Soloviev - La Question Penale Au Point de Vue Ethique

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Vladimir Soloviev (Соловьёв Владимир Сергеевич) 1853 – 1900 LA QUESTION PÉNALE AU POINT DE VUE ÉTHIQUE (Уголовный вопрос с нравственной точки зрения) 1897 Traduction de Mali Krogius, Paris, Giard & Brière, 1897 [extrait de la Revue Internationale de Sociologie, vol. 5, 1897, pp. 514–538]. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

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Vladimir Soloviev

(Соловьёв Владимир Сергеевич)1853 – 1900

LA QUESTION PÉNALE AU POINT DE VUEÉTHIQUE

(Уголовный вопрос с нравственной точки зрения)

1897

Traduction de Mali Krogius, Paris, Giard & Brière, 1897 [extrait de laRevue Internationale de Sociologie, vol. 5, 1897, pp. 514–538].

LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE— — — — LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES ————

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TABLE

I ....................................................................................................4

II...................................................................................................7

III ...............................................................................................14

IV ...............................................................................................20

V.................................................................................................25

VI ...............................................................................................37

VII..............................................................................................40

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Ce travail est extrait d’un volume de philosophie morale etpolitique publié en russe par l’auteur1111.

1 Il s’agit du quinzième chapitre de La Justification du bien, 1897. (Note

BRS)

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I

Quand un homme en offense un autre, quand parexemple un individu vigoureux et fort frappe quelqu’unde faible, le témoin de cette offense, s’il se place au pointde vue moral, éprouve une sensation, qui le pousse à agirdoublement. En premier lieu, il veut défendre l’offensé,en second lieu, ramener l’offenseur à la raison. Ces deuxbesoins dérivent d’une même source morale : le respectde la vie et de la dignité d’autrui qui, psychologiquement,repose sur le sentiment de pitié ou de compassion. J’ai pi-tié de l’être humain soumis à une souffrance psychique etphysique ; la souffrance psychique, plus ou moins cons-ciente, consiste en ce que, en sa personne, une atteinte aété portée à la dignité humaine. Mais la violation exté-rieure de la dignité humaine dans la personne de l’offensése trouve infailliblement liée à la chute intérieure de cettemême dignité dans l’offenseur : et l’une et l’autre exigentune réhabilitation. Comme le sentiment psychologique,relatif à l’offensé, diffère essentiellement de par sa naturedu sentiment que l’offenseur éveille en nous — le premierétant la vraie pitié, tandis que dans le secondl’indignation morale prédomine — il est de rigueur, afinque cette indignation garde son caractère moral, qu’elledemeure en tout et toujours équitable vis-à-vis del’offenseur, et qu’elle ne perde jamais de vue les droits decelui-ci, si opposés que soient ces deux droits respectifs.

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L’un a droit à notre protection, l’autre demande à êtreéclairé, ramené à la raison. Mais le fond moral de cesdeux relations (en tant qu’il s’agit d’êtres doués de raison)est le même, à savoir : l’importance absolue, la dignité dela personne humaine, que nous reconnaissons en autrui,aussi bien qu’en nous-mêmes. Toute violation de cettedignité provoque une réaction morale en nous, et la na-ture de cette réaction est la même dans les deux circons-tances, malgré la différence, voire même l’opposition deleur manifestation psychologique. Dans les cas oùl’offense est directement ou indirectement cause de souf-france physique, la victime éveille assurément un senti-ment plus fort de compassion, mais, absolument parlant,l’offenseur, ayant perdu intérieurement sa dignité morale,est pour cela même à plaindre au plus haut degré. Quoiqu’il en soit, le principe moral exige que nous reconnais-sions le droit que tous les deux ont à notre assistancepour rétablir la justice, violée tant dans la personne del’offenseur que dans celle de l’offensé.Cependant ce principe, qui nous impose (en cas de

crime, c’est-à-dire d’offense d’homme à homme) des rap-ports moraux avec les deux intéressés, est encore loind’être généralement reconnu, et nous sommes obligés dele défendre contre deux sortes d’adversaires. Les uns(leur opinion prédomine encore jusqu’à présent) recon-naissent seuls les droits de l’offensé à la défense, à la ven-geance, tandis que l’offenseur (sa culpabilité établie) estconsidéré (au moins en fait) comme un être sans droits,objet passif de représailles, voué à une extermination plusou moins complète. « Inutile d’avoir pitié du scélérat ;telle vie, telle mort ! » Voilà la sincère expression popu-

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laire de ce point de vue. Sa contradiction directe avec leprincipe moral et son incompatibilité avec un sentimenthumain tant soit peu développé (exprimé entre autreschez le peuple, au moins chez le peuple russe, par la dé-nomination d’infortunés, donnée aux criminels) expli-quent et justifient psychologiquement l’opinion contrairequi, de nos jours, commence à se répandre. D’après cetteopinion le criminel doit être éclairé, ramené à la raisonverbalement ; nulle violence n’est permise vis-à-vis de lui,ce qui, pratiquement, se réduit à la suppression même dudroit de défense de la victime, soit individu, soit société,leur sécurité étant ainsi subordonnée à la réussite dequelque chose de problématique, en dehors de tout pou-voir et de toute responsabilité.Examinons attentivement ces deux doctrines opposées

que, pour plus de brièveté, nous voulons appeler la doc-trine de la vengeance et la doctrine de la conversion mo-rale par voie de persuasion.

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II

La doctrine de la vengeance a pour elle une explicationréelle, mais des preuves fictives ; — en l’analysant, il im-porte de ne pas les confondre. La bête fauve, sur laquelleune autre de son espèce se rue pour la dévorer, est pous-sée par l’instinct de la conservation à se défendre aumoyen de ses dents, de ses griffes, si elle les a assez for-tes, sinon, à se dérober par la fuite. Personne ne cherche-ra ici des motifs moraux, de même que dans la défensephysique de l’homme, chez qui les moyens naturels sontcomplétés ou suppléés par des instruments artificiels.Mais, l’être humain, le sauvage même, ne vit ordinaire-ment pas isolé, il appartient à quelque groupe social —famille, clan, tribu. C’est pourquoi, dans sa rencontreavec l’ennemi, le résultat final n’est jamais un combatsingulier. Le meurtre, de même que toute autre offense,faite à un des membres du groupe, émeut le groupe entieret éveille le sentiment naturel de vengeance. S’il y entrede la pitié pour la victime, nous y reconnaissons un élé-ment moral, mais l’importance dominante appartient,certes, à l’instinct collectif de la conservation, commechez les abeilles ou autres animaux sociables : en défen-dant un des siens, famille, horde ou clan se défend lui-même ; en vengeant un des siens, il se venge lui-même.Le même motif pousse aussi la famille, comme la tribude l’offenseur, à le défendre. Ainsi des rencontres singu-lières dégénèrent en guerres à mort entre des sociétés en-

