain sur la plage du Résident, au sable blanc

d’une finesse exquise sous les pieds fatigués par la marche, fut-il délicieux. La

journée, commencée sous des auspices quelque peu austères, s’achevait bien.

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Après une escale sans grand intérêt à Ouapou, escarpée et, sans doute peu

habitée, dont le mouillage revêtait aux yeux de notre midship un aspect breton

(peut-être évocateur des environs de Brest en plein été), on était arrivé de bonne

heure, toujours par un temps superbe, à Tahouata, île de dimensions

comparables. La baie de la Résolution, où le Chevreuil jetait l’ancre pour la

matinée, présentait un fort joli décor. On était mouillé non loin d’une falaise de

rochers, d’où, avec Devaux et Legrand, une fois débarqués, il suffisait de longer

une plage pour arriver à un petit village. C’était là qu’en 1842, plusieurs

officiers, marins et soldats avaient péri dans une embuscade. Une pierre

commémorative rappelait ce tragique épisode, témoin du comportement

belliciste des habitants de l’époque. L’escadre de Dupetit Thouars avait croisé,

on le sait, dans les Marquises à cette occasion. Oubliant ce funeste épisode,

Devaux et Legrand regagnèrent le bord en pirogue, chargés de volailles

fraîchement égorgées, tandis que je préférai me charger de bananes sèches après

un bain qui parut excellent.

Les volailles et les bananes ayant, sans aucun doute été utilisées à bon escient

par le cuisinier, on appareilla à 13 h. pour l’île voisine d’Atuana, appelée plus

couramment Hiva-Oa, et qui est sans doute plus près de Taouhata que Mooréa

de Tahiti. Elle est sensiblement de la même superficie que Nouka Hiva, soit

environ le tiers de celle de Tahiti. Elle est plus boisée et culmine à 1300 m.,

altitude qui, pour une île de quelque 300 kilomètres carrés lui donne un aspect

majestueux. La baie de Puamau était d’ailleurs fort belle. Le midship avait noté

que l’île est la plus importante des marquises, en tout cas sur le plan

administratif ; qu’elle avait été découverte par un espagnol à la fin du 16 éme

siècle, qu’elle avait été annexée par la France en 1842, mais que de nombreux

cas de cannibalisme avaient retardé l’installation des métropolitains pendant une

cinquantaine d’années, les missionnaires ayant visiblement eu beaucoup de mal

à persuader les indigènes qu’il ne fallait pas manger son prochain, même en

l’absence de plainte. Cela n’avait pas empêché Paul Gauguin, ni plus tard

Jacques Brel, de venir y composer et y mourir en paix, entourés de paisibles

îliens. Le village d’Atuana, derrière une des pointes de la baie était le siège

administratif depuis 1904. C’est là qu’il fallait se rendre pour des officiels, dont

on ignorait tout, sachant seulement que la population de cette île principale ne

dépassait guère mille habitants, après avoir été très dense autrefois Malgré une

houle un peu forte, on débarqua avec un prêtre, qui devait être attaché à

l’évêque.

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Peu intéressé aux affaires religieuses des Marquises, j’eus cependant l’agréable

surprise d’être reconnu dès mes premiers pas à terre. « C’est vous,

lieutenant ? », avait dit une douce voix toute timide. C’était une jeune fille

aperçue à Pirae ; Elle attendait le « biniou » du bord, un jeune Tahitien du nom

de Temauri. En attendant, elle fit visiter la maison de son oncle, en dessus de la

plage, puis le village, d’une grande propreté. On ne peut imaginer l’agrément

que cause au une telle rencontre au visiteur d’une île inconnue et sauvage et de

se sentir, sans souci, conduit vers les endroits intéressants.

Notre midship, qui n’avait heureusement pas été demandé pour les discours

officiels, regagna le bord pour dîner : le temps menaçait de se gâter, ce qui aurait

rendu l’embarquement difficile. Cependant, le calme revenait. Il accepta de se

joindre à une pêche à la chevrette, dans le louable but de préparer un festin pour

le lendemain. Malgré l’heure tardive, il fut remplacé à la passerelle par Devaux

pour la quart de minuit et débarqua avec Temauri à un appontement abrité. Les

harpons furent fournis par l’amie commune et après une recherche qui parut

interminable, le midship et le « biniou » retrouvèrent le reste de l’équipe. Il

fallait remonter une petite rivière, car, nous avons oublié de le dire, la chevrette

est une grosse crevette d’eau douce. On la pêche la nuit avec une lampe. La

lumière attire la chevrette. Elle s’approche de la surface, dans le cône éclairé. Il

ne reste plus qu’à la harponner. C’est une jolie pêche, qui ressemble à un jeu :

chacun a sa chance et il n’y a pas de victimes innocentes ni de gaspillage comme

dans la pêche au filet, facile et cruelle. Mais c’est un jeu pour lequel il faut un

coup d’œil exercé ; en effet il est nécessaire de tenir compte de la réfraction du

rayon lumineux dans l’eau, habitude oubliée depuis ces rochers bretons qui

présentent un aspect différent sous la mer, comme rapprochés, au point de passer

au dessus d’eux en canot alors qu’on croyait devoir toucher. Mais alors il fallait

les éviter ; maintenant il fallait faire mouche, dans la nuit, concentré sur le

pinceau de lumière, les jambes immergées jusqu’au genou dans la rivière, les

pieds trébuchant sur les irrégularités du fond. Temauri expliqua qu’il fallait viser

un peu en avant de la chevrette pour voir briller ses yeux, puis piquer d’un coup

sec dans cette direction. Cela demandait un peu d’entraînement ; beaucoup

même ce disait notre midship. Il finit tout de même à en prendre six après en

avoir raté trois sur quatre et rentra à bord fort tard et épuisé, maudissant la pêche

de nuit, et toute pêche en général.

Il n’eut que le temps de se jeter au lit. On appareillait. On avait ces fameuses

chevrettes. Devaux prenait la quart jusqu’à 04 h, puis l’officier en second. Il

pourrait dormir, l’heureux midship, tout le reste de la nuit !

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Dans la hâte de la journée (et il faut le dire, dans l’ignorance de l’histoire des

Marquises) nos navigateurs, dans leur unique souci de montrer le pavillon

français, avaient omis de se renseigner sur les coutumes des polynésiens

d’autrefois. Ce n’est que plus tard qu’ils regrettèrent de ne pas avoir vu la vallée

de Taaoa et son vaste site archéologique ; la vallée d’Hanaipoa et ses lieux

sacrés et la vallée de Tahauku avec ses fortifications de 9 étages de pierres

massives. Ils étaient jeunes ! et puis c’était la guerre et le temps était compté.

La nuit avait été brève, et bientôt, sans se soucier des ancêtres maoris, on

rappela aux postes de mouillage.

Malgré le temps couvert, l’île Vierge (c’est son nom) apparut tout de suite dans

sa farouche majesté. De toutes ces îles, c’était la plus belle. Elle portait bien son

nom car aucun village, aucune maison ne venait altérer la grandeur de la nature

autour du mouillage, au milieu d’une baie, qui aurait pu être un fiord de quelque

Norvège tropicale, avec ses falaises d’un vert luxuriant plongeant dans les

profondeurs silencieuses d’un autre monde.

Le Chevreuil était à l’ancre à côté d’une goélette du pays qui, seule atténuait

l’impression de solitude. Il était 7 heures du matin.

Bureau, le B.N.L.O Jackson et moi-même s’étant portés volontaires pour

prendre contact avec cette île au nom si attirant, débarquâmes sans tarder au

fond de la baie, encore sombre et pleine de mystère. Le soleil, en montant,

donnait déjà un éclairage plus lumineux sur ce fiord, ce qui donnait, les nuages

maintenant dégagés, des couleurs d’une vivacité surprenante sur le bleu intense

de la mer. Un sentiment d’accueil, un accueil de la seule nature, prenait soudain

la place de la tristesse première ressentie devant tant de solitude et de grandeur.

C’était, vraiment, le plus beau spectacle jamais vu. Cette impression ne faisait

que s’amplifier en montant depuis la vallée vers la crête, pour atteindre l’extase

en se penchant du haut de la falaise, qui surplombait la baie de ses 700 mètres

d’altitude.

C’était inoubliable !

La baie, presque petite maintenant, était toute entourée de montagnes à pic. Plus

loin, une série de montagnes déchiquetées et sauvages donnaient au premier plan

une profondeur calculée, comme un soutien orchestral fait pour l’ensemble qui,

cadre grandiose, mettait en valeur le parfait découpé des courbes de la rive

autour de la profondeur bleue sous le soleil.

En bas, deux petites taches allongées, deux petits jouets : le Chevreuil et la

goélette rappelaient à nos voyageurs la présence de l’homme, l’existence de

l’aventure. Que c’était beau ! L’aventure devant l’infini ! L’homme devant

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Dieu ! C’était donc le Paradis. Il n’était pas au loin, dans l’imaginaire, mais là

sous leurs yeux, sous leurs pieds.

L’extase les paralysait. La brise de l’altitude rafraîchissait toutes les sensations

solaires de cette fin de matinée. Il aurait fallu rester. Mais il fallait redescendre.

On ne reste jamais longtemps au Paradis, se disaient-ils, sans réaliser que ce

Paradis était, déjà sur terre, le symbole de la virginité du corps et de l’âme. Cette

découverte, même non formulée, fortifiait sa conviction que la France ne devait

jamais accepter d’être violée, qu’il devait garder sa pureté de sentiments, et que

cela était l’amour.

Nos trois explorateurs de l’autre monde redescendirent, tout grisés de bonheur,

pour retrouver le chemin qui les avait conduits jusqu’au sommet. Du reste, la

descente était plus aisée que la montée, et la brise était rafraîchissante.

Il ne restait plus qu’à appareiller pour une autre baie, dénommée « du bon

repos », ce qui justifiait le choix de l’emplacement pour le petit village, où un

missionnaire fort courtois fit à Bureau et au midship l’honneur d’une visite

complète. Le commandant les avait rejoints. Barzilaï et un marquisien avaient

rallié indépendamment depuis la première baie après une marche de quatre

heures, digne d’authentiques explorateurs.

La journée comportait une visite à l’école du village, symbole important de la

réalité française et de son avenir. Et c’est ici que nos officiers devaient recevoir

le choc le plus imprévu au milieu de ce décor tropical de l’autre bout des

océans : Tous ces élèves, de six à dix ans, parlaient parfaitement français, au

point de réciter l’un après l’autre un court poème de La Fontaine sans la moindre

faute. Belle leçon.

On ne va tout de même pas leur faire passer un examen, dit en riant le

commandant !

Cependant, l’excellent missionnaire tenait à conduire les visiteurs auprès du chef

du village. C’était un ancien champion local de bicyclette, encore très gaillard,

ce qui ne l’empêchait pas de collectionner les belles coupes maori et surtout des

casse-têtes pour honorer la tradition.

La journée s’était terminée par un bain avec Bureau et une longueur de plage à

cheval, moyen de déplacement auquel il fallait s’entraîner quelque peu en vue de

conférences à venir avec les chefs maoris, d’un tamuré à l’autre.

Dans la soirée de ce 17 décembre, on appareillait pour le retour.

On arrivait à Papeete le dimanche 20 à 08h00, après une traversée des plus

calmes.

Il faisait très beau mais très chaud.

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Les jours à Tahiti étaient, dans leur nature, différents des autres et le resteraient

toujours.

Tahiti, c’était un autre monde. C’était le point fixe de ses aventures, le lieu où il

avait ses amis et ses amies, où se rassemblaient les souvenirs, comme des

oiseaux perdus sur l’immensité des mers se posent sur une île. Ils étaient aussi

dans sa cabine du Chevreuil, mais trop bousculés par les mouvements du navire,

le va et vient autour du carré, les contraintes des changements de quart, la

fatigue, la routine du service à la mer, la menace du danger. Seule la tranquillité

de certains quarts de nuit au large, par beau temps, quand la lune scintille sur

l’immense miroir de l’eau et que le mouvement de navire semble participer à

une indescriptible féerie sous les étoiles, permettait de sentir leur présence

invisible. Mais l’extase était trop grande pour les garder et ils s’envolaient

bientôt, comme dissous dans l’infini.

À Tahiti, ils avaient toute la place pour aller et venir au milieu des choses de la

vie, au hasard des rencontres, surgissant de façon imprévue d’un mot, d’une

impression, d’un sujet de conversation. Cela excluait le large. Cependant, la

rencontre de Robert Dalsace à Nouméa avait fait renaître de façon magistrale

une page du Passé par l’air de Bach. Et, sans doute, si notre midship n’avait

connu que Nouméa, c’est la Calédonie qui aurait servi de catalyseur, tout aussi

réel.

Mais c’était Tahiti, Tahiti toujours recommencée, comme la mer. Le Présent

était plus beau, et par là, il rendait moins mélancolique les accents du Passé. Il

les faisait même oublier dans la chaleur charmante de son exotisme, tandis que

notre midship découvrait le merveilleux de la vie au milieu des épreuves de la

guerre et de l’exil. Ce merveilleux était inscrit dans le nom, si magique de

Tahiti, qu’il n’avait compris que bien plus tard, mais que Pierre Loti avait

adopté de façon symbolique, après que tant de navigateurs eussent été séduits.

On ne pouvait pas imaginer que la si extraordinaire île Vierge ou aucune des

Marquises eût pu prendre la place de Tahiti : elles étaient trop sévères dans leur

grandeur, et si Gauguin s’y était réfugié, c’était pour y chercher une solitude

d’artiste. C’était une illusion de Paradis, sans les hommes, leurs chants, leur

amour, sans grands lagons pour les pirogues, pour la nage au milieu des

poissons de toutes les couleurs. Tahiti avait ses plages blanches et ses plages

noires ; on circulait en terrain plat tout autour et la montagne était en dessus,

imposante mais pas écrasante. On pouvait toujours la trouver, pour des

excursions relativement faciles jusqu’au sommet, pourtant élevé, ou pour y

cueillir des oranges. Mais elle ne s’imposait jamais.

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Et puis, en face, il y avait Mooréa, élégante et tranquille, avec ses deux grandes

baies abritées. Mooréa, ce sublime décor dans le soleil couchant. Rien au monde

n’était plus beau. Tahiti n’était pas seule devant l’océan avec sa presqu’île,

réplique mineure en forme de miroir : il y avait Mooréa en face pour la regarder

et être regardée. Cela compte de ne pas être seule dans l’immensité !

Finalement, il y avait avant tout, partageant le même amour pour s’y être fixés,

des personnages intéressants, ce peintre et ces musiciens de valeur qu’il allait

mieux connaître. Il y avait, il ne l’oubliait pas non plus, tous ces artisans qui

travaillaient si joliment le bois, notamment le bois de to, ce genre d’acajou

sombre, qui allait si bien avec les grands coquillages jaunes ou gris. Il se

souvenait d’avoir commandé un jeu d’échecs de grandes dimensions avec des

pièces quelque peu maories d’aspect. Il avait discuté avec Barzilaï pour savoir si

les pièces devaient toujours garder au maximum la même longueur qu’un carré

de case ou s’il ne fallait pas profiter des dimensions accrues du jeu pour

augmenter la visibilité en leur donnant une dimension maximale sensiblement

inférieure. Barzilaï avait dit non. Tout était dit : Pourtant, j’avais trop eu

l’imagination emprisonnée devant des jeux trop encombrés pour ne pas regretter

son idée.

Voilà un peu à quoi pensait notre midship ce premier dimanche sur la plage de

son cher Pirae, où il avait été se reposer et se baigner en compagnie de Barzilaï

et avaient retrouvé Wlérick, Eliane et Dolly. Léodie, hélas, n’était pas là.

Il était de garde le lendemain. Il rentra à bord pour dîner, heureux de se savoir à

nouveau à quai à Papeete pour une semaine, avant une courte mission à Bora

Bora, puis une autre, plus longue, aux îles australes. Il profita de cette garde

pour écrire vingt cartes de Noël (il faut croire qu’il avait beaucoup d’amis ou

d’amies entre le Pacifique et l’Angleterre) et une lettre à son oncle Francis lui

donnant quelques détails sur sa vie, sachant avec quelles précautions il parlerait

de lui par l’intermédiaire de leur amie suédoise à Stockholm.

Et c’était vrai : Noël approchait, et avec cette fête la fin de l’année 1942.

Il fallait donc penser aux cadeaux. Sans oublier son jeu d’échecs, qu’il fallait

confirmer, il alla avec Marcel Devaux, grand sentimental, heureux de ne pas être

seul dans la recherche du présent encore inconnu destiné à sa Stella. J’avais déjà

donné une guitare à Léodie et voulais rétablir une égalité parfaite entre les deux

sœurs. Je m’inspirai des trouvailles de mon ami, et nous rentrâmes à bord en

paix avec nos amours passées, présentes ou à venir.. Dans ces belles pensées, ils

s’endormirent à bord de leur Chevreuil.

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Le lendemain, ils allèrent les chercher, chacun de son côté, sans parler de ces

cadeaux pour garder le secret, comme naguère avant le réveillon. Quelle joie de

se baigner à nouveau à Pirae, auquel l’approche de Noël donnait maintenant un

aspect nouveau de domaine familial. Un sentiment ancien surgissait sous la

seule intervention du calendrier. Malheur à celui qui aurait évoqué sur cette

petite plage l’issue incertaine de la guerre, ou même une victoire qui devenait

possible après les défaites allemandes en Russie et le débarquement américain

en Afrique du nord. Il fallait fêter l’amitié dans ce pays ami !

Et dire que, voilà un an seulement, il était à Oak tree house », chez les Armfield,

avec Kay et Diana, maintenant remplacées par Léodie et Eliane, comme les

cocotiers avaient remplacé le chêne du jardin et la mer auprès se la plage la

« new forest » ! Que d’événements depuis ! Et, longtemps, longtemps avant,

comme dans une vie antérieure, quelques vagues détails lui faisaient deviner

qu’il avait eu, lui ou un autre, un dernier Noël à Paris, avec ses frères. On était

encore presque des enfants. Le lendemain, on aurait été déjeuner chez l’Jean et

Mimi. Il ne songeait qu’à être un jour officier de Marine.

Quelle chance il avait eue !

Il se voyait officier de Marine, mais d’une façon abstraite, sans la rudesse de

cette carrière ni sans les moments d’extase qu’elle donne. Comment imaginer le

débarquement de l’espion en Norvège, la nuit du sauvetage en Atlantique, son

poste d’aide de camp militaire, l’alerte face à l’escadre supposée japonaise, et

maintenant ce paradis retrouvé ?

Tout cela c’était lui maintenant. Il n’était pas en première ligne, et il admirait

ceux qui s’y trouvaient. Pourtant, il fallait bien qu’il y eût des officiers comme

ceux du Chevreuil pour être là. Du reste, l’amiral, seul avec lui sur la passerelle

pendant un quart tranquille au large avait paru approuver sans réserve le choix

qu’il faisait en répondant à sa question « êtes-vous content de votre poste ? ». Et

l’amiral, dont on sait la vocation sacerdotale, n’était pas de ceux qui approuvent

toujours les réponses positives quand elles ne répondent pas à une conviction de

nature élevée.

Ces pensées, le bain et les souvenirs d’anciens réveillons, changèrent

brusquement de nature à l’arrivée sur la plage du peintre Nicolas Mordvinov,

pour qui, on s’en souvient, j’avais une vive sympathie. Ce peintre très

intéressant ne savait peut être pas que le jeune amateur en face de lui avait un

père déjà connu, mais il était heureux de trouver un interlocuteur aussi attentif.

En peu de temps, voilà tout le monde invité chez le peintre et sa femme, avec

toute la générosité du caractère russe.

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Deux jeunes officiers de l’armée de terre étaient là ainsi que des relations

sympathiques que l’on voyait souvent. On admira les toiles récentes du Maître

qui se mit à expliquer les théories de Cézanne telles qu’elles étaient appliquées

sur une reproduction du fameux tableau « les buveurs ». Le but de l’Art, et

contrairement à l’opinion courante, de la peinture, n’était pas de copier la nature,

mais de la recréer. Il est à la fois illusoire et impossible de la reproduire, donc il

faut faire autre chose, et que ce soit intéressant. C’était à chacun de révéler sur la

toile sa vision du monde. Cézanne recréait son sujet, ici « les buveurs », avec un

double principe : les contours géométriques et l’équilibre des couleurs, gaies ou

tristes. Jamais ses parents, dont c’était l’idéal, n’avaient expliqué cela à leur fils.

Il se contentait de regarder et de dire que c’était beau, mais sans s’efforcer de

comprendre pourquoi ni comment. Tout à coup, une clef lui était donnée et il se

sentait heureux, se voyant déjà peignant sur une toile quelque nouvelle vision de

Tahiti avec beaucoup de couleurs gaies et quelques couleurs tristes, comme une

alternance de jours de soleil et de pluie.

Il rentra à bord dans cet état d’euphorie, oubliant qu’il n’avait pas acheté de

tubes de couleurs, et qu’hélas il ne savait toujours pas dessiner.

Puis ce fut le réveillon. Le midship alla en vélo à Taunoa donner leurs cadeaux à

ses amies et passer le début de la soirée chez une de leurs voisines qui avait un

nom anglais. Mais ce n’était qu’un début, car il regagna le bord pour se changer

et emprunter à Devaux de magnifiques épaulettes. Il y avait un réveillon chez un

couple que tout le monde appréciait, un réveillon quelque peu mondain, mais

que j’étais prêt à assumer après avoir fait le plein de Bach chez Barzilaï,

également présent. Ils se consolèrent de l’absence des jeunes filles de leur

groupe devant le faste de la soirée. La maison était très moderne, blanche avec

un toit en terrasse. Le décor était merveilleux. Des tables dehors, un orchestre,

un plancher en plein air. Tant pis si ce n’était pas du Mozart ; les officiers

étaient tous en blanc, en tenue de soirée, les femmes avaient des robes longues.

Notre midship, se remémorant les quelques leçons de danse apprises naguère et

quelques principes, tels que de garder le rythme et d’éviter de marcher sur les

pieds de sa partenaire, dansait presque sans arrêt, d’abord dehors puis dedans.

On lui avait dit que le seul moyen de ne pas s’ennuyer était de danser, et c’était

vrai…

S’étant interrompu pour aller au buffet, il tomba sur le maître de maison, très

aimable, qui lui parla de l’assassinat de Darlan. Eh bien, tant mieux se dit-il : un

dangereux ennemi de Gaulle était éliminé ! Mais tout était dit et il fallait danser

de plus belle.

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Il ne put éviter cependant de faire un « Tamuré » en paréo avant de se remettre

en tenue pour reprendre la danse autour d’un bassin éclairé ou se tenait un petit

orchestre.

Un café, au marché, à six heures du matin avec le commandant, le commandant

Cabanier, Bureau et les hôtes de la soirée, termina ce réveillon.

La féerie s’achevait dans une chaude amitié, que cette célébration commune

avait, en tout cas pour un temps, consacrée.

On avait redécouvert Noël, Noël au bout du monde !

L’année allait se terminer dans la douceur.

J’avais eu juste le temps de me changer pour prendre la garde à bord du

Chevreuil, et de refaire mes forces. Cela était d’autant plus nécessaire que, dès le

lendemain, eut lieu une promenade pour découvrir le désormais célèbre « bain

Loti ». Ce nom désignait, en fait, un bassin dans un site boisé où la montagne

commence à prendre le pas sur la bande côtière. Il est alimenté par une chute

d’eau qui, vue d’en dessous, dans le bruit de tous les éclaboussements, paraît

impressionnante. Si longtemps après le baptême imaginé par le futur écrivain,

toute évocation était impossible, on concevait pourtant que ce lieu retiré, cette

cascade, ce tout petit lac au pied de la falaise rocheuse, joint au sentiment

romantique de l’amour de la nature, ainsi qu’à la découverte du charmant

caractère de Tahitiennes, eussent inspiré le héros du livre. L’eau de la cascade

avait béni ses amours polynésiennes en même temps que son nom, sonore et

doux comme la langue du pays, ce nom qu’il allait faire résonner dans le monde

entier.

C’était faire une nouvelle fois connaissance avec cet homme singulier, que je

connaissais infiniment moins que Joseph Conrad, qui avait tant influencé ma

carrière maritime. Quoique provenant de la marine marchande, qu’il allait

quitter pour écrire, il avait aux yeux du jeune homme une plus grande

importance que le trop voyant officier de la « Royale », auteur pourtant du

roman « pêcheur d’Islande ». C’était un livre attachant, qu’il aimait parce qu’il

faisait revivre cette Bretagne pauvre et dure qui existait encore à la fin du siècle

et dont l’esprit subsiste encore. On l’évoquait devant la « croix des veuves », au

« mur des disparus ». Mais dans aucun de ses romans, d’une étonnante poésie

dans la description de la mer, ne se révélait la puissance d’analyse des

personnages du romancier polonais, qui avait finalement choisi la langue

anglaise pour écrire les plus beaux textes sur la mer et sur les caractères qui la

parcourent, que les hommes aient, sans doute, jamais écrits.

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Pourtant, je venais de lire « Le mariage de Loti ». Je commençais à comprendre

la vocation de l’écrivain pour l’aventure. J’avais ressenti l’attrait des voyages

lointains, de l’inconnu, de tout ce qui pouvait justifier la vie par delà l’horizon

de la province guindée et terre à terre de son Rochefort natal (j’ignorais même

qu’il y ferait plus tard une maison historique de sa demeure familiale). Le milieu

tellement plus intéressant autour de mon enfance ne m’avait pas empêché

d’avoir de semblables rêves. Puis, la guerre avait précipité les évènements.

Cependant, l’image restait. La réalité aussi : J’avais souffert comme mon aîné,

de la même difficulté à s’adapter à la rude vie militaire, à la stricte obéissance

aux mille détails de la vie à bord, si contraires aux exigences universitaires du

concours d’entrée à l’Ecole Navale et au rêve qui l’entoure.

Du coup, notre midship s’était senti en sympathie avec Pierre Loti. Et voilà qu’il

le rencontrait dans son bain, sous cette cascade. Quel pouvoir avait donc cet

homme pour faire parler de lui partout où il passait ! Que les Turcs l’adulent et

lui donnent une maison et un tombeau à Istanbul, passe encore, puisqu’il avait

été le seul, en Occident, à prendre leur parti contre les Bulgares au début du

siècle qui devait aboutir à la guerre de 1914, et qu’il était l’auteur d’Aziyadé.

Mais qu’avait-il fait de si extraordinaire à Tahiti, sauf à y choisir un si joli nom ?

Ces pensées avaient flotté autour des silhouettes de ses amies dans la verdure

luxuriante, au bruit de la cascade qui tombait de la falaise, à l’ombre des arbres

qui étaient déjà des arbres de montagne. Et elles duraient encore, là bas, sous

l’envoûtement des tropiques…

Rentrés diner à bord, Barzilaï, Wlérick, Leodie et Eliane, ne parlèrent plus de

l’excursion au bain du célèbre auteur, mais de la journée du lendemain, un

dimanche, où on se retrouverait devant chez Barzilaï pour passer l’après-midi.

On se baignerait au milieu des poissons de couleurs, après une partie d’échecs

disputée, où, avec les blancs, je n’aurais pas à faire face à l’ouverture espagnole.

Je piloterais une pirogue à voile dans le lagon. Ces amis, comment avaient-ils la

force de faire tout cela en plein soleil et de danser ensuite, vêtus de paréos,

jusqu’à la tombée du jour, face à Mooréa en feu ? Et comment allaient-ils

recommencer le lendemain, après les fatigues du service à bord ? Mais qu’était-

ce à côté des épreuves de la guerre ? Et ils avaient vingt ans ! Est-ce qu’on

mesure la vie à vingt ans ? Et qui connaissait Demain ?

L’année, elle, comptait ses derniers jours. Elle finissait en beauté pour notre

jeune aspirant : après un tour de garde pour refaire ses forces et écrire quelques

notes sur son journal de bord, dont la brièveté et la sécheresse l’exaspéraient, il

ne put se joindre à une excursion organisée par le commandant Fourlinnie et

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Rose à la presqu’île de Tautira, mais fut invité par monsieur Muller à une soirée

musicale. Cela le consola de l’occasion manquée, qui ne devait pas se

reproduire.

À vrai dire, la soirée musicale se tenait chez M. Beecher et ne comportait pas de

partie de violon. M. Muller et M. Larcher promirent de jouer ensemble, à quatre

mains, et c’est l’hôte qui prit le piano avec brio pour jouer plusieurs sonates de

Beethoven. Il faut dire que ce fut magnifique. Je n’avais jamais écouté du

Beethoven en concert, sauf une fois avec mon père : le pianiste jouait sa « plus

longue sonate ». Effectivement, elle était longue ! Tellement longue que le

malheureux pianiste avait eu un « trou » vers le milieu de l’œuvre. Soudain, plus

rien. Un silence de mort dans la salle. Quel drame !… et aucun souffleur, bien

sûr, pour venir en aide. Quel supplice ! Personne pour dire « ce n’est pas grave,

on va vous apporter une partition, on vous soutient du fond du cœur ! »… et le

silence se prolongeait. Cela avait duré peut être une minute, qui avaient paru une

heure… et puis la mémoire était revenue, la musique avait repris comme avant.

Toute sa vie je me souviendrais de cette terrible minute, qui ressemblait à une

condamnation à mort. Que se serait-il passé si la défaillance avait été définitive ?

C’était trop peu et trop difficile en tout cas pour se faire une opinion sur un

grand musicien, dont il ne connaissait à l’époque que quelques symphonies et

concertos pour piano qui, à côté de ce qu’avait écrit Mozart, paraissait lourd et

trop développé. La découverte des dernières symphonies de Haydn, poursuivie

en Angleterre, n’avait fait qu’accentuer la préférence du jeune homme pour une

musique claire, harmonieuse et parfaitement classique (il se souvenait des

discussions passionnées avec son camarade Paul De Cazanove en Angleterre).

On comprend donc l’impression que produisit l’audition de la « sonate au clair

de lune » et de la « pathétique », jouées avec talent par M. Beecher. J étais tout

près du piano, et M. Beecher, en excellent pédagogue, commentait les

mouvements, ce qui était fort utile, car la musique est un art difficile et

complexe, et la première impression doit souvent être complétée. Je commençais

à le comprendre. Au fond, c’était exactement l’opposé de la connaissance

purement intuitive de Léodie et d’Eliane, qui chantaient avec leurs belles voix

naturelles sans se soucier de la composition en elle-même. Avaient-elles tord ?

Elles chantaient tout, et cela était beau. Fallait-il expliquer la Beauté ?

Je me trouvais en face d’un homme de grande culture musicale et excellent

pianiste. Je saisis l’occasion pour lui demander son opinion, sachant bien qu’il

était pianiste et non violoniste ou chanteur. Oh ! dit-il, pour moi c’est Bach ma

bible, notamment le second volume du clavecin bien tempéré, qu’il a écrit toute

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sa vie et qui est moins uniquement pédagogique que le premier. « Hear that »

(37), ajouta-t-il en jouant un mouvement (que notre étourdi oublia aussitôt)…

« it contains all music and even announces the romantic school and Debussy…

don’t you think it might have been written by Shubert ? » (38).

Puis on passa à la musique enregistrée, et ce fut Mozart qui fut à l’honneur avec

l’un de ses admirables concertos pour piano et orchestre (en la majeur se

souvenait notre midship, qui regrettait cependant son cher numéro 17). Là,

c’était Mozart le plus grand ! Que M. Beecher eût terminé par ce dernier

concerto était-il un aveu déguisé ?

On rentra sagement se coucher, la tête remplie de belle musique.

C’est ainsi qu’aurait dû se terminer l’année : Le lendemain, en effet, fut presque

banal pour un 31 décembre. Le midship et Legrand firent quelques achats,

passèrent chez les Mordvinov, puis à Pirae, où ils virent Eliane, puis dînèrent en

ville.Il n’avait pas oublié, seul détail important, son grand jeu d’échecs.

Le lendemain on appareillait pour Bora-Bora.

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Chapitre 21

La nouvelle année, cette année si terrible en France pour la Résistance (comme

cela se saura plus tard), si dramatique pour le sort de la guerre, dont le bruit

n’arrivait que très feutré dans la belle île du bout du monde, allait donc se passer

en mer. Le Chevreuil, en effet, appareillait pour une sortie de trois jours à Bora-

Bora. C’était en quelque sorte un entracte nécessaire dans une pièce dont

l’intérêt commençait à baisser et dont l’utilité n’était pas évidente, sauf à

maintenir la présence de la France Libre dans les esprits, ce qu’il ne fallait pas

oublier.

Quoiqu’il en fût, il était important de reprendre le contact avec des forces

impliquées directement dans la guerre. C’est ainsi que nos héros eurent la

satisfaction d’être invités sur une belle unité américaine, qui devait bientôt

rallier le théâtre d’opérations, probablement vers les îles Salomon. Je pensai à

l’appareillage des Nouvelles Hébrides pour essayer d’échapper à la force navale

inconnue, à peu de distance de la zone où les affrontements sur mer étaient

fréquents. Que cela paraissait loin ! Mais pourtant, ces marins de l’U.S Navy y

allaient à leur tour, et ce croiseur léger, moderne et bien armé allait pouvoir tenir

tête aux redoutables torpilleurs du soleil levant.

La visite du bâtiment remplit d’admiration nos jeunes officiers, tant tout à bord

était fait pour la guerre. Adieu les ponts en bois, les hublots ! (on le savait, mais

chaque fois on le constatait). Les pièces d’artillerie avaient l’air d’être prêtes à

tirer à la demande. Voulait-on se réchauffer ou prendre un remontant ? Il

suffisait, dans le carré, de faire couler du café d’une cafetière toute prête. Avait-

on soif ? Il semblait que des fontaines de coca cola, cette boisson quasi médicale

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allaient distribuer dans toutes les coursives et dans tous les postes, le précieux

breuvage.

Du reste, le repas au carré, le même pour tous les officiers, fut cordial, quoique

naturellement officiel et décontracté dans un esprit très américain, si différent,

sans que l’on puisse dire pourquoi, de l’esprit anglais ou, encore plus, français.

Bora-Bora n’avait pas du tout été changée par les Américains. Bien au contraire,

les chemins de terre étaient améliorés, ainsi, bien entendu, que le quai de

débarquement et l’appontement.

La rade était toujours aussi belle. L’île était plus montagneuse que dans le

souvenir. Le lagon, toujours enchanteur n’avait rien perdu de sa magie,

indifférente aux navires de passage et aux hydravions qui amerrissaient dans la

plus grande facilité. Notre midship était le seul à pouvoir évoquer les

circonstances dans lesquelles l’île avait été, si judicieusement, prêtée à nos

nouveaux alliés et sauveurs. L’idée lui plaisait d’avoir participé à cette rencontre

historique, si finement menée par le gouverneur. N’importe quel aide de camp

en aurait fait autant, en parlant moins bien l’Anglais ; mais le sort était tombé

sur lui. Il était maintenant dans l’histoire ! Cette réflexion puérile le remplissait

de joie. Il n’aurait pas fait une guerre anonyme ! Cela aurait tellement réjoui

Jean. Son petit fils, dont il disait qu’il avait sauvé l’honneur de la famille, avait

participé à un accord important pour faciliter les mouvements de la marine

américaine vers le Pacifique Sud et préserver la présence française en Océanie

ainsi que son influence à venir. Cher Jean ! Lui, le prophète visionnaire, le

Victor Hugo de la science, comme lui exilé pour la cause de la Liberté, que

n’avait-il pas su cela avant de mourir ?

Il faut pardonner au jeune homme ce brusque sentiment d’orgueil. C’était, à sa

défense, un orgueil à la troisième personne, comme cela doit se produire parfois

dans les grandes familles pour les fils qui se doivent d’être à la hauteur de leurs

aînés et souffrent en silence de n’y point parvenir.

Ces pensées ne firent qu’effleurer son esprit, dans lequel résonnaient les paroles

des officiers américains et défilaient les impressions de l’escale, tout cela sous

un soleil resplendissant. Du reste, une bonne nuit au mouillage dans le lagon

tranquille mit fin à tout ce qui pouvait éloigner l’imagination du charme de

l’instant.

Une brève escale suffisait, d’ailleurs, et nos navigateurs furent heureux de

rentrer à Tahiti, qui était un peu leur grande maison et leur grande famille.

La nuit passée à bord, à l’emplacement habituel de Papeete, puis la journée dans

le cadre du « service ordinaire au mouillage », la douce vie de l’île reprit, encore

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plus douce qu’elle avait été interrompue et qu’elle commençait à manquer.

Encore plus à saisir qu’elle n’avait qu’un seul jour à offrir.

Il fallait faire vite : d’abord passer chez l’artisan au nom maori oublié, pour les

plans du fameux jeu d’échecs longuement médité, puis retrouver l’ami Barzilaï à

Pirae, dîner au cercle militaire, tout cela pour être à l’heure chez M. Beecher.

En effet, ce charmant américain d’un certain âge (il paraissait vieux à nos jeunes

officiers) avait pris une place dominante parmi les nouveaux amis. Peu de gens

réalisent toute l’importance de la musique dans la vie de ceux qui la ressentent

au fond d’eux-mêmes et, encore plus pour celui qui est exilé, loin de son passé.

Un air qui retentit soudain, c’est un morceau d’enfance qui surgit, un souvenir à

l’état pur, sans image et sans voix, dans l’indicible beauté des choses disparues

et retrouvées, comme une forme d’éternité latente, toujours prête à revivre

quand sa clef des songes vient la déclencher.

Ce soir là, seuls étaient invités les deux passionnés de musique que nous

formions Barzilaï et moi. Les professionnels étaient représentés par M. Beecher

(pianiste) et Muller (violoniste). Le bon goût général imposait du baroque ou du

classique, au moins pour commencer. À ma demande on sortit d’abord les

sonates pour piano et violon de Bach, pour jouer la quatrième sonate en mi

bémol majeur, dont l’adagio m’avait ému aux larmes quand je l’avais étudié

avec le cher maître André Tournier.

Elle était toujours aussi belle ! Plus encore, car M. Muller la jouait beaucoup

mieux que moi, (Plus tard, il faudrait l’apprendre par cœur,). Fort heureusement,

M. Beecher avait également les réductions pour violon et piano de quelques

concertos grosso du fameux opus 6 de Haendel. J’eus la joie d’écouter le

numéro 6 (en sol mineur), dont je me souvenais assez bien, mais ignorais les

autres ; ainsi que mon pèreson père. Nous n’avions pas conscience de

l’importance que ces douze chef d’œuvre, écrits en moins d’un mois, allaient

avoir dans notre monde intérieur, tandis que les inoubliables concertos

brandebourgeois, trop connus, allaient être relégués longtemps dans le royaume

de l’Enfance. Cependant, la magie d’un concerto, même « grosso » ne pouvant

être rendue avec seulement deux instruments.les maîtres de la soirée préférèrent

jouer alors un mouvement lent de la première sonate de Brahms. C’était

mélodieux, un peu languissant. C’est en vieillissant que l’on apprend à aimer

Brahms, dit M. Beecher, approuvé par M. Muller : plus on le joue, plus on

l’aime. Notre midship devait être trop jeune encore, malgré sa bonne volonté.

Cette phrase, il se souvenait l’avoir entendue quand, avec le commandant

Cabanier, il était invité à des soirées musicales dans des châteaux en Ecosse. À

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son ami Paul De Cazanove qui, on s’en souvient, aimait aussi la grande

musique, il aimait citer la phrase d’une relation de la famille au cours d’un

concert qui se terminait sur de Brahms : « Le thème principal est exposé ; il va

développer : fuyons ! ». Mais De Cazanove n’était lui-même pas assez âgé pour

suivre le célèbre compositeur dans tous les méandres de ses variations et

impressionné par l’avis de mes hôtes, je me demandais s’il n’était pas

prétentieux de juger si sommairement cette époque Romantique, éprise de longs

développements qui, cela était vrai, ne le gênaient pas dans la poésie. Pouvait-on

aimer Hugo et pas Brahms ?

Cette question, jamais résolue, n’eut pas le temps d’avoir une réponse, car le

centre devint rapidement Bach, cette fois enregistrée par Schnabel dans le

concerto en ut majeur pour deux pianos. Il n’y avait personne à applaudir, et la

perfection presque géométrique de l’œuvre ainsi que de l’exécution imposait un

silence, exprimé par une chaleureuse approbation. Puis ce fut le dernier quintette

de Mozart et un genre très différent d’admiration, tellement un sentiment de

souffrance entièrement maîtrisée imprégnait la beauté humaine et fragile de

l’œuvre. Suivit un concerto de Chausson, toujours enregistré, que personne ne

connaissait à part nos deux professionnels.

Le recueillement de la soirée fit que cette œuvre fut trouvée belle, dans son

monde tellement différent. D’ailleurs, M. Beecher, en vrai pédagogue savait

ménager les transitions et toujours expliquer quand il le fallait, trouvant toujours

le mot juste. « Chausson is a pupil of Cesar Frank. It is a very good and deep

school, certainly the best French school. It is very different from that of

Debussy, because instead of being purely emotive, it has a very classic base. In

fact, Frank and Chausson were great admirers of Bach. That is definitely

something which will stay in the history of music”. (39)

Cette appréciation convainquit nos deux amateurs, qui ne demandaient qu’à

l’être. La leçon de musique était d’ailleurs remarquable, et si inattendue dans

cette île du plaisir plus que de la culture.

Je n’aurais plus jamais cette expérience.

Nos deux jeunes officiers rentrèrent ainsi dans une euphorie exceptionnelle, où

la musique se mêlait au calme tropical d’une belle nuit d’Océanie.

Le lendemain, un 5 janvier, on appareillait pour la tournée des îles australes.

Cette fois-ci, il avait été décidé en haut lieu que seul le Chevreuil serait

concerné. Je gardais donc ma chambre.

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Chapitre 22

Les îles Tubuai constituent un ensemble d’une longueur de presque cinq cent

milles nautiques entre Rurutu au nord et Marotiri, précédée par Rapa, au Sud. À

partir de Rurutu, à environ une journée de mer de Papeete, route au Sud, elles se

prolongent en ligne droite vers le sud-ouest.

Elles allaient constituer une expérience assez différente pour nos navigateurs.

Elles sont, en effet beaucoup moins austères et imposantes que les Marquises, et

plus élevées, dans l’ensemble que les Touamotou. Elles sont aussi moins

étendues que les premières et plus que les secondes. Les contacts avec la

population allaient être plus joyeux, sans raison apparente autre que

géographiques, dues à la dimension et à l’accès plus facile, quand il n’était pas

plus sportif. En effet, c’est au cours de cette expédition que notre midship devait

avoir les impressions les plus fortes, soit sur un cheval de fortune (elle fut

bonne) soit en escaladant un récif sur une baleinière, quand l’absence de passe

rendait cela nécessaire. Cette dernière éventualité n’était, heureusement, que tout

à fait exceptionnelle.

Ce fut d’abord Rurutu, dès le lendemain. Notre midship fut tout de suite,

impressionné par la chaleur de l’accueil et par l’excellence de l’organisation,

qui, dès le premier jour, avait prévu trois maa, ces savoureux repas, avec force

danses et discours. Pour une cause inconnue, les orateurs de cette île de choix

s’avéraient de toute première force, utilisant la langue maorie avec un art digne

d’un Cicéron. Où avaient ils appris cette science du discours, cette façon si

agréable d’honorer ces visiteurs du bout du monde venus leur parler de guerre ?

Tout cela était naturel, spontané, éloquent. Qu’ils étaient loin les discours

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pompeux de nos parlementaires ! (Il est vrai qu’on était si près qu’on les

comprenait). Et, tout cela fini, on se mettait à table et on dansait en paréo !

Il prenait la garde au mouillage et ne put participer qu’au premier de ces maa. Il

se demandait comment il aurait fait pour assister aux suivants.

Le lendemain fut une grande expérience.

En effet, la pratique du cheval était jusqu’ici pour lui presque inexistante : peut

être un ou deux kilomètres en tout, et encore au trot de promenade pour

débutant. Aujourd’hui, il s’agissait de faire le tour complet de l’île, de

dimensions suffisamment importantes pour constituer un véritable examen,

même pour un élève ayant reçu de nombreuses leçons. Le cheval est amené,

heureusement de petite taille (Je ne tomberai pas de haut, c’est déjà ça, se dit-il).