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tières. La poésie homérique nous a conservé le souvenirimmortel de ce stade de développement social, en chan-tant la guerre de Troie, qui eut pour cause une offenseprivée, faite par Paris à Ménélas. L’histoire des Arabes,jusqu’à l’apparition de Mahomet, est remplie de guerressemblables. L’idée de crime et de châtiment n’existepoint ici, rigoureusement parlant : l’offenseur est un en-nemi dont on se venge, mais nullement un criminelqu’on châtie. La vengeance du sang, obligatoire et géné-ralement reconnue, tient la place de la justice pénale. Ils’agit ici, bien entendu, d’offense entre membres de fa-milles ou de tribus différentes. On peut dire, en général,qu’à ce degré du développement social, il n’existe guèred’autres espèces d’offenses. La solidarité des membres dugroupe familial est trop forte et l’autorité du pouvoir pa-triarcal trop bien établie pour que l’individu isolé se dé-cide à la révolte : ce serait presque aussi inconcevable quela révolte d’une abeille contre la ruche. Cependant,même sous le régime patriarcal, l’homme n’est pas dé-pourvu de la faculté du vouloir individuel, car, dans descas uniques et rares, on l’a vue apparaître, mais ces mani-festations exceptionnelles ont été étouffées exclusivementpar l’action du pouvoir patriarcal, sans que jamais on aiteu besoin d’avoir recours à des mesures générales. La si-tuation change, quand l’état se forme, c’est-à-dire quand,poussées par l’avantage, ou contraintes par la force, plu-sieurs familles et tribus se réunissent d’une manière per-manente autour d’un chef commun qui, en organisant lepouvoir, supprime l’indépendance des tribus isolées, etabolit la vengeance privée.

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Il est étonnant que les philosophes et les juristes destemps les plus reculés et presque jusqu’à nos jours, aientconstruit, a priori, des théories sur l’origine de l’État,comme si tous les États existants eussent été formés dansdes périodes antédiluviennes. Cela s’explique certes parl’imperfection des sciences historiques. Mais ce qui étaitencore permis à Hobbes, voire à Rousseau même, ne l’estplus aux savants d’aujourd’hui. Le régime patriarcal, parlequel, de manière ou d’autre, toutes les nations ont pas-sé, ne présente rien d’énigmatique : la famille patriarcale,une extension de la famille primitive, est la manifestationdirecte des liens naturels du sang. Il s’agit de savoir dequelle manière le régime patriarcal s’est modifié, com-ment les familles, gens, tribus, qui vivaient indépendanteset isolées se sont fondues pour former un corps socialplus vaste, plus puissant, un État enfin, ce qui peut par-faitement être l’objet de recherches scientifiques. Il suffitde rappeler la transformation, accomplie dans les tempshistoriques, des familles, gens et tribus morcelées et dis-parates de l’Arabie septentrionale en un puissant Étatmusulman. Son caractère théocratique ne présente pointune exception ; ce caractère se retrouve dans la plupartdes États de l’antiquité. En général la formation d’unÉtat s’effectue de la manière suivante. Quelque individusupérieur, chef militaire ou religieux, le plus souvent l’unet l’autre, guidé par la conscience de sa mission histori-que, autant que par l’ambition, rassemble autour de sapersonne des hommes de différentes familles ou tribus, etforme avec eux un noyau, en quelque sorte interfamilial,autour duquel, plus tard, volontairement ou contraintespar la force, des peuplades entières se groupent, recevant

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du pouvoir suprême constitué lois et administration etperdant ainsi plus ou moins leur indépendance. Lorsque,dans quelque groupe social, nous trouvons un gouver-nement hiérarchiquement organisé, avec un pouvoir su-prême central constitué, une armée permanente, des fi-nances fondées sur des impôts, et enfin des lois, muniesde sanction pénale, nous reconnaissons à cette associa-tion humaine le vrai caractère d’État. Tout cela se trou-vait effectivement dans la communauté musulmane pen-dant les dernières années de la vie de Mahomet. Il estcurieux de noter que l’histoire primitive de cet Étatconfirme en quelque sorte la théorie des contrats politi-ques : les mesures prises par Mahomet étant signalées pardes conventions formelles, à commencer par le sermentdes femmes, pour finir par les dernières conditions, qu’ildictait à la Mecque après sa victoire définitive sur les co-raïchistes et leurs alliés. Remarquons de même que lepoint fondamental de tous les pactes, c’est l’abolition dela vengeance de sang entre les familles et tribus, qui en-trent dans la jeune confédération politique.Avec la nouvelle organisation sociale apparaît une dis-

tinction qui antérieurement n’existait pas, entre le droitpublic et le droit privé : dans les lois qui avaient trait à lavengeance privée, comme dans d’autres relations impor-tantes, les intérêts du groupe collectif et de l’individuétaient immédiatement solidaires, d’autant plus que dansles petits corps sociaux, familles, tribus, la plupart desmembres, sinon tous, se connaissaient personnellement,de sorte que chacun pour tous, et tous pour chacun, re-présentaient, généralement parlant, une grandeur réelle.Mais les relations personnelles et positives entre les par-