Par contre, il a l’air nerveux (trop nerveux) et sauvage. De l’assurance ! se dit

notre apprenti cavalier. Il fallait suivre le mouvement, ce qui fut fait en moins de

temps qu’il ne faut pour l’écrire. Et le voilà en selle, en shorts, sans casque, cela

va de soi, autre que colonial, sans doute, ou peut-être un chapeau de pandanus à

la tahitienne. La selle, elle en tout cas, est en pandanus. Pas d’étriers. Il faut

serrer les fesses ! et voilà tout le monde parti au galop. Pour lui, c’est le grand

galop, tellement le cheval est fougueux. En quelques foulées, le voilà en tête de

tous ses rivaux. Le malheureux cavalier se souvient qu’il faut tirer sur le mors

pour ralentir, ce qu’il réussit, à moins que le cheval, de lui-même comprenne

qu’il est recommandé d’être en tête, mais sans excès.

La cavalcade se poursuit, au point de devenir presque naturelle, d’autant plus

que le chemin est complètement dégagé et que des branches d’arbre ne risquent

pas de forcer les jockeys à baisser la tête. Au bout d’une heure, on est dans un

charmant petit village. On dételle. Mattes, colliers, chapeaux sont

immédiatement offerts par les îliens. La gaîté toute naturelle se traduit alors,

comme pour la veille, en un copieux repas tahitien à la suite duquel le chef de

village et le commandant échangent des discours animés et courtois. Je trouve le

commandant doué pour la politique, lui généralement peu enclin aux longs

développements. Cela fait un beau spectacle que de voir l’assaut de politesses

auxquelles se livrent le petit et râblé orateur tahitien, à la peau sombre et aux

cheveux noirs et le commandant Fourlinnie, grand viking blond, ce Viking qui

n’est plus un conquérant mais un défenseur de la Liberté venu demander une

aide pour une guerre lointaine.

Le tour de l’île reprit alors à un rythme plus conforme que le matin à la suite

d’un repas que les joutes oratoires n’avaient pas suffi à faire oublier. Le paysage

était plaisant, avec des alternances de petites plaines, de régions boisées, de

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chemins tracés et bordés de fleurs rouges. De temps en temps, en passant en haut

d’une colline, une bouffée d’air frais emplissait les poumons et donnait

l’occasion de regarder le paysage marin que l’on surplombait.

On arriva ainsi à un second village moins grand que le premier, qui fut pour le

midship l’occasion de prononcer son premier discours. Il se jugea médiocre,

mais goûta fort l’émotion joyeuse d’improviser en public, d’autant plus que

l’intention était pure. Le chef devait être moins important que le premier, car le

commandant ne prit pas la parole, s’estimant peut-être bien représenté. La

longueur du trajet et la chaleur des propos firent paraître le second maa le plus

naturel du monde. Il est inutile de décrire à nouveau ces délicieux repas maoris,

les tamurés auxquels durent se livrer nos officiers aux applaudissements de tous,

ou de rappeler qu’ils reçurent encore de nombreux cadeaux, sans doute aisément

transportables à cheval.

Le commandant Fourlinnie, l’officier fusilier Richard Legrand, et moi-même,

accompagnés, nous avons oublié de le mentionner, d’un jeune administrateur

tahitien, achevèrent ensuite leur brillante tournée électorale en complétant le

tour de cette île si accueillante. La chaleur de midi quelque peu évaporée et le

cochon grillé à la tahitienne s’accoutumant au cheval, le trot céda bientôt le pas

au galop, maintenant familier. L’allure était tellement grisante, le long de ce

chemin côtier, tantôt bordé de cocotiers le long de la mer, tantôt dégagé le long

des collines, qu’à la suite, sans doute, d’un moment d’inattention ou d’une

mauvaise pierre évitée par son cheval, voilà soudain le jeune administrateur à

terre. Je m’accroche, et le brave cheval saute par-dessus l’administrateur, qui,

d’ailleurs, se relève. Il avait seulement glissé et était tombé « droit dans ses

bottes ».

Sur ce, on rentra à bord, où se trouvaient les autres officiers, notamment Bureau,

qui remplaçait le commandant, et Devaux, de garde.

Ce devait être l’une des escales les plus séduisantes parmi toutes celles faites par

le Chevreuil. En comparaison, les autres îles australes parurent moins

intéressantes.

Le lendemain, Tubuaï paraissait en effet plus déserte et dépeuplée. On fit moins

de cheval.

Les chevaux paraissaient moins intelligents que ceux de Rurutu. Le discours du

midship lui parut une répétition de celui de la veille, quand bien même il suscita

le même enthousiasme.

Bien sûr, les maa étaient toujours aussi bons, les tamurés aussi endiablés. Il

n’était pas fait pour la politique, cela était évident. Il n’était pas fait non plus

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pour le théâtre : il n’aimait pas répéter toujours le même texte. C’était différent

de la redite des quarts à la mer, pour lesquels seul le temps est répété, sans que

leur expérience soit impliquée. Ils ressemblaient à la vie de tous les jours ; ils

étaient la vie, une vie très organisée, comme dans un couvent ou un hôpital. Seul

le but était différent. Etait-ce ce que ressentait aussi le commandant quand il me

laissait le soin de faire les discours ? Notre midship, pourtant peu doué, était

sans doute inconsciemment flatté, cela est humain, d’être toujours désigné,

plutôt que Legrand ou même Devaux pour cette activité bien particulière, à

laquelle aucune Ecole Navale ne prépare.

Il faut mettre au crédit de Legrand d’être devenu en peu de temps un véritable

expert du tamuré. Il en fit la démonstration en dansant au cours d’une fête au

flambeau qui eut lieu le soir même. Sous la lumière crue des projecteurs, le

voilà, soudain vêtu d’un paréo, figure remarquable d’un groupe de danseurs, lui

habituellement d’un caractère plutôt sombre, s’agitant avec une science

consommée au milieu des vahinés ravies et surprises par l’apparition de ce

nouveau conquérant.

L’âme centrale, la direction d’ensemble, était assurée par le jeune

administrateur, lui aussi sorti de son rôle effacé pour chanter d’une voix de

stentor avec force gestes l’air maori « Tautira ».

Il m’expliqua le lendemain, pendant la journée en mer vers l’île de Rapa

comment il fallait s’y prendre pour diriger une danse maorie.

Je notait que le dimanche 9 janvier, le Chevreuil mouillait à Rapa.

Rapa est une île relativement haute. Une impression de tristesse s’en dégage

immédiatement : c’est l’île des lépreux.

Cette impression est accentuée par l’isolement : elle est sensiblement la plus

australe, la plus loin de tout de la chaîne formée par les îles. À presque 30 degrés

de latitude sud, il n’y a plus rien que l’océan jusqu’à l’Antarctique, ce continent

si longtemps recherché, notamment par le capitaine Cook, et découvert si

tardivement. Cet énorme espace manquant sur le globe terrestre, qu’il faut

traverser tant de houles et tant de vent pour atteindre ! Quelle chance que le

vaillant capitaine ait préféré abandonner sa recherche pour découvrir la Nouvelle

Zélande et l’Australie !

Le temps était couvert, ce qui accentuait encore l’impression de solitude.

Bureau et moi fîmes l’escalade de l’île plutôt que d’aller visiter les lépreux, que

personne, à part les missionnaires et les bonnes sœurs n’était censé aller voir,

pas plus ici qu’à Tahiti, malgré la faible contagion de cette maladie, qui n’avait

pas arrêté Napoléon, disait l’histoire. Mais ils n’étaient pas Napoléon.

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D’ailleurs, leur mission était de recruter et non de soigner. Et, faute de

volontaires, le mieux était de voir le beau point de vue que l’on avait du sommet

de cette île du bout du monde. C’était aussi le culte de la Nature, de la vie !

Nous avons omis de signaler que la mission du Chevreuil comportait également

une tournée dans les îles Gambier, autre archipel français situé à quelque 300

milles nautiques dans l’ouest, et parallèle aux Toubouaï, elles mêmes alignées

sur les Touamotous, sur une longueur totale de plus de 600 milles nautiques.

L’île la plus au Sud des Gambier appartient à l’Angleterre. Elle s’appelle

Pitcairn. Sans savoir pourquoi, j’avais ce nom en tête, alors que ceux des autres

îles m’étaient inconnus. D’ailleurs, le Chevreuil allait à Mangaréva, île d’une

certaine importance au sud de l’ensemble des possessions françaises, qui,

comme Toubouaï, a la particularité d’être sur le tropique du Cancer, à 23 ° 30’

de latitude sud. Ses habitants ont donc, fait peu commun, le soleil exactement au

zénith le jour du solstice de l’été austral.

Après deux jours de mer, on mouillait là bas, devant le charmant village de

Rikitéa dans un site fort joli, quoique un peu dénudé qui, venant de Rapa,

paraissait fort accueillant. L’église donnait au village, à elle seule, toute sa

valeur. J’allai la visiter longuement avec Jackson et Richard Legrand. C’était,

sans conteste, la plus belle de tout le Pacifique. Le style est très simple, l’autel

entièrement en nacre. Un bain dans le lagon permit aux jeunes officiers de se

sentir vraiment débarqués et adoptés, après quoi une connaissance de Peter

(comment faisait-il pour connaître tant de jeunes femmes ?) leur offrit chez elle

une douche sans savon, ce qui est là bas la coutume. Une institutrice fit visiter le

village.

On retourna à terre, le lendemain. Escorté de François Bureau, Jackson et

Marcel Devaux je voulus faire admirer l’église aux nouveaux débarqués. Puis

nous allâmes voir un célèbre « couvent aux vierges » avant de rejoindre le

commandant pour le maa traditionnel, assez banal, mais dont l’ambiance

s’avéra, bien sûr, sympathique.

Pour une raison que personne ne songea à élucider, cette île, pas plus que

d’autres, ne fit l’objet de discours. En fait, seules les îles disposant d’une

organisation justifiée par une population suffisantes pouvaient rendre possibles

ces joutes qui, pour spectaculaires qu’elles fussent n’étaient pas, finalement,

indispensables. Montrer le pavillon et la croix de Lorraine était l’essentiel.

Le reste de cette découverte de petites îles, basses le plus souvent, selon le

caractère des Gambier et des Touamotous, fut sans intérêt particulier. On vit

ainsi plusieurs archipels, dont les îles de Maa, et Anaa. Elles furent précédées

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par l’île de Marutéa, où notre midqhip eut la plus forte impression lors du

franchissement du récif. Il poussa un soupir de soulagement, mêlé à un cri

d’admiration quand la chaloupe maorie se trouva du bon côté de l’impitoyable

barre de corail. Rien que pour cela, il fallait avoir été à Marutéa!

Tout cela avait pris une nouvelle semaine.

C’est ainsi que le brave aviso se retrouva à nouveau accosté au quai de Papeete

la veille du 20 janvier de cette nouvelle année, tout heureux d’avoir fait une

belle expédition et encore plus, de retrouver Tahiti, sa nouvelle patrie du bout du

monde.

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Chapitre 23

Le Chevreuil était donc revenu.

Il allait rester encore deux mois. Quelle joie ! Mais cette joie était teintée de la

mélancolie d’un départ prochain, qui la rendait plus chère.

Nous n’avons pas, sans doute, suffisamment parlé des relations mondaines ou

même personnelles que notre midship, croyait peindre à partir de son carnet de

bord. À plus d’un demi-siècle de distance, il a pu, heureusement, m’aider à

rentrer dans son personnage d’alors, dans la symbiose entre le pays qui

l’entourait et les amis d’alors.

Ce cadre idyllique, la douceur, la beauté, allait de pair avec les sentiments qu’il

faisait naître, comme par mimétisme, à tel point que notre midship semblait

oublier que ses charmantes amies n’étaient si belles que parce qu’elles étaient

seulement demi-tahitiennes. Cela, tout bien pensé, ne faisait que les rendre

encore plus rares, beaucoup plus rares, comme des perles trouvées dans une plus

grande profondeur, à l’autre bout du monde.

Il y avait, cela restera toujours vrai, un charme unique dans cette grâce des îles

de là bas, que les mots se refusent à décrire, ne fût-ce que parce qu’il est

impossible de le transposer hors de leur climat. La magie d’une langue ne peut

se transporter. Il lui faut son soleil, sa mer, son temps. C’est un monde, un autre

monde. On peut en rêver dans les voyages imaginaires faits sous la lampe de son

bureau, mais celui qui ne l’a pas vécu ne peut le saisir car il n’en a pas en lui les

images. Les voyages forment la jeunesse. Que cela est vrai ! Et la jeunesse

entraîne toute la vie.

Quelles étaient donc les personnes qui formaient le fond d’amitié autour du

jeune homme ? Quelles étaient ses amours ? Quel était le cadre social dans

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lequel il vivait dès qu’il avait mis le pied à terre ? Voilà les questions qu’il ne se

posait jamais, et que l’on ne se pose qu’au passé.

Il y avait, nous l’avons vu, le couple très à part des peintres, les Mordvinov,

figures éminemment sympathiques. Leur nom russe semblait accentuer encore

leur côté hors du commun. Ils étaient très intelligents, avaient une étonnante

culture artistique, aimant parler longuement de la correspondance de Van Gogh

avec son frère, ou de la théorie des couleurs, dont il regrettait de ne pas avoir

appris de son père la révolution récente introduite par lui par ses expériences sur

le bleu et le rouge. Que ne savait-il qu’il est impossible de reproduire la Nature

avec une échelle de luminances de dix alors qu’elle devrait-être de un million

peut-être ? Que ne savait-il, au moins dessiner ? Pourquoi n’avait-il jamais

essayé de faire le moindre petit tableau et appris, lui qui aimait écrire, au moins

à manier des tubes de couleurs ou même faire des aquarelles ? Trop tard, en tout

cas ! Sans doute, son goût naturel pour les lettres, y compris les langues

vivantes, s’était-il trouvé encouragé très tôt, au lycée, puis par les lectures de

grands livres, à haute voix, par Mimi, sa grand-mère, jamais oubliée, ainsi que

par l’intérêt qu’Aline, sa mère portait à l’Anglais. Sans doute était-il plus naturel

d’apprendre sa langue natale, l’Anglais et même l’Allemand, que la peinture.

Mais pourquoi n’avait-il jamais eu l’idée de demander une boite de couleurs, au

moins pour faire une aquarelle, à sa mère, peintre si remarquable ? Une réponse

s’imposait : il n’était pas doué, pas doué du tout. Il ne s’était jamais intéressé le

moins du monde à la peinture, à son histoire, aux raisons pour lesquelles un

tableau est beau plutôt que banal. Cela ne lui venait à l’esprit que maintenant, à

l’autre bout du monde, devant un étranger.

Un univers nouveau s’ouvrait à ses yeux.

Tel était pour lui le couple Mordvinov. Il s’appelait Alain, elle Hélène.

La musique occupait, le lecteur en est conscient, une place cependant beaucoup

plus importante chez notre midship, au point de le singulariser de tous ses

camarades de la Marine. Seul, à vrai dire, Paul De Cazanove, avait, en

Angleterre, partagé cette passion. Seul, maintenant son ami Barzilaï avait pris la

suite, dans un registre sensiblement différent, il est vrai, qui était celui de Bach

et non plus de la musique symphonique. L’accord étant total entre les deux

amateurs, il n’y avait plus la moindre rivalité entre les Dieux en question, objets

d’une même contemplation. Cependant, le plaisir de convaincre et celui de

découvrir étaient absents de leur état d’âme d’abandon admiratif, en cela

conforme à celui d’un concert.

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Le rôle de M. Beecher a, jusqu’ici, été mis à sa juste place dans les soirées

musicales. Cette chance, à vrai dire imprévue, était même doublée par la

présence d’un couple de métropolitains, les Simonet. Ils étaient grands amateurs

de musique baroque et classique, et, sans pour autant étendre son répertoire aussi

loin que M. Beecher, M. Simonet et jouait fort bien du piano.

Ils organisaient, eux aussi, des soirées musicales, avec la participation des

violonistes dont nous avons parlé.

Quelques réceptions officielles avaient lieu chez le gouverneur Orselli. Elles

permettaient de retrouver des personnalités rarement vues, telles le banquier et

son épouse, le commandant de la Marine, dont le nom était maintenant

Villebois. C’était l’occasion de retrouver le commandant Cabanier, ainsi que

nombre de femmes agréables. On y serrait la main aux artilleurs que l’on voyait

peu, ainsi qu’au pasteur Vernier et sa femme, salués seulement à l’occasion des

exercices de tir, en haut de la colline où ils habitaient. Etaient invités également

le consul anglais, sir Cameron et sa femme, toujours revus avec plaisir, d’autant

plus que les occasions de parler Anglais étaient devenues rares.

Naturellement, on retrouvait là des camarades de l’armée et de la marine que

l’on ne voyait pas dans la vie courante parce qu’ils sortaient dans d’autres

groupes. Ainsi, Georges Barral, maintenant marié et affecté à Marine Papeete.

Ainsi également mon remplaçant auprès du gouverneur, charmant garçon, que le

Destin rendait, à son tour, amoureux de Léodie, mais de façon toujours tellement

timide que personne ne semblait le remarquer, Léodie la première semblait-il.

C’était aussi l’occasion de changer d’échelle et de parler un peu de la guerre, de

l’avenir. Le meilleur stratège était, sans conteste, sir Cameron. Il avait ce sens,

très britannique, de voir loin, de façon réaliste. Nul mieux que lui ne me

rassurait : la guerre était en train de tourner. Cependant le sort de la France était

encore tellement incertain que les paroles du consul ne lui rendaient hélas ! ni

son pays ni sa famille. Mais enfin !

Cependant, les réceptions au gouvernement ne faisaient point partie de la vie

courante.

On y voyait, outre le peintre et les musiciens, quelques familles d’une amitié à

toute épreuve, sans que l’on puisse s’étendre longuement sur leurs qualités

particulières. Il y avait bien sûr, la famille de Rose Martin, chez qui l’on se

retrouvait souvent. C’était le point de départ pour les pique-niques, la maison

étant située de façon très centrale, à quelques centaines de mètres du palais du

gouverneur. M. Martin était, on se souvient, le directeur des installations

électriques de l’île, mais son principal mérite était d’avoir une fille qui était un

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rayon de soleil. C’était elle qui entraînait le plus souvent le groupe dans quelque

activité inhabituelle. C’était elle qui avait la jeep, et cela était fort heureux ; elle

qui, en entraînant le commandant Fourlinnie à Pirae ou à Punauia, ou, plus loin,

vers la presqu’île, le faisait participer aux sorties des midships.

On voyait souvent aussi, même en dehors des concerts du soir, le couple des

Simonet. En dehors des talents de pianiste du mari, ils étaient fort agréables. Ils

devaient avoir environ trente cinq ans ; un bel âge pour nos jeunes midships,

heureux d’être guidés par ces métropolitains qui, comme eux connaissaient la

France, et vivaient depuis plusieurs années à Tahiti, qu’apparemment ils

n’envisageaient plus jamais de quitter. Cela ne rendait que plus précieuse la

nostalgie avec laquelle ils évoquaient leur jeunesse à Paris, bonheur si

douloureusement ressenti par moi. Ils étaient, en somme, un souvenir partagé

qui se prolongeait par un avenir déjà vécu.

Quel réconfort que ce futur assuré, comme expérimentalement ! Oui ! si la

guerre devait être, malgré tout, perdue, ou sa famille massacrée par l’occupant, il

pourrait toujours revenir ici pour tout oublier !

Eh puis, il y avait ses chères amies, qui avaient toutes une place dans son cœur,

place qui changeait sans cesse. Le rôle de l’unique ne pouvait plus, maintenant

être réservé à Léodie. Elle était toujours irremplaçable, surtout quand elle

chantait à côté d’Eliane ; la brune et la blonde, la soprano et la contralto, dans

leurs paréos ornés de fleurs aux vives couleurs. Ce n’était pas la douceur de la

plage noire de Taunoa ou de la plage blanche de Pirae ou de Punauia, ni

l’exaltation d’une fête comme il y en a tant là bas, quand à la suite de tamurés

endiablés on aime se recueillir entre amis pour écouter des chants plus intimes.

C’était elles, les uniques ; ce point de rencontre, cette fusion entre deux univers

sans histoire commune !

Il y avait cette amie, du nom de Dolly, qui aimait écouter du Rachmaninoff dans

le faré de Punauia, et qui, sans charme particulier donnait un caractère un peu

américain qui, en petite dose, mettait un grain de fantaisie.

Il y avait aussi Laetitia, la jeune femme de type espagnol, qui avait séduit un

temps notre midship, au point de lui faire écrire des poèmes admiratifs, qui

étaient de son âge, et qui ne méritent pas qu’on s’y attarde, sauf à noter qu’il

était le seul, déjà, à se risquer dans ce genre aussi démodé que flatteur. Mais elle

était actuellement en Amérique et, de toute façon, courtisée par le commandant

Molina, ce dont elle se défendait avec le même talent que pour expliquer qu’elle

était mariée et donc hors de portée, ce que notre midship croyait dur comme fer.

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À tel point qu’il m’avoua lui avoir écrit un long poème, dont voici un extrait

(elle était de formation américaine).

Do you know little Laetitia ?

She’s such a charming enigma :

Indeed, she’s a raving Beauty

With her little eyes so witty,

With her sweet and tiny mouth

Which seems to tell you about youth

………………………………

She has a house at Pirae

Where she invites you like a fairy…

You think you are in wonderland

With her, the reef and the sand

You forget how sad life is

When you see this Paradise.

You wish with her you could fly

In the unknown and distant sky,

So that the world were very far,

Miles away beyond a star…

With her you do feel so happy

You’d stay there for eternity !

Notre midship accepta de joindre ce poème, écrit en mai 1942, à cette histoire de

sa vie, car c’est le premier qu’il ait écrit (40). À sa surprise il est en Anglais, ce

qui marque bien l’importance de cette langue pour le jeune exilé, d’autant plus

qu’il aurait pu aussi bien l’écrire en Français, langue naturelle de la personne

chantée. Il est fort banal, mais il faut bien commencer ajouta-t-il, heureux

malgré tout de cette découverte d’un fait complètement oublié et assez singulier.

Pourquoi n’avait-il rien écrit ou même noté sur Léodie, qui avait beaucoup plus

compté pour lui ? Il ne le savait pas. Sans doute ses relations étaient elles moins

intellectuelles ; plus directes, plus simples ; dépouillées de toute coquetterie.

Comment savoir ?

Pendant son absence, il aimait aussi subir les séductions d’une autre femme

mariée, également inaccessible, du nom de Ritée. Elle croyait à la théosophie

plus qu’à la philosophie, ce qui la conduisait à aimer la nature et tout ce qui s’y

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rattachait. C’était, là bas en tout cas, convaincant. Elle nageait à la perfection, et

contribua à l’amélioration du bras gauche du crawl de son élève, enchanté

d’avoir un professeur si séduisant.

Il s’était mis à nager seul dans le grand lagon de Punauia, où il fit la

connaissance d’un adepte du crawl, un homme d’une trentaine d’années, qui

pratiquait cette nage à l’endurance. Il nageait pendant ce qui paraissait des

heures et sortait en pleine mer, escorté par un requin fidèle. Je n’eus pas le

courage d’aller l’accompagner si loin, craignant que l’histoire ne fût vraie,

comme la plupart des choses étranges. Bien sûr, personne nn’avait peur des

requins dans cette île du bonheur. Quoiqu’il en soit, ce nageur quasi

professionnel remarqua que son élève roulait en respirant et lui conseilla de faire

ce mouvement en regardant à gauche vers l’avant. C’était plus fatigant, ce que

j’adoptai pour la vitesse seulement, retenant l’idée que le crawl, et non

seulement le trudgeon, était une nage d’endurance.

Cependant, c’était vers Pirae, l’on s’en doute, que notre jeune midship portait

d’abord son affection, qui, en ce début de l’année 1943, se teintait de mélancolie

à la pensée que peu de temps restait avant le départ. À la suite d’une mauvaise

grippe (cela arrive hélas là bas, plus cruellement qu’en Europe, car il fait trop

chaud pour se couvrir), il écrivit ces lignes, les seules qu’il me confia parmi

nombre de mauvais poèmes. En les relisant, il prenait conscience de son

ignorance d’alors dans le domaine de la versification française, tellement plus

difficile que pour la langue anglaise. Mais ces vers étaient sortis de son cœur,

encore très barbare !

Réflexions sur la plage de Pirae

Viens ! Isole toi du reste du monde,

Ami, écoute un peu le récif qui gronde.

Regarde Moorea émergeant de la brume

Et ce côtre, là bas, qui fume.

Pirae, ce cher Pirae, que si vite on oublie,

Noyé dans la verdure, n’est-ce le Paradis,

Avec ses palmiers dont l’échine se plie,

Abritant le Penseur du soleil de Midi ?

Avec ses cactus et ses arbres de fer,

Ce parfum de la terre et ce chant de la mer ?

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Quel calme, mon Dieu et quel charme infini

Berce tout ce décor avec tant d’harmonie :

Ici, tout est groupé en plaisante verdure,

Eclairé de lumière éternelle et pure !

Humant l’air du large et voyant le récif,

Je suis rempli d’extase, mais je suis pensif :,

Je pense à ma famille assise au coin du feu,

Chaque jour, endurant l’ennemi, priant Dieu,

Et, tout à coup, j’ai honte de mon inaction,

D’être si loin de tout, si loin de la Nation,

Mais à quoi bon ces mots ; je connais mon devoir ;

Profitons pleinement de ces moments d’espoir

Où, voyant tout si beau, bercé par la Nature,

On croit le monde en paix, on croit les âmes pures.

Viens ! Isole toi du reste du monde,

Ami, écoute un peu le récif qui gronde ;

Regarde Moorea émergeant de la brume

Et ce côtre là bas qui fume.

Tels étaient donc les états d’âme du jeune poète, que lui inspiraient le doux

refuge de Pirae, et qu’il aurait voulu laisser là bas, inscrits sur le sable pour

quelque éternité, dans l’illusion de la jeunesse.

Il envoya le poème à son oncle Francis, à New-York, comme souvenir pour la

famille dans l’après guerre.

Ce bref survol des personnages constituant l’univers du midship et ses essais

poétiques ne doivent pas éloigner le lecteur de la réalité, qui se déroulait, comme

toujours, sous forme d’événements.

Ainsi, le lendemain de l’arrivée à Tahiti, le nouveau commandant de la marine,

le Lieutenant de Vaisseau Villebois avait déjeuné à bord, invité par le

commandant. Peu après, il avait pris le café au carré des officiers et avait

demandé de faire un tour à la voile sur le canot dans les environs de la rade,

accompagné par Devaux et moi.. Le temps était magnifique. Cette petite sortie

avait permis de mieux connaître ce personnage peu ordinaire, même parmi la

diversité des caractères qui, caractérisait les officiers de la France Libre. Avant

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même de le connaître véritablement, comme le lecteur verra ultérieurement, il y

avait chez lui un véritable don de conteur, un sens du gros détail comique qui

établissait d’emblée un contact d’égal à égal, qui aurait été agréable entre

camarades, ou même entre civils d’un même âge (il avait bien trente huit ou

quarante ans, soit la moitié de plus que nos midships), mais qui était ambigu

pour des jeunes officiers, respectueux par principe de la parole venue d’en haut.

Il avait une histoire avec une certaine « sœur vaseline », qu’il fallait bien juger

des plus comiques. Au demeurant, homme d’un optimisme réconfortant,

différent de celui de son prédécesseur, qui était de nature plus apparente que

profonde. Et pourtant, il y avait quelque chose d’un peu inquiétant dans son

regard perçant, derrière ces yeux, ces petits yeux bruns qui vous scrutaient entre

deux plaisanteries, tellement différents des grands yeux ouverts à tous les vents

du commandant Fourlinnie, ou de ceux, d’apparence sévère mais bienveillants

de Bureau. Né en Nouvelle Calédonie, il était Corse, ce qui est très différent de

Toulonnais, le cas de son prédécesseur. On apprendrait par la suite qu’il était

entré au service en 1929 et était, comme beaucoup, et notamment le

commandant Artigue et le commandant Praud, capitaine au long cours. Il avait

rallié la France Libre en mars 1942, à partir de la Corse.

Ces impressions, qui prennent quelque place ici, furent rapidement ressenties par

le midship pendant l’invitation du nouveau commandant de la Marine puis la

sortie sur le canot, à la voile, ce qui ravit tout le monde.

Puis, comme presque tous les jours, les amis se retrouvèrent à Pirae, devant le

fare de Barzilaï et eurent le plaisir de revoir les Mordvinov, toujours aussi

intéressants. Hélène, la femme s’avéra, elle aussi, « bachiste » imprévue, et

déclara avoir longuement joué quelques sonates pour piano du grand maître. Elle

crut impressionner Barzilaï et moi en sifflant le début du troisième concerto

brandebourgeois, mais en disant que c’était le cinquième, erreur qui fut

immédiatement corrigée. C’était un bon point, mais on ne plaisante pas avec

Bach !

Le monde était petit : il y avait là bas la jeune fille qui avait si gentiment

accueilli l’équipe du Chevreuil aux Marquises, et qui était l’amie du biniou.

Peu de temps après, une nouvelle soirée chez les Simonet, rassembla nos

amateurs de grande musique autour de Larcher, qui joua le concerto en mi pour

violon de Bach, accompagné au piano par M. Simonet, vraiment excellent. Cela

était d’autant plus nécessaire que le temps, pluvieux, poussait à la mélancolie, et

que notre midship, qui commençait une grippe, avait besoin de musique. On

allait souvent à Pirae, chez Barzilaï, écouter des disques avec M.Simonet et les

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Mordvinov. Le mirage de la lagune était toujours là, autre musique, avec le

miroitement du lagon, le léger ressac de la houle sur le récif et, parfois la caresse

de la brise solaire sur les branches des cocotiers. J’essayais mon crawl avec la

respiration rapide nouvellement apprise et regardais les poissons de toutes les

couleurs.

On était en plein été austral, dans la saison des pluies. Cela va de pair,

généralement, avec un état de plus grande lassitude, que ma fatigue ne faisait

qu’accentuer. Une certaine inquiétude se manifestait dans l’île quant au sort des

volontaires dans les troupes de la France Libre. Cette aventure dans une Europe

inconnue et pleine de menaces suscitait pour ceux qui restaient une angoisse

nouvelle, pour ceux qui allaient partir, une attente interminable.

Cet état diffus était passager, mais il rappelait les réalités de la guerre, qui ne

devaient pas manquer de se matérialiser par un important exercice de tir, peut-

être pour réveiller le sentiment patriotique de la population. Plusieurs salves

furent donc tirées avec succès sur le milieu de la passe sous la direction de

Wlérick. Le gouverneur se montra d’autant plus satisfait que cette démonstration

était devenue purement académique. Il apprit à cette occasion à son ancien aide

de camp que des croiseurs allemands avaient, en 1914, déjà bombardé Papeete,

après avoir vainement voulu s’y ravitailler, les Français ayant bloqué la passe,

sans doute en y coulant une goélette. Quoiqu’il en fût, les Japonais non plus

n’avaient pas débarqué !

Tout le monde était satisfait, y compris la ville de Papeete.

Cet épisode patriotique passé, la vie avait repris.

Il restait deux mois avant de quitter l’île, mais, comme cela arrive le plus

souvent, le temps de tous les jours s’était mis à passer de plus en plus vite en

l’absence de tout événement nouveau. Seule l’approche du départ luttait à contre

courant et faisait paraître plus chères les heures qui s’envolaient. Je leur donnais

inconsciemment des noms. Il y avait les heures des amies, les heures de la

musique, les heures de la peinture, les heures des camarades, les heures de Pirae,

les heures de Taunoa, les heures de service à bord, les heures de garde, les

heures de réception, les heures de tourments ou de peine et les heures de

bonheur. Cela faisait beaucoup, et il fallait bien les compter, car elles ne

reviendraient jamais. Pourtant, les nommer ne servait à rien puisqu’elles

n’étaient réelles que mélangées. Notre midship appelait-il les heures de Pirae,

que celles de toutes ses amies se pressaient autour de lui, auxquelles se

joignaient bientôt celles de ses camarades, celles de tous ceux qu’il avait vus là

bas. Les heures de Taunoa n’étaient plus seulement celles de Léodie, celles du

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fare, mais aussi celles où il l’avait perdue, avec ses projets fous, après l’entrée

en guerre du Japon. Seules, sans doute, les heures de Léodie et d’Eliane

restaient-elles, où que ce fût, dans la beauté de leur chant, image inchangée de

deux sœurs, la brune et la blonde, les yeux bleus et les yeux bruns,dans

l’enchantement du soir sur la plage. Encore plus nettement, l’éblouissement

premier dans le lagon, face à Moorea, parmi la myriade de poissons aux

couleurs fantastiques. Mais celui-là tenait dans un instant. Il avait perdu de son

éclat, insensiblement, comme voilé un peu plus chaque jour par un nuage qui

était celui de l’habitude et que nul ne pouvait effacer, parce qu’il n’était qu’une

impression ressentie une fois pour toute, une impression non renouvelable de

l’eau verte du lagon de Punauia ou de l’eau bleue de Taunoa à l’état pur. Mais

les heures de ces lieux bénis, elles étaient tellement plus que cet éblouissement

des premiers jours sur le sable chaud, qui en devenant coutumier, avait bien vite

réclamé la présence d’une âme soeur, un peu comme Robinson Crusoé dans son

île. Et ces âmes soeurs, elles parlaient, elles changeaient sans cesse, elles se

déplaçaient d’une plage à une autre, d’un faré à un autre, et c’était pour cela

qu’elles étaient si difficiles à garder.

C’est ainsi que les nouvelles heures n’allaient pas être tout à fait comme les

anciennes heures: elles revenaient, dans la simplicité du quotidien, comme

indifférentes à l’approche, même encore lointaine, du départ.

Ce furent à nouveau, chaque fois que cela était possible, et cela l’était souvent

heureusement, le bain et les soirées à Pirae avec Barzilaï, les Mordvinov, M.

Simonet, auxquels participaient l’une ou l’autre des amies. Notre midship allait

souvent, à ce moment, chez son amie Ritée, prendre des leçons de crawl et

écouter le bruit de la mer dans son faré en l’écoutant parler de théosophie. Cela

cadrait si bien avec la grandeur mystique de la nature dans laquelle leur âme se

fondait, et que l’homme moderne avait fui et même détruit. Un charme

particulier émanait de cette jeune femme d’une trentaine d’années qui avait

trouvé à Tahiti une philosophie en accord avec sa nouvelle vie, après avoir mené

en Amérique une existence luxueuse et superficielle. Léodie courtisée par

d’autres, Laetitia juste rentrée de Californie, quoique toujours séduisante en

jouant habilement sur les pea-pea, Ritée simplifiait tout en apportant la paix, la

paix de la nature, avec laquelle elle se fondait. Et j’étais peut être plus heureux

au milieu de ces charmantes femmes que mes camarades engagés plus loin avec

une partenaire de fortune dans chaque port, ce qui était trop dans un sens et trop

peu dans un autre. Georges Barral avait, lui au moins, et sans doute le capitaine

Cékutovitch, fait un choix clair.

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Marcel Devaux avait, quant à lui, la chance d’avoir rencontré l’âme sœur, et de

ne pas faire de son amour platonique une interdiction absolue pour le reste.Notre

midship, ainsi libéré de tout sentiment de possession, ne souffrait pas de voir le

commandant Fourlinnie, comme cela arriva plusieurs fois, partir avec Eliane,

Léodie et Laetitia dans la jeep de Rose pour des pique-niques dans la presqu’île.

Il était heureux tout simplement, à Pirae, ou plus loin, à Punauia, avec les amies

qui étaient là, à se baigner et à écouter de la musique.

L’eau verte du jour, l’eau d’argent du soir. La Beauté.

Telles étaient les données géographiques et sentimentales dans lesquelles se

passaient les derniers mois du long séjour dans l’île du bout du monde, puis le

dernier mois, puis la dernière semaine.

L’approche du départ donnait une grandeur nouvelle aux choses de tous les jours

et luttait avec des forces insoupçonnées contre la mélancolie et son alliée, la

pluie, qui venait trop souvent combattre les meilleurs plans.

Ainsi, les inoubliables soirées musicales chez M. Beecher et chez M. Simonet

avaient-elles repris avec un grand brio, rassemblant un nombre croissants de

passionnés. M. Simonet avait la gentillesse de passer me prendre à bord, et on se

retrouvait chez lui avec les deux violonistes, MM. Muller et Larcher. Tout le

petit groupe se retrouvait là. Au cours de la plus belle soirée, accompagnés au

piano par M. Simonet, ils avaient joué un grand nombre de sonates de Bach, de

Mozart, et une de Beethoven. C’était toujours Bach le plus joué, comme si la

langueur tropicale avait eu besoin d’un contre poison et la fougue des danses

maories d’une architecture d’éternité, ou que le besoin d’une pensée quasi

cosmique eût été ressenti devant l’immensité de l’harmonie de ces nuits au

milieu des étoiles, que les chants tahitiens ne suffisaient pas à représenter.

Et Léodie et Eliane, la brune et la blonde, la soprano et la contralto, chantaient

une chanson de la bas pour terminer la soirée sur une note maorie, pure et

mélancolique.

Et les accords profonds de la plaine allemande avec ses forêts et ses hivers et ses

souffrances, dans l’infini de leur grandeur, venaient se fondre dans la douce

beauté de l’île.

On rentrait, tout rempli de bonheur céleste, dormir dans la terre des hommes.

Puis, la dernière semaine était arrivée.

Une réception avait lieu chez le gouverneur, pour fêter le départ du commandant

Cabanier, très apprécié de tous et en particulier des Orselli. C’était pour chacun

l’occasion de revoir tous ceux qu’il connaissait, et même ceux qu’il avait

oubliés, en sachant qu’on ne se reverrait sans doute jamais. Cela donnait une

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chaleur particulière à la soirée. Comme cela arrive souvent, une appréciation

finale des connaissances se produisit, certaines personnes considérées comme

proches ne manifestant guère leurs regrets, d’autres d’apparence plus froide,

étant sincèrement émues. Mais les vrais amis, et les gens de mer, comme le

commandant Praud, étaient toujours là. Ceux là, on avait l’impression qu’on les

reverrait un jour ou l’autre, dans la marine. D’ailleurs, le Chevreuil repasserait

bien à Tahiti en allant de Nouméa en Amérique où il devait caréner. Mais de

quoi pouvait-on être sûr ?

Et les jours s’étaient enfuis, de plus en plus vite. Une dernière soirée

« peinture » chez les Mordvinov, autour de l’histoire de Gauguin et de celle de

Van Gogh, une dernière partie d’échecs avec Barzilaï, sur le nouveau jeu, une

ultime soirée musicale, un anniversaire d’Eliane souhaité à bord, un bain à

Taunoa, quelques autres à Pirae, où je me demandai pourquoi cette vue si

différente de celle de sa baie de l’Aulnaie, avait maintenant une valeur

comparable. Elle était le Présent face au Passé, mais bientôt elle serait, comme

dans une autre histoire, d’une autre vie. Elle aurait, elle aussi, sa magie, souvenir

de palmes au soleil, à côté des rochers bretons sur l’eau changeante de sa baie

d’enfance. Moorea au loin dans l’embrasement des soirs plutôt que Saint Riom

tout près dans le rose de l’aube.

Le dimanche d’avant, il avait été à Punauia sur sa bicyclette américaine,

s’imaginant revivre sa première invitation là bas, comme à regret. Il était temps

de partir !

Mais les derniers jours s’étaient passés à Pirae, à vrai dire comme les autres,

entre les bains, la pirogue, les maa tahitiens préparés par Eliane, Léodie ou

Rose. La veille du départ, on aurait cru que tout allait s’éterniser. Le temps était

redevenu limpide, la mer avait repris ses couleurs d’argent liquide. Pas une ride

sur l’eau ne venait troubler les derniers instants. Les cheveux d’or d’Eliane

étaient comme du soleil, même plus tard au clair de lune. Etait-ce pour cela que

notre midship avait demandé au peintre qu’il connaissait de faire un tableau

d’elle ?

Puis le jour du départ était arrivé, un triste samedi 20 mars. Il embrasse ses

amies. Il est de garde. Il n’a même pas le temps de descendre avec elles dans sa

cabine pour montrer le beau portrait. Juste quelques photos. La coupée est noire

de monde et personne ne peut avancer sur le quai, d’où le bon pasteur Vernier et

sa femme font des gestes d’adieu. On fait hâter le débarquement des visiteurs.

La coupée est levée.

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Les aussières larguées, le Chevreuil manœuvre : « Larguez partout à l’arrière!

Babord en avant lente (le traversier, raidi, maintient l’avant contre le quai) ! Les

deux bords en arrière lente ! ».

On est parti : on distingue de moins en moins les figures connues, les amis et les

amies.

Quelques derniers gestes. La passe est franchie. Tahiti, puis Moorea aussi

disparaissent dans le crépuscule. Le commandant Cabanier est d’excellente

humeur (comme toujours) et se plait à évoquer avec moi les heureuses soirées

avec leurs chansons et leurs guitares.

Les bouquets de tiare ont été jetés à la mer. Si Dieu veut, on reviendra. En

attendant, en route à nouveau pour Nouméa.

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Chapitre 24

Le beau temps avait, fort heureusement, rendu presque magnifique la longue

traversée vers la Nouvelle Calédonie, tout en remettant le vaillant aviso sur les

chemins de la guerre après sa mission diplomatique. Après tout, l’escorte de

convois était plus facile que le travail de séduction pour lequel le Chevreuil était

le plus doué. Sans doute, avait-il été conçu, modeste aviso colonial, pour

montrer le pavillon aussi loin que possible et aussi longtemps qu’il durerait, plus

que pour affronter le rude travail de la guerre navale. Il suffisait de le regarder

un instant pour s’en convaincre : une seule tourelle double de 102 m.m,

quelques oerlikons anti-aériens, et, il est vrai, un nombre de lance grenades anti-

sous marines équivalent à celui des corvettes anglaises. Cependant, si son faible

déplacement, on l’a vu, le rendait peu apte à affronter le gros temps, son faible

tirant d’eau lui permettait de naviguer près des côtes et de remonter les rivières,

tandis que son rayon d’action exceptionnel rendait possible des missions de

longue durée sans ravitaillement. Il ne s’en était pas privé !

L’atmosphère à bord était bonne : il faisait beau et la vie active allait reprendre !

Aucun équipage n’échappe à cette règle. Le commandant Cabanier tenait

compagnie au commandant Fourlinnie, ce qui lui évitait la solitude trop

fréquente de son carré et l’assurait d’une constante bonne humeur, qui diffusait

partout sur la passerelle, où le soleil se montrait dans toute sa splendeur en se

prêtant aux plus belles droites de hauteur possibles.

En arrivant à Nouméa, notre midship pensa : déjà !

L’impression agréable de se retrouver dans la petite ville aux abords accueillants

devant sa rade bien protégée n’allait pas, malheureusement durer.

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Cela avait pourtant bien commencé : On avait été invité avec le commandant

Artigue chez des officiers américains, relations d’un ami de Barzilaï. Cet ami,

du nom de Grignard et que j’appréciais était accompagné de plusieurs jeunes

femmes de là bas, d’ailleurs fort sympathiques. Le commandant Artigue était

toujours plein de cette gaieté méridionale apparente qui simplifiait les relations

et mettait de l’ambiance. Des jeunes femmes se dégageait une atmosphère, que

j’avais déjà perçue, qui même quand elles étaient nées en Calédonie, était un peu

un air de France. Quelle différence avec Tahiti, où le caractère maori assimilait

aisément toutes les origines possibles. L’histoire avait été tellement différente !

L’impression de province, une province lointaine, à nouveau ressentie, était

rassurante. Mais, en même temps, elle créait un vide, totalement oublié en

Océanie. Au fond, le bout du monde, c’était plus Tahiti que la Calédonie.

À ces pensées, vaguement présentes, s’ajoutait ce soir là la présence nouvelle

des officiers américains. Elle replaçait la guerre dans la situation de l’instant et

donnait toute sa valeur à la rencontre. Braves américains, qui avaient sauvé l’île

de l’invasion ! Il fallait se souvenir du jour où, à bord du Chevreuil, on s’était

demandé si l’avion qui survolait la rade était japonais ou américain, du soleil

levant ou des « stars and stripes ». Du reste, ces officiers étaient une source

d’intérêt considérable pour notre midship, qui ne connaissait rien de l’Amérique,

ce pays libérateur si différent de l’Angleterre et où, dans le courant de cet

Automne 1943, le Chevreuil devait en principe subir un grand carénage.

Le retour au bercail de Nouméa n’allait pas, malgré ce début prometteur, être un

épisode particulièrement heureux pour nos jeunes officiers. En effet, peu de

temps après, la « dingue », après avoir sévi dans l’armée de terre, frappait

brusquement Bureau et Legrand. Cette maladie, peu connue, se manifeste, entre

autre, par de forts accès de fièvre. Cela influença l’atmosphère du carré et

réduisit à néant l’énergie de ses camarades de sortie.

Heureux d’avoir été épargnés, Devaux et moi profitâmes cependant de la

proximité du cercle militaire, bien organisé et sympathique. Un capitaine

d’infanterie se signala en faisant cadeau au midship d’une table de navigation de

l’U.S Navy d’une grande simplicité, dont il n’avait pas l’usage…et qui

provenaient de l’ancien consulat japonais ! Ce clin d’œil de la petite Histoire fut

fort apprécié.

Cela n’empêcha pas l’ambiance du bord de se dégrader. La dingue se

développait sournoisement. Le commandant, le plus souvent décontracté ou

goguenard était devenu d’une humeur massacrante (il était difficile de lui

demander pourquoi) ; le second était de plus en plus désagréable au sujet du

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moindre détail, dont il avait pris soin de rendre me rendre responsable, ainsi, on

s’en souvient, que des inventaires et de la comptabilité de la coopérative.

C’est dans ces conditions que je dus remplir un imprimé à transmettre à

Londres, par lequel il fallait indiquer si oui ou non je désirais figurer dans le

cadre de l’active. J’eus le mérite de répondre oui, de même que Bureau, Legrand

et Devaux. C’eût été de la folie de céder à un moment de découragement, alors

que tout nous souriait, et que par ailleurs, l’avenir était totalement incertain. Le

commandant Fourlinnie, bien entendu, était hors de cause, en tant qu’officier

d’active dès le départ. Quant à Montaigne, homme de lettres par excellence, il

n’ambitionnait que de suivre la carrière de son père, connu mondialement.

C’était une noble ambition !

La seule bonne nouvelle fut l’arrivée d’un message de son oncle Francis, qui

depuis New-York prévenait que la famille était toujours en vie.

Le commandant, quant à lui, ne cachait pas qu’il avait demandé à être muté dans

l’aéronavale, intention qui inquiéta le midship, qui voyait en lui un homme

sympathique, et qu’il admirait pour le caractère audacieux de ses manœuvres

dans des conditions souvent difficiles. Cependant, après en avoir parlé avec

Bureau et Devaux, cette décision paraissait justifiée : il avait près de trois ans de

commandement et une affectation nouvelle devait lui donner une possibilité de

participer à un débarquement en France, le moment voulu.

L’appareillage pour Sydney mit fin à cette période d’incertitudes en remettant le

petit aviso sur le chemin de la guerre. Pour ce, il fallait d’abord caréner dans ce

grand port, dont je me souvins alors que mon cher Conrad le considérait avec

prédilection, tant pour la modernité de ses docks que pour la beauté de sa rade.

On arriva par un temps splendide, ce qui n’était pas toujours le cas, avait noté

notre midship. Du reste, la traversée avait profité de ces heureuses conditions, ce

qui avait contribué à l’amélioration du moral de tous, du matelot au

commandant.

Rien n’avait été enlevé à la majesté de l’approche de la grande ville, le long des

routes maintenant familières jusqu’au mouillage, après l’entrée entre North

Head et Watson’s Bay et le virage vers Rose Bay en laissant à droite George’s

Heights puis Cremone-Point et Watson’s Bay et la pointe de Vaucluse à gauche,

tout cela dans beaucoup d’eau et beaucoup de place. La matinée, sous le ciel

bleu, laissait admirer tout ce qu’on voyait, dans la beauté d’une nouvelle

découverte. Magie de Sydney !

Le Chevreuil entra directement en cale sèche pour deux jours. Tout était

organisé au mieux. Le bassin ne tarda pas à être vidé, et les marteaux piqueurs

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de rentrer en jeu, avec leur bruit infernal qui n’allait pas tarder de faire

disparaître tout sentiment de bien-être.

Hélas ! il fallait attendre la visite du docteur du port pour débarquer. Cette

autorisation avait été oubliée !… et n’allait pas être donnée avant le lendemain.

Ce fut une déception pour cette journée de retrouvailles avec la grande et belle

ville. Mais il fallait se souvenir du cargo qui avait apporté le choléra à marseille,

en plein dix neuvième siècle, avec pour résultat l’évacuation de la ville et un

nombre incalculable de morts. La dingue n’était rien en comparaison, mais le

principe demeurait.

C’était le premier carénage auquel assistait notre midship.

Un carénage (petit ou grand) est une chose assez spectaculaire : Le navire

pénètre dans une cale, appelée cale sèche parce que, l’amarrage terminé et

l’équipe de l’arsenal préparée pour le bon béquillage sur le fond, la porte

d’entrée est fermée puis l’eau pompée. Le navire est alors complètement échoué.

Qu’il était beau le Chevreuil ! À vrai dire, on le savait bien, mais maintenant on

le voyait pour ainsi dire d’un coup d’œil. Cette impression frappe toujours le

marin qui contemple pour la première fois le navire qui l’a porté longtemps sur

les flots, maintenant dans toute sa nudité en cale sèche. Sur l’eau, on peut

apprécier son élégance, ou critiquer sa laideur ; à la mer ses qualités nautiques ;

au port, son inertie et son rayon de giration ; stoppé, sa dérive au vent. Le

commandant et l’officier de quart doivent également avoir en tête le temps de

réponse des machines, la capacité de tourner sur lui-même s’il a deux hélices, et

s’il n’en a qu’une, le pas de celle-ci pour les manœuvres en marche arrière. On

peut apprécier la douceur de son roulis ou regretter sa brutalité, craindre alors

qu’il ne puisse redresser à temps le navire avant le chavirage, ou qu’il reparte

trop violemment pour la paix des estomacs et la survie de la vaisselle, il est vrai

le plus souvent à l’abri dans une table de roulis (qu’elle soit française avec des

trous ou anglaise avec des bords de calage pivotants). On regrette toujours

d’avoir à assurer une ronde des hublots pour la sécurité à la mer, mais on est

heureux de pouvoir les ouvrir quand il fait beau et en tout cas au mouillage.

Notre midship regrettait la position dangereuse des cabines officiers, sur

l’arrière, ce qui obligeait celui qui prenait le quart, à calculer le meilleur moment

de traverser tout le pont jusqu’à la passerelle, au risque d’être jeté à la mer par

gros temps (on se souvient que c’était arrivé à l’aspirant Gincré).

Tout cela est oublié en cale sèche ! C’est alors un jugement porté de l’extérieur

qui domine, même s’il intervient pour mieux comprendre le comportement à la

mer. Un navire lourd est souvent assez bas sur l’eau, et la découverte de sa

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profonde coque sous marine est un sujet d’étonnement esthétique allié à une

sensation de puissance, un peu comme si un tigre surgissait de l’eau. Un navire

aussi peu élégant qu’un porte avions révèle alors une appréciable contre partie

sous marine. Oubliée la sensibilité au vent pour les manœuvres de port, on peut

juger de la sensation qu’a la mer de cette carène qui la provoque et qui veut

s’allier à elle dans un mariage aussi parfait que possible.

Le jeune midship n’avait jamais, on l’a dit, vu de bâtiment en carénage, mais il

imaginait assez bien ce qui vient d’être dit, et n’en avait que plus d’admiration

pour la ligne, si parfaite du Chevreuil. Le faible tirant d’eau complétait la

légèreté de la coque, dont la silhouette apparaissait pour la première fois dans

toute son élégance.

Ces impressions ne prirent que peu de temps à être enregistrées et ce n’est que

plus tard que leur valeur devait ressurgir dans l’esprit du midship, quand il

voudrait évoquer le si petit aviso qui l’avait transporté si loin. En attendant, il

était à nouveau sur le pont, au milieu des vrillements et des martellements qui

rendaient presque impossible la vie à bord pendant la journée. Les travaux de

réparation (on n’était qu’en petit carénage, il faut s’en souvenir) portaient sur

peu de chose : il fallait redresser la rambarde avant, tordue pendant le cyclone, et

faire quelques retouches de détail à la passerelle. L’idée vint subitement qu’il

n’avait jamais su comment avait été remplacée ou réparée la baleinière, qui avait

souffert à la même occasion. Quoi qu’il en fût, les deux jours de carénage

n’étaient pas de trop pour tout cela.

On comprend l’impatience de tout l’équipage de se rendre à terre !

Grisés par la liberté d’errer dans une grande ville, Bureau, Montaigne et moi

redécouvrîmes le dépaysement du cinéma, totalement oublié dans la vie sur mer

et dans les îles, et sans raison peut-être à Nouméa

Le lendemain, après une course contre la montre dans les faubourgs de Sydney

(comme dans tous les grands ports, les arsenaux sont loin du centre), la totalité

des officiers se rendirent à bord du Triomphant, qui on s’en souvient, était le

navire amiral dans le Pacifique Sud, et offrait une heureuse occasion de

retrouver des camarades ou de découvrir de nouvelles personnalités.

Le Triomphant était, sans conteste, le seul navire de guerre de la France Libre à

pouvoir figurer en escadre, avec ses 35 nœuds de vitesse de pointe et son

armement. Tel qu’il était, il pouvait, en tout cas, faire jeu égal, du point de vue

diplomatique, avec les navires australiens ou américains, ce qui ne faisait

qu’augmenter le plaisir d’être invité à son bord.

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Le nouveau commandant s’appelait Ortoli. Cet homme d’une exquise courtoisie,

avait eu l’amabilité d’inviter les officiers du Chevreuil à sa table personnelle,

après un « pot » au carré des officiers. Né à Bastia en 1900 et entré à l’école

navale en 1919, il suivait de très peu en ancienneté son prédécesseur, qui, on

s’en souvient, avait été promu au grade d’amiral à la démission de l’amiral

Muselier. Il avait suivi l’armement et les essais du sous marin Surcouf dans les

années trente. Il avait rallié la France Libre le 15 août 1940 à partir de

Cherbourg et avait presqu’immédiatement pris le commandement de ce même

Surcouf, poste qu’il avait quitté lors du départ de ce navire pour le Pacifique,

réclamé par le cabinet militaire du général de Gaulle, ce qui allait lui sauver la

vie. Il avait pris le commandement du Triomphant en juillet 1942, le navire étant

chargé de missions d’escorte dans le Pacifique ouest.

Au cours du repas, qui dépassait toutes les espérances, je m’’étais trouvé être

voisin de table, ou peut-être, en face de l’officier en second, du nom de Gilly. Il

allait bientôt remplacer le commandant après le départ de celui-ci pour Londres.

De la promotion 1924, il avait rallié la France Libre en août 1940 à partir du

Liban, après une marche de 70 kilomètres dans le désert. C’était un homme

cultivé et intéressant. Il impressionna notre midship par sa connaissance de

Verlaine. À vrai dire, c’était l’homme qui l’intéressait -mais sans doute parce

qu’il était poète- plus que son œuvre. Plus exactement, il remarquait que la

solitude en face d’un Pernod à la terrasse d’un café était plus féconde que celle

d’une plage du Pacifique. Cela choquait, mais c’était sans doute vrai. Je ne

savais que répondre, sauf que je préférais la solitude poétique de Tahiti à tous

les cafés du monde et que, peut-être il faut-être un peu malheureux pour écrire,

privé de Beauté et la chanter en son absence.

Là-dessus, nos midships allèrent marcher en ville, cette si belle ville retrouvée

avec bonheur, puis, le soir allèrent au cinéma.

Le lendemain, le fidèle aviso, remis en bon état de marche quittait la cale sèche

pour accoster dans le quartier résidentiel de circular quay. C’était une situation

privilégiée, d’autant plus que le séjour était de courte durée.

Immédiatement, Bureau, lui aussi intéressé, se préoccupa de rechercher la

ravissante Beverly. Le problème se trouva résolu d’emblée par une invitation

d’officier en second à officier en second pour le lendemain soir, à son domicile.

Il précisa que cette invitation téléphonique était faite à la demande de son

épouse pour tous les officiers du carré. Les choses ne pouvaient pas mieux

tourner.

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En attendant cette occasion tant rêvée, Je retournai au club de tennis qui m’avait

tant ébloui. L’ambiance était toujours extraordinaire. L’un des joueurs

connaissait Jack Crawford et promit de me le faire connaître à la première

occasion. C’était déjà un encouragement ! La veille, j’ avais été au zoo avec

Bureau et Montaigne, voir les charmants petits pandas et les affreux requins si

dangereux. Ils n’étaient pas, au moins, beaux, comme la majorité de ces

squales !

Puis, la soirée arriva. Elle parut n’intéresser que Bureau et notre a midship,à leur

étonnement, mêlé à la satisfaction qu’ils étaient les seuls à avoir été remarqués,

ce qui était vrai, en tout cas, pour lui, puisque Bureau pouvait n’avoir été invité

qu’en tant qu’officier en second. Il n’avait jamais écrit de poème à la belle, ni ne

lui avait montré sa cabine. Une joie intérieure l’habitait comme ils marchaient

depuis King’s Cross vers Elisabeth St, d’où ils tournèrent à gauche pour trouver

Billiard St et Billiard house. Le Lt. commander Fenner ouvrit la porte et offrit

immédiatement un sherry à ses invités en attendant son épouse. Quelques

minutes après, elle parut, en robe verte, toujours aussi belle. Elle dit, très

Anglaise : « How are you ? »(41), souriant à distance de façon assez officielle.

Elle tint à montrer son mobilier, qu’elle avait peint, puis un fauteuil gris perle et

rose qu’elle avait terminé. C’était tout de même assez inhabituel !

Le commandant Fenner était un excellent maître de maison et parlait

amicalement avec les quelques invités de cette petite soirée. Notre midship en

profita pour parler enfin en tête à tête avec la belle hôtesse, qu’il invita à dîner à

bord du Chevreuil, pendant que Bureau et l’officier en second (arrivé entre

temps) dansaient. Il eût souhaité que cette invitation fût le lendemain, le 7 Mai,

jour de son anniversaire, mais seule la date du 11 Mai, jour de la Ste Jeanne

d’Arc était possible. Ce serait donc ce jour là le grand jour ! Du reste, les

programmes étaient, de part et d’autre, assez chargés. Il alla le 7 au cinéma avec

le B.N.L.O Jackson, retourna au grand club de tennis le lendemain, sans trouver

hélas le champion Jack Crawford, mais toujours aussi bien accueilli, pour finir

ce jour qui aurait pu être mélancolique en allant au cinéma avec Montaigne et

Devaux voir le bien joli film « Mrs Minniver ».

Un jour de garde, et le 11 mai était là !

C’était donc la Fête de Jeanne d’Arc avec une cérémonie aux monuments aux

morts. Le spectacle était inhabituel, avec la participation des détachements de la

Marine et de l’armée de terre de la France Libre. Tout le monde en bel uniforme

et quelques personnalités importantes en civil, une trompette ; une sonnerie.

Cela avait de l’allure.

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Après un déjeuner dans le grand restaurant Princess avec le commandant Ortoli

et son second, le midship et le commandant Fourlinnie prirent congé pour aller

faire une curieuse gymnastique danoise, bien dans le style de ce sportif d’origine

norvégienne qui avait souvent étonné son midship. Cela fut jugé excellent pour

la digestion et même pour la santé. En excellente forme, j’allai récupérer mon

violon, en révision chez un luthier, puis achetai des aiguilles pour la belle

Beverly, qui m’avait demandé ce service. Dans l’espoir que c’était plus pour

créer un lien entre eux que pour coudre de nouveaux fauteuils, il était même

confus de n’avoir rien d’autre à faire, tout en ayant conscience qu’il n’était sans

doute pas possible de faire plus pour une si jeune et si belle femme mariée.

Il passa à bord, et, le moment voulu, alla attendre ses invités devant la grille de

l’arsenal. Ils arrivèrent en retard, car elle était tombée en marchant dans le noir.

Cela n’était pas grave, et la rendait encore plus ravissante, juste sauvée d’un

accident, pâle encore, en longue robe blanche serrée à la taille par une ceinture

d’or ramenée par son mari du golfe persique. Elle se refit une beauté (jamais

perdue) dans la cabine du midship, ravi de l’occasion avant de la conduire au

carré.

Le dîner et la soirée furent particulièrement vivants du fait du caractère très

anglais des Fenner, qui, tous deux avaient un esprit un peu espiègle et plein

d’humour. Bureau était gai et brillant, de son côté, toujours heureux de

participer à des conversations sortant de l’ordinaire, et très sensible au charme

féminin. Les autres officiers présents qui, pour une raison inconnue ne

semblaient pas être sous l’emprise de la belle australienne, et en tout cas, parlant

mal l’Anglais, s’étaient rapidement éclipsés après le pot ou le dîner, ce qui nous

laissa Bureau et moi, seuls avec nos invités. Bureau montra ses tableaux, moi la

carte de Tahiti. Ils savaient que c’est l’île par excellence qui fascine tous ceux

qui n’y ont pas été, ce qui se trouvait être le cas, comme le plus souvent entre

Anglais et Français, tant leurs fameux navigateurs ont été mêlés à son histoire

depuis sa découverte par Cook, tant l’île reste le symbole du Paradis sur terre

après avoir été convoitée par les deux nations. L’Australie est, de plus, si grande

qu’il ne reste sans doute pas de place pour désirer l’Océanie. D’ailleurs nul n’a

le désir de connaître les autochtones, en si petit nombre qu’on ne les voit jamais

et quant aux Maoris, il suffit de se rendre en Nouvelle Zélande pour en voir un

peu partout.

En fait, on parla surtout de la vie en Australie, de Sydney, des escales

intéressantes, des mille distractions offertes aux femmes quand leurs époux

étaient en mer. Assez naturellement, on évita de parler des convois, ce qui

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n’aurait été intéressant qu’en cas de combat naval. Tel n’était pas le cas, et rien

n’est plus ennuyeux que la vie d’escorte, de plus terne à mentionner que des

grenadages jamais confirmés.

Beverly profita d’un long récit de son mari pour demander à son dévoué midship

de lui montrer ses disques et ses livres dans sa cabine. Quelle plus grande preuve

d’amour pouvait-elle lui donner ? Elle regarda avec attention tous les disques,

notamment ceux de Haydn et Mozart, que notre midship trouva effectivement

plus proches de son admirée que le grand Jean-Sébastien, se souvenant que les

anges, s’ils jouent Bach devant Dieu, se réservent Mozart. Puis, on passa aux

livres. Elle s’étonna qu’il eût, justement acheté quelques livres de Bernard Shaw

d’après ses conseils de femme d’esprit, sembla partager l’enthousiasme suscité

par Conrad, avait, bien sûr, lu les grands livres de Dickens, en particulier David

Copperfield, écrit à la première personne et donc si émouvant, ainsi que « Great

expectations »(42), où l’un des personnages-clef s’appelle Haendel. Elle

connaissait mal Balzac (il fallait avoir le courage de le dire), mais, voyant

« l’éducation sentimentale » de Flaubert, elle préférait madame Arnoux à

Madame Bovary, sentiment immédiatement partagé. Décidément, madame

Arnoux plaisait à tous : Je me se souvenais avoir vu ce livre de ma bibliothèque

dans les mains du commandant Cabanier, ce qui m’avait presque ému.

Quelle exquise personne, pensai-je, ma si belle, si charmante, Anglaise ! Mais,

pourquoi était-elle mariée ? Mariée à un homme qui la complétait si bien.

N’osant l’embrasser, je lui donnai une tiare en nacre. Elle fut très touchée.

Venez chez moi demain soir, dit elle ! Nous ferons de la musique. Mon mari

sera en mer, mais je préparerai un petit pique nique.

J’étais fou de joie.

Le lendemain, le Chevreuil recevait l’ordre d’appareiller, en tant que « duty

ship ».

Un cyclone arrivait.

Il ne devait jamais retourner à Sydney.

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Chapitre 25

Le cyclone avait, finalement pris une trajectoire plus à l’Est et épargné la côte

australienne. La traversée jusqu’à Nouméa fut cependant agitée, en harmonie

avec les pensées du jeune midship, qu’une mer plus clémente aurait sans doute

induit à imaginer tout le bonheur perdu, encore une fois, au moment où il se

présentait sous des traits si merveilleux. Le mauvais temps, au contraire, rendait

au service à la mer son caractère impératif. C’était le meilleur remède.

D’ailleurs, le navire devait être repris en main, comme un animal qu’il fallait

remettre à l’eau. Et le voilà qui, en quelques heures, avait repris ses bonnes

habitudes, tout heureux de plonger dans les vagues, où sa carène bien lisse

glissait et plongeait comme celle d’un grand marsouin apprivoisé.

Un autre avantage de la médiocre traversée fut que l’arrivée à Nouméa parut

agréable. Enfin, on retrouvait la belle-petite-rade en territoire français, avec les

compagnons d’exil, tous unis, dans une même épreuve.

Une bonne nouvelle m’attendait: une lettre, si rare, si imprévue, si importante de

France. Tout allait bien. On était début juin 1943 ; les nouvelles pouvaient

remonter à la fin de l’hiver, ou un peu plus tard, peut-être. Quel soulagement, en

tout cas ! Et, cependant, personne, en Suède, en Angleterre, ni bien sûr à New-

York, ne savait les risques considérables pris par la famille en logeant des

Anglais ou des juifs en plein Paris, à la barbe de l’occupant et de la police de

Vichy, ni la campagne d’arrestations qui allait survenir. Dans cette ignorance, la

nouvelle était une simple confirmation que tout allait bien. Rien de mieux ne

pouvait arriver !

Le retour à Nouméa se trouvait coïncider avec un événement attendu: le départ

du commandant Fourlinnie pour l’Amérique où, à sa demande, on s’en souvient,

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il avait demandé de suivre des cours de pilote. Il était remplacé provisoirement

par l’officier en second Kérez, nommé lieutenant de Vaisseau. La passation de

commandement, sans aucune autre cérémonie, eut lieu sous l’autorité du

commandant de la Marine à Nouméa, le lieutenant de Vaisseau Artigue qui,

pour cette occasion avait pris un air sévère. François Bureau, officier canonnier

et toujours enseigne de Vaisseau de 1ière classe devenait officier en second.

Ce chamboulement, contrairement aux apparences, n’allait pas être dans

l’immédiat, défavorable. En effet, c’est l’officier en second qui pèse le plus

directement sur tous, et, sous cet angle, la vie de notre midship était transformée.

Par ailleurs, le nouveau commandant par intérim, flatté par cette promotion de

fait, allait se montrer sous un jour plus favorable et, de toute façon plus lointain.

Ce n’est que quelque temps plus tard que son animosité envers moi allait se

manifester de façon durable : en effet, lors des notes des officiers, comme déjà

indiqué, il proposa uniquement Devaux au grade d’enseigne de Vaisseau de

1iére classe en indiquant que son camarade devait être promu seulement après

lui, ce qui signifiait un retard d’au moins 6 mois. C’était une injustice d’autant

plus grave que je désirais faire, carrière dans la Marine et qu’il le savait.

Heureusement, le Chevreuil ne resta pas longtemps à quai : il fallait, dans un

premier temps, faire une tournée d’inspection sur la côte Est, fort intéressante du

point de vue de la navigation. Cependant, on ne retrouvait nulle part

l’extraordinaire atmosphère de l’Océanie, et, bien sûr cela pouvait s’expliquer.

Mais l’amour c’est l’amour ! Ce changement s’était manifesté soudain sur la

passerelle, où un air tahitien, sorti d’on ne sait où, envahit l’esprit du

malheureux officier de quart. Où étaient les guitares, les danses, les repas de

bienvenue, les discours, les chevauchées dans les îles ? Où était passé Mooréa,

sombrant le soir sous les nuages en feu sur le miroir scintillant de la mer ?

Ce n’est pas en remontant la chaine des Nouvelles Hébrides jusqu’à Espirito

Santo, parcours maintenant familier au petit aviso, que les pensées du jeune

homme prirent des couleurs plus roses. Il en était à regretter l’épisode

dramatique de la fausse escadre japonaise qui, au moins, était à la hauteur de la

mission assignée. En dépit de ces nobles idées, la mission d’exploration et de

petites escortes s’avéra d’une grande monotonie. L’absence de tout contact à

l’écoute sous marine enleva même l’illusion que le petit navire avait servi à

protéger le cabotage entre les îles, qui n’était, visiblement pas le point de mire

des Japonais.

Quoiqu’il en fût, cette mission s’avéra finalement hautement profitable. Rien

n’est pire, on le sait, que de rester au mouillage.

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Le Chevreuil s’était bien comporté dans toutes les criques de l’archipel. Les

officiers de quart avaient excellé dans les nombreux relevés au compas le long

des côtes ; le commandant s’était montré bon manœuvrier, quoique moins

brillant que son prédécesseur. Tant mieux se disait notre midship, qui réservait

le qualificatif de « surdoué » au commandant Fourlinnie, et ne demandait au

remplaçant que de manœuvrer avec une rassurante timidité. En fait, celui-ci

n’eut que des mouillages forains à effectuer et dans des conditions faciles. Le

seul accostage à quai était à Nouméa, excellente rade, et le vent n’avait pas été

fort.

On s’y retrouva dans les premiers jours de juillet, pour y passer la totalité de ce

mois, avec quelques escortes de navires américains sur de longues distances,

destinés à faire escale à Nouméa. C’était un rythme qui convenait à tous, dans sa

monotonie propice à la méditation qui, si elle n’était pas propice au

désœuvrement, contribuait à former les caractères, par delà les contraintes du

service à bord.

Les relations avec François Bureau en tant que nouveau Second étaient,

évidemment, bonnes. Mais il fallait tenir compte de l’influence du commandant,

dont le rôle, toujours dirigé contre son midship détesté, était parfaitement

discernable à travers le trop fidèle Second, souvent incapable de protéger la

victime désignée. Le principal avantage était indiscutable, cependant : Le

commandant ne régnait pas au carré ! Quel soulagement de ne plus y voir son

regard faussement jovial, de ne plus entendre ses grosses plaisanteries, de ne

plus voir, à côté dans sa chambre sa collection personnelle d’objets douteux !

Cependant, il devait s’ennuyer tout seul dans son grand carré, car il se

débrouillait pour se faire inviter parfois au mouillage au carré des subalternes.

Enfin ! Ce point était plutôt sympathique, et il était alors dans ses meilleurs

jours, ce qui lui arrivait, et ce que j’aurais reconnu si je n’avais pas été massacré

sur la feuille de notes, ni constamment surveillé par-dessus l’officier en second.

La situation se compliquait par l’influence qu’avait sur lui Jean-Pierre

Montaigne. Ce jeune officier de formation purement littéraire, avait un esprit

critique hors pair. Il pouvait revendiquer, malgré une certaine suffisance,

renforcée par un « oxford English »qui lui avait attiré l’antipathie du B.N.L.O

Templeton (on s’en souvient), un nom célèbre dans la littérature. Son

raffinement excessif lui avait attiré, avant d’être jugé incorrigible, quelques

railleries. Puis, admises, elles contribuaient à l’atmosphère du carré en

introduisant un indiscutable enrichissement. Lui, au moins, avait de l’esprit, et

Dieu sait que les membres des carrés des bâtiments français aiment s’en servir

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pour lutter contre la monotonie de la vie à bord, en tirant profit de l’éloignement

du commandant.

Avec François Bureau, il était le moteur du carré, encore plus depuis que celui-

ci était président. C’était toujours l’un ou l’autre qui relançait la conversation.

Plus exactement, François Bureau commençait par une affirmation assez

générale, soit sur le programme du jour, soit sur les conquêtes féminines à

envisager, parfaitement dans l’esprit Marine. Sur ce point, le B. N L.O Jackson

ou le mécanicien Téphany étaient imbattables, l’un par ses histoires drôles,

l’autre par son imagination dans les développements possibles des affaires.

C’était là que Jean Pierre Montaigne, grand connaisseur de pièces de théâtre, s’il

n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent, rentrait en jeu en démontrant le côté

primaire du roman feuilleton imaginé. Il ne manquait pas, si l’occasion se

présentait, d’ajouter quelque critique personnelle, ou de citer des exemples de

pièces de son père dans lesquelles telle ou telle action similaire avait lieu.

Car il avait pour son père, on s’en souvient, une grande vénération, au point de

vouloir poursuivre, le plus sérieusement du monde, sa carrière. C’était, en tout

cas, une noble ambition, que notre midship comprenait et admirait. Que de

jeunes gens refusent de faire le métier de leur père ! Que de pères découragent

leurs enfants de le faire ! L’exemple présent méritait d’être salué et non raillé.

Le changement de position de François Bureau impliquait, quoiqu’on en dise,

une certaine distanciation par rapport aux autres officiers dans les sorties en

commun à titre amical, tant il est vrai que la fonction crée l’homme, et que

l’habit fait le moine. Aussi, quoique notre midship eût de bons rapports avec le

nouveau Second, celui-ci n’en gardait pas moins le prestige nouveau dans leurs

sorties à terre qui, aussi amicales que possible, gardaient aussi en mémoire que

les ordres à bord étaient désormais donnés directement par lui et non plus par

son déplaisant prédécesseur. On ne pouvait pas oublier l’uniforme même quand

on était en civil.

C’était l’apprentissage de la vie !

Ainsi, en parallèle avec l’amitié pour Marcel Devaux, l’amitié pour Jean-Pierre

Montaigne allait se développer, presque automatiquement, et sans que la chose

fût remarquée.

Plus visible était l’absence, à la passerelle ou même à terre, du commandant

Fourlinnie. Il parlait peu, mais son dynamisme, son air souvent teinté d’une

légère raillerie, manquaient. Par comparaison, le commandant par intérim, sans

que l’on ne pût rien lui reprocher, était presque invisible. Il avait une grande

qualité, il est vrai, qui était le calme, vertu essentielle, perçue rapidement.

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L’importance de la personnalité du commandant sur une passerelle est de la plus

haute importance. Il est là, le plus souvent silencieux, mais il est là ! Il faut

quelqu’un pour remplacer Dieu. Le commandement ressemble aussi au théâtre.

C’était, cela aussi, une leçon.

Cette période d’attente entre la Calédonie, qui allait s’achever

(provisoirement ?) et le départ vers l’Amérique en passant par Tahiti la bien-

aimée allait donc, aussi être l’occasion de lire quelques livres nouveaux et

d’envisager un roman, qui serait, bien entendu celui d’un jeune homme soumis à

des problèmes difficiles de choix d’existence après une longue épreuve.

Ce furent sans doute les « études littéraires » de Maurois qui, jointes à quelques

textes de Valéry, livres d’une longueur raisonnable pour un officier de quart par

trop rêveur, qui vinrent confirmer cette vocation d’écrivain, après qu’il eût pris

connaissance de la lutte pour l’adolescence de Gide et de l’extraordinaire vision

de Proust sur la recherche du temps perdu.

La version « journal de bord », d’abord envisagée, apparaissait maintenant sans

intérêt, car trop personnelle en même temps que restrictive. Cela était bon pour

des personnages de premier plan, au courant des grands problèmes de la guerre,

ou ayant pris part à des actions d’éclat. À l’amiral Muselier, au général de

Gaulle, à Churchill, à Roosvelt, à l’amiral Mountbatten, à l’amiral d’Argenlieu,

au commandant Cabanier, de faire cela ; à tous ceux qui, comme son ami Paul

De Cazanove attaquaient l’ennemi sur leurs vedettes, ou ceux qui, continuaient à

faire ce que le Chevreuil avait fait quelque temps, dans les convois si terribles de

l’Atlantique. Mais qui s’intéresserait au journal d’un aspirant sur un petit aviso,

presque tout seul dans l’immensité du Pacifique, dont le seul combat avait été

imaginaire ? C’était à ceux qui avaient été engagés dans les rudes combats

autour des Philippines ou des Salomon de parler, à ce commander américain qui,

remplaçant provisoirement le commandant en titre de l’un des porte avions

encore disponible, avait pris le risque énorme de dégarnir sa dernière escadrille

de protection. S’étant tourné vers le genre roman il avait, à Tahiti, envisagé

l’histoire d’un jeune homme qui, de passage dans l’île enchanteresse, s’était

épris d’une fille du pays, mais s’était heurté à un refus de la famille pour des

raisons religieuses (ce qui, déjà à l’époque et encore plus là bas était hautement

improbable). Le malheureux était donc reparti en France meurtri pour la vie.

Ce scénario, en partie vécu, était inspiré du mariage de Loti, mariage ici rendu

impossible par des raisons d’un ordre élevé. Le jeune amoureux, par

attachement à sa famille, de tradition catholique très conservatrice, s’était heurté

à la rigueur protestante d’une vieille famille, dont un ancêtre avait été massacré

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sous les guerres de religion. Notre apprenti écrivain, ignorant qu’il croiserait

plus tard ce problème dans un tout autre contexte, avait, finalement, abandonné

l’idée, qu’il n’était pas capable, en tout cas de mener à bien. Il n’avait pas lu, en

ce temps là, le recueil de Joseph Conrad dans lequel il livre au public son

expérience personnelle de l’écriture pour un officier de la marine marchande,

qui se demande si son roman en cours depuis de nombreuses années est

publiable et ne reçoit qu’une réponse évasive d’un lecteur attitré. Les plus

grands commencent tous dans l’incertitude et souvent parmi les pires difficultés

aurait-il dû se dire. Il n’était qu’un tout petit, et il n’avait pas la tranquillité

d’esprit, ni même la place pour écrire autre chose que de courts poèmes,

inventés sur la passerelle, ou pendant des gardes au mouillage, puis notés sur un

carnet. C’était cela qui aurait dû lui donner confiance, puisqu’il était le seul à le

faire.

Or, maintenant à Nouméa, peut-être un an plus tard, il pensait à nouveau à ce

roman. Il serait plus intéressant, plus général, plus moderne, car il poserait le

problème de l’envoûtement des tropiques face à la civilisation (il ignorait que le

sujet avait été abordé, notamment par Somerset Maugham dans ses nouvelles).

Cela s’appellerait « Terre d’oubli ». Un jeune homme, toujours le même, chassé

de France par la guerre, se réfugie à Tahiti, attiré par ce nom féérique. Il s’attend

à être déçu, mais le goût de l’inconnu l’attire. D’ailleurs, l’Europe est détruite et

sa patrie aussi. Le ravissement n’en est que plus grand, au sein de cette

splendide nature, entouré de jeunes femmes, au loin de tous les interdits, de tous

les préjugés sociaux, sous un soleil qui, même sous la pluie, n’est pas loin.

Naturellement, il tombe amoureux. Naturellement il est déçu après avoir

découvert les feux de la passion dans un cadre sublime. Il résiste à la tentation

de rester à jamais dans ces lieux de l’oubli, où cependant, il a rencontré de

bonnes raisons de vivre auprès de peintres et de musiciens amoureux de la

Nature en même temps que de grande musique ou de peinture. Mais il sent qu’il

doit rentrer dans son pays, retrouver les lieux de son enfance et sa famille,

continuer aussi son métier, poursuivre sa vocation de servir son pays. Tahiti, il la

gardera en souvenir dans une chambre ornée de paréos et de tapas, autour d’une

table d’échecs aux pièces maories, d’une table sur laquelle des boites à bijoux

faites de bois de to avec leurs coquilles jaunes ou noires miroiteront un peu

comme le soleil sur les lagons. De Paris, il aurait alors St Goélo au bout du train,

Pirae au bout du monde.

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Cela sonnait déjà plus vrai. Il fallait continuer dans cette voie. On verrait demain

se disait le jeune homme, qui ne savait pas que plus d’un demi siècle serait

nécessaire pour commencer une partie de ce roman. Cela aussi, c’était la vie.

Ces vastes projets n’empêchaient pas le temps réel d’avancer, d’autant plus

rapidement que les derniers jours à Nouméa s’avérèrent agréables, notamment

grâce à la connaissance d’un sympathique capitaine, découvert au cercle

militaire, où il était toujours agréable de rencontrer aussi les capitaines

d’artillerie Robert Dalsace et Cékutovitch pour évoquer des souvenirs bien

différents. La petite capitale n’était pas, non plus dépourvue de charme, ni le

bain militaire, d’intérêt pour garder la forme ou pour retrouver des camarades, à

l’abri des requins, entre deux plongeons dans une eau naturelle à la fraîcheur

exquise de peut-être 22 à 24 °, que la perspective de partir bientôt pour Tahiti et

pour l’Amérique rendait encore meilleure.

C’est dans cette atmosphère optimiste que le Chevreuil appareilla.

Dans la quinzaine précédente, avait eu lieu le remplacement de l’un des anciens

du bord, l’ingénieur mécanicien Jean Mat, que le lecteur a déjà vu, par

l’ingénieur mécanicien Jean Téphany, qui avait rallié la France Libre à Nouméa

en janvier 1942, en provenance de la Marine marchande, contrairement à son

prédécesseur. C’était un type d’homme très différent, méditerranéen et non

breton, mais également bon vivant et sympathique, avec toujours cet éclairage

particulier et presque autonome que donne dans un carré un représentant de cette

fonction, qui veille au cœur du bateau, pendant que l’officier de quart en assure

le pilotage et dirige l’action.

Ce nouveau Jean (mais cela n’avait aucune incidence puisque dans la Marine,

comme au lycée, on appelle les autres par leurs noms de famille, contrairement à

la pratique anglaise) allait donc parfaitement tenir sa place à la table des

officiers, quoique avec une personnalité franchement différente, qu’un léger

accent méridional mettait en valeur. Il était plus ironique, plus sceptique peut-

être que l’autre Jean, plus italien et moins celte, plus brillant et moins secret,

mais tout aussi bienveillant. Le contact passa immédiatement avec notre

midship.

La traversée, la longue traversée jusqu’à Tahiti, fut sans histoire. Elle permit aux

membres du carré de revivre, avec le nouveau chef mécanicien et le nouvel

embarqué qu’était Jean-Pierre Montaigne, l’esprit de cohésion que donne le

grand large, sous la discipline imposée par le service à bord, et l’adaptation, sans

cesse à recommencer après plus d’une semaine au mouillage, à l’état de la mer,

qui, contrairement à la réputation du Pacifique, est fréquemment agitée. Cela

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n’empêchait pas, hélas! Les rivalités et la nervosité de troubler quelque peu

l’atmosphère du carré malgré l’heureuse perspective d’un carénage en

Amérique. Les jeunes officiers ne savaient pas encore qu’il faut savoir mériter

son bonheur.

Enfin, l’île du rêve apparut.

Quelle joie !

Notre midship nota la date de cet heureux événement : le 9 août. C’était d’autant

plus important que le bateau ne restait que peu de jours à Papeete. C’était le

matin. Le soleil brillait. C’était Moorea majestueuse, verte et découpée, sur l’eau

bleue. Puis, l’îlot de Motu Uta, devant Papeete. On accostait, une fois de plus.

Cela paraissait tout naturel et cependant c’était un rêve qui se réalisait. Lequel

était le plus important ?

Il était de garde et ne pouvant pas aller à terre, lança depuis le bord une

invitation pour le soir même à ses amis, qui le saluaient du quai.

Le soir arriva, apportant à bord toute une troupe joyeuse, avec Léodie, Eliane,

Nicolas et Hélène Moordvinoff, Wlérick et le remplaçant auprès du gouverneur

qui, on s’en souvient, était en admiration devant Léodie. Wlérick devait partir

pour Madagascar, ce qui l’enchantait: c’était un peu d’air nouveau, même si

c’était encore loin de la France où, comme tous, il aurait voulu débarquer.

Homme d’action, précis et réaliste, aucun attachement sentimental ne le retenait

en Océanie : seul comptait le fait que Madagascar est moins loin que Nouméa ou

Tahiti. C’était pourtant une soirée où il avait l’occasion de fêter l’événement,

tout en réalisant que cette occasion était sans doute la dernière pour saluer la

belle vie qu’il avait eue. Et, après tout, Barzilaï avait déjà été rappelé ! Il ne

l’avait pas su. Lui était quelque part en Afrique du Nord.

Ces mouvements annonciateurs de grandes décisions furent bientôt oubliés pour

faire place à des nouvelles plus directement reliées à la vie dans l’île. Laetitia

n’avait pas pu venir, mais embrassait de loin son cher ami. Mais, qu’elles étaient

charmantes, les deux sœurs ! Montaigne fut séduit au-delà du possible pour un

homme de théâtre toujours prêt à exercer son redoutable esprit critique. Il était

presque sans voix ! Par contre, il discuta longtemps avec les peintres, vraiment

brillants.

Notre midship eut beaucoup de succès en distribuant des photos dédicacées, ce

qu’il nota dans son carnet, quoique ce détail paraisse futile. Pendant cette

distribution, Jean –Pierre Montaigne, sans doute vexé de ne pas être au centre de

la conversation devant d’aussi attrayantes jeunes filles, entraîna le peintre au

« col bleu », bar situé à proximité du quai. Ils revinrent quelque temps après, ce

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qui permit à notre homme de lettres de se remettre en avant en déclarant qu’il

avait failli être violé par un énorme Tahitien, ce qui ne trompa personne, car ce

genre d’aventure faisait partie de ses extravagances verbales. Tout le monde en

rit, en feignant l’étonnement, puis on se quitta en s’embrassant, car la soirée

s’avançait, et à bord on doit se coucher tôt.

Le lendemain eut lieu un événement important : la prise de commandement du

Chevreuil par le Lieutenant de Vaisseau Villebois, qui assurait les fonctions de

commandant de la marine pour l’Océanie, et dont le personnage haut en

couleurs a déjà été brièvement décrit.

C’était une bonne nouvelle ! Le Lieutenant de Vaisseau Kérez était rappelé en

Angleterre. Notre midship le vit partir sans regrets, avant d’en vouloir peu après

au nouveau commandant de ne pas avoir eu la présence d’esprit de le proposer

au tableau d’avancement, sous prétexte qu’il ne le connaissait pas encore. Cette

négligence inadmissible devait le poursuivre pendant la plus grande partie de sa

carrière, sans qu’il se rendît compte alors de la gravité de cette décision.

Cependant, l’atmosphère du bord était changée. Le caractère égal et détendu du

nouveau « pacha » n’avait pas tardé à produire ses effets bienfaisants. Le

commandant Fourlinnie, ouvert, sportif et goguenard avait été remplacé par un

homme terne et fourbe sous un demi-sourire amical ; le nouveau commandant

était en fait indéchiffrable sous une attitude plaisante qui ressemblait à une

camaraderie, de laquelle toute hiérarchie, sous-entendue évidemment, paraissait

oubliée au profit de la drôlerie. Il régnait en somme par ses histoires et sa bonne

humeur, ce qui excluait toute intervention personnelle concernant les détails,

toute prétention à se faire obéir à la lettre, toute vocation d’éducateur à

destination de ses jeunes officiers. Cela n’avait pas de prix. Tout le monde était

heureux, à commencer par lui.

Cela se conjuguait avec un mouvement important dans l’équipage : une

vingtaine de Tahitiens remplaçaient des anciens matelots ou quartier-maîtres.

C’était un apport important de sang neuf ; peut-être le quart de l’effectif, notait

notre midship, heureux de voir embarquer ses chers maoris. Il n’allait pas tarder

à remarquer le bon ménage qu’ils faisaient avec les Bretons, l’essentiel de

l’équipage, comme sur la majorité des navires, et encore plus de la France Libre.

Les marins s’entendent toujours entre eux ! Au contraire, le capitaine d’armes,

un Alsacien pure-souche, chargé de la discipline, était peu apprécié. Cela, de

toute manière, était prévisible puisqu’il n’existe pas de tradition militaire chez ce

charmant peuple, chez qui la seule autorité reconnue est celle de la mer, ce qui

est déjà beaucoup ; la mer à qui ils doivent leur existence.

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Il ne restait que deux jours avant le départ pour l’Amérique.

Il n’en restait bientôt plus qu’un seul, après qu’une baignade eût été organisée à

Taunoa autour de la demeure de Léodie et d’Eliane, suivie d’un dîner au « blue

lagoon ».

Soudain, le temps se rétrécissait !

Je n’avais que le temps de faire une dernière visite à madame Orselli, qui fut très

touchée par le cadeau, pourtant modeste, d’un flacon d’eau de Cologne de la

marque de celui qui ornait la salle de bains de sa grand-mère, rue du val de

Grâce. Intuitivement, j’offrais un cher souvenir, et l’accueil que fit ma

protectrice en fut digne, quoiqu’elle fût incapable de deviner les raisons de ce

choix. Le gouverneur, charmant, fut intéressé par les voyages du Chevreuil et

trinqua avec son ancien aide de camp. On se reverra dans quelques mois, ajouta-

il pour donner à cette visite un caractère moins romantique.