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ties et le tout deviennent impossibles quand, transforméeen État, l’association humaine embrasse des milliers,voire des millions d’hommes ; alors se manifeste une dis-tinction nette entre les intérêts généraux et les intérêtsprivés, de même qu’entre les domaines correspondantsdu droit. Et contrairement à nos idées juridiques actuel-les, le vol, les mutilations graves et le meurtre sont, à cestade de culture sociale, du ressort du droit privé. Autre-fois, sous le régime patriarcal, on estimait que de sembla-bles délits portaient directement atteinte aux intérêts gé-néraux, et la tribu entière en tirait vengeance sur le cou-pable et ses parents. Avec la formation d’une associationpolitique plus large, le droit comme le pouvoir corrélatifde vendetta, enlevé à la famille, ne passa pas à l’État, aumoins pas dans les proportions et le sens antérieurs. Lenouveau pouvoir public, qui promulgue les lois et admi-nistre la société, ne peut, de prime abord, entrer danstous les intérêts de ses nouveaux sujets pour les défendrecomme siens ; le chef de l’État ne peut sentir et agircomme l’aîné de la famille. Ainsi nous voyons que l’État,au début, en défendant la personne et la propriété, se res-treint à un minimum : on s’acquitte, moyennant uneamende pécuniaire assez modérée, payée à la famille dela victime, non seulement des mutilations ou autres voiesde fait graves, mais même du meurtre d’un homme libre.L’énumération de semblables amendes distinctes pour lesexe, les personnes et les différentes conditions, remplitles anciens codes ou recueils de lois, comme par exem-ple, les lois des Francs saliques et notre droit russe, quisont des monuments précieux d’un État en voie de for-mation. Ce passage immédiat et rapide de l’impitoyable

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vengeance de sang, si souvent accompagnée de longuesguerres destructives, à la simple indemnité pécuniaire estremarquable, mais au point de vue signalé elle est parfai-tement compréhensible.À ce stade du développement de l’État, les crimes poli-

tiques2222 seuls portent le caractère pénal, les autres, y com-pris l’assassinat, ne sont pas considérés comme crimes,mais réputés querelles privées.Cependant une opposition aussi élémentaire entre le

droit public et le droit privé ne peut durer longtemps.L’amende pécuniaire acquittant toute offense faite à lapersonne privée, ne satisfait pas le côté lésé (la famille dela victime), et n’empêche pas le délinquant, surtout s’ilest riche, de commettre de nouveaux crimes. Dans detelles conditions, la vengeance privée, abolie par l’État,comme contraire à son essence même, recommence parle fait et menace la raison d’être de l’État et son exis-tence ; car, si chacun est obligé de venger lui-même lesoffenses faites à sa personne, pourquoi porter le poidsimposé par le nouvel ordre politique ? Afin de justifier lesprétentions qu’il a sur ses sujets, l’État doit prendre leursintérêts sous sa défense effective ; afin de supprimer pourtoujours le droit de vengeance privée, il faut que l’État leconvertisse en droit public et qu’il le mette lui-même àexécution. À cette phase supérieure de l’association so-ciale, la solidarité entre le pouvoir suprême et les indivi-

2 Cette notion s’élargit et se rétrécit conformément aux conditions histo-

riques. Au Moyen-Âge, lorsque le caractère pénal du simple assassinat n’étaitpas encore évident à la conscience juridique, la falsification de la monnaie en-traînait avec elle le dernier supplice le plus cruel, comme un crime, portantpréjudice à la société entière, enfreignant le privilège du pouvoir suprême et,dans ce sens, politique.

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dus, qui lui sont subordonnés, se manifeste de manièreplus évidente et, quoique la distinction entre les crimes delèse pouvoir suprême (crimes politiques) et les crimes or-dinaires, dont seuls les intérêts privés souffrent, se main-tienne encore, ce n’est plus en substance, mais seulementd’après le degré de leur importance. Tout homme libredevient citoyen, c’est-à-dire membre de l’État, qui secharge de garantir sa sûreté ; chaque violation de cettesûreté est considérée, par le pouvoir, comme une atteinteportée à ses propres droits, comme un acte hostile aucorps social entier. Les mesures agressives contrel’individu ou la propriété ne sont plus réputées offensespersonnelles, mais considérées comme des infractionsaux lois de l’État et, à l’égal des crimes politiques, passi-bles de la vengeance de l’État lui-même.

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III

La doctrine pénale de la vengeance a donc, commenous venons de le voir, un fondement historique en cesens que les punitions pénales actuellement usitées pré-sentent une transformation du principe primordial de lavengeance du sang. Autrefois, une association socialeplus étroite, famille, gens, tribu, vengeait l’offensé ; plustard une association plus vaste, plus compliquée, appeléeÉtat, se chargeait de la vengeance. Autrefois, l’offenseurperdait ses droits d’homme aux yeux de la tribu offen-sée ; à présent, lésé de tout droit, il devient l’objet du châ-timent de l’État, qui se venge sur lui de toute transgres-sion de ses lois. La différence consiste principalement ence que, sous le régime patriarcal, l’acte de vengeance seconsomme simplement — on tue l’offenseur comme unchien — mais les conséquences se compliquent souventsous forme de guerres interminables ; tandis que, sous lerégime de l’État, l’acte vengeur assumé par le pouvoirpublic s’opère lentement et avec diverses cérémonies,mais sans complications subséquentes, car le condamnén’a plus de vengeur assez fort — il est sans défense vis-à-vis de l’État omnipotent.Mais de ce fait indubitable que le supplice pénal ne

présente qu’une modification historique de la vengeanceprimitive, faut-il conclure en faveur de ce supplice et enfaveur du principe même de la vengeance ? Faut-il quel’idée de vengeance en vertu de ce fondement historique

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détermine définitivement nos rapports avec le criminel ?La logique ne permet pas, à ce que je sache, de tirer desemblables conclusions de la connexion originelle dedeux phénomènes. Aucun darwiniste, en adoptant lathéorie de la descendance de l’homme de bêtes infimes,n’en a encore tiré la conclusion que l’homme fût unebrute. De ce que la cité romaine fut primordialementcréée par une bande de brigands, nul historien n’a encoretiré la conclusion que l’essence même du Saint-Empireromain fût le brigandage. En ce qui concerne l’objet denotre étude : la transformation de la vengeance du sang,où sont les données pour conclure que cette transforma-tion soit déjà arrivée au terme de son évolution ? Noussavons que les relations entre la société, gardienne deslois, d’un côté, et le criminel de l’autre, ont subid’importantes modifications ; l’impitoyable vengeancefamiliale s’est transformée en amende pécuniaire, etl’amende pécuniaire a cédé la place aux supplices, au dé-but cruels à l’excès, mais s’adoucissant de plus en plusdepuis un siècle. Il n’y a pas ombre de fondement raison-nable pour soutenir que le terme de l’adoucissement despeines soit déjà atteint et que la potence, la guillotine, lestravaux forcés à perpétuité et la détention cellulaire doi-vent demeurer éternellement dans les législations pénalesdes nations civilisées.Mais, à mesure que le progrès historique tend manifes-

tement à limiter le principe de vengeance, le talion, dansnos relations pénales avec le criminel, quantité de philo-sophes, de jurisconsultes3333 continuaient et continuent en-