Après être repassé à bord pour se changer, notre midship partit en toute hâte

chez les Lestrade à Pirae, où une dernière réception avait lieu avec Hélène et

Nicolas Mordvinov et toutes les amies, de plage blanche et de la plage noire.

On dansa un peu, on parla beaucoup. L’ingénieur était fasciné par la beauté de la

brune Léodie et de la blonde Eliane.

Laetitia m’appela encore « son meilleur ami », tout en s’efforçant avec un

certain succès de prendre dans ses filets le nouvel admirateur.

Puis, le jour du départ était venu.

La foule des amis était à nouveau sur le quai.

Il faisait beau pour cette nouvelle symphonie des adieux.

On se disait que l’on allait revenir et on lança à l’eau les tiare, espérant qu’elles

reviendraient au rivage.

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V - L’AMERIQUE

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Chapitre 26

Après une huitaine de jours, nécessaires pour parcourir les quelque, 2400 milles

nautiques depuis Tahiti, route sensiblement au N.E, le Chevreuil était arrivé à

« Long Beach », non loin de la ville tentaculaire de Los Angeles. La mer avait

été plutôt agitée ; on avait franchi une fois de plus l’Equateur, pour passer de 17

° S à environ 34 ° N. (cette dernière information étant jugée moins intéressante).

Il peut être remarqué que notre midship n’allait plus tenir de notes aussi précises

après son départ du Pacifique, comme si une page de sa vie était tournée. Il avait

sans doute vieilli : déjà vingt deux ans ! Ainsi, d’ailleurs inconsciemment, il

perdait l’habitude de noter les événements sur son journal de bord, se contentant

de les résumer par gros plans.

Cela ne veut pas dire que la découverte de ce minuscule aspect de l’Amérique le

laissait indifférent : aucun contraste ne pouvait être plus grand avec sa chère

Océanie que cet arsenal de Long Beach et l’agglomération qui lui donnait son

nom, d’où l’empreinte espagnole porteuse d’un vague souvenir, comme Monte

Vidéo ou Santiago, avait disparu. Quant à la ville de Los Angeles, il n’était pas

nécessaire de la visiter pour savoir qu’elle n’avait plus rien d’angélique.

En vérité, la magie du nom d’Amérique disparaissait complètement dans la

platitude qui les entourait. De plus, comme cela est souvent le cas, une distance

assez importante séparait l’arsenal de la ville. Quelle différence avec Sydney,

que l’on aurait pu, parait-il, comparer plutôt à San-Francisco, où l’origine

espagnole avait été d’ailleurs gardée. Long Beach, ce nom de toute part et de

nulle part n’était, en fait plus qu’une absence de plage disparue sous des

immeubles sans intérêt. Où étaient surtout, les Australiens ? Les Australiens si

accueillants, qui saluaient dans la rue les gars de la France Libre et les invitaient

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à déjeuner à la maison ! C’était, bien sûr, trop demander, et dans aucun autre

pays, à commencer par la France, cela ne se voyait. Fort naïvement, nos jeunes

officiers s’étaient habitués à être considérés comme porteurs de la flamme de la

Liberté, et en tant que tels, considérés avec envie ou admiration. Cela était vrai

en Angleterre. Mais la réalité était tout autre ici, puisque le gouvernement des

U.S.À avait dès le début appuyé Pétain contre de Gaulle. On parlait même d’une

extrême incompréhension, voire d’une animosité personnelle entre celui-ci et

Roosevelt, pourtant depuis longtemps partisan de l’entrée en guerre de

l’Amérique.

Eh puis, c’était si loin d’ici, la France ! Peut-être que, de New-York on sentait

moins cela ? Je saurais plus tard le rôle important qu’avait eu Jean et qu’avait

maintenant Eve Curie en faveur d’une reconnaissance officielle du général de

Gaulle. En attendant, cela ne changeait en rien l’appui total des services de l’U.S

Navy, ni les relations de grande cordialité entre les officiers et le personnel de la

base.

Ce point se confirma rapidement par l’arrivée d’un officier spécialiste, anglais

d’ailleurs, du nom d’Edwards, chargé de l’installation prochaine d’un appareil

au nom mystérieux de Radar. Cet appareil, dont les officiers du Chevreuil

n’avaient jamais entendu parler, puisque le navire avait quitté l’Atlantique avant

son installation sur les anciens escorteurs, apportait une véritable révolution

dans la navigation, notamment pour la tenue de poste. Fait capital, il permettait

de détecter un sous marin en surface à plusieurs milliers de mètres, ce qui

l’obligeait à plonger, abandonnant alors la possibilité de se placer en bonne

position d’attaque, la vitesse en plongée étant faible. Il était alors, comme de

jour, susceptible d’être repéré au Sonar, genre de sondeur sous-marin dirigé

depuis l’escorteur, puis grenadé. Sinon, il risquait fort d’être abordé par un

escorteur, comme cela avait été fait par un commandant de la France Libre.

Ce nouvel équipement allait rapidement donner un rôle décisif à notre jeune

midship, que nous continuerons à appeler ainsi, quoi qu’il apprît à cette date

qu’il était promu Enseigne de Vaisseau de 2ième classe depuis un an.

Cela ne changeait en rien, sauf en ce qui concerne la solde, à ses fonctions.

L’installation du nouvel équipement ne commencerait qu’après quelques travaux

sur la passerelle, ce qui laissait le temps au futur officier radar de suivre un cours

de un mois à San Francisco.

L’officier ingénieur Edwards l’aiderait alors à apprivoiser cet appareil

mystérieux, qui était anglais. Il portait le nom de « Two Seven One »(43), que

personne ne devrait mentionner, vu son caractère secret. L’école était américaine

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et le radar anglais. Pourquoi pas ? Il serait bien temps d’en faire la connaissance

quand il serait installé.

En attendant, la découverte du Nouveau Monde commençait, même si elle était

entièrement dépourvue de la poésie de l’Océanie. La vraie nouveauté avait été

là-bas, pour toujours.

Après une semaine de « reconnaissance à terre » à Long Beach, où nos officiers

allèrent voir quelques films à la mode et furent heureux de vivre à nouveau une

existence de temps de paix à l’américaine d’une grande banalité, remarquant la

facilité avec laquelle on achetait du poulet rôti au coin de chaque rue, ou buvait

des « milk-shakes » (44) dans les cafétérias, une expérience aussi nouvelle

qu’inattendue se présenta : la connaissance du monde du cinéma. Evidemment !

On était à deux pas de Hollywood !

Cela n’avait pas échappé au rusé et séducteur commandant du Chevreuil.

En effet, un metteur en scène au nom bien français de Robert demandait bientôt

à être reçu par lui pour un entretien privé. Le commandant savait, quand il le

jugeait nécessaire, garder le secret. Le bruit finit cependant par circuler au carré

que cette visite avait pour but la construction d’un film sur les Free french,

intitulé « Passage to Marseille » (45), pour lequel le commandant était invité

comme conseiller technique. En fait, le film commençait déjà à être tourné et le

nom de Villebois à être connu parmi le personnel des studios Warner Brothers

de Hollywood. Il était flatté et charmé à la fois. Flatté parce que cela

correspondait tellement bien à son caractère naturel de conteur, caractère qui se

plait à jouer un le rôle principal dans un récit, par lui raconté ou arrangé, dans un

théâtre imaginaire dont il est le héros d’un instant. Charmé parce que ce rôle

impliquait d’être présenté à de célèbres actrices et à de grands acteurs.

C’est ainsi que le modeste aviso colonial destiné par ses constructeurs à

représenter son pays dans de lointaines rizières d’extrême orient ou à

l’embouchure de fleuves dangereux entourés de forêts de bambous et de grands

arbres menaçants, se trouva du jour au lendemain visité par les célébrités

françaises qu’étaient Jean Gabin, Michèle Morgan et, plus rarement, Victor

Francen. C’était moins dangereux mais plus utile pensa notre midship, car ces

acteurs faisaient en réalité beaucoup plus pour leur patrie aux yeux des

américains que ceux qui faisaient la guerre et encore plus que ceux qui auraient

dû la faire et s’inclinaient devant l’ennemi. C’étaient eux qui représentaient la

France ; et vive le commandant Villebois !

Notre midship n’eut jamais l’occasion de voir la belle Michèle Morgan, ce qu’il

aurait encore plus regretté s’il avait su qu’elle aimait la peinture et allait après

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guerre entrer en relation avec son père. Cependant, il eut l’occasion d’assister à

l’un des premiers tournages du film pour lequel le commandant avait été

sollicité.

La délégation du bord dont il faisait partie se rendit ainsi aux fameux studios

Warner Brothers au nom moins célèbre que Hollywood. Ce petit village de stars

n’était effectivement pas loin de Long Beach. Sans aucun caractère, son seul

nom faisait pourtant rêver le monde entier. Mais, tout l’intérêt résidait dans la

visite du studio, et ce fut avec un grand étonnement que nos marins découvrirent

l’étendue du monde étrange qui s’offrait à leurs yeux. Ici un ranch de cow-boys

avec des barrières, là un morceau de désert africain ; l’un prêt à recevoir des

acteurs américains avec leurs grands chapeaux, la ceinture bardée de gros

révolvers ; l’autre n’attendant que la présence épisodique de chameaux harassés

par le soleil, suivis par une troupe de bédouins trébuchant de fatigue.

Là une figuration de banlieue, prête à accueillir les plus sinistres des truands de

toutes les couleurs, ou, le cas échéant quelque marché populaire. Plus loin, des

garages pour vieilles voitures d’époque, elles aussi dans le cadre de films en

cours ou à venir. Plus loin encore, des hangars pouvant accueillir des policiers,

des hommes d’affaire, des mafieux, et tout ce que la vie envisage. Plus loin,

finalement, sans qu’il y eût vraiment de fin, un grand bâtiment isolé qui s’avéra

être le cadre du film intéressant nos visiteurs.

C’était, à l’intérieur, une immense piscine, une gigantesque piscine, dans

laquelle se trouvait un tronçon de bateau de la marine marchande, dont le roulis

était actionné par une énorme roue dentée fixée sous la coque. Un brouillard

suffisamment épais permettait de ne pas apercevoir les murs ni le personnel qui

tapait sur l’eau avec des pagaies pour générer des vagues. Je comprenais soudain

la présence presque inévitable de ce brouillard dans les films tournés à bord : ils

évitaient d’avoir à louer un bateau, à embarquer les acteurs, à espérer qu’ils ne

seraient pas victimes du mal de mer, et à éviter de prolonger la location,

équipage compris, si d’autres scènes étaient à tourner. Quelle niaiserie de ne pas

y avoir songé !

L’équipe de « spécialistes de la navigation » entra donc dans la salle en

question. On n’avait pas à se mouiller les pieds, car une planche, évidemment

non filmée, permettait de monter sur la passerelle. Justement, une scène

intéressante était en cours : des rescapés allaient être recueillis, et déjà une

embarcation provenant du lieu du naufrage accostait, malgré le roulis. Ils

montaient la coupée, épuisés, hagards, soutenus par de robustes boscos. En tête

l’acteur américain Humphrey Bogart. À peine arrivés sur le pont que le

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commandant, qui n’était autre que Victor Francen, s’écriait d’une voix de

stentor : « Faites donner à boire à ces malheureux ! ».

C’était simple et beau.

Nos officiers étaient émus, et attendaient avec curiosité la suite de cette grande

action.

Il était environ quinze heures : on avait le temps.

À dix huit heures, on tournait encore la même scène.

Que s’était-il passé ? Rien ! Ou plutôt cent petits détails invisibles, qui chaque

fois irritaient l’illustre (?) metteur en scène, seul et unique responsable. Il avait

fallu remonter encore plus péniblement la coupée, puis détacher, sans doute de

quelques pouces le premier rescapé du groupe (il fallait qu’il soit mieux en

valeur sur le film), puis attendre que le dernier survivant soit, lui aussi, affalé sur

le pont pour que le maître d’hôtel, en jaquette blanche se précipite avec des

sandwichs et du coca-cola pour redonner vie aux rescapés. Quoi de plus

normal ? Mais aucune raison n’était donnée par le Maestro, et il fallait les

deviner, chaque fois avec plusieurs longueurs de retard.

Ce qui était perceptible, par contre, c’était la voix des acteurs, en particulier du

commandant. De « fortissimo » dans la première version, elle était passée à

« mezzo forte » puis à « dolce » puis à « piano » puis à « pianissimo », pour finir

à peine audible. Qu’importe! L’ingénieur du son s’occupait de cela. Que cela

était différent du théâtre. Là était le vrai talent pensa tout à coup notre midship,

qui réalisait les risques courus par un acteur, généralement sans souffleur,

devant une salle venue pour l’entendre, souvent de loin. Tel un soliste, il n’a pas

le droit à la moindre erreur. Quelle difficulté ! Quelle beauté ! Par comparaison,

que le monde du cinéma était artificiel ! Qu’il était difficile de séparer le metteur

en scène de l’acteur ! Et que dire de la disparition du texte, cette base écrite sans

laquelle rien n’est possible, que remplace un livret inconnu du spectateur ? Un

livret qui ne détient aucune valeur littéraire en soi.

Notre midship fut agréablement surpris à ce sujet, des réflexions lucides du

commandant Villebois : ce n’était que par diplomatie et, il faut dire curiosité,

qu’il avait accepté le rôle de conseiller. Qui ne l’aurait fait ? Mais il était

parfaitement conscient de la réalité. Il expliqua ceci au petit groupe qui l’avait

accompagné ce jour là et qu’il invita à prendre un verre au bar, célèbre à

l’époque du « Petit Paris ». La vie de Hollywood était tellement factice que l’on

ne pouvait faire aucun travail réel. Quant à l’acteur, il ne pouvait en aucune

manière vivre le film, de toute façon découpé en tronçons en dehors de la

chronologie et cent fois repris. C’était une activité pénible et ingrate qu’il fallait

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plaindre plutôt qu’envier. Je regretterais bien Tahiti, qui est l’opposé en tous

points, où la vie est si naturelle et si belle, ajouta-t-il, si on pouvait y passer toute

sa vie sans s’ennuyer !

Sur ces pensées artistiques, nos officiers étaient rentrés à bord. Le bon Chevreuil

était bien tranquille à quai. Il n’avait pas eu besoin de machinerie pour

apprendre à rouler bord sur bord.

Peu après, ce genre de conversation fut repris avec un Français du nom de

Colston. Il possédait une mine dans la région, ce qui justifiait évidemment sa

position favorable à l’argent plutôt qu’à la Nature. Contrairement au

commandant Villebois, il ne se posait même pas la question : la vie dans les îles,

c’était l’isolement, la perte des sources d’intérêt pour l’esprit, l’appauvrissement

de toutes les valeurs, l’oubli progressif de ce qui fait notre civilisation ;

d’ailleurs, aucun homme de valeur n’avait vécu, produit ou écrit là bas, « étendu

dans un hamac ». Passant sous silence les méfaits de l’industrialisation à

l’américaine, il se voyait parfaitement heureux dans cette Californie où le soleil,

ce dangereux symbole, était peut-être aussi habituel qu’en Océanie et où les

cyclones ne pénétraient pas… Tout juste pouvait-on craindre un tremblement de

terre une fois par siècle, avec un peu de malchance. En attendant, il vivait là en

totale liberté, profitant des avantages de la région, des distractions, de la variété

de ses sorties avec ses amis, de la musique, des conférences, du cheval, des

voyages de Vancouver à Mexico…et de l’intérêt qu’il apportait à la direction

des affaires, dont il parvenait à ne pas être esclave.

François Bureau, élevé dans une famille aisée, était le seul à comprendre que

tout cela nécessitait de la fortune et, qu’intuitivement, l’un des buts de sa vie

était là. Pour Marcel Devaux, pour Jean-Pierre Montaigne, pour moi, c’était un

débat philosophique ; pour lui, un exemple à suivre qui pouvait le pousser à

quitter la Marine, malgré la carrière brillante qu’il pouvait imaginer. L’idée ne

serait jamais venue à Jean Pierre Montaigne de ne pas être, comme son père,

homme de lettres, nous l’avons dit, et les autres officiers du bord

n’envisageaient pas de s’aventurer dans la vie civile, surtout dans le monde des

affaires.

Bien au contraire, rentré à bord, notre midship était de plus en plus persuadé de

l’importance de la science, ce dont il voyait une démonstration dans la

découverte de ce mystérieux radar dont il allait être responsable, s’était plongé

dans l’univers de rêve mathématique qu’il croyait indispensable pour

comprendre la vie, et qui n’était que le prolongement de l’esprit universitaire de

sa famille.

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Souvent à bord, dans l’admiration des pouvoirs de la théorie de la trigonométrie

sphérique sur la détermination du point (on se souvient de son affection pour sa

table Inmans), il avait affirmé au commandant Villebois, plus sage, qu’on

« domptait la nature avec des chiffres ».

Cette affirmation fort naïve était en réalité contraire à la conception de la

physique elle-même, et il ne s’en rendait pas compte. Elle lui donnait cependant

une grande force intérieure, comme si la table Inmans lui donnait le pouvoir non

seulement de trouver la position du navire, mais par là même d’agir sur le

monde. Il jouait en somme avec le soleil et la terre en demandant au soleil de lui

dire où il était, et il transmettait avec sa table l’ordre venu d’en haut. Et, de ces

calculs, allait dépendre la route et par là même, la survie d’un bâtiment de guerre

et de son équipage. Il était le pilote d’un gros avion avant l’atterrissage, le

général en temps de guerre qui évite à ses troupes de tomber dans une

embuscade.

Quel capitaine d’industrie, quel ministre avait cette responsabilité de tous les

jours ? Qui avait la belle tranquillité de faire le point de midi au grand large et

de dire au Soleil, sur l’infini de l’océan « je suis là, près de toi ! Merci

d’exister ! ».

Et maintenant, poussé par la curiosité, il aimait dans la solitude de sa cabine, se

plonger dans la lecture des livres de son grand père sur les fondements de la

Physique, dans l’espoir de mieux comprendre la réalité de ce Radar par lequel il

allait, enfin, s’élever au dessus des mille détails quotidiens dont est faite la vie

de bord ; ces mille détails qui lui avaient valu les observations souvent

sarcastiques de l’ancien officier en second. Là au moins, il serait seul juge, en

totale liberté dans son domaine réservé.

Plus encore : cette liberté, il avait conscience de la trouver dans la beauté de la

démarche elle-même de la Pensée qui avait patiemment ou par hasard permis la

découverte des principes auxquels Jean tenait tant et qui n’étaient souvent pas

évidents au départ, telle la conservation de l’énergie, le principe de l’inertie, ou

de l’attraction universelle, puis de la théorie de la relativité. La honte le prenait

de ne pas avoir saisi la valeur de cette curiosité dans l’observation qui permet

ensuite d’imaginer une théorie, tel son grand-père dans la mesure du fameux

nombre d’Avogadro, ou de Pierre et Marie Curie dans la découverte de la

radioactivité. Quelle bêtise de n’avoir jamais songé à leur demander ce qui leur

était passé par la tête dans ces instants de génie, lui qui les avait connus et qui

pensait que tout cela était naturel, inconscient qu’il était de vivre parmi eux.

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L’heure était venue de se racheter, au moins en essayant de comprendre

comment on pouvait envoyer dans l’espace, après l’avoir fait dans l’eau, ces

émissions très brèves destinées à repérer en rebondissant sur eux, des objets, qui

maintenant étaient en surface au lieu d’être immergés. Il comprenait que l’idée

était la même et que, pour ce nouveau problème, il fallait opérer à des

fréquences beaucoup plus élevées. Cela lui rappelait que ce sont leurs

fréquences, c'est-à-dire les longueurs d’onde qui, dans des plages différentes,

distinguent les sons et les couleurs ; les graves et les aigus, l’infra rouge et

l’ultra violet ; le jaune du soleil du bleu du ciel. Cela était tellement naturel qu’il

n’y pensait jamais.

Ces considérations furent de courte durée : une lettre de son oncle Francis venait

d’arriver pour inviter le neveu bien aimé à passer une semaine chez lui à New-

York. Il offrait l’aller en avion.

Quelle joie !

La permission fut accordée immédiatement.

Cela cadrait parfaitement avec l’inscription au cours Radar.

Une fois de plus, la chance favorisait notre midship.

Dans l’excitation du départ, il n’eut que le temps de retenir son billet, de

préparer sa valise et de prendre congé du commandant, qui lui souhaita une

bonne permission, accordée avec joie.

Il serra la main de Marcel Devaux et de Jean Pierre Montaigne et remercia

François Bureau d’avoir facilité cette permission tombée du ciel.

Du reste, il prenait l’avion.

C’était pour la première fois.

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Chapitre 27

Ce n’est que quelque temps après, que notre midship avait contemplé sur un

atlas les vastes états qu’il avait du survoler, qui ont nom Arizona, Nouveau

Mexique, Oklahoma, Tennessee, Virginie, Pennsylvanie, et qui valent, sans

doute, plusieurs de nos régions. Pour l’heure, il était dans un état qui ressemblait

à une délicieuse ivresse mentale, ressentie dès sa montée à bord. Cette sensation

était d’autant plus agréable qu’elle faisait suite à son premier contact avec un

aéroport et à toutes les incertitudes que cela implique. Enfin il était assis,

direction New-York, à la conquête de l’espace. La soirée était claire, comme

fréquemment sur la côte californienne, où ce sont les matinées qui sont

brumeuses.

On décolla rapidement.

La nuit tomba bientôt. Le vol comportait plusieurs atterrissages dans des villes

importantes. Cela allongeait le temps de la traversée, auquel notre midship

réalisa bientôt qu’il allait encore paraître plus long à sa montre, qui devrait

afficher 8 heures de plus à l’arrivée. Finalement, on ne serait à New-York que

dans la journée du lendemain.

Il s’assoupit rapidement. Il se réveillait à chaque atterrissage : Phoenix, puis,

certainement El Paso (on est donc à la frontière du Mexique se dit-il), puis sans

doute Dallas, Memphis…il n’avait pas fait attention, et d’ailleurs, seule New-

York l’intéressait.

Enfin, par une journée grise, on arriva.

Le temps de prendre un taxi (étonnamment bon marché) et d’arriver dans la

grande ville tant attendue, à l’adresse de son oncle Francis, au 54 Morningside

drive. Il nota le joli nom de l’avenue : l’émotion c’est d’abord la poésie.

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Il demande au concierge, un « coloured » accueillant répondant aux fonctions de

« superintendant », si la famille Perrin est bien là. – « Yes Sir, sixth floor right,

opposite professor Hadamar. They are all there » (46.)

Il monte dans l’ascenseur avec son gros sac de voyage. Que c’est long !

Il arrive à l’étage.

Il sonne : il ose à peine toucher le bouton, comme si il allait carillonner et

réveiller tout l’immeuble. Mais non : la sonnerie est presque inaudible.

Un pas léger dans le couloir. C’est sa cousine Françoise qui a ouvert. Qu’elle a

grandi ! Elle doit avoir onze ou douze ans maintenant. Elle hésite à le

reconnaître dans son uniforme. Elle s’écrie : « c’est Georgie (c’était mon nom

dans la famille) ! ».

Francis se précipite, très ému. De sa chambre, sa tante Coletta s’écrie à son

tour : « C’est Georgie ! » et se jette dans les bras du jeune officier. On

s’embrasse. Les cousins Nils et David sont là aussi. Tout va bien, aux dernières

nouvelles parvenues de Suède, pour Charles et Aline, à Paris.

Pour le moment, il faut poser le sac dans la chambre qui lui est prêtée par un des

garçons et prendre une douche pour se remettre les idées en place.

Je n’arrive pas à réaliser que tout cela est vrai, que j’ai retrouvé une partie de ma

famille, que ce rêve paraît maintenant naturel, que c’est déjà un peu comme si

j’étais au 6ième étage de la rue Froidevaux et qu’il suffisait de descendre

l’escalier pour retrouver mes parents.

Hélas ! la noble figure de Jean, le cher grand-père, n’était plus là pour accueillir

ce petit fils dont il aimait dire qu’il avait sauvé l’honneur de la famille, ce qui

paraissait tout à fait excessif. Cet honneur, c’était plutôt à lui, l’illustre savant,

ancien ministre de la recherche, qu’il revenait. Patriote intransigeant et fier,

comme il a été dit, élevé dans la honte de la capitulation de Bazaine à Sedan,

suivie de celle de Pétain devant Hitler.

Profitant de sa renommée internationale, il avait accepté une invitation à

l’université de Columbia, avec son fils, brillant physicien, auteur du premier

calcul de la masse critique de l’Uranium enrichi et donc tout désigné pour

travailler sur une future bombe atomique, quoique la question ne fût pas

formulée à l’époque. Etait également invités, à l’université de Chicago, le beau

frère Pierre Auger, qui avait été à deux doigts de recevoir deux fois le prix

Nobel.

Quelle contribution pour une invention qui, à elle seule, permettait de mettre fin

à la guerre, soit directement, soit par intimidation ! C’était là une véritable

aubaine pour le camp de la Liberté, toujours menacé, par ailleurs de se voir

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devancé par l’adversaire, qui, heureusement avait fait la faute de renvoyer

Einstein, symbole vivant de l’intelligence juive.

On avait pu penser que l’invitation faite sous responsabilité américaine était

orientée dans ce sens. Hélas ! il n’en avait rien été. La vérité, en dehors de

l’antipathie de Roosevelt pour de Gaulle, à la fois personnelle et philosophique,

était que seuls des citoyens américains étaient acceptés pour mettre au point la

bombe atomique. De quel concours ne s’étaient-ils pas privés pour cette

immense entreprise !

Tous avaient refusé d’abandonner la nationalité française. Bravo !

Il avait fallu rester dans le rôle prévu par la Nation invitante qui, d’ailleurs,

n’était pas en guerre avant Pearl Harbour, Le rôle des patriotes était de

convaincre l’Amérique de l’importance de l’action du général de Gaulle et de la

préparer, ce qui était justement la politique de Roosevelt, à son entrée dans la

guerre. La haute personnalité de Jean Perrin, son renom international, lui avait

permis de jouer un rôle important, en liaison avec l’Alliance Française, le comité

des Français libres et d’autres figures de premier plan comme Henri Focillon.

Hélas ! Cette entreprise de longue haleine avait été interrompue par la mort

prématurée de l’un et de l’autre. Eve Curie, en tant que journaliste, avait été

active dans ce sens pendant son passage à New-York, avant de repartir à

Londres pour s’engager dans les forces armées. Quel dommage de ne pas la

revoir !

Les deux beaux-frères, Francis et Pierre, de New-York et de Chicago, avaient

continué à représenter la France, d’aussi près que possible de la recherche pour

la guerre, assurant en même temps le soutien de leurs familles. Les cousins et

cousines étaient tous bien dans ces deux grandes villes. Au moins, ils sauraient

bien l’américain ! Cela pourrait toujours servir.

La grande tristesse, l’inutile cruauté du sort, c’était la mort de Jean. Il était mort

quelques mois après son arrivée. Il n’avait pas souffert, heureusement. Peu à

peu, il avait perdu l’appétit, lui qui aimait tant la table. C’était le foie. On ne s’en

tire pas, hélas ! Dans les derniers jours, il avait dû être hospitalisé. Personne

n’en parlait, mais c’était forcément le cancer ; pourquoi le rappeler ? Il avait eu

cependant la chance de voir l’Amérique rentrer dans la guerre. Il était mort en

sachant que la victoire viendrait tôt ou tard. Il avait fait un discours retentissant

en faveur du général de Gaulle.

Quel vide ! Quel vide immense au milieu de la terrible absence de l’exil, si loin

du reste de sa famille et de la rue du Val de Grâce où son souvenir resterait à

jamais dans l’âme du midship aux côtés de son irremplaçable grand-mère. Sa

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cousine Françoise avait dit plus tard la tendresse avec laquelle, quand elle se

couchait, le charmant grand-père lui fredonnait l’air « toute petite chante ! », ce

souvenir de son enfance.

On ne pleura pas. On ne pleure plus depuis l’époque de la révolution française.

On aurait dû pleurer de joie, plutôt, de s’être retrouvés au milieu de tant

d’incertitudes et remercier le Destin d’avoir permis à une partie de la famille

d’être sauvée du désastre.

Les cousins, après avoir été dans une école américaine, étaient maintenant au

lycée français, à quelques stations de métro, de l’autre côté de Central Park.

L’appartement, près de l’Hudson River, était à peu de distance au nord de ce

grand parc. Il donnait sur un petit jardin au dessus duquel on apercevait le

quartier noir de Harlem, dans lequel il ne fallait pas s’aventurer. Cela faisait

partie de l’étrangeté fascinante et dure de New-York. Mais cette précaution,

conforme à la division multiraciale, paraissait presque sans objet face aux

drames de la guerre.

On remit au lendemain la découverte de la grande ville mythique, pilote du

Nouveau Monde, et désormais ultime pilier de tout l’Occident. On parla des

impressions de la famille, de ses épreuves avant l’arrivée de ce côté de

l’Atlantique, des derniers contacts avec la rue Froidevaux, de tout ce qui avait

pu constituer la vie de tous les jours.

En fait, Jean, après avoir été l’un des principaux parlementaires qui, sur le

paquebot Massilia avaient voulu continuer la lutte outre mer, n’était rentré que

tardivement, et avait choisi de rester à Lyon, dans la zone libre, afin de pouvoir

plus facilement quitter la France. C’était là bas, sur le quai de la gare, qu’avait

été prise la photo qui, depuis était sous les yeux de tous.

Il avait alors logé chez des amis de sa grande admiratrice, Nina, avec qui il avait

rejoint l’Amérique en décembre 1941, en s’embarquant à Lisbonne. De là,

également, étaient partis Francis et Pierre avec leurs familles, un peu avant lui,

en octobre, ainsi que le voisin actuel de palier, le mathématicien Hadamar,. Ils

avaient fait la traversée sur le petit paquebot « Exeter », sans incident aucun. Il

n’était pas question de convoi, bien sûr, puisque ni l’Amérique ni le Portugal

n’étaient en guerre.

La statue de la Liberté, elle-même française de naissance, les avait accueillis à

l’entrée de la grande ville. Quel plus beau symbole souhaiter ? Elle semblait

dire : « Suivez-moi ! ».

Tout de suite, il avait fallu s’installer provisoirement, organiser les écoles des

enfants. Mais aucun policier de la gestapo ni de Vichy, aucun délateur de juifs

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ou traîtres de la Résistance n’était à craindre : ils étaient vivants ; ils étaient

libres ! Et, ils allaient œuvrer pour la victoire.

C’était la vérité.

Elle fut racontée en peu de paroles, et c’était plus beau encore. Comme toujours,

l’émotion est à l’intérieur, informulable et secrète. Les mots ne pouvaient

traduire que des faits, en eux-mêmes impersonnels. C’est en frappant au cœur

des sentiments et en se rattachant à tout ce passé disparu qu’ils prenaient leur

sens. Le domaine autour de Ty Yann, la rue Froidevaux, la rue du Val de Grâce,

les déjeuners ici, du dimanche, quand parfois Jean se levait à la fin du repas pour

réciter un sonnet de Hérédia, les dîners là bas, à l’hôtel de la pointe, où l’on

fêtait les vacances qui glissaient au bord de la mer, le canotage dans les îles et

les embarquements sur l’ « Eglantine » avec tous les invités du capitaine. Le

capitaine ! Il était mort au début de l’occupation, peu après que le commandant

allemand du secteur de Paimpol, sans doute informé des écrits du grand

historien contre Hitler, avait fait détruire sa demeure, « Tashen bihan » pour lui

faire remettre la clef en lui souhaitant un bon séjour. Il méritait une fin plus

douce !

En évoquant toujours cette époque, Mr Borel et l’oncle Louis avaient été

écroués pendant plus d’un mois, ainsi que d’autres personnalités, suspectes aux

yeux du Maréchal, de franc-maçonnerie, de protestantisme (au sens général du

terme probablement), ou plus encore de sympathie gaulliste. D’autres relations

de vacances avaient choisi la collaboration. Certaines allaient, heureusement se

racheter plus tard. D’autres avaient été déportées ; d’autres fusillées. D’autres le

seraient. C’était la guerre. La guerre de l’ombre. La guerre du Bien contre le

Mal. Cela on le savait !

J’allai me coucher peu après le dîner. Il ne fallait pas bousculer le rythme de la

maison : les cousins avaient l’école le lendemain, et il y avait tant de choses à

découvrir !

J’amusai tout le monde : au lieu d’un pyjama, j’avais un grand paréo vert à

fleurs blanches. Du reste,j’ allais m’enrhumer. Ce fut en tout cas l’explication

scientifique avancée par la famille.

Il est vrai aussi qu’il fait plus froid à New-York qu’à Long Beach.

J’ignorais tout de la grande et prestigieuse ville qui s’ouvrait à mes yeux. Aline

et Francis l’avaient découverte dans leur jeunesse avec leurs parents, pour une

occasion oublié Ils en avaient gardé un souvenir à beaucoup d’égards

émerveillé. Cependant, ils n’en parlaient que rarement à la maison, sans doute

parce que Charles n’avait jamais traversé l’Atlantique pas plus que la Manche

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ou la Méditerranée ; le seul voyage avait été en Corse, avec leurs enfants. Le

paquebot s’appelait le « Napoléon », nom difficile à oublier. François avait été

malade, car la mer avait été très creuse, comme souvent dans cette traversée.

C’était même le premier souvenir de notre midship, qui avait quatre ou cinq

ans : le sable blanc, d’un blanc éblouissant de la plage. Cela l’avait marqué,

peut-être, pour toute la vie, comme un appel vers des soleils lointains.

À vrai dire, l’Amérique, c’était Harry, l’ami de la famille, le chercheur au

laboratoire de la rue Pierre Curie qui faisait des expériences sur les singes et

aimait promener Aline et ses enfants dans sa belle Talbot. New-York, on n’en

parlait que pour la victoire des mousquetaires Cochet, Borotra et Brugnon sur

l’équipe américaine et sa figure de proue, le redoutable Bill Tilden, également

acteur de théâtre et auteur d’un livre, « The spin of the ball »(47), lu et relu par

le jeune passionné de tennis, qui n’avait jamais eu la curiosité de regarder sur

une carte à quoi ressemblait cette ville si importante pour son pays.

Et maintenant, avant de s’élancer dehors à l’aventure, ils’apercevait qu’elle était

d’un accès beaucoup plus simple qu’à Londres ou Paris: L’essentiel était sur une

longue bande centrale de quinze à vingt kilomètres orientée N. S, allant de l’

« Embankment »(48) au pont sur l’Hudson. Une grande avenue, partant de l’

« Embankment» et d’une longueur de quelque 15 kilomètres semblait à peu près

coupée au milieu par ce qui était justement « Central Park », partageait cette

bande en deux parties, l’une bordée par l’ Hudson River, l’autre par l’East River.

Elle était desservie par une ligne de métro (quelle simplicité). Et, comme si les

architectes avaient été Mathématiciens, la grande avenue était elle-même

traversée à intervalles réguliers par un réseau de rues sur un axe perpendiculaire

allant d’une rivière à l’autre. Au bout de ces 15 kilomètres, la bande se

rétrécissait en s’infléchissant vers la gauche, laissant le Bronx occuper, en

s’élargissant de plus en plus, la rive droite de l’East River.

Une semaine n’était pas trop pour en voir l’essentiel, mais c’était possible. Il

n’était pas question, bien entendu d’enjamber aucune des deux rivières pour

découvrir d’un côté Jersey, de l’autre, après le Bronx, Long Island ou Brooklyn.

Les grandes villes, il faut une vie pour les connaître.

On traversa, tout d’abord, le reposant « Central Park », en prenant le temps de

voir une exposition de peinture, puis on descendit la grande et belle avenue, en

écoutant Francis annoncer le numéro de la rue au niveau de laquelle on se

trouvait. L’étonnement était maintenant « vertical » ! C’était cela la grande

surprise du Nouveau Monde. Au niveau de Morningside drive, on était un peu

en Europe, en oubliant le nom de Harlem ; là, en plein centre, à part, peut-être

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l’église, comme noyée dans l’ombre des grands buildings d’affaires, on était

dans un autre siècle, qui ressemblait au Futur, un Futur brusquement révélé qui,

à la fois effrayait et rassurait, car il allait détruire le nazisme dans la puissance

de son gigantisme.

Du reste, on pouvait les visiter, ces immenses tours ! En tout cas, certaines des

plus prestigieuses, comme « l’Empire state building ». C’était grandiose de voir

la ville de là haut ! Soudain, sans transition, le grand air : l’impression de voler

au lieu d’être, comme en bas, écrasé. Comment résister à cette sorte de griserie

de l’âme autant que de la vue, qui déjà, de si haut, de si loin, se voyait au dessus

de Paris, dans la victoire ?

On découvrit aussi Time Square, qui ne pouvait laisser indifférent. « Pourquoi

une grande Place dédiée au Temps ? » avait oublié de demander notre midship,

sous l’emprise des impressions qu’il recevait.

On alla voir l’emplacement des grands paquebots.

On regarda beaucoup de rues intéressantes dont les noms ne furent pas notés.

On alla se promener sur le pont de l’Hudson, où il faisait très froid, ainsi que

pendant quelques apparitions de la neige ce qui constitua une thèse contre le seul

emploi du pareo dans cet Etat au climat terriblement continental. Malheur aux

excentriques qui voulaient vivre à New-York comme à Tahiti, ou même comme

en Californie !.

Il faut préciser que notre jeune officier s’était précipité dans l’avion sans prévoir

les sautes de climat de la ville si accueillante qui avait sauvé une partie de la

famille. Il n’avait sur lui qu’un uniforme en serge déjà usé jusqu’à la corde et

une gabardine marine. Cela suffisait pour la vie courante. Quant au bel uniforme

en drap bleu-marine offert par le professeur Fournier en 1940 et acheté chez

Gieves, à Londres, il était réservé aux visites officielles et gardé dans une

penderie à bord.

Cet état auquel il était habitué fut, par extraordinaire, l’occasion à Nina, la fidèle

amie de Jean, d’intervenir sans tarder. Elle avait toujours manifesté une grande

tendresse pour tous ceux qui entouraient l’illustre grand père et cela encore plus,

sans doute après la mort de l’irremplaçable grand mère. Et maintenant, fort

naturellement de son point de vue, elle avait le devoir et la consolation de

représenter l’Jean et de faire pour lui, ce qu’il aurait fait.

C’était une femme active, intelligente, d’un caractère passionné et généreux,

comme cela est coutumier chez les pieds noirs d’Algérie, où elle avait fait de

brillantes études scientifiques avant de se présenter à Paris au laboratoire de la

rue Pierre Curie. L’accueil avait été tellement bon qu’elle s’était attachée à

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l’illustre Maître au point d’entrer dans sa vie privée, même en dehors du

laboratoire, au point de faire partie de son proche entourage à Ty Yann, invitée

par le Capitaine sur l’» Eglantine » ou participant à des canotages le matin.

Dans la joie de me revoir, elle m’ offrît un nouvel uniforme en drap, dont elle

s’assura qu’il était confectionné par le meilleur tailleur de sa connaissance, dans

la couleur peu commune hors de France de « bleu marine », ce qui justifia

quelques déjeuners dans des restaurants de son choix. La revoir était, aussi pour

notre midship, une façon de retrouver un peu du grand père qui n’était plus là.

Au milieu de toutes ces activités, Francis n’oublia pas d’expliquer, en quoi

consistait le mystérieux Radar qui allait justifier le cours à San Francisco et dont

la base était l’élaboration d’impulsions rectangulaires étroites à partir de circuits

oscillants, impulsions qui étaient à leur tour appliquées à un oscillateur à haute

fréquence qui, pendant un temps très bref émettait en attendant le retour d’un

écho éventuel. C’était exactement le principe du sondeur ou de Sonar, mais sur

des longueurs d’onde beaucoup plus petites.

C’était justement en inventant de puissants oscillateurs sur des longueurs d’onde

centimétriques que les chercheurs anglais avaient pu permettre la détection de

navires, alors que les longueurs d’onde métriques ne permettaient que le

repérage des avions, ce à quoi les allemands s’étaient tenus.

Cependant, le temps de New-York, après avoir paru long dans l’inconnu de la

grande ville, avait peu à peu accéléré comme le jour du départ approchait. Il finit

brusquement.

Le jour du départ était arrivé.

On s’embrassa

Francis accompagna le permissionnaire à l’aéroport.

Le retour fut sans histoire : L’avion était maintenant apprivoisé et le midship à

l’heure américaine.

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Chapitre 28

Peu après son retour à Long Beach, où le grand carénage se poursuivait dans le

bruit inévitable de marteaux piqueurs actionnés par le personnel de l’arsenal,

notre midship prit un train de nuit pour San Francisco. Les trains sont

relativement lents là bas, et la distance, de quelque 500 kilomètres lui faisait

penser qu’il aurait pu aller de Paris à Brest, ou, dans le même temps, changer à

Guingamp pour retrouver Paimpol. Qu’importe ! il partait à l’assaut d’une

nouvelle page de la vie, sur les chemins de la connaissance.

Le train était plutôt confortable, surtout pour un navigateur de tous les temps, et

la nuit se passa vite, une nuit qui s’ouvrait sur un monde inconnu, duquel il ne

connaissait rien, ni personne, ni aucune idée dans le domaine scientifique

nouveau qui se cachait sous le nom mythique de Radar, ce domaine des

impulsions libératrices pour la Liberté. Ce voyage différait de celui vers New-

York en ce qu’il était dirigé vers un Futur à l’état pur, duquel était absent le

Souvenir. Aucun oncle n’allait l’attendre, aucune nouvelle de ses amis ou de sa

famille n’allait donner un sentiment de « déjà vu » parmi les impressions de

chaque instant.

À New-York, quoiqu’arrivé par avion, le simple fait que les siens soient arrivés

par bateau lui avait fait imaginer l’arrivée devant la statue de la Liberté, de

même que lui était entré ainsi dans la rade de Sydney, et cela était presque la

même chose pour lui, tant les impressions se mêlent dans le souvenir. À San

Francisco, il arrivait par le train et, en quittant la gare, seule une rue toute banale

s’offrait à ses yeux. Rien, ni personne ne lui disait que, si il était arrivé par

bateau il serait passé sous le célèbre pont du Golden Gate (49) et aurait pénétré

dans une baie aussi célèbre, peut-être que celle de Sydney. Cela était possible,

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mais il ne l’avait pas vue. Il n’avait pas vu non plus celle de New-York, mais il

y croyait, pour ainsi dire par personne interposée. Un scientifique aurait jugé sur

document, mais il n’était qu’un homme de sentiment : on le lui avait assez dit.

C’était ainsi !

Il trouva un hôtel, assez banal, dans le centre ville (il ne se souvenait pas

comment, avec sa maigre solde d’officier, il avait pu le payer). On ne voyait pas

la mer. La première impression fut la déception, tant le nom de San Francisco

sonnait à l’oreille, comme Rio de Janeiro ou encore mieux Istanboul avec une

magie prometteuse. La partie centrale, genre de carré d’environ 10 kilomètres de

côté apparut sur un petit plan consulté à l’hôtel. Elle était bordée au Nord par

l’entrée du golf, à L’Est par le Pacifique et à l’Ouest par un côté de la baie, face

à Oakland, à 8 kilomètres, relié par un pont au milieu duquel était l’île de

« Treasure Island »(50). C’est sur cette île que se trouvait l’emplacement du

cours Radar.

Le cours durait un mois. Il fallait environ trois quarts d’heure pour y arriver, en

transport en commun.

Il profita de la journée prise comme « pied de pilote » pour prendre le fameux

« cable car », ce tramway qui grimpe et escalade le quartier le plus spectaculaire

de la ville, avec le célèbre restaurant (à l’époque tout au moins) Mark Hopkins,

d’où on peut admirer la plus belle vue sur la ville et la rade. Il nota que non loin

de cet endroit chic se trouvait un quartier basque. Cela rappelait que l’Amérique

est peuplée par des émigrés de tous les coins de l’Europe, et particulièrement de

ce côté-ci, de ces éternels commerçants que sont les Chinois.

La spectaculaire colline s’appelait, sans qu’il comprît pourquoi, «Russian Hill».

Y avait-t-il eu des pionniers Russes, sans doute chercheurs d’or ?

Il se présenta le lendemain avant l’ouverture des cours, au Directeur, homme

austère, qui le reçut brièvement, puis à l’officier chargé de l’instruction, qui le

reçut courtoisement.