3 Les premiers surtout en Allemagne, les seconds en France.

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core à exposer des théories en sa faveur. Parl’incompétence extrême de leurs auteurs, ces raisonne-ments abstraits deviendront certes un sujet d’étonnementet de raillerie pour la postérité, de même que les argu-ments d’Aristote en faveur de l’esclavage et ceux dequelques écrivains ecclésiastiques en faveur de la figureplate de la terre nous font sourire aujourd’hui. En eux-mêmes les arguments fictifs dont se sert la théorie de lavengeance ne méritent guère d’analyse, mais comme onles répète encore souvent, et que l’objet même est d’uneimportance vitale, nous sommes obligé de répéter leur ré-futation.« Tout crime est une violation du droit ; le droit doit

être rétabli : le châtiment, c’est-à-dire une violationcorrespondante du droit, en la personne du criminel,consommée en vertu d’une loi promulguée par le pouvoirpublic (distinct de la vengeance privée) couvre la pre-mière violation et ainsi se rétablit le droit violé. » Ce pré-tendu raisonnement tourne autour du terme « droit ».Mais le droit réel est toujours le droit de quelqu’un (ilfaut un objet du droit). Du droit de qui est-il questionici ? Évidemment du droit de la personne lésée. Rempla-çons maintenant ce contenu concret par le terme abstrait.Abel, le pacifique berger, a certes le droit d’exister et dejouir de toutes les joies de la vie ; mais le méchant Caïnarrive et le prive, in facto, en le tuant, de ce droit. Il fautrétablir le droit violé ; à cette intention, le pouvoir publicintervient et envoie, en dépit de l’avertissement formel del’Écriture Sainte (Genèse, IV, 15), le meurtrier au gibet.Cet acte rétablit-il le droit d’Abel à la vie, ou non ?Comme personne, si ce n’est quelque habitant de Be-

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dlam, ne peut soutenir, que le supplice du criminel res-suscite la victime, nous sommes ici forcés d’entendre pardroit, non le droit de la victime, mais bien celui de quel-qu’un encore. Cet autre objet du droit, violé par le crime,peut être la société ou bien l’État4444. L’État garantit tous lesdroits privés (droit à la vie, droit, de propriété) ; il répondde leur inviolabilité en les plaçant sous la sauvegarde deses lois. La loi, qui interdit à la personne privée de tuer àson gré un de ses semblables, est promulguée par l’Étatet, en la violant (par le meurtre), on viole le droit del’État ; l’exécution du meurtrier ne rétablit donc pas ledroit de la victime, mais bien le droit de l’État et la portéede la loi. Ce qu’il y a de légitime dans ce raisonnementn’est point relatif au fait. Si tant est qu’on admettel’existence des lois, il est indubitable que leur violation nepeut demeurer sans conséquences, et que l’État doit veil-ler sur elles. Mais il ne s’agit pas du principe général de lapunition du criminel, en tant qu’il viole la loi, car, sousce rapport, tous les crimes sont égaux. Si la loi, émanantde l’État, est sacrée en elle-même, toutes les lois le sont àun degré égal, toutes expriment également le droit del’État et leur violation est, sans distinction, une violationde ce droit suprême. Les différences matérielles des cri-mes ne touchent que les intérêts qu’ils violent ; du côté dela forme, par rapport au tout, c’est-à-dire à l’État, à sonpouvoir suprême et à ses lois, chaque crime (réputé tel)présuppose une volonté, qui n’est pas en accord avec laloi et qui la renie, c’est-à-dire une volonté criminelle, et, àce point de vue, la logique exige des représailles équiva-

4 En ce qui concerne l’objet de cette étude, les deux termes peuvent être

employés indifféremment.

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lentes pour tous les crimes. Mais la diversité des puni-tions, relativement aux différents délits, qui effectivementexiste dans toutes les législations, suppose évidemment,outre le principe général de représaille, encore quelquechose de spécifique, un lien déterminé entre tel délit ettelle punition. La doctrine de la vengeance reconnaît unsemblable lien dans le fait que le droit, violé par un délitquelconque, doit être rétabli par un acte conforme ouproportionnel, par exemple : celui qui tue doit être tué.Et, pourtant, quelle équivalence ou conformité ici ? Lespartisans signalés de la doctrine raisonnent comme ilsuit : le droit est quelque chose de positif, disons + (plus),sa violation, quelque chose de négatif – (minus) ; si à pré-sent, il y a eu négation, sous forme de crime (par exemplele meurtre d’un homme), cette négation en appelle uneautre, sous forme de châtiment (le meurtre du meurtrier),et alors cette double négation, ou la négation de la néga-tion, produit l’état positif, c’est-à-dire rétablit le droit :moins, multiplié par moins, donne plus. Il est difficile degarder son sérieux en face d’un semblable « jeud’esprit » ; remarquons néanmoins que l’idée de la néga-tion de la négation exprime logiquement la relation inté-rieure directe entre deux actes opposés, si, par exemple,le mouvement du mauvais vouloir dans l’homme est« une négation », à savoir, la négation de la règle morale,l’acte opposé du vouloir, étouffant ce mouvement, seraeffectivement « la négation de la négation », et le résultatobtenu, la confirmation de l’homme dans son état nor-mal, est positif, de même si le crime, l’expression activedu mauvais vouloir, est une négation, le repentir actif ducoupable sera la négation de la négation (non pas le fait,

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mais les causes cachées qui l’ont produit), et le résultat —sa régénération morale — sera de nouveau positif. Maisle supplice du criminel n’a évidemment pas cette portée ;ici la négation est dirigée (comme en cas de crime) versquelque chose de positif — la vie d’un homme. Il est, eneffet, impossible de reconnaître que, dans le supplice ducriminel, l’objet de la négation soit son crime même,puisque ce crime est un fait consommé, et suivant les pa-roles des Pères de l’Église, Dieu lui-même ne peut riencontre l’acte accompli ; aussi, ce que l’on nie ici, ce n’estpas le mauvais vouloir du criminel, car, de deux chosesl’une : ou bien, il s’est repenti de son forfait et, dans cecas, il n’y a plus de mauvais vouloir, ou bien, il persistejusqu’à la fin, ce qui revient à dire que sa volonté n’a cé-dé à aucune action et, qu’en tout cas, nulle force, venantdu dehors, ne peut modifier l’état intime de son âme. Or,si dans le supplice du criminel, on ne nie pas la mauvaisevolonté, mais les biens positifs de la vie, il n’y a iciqu’une simple négation et non pas une « double » ou unenégation de la négation. De la succession de deux néga-tions simples, rien de positif ne peut résulter. L’abus de laformule algébrique donne à l’argumentation un caractèrecomique. Afin que deux moins, c’est-à-dire deux gran-deurs négatives aient pour résultat un plus, grandeur po-sitive, il ne suffit pas de les placer l’une après l’autre, ilest de rigueur de les multiplier ; et que signifie le crime,multiplié par le châtiment ?