Il devait y avoir une trentaine d’élèves, généralement plus jeunes que lui.

Les cours étaient essentiellement théoriques et même techniques. Chacun

rentrait chez soi le soir, ce qui ne permettait pas aux relations de camaraderie de

se développer. Il fallait, évidemment, une carte d’accès, classée confidentiel. On

entrait à 08h00 pour quitter à 17h00. À la solitude au milieu des élèves,

succédait la vraie solitude dans cette grande ville, où manquait cruellement

l’affection familiale de New-York. Je réalisais que, pour la première fois depuis

le départ de France, je me trouvais face à moi-même dans un monde étranger

aux épreuves de la guerre et de l’exil, dans le terrible anonymat des cités

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modernes. Cette idée n’avait jamais effleuré notre midship parce que, cette

liberté qu’il avait de s’isoler pour être enfin lui-même, ne pouvait exister que

parce qu’il appartenait à un groupe partageant ses épreuves de tous les jours et

qui avait le même idéal. Il se rendait compte que ces moments de solitude

étaient en réalité bien courts devant tout ce qui faisait la vie à bord, dans le

service, les conversations de carré ou le quart à la passerelle. Vieux Chevreuil,

tu lui manquais déjà ! Tu lui manquais aussi pour les débarquements dans les

îles, les explorations avec le commandant Fourlinnie, François Bureau, Marcel

Devaux, dont les noms prenaient, de loin, une valeur nouvelle, ainsi que dans les

réceptions chez le gouverneur ou sur un bâtiment de guerre pour lequel ils te

représentaient au nom de la France. À ton bord, il était quelqu’un ; ici, il n’était

rien ! Il se raccrochait à l’idée que c’était pour lui, le Chevreuil, qu’il apprenait

le maniement de sa nouvelle arme, secrète par surcroit.

Les connaissances théoriques, dont son oncle Francis lui avait donné un aperçu

ne devaient pas se développer dans le domaine imaginaire rêvé, dans lequel il

aurait retrouvé la hauteur de pensée de la physique, telle qu’elle ressortait des

livres de son illustre grand père. En fait, il fallait seulement savoir que le courant

alternatif du secteur était d’abord redressé, c'est-à-dire débarrassé de ses

sinusoïdes négatives (dans un premier élément appelé pompeusement « D.C

restorer »). Ce qui restait était ensuite traité dans une série de circuits oscillants

dans le but d’obtenir des impulsions rectangulaires de plus en plus étroites

(c’était le « square wave generator »). La seule innovation du Radar de

navigation était la découverte d’un type nouveau d’oscillateur de grande

puissance dans la bande des 10 Cm, la plus adaptée à la détection de petits objets

sur l’eau. On le dénommait «Magnétron». C’était d’une importance capitale, Je

le savais déjà depuis que mon oncle me l’avait appris. Il fallait savoir, et la

démonstration n’était pas difficile en utilisant des équations différentielles (ce

qui aurait été fait en France) que cela était réalisable avec des circuits utilisant

des condensateurs et des selfs, associés à des lampes permettant l’affinement

progressif des impulsions, puis le passage pendant un temps très bref de

l’oscillation émettrice.

Bien entendu, ces émissions étaient acheminées dans une antenne directrice qui

faisait le tour de l’horizon, soit manuellement, comme sur les appareils anglais,

soit automatiquement sur leurs homologues américains, de conception plus

récente. Comme pour le Sonar, l’onde qui rencontrait un objet de dimensions

appropriées, revenait dans l’antenne, sous forme d’un écho, de même apparence

que l’émission, quoique nécessairement plus faible. Après passage dans un

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récepteur, il était enregistré sur un écran appelé « tube cathodique ». Dans la

version à balayage manuel, ce tube était placé verticalement devant l’opérateur

de veille, celui-ci arrêtant l’antenne à souhait pour examiner un écho. Dans la

solution à balayage automatique, un écran horizontal enregistrait les tours

d’antenne sur 360 °, sur un écran phosphorescent appelé «Plane Position

Indicator ». C’était l’idéal !

Les Américains, comme les Anglais, sont des gens pratiques, avec, sans doute

en plus, un remarquable esprit pédagogique, que l’on retrouvait partout dans

cette Marine, ouverte à un nombre considérable de réservistes d’origines

diverses.

Le climat de San Francisco est beaucoup plus lumineux et agréable que celui de

New-York, cela est bien connu. Cependant, si les après midis sont le plus

souvent ensoleillés, les matins sont fréquemment brumeux, du fait d’un courant

froid qui longe la côte en venant du Nord.

Cela surprit notre midship et fut peut-être la raison pour laquelle il attrapa un

nouveau rhume, qui lui rappela cruellement celui de New-York : il ne serait

jamais vacciné contre la forme américaine du virus, sans doute ! Il va de soi que

cet état ne fit rien pour le sortir de la solitude qui l’entourait. Il fallait tenir ! Il

s’accrochait ; il apprenait beaucoup à l’Ecole. Après avoir étudié les circuits

fondamentaux, repéré leur emplacement dans les panneaux qui les contenaient,

appris à repérer les lampes le plus souvent en panne, on passa à l’examen des

principaux types de Radar : anti-aériens (sur des longueurs d’onde métriques) et

de navigation (qui détectaient aussi les sous marins en surface et les périscopes

rapprochés).

Il était typique de l’esprit américain ainsi que de la cadence de fabrication de son

industrie que, tout en s’efforçant d’avoir les meilleurs dépanneurs à bord, on

était assuré de pouvoir changer rapidement telle ou telle partie de l’appareil,

disposé en tiroirs interchangeables. Cela ne serait probablement jamais le cas

pour les équipements plus anciens, et hélas ! Sur les unités de la France Libre.

L’essentiel était ailleurs : pouvoir repérer les sous marins le plus loin possible.

Dans ce sens, l’antenne américaine, montée en tête de mât « voyait » plus loin,

mais était plus étroite et donc moins directive. Peu importait : Tout cela

marchait. Il fallait éviter seulement de tomber en panne, et cela, c’était

maintenant son affaire.

C’est dans cette atmosphère de solitude où la technique était le seul rempart

contre le sentiment d’abandon que, déprimé par son mauvais rhume, notre

midship passa les quinze premiers jours de son aventure dans le domaine du

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Radar, et rien n’aurait, sans doute changé, sauf la santé, sans un événement

imprévu. Un jour, un officier de la base, rencontré à l’heure du bref déjeuner à

l’américaine, le trouvant sans doute sympathique, lui présenta la secrétaire de la

base, une grande fille d’une vingtaine d’années. Elle s’appelait Alice

Nordhausen. Elle était tout à fait charmante, vive, pétillante, spirituelle et pleine

de gaîté. Ses yeux étaient-ils bleus ou bruns ? peu importait : c’était elle qui

allait le sauver.

Sa triste vie devint d’un coup magnifique.

Elle le présenta à un extraordinaire lieutenant du nom de Hubert Andrew

Arnold, qui avait l’originalité d’avoir du sang indien, disait-il. Ses amis

l’appelaient «Hue». Appelez-moi ainsi, dit-il immédiatement.

On jouait au « bowling » à midi, avec Alice et Hue. Le soir, notre midship, dans

le ravissement, passait chez Alice, qui habitait le long de la voie du « cable-car »

de Russian Hills.

De là, ils allaient souvent admirer la vue sur la ville illuminée depuis la terrasse

du Mark Hopkins ; plus rarement, ils rejoignaient Hue dans son appartement. La

conversation avec ces nouveaux amis était toujours intéressante, animée,

imprévue. Quel hasard avait fait se rencontrer cette jeune fille, dont la famille

était originaire du Nord de l’Europe, avec ce distingué descendant d’un

chercheur d’or ou d’un cow-boy, et d’une peau-rouge ? Quel autre hasard avait

acheminé un petit aviso envoyé dans le Pacifique par un général, naguère

obscur, pour le faire caréner à San Francisco, sans savoir encore qu’un officier

de son bord y serait affecté pour un mois au cours de Radar ?

En tout cas, c’était la vie ! Il fallait mordre dedans pendant qu’elle était là.

Le dimanche, on allait se promener dans un parc, un parc si loin de la guerre. Je

ne pouvais pas savoir que bien longtemps après j’aurais l’émotion de revoir cette

charmante femme qui avait été si importante pendant ces quinze jours d’exil

dans l’exil.

Puis, les derniers jours du cours arrivèrent.

Je fus reçu honorablement (heureusement !),et pris congé de la Direction.

Le sympathique officier chargé de l’instruction me serra la main machinalement.

L’austère Directeur du Centre me serra la main avec effusion, me souhaitant

bonne chance.

Notre midship était heureux de retrouver son Chevreuil et triste de dire adieu à

ses nouveaux et vrais amis qu’il pensait ne jamais revoir.

Le retour par train de nuit fut l’occasion de se réhabituer au nouveau

changement de vie qui était devant lui.

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Chapitre 29

La réadaptation au bord fut immédiate. Les martellements avaient presque

entièrement disparu, car en ce mois de décembre 1943, on approchait de la fin

du carénage tout autant que de l’année. La grande activité du nouvel officier

Radar dans la mise au point et encore plus de la connaissance technique du

nouvel appareil était, d’ailleurs, peu propice à la rêverie.

L’officier instructeur anglais, Edwards, déjà vu à l’arrivée à Long Beach, venait

tous les jours. La salle de contrôle, située à la passerelle supérieure était déjà

montée, ainsi que le meuble émetteur avec l’oscilloscope de veille. L’antenne de

ce fameux «Two seven one», actionnée manuellement par l’opérateur à partir de

la salle de contrôle, était située en dessus de celle-ci. C’était une grande

soucoupe parabolique protégée par un dôme vitré renforcé par un quadrillage de

bois, l’ensemble étant recouvert au mouillage d’une housse grise, dans le but de

cacher aux espions ou même aux journalistes l’existence de cet équipement ultra

secret.

En plus du service à bord, toujours présent, il fallait suivre de près cette

installation, et veiller à former des hommes de quart compétents. Edwards était

un homme d’esprit et aimait parler Anglais avec son jeune associé. Il apprécia

fort un jeu de mot que fit celui-ci à propos d’une certaine prise de courant,

appelée « pye plug » (51) et que le midship déclara hautement comestible. «I

warn you : it is not to be eaten» (52), répliqua-t-il. Cette petite plaisanterie,

insignifiante en soi, faisait partie d’une certaine décontraction qui rendait à la

parole humaine une petite place dans le monde de condensateurs, de lampes et

de selfs qui, dans le réseau serré des câbles et des prises, l’enserrait de toute part.

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Un mot magique l’attirait: le Magnétron, ce puissant oscillateur sur des

longueurs d’onde centimétriques. Et puis maintenant, sous la haute compétence

de l’ingénieur Edwards, se révélait le Thyratron, cette lampe à vapeur de

mercure qui pouvait passer de très forts courants pour générer cette puissance. Il

y avait quelque chose de grec et de militaire à la fois, qui était bien fait pour

défendre la civilisation !

Elle serait défendue en plus par deux mitrailleuses « Oerlikon » montées des

deux cotés de la passerelle.

Ces travaux importants ne m’’empêchèrent pas de lire avec intérêt le roman de

la vie de Madame Curie, qu’avait écrit sa fille Eve avant de se plonger dans la

guerre.

Ils n’empêchèrent pas, surtout, une invitation où, par une certaine similitude

avec ce qui était arrivé à San Francisco, notre midship fut présenté à une

charmante actrice, qui allait égayer sa vie.

Voici comment les choses se passèrent :

Les officiers du Chevreuil étaient invités chez un certain baron français,

important dans le monde du cinéma. La table où il se trouvait, à ses côtés deux

places vides.

Il avait remarqué une femme blonde aux yeux verts, habillée de blanc. Elle

n’était pas très grande, mais elle était mince avec un visage de princesse de

contes de fées, et c’étaient surtout la beauté singulière de ses yeux qui frappait,

avec l’éclat d’une lame à la fois douce et acérée.

Voilà que, miracle, elle passe, escortée d’un cavalier.

Ils s’arrêtent devant la table

Il sourit à l’apparition. Elle répond au sourire. Il dit « Why don’t you sit at our

table ? » (53).

Elle s’assied à côté de lui et le cavalier en face.

Le cavalier connait le commandant Villebois (décidément, il connaît tout le

monde). Il est tout à fait sympathique ; elle aussi ! On rentre en grande

conversation. Le midship ne réalise pas, dans l’excitation de l’instant, que cela

ressemble à sa rencontre avec Beverly et son mari de la marine britannique, à

Sydney. Elle dit à son cavalier : « Do you mind if I take him with me ? He is so

nice ! » (54)… et elle le prend par le bras pour l’emmener au salon où chante un

chanteur. Ils se racontent leur vie. Hélas elle est déjà mariée. C’est le sort des

très belles jeunes femmes, surtout des actrices. Elle caresse son visage avec ses

cheveux d’or pur et le regarde tendrement avec ses yeux vert émeraude. C’est un

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rêve, et ce rêve va continuer car en se quittant, elle l’invite à passer Noël chez

elle.

Une semaine de pluie passa, puis le 23 décembre arriva, lumineux avec un beau

ciel bleu. Tout commençait bien ! Il se souvint qu’y avait un an, jour pour jour,

il réveillonnait à Tahiti.

Elle lui avait dit : « come for breakfast, around 2 p.m »(55). Il finit par trouver

l’adresse, au 4422 Ledge Avenue, N ; Hollywood, craignant d’être en retard. Et

si elle m’avait oublié, pensa-t-il en sonnant, tellement cette aventure paraissait

invraisemblable. Mais non ! Elle lui ouvrit la porte de son paradis inconnu, toute

réelle et charmante dans sa robe d’intérieur d’un élégant négligé. Non seulement

il n’était pas en retard, mais le breakfast n’était que dans une demi-heure. C’est

incroyable ce que les stars se lèvent tard !

Elle lui montra sa maison, les décors de Noël…Tout cela était si simple que le

rêve prenait un aspect de réalité incroyable auquel l’heureux midship participait,

dans le bonheur de découvrir pour lui seul, une si merveilleuse actrice. Elle rit

beaucoup quand il lui raconta ses Noëls précédents au milieu des îles, sous les

cocotiers, parmi les paréos et les chants maoris. Elle avait peu voyagé en dehors

de la Californie, et n’avait jamais joué le rôle d’une belle Tahitienne.

Après le breakfast (heureusement à l’anglaise), ils allèrent se promener dans les

quartiers des acteurs, lui buvant ses paroles d’un américain distingué et simple à

la fois, qui lui faisaient aimer de façon imprévue cette variante de l’Anglais qui

ne lui était pas naturelle, à tel point qu’il avait apprécié à Sydney, le parfait

accent britannique de Beverly. Elle aussi était blonde, mais moins

incroyablement, et elle n’avait pas ces yeux verts qui, dans un accord inhabituel,

en faisaient un sujet d’admiration à l’échelle de la planète, que lui seul regardait

à cet instant.

Ne pouvant dire tout cela, il lui avait fait cadeau d’un sac tahitien et d’une photo

grand format du Chevreuil, ce qui la toucha réellement. Il en était tout ému.

La soirée se passa dans un petit restaurant, avec deux apprenties-star, formation

que notre midship ignorait. Deux aviateurs, rencontrés là, accompagnèrent le

trio de stars chez Eleanor, et partirent enfin à minuit. Il resta dormir sur le divan

à côté de l’arbre de Noël, pendant que l’actrice et les élèves dormaient à l’étage.

Réveil à midi. C’était encore trop tôt pour elles. Il en profita pour écrire un

poème, qu’elle reçut avec émotion. Elle ne l’oublierait jamais et lui donna de

son côté une grande photo d’elle, où sa beauté était comme immortalisée.

Après un déjeuner (à l’américaine), il eut la surprise de se voir convié par sa

belle hôtesse à une promenade à cheval dans la proche campagne de Hollywood.

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Elle lui prêta une tenue complète de cow-boy qui, dit-elle ferait parfaitement

l’affaire. Les deux aviateurs du réveillon se joignirent à eux. Ce fut une

promenade facile. Il pensait à ses cavalcades hasardeuses dans les îles et était

d’autant plus fier de cette expérience nouvelle qui ressemblait à un film aux

côtés de la star de ses rêves. Quel dommage que mes pauvres parents ne me

voient pas dans ce rôle imprévu, au lieu de m’imaginer à la guerre, pensait-il

entre deux coups d’œil à la star-cavalière, qui ne perdait rien de son élégance

dans cette position.

La promenade finie, ils rentrèrent se changer. Elle garderait le poème toute sa

vie, et lui toute sa vie aussi la belle photo, si tendrement dédicacée, à laquelle

elle joignit une mèche de ses cheveux d’or qu’elle coupa devant lui.

Ils se quittèrent, en jurant de ne jamais s’oublier.

Du reste, le carénage s’achevait.

J’allai de nouveau à Hollywood avec Jean Pierre Montaigne cette fois pour voir

l’actrice Claudette Colbert. Elle nous reçut courtoisement, en Français avec un

accent américain qui nous frappa. On prit un apéritif en parlant du père de Jean-

Pierre, Jean Giraudoux, qu’elle connaissait et admirait, ayant joué pour lui.

Le bateau, enfin prêt, partit.

On venait de recevoir un message qui allait tout changer : Le Chevreuil ne

devait plus rallier Nouméa, mais Casablanca puis, de là, Dakar.

La nouvelle tombait sur tous avec la soudaineté de la foudre. En un clin d’œil,

c’était un adieu définitif au Pacifique et à toutes les amies de là bas, qui étendait

son voile de tristesse ; c’était aussi la certitude de se rapprocher de la France,

avec l’espoir de participer au débarquement, ce débarquement tant attendu.

Mais, cet espoir était d’avance déçu par l’affectation à Dakar, encore si loin de

toute côte d’où il fallait débusquer l’ennemi.

En fait, il apparaissait que l’offensive des sous-marins allemands, de plus en

plus redoutable en Atlantique Nord, s’étendait maintenant vers le Sud, dans le

but de couper le ravitaillement qui, contournant le cap de Bonne Espérance,

ravitaillait l’Angleterre. Au moins, de Dakar, on serait en position d’agir de

façon bien plus efficace que de Nouméa, désormais loin du champ de bataille

contre le Japon. D’ailleurs, le Chevreuil était équipé contre les sous-marins, et

les sous-marins étaient allemands plus que japonais.

Donc, à toute vitesse, cap vers l’Europe !

Il fallait d’abord gagner Norfolk, près de Washington, long voyage qui, par

Panama, prenait plus de temps, sans doute que pour aller en Océanie. Un simple

coup d’œil sur une carte montre qu’il faut en effet commencer par longer toute

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la côte mexicaine, puis l’Amérique centrale, sur près de 6000 kilomètres,

prendre le temps de franchir le canal de Panama, véritable escalade au moyen de

nombreuses écluses disposées de part et d’autre du vaste Gatum lake, traverser

ensuite la mer Caraïbe, puis remonter jusqu’à Norfolk, à une latitude voisine de

celle de Long Beach. À côté de ce parcours compliqué, que le voyage vers

l’Océanie, entre le ciel et l’océan avait été facile !

On appareilla donc pour Panama, par un de ces jours non indiqués sur le journal

du midship, à tort, car il marquait un tournant de ce mois de janvier 1944.

Il montait souvent sur la passerelle supérieure, s’émerveillant de voir sur son

Radar les échos des bateaux croisés. Tout fonctionnait à merveille. Il en était

reconnaissant à l’ingénieur Edwards. À l’intérieur de la petite cabine de veille,

on entendait le léger sifflement haute fréquence de l’émetteur, particulier à ce

« two seven one » et au montage de son panneau unique, disposé verticalement

devant l’opérateur. Ce sifflement, à peine perceptible, était comme un

ronronnement intime qui rassurait, comme s’il disait « Sois tranquille, je

veille ! ». L’opérateur tournait lentement l’antenne dans le secteur à observer,

qui était le plus souvent le tour de l’horizon, mais avec attention particulière sur

l’avant, sauf pour le cas particulier de la protection arrière d’un convoi lent,

qu’un sous-marin en surface pouvait remonter, de nuit, dans l’espoir de

surprendre la défense.

Tel n’était pas le cas : notre aviso, ronronnait plein de confiance, cap sur

Panama, San Francisco sur l’arrière de son sillage depuis déjà deux jours. La

nuit était belle, la mer calme, le ciel parsemé d’étoiles, les étoiles de

l’hémisphère Nord. La pleine lune, sur l’arrière, éclairait l’avant, du côté du

large.

Le midship, cette fois encore, était de quart, pendant ce même quart de 20

heures à 24 heures. Tout était calme et rassurant. Soudain, vers 23 heures, de la

passerelle supérieure, dont le porte-voix débouche au dessus de la tête de

l’homme de barre, on entend : « Echo au radar au 220, distance 5400 mètres. Se

rapproche ! ».

À la jumelle, il distingue vaguement un petit point à l’horizon, dans la direction

annoncée. Il appuie sur le klaxon « Aux postes de combat », fait prévenir le

commandant, ordonne « La machine aux postes de manœuvre ! » et à l’homme

de barre : « à droite dix ! Venir au cap inverse (il annonce le cap) ». Il prévient

le radar : « je viens sur la droite : gardez le contact et annoncez les distances et

le gisement ».

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En quelques minutes, le bâtiment est prêt. Bravo ! Le commandant est à la

passerelle, ainsi que le B.N.L.O et les timoniers Français et Anglais et les

Servants de mitrailleuses. Marcel Devaux est au « sonar » pour s’occuper du

sous-marin s’il plonge François Bureau est là, assisté de Richard Legrand à la

pièce, pour commander le tir de la tourelle arrière, armement principal, seul

capable d’engager le tir à cette distance. Le midship a eu un bon réflexe : en

venant en route inverse, il a permis au radar de suivre le contact sans qu’il ne

défile trop vite en gisement (direction par rapport au bateau), et par surcroit en le

plaçant maintenant sur l’arrière, soit dans le secteur d’action du canon.

On a de la chance : la lune est dans le dos du Chevreuil, qu’elle laisse à contre

jour, alors qu’elle éclaire de plein fouet le bateau suspect. Le canon est pointé

sur lui. On l’aperçoit bientôt à la jumelle. Il n’a rien vu, et sa silhouette est sans

doute différente de celle d’un sous-marin. « Signal de reconnaissance ! »

ordonne le commandant. La réponse, quasi immédiate, est correcte : Il s’agit

d’un patrouilleur côtier américain, ce qui, finalement est normal.

L’alerte a été brutale, mais rien ne pouvait remplacer cet exercice grandeur

nature !

Le commandant est, visiblement, fort satisfait de la rapidité de réaction de son

bâtiment, mais garde le silence, sans doute pour signifier que cela est normal. Il

a sans doute raison.

Ce fut le seul événement à signaler dans cette longue traversée de cette mi-

janvier de la nouvelle année 1944. On était trop loin de la côte pour espérer voir

le Mexique ; le canal de Panama, dans le « pot au noir » équatorial donnait, sur

ses 60 kilomètres, avec son grand lac et ses multiples écluses, une impression de

« déjà vu » (on le franchissait à nouveau à plus de deux ans d’intervalle pour

quitter le Pacifique) ; on traversait la mer Caraïbe sur toute sa longueur de

quelque 1260 milles, sans faire escale, comme à l’aller, à la Jamaïque, ni, hélas !

à la Martinique restée fidèle au mythe du Maréchal, et dont j’ignorais qu’elle

serait plus tard, dans une autre vie, un passage ensoleillé. On remontait ensuite,

en passant entre Cuba et St Domingue, laissant les Bahamas au large, de la

latitude 20 ° à la latitude 37 ° de Norfolk en longeant, au large, la Floride et le

Caroline.

Par un jour froid et triste de ce début février 1944, on arriva, enfin.

Il était temps de partir pour des cieux plus cléments, de l’affreux arsenal de

Norfolk. Que faisait-on là, à part le plein de mazout ? Hélas! La ville, triste et

comme étrangère, était par surcroit très loin de l’immense arsenal. Le plus

souvent, un ouvrier prenait les officiers dans sa voiture pour les y conduire.

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Comble de malchance : pendant la manœuvre d’accostage par fort vent, avec

peu de place pour évoluer, le commandant déchira sur l’angle du quai une partie

de la coque, au niveau supérieur de la teugue : il fallait réparer. Cela serait vite

fait : ce n’était rien à côté des dégâts habituels du temps de guerre… mais,

c’était imprévu.

C’était pourtant une occasion unique pour aller retrouver à Washington son

oncle Francis et sa tante Coletta. Cette permission fut de justesse accordée, car

le temps était compté. Il quitta l’affreuse ville, où l’importante population noire

marquait d’ailleurs que l’on se trouvait du côté des « sudistes », ce qui

surprenait sans qu’il y vît rien à redire, mais faisait penser au quartier mal famé

de Harlem. Par contraste, que Washington était beau !

Il admira le centre de la capitale, l’ordre, la clarté, le tout ordonné autour de la

justement célèbre Maison Blanche, qui unit si bien, avec la Statue de la Liberté,

les deux grandes Démocraties qui la défendent, et dont l’une survivait de ce côté

de l’Atlantique.

Son oncle était là, rajeuni par sa participation active aux côtés de son beau frère

Pierre Auger à la mise au point d’appareils de visée embarqués sur des avions, à

bord desquels ils étaient embarqués. Il n’y avait rien de tel pour se sentir

impliqué directement dans la guerre.

Il lui montra la ville.

Ils furent rejoints quelque temps après par sa tante Coletta. La rencontre avait le

charme des événements imprévus, qu’il faut saisir au passage. Ils eurent

l’heureuse surprise au cours du dîner, d’être rejoints par le vieil ami de Paris,

Harry Plotz, maintenant colonel. Il était superbe dans sa belle tenue militaire,

beige et marron. Jamais il n’était apparu si beau, au point que j’hésitai à le

reconnaître.

Lui aussi trouvait que l’uniforme allait bien au jeune officier, qui se demandait

comment ce chercheur fantaisiste et humoristique, esthète et mystérieux à ses

yeux, mais tout à fait étranger au monde militaire, était maintenant si à l’aise

dans l’uniforme, si droit, si distingué, si parfaitement dans son rôle. Il était

toujours aussi affectueux, ce qui se remarque plus encore dans cette tenue et

dans ces circonstances. Ses premiers mots furent, comme cela avait été le cas

pour André Labarthe, pour parler d’Aline, qu’il aimait beaucoup, et des

promenades qu’ils faisaient ensemble dans sa belle Talbot marron, vers le bois

de Boulogne ou même la vallée de Chevreuse…chères heures d’évasion de la

vie studieuse et austère du lycée !

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Que la vie était belle ! lui dit le midship en oubliant les incertitudes qui pesaient

sur son avenir et les menaces grandissantes sur la paix du monde, mais en

revoyant sa mère à ses côtés dans la belle auto qui vibrait à travers les bois.

Non ! répondit avec force le vieil ami : Je ne voudrais pas revivre mon passé,

c'est-à-dire pour vous, ma jeunesse. Nous ne parlons pas de la même époque.

Quand j’étais à Paris, au laboratoire qui a rendu Jean célèbre ainsi que la famille

Curie, et que je travaillais sur mes singes, dans le même bâtiment que Nina (à

qui des forces obscures ont étrangement tenté de me marier), j’ai été vraiment

heureux. Cette époque, je la revivrais, mais sans remonter plus loin en arrière,

car ma jeunesse a été douloureuses, et je suis heureux d’en être sorti

définitivement. C’est pourquoi remonter le temps me fait peur. Je suis tellement

plus heureux maintenant.

Je fus d’abord surpris d’entendre le vieil ami refuser de remonter le Temps puis,

je réalisai qu’il était un Sage et moi un fou. Il aurait fallu, ce Temps, le remonter

à des vitesses différentes, pour retrouver des périodes heureuses. Harry lui

paraissait vieux, mais il n’avait que l’âge de mes parents, tout au plus quarante

cinq ans. C’était le double de mon âge ; beaucoup apparemment, mais il avait

devant lui la plus grande partie de la vie. Pourquoi lui demander de regretter une

jeunesse malheureuse, peut-être une déception amoureuse. N’avait-il pas connu

cela, lui, l’éternel nostalgique du temps passé ? Ne voulait-il pas, au contraire, le

temps futur ? Mais, ce problème, je refusais inconsciemment de le poser, car je

n’étais pas sûr de ce qu’il serait, ce futur d’où peut-être mes parents, ou moi,

auraient disparu. Harry n’avait pas cette angoisse: il pourrait vivre

tranquillement dans la ville de son choix ; sa personnalité attachante lui

procurerait de nouveaux amis … et il lui serait toujours possible de retrouver

ceux d’autrefois dans le souvenir. Ces pensées ne firent que traverser le

subconscient du jeune midship, tout à la joie de parler avec ceux qu’il avait

connus avant guerre et qui, par miracle, étaient à ses côtés, tout à fait hors du

Temps, dans cette belle capitale d’où partirait, sans doute, la décision suprême

de débarquer sur les plages françaises.

Comme toujours dans ces rencontres, et cela s’était déjà produit à New-York, on

n’échangea que des paroles simples, sur la santé de chacun, la guerre, l’éventuel

débarquement. La joie de se retrouver ne pouvait pas s’exprimer, tant elle était

peu de chose dans l’immensité du drame qui se jouait et dont elle dépendait.

Tout le monde s’embrassa et le midship prit son train pour l’affreux Norfolk.

Quelques jours plus tard, le Chevreuil appareillait pour Casablanca, en escorte

d’un convoi important, tout heureux d’avoir son merveilleux Radar.

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Cela fut sans doute l’occasion d’embarquer un équipement défensif appelé

Foxer (d’après le nom « renard »), destiné à dévier les nouvelles torpilles

acoustiques attirées par le bruit des hélices des navires et lancées, de préférence,

sur les escorteurs, proies difficiles pour les torpilles classiques, et qui, une fois

coulés laissaient tout le convoi à la merci des U Boote.

À cette technique élaborée, les anglais avaient trouvé une réponse fort simple

consistant à remorquer un bruiteur, actionné par la vitesse, à une distance

suffisante de l’arrière. Ces « foxers » avaient été envoyés de toute urgence par

avion, avait-on su plus tard, vu l’extrême gravité de la situation. Ils consistaient

en deux barres de métal cognant l’une contre l’autre dans leur frottement contre

l’eau.

Le Chevreuil se modernisait, ignorant que sans cet équipement, la bataille de

l’Atlantique était sur le point d’être perdue malgré l’intervention de l’immense

industrie américaine. Il faut le comprendre, car il n’était qu’un petit aviso

colonial qui venait de bien loin et que le sort avait protégé quelque temps sous la

magie des tropiques.

En tout cas notre midship, dont la cabine était juste au dessus des hélices,

dormirait mieux.

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VI - EN TERRE FRANÇAISE

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Chapitre 30

Il avait été stimulant de participer à un convoi vers Gibraltar, à cette époque où

la guerre sous-marine traversait une phase critique. Cependant, le secteur crucial

se trouvait entre le Groenland et l’Islande, et le convoi, peut-être par chance, ne

subit pas d’attaque des meutes de « U Boote ».

Le Chevreuil était arrivé à Casablanca.

Casablanca, ville blanche, ouverte sous le ciel et sur la mer, c’était déjà la

France devinée, l’adieu à la tristesse grise et noire de Norfolk, la Beauté aperçue

à nouveau. Pour une cause différente, il retrouvait la même exaltation qu’à la

découverte de Tahiti ; la sensation de fouler du pied un monde nouveau

l’envahissait, mais la route qu’il suivait menait maintenant au débarquement. Il

n’allait pas découvrir l’autre bout du monde mais les rives de son malheureux

pays.

Le grand inconnu était la rencontre avec les officiers de la marine restée fidèle

au maréchal Pétain, maintenant à nouveau dans la lutte, après tant de drames.

Que pensaient-ils de Mers el Kébir, où l’amiral Gensoul avait eu sa flotte coulée

après avoir refusé les conditions des Anglais ? Du canonnage des navires de la

France Libre par les forces de Dakar et du mitraillage de l’embarcation de ses

plénipotentiaires, de la farouche résistance en Syrie, au cours de laquelle un

officier français avait abattu d’une balle dans le dos, le commandant Détroyat,

ce héros qui avait soutenu le futur midship au camp de Camberley. Etaient-ils

heureux de voir la France libérée grâce à cette Angleterre qu’ils détestaient ? En

voulaient-ils à leurs camarades de la France Libre d’avoir eu raison dans leur

folie ? De ne pas avoir tenté le Destin ?

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Ces craintes étaient vaines : nul incident ne vint altérer la joie de se promener en

terre française, après tant d’années d’absence. La belle ville, blanche, aérée et

lumineuse les accueillait dans une joie qu’on eût dit partagée. Peu de croix de

Lorraine étaient présentes, bien évidemment, sur les poitrines des militaires

croisés dans la rue, mais à part un capitaine d’infanterie qui sembla toiser le

midship à croix de Lottaine, il n’y eut que des rencontres cordiales. Comment ne

pas s’interroger, sur ce qu’il avait été possible de faire ? La chance qu’il avait

eue d’avoir sa maison de vacances au bord de mer surgissait soudain. Qu’aurait-

il fait si son grand-père avait choisi la montagne, lui citoyen des Vosges ? Il en

frissonna en remerciant la destinée.

Le commandant semblait avoir de bonnes relations avec celui d’un bâtiment

voisin, aviso qui ressemblait au Chevreuil et s’appelait L’Annamite, à bord

duquel je sympathisai avec un camarade de promotion de Jean Pierre Brunet,

qui, on se souvient, était le brillant Enseigne de Vaisseau embarqué sur le Rubis.

Cette rencontre imprévue était importante, car elle permettait, en évoquant son

passage sur le célèbre sous-marin, d’établir une passerelle entre ces deux

épisodes de ma vie, l’une dans la France Libre, l’autre dans la Marine Nationale

retrouvée. À cette occasion, il eut des renseignements sur le monde des sous-

marins de la France Libre : le Rubis avait bien été en difficulté sérieuse en

patrouille devant Brest, semblait-il, après avoir eu son gouvernail bloqué à la

suite du torpillage d’un cargo à trop faible distance et n’avait été sauvé que

miraculeusement. Quant à Jean-Pierre Brunet, il s’était distingué, second sur le

Curie (sous-marin d’origine anglaise) en allant lui-même détacher une mine

dans laquelle il s’était pris. J’imaginai la scène !

Hélas ! la plupart des navires restés en Afrique du Nord étaient mal préparés à

de futures missions guerrières, tant il est vrai que séjourner dans les ports est une

triste situation, dans laquelle la France, nation continentale s’était toujours

trouvée face à l’Angleterre. Par une fatale malédiction, l’unique chance de sa

marine à l’échelle de son histoire, elle l’avait rejetée. L’inaction avait remplacé

l’idéal disparu. Que de temps perdu ! Que d’honneur à sauver !

Mais la marine était enfin réunie. Le Chevreuil et son bâtiment frère en étaient

témoins.

L’escale permit aussi de revoir quelques camarades d’artillerie, rencontrés au

camp d’Aldershot en 1940. La plupart avaient participé à la campagne de

reconquête du Cameroun ou du Gabon. Le midship pensa que ce sort lui eût été

réservé s’il n’avait pas eu la présence d’esprit de s’avancer devant le général de

Gaulle pour demander de servir dans la marine, et que le grand homme avait dit

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à son aide de camp de prendre note. À quoi tiennent les choses ! se dit-il à

nouveau !

Les choses, hélas ! tournaient en défaveur de notre aviso qui, ainsi que d’autres

escorteurs, quittaient, l’un après l’autre, Casablanca pour Dakar, plutôt que de se

rapprocher de la Manche ou de la Méditerranée. L’idée se comprenait

parfaitement, et certes, un escorteur est fait pour chasser les sous marins, se

disait-on à nouveau, mais quel dommage !

On était dans les derniers jours de mars, et l’imminence d’un débarquement

pointait dans l’air. Quand ? Où ? Peu importait. Mais ce serait en France !

Dans ces pensées, le petit aviso, faute d’être plus gros et plus dangereux, se

consola d’être ce qu’il était et, sachant qu’il n’était pas le seul, partit pour sa

nouvelle affectation, heureux de pouvoir se rendre utile.

C’est dans cet état d’esprit qu’il arriva à Dakar, cette base si importante qui

avait, au risque de faire abandonner son grand projet au général de Gaulle, fait

tirer sur ses forces, dans les heures tragiques de 1940.

Dakar ! Ce nom qui sonnait encore comme un sourd avertissement du Destin

aux oreilles du jeune midship et qui, pour lui, était comme une épine dans le

cœur, fut en fait une agréable surprise. On apercevait d’abord les « deux

mamelles », comme des bosses de chameau sur une colline peu élevée, puis l’île

de Gorée (dont il ignorait l’existence), très pittoresque, avec ses vieilles maisons

rouges style provençal, anciennement réservées aux bagnards, lui dit-on ; puis,

en s’approchant, relativement verte sous un léger nuage de vapeur, la ville.

Celle-ci s’avéra, malheureusement, fort décevante dès les premiers pas à terre :

les maisons étaient sans caractère, plutôt que de s’inspirer de ce qui existait à

Gorée. Il fallait bien s’y accoutumer pourtant, puisque l’affectation devait durer.

D’ailleurs, elle était accueillante pour le visiteur, et le cercle militaire avait l’air

sympathique, ainsi que quelques restaurants aperçus au passage. Détail qui avait

son importance : il y avait une petite plage, appelée l’anse Bernard, tout près du

centre ville.

Le climat, à cette latitude de 14 ° N. est plus chaud qu’à Tahiti, étant plus près

de l’Equateur de 3 °. C’était déjà une raison de regretter la chère Océanie. En

fait, on était sur un immense continent et non point sur une île, ce qui rendait le

soleil plus dur à midi et les nuits sans doute moins chaudes, quoique les cabines

d’un bateau de guerre permettent difficilement d’apprécier cet avantage,. On

approchait, en plus, de l’été, ce qui n’était pas un avantage à cet égard. Le

lecteur d’aujourd’hui ne peut imaginer l’importance de la température sur

l’adaptation à la vie à bord d’un navire, dont les tôles sont chauffées par le soleil

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toute la journée. En fait, le soleil avait été retrouvé à Casablanca, où la grisaille

de l’arsenal de Norfolk avait été oubliée, et maintenant, plus au Sud, il était trop

dur.

Cela avait pourtant l’avantage d’un service à bord sensiblement allégé par une

interruption de travail de 12h00 à 15h00, dont le midship profitait pour lire… il

fit ainsi la connaissance de Dostoïevski, qui le fit pénétrer dans un monde

étrange et inconnu qu’il n’avait pas, naguère, pressenti chez les amis russes de

ses parents. Il se sentit pris d’une immense sympathie pour le personnage de

l’Idiot.

Il rencontra bientôt un jeune officier de son grade, embarqué sur le Commandant

Drogou, corvette de la France Libre, qui après un rude service dans l’Atlantique,

était depuis quelque temps affectée à Dakar. Cet officier s’appelait Jacques

Piquet. Grand, brun, alerte, d’un entrain jamais pris en défaut, il était le type

même de l’officier à l’aise sur une passerelle dans toutes les conditions

possibles. Il fut tout de suite mon meilleur camarade. Né à Alger d’une famille

alsacienne établie là bas à la suite de la défaite de 1870, il avait beaucoup de

points en commun avec moi. Des événements analogues avaient rapproché nos

destinées : Nous avions tous deux préparé l’école navale en 1939, l’un à

Cherbourg, l’autre à Brest ; quitté la France pour l’Angleterre, l’un le 19 juin de

Paimpol, l’autre le 18 Juin, via Ouessant. Cependant, il avait fait le cours sur le

Courbet juste avant moi, n’ayant pas fait l’erreur de croire qu’il n’y aurait pas de

marine, et après un stage sur un patrouilleur plutôt que sur un sous marin, avait

été à l’Ecole Navale sur le Théodore Tissier et non au R.N.C Dartmouth.

Finalement, il avait embarqué sur la corvette Commandant Drogou peu de temps

après que j’eûs rallié le Chevreuil. Nos carrières avaient donc été très différentes

malgré leurs nombreux points communs. Et nous avions beaucoup à nous

raconter !

Peu de temps après, son nouvel ami lui présenta un Enseigne de Vaisseau de

leur ancienneté du nom de Jules X, car tout le monde appelait « Jules » ce

charmant officier, embarqué sur un gros chasseur de sous-marins étranger à la

France Libre et désormais tout à fait intégré dans la flottille. Jamais on ne put le

surprendre de mauvaise humeur ou le moins du monde en état de

découragement. C’était l’indispensable complément au trio qui devait se

consoler pendant de longs mois de ne pas pouvoir débarquer en France. Chers

amis d’une époque difficile sur le plan du moral, mais grâce à vous, heureuse

malgré tout !

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Ce fut en effet la vie à Dakar qui devait être la principale source

d’enrichissement pour notre midship, plus que les patrouilles ou les escales le

long de cette côte qui, couvrant l’avancée de l’Afrique Occidentale sensiblement

de 5 ° à 20 ° de Latitude Nord, soit de Lagos, au Nigéria au niveau de Port

Etienne en Mauritanie, se limitait généralement à des escortes entre Dakar et

Freetown, vaste baie appartenant à la Royal Navy, en Sierra Léone. C’était sur

cette pointe, évidemment, que se concentrait la menace sous-marine sur les

bâtiments marchands contournant le Cap pour ravitailler l’Angleterre ou les

troupes stationnées en Afrique du Nord. Ces convois étaient donc le plus

souvent d’une assez courte durée, ce qui avait pour effet de privilégier le rôle de

Dakar, ainsi que de Freetown, nom symbolique abritant quelques escorteurs

britanniques et un navire hôpital.

François Bureau qui, à son tour, après le commandant Fourlinnie et l’ancien

second Kérez, allait être bientôt remplacé, était toujours aussi dynamique. On lui

devait beaucoup d’invitations au carré, d’officiers d’autres unités, et il eut, ainsi

que le commandant Villebois, un rôle important dans les nouvelles relations qui

s’établissaient entre les anciens « frères séparés ». Cependant, la perspective

d’une nouvelle affectation par laquelle il aurait peut-être son rôle à jouer dans le

débarquement le rendait maintenant nerveux, parfois cassant dans le service, ce

que Jean-Pierre Montaigne ne manquait pas de monter en épingle, avec son

esprit contestataire et brillant. Il en résultait un certain flottement dans l’état

d’esprit des membres du carré, qui affichaient malgré tout, au cours des repas,

une constante bonne humeur, en accord avec celle du Président, qui n’était autre

que l’officier en second.

Cependant, la vie à Dakar se prolongeait, avec les interruptions des relativement

courtes sorties à la mer. Le plus souvent, on allait se baigner à l’anse Bernard,

ou même à la belle plage d’Yof, un peu en dehors de la ville ; puis on rentrait

dîner à bord et on lisait dans sa cabine. Marcel Devaux m’accompagnait

souvent, comme à Tahiti, d’autant plus que ce grand sentimental, plus secret que

notre midship, ne pensait qu’à sa fidèle Stella et n’envisageait pas de sortir le

soir sans elle. Lui, dans sa soif de sensations nouvelles, aimait sortir dîner dans

des petits restaurants avec ses nouveaux amis, simplement pour se sentir « à

terre », loin des servitudes du bord, et pour parler de leurs impressions ou de

leurs souvenirs. Il y trouvait une atmosphère d’évasion, dans laquelle ses rêves

pouvaient s’épanouir librement, comme amplifiés par les idées des autres,

comme si la trop grande solitude de sa cabine les avait, jusqu’ici, enchainés.

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L’environnement pesait d’ailleurs très différemment de celui des escales

précédentes, il le constatait une fois de plus. Ce n’était plus l’envoûtement

voluptueux et attachant de Tahiti, la découverte de Sydney, le monde artificiel

de Long Beach avec sa belle star blonde aux yeux verts ni celui, encore plus

étrange de San Francisco, où la technique seule régnait, et dont ses deux amis

l’avaient sauvé. Ce n’était pas, non plus, ce qui aurait pu être, car elle en avait

une certaine ressemblance, l’atmosphère de Nouméa où, sous un climat plus

agréable, vivait une petite colonie française. Mais cette colonie était plus

importante, plus ancienne, et elle constituait l’essentiel de la population de la

ville. Dakar était tout l’opposé. Les résidents, tous métropolitains semblait-il,

étaient peu visibles, et même presque invisibles, car ils n’invitaient jamais nos

officiers, ce qui laissait imaginer une sourde hostilité envers ceux qui, en

d’autres temps, avaient essayé de rallier la capitale du Sénégal. Bien entendu, on

savait qu’à l’échelon supérieur, tout avait changé ; mais cela n’était nullement

perçu à bord du fier aviso de la France Libre, qui savait bien que cette

aristocratie locale était de passage. Comment s’étonner qu’elle fût restée

pétainiste ? Qu’avait-t-elle à apprendre aux nouveaux venus ?