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IV

L’absurdité intime de la doctrine de la vengeance ou« de la justice vindicative » se manifeste encore davantagesi l’on considère, qu’à l’exception de quelques cas spé-ciaux, elle n’a aucun rapport avec les lois pénales existan-tes. Rigoureusement parlant, il n’y a qu’une conjoncture,où elle semble s’appliquer : la peine de mort pour lemeurtre. Aussi les arguments pseudo-philosophiques, —mentionnés plus haut, — en faveur de la doctrine, serapportent-ils uniquement à ce seul cas, — mauvaissymptôme pour un principe qui a des prétentions à uneportée universelle. Chez nous, en Russie, où la peine demort ne subsiste que dans quelques cas exceptionnels decrimes politiques, ce semblant de corrélation n’existemême pas ; car, en effets quelle rémunération propor-tionnée, ne fût-elle qu’apparente, entre le parricide et lestravaux forcés à perpétuité, ou bien entre le simple meur-tre par cupidité et la déportation ? Une des meilleures ré-futations de la doctrine est à chercher dans le fait, qu’onne la voit guère appliquée que dans les législations despeuplades mi-sauvages, et dans les codes des temps bar-bares, où, par exemple, l’auteur de certaines mutilationsétait condamné à subir une mutilation correspondante,où l’on arrachait la langue pour une parole insolente, etc.Un principe, dont l’application est incompatible avec uncertain degré de culture, est, par là même, un principecondamné.

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Dans les temps modernes, si je ne me trompe, la doc-trine du rétablissement du droit, par un châtimentcorrespondant à l’offense, a trouvé plus de défenseursparmi les philosophes abstraits, que parmi les juristes deprofession. Ces derniers n’admettent de punitions propor-tionnées aux crimes, que dans le sens relatif à la quantité(mesure de punition). Ils exigent l’application de puni-tions plus graves pour des délits comparativement plusgraves, de manière qu’il y ait une échelle (scala) de puni-tions correspondant à l’échelle des délits. Mais avec cela,la base (et par conséquent le sommet) de l’échelle pénaleelle-même demeure indéfinie, et par suite, le caractèredes punitions est arbitraire — tantôt inhumainementcruel, tantôt, au contraire, doux à l’excès. Cette échellede peines existait déjà dans ces législations, où tous, oupresque tous les délits simples étaient soumis à la peinepécuniaire : la gravité de la mutilation augmentaitl’amende : on y payait quelques deniers de plus pour lemeurtre d’un homme que pour celui d’une femme, etc.D’un autre côté, dans les législations qui punissaient levol de pendaison, les délits plus graves étaient toujourssuivis de la peine capitale renforcée par différents degrésde torture. C’est, bien entendu, la cruauté et non pas laprogression des châtiments qui est ici immorale.Ce qui importe, pour nous, c’est la tendance manifeste

du droit pénal à maintenir, dans la mesure du possible,les punitions les plus cruelles. Ne rencontrant pas de fon-dement assez solide dans le principe pseudo-rationnel« du rétablissement du droit », cette tendance cherche unappui empirique dans le principe de « l’intimidation ».Au fond, ce motif a toujours été joint au principe de « la

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vengeance ». L’aphorisme populaire : « Telle vie, tellemort », ne fait qu’un avec cet autre : « Pour faire desexemples ». Or, même au point de vue de l’empirismeutilitaire, ce principe ne peut prétendre à être absolumentjuste. La peur est certes un mobile important de la naturehumaine, cependant elle ne la domine pas sans partage.Le nombre grandissant des suicides démontre que, pourbien des hommes, la mort même n’a rien d’effrayant. Laréclusion cellulaire prolongée et les travaux forcés sont eneux-mêmes, peut-être, plus redoutables, mais ils ne pro-duisent pas, de prime abord, le même effet intimidant. Jene m’arrêterai pas à toutes les objections courantes, sibien connues, contre la théorie de l’intimidation (commepar exemple l’espoir, qui n’abandonne jamais le délin-quant, de se soustraire à la justice, d’échapper au châti-ment, de même que le fait, que l’immense majorité descrimes se commettent sous l’empire de quelque passion,étouffant la voix de la raison). La vertu relative de cesconsidérations est discutable. Ce n’est que sur le terrainmoral que la théorie de l’intimidation peut être définiti-vement réfutée : premièrement, en principe — par sacontradiction directe avec les règles fondamentales de lamorale ; et, deuxièmement, dans le fait — par la circons-tance, que cette contradiction pousse les partisans del’intimidation à l’inconséquence, les forçant, en vertu demotifs moraux, à renoncer aux exigences les plus claireset les plus effectives de la théorie. Il va sans dire qu’ils’agit ici de l’intimidation, dans le sens de principe fon-damental de la justice pénale, et pas seulement, dans lesens de conjoncture psychologique accompagnant natu-rellement tout mode de réaction contre le crime. Ainsi,

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même si on n’avait en vue que la correction du délin-quant par voie de suggestion éclairée, la perspectived’une semblable tutelle, fût-elle même douce et ration-nelle, pourrait produire un effet d’intimidation sur despersonnes volontaires et ambitieuses, et les empêcher decommettre d’autres crimes. Or, ceci ne se rapporte évi-demment pas à la théorie, qui ne considère pas les consé-quences indirectes de l’intimidation, mais l’essence, leproblème réel du châtiment.La loi morale commande de respecter la dignité hu-

maine dans chaque homme et, par conséquent, nullecréature ne peut servir d’instrument, ou de moyen, auprofit d’une autre. Néanmoins la théorie del’intimidation ne voit dans le délinquant à châtier qu’unmoyen d’épouvante et un maintien de la sûreté générale.Certes, le bien propre du criminel entre aussi pour quel-que chose dans les intentions de la loi pénale : par lacrainte du châtiment, il faut l’empêcher de commettre lecrime ; mais, le crime une fois commis, ce motif tombe,et le délinquant à châtier ne demeure, à ce point de vue,qu’un moyen pour intimider autrui, c’est-à-dire il sert àatteindre un but, qui lui est étranger, ce qui est directe-ment contraire à la règle morale absolue. De ce côté là, lapeine, sous forme d’intimidation, ne serait permise quecomme une menace ; or, la menace, qui jamais nes’exécute, perd sa force. Et ainsi, le principe del’intimidation pénale ne peut être moral qu’à la conditionde son inutilité et, il ne peut être matériellement utile,qu’à la condition d’une application immorale.Par le fait, la théorie de l’intimidation s’est émoussée

depuis que la torture et la peine capitale accompagnée de

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supplices ont été abolies dans les pays civilisés et mi-civilisés. Si l’intimidation du criminel et de ceux qui se-raient tentés de suivre son exemple embrassait tout leproblème du châtiment, il est évident que précisément cesmoyens-là seraient les plus efficaces, les plus rationnels.Pourquoi donc les partisans de l’intimidation renoncent-ils aux seuls moyens sûrs pour atteindre leur but ? Il fautadmettre qu’eux aussi, ils trouvent ces moyens immorauxet contraires aux sentiments de pitié et de charité hu-maine. Or, dans ce cas, l’intimidation ne peut plus être leprincipe définitif du châtiment. De deux choses l’une : oubien, l’intimidation constitue l’essence même du châti-ment et alors, il est de rigueur d’admettre la torture et lessupplices cruels, comme étant, par excellence, desmoyens d’intimidation ; ou bien, le châtiment est, de parsa nature, assujetti au principe moral et, dans ce cas, ilfaut entièrement renoncer à l’intimidation comme unmoyen immoral dans son essence même5555.

5 À la fin du XVIIIe siècle, au plus fort du mouvement contre les cruautés

du droit pénal, quelques écrivains cherchaient à démontrer que la torture étaitnon seulement inhumaine, mais aussi inutile, même dans le sensd’intimidation, car elle n’arrête personne dans la voie du crime. Si cette opi-nion était démontrée, la théorie de l’intimidation perdrait toute sa valeur. Ilest évident que, si les supplices cruels mêmes sont insuffisants pour intimiderles criminels, les peines plus douces produisent encore bien moins cet effet.

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V

Le fait que dans les législations pénales contemporai-nes les formes les plus efficaces de représailles etd’intimidation ont disparu, — on a vu disparaître préci-sément ce qui du premier de ces points de vue devraitêtre reconnu comme le plus logique et, du second,comme le plus utile, — ce fait seul démontre qu’un autrepoint de vue moral a pénétré dans le domaine du droit etqu’il y a fait des conquêtes importantes. Néanmoins, ilreste encore dans tous nos systèmes pénitentiaires euro-péens bien des cruautés et des tourments inutiles, qui nes’expliquent que comme une survivance du principe su-ranné de vengeance et d’intimidation. Tels : la peine demort qui, tout en ayant perdu du terrain s’obstine à de-meurer, la perte indéfinie de la liberté, les travaux forcéset la déportation dans des contrées lointaines, où lesconditions de la vie sont impossibles.Cette cruauté systématique révolte la conscience mo-

rale et modifie le sentiment originel à l’égard du criminel.Si la pitié pour l’offensé, (la victime) et l’impulsion irré-sistible à le défendre nous arment contre l’offenseur (lecriminel), celui-ci, de son côté, n’en éveille pas moinsl’intérêt, voire même la compassion, quand toute la so-ciété incommensurablement plus puissante que l’individuisolé et désarmé l’accable de sa haine inéluctable, en lerendant l’objet de tourments de longue durée. La cons-cience juridique, de même que la pratique, a péremptoi-

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rement renoncé non pas à l’idée du principe de la ven-geance, mais à son exécution logique. Les systèmes péni-tentiaires en vigueur dans les pays civilisés ne présententqu’une transaction entre ces mêmes principes d’un côté,et de l’autre, quelques réclamations de justice etd’humanité. Au fond, nous n’y rencontrons que des res-tes plus ou moins adoucis de l’antique férocité et nulleidée dominatrice, nul principe dirigeant. Le criminelperd-il, ou non, par le fait du crime ses droits humains ?Cette question fondamentale de la conscience morale nepeut être résolue sur le terrain d’une semblable transac-tion. S’il ne les perd pas, comment peut-on le priver de lapremière condition de tout droit — l’existence, commeon le fait, en le condamnant à mort ? Si le fait du crimeprive le criminel de ses droits naturels, à quoi bon toutesces cérémonies juridiques vis-à-vis d’un être sans droitsaucuns ? Empiriquement, on écarte ce dilemme en fai-sant des distinctions entre divers crimes, les uns privant ledélinquant de tous ses droits humains, tandis qued’autres ne font que les restreindre plus ou moins. Et nonseulement le principe et la mesure de ces restrictions de-meurent vagues, mais la distinction même entre diverscrimes est arbitraire et varie eu égard au temps et aupays. Il semblerait toutefois que ce fait capital d’exercersur l’homme une action qui le rend passif dût relever dequelque cause objective, de quelque principe défini, tou-jours et partout le même ; mais en réalité, nous voyonsque, dans un pays, un simple meurtre suffit pour priver lecriminel de son existence, que dans un autre, il faut pourcela que le meurtre soit accompagné de circonstances ac-