Par contraste, la population, d’un beau noir, s’avérait accueillante, comme dotée

d’une bonne nature, qu’elle communiquait, contrairement à ce qui se passait à

Norfolk. Il est vrai qu’on était en France, et que tout le monde parlait Français,

ce qui donnait la sensation réciproque d’appartenir au même pays, qui était celui

de la langue française. Le fait que je parlais anglais me permettait d’attirer une

sympathie purement individuelle, incommunicable à des citoyens attachés à

l’histoire de l’Amérique, qui portaient en eux le souvenir relativement récent de

la victoire nordiste. Dans aucune possession française, il n’était non plus

concevable de trouver des quartiers, ou même, comme à la Jamaïque, des

secteurs de salles de cinéma réservés aux indigènes. Surtout, comme en Algérie,

comme au Maroc, comme en Tunisie, ces hommes s’étaient portés au secours de

la France dès 1914 et avaient eu de très lourdes pertes. C’étaient des frères

d’armes.

C’est dans cette atmosphère, d’un intérêt imprévu, que nos amis allaient passer

les derniers mois de la guerre, persuadés d’être utiles en protégeant des convois.

Ce serait leur maigre, trop maigre participation au débarquement, réservé à de

plus puissantes unités.

Ils prenaient goût à cette ville sans caractère autre que celui d’être la porte

d’entrée, grillée par le soleil, sur le Sénégal, cette région inconnue du petit aviso,

qui s’étend entre les rivières Sénégal au Nord et Casamance au Sud. Notre

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midship, voulant, faute de mieux, montrer un esprit humaniste, consulta un

dictionnaire et apprit que les Sénégalais étaient au nombre de six millions

d’habitants sur un territoire d’environ le tiers de la France. S’étonnant qu’ils

puissent être si nombreux dans un pays de dunes si désertiques, il apprit que la

majorité de la population, Oulofs, Peuls, Sérères, Toucouleurs, est concentrée

dans la vallée du Sénégal, vaste oasis, le Sud de son côté étant le domaine de la

forêt dense. La plus grande partie de cette population, fort paisible, est

musulmane, ce qui n’exclut pas une belle cathédrale catholique de siéger,

comme dans tous les territoires érigés par la France, au centre ville.

Un beau jour, on apprit que le commandant Villebois était remplacé. Ce fut une

surprise totale, car c’était à la relève de François Bureau que l’on s’attendait

dans l’immédiat.

Il était nommé à Nouméa, son île natale, où il prenait le commandement de la

Marine, et pouvait espérer le Cap des palmes. C’était un retour vers le Pacifique,

que faute de débarquer en France, on pouvait regretter. Cette destination figurait

sans doute dans ses désidérata…d’ailleurs, cet îlien de Corse et de Nouvelle

Calédonie ne semblait pas avoir l’envie charnelle de débarquer en France

qu’avaient manifesté le commandant Fourlinnie et François Bureau en obtenant

leur remplacement à bord du Chevreuil.

La veille, il y avait eu une réception au gouvernement, avec la plupart des

officiers des escorteurs. Personne n’était au courant encore, et encore moins le

couple remarquable du consul britannique et de son épouse, avec lequel j’avais

passé la plus grande partie de la soirée, la sympathie mutuelle renforcée par

l’extraordinaire nouvelle que Mrs Mickelreed était née près de la région encore

un peu mystérieuse pour lui de la baie du Pommelin, devant laquelle on passait

autrefois avec l’Eglantine pour aller débarquer dans les îles. Cela avait été pour

les deux exilés comme une page d’un conte de fées, qui avait pris pour lui cette

importance que donne à la vie quotidienne l’apparition du surnaturel.

J’étais encore, le lendemain, sous l’effet de cet événement, quand le

commandant m’appela en privé, à la suite de l’officier en second, pour nous

apprendre sa nouvelle affectation. Cet homme, volontiers énigmatique, ou

aimant prendre le parti de la plaisanterie et sans jamais adresser le moindre

reproche à ses subordonnés, se montra à cette occasion d’une sensibilité

inattendue. Très ému, il serra longuement la main à son jeune officier qui,

profondément touché de son côté, comprit qu’il perdait un homme de cœur,

timide au fond de lui-même, acteur né, pourtant, qui, par ce biais, évitait de

manifester sa faiblesse, tout en évitant de jamais blesser l’interlocuteur. Il

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s’adaptait, avec le plus grand naturel, de même que son prédécesseur, au rôle

difficile de commandant, calme sur une passerelle, sans paraître jamais déranger

l’officier de quart, observant en silence et parfois plaçant quelques mots

plaisants.

Jamais, dans sa carrière, le midship n’aurait cette impression de quitter un

supérieur qui lui laisserait le regret de quitter un ami, qu’il aurait pu avoir si cela

avait été possible, ce que la hiérarchie interdisait à juste titre. Il est vrai que, le

plus souvent, c’est un officier du bord qui débarque plutôt que le commandant,

et que l’émotion est pour celui qui s’en va. Elle est d’autant plus grande pour un

commandant, qui tourne sans retour une page de sa vie, dans laquelle il aura

marqué la trace indélébile de son passage sur le nom d’un navire au travers des

événements voulus par l’Histoire. Dieu sait le poids qu’ils avaient, ces

événements, tout le long de l’inexorable guerre, qui envoyait au fond de l’eau

tant de marins et sous la terre tant de soldats !

Mais, cela était vrai également pour le commandant Fourlinnie, avec qui notre

midship avait vécu bien plus longtemps, partagé tant de dangers et de plaisirs, et

pour qui il avait un plus grand attachement et une plus grande admiration

comme manœuvrier. Et pourtant, il avait quitté son Chevreuil presque sans

adieux, tout heureux de se rapprocher de la France par sa nomination,

entièrement tourné vers le Futur. Que valait, au fond cette émotion, cette

dernière poignée de mains ?

Il avait dit simplement quelque chose comme : « adieu midship ! ». C’était bien,

mais il manquait le regret des heures vécues ensemble dans ces terribles et

grandioses épreuves qu’il considérait comme naturelles, et qui seraient la

marque de leur vie. Quel dommage !

J’ignorais que je reverrais plus tard le commandant Fourlinnie, et pressentais

que je ne reverrais pas le commandant Villebois.

On était en juillet 1944. Le grand débarquement avait eu lieu. Quelle émotion !

Et dire que l’on n’avait pas encore attaqué un seul sous-marin, même si on avait

grenadé nombre d’échos sonar non confirmés, avec tout le sérieux de Marcel

Devaux.

Le nouveau commandant était le Lieutenant de Vaisseau Roger Tesseire. Né en

1903, il arrivait de marine Diégo Suarez. Il avait rallié la France Libre en

Novembre 1942, en provenance de la marine marchande (5ème promotion du

navire école jacques Cartier) et avait été affecté dans un premier temps à

Londres.

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Comme le commandant Villebois, il provenait ainsi de la Marine Marchande et

avait une quinzaine d’années de plus que notre midship, alors que le

commandant Fourlinnie était d’active et n’avait que six ans de plus. Cela

explique la plus grande distance qui le séparait de lui, dans l’idéal, dans la

formation et dans les activités physiques au cours des escales. À vrai dire, peu

de commandants et de subalternes étaient issus du « grand corps », distinction en

réalité secondaire par rapport à l’appartenance à la France Libre. Cependant, la

différence d’âge est toujours un élément qui vient renforcer l’autorité. C’était en

tout cas une bonne chose.

Le commandant Tesseire était tout l’opposé de son prédécesseur. Grand et droit

comme un bâton plutôt que petit et rond, au premier abord, sec plutôt que

courtois, renfermé plutôt que bavard, autoritaire par manque d’ouverture d’esprit

plutôt qu’indulgent par excès d’imagination ou par désir de plaire, il était le type

même de ce que doit représenter un bon officier en second, plutôt qu’un

commandant. Par ailleurs très ordonné, juste et compétent, respecté plutôt que

craint, d’humeur égale mais sans brio, il allait mener le Chevreuil à bon port, ses

relations avec les officiers et l’équipage devenant de jour en jour meilleures.

Tout nouveau commandant doit d’ailleurs imposer peu à peu sa marque, chose

facile sur un bon navire, rôdé à toutes les épreuves. S’il est vrai que sa

personnalité forge l’âme de ce navire, l’officier en second, courroie de

transmission, mais rédacteur de la feuille de service, a, de toute manière, un rôle

primordial, quelque peu comme un Premier Ministre à côté de son Président.

Fort heureusement, François Bureau était toujours à bord, ce qui devait se

prolonger jusque au mois de septembre, permettant ainsi d’assurer une bonne

continuité. Le bel aviso à croix de Lorraine aurait donc eu trois commandants

forts différents les uns des autres au cours de sa carrière si mouvementée,

auxquels il s’était, finalement bien adapté. Tant mieux pour tous !

Une amusante péripétie, survenue quelque temps plus tard, révéla à notre

midship un aspect imprévu du nouveau commandant, qui indiquait un esprit

prompt à la décision et communicatif : Le Chevreuil était « cul à quai » à Dakar,

avec beaucoup d’espace libre de chaque côté. Pour occuper la soirée avant le

dîner, messieurs les midships avaient décidé de faire un concours de tir au

révolver, ces énormes révolvers anglais de calibre 11 pouces. Le but était une

bouteille de verre bouchée, lancée sur l’eau aussi loin que possible, peut être à

30 ou 40 mètres et dont le goulot dépassait. Cela fera un peu comme un

périscope, se dirent-ils. Le Barrillet contenant, on le sait, 6 cartouches, il était

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convenu que chacun tirerait par salves de trois coups à chacun des deux essais

prévus, dans l’ordre Legrand, Devaux, Lapicque.

Il n’y eut qu’une passe. En effet, Legrand et Devaux ayant éclaboussé l’eau

autour de la bouteille, je tire à mon tour, sans aucun complexe, sachant bien que

les coups au but sont les « heureux hasards du tir ». Le premier coup est court, à

droite ; le second long, à gauche ; le troisième fait voler en éclats la bouteille,

qui disparaît à l’instant.

Bravo ! crie le commandant, qui suivait de loin avec amusement ce concours

improvisé. « C’est vous qui serez désormais officier de tir ! »… et d’ajouter

qu’on a le sens du tir ou qu’on ne l’a pas. Cette correspondance entre deux

processus essentiellement différents, l’un purement manuel et visuel et l’autre

purement technique et intellectuel, était en fait une illusion, mais une illusion

personnelle, imaginative et presque romantique, qui donnait sous l’effet de la

surprise, une dimension nouvelle au nouveau commandant. En tout cas, le

contact était désormais établi.

Une autre manifestation de nos rapports allait avoir lieu quelque temps plus tard.

Le Chevreuil faisait partie d’un convoi important remontant vers la

Méditerrannée à partir de Freetown, où le grand estuaire du cap Sierra Leone

permettait une grande concentration de navires. Après une escale de 48 heures

au cours de laquelle on avait profité d’un bain reposant sur la plage et du plaisir

d’être invité sur un bâtiment de la Royal Navy (au cours duquel on but trop de

gin et de « lait de tigresse »), le petit aviso avait pris son poste dans l’escorte, à

laquelle on participait le plus loin possible vers le Nord. Comme toujours, il

fallait effectuer de nombreux zigzags, inscrits sur un plan. Voulant utiliser le

radar et les relèvements visuels du bâtiment marchand qui servait de référence,

j’avais calculé sur un graphique les routes à suivre pour chaque branche du

zigzag. Cela fonctionnait bien et simplement. Pourtant, le commandant, monté

après le déjeuner sur la passerelle, ne faisant pas confiance à ce graphique et

demandait sans cesse de nouveaux relèvements et de nouvelles distances. Il avait

fallu près d’une demi-heure pour le rassurer. Cette inquiétude passagère, qui

avait quelque peu vexé l’auteur des graphiques, était d’ailleurs assez naturelle

chez un commandant naturellement porté à rechercher une précision extrême

dans le point à la mer, principale responsabilité dans la Marine Marchande sur

les grandes lignes océaniques.

Comme pour illustrer cette rivalité dans les solutions inhérentes à des problèmes

auxquels ils s’intéressaient l’un et l’autre à titre personnel, j’avais eu l’idée de

mettre en pratique une méthode dite des « hauteurs correspondantes »,

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applicable dans les latitudes tropicales, car il fallait que le soleil soit haut à son

passage au zénith. Le principe était simple, presque miraculeux. Bien sûr, on

prenait, comme toujours, la Latitude en observant la hauteur maximale du

soleil ; mais on sait qu’il est impossible d’avoir simultanément la Longitude de

façon suffisamment précise en notant l’heure, du fait de la trop lente variation de

la hauteur autour de son maximum. La difficulté était tournée en notant l’heure

des passages du soleil à la même hauteur un certain temps avant et après le

maximum. La moyenne donnait la Longitude, après une petite correction due au

déplacement du navire.

C’était lumineux, comme le soleil ! Notre midship comprit rapidement qu’une

des raisons du peu d’enthousiasme des officiers de toutes les nations pour cette

pratique, outre la principale, qui est son application sous les seuls tropiques, était

qu’elle ne pouvait être faite par le même officier de quart, en raison de la non

concordance entre l’heure locale et l’heure solaire. Il aurait fallu, de toute façon,

faire le changement de quart à 10 heures ou à 14 heures et non à midi. Quel

chambardement pour un raffinement extrême de la navigation !

Piqué par le jeu, le voilà, son sextant à lunette astronomique à la main, montant

à la passerelle peut-être une demi heure avant la méridienne et autant après et

criant au timonier « attention… top ! » pour faire noter l’heure exacte. Le

commandant, pourtant fort pointilleux quant à la navigation astronomique, le

regardait d’un air sceptique, visiblement peu habitué à ce spectacle, qui

pouvaient en plus, déranger l’officier de quart. Il avait fallu s’habituer à ce qui

était le plus difficile, qui était de remonter à la passerelle, souvent au milieu du

déjeuner, et de suivre le soleil dans sa descente, en s’y prenant suffisamment

longtemps à l’avance pour ne pas rater l’observation, l’instant où l’on crierait au

timonier à nouveau : « attention… top ! ». Il gardait en tête qu’une erreur de 4

secondes, c’était 1 mille de longitude d’incertitude. Mon Dieu que c’était

pénible en comparaison avec la facilité qu’avait son voisin, l’officier de quart

(lui hier ou demain), pour observer la si docile hauteur maximale, qui changeait

si lentement pendant que le Temps courait si vite !

Le commandant, une fois de plus, avait raison : rien ne remplace l’expérience !

Il n’arriverait qu’à trouver des valeurs moins bonnes que le point estimé. Au

diable tous ces théoriciens en chambre ! Mais, il y avait un Dieu pour les

officiers de bonne volonté : très rapidement, les chiffres tombèrent avec une

précision jugée impossible, et le commandant, convaincu, de demander lui-

même, quand les sorties en haute mer se prolongeaient, que le midship des

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Longitudes vienne lui-même à la passerelle, quitte à raccourcir son repas de

midi.

Il se révélait être un bon commandant !

C’était toujours à la mer et au cours des escales que nos jeunes officiers avaient

le contact le plus direct avec lui, et ceci était particulièrement vrai depuis le

départ du commandant Fourlinnie qui, on s’en souvient, était du fait de sa

jeunesse, très actif même dans le port d’attache du bâtiment, au point de

participer à des excursions avec eux, notamment avec François Bureau et moi.

Mais quand et où avaient-elles eu lieu ces escales, qui nous avaient tant

passionné en Océanie ?

Mais le débarquement allait avoir lieu sans eux, ou avait déjà eu lieu. On n’y

pouvait rien ! Pourquoi s’étendre sur des impressions personnelles, sur des

convois jusque là sans histoire, des sous-marins devenus imaginaires, des ports

où ils ne connaissaient personne, où aucun maori n’irait les distraire au milieu

des danses ? L’analogie avec les îles du Pacifique se présentait bien, au

mouillage tout tropical et feuillu de Conakry, en Guinée, par 10 ° de Latitude, un

peu au N. de Freetown. C’était beau, humide et chaud, et cela ressemblait aux

Nouvelles Hébrides, mais pas plus que là bas, il n’y avait aucun accueil

spontané. Comme pour les rassurer, un jeune administrateur venu à bord leur

avait dit qu’il fallait craindre la « bilieuse ».

La destination la plus lointaine avait été Lagos, au fond du golfe du Bénin, par 5

° de Latitude N. et autant de Longitude E. Cela représentait environ 1600 milles

nautiques, soit cinq jours de mer sans escale depuis Dakar.

Cette destination assez inhabituelle fut saluée par le midship avec une joie

décuplée : il venait d’apprendre la libération de Paris. Un télégramme annonçait

la nouvelle tant souhaitée que ses parents et ses frères étaient sains et saufs. Il

put, le cœur tranquille, regarder la carte et découvrir que Lagos, capitale du

Nigéria, était à l’embouchure de l’Ogun, quelques 400 kilomètres avant

d’arriver aux bouches du Niger qui, elles n’avaient pas de port. Que le Nigeria,

vaste territoire plus grand que la France, et d’une population double, est l’Etat le

plus peuplé d’Afrique, que son climat est, sur la côte de type subéquatorial (il

s’en serait douté), bordé de forêts qui font place à la savane à l’intérieur, sur des

plateaux de plus de 1000 mètres d’altitude (cela il l’ignorait). Il était plus

intéressé d’apprendre que les Anglais s’étaient installés là bas au 16iéme siècle,

à la suite des Portugais, que cet Etat est colonie britannique depuis 1914, et que

cela permettait à un bâtiment de la France Libre de relâcher maintenant à Lagos.

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Il aurait peut-être l’occasion de parler Anglais… quel dommage, pourtant que,

pour un jour de mer en plus, la mission n’eût pas prévu un contact avec les

représentants de la France Libre à Douala, port du Cameroun voisin, rallié à la

grande cause en 1940, comme on sait, à la suite de l’échec de l’opération sur

Dakar.

Mais c’était ainsi : il ne fallait pas faire diversion aux impératifs de la guerre, qui

continuait, et rien n’indiquait un renoncement de la part des sous marins

allemands dans leur politique de harcèlement le long de la côte occidentale de

l’Afrique.

Après avoir fourni l’occasion au midship de bien mettre au point sa méthode de

« hauteurs correspondantes », au cours de la longue navigation au large des

côtes de la Guinée, de la Sierra Leone, du Libéria, de la Côte d’Ivoire, du Ghana

et du Togo, notre aviso arriva enfin à Lagos. J’en gardai le vague souvenir de la

remontée d’un estuaire tranquille et vert, sans arbres, et qui donnait l’impression

étrange d’un avant goût de gazon anglais.

J’avais été à terre, avec François Bureau, Jean-Pierre Montaigne. La ville, fut

jugée d’un intérêt médiocre. Quoiqu’il n’y eût guère de mendiants, nos officiers

n’insistèrent pas pour parler aux indigènes, Haoussas, Ibos, Yorubas, qui, sans

doute islamistes, ou peut être chrétiens ou animistes, leurs parurent moins

proches d’eux que ceux de Dakar.

Le lendemain, après que le commandant eût salué les autorités britanniques, le

Chevreuil quittait le port, accompagné d’un cargo à destination de Dakar.

La mer était belle sous le ciel voilé des tropiques, le moral excellent après cette

escale trop courte mais qui paraissait d’un autre monde.

En passant pendant la nuit au large du port de Lomé, à une douzaine d’heures de

Lagos, notre midship, qui était de quart, se souvint d’une brève histoire que le

commandant Villebois se plaisait à raconter sur cette petite capitale du Togo, et

dans laquelle l’effet comique est donné par un jeu de mot facile sur le nom

donné à la ville. Il paria que son trop sérieux successeur ne la connaissait pas.

Effectivement, il ne mentionna même pas le nom de ce point sur la carte, qui

n’intéressait personne, sauf qu’il était regrettable qu’il ne fût pas compté parmi

les territoires ralliés.

Le retour s’effectua sans difficulté, et c’est avec plaisir que notre aviso retrouva

la bonne et accueillante ville de Dakar après sa mission d’une quinzaine de jours

au fond du golfe du Bénin.

Les « mamelles » parurent presque appétissantes, et l’île de Gorée toujours la

seule à être mentionnée. L’analogie entre Dakar et Nouméa s’imposait à

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nouveau, comme chaque fois que l’on oubliait un peu que ces deux ports sont

tout deux gardés à leur entrée par une ancienne île de bagnards. Mais Gorée,

seule est intéressante : Notre midship se promit d’y retourner plus souvent, tant

il avait tendance à l’oublier …Ne se disait-il pas à Paris que demain il monterait

sur la Tour Eiffel ; à Paimpol, qu’il irait demain à Bréhat ?

Les bonnes habitudes furent vite reprises en ville, entre les bains à l’anse

Bernard, les tours à pied sur la corniche, et les sorties au restaurant avec Jules et

Piquet.

On était en automne, et on approchait de la saison où il est possible de mettre

une veste légère le soir. Faute d’être sur le front, il était réconfortant de parler

des camarades de l’armée de terre, de la légion, de l’infanterie de marine ou des

fusiliers-marins qui se battaient, maintenant en Alsace. On n’avait pas tardé non

plus, à apprendre le débarquement en Provence, après celui en Sicile, après les

succès spectaculaires et sans doute coûteux du général Delattre de Tassigny en

Italie.

Je devais apprendre plus tard de la bouche même d’Eve Curie, qu’ayant été

choisie par ce général, et futur maréchal, elle avait eu la chance de se trouver

dans la jeep de reconnaissance de son armée qui avait réalisé la jonction avec les

troupes du général Leclerc. Je regrettai de ne pas l’avoir su et imaginai la joie

avec laquelle mes amis de Dakar auraient accueilli la nouvelle depuis leur lieu

d’exil, naguère réservé aux bagnards.

Les durées des séjours au port n’étaient pas, le plus souvent, assez longues pour

justifier une invitation au consulat de Grande Bretagne, quoique j’eus une

grande envie de revoir les Mickelreed et de parler de la baie du Pommelin, si

près de mon paradis breton. Enfin, l’heureux événement se produisit.

C’était une de ces soirées conventionnelles et amicales à la fois, avec excellent

buffet et danse pour les amateurs, toujours nombreux, dans un salon distinct du

buffet. Notre midship avait décidément « le vent en poupe » car, dans son élan

d’affection pour l’Angleterre, il se trouva invité pour un dîner en tête à tête avec

Mrs Mickelreed, qui voulait lui montrer des photos de St Goélo, dont certaines

avec l’oncle Tintin entre deux séjours en Indochine.

Encore sous l’émotion de cette bonne surprise, il se trouva en face d’une

charmante jeune femme du nom de Pamela. Il n’en fallait pas plus pour

convaincre le jeune romantique qu’il était sans doute dans un monde enchanté.

Qu’elle était belle ! Quel Anglais raffiné et simple elle parlait ! Et sa beauté

semblait rayonner d’autant plus que, contrairement à Beverley ou à Eleanor, elle

la cachait, pour qui, du fond de son cœur, la découvrirait.

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Cette soirée, avec ses rencontres, fut sans doute le sujet la première lettre qu’il

adressa à ses parents, auxquels il avait perdu l’habitude d’écrire depuis si

longtemps. C’était aussi un thème plus personnel que celui des convois, de toute

façon classé secret.

Hélas ! La fine et délicate jeune femme devait bientôt partir pour l’Angleterre,

rappelée pour une autre affectation ? Se reverraient-ils ?

Mais un bain de bonheur les avait envahis et, pendant le temps qui leur restait,

ils se retrouvèrent tous les soirs, notre midship abandonnant ses amis pour aller

se promener avec la Grâce et la Beauté sur la corniche d’où ils voyaient se

coucher le soleil, comme naguère il le faisait à Moorea. Puis, en s’embrassant,

ils rentraient, elle au consulat, lui à bord.

Cet épisode romantique terminé, la vie reprit, dans l’ambiance restreinte de

Dakar, de plus en plus monotone que la France se libérait.

Deux officiers Anglais avaient complété, heureusement les amis de la Marine.

Le plus âgé, du nom de Anderson, avait un poste important à l’Amirauté. Il était

philosophe, littéraire, cultivé et faisait partie d’un mouvement humaniste

anglais, assez utopiste sans doute, intéressé cependant par un personnage si peu

conventionnel dans la Royal Navy. Comme beaucoup d’Anglais distingués, il

jouait au tennis, ce qui permit à la Slazenger blanche de sortir de sa housse avec

bonheur. Le plus jeune était officier de liaison sur l’Annamite et se nommait

Terdree. Il était fort plaisant, fin amateur de tennis et de grande musique.

Tout ce beau monde allait souvent se baigner à la plage en eau claire et sans

requins d’Yof.

C’est ainsi que s’acheva l’année 1944, sans que le midship eût pris la peine de

noter comment s’étaient passés Noël et le jour de l’an. Entièrement plongé par

l’imagination dans Paris, le Paris de maintenant se mêlait à ses souvenirs. Son

oncle et sa tante avaient-ils rejoint leur appartement du 6ième étage ? Cela

l’intéressait plus qu’au Présent tel qu’il le vivait même et même qu’au bonheur

ancien évoqué par ses Noëls à Hollywood ou à Tahiti. L’heure n’était plus aux

regrets, mais plongeait déjà dans l’Avenir.

Après quelques autres patrouilles et quelques soirées entre amis, dans un des

derniers jours de janvier 1945, on appareilla, en convoi jusqu’à Gibraltar.

François Bureau avait pu, enfin partir en avion pour un commandement de

chasseur de sous marins à Toulon, après avoir serré la main chaleureusement

aux officiers.

Le nouveau Second portait le nom bienvenu de Jean De Victor.

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Chapitre 31

Le nouvel officier en second, ce Jean De Victor dont le nom sonnait si bien avec

la libération, avait, en fait, embarqué en septembre 1944, peu avant la

nomination de François Bureau pour le commandement tant attendu d’un

chasseur de sous marins, à Toulon, le Chasseur 122, si notre midship se

souvenait bien…Par contre, il avait mal noté la date de cet événement important

pour la vie du bord, qu’il situait plus tard dans l’année.

Peu importait : l’essentiel était dans la personnalité du nouveau Second. Pas plus

que son prédécesseur, il ne méritait le redoutable surnom, réservé sans doute aux

cas extrêmes, de « la veuve », dans le personnage duquel il aurait vu un

« capitaine Bligh » occupant ces fonctions. Tout au contraire, le nouvel

embarqué était d’une parfaite égalité d’humeur et de caractère charmant, sachant

présenter les directives parfois défavorables du commandant avec la plus grande

courtoisie, en prenant soin de préciser qu’elles venaient d’en haut.

C’était la première fois qu’un officier n’appartenant pas à la France Libre se

trouvait devoir occuper ce poste, si important, sur le si fidèle serviteur de la

noble cause qu’était le vétéran Chevreuil. Et, pour un coup d’essai, c’était un

coup de maître, car jamais le plus petit accrochage n’eut lieu avec quiconque,

officiers, officiers mariniers, ou équipage. Avec la plus grande facilité

apparente, cet officier d’active sensiblement de l’ancienneté de son

prédécesseur, mais sans sa grande accoutumance à la navigation en temps de

guerre, s’était moulé dans la peau de sa fonction, pour faire face à toutes les

difficultés avec le plus grand calme et comme avec plaisir. Il avait l’art de

mettre de l’huile dans les idées souvent arrêtées et d’ailleurs souvent justes du

commandant, avec qui il s’entendait, semble-t-il, parfaitement.

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Comme beaucoup, comme presque tous, il avait fait confiance un certain temps

au Maréchal, et, dans son cas, avait utilisé le scoutisme pour se garder en état de

lutte. Le midship, par discrétion et par respect pour le nouvel embarqué, n’avait

pas voulu lui demander trop de détails sur sa carrière, craignant de le mettre en

position d’infériorité. C’est donc avec cette nouvelle personnalité, avec ce

nouveau président de carré, que le Chevreuil avait quitté définitivement Dakar.

Il faisait partie, avec l’Annamite, d’un convoi pour Gibraltar.

Gibraltar, ultime relais pour la France !

Là encore, comme pour Lagos, la distance, d’environ 1500 milles nautiques

représentait cinq jours de mer.

Mais, on ne les ferait pas dans l’autre sens !

L’Histoire avait tourné sa dernière page pour le Chevreuil en tant qu’escorteur,

avant de retrouver pour lui sa vocation première d’aviso colonial en le dirigeant

quelque temps plus tard vers l’Indochine… mais notre midship ne serait plus à

bord.

En attendant, par un jour froid de janvier, on était arrivé à Gibraltar.

Gibraltar, ce verrou qui avait permis de tenir la Méditerranée ouverte aux forces

de la Liberté.

Quelle intelligence avaient eue les Anglais de l’annexer dans les années 1700 ;

quelle crainte on avait eue que le régime franquiste, profitant de la déroute de

1940, ne s’en empare. Profondément en faveur des républicains Espagnols, je

n’oubliais pas que Jean, alors ministre du gouvernement du front populaire, était

furieux de l’attitude timorée de Léon Blum et avait vainement demandé

l’intervention de forces françaises ou, faute de mieux, l’envoi immédiat de

pièces d’artillerie et d’avions. Il fallait cependant reconnaître le rôle

fondamental qu’avait eu le général Franco en refusant de rentrer dans la guerre

aux côtés des forces de l’axe. Tant mieux : il n’y avait pas eu que des mauvaises

nouvelles.

C’était donc là le célèbre roc !

En d’autres temps, j auraient appris que le rocher surplombe le port de 423 m.,

que la ville compte quelque 25000 habitants ; que le nom de Gibraltar vient d’un

conquérant berbère appelé Tarik, dont la montagne est djabal al Tarik ; que le

détroit, large de 35 kilomètres est profond de 350 m. Ils se seraient souvenus

qu’il était nommé Colonnes d’Hercule dans l’antiquité, alors la fin du monde

connu et en tout cas civilisé.

Mais tout ce qu’on voyait, c’était, en haut ce gros rocher habité, par des singes

en bas par des navires de guerre, et qu’il marquait l’entrée en Méditerranée,

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comme posé d’un coup de pouce possessif par quelque titan jaloux de son

territoire.

Et c’était dans cette mer antique, témoin de la naissance et de la mort de tant de

peuples, au milieu de tant de drames et de tant de découvertes, qu’était née

l’idée de Liberté et avec elle cette France qu’ils allaient retrouver avec la fin de

leur prodigieuse aventure.

L’escale fut de courte durée. Le midship, invité à déjeuner sur l’Annamite, avait

ensuite découvert la ville avec l’officier de liaison Terdree et un midship de

réserve du nom de Gouyon de Matignon. Tous deux partageaient l’amour de la

grande musique, qui fut pour eux le thème central de leurs deux journées à terre

après qu’ils se furent occupés de rapporter à leurs familles le plus d’habillement

qu’ils purent. J’imaginais mon père recevant ces deux magnifiques tissus

anglais, l’un gris, l’autre bleu marine, tous deux rayés, sa mère ce tissu écossais,

très chaud, en carreaux vert amande sur fond crème, l’un pour un tailleur, l’autre

pour une cape… dans un autre paquet ils découvriraient de bonnes chaussures de

cuir, avec lesquelles ils pourraient, grands marcheurs, traverser de nombreuses

années. Que c’était bon d’avoir des parents !

Cela fait, ils purent trouver une excellente boutique de musique, où le charmant

midship de réserve se procura le concerto pour clavecin et orchestre de Haendel,

qu’ils écoutèrent le lendemain à bord du Chevreuil, Ce concerto devait pour lui

être, par la suite, associé à la personnalité attachante de cet aspirant du nom de

De Gouyon de Matignon.

Il fallait presque trois jours de mer pour atteindre Toulon. On peut penser que le

fidèle ingénieur mécanicien Jean Téphany avait mis toute l’énergie qui restait

dans les chevaux de ses diésels pour diminuer cette attente. Le beau temps avait

encouragé ces efforts pendant la première moitié de la traversée, puis le Mistral,

qu’ils découvraient, s’était mis à souffler pour donner une grosse mer dans les

dernières heures. Les efforts de Jean Téphany avaient été mal récompensés, à tel

point que, choisi une nouvelle fois par le destin pour faire les atterrissages, dut

se résoudre à faire des zigzags après avoir reconnu le phare du cap Cicié, qui

garde l’entrée de Toulon, de façon à entrer en rade avec le jour. L’officier en

second prenait le quart.

La nuit est encore longue dans ces heures de fin janvier : notre midship eut le

temps de prendre un café bien chaud au carré avec une bonne portion de cake

anglais et d’aller se reposer quelques heures dans sa cabine.

Comme convenu, les officiers s’étaient fait réveiller avant la rentrée dans la

rade. C’était donc la France, cette côte inconnue, qui ressemblait à beaucoup

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d’autres, grise dans l’air encore indécis du petit jour. Elle était belle pourtant, et

on eût dit, comme le soleil s’élevait que, peu à peu, elle prenait des couleurs,

comme une aimée qui revoit le jour après une longue maladie. Le rose lui

revenait, colorant ses joues encore refroidies, laissant voir maintenant, sous un

ciel bleu de mistral, sa longue ligne de collines crayeuses qui dominaient les

verts sombres des pinèdes et les verts pâles des oliviers. Que c’était différent des

îles tant aimées mais soudain si loin ! Pendant longtemps, plus tard basé dans le

grand port varois, il les regretterait, ces îles, puis, comme pour retourner dans le

classicisme et pour se purifier des brouillards du nord, il se mettrait à aimer ce

grand ciel d’un bleu presque impossible que donne le Mistral sur la blancheur de

craie des roches. Le blanc de la pensée face au bleu de l’azur. Rien de plus !

Rien de trop ! Des oliviers plutôt que des cocotiers ; le souffle rude et froid du

vent du nord plutôt que la caresse chaude et humide des alizés…

Il n’eut pas le temps de penser à tout cela, qui pourtant imprégnait son esprit

après une si longue attente : on entrait dans la rade.

Le choc fut terrifiant : franchie la passe très étroite qui ouvre le port entre la

longue jetée et l’île de St Mandrier, un inimaginable cimetière marin s’étendait,

qu’il fallait franchir avant d’accoster dans l’arsenal, adossé à la ville. La quasi-

totalité de la flotte qui avait constitué la gloire de la Marine Nationale gisait là, à

jamais perdue pour défendre le pavillon de la France dans des combats devenus

imaginaires. Il lui avait été refusé, même de participer à une fin tardive de la

guerre, seule justification à un armistice rendu possible par elle, comme l’avait

bien compris son fondateur, l’amiral Darlan. Cette figure avait symbolisé la

création de la plus grande marine de notre histoire, puis son marchandage avec

l’envahisseur au nom d’un vieux maréchal bien différent de lui de par ses idées

sur la République. Homme de la réal Politik, il avait vainement tenté de faire

rallier à sa figure cette Marine qu’il avait formée, espérant par là lui donner un

rôle conforme à son ambition personnelle, et sans doute s’imposer aux yeux des

Américains comme ultime rival face à de Gaulle. Cela ne pouvait pas être et cela

n’avait pas été ! Mais la Marine aurait été sauvée. Ah, si seulement elle avait

disparu dans un combat naval, face à l’ennemi, dans une de ces pages qui

marquent les grands événements de l’Histoire ! Un sentiment de rage s’empara

du jeune midship devant l’incompréhensible stupidité de cet amiral Laborde qui,

par haine de l’Angleterre ou par rivalité avec son supérieur avait refusé de rallier

Alger alors qu’il était temps encore. Il n’avait pas même fait appareiller la flotte,

au moins pour la grand-rade des Salins d’Hyères pour éviter de se faire enfermer

dans le port. Etait-il écrit que la France serait sauvée par de Gaulle et la flotte

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sabordée par Laborde ? Cette étrange analogie le frappa et lui permit de

retrouver son calme à l’instant où le cher aviso accosta son pays bien aimé dans

le port inconnu de Toulon.

Le quai et le port étaient démolis. Combien de temps faudrait-il pour renflouer et

découper tous ces navires ? Cette question se mêlait à l’incertitude qui pesait sur

la durée d’une guerre qui n’était pas encore gagnée, et qui pouvait entraîner

beaucoup de drames.

Accompagné par ses fidèles compagnons Marcel Devaux et Jean-Pierre

Montaigne, ils traversèrent l’arsenal tout imprégné de tristesse, qui semblait

garder, tel un cimetière, les portes de l’enfer, puis remontèrent en ville par la

porte principale, qui est pratiquement au centre. Comme cela arrive souvent,

leurs impressions étaient mélangées, tant la joie de fouler du pied la terre

française, cet événement si longtemps espéré, ne trouvait pas d’écho direct dans

ce qu’ils percevaient de ce port méridional aimé des marins. Et pourtant, à part

le fameux quai Kronstat, fort endommagé, la ville n’avait pas subi de dégâts

apparents. Peut-être, ne connaissant pas le Midi, attendaient-ils trop de ce

premier contact, qui était en même temps leur retour en France ? Mais cela ne

pouvait être : il suffisait de s’imaginer débarquant dans une ville connue, pour se

rendre compte que la réalité était autre. Ils explorèrent le centre : la rue d’Alger,

la place Puget, la place de la Liberté, se sentirent peu à peu adoptés, prirent un

café place d’armes, et comprirent qu’ils étaient enfin dans le cerveau de la côte

provençale, qu’on était en janvier et qu’il n’y avait pas lieu de se plaindre du

climat.

En rentrant à bord, leurs idées prenant une certaine altitude, ils comprirent que

l’enthousiasme de la libération passé et celui de la paix encore à venir, étaient

des expériences et des espoirs qu’ils ne pourraient jamais partager, eux les

marins de l’exil, avec ceux, tous ceux qui étaient restés dans les souffrances et la

honte de l’occupation.

Chaque région, chaque famille avait eue son histoire, ses drames, ses angoisses.

Ici, à Toulon, il y avait eu la libération avec son explosion de joie, le départ des

Allemands et l’arrivée des Américains. Tout cela était le Passé, mais le cimetière

marin était là, tous les jours sous les yeux, témoin du désastre que nul ne pouvait

oublier, et que l’on s’efforçait de relativiser en mettant en avant l’efficacité

déployée par les commandants dans le sabordage de leurs bâtiments à la barbe

de l’ennemi, quand tout était trop tard pour s’échapper. Eh puis, il fallait bien

vivre! Redécouvrir la Liberté et refaire le pays. C’était là la réalité, belle et

difficile.

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Heureusement, le Chevreuil étant à quai dans l’arsenal de Toulon, il devenait

possible de revoir d’autres navires de la France Libre et avec eux des camarades,

soit du Pacifique, soit, plus loin dans le temps, d’Angleterre.

C’est ainsi que le midship, invité par un jeune officier du sous-marin Curie eut

le grand plaisir de revoir celui qui était un peu son modèle, Jean Pierre Brunet,

toujours officier en second et toujours aussi distingué. Il eut le bon goût de lui

faire visiter ce dernier né de la Royal Navy, sensiblement plus petit que le Rubis

et également de conception classique, sans même mentionner l’exploit qu’il

avait fait en désamorçant la mine. Au cours de la conversation, en prenant un

whisky au carré, il lui fit part de son intention de se présenter au concours des

affaires étrangères, passant sous silence qu’il serait reçu major et ferait par la

suite, une brillante carrière. Sans être une surprise, cette décision était

parfaitement cohérente avec la maîtrise de l’Anglais (langue natale de sa mère)

et de l’Allemand, que cet officier entretenait chaque matin disponible en

écoutant les nouvelles à la radio. En se quittant, ils ne pensaient pas se revoir,

bien des années plus tard, à Paris, quand, de son bureau des Affaires Etrangères,

il accueillerait son ancien camarade des sous-marins en remerciant leur

interlocuteur de les avoir fait se retrouver, parole sincère restée, comme tant

d’autres dans la vie, sans suite.

Une autre rencontre fut celle de François Bureau, qui invita son ancien midship

à bord de son Chasseur 122. Lui, qui l’avait accueilli naguère sur le Chevreuil en

lui disant, comme pour encourager le nouvel embarqué, « Bienvenu à bord,

jeune ! », le reçut avec la joie évidente qu’un jeune commandant éprouve en

recevant un ancien élève, encore plus quand tant d’épreuves communes les ont

rapprochés. Mais leurs souvenirs étaient si récents qu’ils disparaissaient dans

leurs impressions de la France et dans l’avenir proche qui les attendait.

Comment aurait-il pu imaginer, lui, nouveau commandant de ce petit et presque

inoffensif Chasseur 122, l’incroyable exploit, véritablement unique dans cette

guerre, qu’il réaliserait, trois mois plus tard, en coulant à lui tout seul trois

vedettes allemandes venues l’attaquer avant de s’en prendre, bourrées

d’explosifs, à un croiseur ? En apprenant ce fait d’armes, notre jeune

Romantique avait-il pensé à la tirade de Corneille :

« Que vouliez vous qu’il fît contre trois ? Qu’il mourût !

« Ou qu’un heureux hasard alors le secourût ! ?»

Le heureux hasard s’était produit… il avait fallu le rendre possible !

Ces événements à venir n’avaient pas empêché le commandant d’inviter

également Georges Barral à la petite table de son chasseur. Ce fut une surprise

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totale pour moi, qui l’imaginais toujours à Tahiti dans les bras de sa belle. Un

bon point pour lui, se dit-il !

On se retrouva le lendemain sur le croiseur Emile Bertin qui, après avoir gardé

l’or de la banque de France aux Antilles, se trouvait maintenant à Toulon. Lui

aussi, il avait accepté de faire une soirée tahitienne avec l’équipage du

Chevreuil. C’était une belle démonstration de l’unité de la Marine, enfin vécue.

Ces jours d’attente et de découverte à la fois se trouvèrent hélas endeuillés par

l’annonce de la mort de Barzilaï devant Strasbourg, pendant la contre offensive

allemande. Il fallait tenir, coûte que coûte avait dit le Général. On avait demandé

un volontaire pour une mission particulièrement dangereuse : Il avait dit :

« Moi ! » et n’était pas revenu. Avec Barzilaï, un modèle de toujours

disparaissait, maintenant un héros ! Sa mort, en le retranchant soudain du monde

des vivants, le rendait paradoxalement plus proche : il ne pourrait plus jamais

projeter de le revoir, ou même savoir que c’était possible. À lui désormais de

rassembler, sans le secours d’un Futur imprévisible, tous les souvenirs qui

constituaient son attachante personnalité. Des vagues impressions, presque sans

image, qui émergeaient des anciennes heures du lycée avec le prestige d’un

« fort en maths » qu’il ne serait jamais, se formait progressivement le visage de

celui qui avait, de son côté, rallié la France Libre, le confortant dans sa décision,

puis de l’ami qui, dans son fare de Pirae jouait si bien la partie espagnole aux

échecs et autant que lui, aimait Bach. Lui, qui l’avait accompagné dans

beaucoup de tournées dans les îles. Lui qui faisait partie du charmant essaim de

jeunes filles qui les avait enchantés là bas, si loin, pour toujours.

Ils ne se reverraient plus... Peut-être au Paradis des braves, dont nul ne revient,

en qui il croyait, lui Barzilaï !

Ce n’était pas, heureusement le temps de la tristesse, mais celui de savoir quand

il partirait pour Paris. Il n’était pas le seul, cela se comprend, à demander à être

débarqué pour des raisons familiales. Une certaine agitation régnait à bord dans

cette perspective, prévue par l’Etat Major de Paris. Il fallait en effet, mettre le

Chevreuil en état de partir pour l’Indochine.

Notre midship fut ainsi remplacé sans délai et dut faire ses malles en toute hâte,

tout en passant la suite à son successeur, qu’il connaissait déjà dans la France

Libre. Il constata que l’émotion qu’il ressentait disparaissait devant la joie de ce

grand moment, tout en regrettant que l’officier en second, n’eût pas de son côté,

la moindre manifestation d’amitié envers celui qui partait. Il est des moments

importants dans la vie et celui là en était un : quel dommage que cet officier,

pour lequel il avait de l’estime n’eût pas eu le cœur de lui serrer la main

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chaleureusement au milieu de tous les mouvements de personnel qui

l’accaparaient, avec un mot de reconnaissance. J’avais confondu la politesse

d’un véritable diplomate, la science de l’organisation avec l’amitié. Un peu de

jeunesse s’envolait !

Le commandant, moins préoccupé par les affaires du bord, se montra à l’opposé,

presque chaleureux, lui généralement peu communicatif. Il lui souhaita bonne

chance et heureux retour près des siens, le remerciant de son excellente conduite

à bord.

Ils ne devaient jamais se revoir.

Cette révélation des caractères lui rappela l’épisode analogue, quoique

d’importance mineure, qu’il avait vécu (et oublié) en quittant l’Ecole de Radar

de Treasure Island. Il observa à nouveau que l’émotion appartient à celui qui

s’en va, qu’il avait passé quelque trois années à bord de ce petit aviso, et

qu’elles resteraient pour toujours en lui. Comment demander à des nouveaux

embarqués de le savoir ? Ils avaient eu d’autres aventures, d’autres soucis,

d’autres amours. Quant à lui, Il pouvait être satisfait, au moins, d’être remplacé

par un de ses camarades de la France Libre, qui garderait un peu de son esprit au

carré des officiers.

Nommé provisoirement à Marine Toulon par le message qui le débarquait du

Chevreuil, il avait élu domicile dans un petit hôtel de la charmante place Pujet. Il

y fit déposer ses cantines (Sa chambre n’était guère plus grande que sa cabine),

puis partit en hâte pour prendre le train, lourdement chargé encore de grosses

valises d’effets personnels et de cadeaux.

On était en février 1945. La guerre continuait, en Europe et en extrême Orient.

Le train remontait vers Lyon et puis vers Paris, emportant notre midship dans le

monde inconnu où dormait son enfance.

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Chapitre 32

Enfin c’était Paris !

Il arrivait après un arrêt de 14 heures à la gare de Lyon-Perrache, gelée sous la

neige, partagé entre le froid, l’impatience, la fatigue et l’ennui. Enfin, il était

arrivé, fourbu, gare de Lyon. Il regarda sa montre machinalement : 14h45. Il

oubliait même quand il était parti : c’était dans un autre monde ! Ici, la neige

dégelait, indécise. Les « snow-boots » (56) achetées en Amérique faisaient

merveille. Il ne fallait pas tout gâcher en ayant les pieds trempés.

Comme dans un rêve, il retrouva le chemin vers la station de métro « quai de la

gare » au bord de la Seine, se souvint qu’il fallait changer place d’Italie, prit la

bonne direction et sortit à Denfert-Rochereau sans oublier ses précieuses valises

(ce qui était son angoisse). Là, il se sentit vraiment chez lui, dans son cher vieux

quartier. Il n’y avait plus qu’à longer le square sur une centaine de mètres, les

derniers 100 mètres, appuyer sur le bouton de la porte de l’immeuble.

Il y est. Il monte les quatre étages, comme d’habitude, comme autrefois.

L’escalier semble le reconnaître. Ne pas laisser les valises, pourtant ! Un instant,

il pense à l’ascenseur de New-York jusqu’au 6ième, quand, tout heureux de

revoir son oncle et sa tante il évoquait cet escalier qu’il monte aujourd’hui et se

disait qu’il aurait suffi de descendre deux étages pour revoir ses parents.

Aujourd’hui, ils sont encore loin, sans doute à Londres.

Il sonne, les trois coups brefs, comme toujours, qu’il fait suivre d’un trait long :

à l’intérieur, on reconnaitra le signal en Morse de la lettre V de la victoire,

répétée à chaque émission de la B.B.C. Il n’a pas prévenu de son arrivée, mais

qui pourrait ne pas savoir que c’est lui ?

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Presque immédiatement, la porte s’ouvre. C’est son frère Denis, suivi de la

petite femme de ménage bretonne, Jeanne, que sa mère traite comme la fille de

la maison. Ils restent bouche bée. À l’instant Aline, sa maman, se précipite

depuis la salle à manger. Elle s’écrie : « O c’est toi, mon chéri! ».

Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.

Ce moment tant attendu, il était là, si simple, si bref, si naturel !

Et, tout naturellement, on prit des nouvelles de la santé des proches : tous

allaient bien, après quelques aventures qui auraient pu tourner au tragique, et

dont on reparlerait dès que le fils retrouvé aurait déposé ses affaires, pris un

café, et que Charles, maintenant le grand peintre Charles Lapicque serait rentré

du bois de Verrière, où il avait été ramasser du bois, seul chauffage possible,

heureusement, dans cet immeuble haussmannien équipé de cheminées

(ironiquement appelées « prussiennes »).

Je ne reconnus pas tout de suite les lieux, agrandis après le départ de Jean en

Amérique, la profession de peintre exigeant une répartition différente de la

place. Pour l’heure, Charles et Aline, dormaient dans une chambre voisine du

séjour, en plein sud, sur la rue, mais dans ce qu’on appelait « l’appartement de

droite », François et sa jeune femme occupaient la chambre d’amis de l’ancien

appartement, et Denis une autre pièce, dans laquelle il garerait, plus tard, sa

petite moto. Personne n’oubliait que ces deux appartements, ni la vie de ceux

qui les habitaient, n’auraient jamais été là sans le prix Nobel du génial et

généreux grand père, qui avait fait de même pour son fils Francis, se réservant le

plaisir de construire sa maison de famille à Ty Yann.

Aline avait à peine fini de montrer les nouveaux aménagements et moi de mes

remettre de mes émotions que François arriva d’un cours à la Sorbonne, où il

préparait une agrégation d’Anglais. Sa jeune femme Françoise et le bébé avaient

l’air charmants. C’était là une page du Présent qui se manifestait. Tant mieux.

L’arrivée de Charles interrompit ces présentations. Vêtu d’un vieux manteau

marron, tête nue comme toujours, il n’avait rien perdu de son aspect sportif,

exalté encore par la longue marche dans le bois de Verrière, un gros sac de

voyage sur le dos. Comme inchangé par la dure épreuve de l’occupation, il

s’arrêta net sous l’effet de la surprise et posant son fardeau s’écria : « Georgie !

Tu es un type formidable ! ».

Ils s’embrassèrent chaleureusement et se contemplèrent en silence, muets sous

l’émotion.

Aline non plus n’avait pas vieilli ; une otite la fatiguait encore un peu, mais la

vieille amie russe Ninette s’en occupait. C’étaient les frères qui avaient le plus

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changé, à cet âge où l’on devient des hommes. Dès le lendemain, François

accompagna son frère à la gare où il fallait retirer une troisième valise. À ses

heures perdues, il insistait pour aller retrouver chez les bouquinistes des quais

les anciennes impressions ressenties quand ils partaient ensemble à la recherche

de numéros épuisés d’une célèbre collection de romans policiers. Leur maman

s’empressait de les passer au formol à leur arrivée, ces introuvables Harry

Dixon, se souvenant que son père avait perdu sa première fiancée d’une

tuberculose contractée en lisant des livres d’occasion. En en parlant, ils

croyaient encore respirer cette forte odeur de formol, elle-même défunte, sans

oser formuler la chance qu’ils avaient eue, que leur grand-mère eût été,

finalement choisie par le Destin.

Parti pour la grande aventure, qui aurait pu être si dangereuse pour ses parents si

la moindre indiscrétion avait filtré, coupé de toute information, j’ignorais tout de

la carrière de mon père. Il l’avait quitté sous les drapeaux, on s’en souvient,

beau capitaine d’artillerie, affecté aux côtés de St. Exupéry à des missions

aériennes d’étude de camouflage… et puis, sans le revoir, il était parti.

Charles avait été démobilisé puis avait repris son poste de préparateur physicien

auprès de Maurice Curie au « P.C.B », à côté du jardin des plantes, centre

universitaire chargé d’enseigner la Physique, la Chimie et la Biologie.

Puis, la chance et le mérite étaient intervenus (tout ceci fut dit par Aline, Charles

n’ayant pas l’habitude de parler de lui) : on se souvient que Jean, sorti de

l’ornière financière de simple chercheur avait, après la crise de 1929, aidé son

gendre à faire une thèse sur « l’œil et la vision des couleurs », puis lui avait

demandé de faire quelques grands tableaux pour ce Musée de la Découverte

qu’il venait de créer en tant que Ministre de la Recherche.

Or, ces tableaux et la série d’œuvres révolutionnaires qui s’en était suivie, en

renversant les rôles du bleu et du rouge dans la représentation des lointains

avaient vivement impressionnés les grands peintres de l’Ecole de Paris,

notamment Jean Bazaine (dont j’ignorais l’existence). Ils lui demandèrent donc

de se joindre à eux.

C’est ainsi que Charles, simplement préparateur de laboratoire, devint le futur

grand peintre, après avoir abandonné une fois de plus, tous les droits à la retraite

que lui garantissait le service de l’Etat. Seule la certitude du Génie donne ce

courage ! Mais sa mère ne dit pas les sacrifices et les risques qu’elle avait, sans

un mot, assumés. Elle avait dû dire, comme le 18 juin à son fils : « Si tu crois

que c’est bien, fais le ! ».

C’était lui le génie. C’était elle l’héroïne !

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C’était de lui que l’Histoire parlerait. C’est elle qui resterait dans l’ombre !

Et, dans les années qui allaient suivre, cette idée informulée devait prendre

forme dans mon l’esprit. Je réalisai qu’il en avait toujours été ainsi depuis que le

monde existe, que ma chère grand-mère ne serait guère connue en dehors de la

famille alors que Jean Perrin demeurerait celui qui avait mesuré le fameux

Nombre d’Avogadro. Seule Marie Curie, avait rompu le charme. Je me

souvenais d’elle, quelque temps avant sa mort, austère et de noir vêtue, dans sa

maison, voisine de Ty Yann. Qu’elle était différente de mon grand-père, si

vivant, si jovial, si beau avec sa barbe blanche, son grand rire et son gros

chandail rouge ? Mais, elle portait en elle le deuil d’un grand homme qu’elle

aimait, l’exil de sa terre natale dépecée et rayée de la carte, ce pays qui était

celui de Joseph Conrad et de Chopin et qui, maintenant était surtout le sien. Ce

pays qui était pour moi, aussi celui du malheureux sous-marin disparu à Dundee,

ce camarade de combat du Rubis.

Pour l’heure, j’apprenais que ce père retrouvé, était représenté par la célèbre

galerie Louis Carré, avenue de Messine, et qu’une grande exposition allait avoir

lieu, pendant ma longue permission à Paris.

Dans les jours qui suivirent, je vis à nouveau une amie de mon père, Elmina

Auger. Elle l’avait toujours admiré ; elle avait participé, on s’en souvient à son

développement spirituel et élargi son univers littéraire et philosophique.

Evoluant uniquement dans le milieu scientifique si exceptionnel qui l’entourait,

et le canalisait au point même de lui fournir une voie décisive dans le monde de

la peinture, la tentation pour Charles de considérer cette approche comme une

simple application de la science pouvait paraître normale. C’eût été mal le

connaître.

Cependant, je me rendais compte que le brusque changement de carrière

entrepris par son père nécessitait de profonds encouragements, outre les risques

impliqués, qui étaient majeurs. Cela était d’autant plus important que, malgré

l’intérêt réel provoqué par sa peinture, les plus chaleureux admirateurs

considéraient avec un certain effroi le renoncement au monde scientifique pour

le monde de l’art, ne réalisant pas que ce nouveau monde offrait, puisque c’était

de la recherche qu’il s’agissait avant tout, infiniment plus de liberté et de

possibilités de réalisations que celui qu’il quittait. C’est ici que l’admiration, ce

souffle si important pour tout artiste, avait sans doute joué un rôle important, à

côté de l’abnégation d’Aline. Mais qui sait s’il n’aurait pas, même seul, fait le

grand saut ? Qui peut enfermer le Génie ?

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Du reste, cette inspiratrice, cultivée, ambitieuse et exclusive, connaissait Charles

de longue date, puisque dans les années 1925, elle avait participé avec lui à des

chorales de musique baroque dirigées par Robert Dalsace, l’un des points de

mire de la famille, si miraculeusement rencontré à Nouméa. Ils chantaient même

dans la rue, le soir !

La musique ! Mon père démontrait chaque jour l’importance qu’elle avait pour

lui, avant même de dire que c’était « l’art suprême », et de confier, plus tard,

qu’il avait essayé de la mettre dans ses toiles, écoutant ses compositeurs préférés

pendant qu’il peignait. Mais cela n’avait pas été profitable: sa concentration était

trop forte et il n’avait pas écouté, ni Bach, ni Mozart, ni Haendel, ses trois Dieux

(ce dernier découvert depuis un an ou deux).

La famille retrouvée était en train de prendre le café quand l’ami de longue date,

le compositeur André Tournier, passa, comme il faisait parfois depuis

l’occupation. Ce fut pour moi et pour lui une grande joie de se revoir, comme

avant guerre, sur la baie de l’Aulnaie, où il passait ses vacances, lui aussi,

comme si ce lieu avait attiré aussi les musiciens. A Paris, il habitait près du

Luxembourg, tout près…Autre nom de prédilection. On joua à nouveau

quelques grands airs d’opéra de Haendel, du fameux recueil de Hettich.

C’est encore grâce à la musique que je fis la connaissance du célèbre peintre

Bazaine, le nouvel et fort sympathique ami de mon père. C’était un homme

franc, distingué et très ouvert, conquis par les nouvelles théories sur le bleu et le

rouge, qu’il devait longtemps utiliser, alors que leur inventeur pensait à mille

autres choses, qui dérivaient du fait que la peinture doit être Souvenir plus

qu’impression fugitive.

Ils écoutèrent un soir avec lui, le Messie de Haendel, que Charles venait

d’acheter.

Plusieurs fois, au cours de ma permission, le « Maestro » Tournier vint me

donner des leçons purement amicales, comme autrefois, comme si la guerre

n’avait pas eu lieu. Cet homme, compositeur avant tout, et musicien au fond de

l’âme, premier prix de hautbois du conservatoire, s’intéressait à la musique plus

qu’à la technique, faisant appel à l’interprétation sans se préoccuper de la tenue

du violon ou de la position des doigts sur la corde. Il en résultait un sentiment de

confiance qui libérait l’exécution et, enlevant toute crainte, décrispait le bras et

les mains, laissant entendre comme par magie, l’air vainement recherché.

« L’ombre ! » disait-il ! « La lumière ! ». Mais il fallait bien respecter le rythme,

auquel le Maestro s’adaptait de toute manière, avant de faire reprendre

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correctement, sachant la difficulté de la parfaite coordination entre les

instruments.

Un jour de grande forme, jouant le premier mouvement de la sixième sonate de

Bach pour violon et piano, cette sonate qu’il aimait entendre à Tahiti, il eut le

plaisir d’entendre : « Mais tu as avalé un métronome aujourd’hui ! ». Cher

maestro !

Il se souvenait qu’un passager de l’Eglantine s’était plaint de ne rien comprendre

aux gammes. Quand étaient-elles « majeures » ou « mineures » ? Il faut dire que

les explications des musicologues sont sur ce point assez élaborées. C’est très

simple répondit le Maestro : la tonalité « majeure », c’est une gamme montante

avec une succession de deux intervalles de un ton suivis d’un seul intervalle de

un demi ton, et on garde les mêmes intervalles dans la gamme descendante. Elle

exprime la joie. La gamme « mineure », c’est l’inverse : une gamme

descendante avec une succession de deux intervalles de un ton, suivie d’un seul

intervalle de un demi ton, et on garde les mêmes intervalles dans la gamme

montante. Elle exprime la tristesse. Le Maestro était un poète, c'est-à-dire un

vrai musicien : Il entendait l’âme de la partition ; l’ombre ou la lumière de

chaque passage. C’est ce qu’il lui disait à nouveau.

Je n’allais pas être privé de musique, la rue Froidevaux quittée : il y eut une

invitation chez Elmina avec un excellent pianiste du nom de Bridgeman, qui

convia la famille à un déjeuner à son domicile au cours duquel il joua à quatre

mains avec Robert Dalsace retrouvé, plusieurs concertos de Bach. On évoqua la

rencontre à Nouméa. L’ancien artilleur de la France Libre lui dit : « C’est foutu ;

la guerre va être finie ! Il va falloir retourner à la banque ! Métier de cons ! ».

Heureusement, il avait la musique, et il allait dans les années suivantes, sortir de

l’ombre Antonio Vivaldi, que je ne connaissais pas encore… Hélas ! Je ne serais

pas à Paris quand il dirigerait quelques uns des concertos enchanteurs la

stravaganza.

Il y eut aussi du théâtre, activité complètement oubliée : ce fut « Volpone », puis

« Antigone » ; des bons films aussi, et surtout de nombreuses invitations chez

des amis retrouvés. Quelle joie de les revoir, d’être accueilli comme un

libérateur, quoiqu’il eût l’impression d’avoir été servi par la chance, et que, au

fond, c’étaient eux, ceux qui étaient restés, qui avaient le plus de mérite.

Mes parents avaient couru de grands risques, et avec eux toute la famille.

Je n’étais pas étonné et j’avais froid dans le dos en y pensant. Aline avait fait

circuler des textes pour la Résistance, en soutien d’un petit réseau, dont elle ne

connaissait qu’une certaine Hélène Barland, une parente du Sud Ouest. Plus

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risqué encore, elle avait logé des aviateurs anglais « de passage » ainsi que des

connaissances juives du quartier, dont sa fidèle fourreuse Fanny. Voilà comment

cela se passait : Sa crémière, une certaine Mme Vacroux, connaissait un policier

du quartier qui l’informait que le lendemain il y aurait une rafle dans le quartier ;

et avant le couvre feu, Aline faisait monter les quelques personnes menacées

dans une chambre de bonne disponible au 7ième étage.

Tout alla bien jusqu’au jour de la terrible année 1943, où un jeune homme

d’aspect sympathique s’était présenté à Aline. Il « venait de Londres ». Aline

s’était répandue en paroles de sympathie pour la grande cause et l’avait félicité.

C’était un informateur : peu de temps après, le réseau, presque au complet,

tombait pour être déporté en Allemagne. J’avais crû comprendre que seul un

jeune abbé, du nom de Laval avait réussi à sauter du train. Les parents et les

enfants l’avaient bien connu. Etait-ce lui qui avait eu un rôle déterminant dans le

procès du traître ? Episode de la Résistance qui aurait pu causer la perte de la

famille. Pourquoi n’avait-elle pas été inquiétée, après les propos imprudents qui

avaient été prononcés ? N’était on pas remonté assez loin dans l’enquête ?

L’espion avait-il jugé Aline trop naïve pour être une résistante ? Avait-il eu du

remords à dénoncer une mère de famille qui, de toute manière n’était que du

menu frettin, de surcroit non juive ? Avait-il été, au départ, torturé, libéré sous

condition d’infiltrer des réseaux, et avait on estimé inutile de prolonger une

enquête plutôt que d’intervenir sans délai ?

Qu’importait ? Charles et Aline avaient fait leur devoir, au péril de leur vie,

alors que la majorité des Français se contentait de lutter contre la faim et le

froid, en écoutant la radio de Londres. Ils avaient suivi la voie des grands

patriotes qu’étaient leurs pères, Louis et Jean». Aline avait averti Charles de son

intention de loger des juifs et des aviateurs. Il avait répondu : « Si je n’étais pas

d’accord, je ne serais plus digne de me regarder dans la glace ». Tout était dit.

Hélas ! Jean n’était plus là, pour embrasser sa fille bien aimée et pour voir Paris

libéré. Mais l’oncle Louis venait d’inviter la famille dans son bel appartement de

la rue Soufflot, où Charles avait vécu et dont j’avais un souvenir mélancolique

lors d’un baccalauréat d’octobre, pendant que mes parents étaient encore en

Bretagne, ainsi que ma grand-mère Mimi, chez qui, rue du val de Grâce, il

dormait parfois en écoutant sonner la nuit, la pendule. Elle qui avait dit une

fois : « Il ne faudrait pas être aussi bons avec nos chers petits : ils vont trop nous

regretter quand nous ne serons plus là ! ». Et, c’était vrai. Mais ils lui devaient

tant d’heures de Bonheur, que même en allant chez la « tante Marcelle », la

digne et insaisissable épouse de l’oncle Louis, biologiste et remarquable

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pianiste, il eût tant préféré que ce fût elle qui fût en vie plutôt que la quelque peu

intimidante descendante de la famille de Hérédia, qui resterait toujours, par delà

ses sourires, et toute la gentillesse possible, quelque peu étrangère.

Mais il y avait l’oncle Louis.

Il avait été d’un réel secours pendant l’occupation : parfois parvenait le coup de

téléphone devenu célèbre chez les affamés de la rue Froidevaux : « Nous vous

attendons demain pour déjeuner à la maison ; il y aura de l’ours ».

L’ours, c’était du chien qui provenait du laboratoire où le célèbre neurologiste

Louis Lapicque, assisté de son épouse Marcelle faisaient des expériences sur des

animaux, qui, dans le cadre d’une théorie nouvelle, avaient élevé le Maître au

sommet de la hiérarchie mondiale. Les objections morales quant au bien-fondé

des expériences sur l’animal pour les progrès de la science, que les enfants

n’auraient pas manqué de formuler en temps normal, semblaient avoir perdu de

leur poids sous l’effet de la faim, et il semble que l’ « ours » ait été apprécié à sa

juste valeur. Il n’est pas impossible qu’à cette époque de haute barbarie, la

pratique des expériences sur l’homme par des médecins nazis ait quelque peu

réduit la valeur des arguments philosophiques en faveur des animaux.

C’est avec émotion que je me retrouvai rue Soufflot en face de l’oncle Louis,

dont la noble figure faisait partie de ce décor grand bourgeois et austère, très

Napoléon Trois, qui avait sa part dans l’aspect presque intimidant qui

l’entourait. Le grand bureau dans le salon n’avait pas changé de place,

permettant au savant de recevoir ses visiteurs de face, dos à la lumière de la rue.

Dans un second salon, celui de la tante Marcelle, le piano à queue trônait

toujours, lisse et noir, avec une partition de Beethoven attendant d’être jouée,

comme tous les jours, selon la pratique de tout pianiste de valeur. Les quelques

chaises et le fauteuil d’époque sur lesquels je jouais enfant avec des avions en

papier n’avaient pas changé de place, dans cette demeure bien organisée où

manquait la vie. La vie pour les enfants, que l’oncle et la tante n’auraient pas eus

sans l’adoption de Charles, mais qui était pour eux toute entière dans la

recherche sur le système nerveux, dont ils avaient déterminé, avec la découverte

de la « chronaxie » la loi de propagation de l’influx dans la plupart des tissus à

partir de la constante de temps logarithmique appelée par eux l’axone, comme

leur bateau.

La cuisinière, Célestine était sûrement en train de préparer son extraordinaire

gâteau au marron lissé de chocolat chaud (Je l’espérais), et le chauffeur,

« monsieur Jean », était sûrement prévu pour sortir la Hotchkiss à la première

occasion.

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L’oncle Louis se leva de son bureau dès l’arrivée de sa famille. Très ému, de son

côté, il m’embrassa. Doté d’un esprit de répartie hors du commun, il n’avait pas,

comme Jean le sens de la parole historique que l’on prononce dans les grandes

occasions. Son apparente froideur, sa réserve héritée en partie de son origine

vosgienne, sa position de chef de famille en tant qu’aîné de quatre garçons,

masquaient en réalité une sensibilité extrême, qu’il fallait savoir percer sous un

caractère autoritaire.

Il dit simplement « Ah ! Cher Georgie, je suis heureux de te revoir ! ».

Le jeune midship, qui était en uniforme après s’être fait prendre en portrait avec

ses parents chez un photographe du quartier, était resté, de son côté presque sans

parole, disant « et moi aussi, oncle Louis », en embrassant la haute figure aux

fines lunettes qui, comme toujours, sortait du personnage intimidant qu’il était,

pour manifester son émotion en essuyant de la main son œil droit, toujours plus

fermé que l’autre, un sourire bien réel parcourant son visage, taillé en pointe par

une courte barbiche style Napoléon trois, déjà blanche.

Ils n’évoquèrent point le Passé, comme évanoui dans un songe irréel. C’était

bien, pourtant là, devant lui, l’homme avec lequel il avait eu le dernier entretien

avant de quitter la France, l’homme qui avait tenu tête aux soldats qui venaient

s’emparer de son canot, celui qui avait eu la présence d’esprit de dire aux

envoyés de la kommandantur venus l’expulser de chez lui : « Quel est votre

grade ? Je suis colonel ! »… et les soldats de lui porter ses valises. Lui

également qui, en prison, avait dit à son camarade détenu, après de nombreux

jours de marche dans la cellule: « Je viens enfin d’arriver à Londres ! ».

On ne parla pas de cela, mais de la santé après tant d’épreuves, des projets pour

les prochaines vacances, après les dures années d’occupation ; de Roch ar Had,

de Ty Yann, les chères maisons de famille. Elles avaient souffert, mais elles

étaient toujours debout. Taschen bihan, la maison du capitaine, on le rappela,

avait été détruite pierre par pierre par un officier qui, ayant lu un article du

célèbre historien contre Hitler, avait jugé bon de la mettre par terre avant

d’envoyer la clef au propriétaire avec ses compliments. C’était peu de temps

avant sa mort. Sa veuve avait, parait-il, décidé de la faire reconstruire.

Comme souvent entre personnes réservées, on parla surtout de choses courantes,

laissant aux années le temps de trier ce qui était important.

Tante Marcelle demanda à son petit chien Sakaille, de faire une gamme au

piano, pour mériter un sucre.

L’oncle Louis fut heureux d’apprendre que son petit fils était nommé en France.

On se reverrait souvent maintenant.

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Notre midship ne se rendait pas compte qu’il vivait un épisode unique de sa vie.

En effet, ces longues années d’épreuves et d’incertitudes lui avaient paru durer

un temps presque infini. Et voilà que, subitement, des événements qui, en fait

n’étaient pas tellement lointains, se trouvaient rappelés, sans préavis, comme

dans une autre échelle de temps, presque oubliés dans le vaste panorama de la

guerre, et par ailleurs tout naturels.

C’est ainsi que, la nouvelle de son retour ayant de façon imprévisible, fait écho

auprès des anciens du lycée, il vit un beau jour arriver un camarade avec qui il

rentrait tous les jours depuis la classe de troisième. Ils se parlèrent comme si

cela était tout naturel et que rien ne s’était passé depuis. Ils évoquèrent un autre

partenaire de leurs marches, dont le prestige venait surtout de son énorme stylo ;

il avait également survécu à la guerre. On ne savait pas où il était, mais quant au

visiteur si étrangement retrouvé, il avait trouvé un travail d’ingénieur à Clermont

Ferrand, lieu idéal pour son sport préféré, la moto. Voilà quelqu’un qui a trouvé

sa voie, tout simplement, s’était dit notre globe trotter, en promettant de le

revoir.

Plus naturellement, il revit Jean Pierre Brunet, qu’il tint à aller voir, et qui était

très sévère dans son appréciation de la Marine Nationale, qu’il se félicitait

d’avoir quittée. Il fut heureux d’apercevoir sa mère, fort distinguée, dans le bel

appartement de le rue Monsieur où Charles avait été voir son père après la

libération de Paris, impressionné par la qualité de l’accueil.

Plus récemment, la rue Froidevaux avait eu la visite de Jean Pierre Montaigne,

puis de Gouyon de Matignon, qui avaient donné mille détails vivants sur leur

ami de bord. Cela avait donné à la famille un avant goût de l’atmosphère du

Chevreuil et contribué à donner l’impression que l’on avait un peu partagé la

même vie, si loin les uns des autres.

Là-dessus, Jean-Pierre Montaigne fut invité, jugé intéressant, en dehors du nom

célèbre de son père (dont il voulait continuer l’œuvre) et pompeux par le frère

François et sa jeune femme… ce qui était l’avis de Marcel Devaux entre autres.

Mon opinion était, au contraire, que cet aspect extérieur masquait un désir

sincère de poursuivre la carrière de son père, ce héros intérieur qu’il s’était

promis de suivre dans les chemins si difficiles de la littérature. C’était en tout

cas une visite amicale, importante pour faire comprendre l’atmosphère du

Chevreuil.

Voilà aussi que François Bureau appelait au téléphone.

Par une belle journée, j’allai lui rendre visite. La plus grande fantaisie dans les

moyens de locomotion régnait alors à Paris. Je me rendis à son adresse

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personnelle, chez ses parents, en face du parc Monceau, sur sa grande trottinette

donnée naguère par une amie chimiste du célèbre grand-père, tout heureux de

traverser la moitié de Paris en civil, le nez au vent. C’était aussi une expérience

hors du temps, chez l’ancien Second, qui semblait reprendre son état antérieur

en s’adressant au grand architecte maître de maison sous l’épithète « Mon

Père ».

Mon Dieu qu’il a été bien élevé ! Pensai-je, moi qui tutoyais mes parents et mes

grand parents et les appelais par leurs prénoms, et comprenant soudain pourquoi

mon aîné avait une telle prédisposition à la hiérarchie, tant pour la suivre que

pour l’exercer.

Un autre jour, ce fut Jean-Pierre Montaigne qui se manifesta. Il devait aller

présenter ses respects à l’amiral d’Argenlieu pour une raison personnelle et me

demandait de le retrouver rue François 1ier pour aller déjeuner dans le

voisinage. À peine étai-je dans la salle d’attente que l’amiral m’aperçut et me fit

l’honneur d’un entretien qui fut plus que cordial… Celui qu’il m’avait accordé à

Nouméa, paraissait dans un autre monde.

Jean-Pierre Montaigne sorti à son tour, ils eurent la bonne idée d’aller saluer Eve

Galsworthy. Ils avaient oublié qu’elle était si charmante, cette grande dame qui

intimidait naguère notre jeune midship au point de l’appeler, comme tous les

étrangers, Mrs. Galsworthy. Il fallait toute l’assurance de son compagnon pour

changer de registre et oser avancer son prénom, ce qui ne parut pas poser de

problème pour déjeuner, comme prévu au bon restaurant de la rue François

premier où je pénétrais pour la première fois.

Cette évocation de l’île du bout du monde où ils avaient eu tant d’aventures fut

délicieuse autant qu’imprévue. L’ancienne conseillère de l’amiral au milieu des

dangers militaires puis diplomatiques de la position française en Nouvelle

Calédonie, était visiblement heureuse et détendue de parler de souvenirs déjà

anciens qui lui faisaient revivre des heures qui allaient maintenant éclairer sa

vie, devenue presque monotone. Peut-être, nettement plus jeune que l’amiral,

moine soldat détaché de la vie de carmélite, était elle flattée d’être courtisée par

de jeunes officiers qui honoraient en elle une position dominante, et surtout sa

beauté.

Ce fut en tout cas un moment marquant pour eux, d’autant plus qu’ils pensaient

ne devoir jamais plus la revoir, cette femme crainte ou enviée naguère et

maintenant presque émouvante et pleine d’affection.

La plus grande partie de ce mois de février se passa cependant en famille.

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Nous allâmes voir, de façon imprévue, des fermiers près de Lisieux, où mon

père avait été ingénieur. Ils avaient appris -tout finit par se savoir- le retour du

fils disparu. Attachés à leur vieille Normandie et étonnement fidèles au souvenir

de la famille qu’ils avaient connue, ils avaient écrit à cette occasion, souhaitant

les revoir, après plus de vingt années sans nouvelles.

Assez étrangement, Charles, le plus souvent hostile à toute invitation, approuva :

il devait, d’ailleurs toujours témoigner d’un profond attachement pour cette

Normandie de ses premiers pas dans la vie. Ce ne fut que plus tard que le fils

réalisa le côté exceptionnel de cette rencontre avec deux Passés aussi différents

que celui retrouvé par lui-même et par son père : l’un retrouvait une page aimée

de sa vie ; l’autre voyait une page blanche, sur laquelle il mettait maintenant des

couleurs. Cela éclairait aussi cette véritable hantise du Temps pour son père.

Ce Temps qu’il ne fallait pas gaspiller, ce Temps qu’il voudrait, toute sa vie,

inclure dans ses toiles, souvenirs profonds plutôt qu’impressions d’un instant

passager, musique plutôt que photo. La musique contenait des pages d’Eternité

parce qu’elle se construisait autour du Temps. C’est pourquoi elle était pour lui

l’Art suprême, dont le tableau devait se rapprocher. Et, inconsciemment, son fils

en désirant écrire des poèmes, frappait, lui aussi, à la porte de l’Eternité en

voulant graver son nom sur le marbre.

Mais ces moments, malgré tous leurs efforts, s’envolaient, insaisissables !

Ils firent un court voyage, très émouvant pour tous. Je vis ainsi la maison où

j’avais vécu les premières années de ma vie, et dont je n’avais aucun souvenir ;

la maison avec une prairie verte, comme tout là bas, qui descendait vers la

route ; la barrière près de laquelle il allait partager en secret la soupe du chien

« Dick » et par-dessus laquelle la brave bête avait sauté pour aller manger les

saucisses du charcutier, avant de se faire renverser par une voiture.

La jeune et jolie fermière embrassa le jeune officier en uniforme. Les parents

s’embrassèrent entre eux et se souhaitèrent longue vie, puis on repartit vers

Paris.

Cela avait été un autre saut, celui là dans le plus que passé !

Charles voulait aussi montrer à ce fils toujours absent un lieu de prédilection.

C’était le Louvre (un autre était le Musée des arts décoratifs). Ils s’y

promenèrent. Beaucoup d’expositions avaient toujours lieu, mais rien ne

remplaçait le Louvre. Ils y consacrèrent tout un après-midi.

En rentrant, il lui montra de belles faïences Rouen le long du quai. Elles avaient

contribué à sa nouvelle théorie des rapports entre les bleus et les rouges. Fort

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heureusement, les assiettes cassées et recollées étaient abordables, et c’est

pourquoi il y en avait plusieurs à la maison.

Il était sans doute écrit par quelque romancier aimant les rencontres dans les

domaines les plus variés de ce Temps que nous n’arrivions pas à pas à saisir, que

ma chère Océanie allait soudain débarquer à Paris.

Comme pour provoquer le sort, j’apprenais par un courrier de François

Schloesingt, que le bon pasteur Vernier était de passage dans l’appartement de la

congrégation protestante du Bd. Arago. Je lui fis une visite, une visite du bout

du monde, et du bout du Temps. On se serra longuement la main, tout étonnés

de se retrouver ensemble, si loin de la colline au dessus de Papeete. Léodie et

Eliane étaient également pour quelques jours chez des amis, tout près, rue

Méchain avant d’aller ensuite voir la famille de leur père à Londres.

Je m’y y précipitai et les invitai le lendemain à déjeuner chez mes parents.

Elles étaient toujours aussi merveilleusement simples et belles, quoique moins

uniques en robes qu’en paréo. Quel étrange sentiment de se dire qu’il retrouvait

celle qui aurait pu devenir sa femme, qu’elle était là, devant ses parents, tout

simplement, et que tout aurait pu, peut-être, se renouer si leurs routes ne se

croisaient pas à nouveau, si vite, si vite…

Comme pour confirmer cette « ouverture à la Tahitienne », ses amours de là bas

l’ayant invité à une journée dans le charmant petit rez-de-jardin de la rue

Méchain, pendant laquelle elles avaient chanté, la brune et la blonde, maintenant

en robe, les airs qu’ils connaissaient si bien, et que leurs voix semblaient fixer

pour toujours, voilà que le groupe des quelque vingt matelots du Chevreuil se

trouva en permission à Paris, sans doute logé à Marine Paris.

J’appelle Fred Joliot-Curie au laboratoire, se souvenant qu’il avait eu un vague

parent à Papeete. Il est enthousiasmé : une soirée est immédiatement arrêtée

pour les jours qui suivent, dans la grande villa de Sceaux construite naguère

avec un prix Nobel (la famille n’avait que le choix).

Il fallait le caractère spontané et joyeux de ce génie de la science, si doué pour

construire d’abord la vie elle-même avec des pages nouvelles, pour faire de cette

soirée un événement quasi historique à l’échelle de la famille.

Cela fut indescriptible ! Qu’on imagine une vingtaine de Tahitiens dansant des

Tamurés de plus en plus endiablés, entremêlés de danses bretonnes jouées

comme d’habitude par Pierre Joliot, depuis longtemps habitué à jouer «à la

manière du Capitaine », et même presque mieux. Qu’on sache que les Tahitiens

aiment le punch et ne sont jamais « gris », qu’ils ont une capacité inépuisable à

danser et à rire… et qu’ils n’ont jamais froid en paréo. Etait-ce la chaleur de la

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danse, celle du punch, celle de l’ambiance, mais, le grand Fred et toute la famille

aimait raconter bien longtemps après que les murs étaient tellement imprégnés

de la transpiration des danseurs qu’il avait fallu se résoudre à les repeindre !

Chers Tahitiens ! Cher Fred !

Le midship ne se souvenait plus ni à quelle heure cela avait fini ni comment les

Tahitiens étaient repartis. Mais tout s’était passé sans la moindre histoire, dans

une étrange et pourtant si naturelle euphorie.

Mais quel dommage que Léodie et Eliane n’aient pas été là, ces fées de la

chanson ! Ces balises d’un souvenir déjà lointain !

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Chapitre 33

La longue permission, si attendue et si méritée était finie. J’avais revu quelques

amis d’Océanie, notamment Gérard Wlérick qui, comme Robert Dalsace, avait

fini par être affecté à Paris après avoir manqué le débarquement. Il était passé à

l’improviste, affectueux et intéressant comme toujours.

En quittant Paris, notre midship abandonnait le monde de l’imaginaire, dans

lequel tournaient des impressions tellement mélangées qu’il ne savait plus, bien

souvent, quand il était, ni qui il était, balancé entre tant d’habitudes passées et

tant de nouvelles possibilités d’action. Il n’était plus l’enfant d’autrefois,

embarqué dans la passion de l’héroïsme : ce qu’il fallait faire maintenant était

autrement difficile qu’embarquer sur la goélette du Destin.

Eh bien ; il était nommé à l’Etat Major de la Marine à Toulon !

C’était une bonne nouvelle !

Il voulait rester en France. Que ceux qui étaient restés bloqués à Toulon eussent

voulu maintenant embarquer pour l’Indochine lui paraissait normal : tant mieux

pour le Chevreuil s’il repartait avec un nouvel équipage ayant soif de nouveauté.

Mais il ne demandait qu’à connaître ce Midi qu’il n’avait jamais vu, ce monde

méditerranéen encore étranger.

Il avait quitté Paris sous un temps gris et triste, par le train de nuit.

Et voilà qu’il arrivait par une belle matinée de ce début de mars, toute bleue de

ce Mistral déjà retrouvé comme un ami.

Il alla déposer ses valises au petit hôtel de la place Pujet, trouva la chambre triste

et alla déjeuner au cercle naval qu’il jugea agréable. Ne devant se présenter que

le lendemain à l’Etat Major, il alla voir le commandant du Chasseur 122, le

Lieutenant de Vaisseau François Bureau, qui le reçut chaleureusement. Que

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c’était bon d’avoir un ami de cette trempe sur la place de Toulon ! Il lui fit le

plaisir de faire un petit tour d’exercice sur rade. C’était une merveille de sentir

cette coque si évolutive se propulser sur l’eau, tournant « dans un mouchoir » et

s’arrêtant sur une faible distance. Les postes de combat ne prenaient pas plus

que quelques minutes : il serait prêt à intervenir immédiatement à la moindre

alerte, et nul doute qu’avec François Bureau, les canons seraient tout de suite en

action !

Pour se donner l’air d’un vieux loup de mer, notre midship, dans ses heures de

flânerie se mit par la suite à fumer la pipe avec un excellent tabac anglais acheté

à Gibraltar. On verra par la suite comment il fut amené à cesser cette mauvaise

habitude.

En attendant, il avait pris ses fonctions essentiellement administratives et de

garde à la Préfecture Maritime.

Son supérieur direct était un homme d’une parfaite courtoisie et de caractère

agréable.

Tout se présentait bien !

Cette brève période de solitude dans une ville nouvelle était très différente de

celle qu’il avait vécue lors de son cours radar à San Francisco : il était

maintenant en France, dans son pays retrouvé ; il avait revu, vivants, ses parents

et ses amis ; aucune inquiétude ne planait sur son avenir immédiat ni sur sa

carrière. Cependant, privé de la camaraderie qu’impose la vie à bord, cette totale

liberté dans l’absence d’un idéal élevé et simple, commençait à lui peser. C’est

ainsi que l’idée d’écrire le roman de sa vie commença à germer dans son esprit,

plutôt que d’inventer une nouvelle dans le cadre de Tahiti. Dans la monotonie

quotidienne, il n’aurait qu’à puiser dans la foule d’événements de son histoire

pour dire tant de choses !

Toute la difficulté était de commencer. Qui avait dit que le plus difficile, c’est la

première phrase ? Je la ferai demain, se disait-il, ignorant qu’il lui faudrait

attendre plus d’un demi-siècle. N’est pas écrivain qui veut !

Ces vagues projets ne devaient pas durer, car moins de trois semaines après son

arrivée à Toulon, notre midship recevait l’ordre d’embarquer sur l’aviso la

Moqueuse.

Ce bâtiment était, comme la majorité de la flotte, basé à Toulon.

C’était un aviso dragueur. Il différait des avisos coloniaux comme le Chevreuil

par le fait qu’il n’avait pas de « teugue », c'est-à-dire de plage avant relevée :

comme sur la majorité des navires, sa coque était horizontale. Elle avait

cependant la particularité d’être arrondie sur les bords où prenait le pont, sans

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doute pour mieux passer dans la vague, car elle était basse sur l’eau. L’ensemble

était beaucoup moins élégant que celui des avisos coloniaux. Par ailleurs,

l’absence de pont en bois y rendait les mouvements sur le pont bien moins

agréables et plus sonores.

Qu’importe : c’était un aviso ! Il ne serait pas dépaysé. On, l’avait sans doute

considéré comme un spécialiste en avisos, là haut, à Paris, à moins que l’Etat

Major ne lui ait fait une gentillesse, ou, plus vraisemblablement encore, était-ce

une classification facile à faire dans un bureau. En tout cas, il était ravi !

C’est sur cet aviso que notre jeune midship allait terminer son aventure.

Il ne fut pas long à le trouver, à quai dans l’arsenal, du côté de la porte

Castignaux, où des travaux de remise en état allaient le garder une bonne partie

du mois d’avril.

Comme un ancien du bord, il gagna le carré, qu’il aurait pu trouver les yeux

fermés, se fit montrer sa chambre, qui se trouva être la même que sur le

Chevreuil et fit sans tarder la connaissance des officiers, dont une partie allait

débarquer et l’autre embarquer.

L’un dans l’autre, la personnalité des divers caractères de la Moqueuse était

beaucoup plus marquée encore que ceux du Chevreuil, pour le plus grand plaisir

de notre midship. Sans mentionner ceux qui partaient, il allait se trouver entraîné

dans l’ambiance de grande chaleur humaine qui régnait à bord.

La figure de l’officier canonnier Robert Blot, avec lequel il allait permuter, en

assurant de surcroît le radar, était sans doute la plus en accord avec la mentalité

du commandant. Nul mieux que lui ne possédait cet esprit de fête qu’il fallait

savoir manifester à chaque occasion, voire susciter. Au demeurant le meilleur

des camarades, dénué de toute susceptibilité et d’une constante bonne humeur, il

se destinait à la Marine Marchande, comme la majorité des Français Libres. Il

avait tenté de s’évader en juin 1940, mais une avarie de machine avait forcé le

bateau à rallier Casablanca. Il était retourné en France, et accompagné d’un

camarade, embarqué récemment sur le Chevreuil pour me remplacer, avait quitté

Paimpol (lui aussi) sur une barque de pêche, en janvier 1941. Quelle joie, quand

ils avaient été recueillis, épuisés et désespérés par le destroyer H.M.S Kelly !

Sorti du cours d’officiers du Théodore Tissier, il avait embarqué, finalement, sur

la Moqueuse et pris part aux opérations en Méditerranée.