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cablantes, que dans un troisième, c’est un crime politiqueet ainsi de suite.L’état peu satisfaisant de ce fait grave et l’insouciance

révoltante par rapport à la vie et à la destinée des hu-mains provoquent une réaction naturelle du sentimentmoral qui, comme il arrive, passe à l’excès opposé, enportant quelques moralistes à nier l’idée même du châti-ment dans son sens large de réaction positive contre lecrime. Conformément à cette nouvelle doctrine, il n’estpermis ni de contraindre, ni d’employer la violencecontre qui que ce soit ; il faut exclusivement agir sur lecriminel par voie de persuasion. Le mérite de cette doc-trine gît dans la pureté morale de ses desseins ; son dé-faut, dans l’impossibilité de réaliser ses desseins à la ma-nière dont elle les conçoit. Le principe de rapport passifavec le criminel, niant, absolument parlant, toutecontrainte, exclut non seulement les mesures de ven-geance et d’intimidation (en quoi il a raison), mais en-core les mesures préventives et l’action éducatrice sur lecoupable. L’État, à ce point de vue, n’a pas le droit degarder au secret, ne fût-ce que temporairement, le meur-trier le plus féroce, quoique les conjonctures du procèsdémontrent clairement qu’il persévère dans le mal ; ainsi,il n’a pas non plus, même dans l’intérêt propre du coupa-ble, le droit de le placer dans un milieu plus moral. Demême, on ne reconnaît pas à la personne privée le droitd’user de violence pour arrêter le malfaiteur en train de seruer sur sa victime ; vis-à-vis de lui la persuasion est seulepermise. Dans l’analyse de la doctrine, je m’arrêterai surun cas très simple et fondamental de réaction particulièrecontre le crime.

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Sur des hommes corrompus les paroles de persuasionn’agissent qu’en de rares exceptions. Il y aurait de la pré-somption à attribuer un succès si exclusif à l’action de laparole, mais il serait inhumain de se borner à la parole, sil’on doute de son action, alors qu’il y va de la vie et de lamort du prochain. L’offensé a droit à toute notre aide, etnon seulement à une intervention verbale, qui, si souventen fait, devient comique ; mais, exactement de même,l’offenseur a droit à toute notre aide pour l’empêcherd’accomplir une action qui le rendrait bien plus infortunéque ne l’est sa victime ; ayant empêché le crime, nouspouvons, dans la paix de notre conscience, nous servir dela parole pour ramener le malfaiteur à la raison. Si, envoyant le bras de l’assassin levé sur la victime, je le saisis,sera-ce là un acte de violence immorale ? Il est indubita-ble que c’est un acte de violence, mais il n’y a riend’immoral dans cette violence, elle est au contraire, enconscience, obligatoire et découle directement des exi-gences du principe même de la morale. Car, en arrêtantun homme dans l’accomplissement d’un meurtre, je res-pecte et soutiens activement en lui la dignité humaine,menacée d’une déchéance complète par la réalisation deson dessein. Il serait bizarre de présumer que le faitmême de cette violence, c’est-à-dire le contact des mus-cles de ma main avec les muscles de la main del’assassin, et ses suites inévitables, fût en lui-même im-moral. Serait-il donc de même immoral de retirer de l’eauun naufragé, puisque cet acte ne peut s’accomplir sans ungrand déploiement d’efforts musculaires et sans quelquessouffrances physiques pour celui qu’on tire du péril ? S’ilest permis et moralement obligatoire de sauver celui qui

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va se noyer, malgré sa résistance, ne l’est-il pas encoreplus d’empêcher le malfaiteur d’attaquer sa victime, fût-ce au prix même de quelques meurtrissures ou autres lé-sions6666.De deux choses l’une : ou bien le criminel, que j’arrête,

n’a point encore perdu tout sentiment humain, et alors ilva sans dire qu’il sera reconnaissant, non moins recon-naissant que le naufragé retiré de l’eau, d’avoir été àtemps soustrait au crime ; ce qui revient à dire que laviolence encourue s’est accomplie avec son consente-ment tacite, sans que ses droits aient été lésés, de mêmequ’à proprement parler, il n’y avait pas de violence ici,car volenti non fit injuria. Ou bien, le criminel a déjàperdu le sentiment humain, parce qu’il demeure mé-content de ce qu’on l’empêche d’en finir avec sa victime,et vouloir ramener à la raison un être dans cet état seraitle comble de l’absurde — comme si, au lieu d’inonderd’eau froide un homme ivre, on raisonnait avec lui surl’utilité de la tempérance.Si la violence physique, c’est-à-dire l’application de

force musculaire, était en elle-même un mal, quelquechose d’immoral, il va de soi que l’emploi de ce moyen,fût-ce même dans le meilleur des buts, ne saurait êtrepermis, ce serait reconnaître la règle du but sanctifiant lesmoyens — règle absolument condamnée par la vraie mo-rale. Réagir contre le mal par le mal est illicite et vain ;haïr le coupable pour ses crimes et en tirer vengeance est

6 Mais que faire, si dans la lutte pour arrêter le meurtrier, je lui cause in-

volontairement des blessures graves, voire même la mort ? Ce sera pour moiun grand malheur, qui m’affligera comme mes péchés involontaires, mais, entout cas, c’est un moindre crime de tuer inopinément un malfaiteur que desouffrir l’assassinat prémédité d’un innocent.

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de l’enfantillage moral. Mais si, sans haine, en vue de sonintérêt, je le détourne du crime, où est le mal ? Commel’effort musculaire n’est pas un mal en soi, le caractèremoral de son application dépend entièrement des inten-tions de la personne et de la nature de l’acte ; se servir in-telligemment de sa force musculaire pour le bien effectif,moral ou matériel de son prochain, n’est point défendu,mais, au contraire, directement prescrit par la loi morale.Il existe une ligne de démarcation, subtile peut-être, maisprécise et évidente, entre l’emploi moral et immoral de laviolence physique. Il importe de savoir quel est, en ré-agissant contre le mal, mon sentiment pour le malfaiteur.Dois-je demeurer encore avec lui dans des relations hu-maines et morales ? Est-ce son bien que j’ai en vue ? Sicela est, une violence forcée n’aura rien d’immoral, ni lavengeance, ni la cruauté n’y sont pour rien ; et alors cetteviolence ne sera qu’une condition inéluctable, la subs-tance même du secours que je lui prête, ainsi quel’opération chirurgicale ou bien l’incarcération d’un foufurieux.Le principe moral interdit de faire de l’homme un

moyen pour le bien d’autrui (c’est-à-dire un but qui necomprend pas son propre bien) ; si donc, en réagissantcontre le mal, je ne vois dans le coupable qu’un moyende défense ou de réparation d’une offense faite àl’individu, à la société, je commets un acte immoral,même si j’agissais poussé par une pitié désintéressée pourla victime et par le souci sincère de la sécurité publique.Au point de vue éthique, ce n’est pas assez, il faut de lacompassion pour les deux, l’offensé et l’offenseur, et si ef-fectivement j’ai en vue leur bien commun, la raison et la