Dans un genre opposé, animé d’une exigence intérieure qu’il poussait toujours

plus haut, allait embarquer un midship du nom de Jean Claude Gardin. En juin

1940, il avait rejoint Sète à bicyclette avec son camarade François Schloesing

(dont je découvrais ici le point de départ) et s’étaient glissés sur un cargo anglais

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chargé d’aviateurs tchèques à destination de Gibraltar. Il avait rallié la France

Libre en septembre 1940, dissimulant son trop jeune âge, doutant que les

services de recrutement eussent connu le vers pourtant célèbre : « la valeur

n’attend pas le nombre des années ». Ce jeune, ce trop jeune midship (il était né

en 1925), d’une valeur exceptionnelle, avait tout pour devenir le plus brillant

amiral de France et de Navarre. Du reste, il avait largement fait ses preuves en

prenant part activement au débarquement en Normandie à bord du torpilleur

d’origine britannique la Combattante, canonnant presque à bout portant une

pièce d’artillerie. Plus tard quand le navire, torpillé par un sous marin de poche,

sombrait, complètement retourné, il avait réalisé qu’il fallait nager vers le fond

pour gagner la surface. C’est le seul épisode qu’il aimait raconter, en expliquant

qu’il avait ainsi perdu sa bonne audition, seule « blessure de guerre ». Passant

sous silence ses mérites personnels, il ne manquait pas de citer le sang froid de

son commandant pendant le canonnage pour justifier le mépris qu’il témoignait

pour l’arrivisme de temps de paix d’officiers trop zélés ou la médiocrité trop

souvent rencontrée.

Un personnage particulièrement attachant et qui, comme Jean Claude Gardin,

allait devenir un réel ami, était le B.N.L.O. Norman Hampson. Historien de

formation, spécialiste de la Révolution Française, réfléchi et discret, il était la

parfaite synthèse entre l’aristocratique Templeton et le bon vivant Jackson. Il

aurait sans doute pu être à rapprocher de Terdree, le B.N.L.O. de l’Annamite, si

j’avais pu l’avoir sous les yeux, ou au moins me souvenir de son prénom, si

important en Angleterre.

Norman Hampson parlait bien le Français, ce qui était banal, mais il connaissait

l’Histoire, même celle de la France, infiniment mieux que tous les officiers de la

Moqueuse réunis. Cela ne l’empêchait pas d’évoluer au milieu d’eux avec la

plus grande modestie, son sens de l’humour n’étant pas toujours compris

pourtant, jusqu’à l’arrivée des nouveaux embarqués. Amateur de grande

musique, il n’allait pas tarder d’appeler notre midship son « doux Mozart »,

épithète qu’il utilisait parfois pour affirmer son alliance avec lui contre les

moqueries de Jean Claude Gardin qu’il raillait à son tour, ignorant que celui-ci

deviendrait plus tard son beau-frère.

Il avait gardé un véritable culte pour l’ancien commandant, Jean Marie Moreau,

qu’il devait honorer dans de futurs mémoires de guerre, rédigés avec un esprit

très vivant, récit personnel d’un historien témoin de son temps dans un

« understatement » très anglais. Ces mémoires s’intitulaient « It was not really a

war ».

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La figure de proue de la Moqueuse, le Second étant sur le point de débarquer,

était bien évidemment le commandant Ploix, de la promotion 1927 et sorti de

Polytechnique. D’une quarantaine d’années, pilote de chasse, il ne passait nulle

part inaperçu, pas même d’un patrouilleur qui l’avait intercepté devant Marseille

alors qu’il tentait de rallier Gibraltar sur un yacht, en octobre 1940. Condamné à

5 ans de prison et dégradé par Vichy, il était parvenu à gagner l’Espagne en

décembre 1943. Engagé dans les F.N.F.L. en référence à sa date de première

évasion, il était nommé au commandement de la Moqueuse en avril 1944,

participant ainsi au débarquement de Provence.

Une singulière impression d’autorité se dégageait de cette figure de taille

moyenne, dont les yeux gris bleu aux trois quarts ouverts vous fixaient, à

l’ombre d’épais sourcils, auxquels la tête légèrement inclinée donnait un rôle

intimidant. C’était un regard qui ne laissait rien passer, un regard de chasseur

qui sait distinguer le bon chien du renard ; le regard d’un homme qui ne craint

rien et ne plie jamais devant une autorité de façade. La voix était grave et forte,

sans la moindre hésitation. Homme d’action, bien sûr, il l’avait prouvé devant

l’occupant, n’hésitant pas à s’évader deux fois, puis dans le commandement de

son navire. Mais, l’action finie, il fallait se manifester face à la routine des ports.

Il fallait que sa Moqueuse soit remarquée partout où elle passait : Que diable !

Son commandant n’était pas n’importe qui ! Il ne fallait pas oublier la France

Libre !

En Robert Blot, il avait trouvé un supporter insurpassable. Jamais on ne pourrait

l’égaler !

Cependant, le commandant, très aimable autant qu’invita le nouvel embarqué à

déjeuner dans son carré dès le lendemain. Il tint à voir de près les améliorations

à apporter à la direction de tir en utilisant les informations du radar. C’était un

vrai polytechnicien, qui aimait la théorie ! Cela plut à notre midship.

Le midship était enchanté de son embarquement, sous tous les points de vue.

Une démonstration de « l’esprit Moqueuse » ne manqua pas d’être faite peu de

jours après, à propos de la fête de Pâques, lorsque le « pacha » prolongea une

soirée à Toulon, à quatre heures du matin, en remorquant une charrette portant

un écriteau « Moqueuse partout pour la victoire » jusque chez l’officier en

second où on alla manger du Roquefort et boire du vin rouge en chantant des

chants de Marins, pour lesquels Blot était incollable autant qu’irremplaçable.

Le midship ne poussa pas son admiration pour l’ « esprit Moqueuse » jusqu’à en

partager ses excès nocturnes, fût-ce en de rares occasions. Il pensait qu’ils ne

pouvaient que nuire à la réputation de ceux de la France Libre aux yeux de ceux

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qui ne connaissaient pas le caractère très particulier du commandant. Tout aurait

été bien s’il agissait individuellement ; mais il savait bien que cela ne pouvait

être le cas dans une petite ville maritime comme Toulon, même en tenue civile,

ce qui était le cas. Plus important encore : il n’aimait pas veiller !

Mais, fier d’être sur un navire aussi sympathique, il aimait vivre à son bord, être

de garde au mouillage, regarder les montagnes crayeuses du Faron, du Coudon,

des Baux de quatre heures tracer leur ligne blanche contre le ciel et en dessus de

Toulon, où il allait se promener dans le repos que donne le désœuvrement,

parfois invité un peu plus loin, au Mourillon, par son vieux camarade Marcel

Devaux, qui venait de se marier avec la si lointaine et si douce Stella, enfin

retrouvée. C’était un bonheur de les voir… mais ils étaient heureux et vivaient

cachés les jours où Marcel était au mouillage. Les autres jours, elle peignait,

chose rare dans la Marine.

Parfois, faisant les cent pas sur le pont pendant ses tours de garde, il se prenait,

par une étrange aberration, à trouver, oubliant l’absence de cocotiers, une

certaine ressemblance entre les montagnes et celles de Tahiti… mais cela ne

durait pas : il était bien à Toulon !

Sa remise en état achevée, la Moqueuse se trouva envoyée à Gibraltar pour

convoyer un bateau.

On était en début de mai 1945.

À peine réaccoutumés au grand rocher et au charme anglais de l’escale, au

voisinage d’un escorteur dont notre misdship connaissait le commandant, ils

furent invités à un cocktail par un B.N.L.O. qui se trouvait être le sympathique

Terdree, ancien de l’Annamite, et présentés à de charmantes W.R.E.N.S, ces

jeunes filles en uniforme de la Royal Navy, dont l’une fut trouvée éblouissante.

Elle était irlandaise et s’appelait Laetitia.

Il pensait à cette rencontre le lendemain, jour de son anniversaire, quand

l’Armistice avec L’Allemagne fut annoncé et rendu officiel 8 Mai.

Il est difficile de décrire l’atmosphère qui régna pendant le reste du séjour à

Gibraltar, pendant lequel notre midship ne savait plus s’il fallait attribuer son

bonheur à la Victoire, que le Ciel faisait tomber le jour de sa naissance, ou à

l’apparition qu’il tentait vainement de retrouver.

En quittant Gibraltar, pensant déjà à sa prochaine permission à Paris, il

remerciait le destin de l’avoir placé dans un port britannique pour ce V Day si

attendu, si miraculeux.

Sans l’Angleterre, tout était perdu. Il fallait vivre cette victoire en Anglais…ce

qu’il avait fait avec la si délicieuse W.R.E.N.

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C’est en quittant Toulon pour prendre le train de nuit pour Paris que la douane

française lui rendit le grand service de prolonger sa vie, en confisquant une

valise de tabac à pipe anglais destiné à son père, accoutumé à fumer sous

l’occupation. Stupidement (heureusement ?), il n’avait rien déclaré n’ayant pas,

il faut l’avouer, tout le respect à son égard que mérite ce service national dirigé

par un polytechnicien haut placé mais inconnu.

Il passait seulement cinq jours à Paris en ce milieu de Juin. En arrivant à la

station Denfert-Rochereau, le ciel était gris et triste sur les jardins verts de la rue

où il se souvenait si bien avoir été lire des textes de Français pour l’oral de son

premier bachot. L’heure était trop peu avancée pour sonner au quatrième étage,

et il se sentit seul en regardant le jardin où il travaillait. Que n’avait-il à ses bras

l’adorable Laetitia ? Avec elle, il aurait su qu’il était vraiment un homme

nouveau, emporté par une flamme qui semblait l’abandonner dès qu’il quittait

l’uniforme. Cette importance de l’uniforme, qu’il n’avait jamais réalisée, le

frappa soudain : en civil, il ne se distinguait pas des autres, et cette vision de

l’extérieur le pénétrait soudain de l’intérieur. L’uniforme le protégeait du passé !

Quelle chance ! La chance de sa vie ! Il en avait tant besoin !

À huit heures du matin, il était monté, rapidement avec sa valise légère, croisant

le premier flûtiste à l’Opéra, Lucien Lavaillotte qui, naguère, laissait filer vers le

plafond du quatrième étage les beaux airs qu’il travaillait, quelquefois

entrecoupés d’un coup de pied réprobateur quand il s’agissait d’un élève peu

doué. Celui-ci arrivait de Stuttgart, ravagé par les bombes, où il avait donné un

concert. Il prit le temps de parler au midship qui venait des pays anglais, pour lui

dire le plaisir qu’il avait de le revoir, ajoutant : « Vous verrez ! Nous sommes

plus proches des Allemands ». C’était inattendu, presque choquant en ces heures

de Liberté enfin retrouvée après une terrible et honteuse occupation, mais

musicalement, c’était le cas, et la guerre finie, il annonçait en quelque sorte le

geste historique entre de Gaulle et Adenauer. Lui serrant la main, j’avais

continué et sonné chez mes parents.

Tout allait bien, de mieux en mieux puisque la paix était revenue, en Europe en

tout cas.

La précieuse rue Froidevaux avait retrouvé tous ses passagers, tel un bateau

rentré au port après un long voyage.

La famille Perrin, revue miraculeusement à New-York était rentrée. Après un

séjour à Londres, sous les V2 puis les V3, elle était au complet au 6ième étage.

J’allai les embrasser dans une joie complète. Tous étaient là ! Ils racontèrent la

traversée dans le grand convoi, avec les escorteurs qui dansaient sur l’eau

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comme des plumes autour des lourds cargos, l’attente interminable quand un

V.2 cessait de faire du bruit et commençait à tomber, à laquelle avait succédé le

vol silencieux du V.3, infiniment moins éprouvant, puisqu’on mourait sans avoir

eu la crainte de mourir, somme toute idéalement.

Le troisième étage avait retrouvé l’illustre Emile Borel et son épouse Camille

Marbo ; lui, le grand Mathématicien qui avait marqué le calcul des probabilités

(ma passion du moment, qui me servirait plus tard), elle maintenant Présidente

de la Société des gens de Lettres. Il avait été interné à la prison de Fresnes, on se

souvient, avec Louis Lapicque (le cher « oncle Louis ») et le non moins célèbre

professeur Langevin, puis s’était retiré dans sa région de Ste Afrique où il avait

aidé la Résistance. Emile Borel embrassa son partenaire aux échecs, et l’invita à

venir le voir depuis Toulon à bicyclette, dans sa villa de Cavalaire, achetée

naguère à madame Curie. Madame Borel l’embrassa chaleureusement, en lui

indiquant quelques livres à lire. Que faut-il faire pour bien écrire ? demanda-t-il

à l’écrivain. « Observe, et fais des phrases courtes ! » lui dit-elle. Il avait le

temps.

Hélas ! La si belle villa de la rue du Val de Grâce était vide à jamais !

Cependant, j’avais pu revoir la grande amie d’Aline, Guiton, rue Mizon, où elle

me donnait des leçons de violon.

J’avais revu aussi la famille du professeur Pierre Auger, le frère de ma tante

Coletta, dans cet appartement de la cité universitaire, où l’on se réunissait

souvent avant guerre. Le plus intelligent de tous, disaient de lui tous ceux qui le

connaissaient, regrettant qu’il n’eût pas eu le prix Nobel pour le découverte de

« l’électron Auger » ni, dans l’étude des rayons cosmiques, pour « les grandes

gerbes d’Auger », toujours un domaine à prolonger.

Au premier abord intimidant par son aspect professoral, accentué par une forte

myopie qui le forçait à rester droit en gardant ses distances, il était en réalité

l’homme le plus gentil du monde, d’une extrême courtoisie, d’une prévenance

constante envers les femmes, d’une étonnante modestie dans la conversation,

d’une absence totale d’intolérance sur les questions épineuses de religion, il

savait toujours se mettre au niveau de l’interlocuteur. Le plus beau compliment

de lui était venu d’un grand scientifique. Il avait dit « Ce qui est merveilleux

avec cet homme, c’est qu’il vous donne toujours l’impression qu’on est aussi

intelligent que lui ! ».

Qui d’autre que lui aurait pu être surpris en train de jouer, plus tard avec une

petite fille de trois ans sous une table au cours d’une visite chez ma future

femme et moi, dans une vie à venir ?

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C’est pourtant chez ce flambeau d’intelligence, en présence de son épouse

Suzanne, aussi charmante que brillante, ainsi que de quelques invités, qu’allait

circuler une nouvelle extravagante. Il fallait le réel talent d’un jeune ami de mon

frère François, du nom devenu célèbre, d’Alain Bombard, pour faire croire à

tous l’histoire suivante, entraînés par une mythomanie qui tenait du génie (avant

de le faire traverser l’Atlantique).

Il avait été témoin de l’arrivée gare du Nord, d’un convoi de déportés dans des

conditions scandaleuses, dont le gouvernement devrait répondre. De pauvres

gens, dans un état d’abandon total, vêtus de guenilles étaient arrivés, sous ses

yeux, dans la soirée. C’était la raison de son léger retard (il n’était sans doute

pas invité). Heureusement, il était là et avait pu porter secours à quelques

malades en trop piteux état. Et plus on lui demandait des détails, plus ils se

précisaient : il avait lui-même cautérisé quelques plaies avec les moyens du

bord, fait diriger les cas les plus graves vers l’hôpital le plus proche. C’était

incroyable ! Quelle incurie disait tout le monde.

Le lendemain, Suzanne téléphonait à un ami au ministère. Non ! Aucun train

n’était. Jamais arrivé.

Cet épisode comique donna une note imprévue aux réunions qui se présentaient :

Un déjeuner eut lieu au 6ième, avec à table les filles Auger, que j’aimais

beaucoup et revis avec émotion : Miette, qui était presque une sœur pour lui,

débordante de vie et d’affection. Elle servait dans l’armée ; Catherine, sa jeune

sœur aux yeux bleus, devenue étonnamment belle ; Claire Chavannes, toujours

aussi intimement charmante, chez qui on allait souvent au Printemps, dans son

jardin de Fontenay aux Roses.

Idiot ! se disait-il : elles sont aussi bien que toutes tes Anglaises ou que tes

Tahitiennes !

Mais il n’avait pas le temps de les revoir. Peut-être aussi avait-t-il besoin d’un

amour lointain ?

La veille, au cours d’un déjeuner au 4ième étage, j’avais eu la joie de revoir la

tante Marie, sœur de mon illustre grand père. Elle, qui avait tant aidé le

malheureux faible en maths, ainsi que son frère, parfois trop dépensier avant son

prix Nobel, fut très émue de le revoir, fière de sa carrière dans la Marine, qu’elle

lui conseilla de ne jamais quitter.

Au dessert arriva tante Jeanne, autre personnage remarquable. Aline la guettait

toujours par la fenêtre et s’écriait « Voilà tante Jeanne ! ». C’était une sœur

aînée de sa grand-mère Mimi. Célibataire, elle n’était jamais sortie seule avant la

quarantaine, à la mort de sa mère.

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Elle travaillait à la bibliothèque nationale, habitait sous les toits d’un vieil

immeuble de la place St. Michel et mettait de côté chaque centime de son

maigre salaire pour racheter la merveilleuse « villa Montmorency » de la porte

d’Auteuil, achetée par son père à son retour d’Algérie vers la fin du siècle

dernier, et qu’il avait fallu vendre lors de la succession. Elle aussi était fière de

voir son petit fils en uniforme et, sachant son intention d’écrire, le voyait déjà en

Académicien. C’était aussi un rêve, mais elle vivait de rêves, comme lui, sans

doute. Ils lui permettaient de vivre dans son bonheur intérieur entre son

appartement sous les toits, en haut de son escalier de service, la bibliothèque

nationale, où elle allait à pied, et les visites qu’elle faisait à sa famille.

Peu de temps après arriva un fidèle camarade et ami de Charles à l’Ecole

Centrale, puis un véritable héros de la France Libre du nom de Lionel Bénéton,

qui avait fait toute la guerre dans la Légion, depuis l’Afrique jusqu’en Alsace. Je

fus heureux de le présenter à tous. « Puisque vous voulez des héros, en voilà un

authentique », avais-je envie de dire, d’autant plus que ce héros, comme presque

toujours, était d’une profonde modestie, et d’une grande douceur. Cherchant un

travail dans le civil, il allait se faire dire : « Pendant que vous faisiez la guerre,

on travaillait, nous ! »… Il est vrai qu’il avait la croix de la Libération.

Un ou deux jours plus tard, le programme avait été tout autre.

Charles, en effet, était passionné par les plats de Rouen, comme on l’a vu. Il

m’entraina donc dans une chasse aux faïences, et finit par m’offrir un

magnifique plat pour mettre dans ma cabine et penser à lui.

Par un hasard propice, nous pûmes aller voir Mrs Mickelreed, de passage à

Paris, toujours aussi agréable et intéressante. Elle était le témoin vivant et

inespéré d’un autre monde, le lien entre le Réel et l’Imaginaire. On parla de la

Bretagne, encore et toujours, de l’oncle Tintin, des voyages, de l’Angleterre et

de la France, thème jamais épuisé. Ce nom de Mrs Mickelreed devait avoir

frappé Charles, car bien des années plus tard, il l’avait mentionné après une

promenade au cours de laquelle il avait débarqué afin d’explorer le fond de la

baie où devait être le maison restée mystérieuse où elle avait habité.

Le lendemain avait été le jour où « monsieur Debierne », le plus romantique des

chimistes du monde et ami fidèle de Charles et Aline était passé au dessert. Le

crissement de semelles neuves indiquait qu’il avait reçu les belles chaussures en

cuir achetées à Gibraltar, finalement trop petites pour son père, qui les lui

avaient données. Personne ne les méritait mieux que lui.

De sa belle voix de ténor, vibrante et chaude, simple et sans vain pathos, il avait

chanté « Le temps des cerises » ; puis on avait parlé de souvenirs communs,

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notamment de la belle promenade en auto qu’il avait faite en vallée de

Chevreuse, peu avant la guerre, avec Aline et ce fils tout juste opéré des

amygdales.

Le soir, étaient venus dîner une personne fort originale du nom de Madeleine

Rousseau, spécialiste en art africain, auteur d’un livre sur la migration des

peuplades du Sahara en Egypte, à l’époque lointaine où cette vaste région de

savanes et de forêts s’était transformée en désert. Charles aimait parler avec elle

d’art nègre. À table étaient aussi Jean Freudiger, qui avait, avec son frère

Rodolphe, traversé la manche sur la Manou, et fait la guerre brillante que l’on

sait, ainsi que l’ami fidèle d’avant guerre Jean Combrisson, fils de « Guiton ».

Puis, le Maestro André Tournier, puis Jean Bazaine étaient passés…on n’avait

pas le temps de s’ennuyer.

Le lendemain, dernier jour, après le défilé pour l’appel du général de Gaulle, il

avait fallu repartir.

Dans le train, je m’étais retrouvé avec François Bureau, remonté à Paris pour le

défilé et surtout pour prendre contact avec l’amiral d’Argenlieu, dont il devenait

aide de camp après passation de son commandement. Il me raconta

l’extraordinaire combat contre les trois vedettes allemandes et m’invita à un

ultime repas sur son Chasseur 122.

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Chapitre 34

Arrivé à Toulon, le midship avait retrouvé sa Moqueuse.

L’ambiance particulière ne fut pas changée par le remplacement quasi simultané

du commandant et de l’officier en second, aussi étonnant que cela puisse

paraître. Sans doute, la mentalité du bord était-elle si fortement enracinée qu’il

eût fallu lui infliger une forte secousse pour la bousculer, comme l’arrivée de

personnalités autoritaires et étrangement maladroites pour prétendre s’imposer à

un bâtiment de la France Libre.

Tel ne fut pas le cas.

Que ce fût le résultat d’un heureux hasard, ou plus vraisemblablement un choix

judicieux, cette passation de pouvoir se passa le mieux du monde.

Le commandant Fournier était littéralement l’opposé de son prédécesseur : doux

plutôt qu’autoritaire, timide plutôt que voyant, cherchant toujours le compromis

plutôt que le risque de s’imposer par la force, d’une extrême prudence dans les

relations avec l’autorité supérieure plutôt que désireux de se singulariser par

quelque action d’éclat, il était à bien des égards, caractéristique de l’officier de

temps de paix. On ne pouvait l’imaginer prenant le risque de casser une carrière

assurée dans le corps de la Marine pour une grande aventure entreprise contre la

hiérarchie, de surcroit aux côtés de l’ennemie de toujours et après Mers el Kébir.

Et c’était là, finalement, que se trouvait la fissure entre la Marine de la France

Libre et la Marine Nationale ; entre les quelques uns qui étaient partis et tous

ceux qui, suivant la seule discipline, étaient restés, fidèles à la tradition, couverts

par la haute figure du maréchal Pétain. On ne peut pas demander à tous d’avoir

la folie du génie !

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Je comprenais aussi pourquoi les commandants de la France Libre étaient

parfois plus abrupts que ceux restés en France: ils avaient trop de caractère, ce

qui n’excluait pas dans des cas exceptionnels une grande douceur, comme chez

le commandant Cabanier. En tout cas, le commandant Fournier était d’un

tempérament égal et agréable. Tout au plus n’avait-on pas compris pourquoi il

avait demandé un pilote pour rentrer dans le port de Cannes, d’accès

apparemment si facile.

Le Lieutenant de Vaisseau Buisson était, de son côté un Second de l’espèce la

plus cordiale, au point de faire paraître distant l’affable prédécesseur connu sur

le Chevreuil. Il demandait parfois à un midship s’il voulait bien aller faire un

tour à la plage avec lui sur sa grosse Harley Davidson de l’U.S. Navy.

C’est avec cette équipe que la Moqueuse avait fait dans le courant du mois

d’août, une tournée de représentation en Tunisie, pour montrer le pavillon

français. Le midship, découragé d’être privé même de la vue de sa Bretagne

d’été avait presque cédé à la tentation de suivre Jean-Claude Gardin dans son

entreprise de carrière d’archéologue, que la terre de Tunisie semblait suggérer

dans le cadre antique de la Méditerranée. Le commandant l’en avait sagement

déconseillé, avec son grand bon sens, et le non moins sage Norman Hampson,

étranger à la Marine, mais parfaitement au courant de la vie à bord de la

Moqueuse, avait été d’avis également, d’abandonner ce projet utopique.

C’était la dernière grande croisière de le la Moqueuse, et le midship était parti en

permission, cette permission tant attendue depuis si longtemps.

Après un long voyage en train, il était arrivé à la gare de Guingamp, où le petit

train d’autrefois l’attendait.

Il était toujours là, le vieux petit train, avec sa locomotive noire à la haute

cheminée qui crachait vers le ciel sa fumée grise. Ils n’avaient pas changé, les

vieux wagons verts, courts et hauts, comme grimpés sur leurs pattes.

Il partit comme autrefois, cahotant avec hésitation, puis avec confiance, tandis

que les grincements du départ faisaient place à un rythme rassurant. Comme

autrefois, il commençait par compter les traverses une par une, très lentement

puis de plus en plus vite, et, finalement, les groupait par trois, de sorte que, le

rythme de croisière atteint, on n’entendait plus qu’une sorte de chanson de

rigoureuses anapestes de deux brèves et une longue, qui berçait le voyage dans

son rythme envoûtant.

C’était bien lui, le cher petit train ! Il n’avait pas abandonné le poste. Que serait

devenu Paimpol, privé de son dépaysement poétique? Plus que cela, ce pays

devait rester comme un pays du bout du monde, un pays d’un éternel Autrefois.

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Cet Autrefois, le petit train l’écrivait déjà dans l’âme du visiteur. Et je le

reconnaissais.

Heureusement, il était toujours là, le petit train, pour celui qui revenait d’un

monde si lointain. Il lui disait : « regarde avec moi : rien n’a changé dans le

Paradis de ton Enfance ! ».

Il s’arrêtait à quelques gares et en sautait d’autres, sans savoir pourquoi. Et puis,

il arriva sur la rivière et sa fumée devint comme imprégnée d’odeurs marines,

que j’aspirais avec délice.

De là, en surplombant les rives réapparues, il s’était élancé avec des sifflements

de joie, le long des hauts sapins toujours verts, puis face au château qui gardait

l’accès de la haute rivière, comme un coursier qui reconnait son écurie, vers

Paimpol. Tout essoufflé, il était arrivé.

La gare n’avait pas changé, ni la ville, épargnée par la guerre. Après avoir

attendu, j’avais finalement trouvé le car, en retard à cause d’un mariage, disait-

on. Le car, lui aussi, connaissait la route, que j’avais parcourue tant de fois en

bicyclette. Je ne perdrais pas de temps à monter à pied la fameuse côte de

Kerroch par le petit chemin, connu des initiés, cette côte où dans la descente on

se couchait sur le guidon, en roue libre, pour voir qui irait le plus loin.

Au niveau du chemin menant à Ty Yann, j’aperçus ma mère, Aline. Elle

revenait de ce mariage, celui d’une jeune fille du grand hôtel de la pointe, dont

les propriétaires possédaient également les vedettes vers l’île Bréhat et les cars

qui assuraient la liaison avec Paimpol.

Ils longèrent le chemin. Les cyprès avaient poussé très haut, ce qui donnait une

atmosphère plus sombre et plus mélancolique. Passé le garage, au bout de la

courte allée, c’était toujours, le jardin où l’on jouait et, où les jours de chaleur,

on aimait lire à l’ombre des tilleuls ou prendre le thé. Puis, sitôt après, c’était Ty

Yann, la maison des vacances où, nous étions tous venus jusq’au désastre de

1940.

De l’extérieur, rien n’avait changé, ni du côté de la cuisine jaune par lequel on

arrivait depuis la route, ni de celui de la terrasse dominant la mer. Les sapins

dans lesquels on grimpait pour lire les romans policiers de Jean étaient toujours

là, inchangés, comme invitant à de nouvelles lectures. Ils bordaient toujours

avec la même netteté le départ du chemin en pente douce qui descendait en

fermant la propriété en dessus de Roch-ar-Had, de Tashen Bihan et de Notéric,

les domaines plus anciens de l’oncle Louis, du Capitaine et de l’oncle Tintin, les

seuls donnant directement sur les rochers de « l’accostage » ou sur la plage.

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La terrasse était comme avant ; l’herbe avait poussé, mais le long rebord de

granit rose n’avait pas pris une ride, ni les encadrements semblables des grandes

vitres, restées intactes, de la salle à manger ; les fleurs avaient disparu.

On s’embrassa, dans l’émotion de ce grand jour, qui était comme un miracle

auquel il avait fallu croire, et qui était arrivé. Mon père descendit du grand

atelier fait pour le grand peintre à venir en haut de Ti-Yann. Il était le premier à

acheter un vieux canot du pays : L’Eglantine et l’Axone avaient disparu dans le

désastre, et maintenant était venu l’après guerre et les petits bateaux individuels.

Il ne peindrait plus dans son bel atelier, mais à Paris, dans les souvenirs qu’il

aurait de ses navigations au milieu des îles et des grèves. Sans vouloir affronter

la fin de l’ancien temps, je réalisai que, dans les décisions des successions,

c’était Roch ar Had qui revenait à mon père, ce qui expliquait peut-être le

changement de programme de sa peinture d’été. Et cette austère, cette unique

maison, c’était pour moi un saut très loin en arrière dans le Temps à la saison

qui se terminait à mes cinq ans ! Le Futur ne serait plus jamais le Passé.

La famille de Francis et de Coletta, peu vue depuis New-York, était là au

complet. Lui, dans le culte émouvant de la grande figure qu’il portait en lui,

allumait les feux de bois dans la monumentale cheminée au linteau de granit et

présidait à table à la place du disparu, faisant le mieux possible pour le

remplacer. Que l’atmosphère avait donc changé ! Quelle joie par rapport aux

jours sombres de 1940, où seules étaient présentes les femmes, Aline et Coletta.

Mais alors, Jean, l’âme de Ty Yann vivait toujours, et c’était son absence qui

était soudain révélée à table, et avec elle l’adieu à l’autrefois.

Mais qu’importait ! La victoire était venue ! Jean serait tellement heureux de se

retrouver ici. Il fallait l’être pour lui.

Je reconnus la grande salle à manger au dallage bleu et aux murs orange choisis

par mon père. Il faudrait pourtant effacer une inscription en allemand sur un mur

et remettre en place dans la bibliothèque de la soupente où on jouait aux échecs,

des livres mis en sécurité par une voisine.

Montant l’escalier depuis la salle à manger je revis, inchangées, la chambre

bleue, où je dormais avec mon frère François, suivie de la chambre jaune citron

de mon frère Denis, puis celle, vert-pomme des parents et, en face la chambre

lilas de ma grand-mère Mimi où, avec François j’allais frapper sitôt réveillé,

pour qu’elle lise un chapitre des « Misérables » ou du « comte de Monte-

Cristo » ». Comment l’oublier cette phrase d’accueil à « la nation la plus

favorisée ! », qu’elle prononçait en leur offrant des madeleines depuis son lit,

alors que personne n’avait lu Proust ?

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De là, traversant le « bureau de Jean », je trouvai la chambre rouge. La table, ni

le lit, rien n’avait bougé depuis la plus longue nuit de mon histoire cette terrible

nuit où il avait fallu choisir entre tant d’inconnus et tant de drames possibles.

C’est là que, libre dans la grandeur sublime de sa mère, j’ avais voulu faire

mieux que Lord Jim.

Je redescendis.

Puis, je voulus retrouver Roch ar Had.

L’oncle Louis était resté à Paris, devant le mauvais état de la maison,

endommagée à la suite de l’occupation, pendant laquelle elle avait servi de siège

d’état major, le jardin servant de cadre à plusieurs « bunkers ». On était dans

l’après-midi, et plusieurs groupes de prisonniers s’évertuaient à déminer les

falaises et quelques accès, heureusement répertoriés (espérait-on).

Qu’importait ! Celui que j’avais été voulut refaire le parcours de ce 18 Juin, et

revoir dans l’imagination la figure de l’oncle Louis, comme si leur conversation

était restée dans ces lieux, chassant à jamais la honte de l’occupation.

Je montai sur la terrasse, d’où toute la baie est là, réunie sous les yeux, d’un seul

regard, comme de la passerelle d’un paquebot au mouillage. Je me souvenais

que l’oncle Louis lui m’avait, presque confidentiellement, montré le point de

vue de cet endroit qu’il avait lui-même conçu pendant la première guerre

mondiale, en extension verticale de la construction achevée en 1900, la première

sur la baie. Je réalisais que, sans l’initiative de cet homme, là aussi exceptionnel,

cette maison n’aurait jamais existé, ni ce lieu qu’il avait peuplé de ses amis, et

que, sans elle je n’aurais jamais pu quitter la France.

C’était une belle après-midi de septembre. La gloire tragique du 19 juin 1940

sous le grand ciel bleu avait fait place à un ciel lumineux, un peu mouillé,

encore adouci par une faible brise de Sud. Au printemps avait succédé

l’automne, aux feuilles vertes les feuilles jaunes, au drame, la paix retrouvée. Le

temps avait passé et avec lui, l’un des plus grands malheurs que le monde eût

connu.

Et il avait survécu, lui et sa famille entière. Au milieu de tant de péripéties dont

une seule eût pu être fatale, on eût dit qu’une main bienveillante les avait guidés,

dans un amour qu’ils n’avaient pas, plus que d’autres, mérité. Il était plus beau

de dire : merci mon Dieu, sans savoir pourquoi, que de remercier des milliers de

hasards inexpliqués.

Seul devant mon Paradis d’enfant retrouvé, je me vis devant la grandeur

accueillante et sublime de ce paysage dans lequel se mêlait un sentiment

d’éternité, sur cette rive où la terre finit sur la mer dans une grâce toujours

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renouvelée. Je me dis que je n’étais rien devant tout cela, que la terre avait été

vaincue puis retrouvée, que les drapeaux ne s’arrêteraient jamais de changer sur

la vieille Europe, et que la mer demeurerait à jamais pareille à elle-même, sous

la diversité de ses états d’âme.

La mer qui transportait ou engloutissait les navires et qui restait intacte, ultime

gardienne de la Liberté.

La mer qui avait sauvé et formé le jeune homme que j’étais. La mer qui lui avait

donné le sens de la vie et de l’aventure.

La mer au bout de laquelle étaient ses chères îles, dont elle gardait le rêve dans

ses bras immenses, à l’infini des horizons.

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LEXIQUE

(0). Ne me dis pas que tu vas sur un sous-marin. On appelle cela le « Service

silencieux ».

(1). Ton Anglais est bon, mais tu chantes. Les fins de tes phrases doivent être

plus graves que les débuts, sauf pour les interrogations.

(2). Cadets à l’exercice physique !

(3). Rassemblement des cadets dans le hall !

(4). Rassemblement des cadets pour le repas !

(5). Rassemblement des cadets pour l’inspection !

(6). Les catholiques romains, rompez !

(7). Rassemblement des cadets pour la parade du Dimanche !

(8). Les cadets en ordre de défilé ! Cadets de tête, prenez le commandement !

(9). Cœur de chêne nos hommes !

(10). Tête droite ! (11). Tête en avant !

(12). Respiration profonde, commencez !

(13). Les étoiles sont fixes dans l’espace.

(14). Parce que nous sommes trop stupides !

(15). Les cadets aux hamacs ! (16) Rassemblement des équipes de canon !

(17). Chargez ! (18). Feu ! (19) hamac mal arrimé ! Rapport du commandant !

(20). Vous êtes sur le rapport pour négligence dans l’arrimage de votre hamac.

Qu’avez vous à dire ? (21) Vous parlez beaucoup et n’avez aucune excuse ! Le

fait est que vous avez agi contre les instructions représentées par le P.O White !

(22). Je pourrais vous faire fouetter. Je ne le ferai pas. Je pourrais vous faire

mettre aux fers. Je ne le ferai pas. Je pourrais vous priver de permission pendant

un mois. (23). Je ne le ferai pas. Eh bien, pour cette fois-ci, arrimez

correctement votre hamac et présentez vos excuses au P.O White, et à l’avenir,

agissez conformément à ses instructions.

(24). Vous semblez tous bien fatigués. Je crois comprendre que quelques uns

d’entrevous avez fait des choses que vous ne devez pas faire.

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(25). Poussez à l’avant ! (26). Avant partout ! (27). Pare à virer ! Bordez la

grand-voile. Choquez le foc !

(28). Les Allemands sont les maitres de la torpille.

(29). Bateau qui suit dans l’ombre

(30). On peut maintenant annoncer que le Bismarck a été coulé par nos forces

navales dans sa route pour Brest.

(31). Officier du cadre féminin de la flotte.

(32). La plus grande erreur de ma vie a été de vous dire au revoir.

(33). Parfait ! Allez jusqu’au court 35 et vous trouverez 3 partenaires qui

devraient vous convenir. Bonne partie !

(34). J’espère vous voir !

(35). Elles sont toutes très gentilles jusqu’au jour où vous les épousez !

(36). Le bout du rouleau. (37). Ecoutez cela !

(38). Cela contient toute la musique et annonce même l’Ecole Romantique de

Debussy. Ne pensez vous pas que cela aurait pu être du Shubert ?

(39). Chausson est un élève de César Frank. C’est une école très profonde,

certainement la meilleure école française. C’est très différent de celle de

Debussy, car au lieu d’être purement émotive, elle a une base très classique. En

fait, Frank et Chausson admiraient beaucoup Bach ! C’est certainement quelque

chose qui restera dans l’histoire de la musique.

(40). (Traduction inutile d’un poème moderne)

(41). Comment allez vous ?

(42). « Les grandes attentes » (roman de Dickens).

(43). Bâtiment de garde. (43’). 271. (44) Boisson fraîche au lait.

(45). « Traversée vers Marseille » (46). Oui monsieur, 6ième étage droite, en

face du professeur Hadamar. Ils sont tous là.

(47). L’effet de la balle. (48). Embarcadère. (49). Porte d’or.

(50). Île au trésor. (51). Prise de courant dont le nom se prononce « pâté ».

(52). Je vous avertis : il ne faut pas le manger !

(53). Voulez vous vous asseoir à notre table ?

(54). Puis-je le prendre avec moi ? Il est si gentil.

(55). Venez pour le breakfast, vers 2 heures de l’après-midi.

(56). Chaussures pour la neige.

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POST-FACE

Parmi la poignée de ceux qui ont osé, ou pu, rallier le général de Gaulle en ces

heures de l’été 1940 où se jouait la survie de la France, figure un jeune homme

dont l’histoire véridique, revécue à plus d’un demi-siècle de distance, est

reproduite dans ces mémoires. Elles viennent compléter de façon originale, du

fait de leur résonance personnelle, ainsi qu’à son appartenance à une illustre

famille et à un site de Bretagne maintenant célèbre, les témoignages de ceux qui,

dans la Marine ont eu l’honneur de participer à la plus grande et la plus tragique

épreuve de toute notre histoire.

Ce livre est un plaidoyer passionné pour la grande cause de la France Libre,

thème indissociable pour l’auteur, de celui de l’adieu à l’Enfance et de

l’évocation d’une jeunesse à jamais enfuie, qu’il fallait faire revivre aux yeux de

celle d’aujourd’hui, parce qu’elle portait en elle, à travers tant d’épreuves,

l’immense espoir d’une France retrouvée dans la grandeur de la Liberté.

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TABLE DES MATIERES

PREFACE .................................................................................................................................. 4

DEDICACE ................................................................................................................................ 6

I - L’ADIEU À l’ENFANCE ................................................................................................. 7

Chapitre 1 ........................................................................................................................... 8

Chapitre 2 ......................................................................................................................... 30

II - EN ANGLETERRE ....................................................................................................... 34

Chapitre 3 ......................................................................................................................... 35

Chapitre 4 ......................................................................................................................... 40

Chapitre 5 ......................................................................................................................... 44

Chapitre 6 ......................................................................................................................... 54

Chapitre 7 ......................................................................................................................... 67

Chapitre 8 ......................................................................................................................... 86

III - WESTWARD HO ......................................................................................................... 95

Chapitre 9 ......................................................................................................................... 97

Chapitre 10 ..................................................................................................................... 109

IV - DANS LE PACIFIQUE .............................................................................................. 114

Chapitre 11 ..................................................................................................................... 115

Chapitre 12 ..................................................................................................................... 124

Chapitre 13 ..................................................................................................................... 128

Chapitre 14 ..................................................................................................................... 136

Chapitre 15 ..................................................................................................................... 148

Chapitre 16 ..................................................................................................................... 153

Chapitre 17 ..................................................................................................................... 166

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Chapitre 18 ..................................................................................................................... 176

Chapitre 19 ..................................................................................................................... 182

Chapitre 20 ..................................................................................................................... 192

Chapitre 21 ..................................................................................................................... 211

Chapitre 22 ..................................................................................................................... 215

Chapitre 23 ..................................................................................................................... 221

Chapitre 24 ..................................................................................................................... 234

Chapitre 25 ..................................................................................................................... 243

V - L’AMERIQUE ............................................................................................................. 253

Chapitre 26 ..................................................................................................................... 254

Chapitre 27 ..................................................................................................................... 262

Chapitre 28 ..................................................................................................................... 270

Chapitre 29 ..................................................................................................................... 275

VI - EN TERRE FRANÇAISE .......................................................................................... 284

Chapitre 30 ..................................................................................................................... 285

Chapitre 31 ..................................................................................................................... 300

Chapitre 32 ..................................................................................................................... 308

Chapitre 33 ..................................................................................................................... 322

Chapitre 34 ..................................................................................................................... 333

LEXIQUE ............................................................................................................................... 339

POST-FACE ........................................................................................................................... 341

TABLE DES MATIERES ..................................................................................................... 342

ANNEXES PHOTOGRAPHIQUES ...................................................................................... 344

REMERCIEMENTS .............................................................................................................. 354

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ANNEXES PHOTOGRAPHIQUES

Avant le 18 juin 1940…

Jean Perrin, prix Nobel de Physique en 1926 (grand -père de Georges Lapicque)

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Louis Lapicque (physiologiste à la Sorbonne) (« l’oncle Louis »)

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L’Axone, voilier de Louis Lapicque

L’Églantine, voilier du Professeur Seignobos (« le Capitaine »)

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Après le 19 juin 1940…

Le Courbet (deuxième cours d’élève officier)

Le Rubis, sous-marin des FNFL – mouilleur de mines – (Embarquement

d’octobre 1940 à janvier 1941)

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RNC DARTMOUTH 1941

(Georges Lapicque est au premier rang, à gauche, janvier à août 1941,

promotion SE53)

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Aviso Chevreuil, de juin 1942 à février 1945

Le Chevreuil en 1942

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L’équipage du Chevreuil

L’équipage du Chevreuil à Long Beach en 1944 (Jean Gabin est au milieu)

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Georges, à bord de La Moqueuse (février 1945 à janvier 1946)

À bord de la Moqueuse, le BLNO HAMSON

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Les officiers de la Moqueuse, avec le British Liaison Officer (BLNO)

HAMSON et le Second, le LV BUISSON (Georges est le deuxième à partir de

la droite)

À bord de la Moqueuse, à Bizerte en 1945

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Georges Lapicque et ses parents en 1945 : Aline Lapicque (fille de Jean Perrin),

et Charles Lapicque, peintre figuratif

Georges Lapicque en 1945

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REMERCIEMENTS

à

Docteur Sophie Grandjouan, Mr Philippe Dubreuil, ingénieur à la retraite, Mlle

Christine Menguy, artiste, pour l’aide précieuse apportée au maniement, souvent

fantasque, de l’ordinateur et le classement des chapitres, parfois rétifs à cette

idée.

Mme Claudine Bricourt-Villars, écrivain et Mme Christina Baron, Conservatrice

adjointe du Musée de la Marine de Toulon pour leurs conseils et la recherche

d’éditeurs éventuels susceptibles d’assurer la promotion de ces mémoires.

Le Capitaine de Vaisseau (R) Cudennec et le Capitaine de Frégate (R) Melzani

pour leur lecture attentive de ces mémoires et leurs observations.

Mon fils, Yann, Capitaine de Vaisseau (R), pour ses conseils et la recherche des

documents et photos parmi les nombreuses archives, ainsi que pour la réalisation

de cette édition à caractère familial.

Mon petit-fils Laurent, pour ses interventions d’urgence en informatique.

Ma femme Liliane, qui a laissé à l’auteur toute liberté pour évoquer sa jeunesse

aventureuse, écoulée bien longtemps avant son apparition.

Copyright 2018

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Georges LAPICQUE est décédé le 24 février 2012.

Point de contact pour échange éventuel d’informations : Yann Lapicque

Email :[email protected]

Une copie imprimée de ses mémoires a été déposée en 2010, par Georges

Lapicque :

À la Fondation de la France Libre

Au Service Historique de la Défense de Vincennes

Une copie électronique a été adressée, fin 2012 :

À l’Ecole Navale

À la Fondation de la France Libre

Au Souvenir Français de Ploubazlanec

À l’Union Nationale des Combattants de Ploubazlanec

Au Musée de la Marine de Toulon

D’autres diffusions sont en cours, SHD, etc.

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