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conscience me suggéreront sous quelle forme, dans quellemesure, il est ici de rigueur de me servir de la force phy-sique.Toute question morale trouve sa solution définitive

dans la conscience, et je propose hardiment à chacun des’adresser à son expérience intérieure ; dans lequel desdeux cas la conscience nous fait-elle plus de reproches,est-ce dans celui où, pouvant empêcher la consommationd’un crime, nous passons indifférents à côté, nous bor-nant à quelques vaines paroles, ou bien dans celui où, ef-fectivement, même au prix de quelques lésions physi-ques, nous l’empêchons ? Chacun comprend que dansune société parfaite, il n’y a pas de place pour la violence,mais il faut parvenir à ce degré de perfectionnement, et ilest évident qu’on n’atteint pas la réalisation de la sociétéparfaite en laissant aux insensés, aux méchants, pleine li-berté pour exterminer les hommes de bien. Ce qui est àdésirer ici, ce n’est pas la liberté du mal, maisl’organisation du bien. « Or, disent les sophistesd’aujourd’hui, la société a souvent accueilli comme unmal ce qui plus tard, a été démontré être un bien, elle apersécuté comme malfaiteurs des hommes innocents ;donc, le droit pénal ne vaut rien, il faut renoncer à toutacte forcé ». Cet argument n’est pas de mon invention, jel’ai bien des fois entendu et lu. Suivant une telle logique,le système astronomique erroné de Ptolémée constitueune cause suffisante pour renoncer à l’astronomie, et deserreurs de l’alchimie, on conclut à l’inutilité de la chimie.Il semblerait presque incompréhensible que, à part les

sophistes, des hommes d’un autre esprit, d’une autretrempe, pussent défendre une doctrine aussi inepte. Mais,

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le fait est, autant que j’en puis juger, que cette doctrineest plutôt d’origine mystique que d’origine éthique. Elleest toute pénétrée de l’idée : « que ce qui nous semble unmal peut ne point l’être ; la divinité, la Providenceconnaît mieux que nous la vraie connexion des choses etfait éclore le bien véritable de ce qui nous paraît un mal ;nous ne connaissons et apprécions que nos états inté-rieurs, tandis que la portée objective et les conséquencesde nos actions comme de celles d’autrui nous échap-pent ». Il faut avouer que pour un esprit croyant, cettemanière de voir est extrêmement séduisante, néanmoins,elle est illusoire. On juge de la vérité d’une opinion si, enen tirant logiquement les dernières conséquences, on netombe pas dans la contradiction et dans l’absurde.L’opinion signalée ne soutient pas une semblable vérifi-cation. Si mon ignorance des conséquences objectives demes actions et de celles d’autrui est une cause suffisantepour demeurer dans l’inaction, pourquoi résister à mespassions et mauvaises inclinations ? Qui sait quellesconséquences admirables une Providence toute clémentepeut tirer de la débauche, de l’ivrognerie et de l’animositécontre nos semblables !Prenons un exemple : par abstinence, un individu quel-

conque n’entre pas au cabaret, tandis que s’il n’eût pasrésisté à son penchant pour la boisson, et s’il y était entré,il aurait peut-être, en retournant, trouvé sur son cheminquelque petit chien à moitié gelé, et dans son étatd’ivresse, enclin à la sensiblerie, il l’aurait recueilli et ré-chauffé. En grandissant, ce chien, à son tour, sauverait,en la retirant de l’eau, une petite fille, qui deviendraitdans la suite la mère d’un grand homme ; tandis que par

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suite de l’abstinence déplacée, troublant les projets de laProvidence, le petit chien a gelé, la petite s’est noyée et legrand homme a été condamné à ne jamais voir le jour.Un autre individu, porté à la colère, réfléchit et se retientau moment où il veut souffleter son interlocuteur ; ce-pendant, s’il ne s’était pas retenu, l’offensé, ému dans sonâme, aurait peut-être profité de l’occasion pour lui tendrel’autre joue, ce qui eût été le comble du triomphe de lavertu, tandis que présentement leur entretien est vide deconséquences. Une doctrine qui récuse absolument touteréaction violente contre le mal, s’appuie au fond sur desraisonnements semblables. Quelqu’un sauve de force lavie d’un homme, en désarmant l’assassin ; or, il en ré-sulte que la créature sauvée devient le plus redoutable desscélérats ; il eût donc mieux valu ne pas le sauver. Maisun même désappointement aurait pu s’ensuivre, si unloup enragé eût menacé l’homme en question. — Ehquoi ? Il ne faut donc pas défendre ses semblables contreles bêtes féroces ? Mieux encore : si, pendant un incendieou une inondation, je sauve certaines personnes, il peutde même arriver que, dans la suite, ces êtres deviennentprofondément malheureux, ou bien qu’ils se montrentdes vauriens, en sorte qu’il eût mieux valu pour eux êtredévorés par les flammes et couler à fond, — donc, il nefaut en général secourir personne dans l’infortune. Mais,aider son prochain est une des exigences fondamentalesde la loi morale et, si nous rejetons la charité, parce queles actes qu’elle suggère peuvent avoir des conséquencesinconnues, funestes, pourquoi ne pas rejeter l’abstinenceet autres devoirs, dont nous ne pouvons ni prévoir ni cal-culer les conséquences néfastes, comme dans les cas ci-

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tés ? Or, si le mal découle de ce qui nous paraît bon, lecontraire arrive aussi : de ce qui nous semble un mal, lebien peut éclore. Ne faut-il donc pas tout directementfaire le mal pour en faire découler le bien ? Par bonheurce point de vue s’annihile lui-même, car la série desconséquences inconnues mène plus loin que nous nenous le figurons. Ainsi, dans mon premier exemple,quand, en surmontant son penchant pour la boisson, M.X… empêche indirectement la naissance du futur grandhomme, — comment savons-nous, si un jour ou l’autre,ce grand homme n’eût pas causé de grandes infortunes àl’humanité, et dans ce cas, quelle chance qu’il n’ait pasvu pas le jour ! M. X… fit donc bien en se contraignant àrester à la maison. Pareillement, nous ne connaissons pasles conséquences ultérieures du triomphe de la vertu parle soufflet si généreusement essuyé ; il est possible qu’ileût engendré plus tard l’orgueil spirituel, le pire des pé-chés, et perdu l’âme de cet homme ; ainsi, M. X… fitbien, en étouffant sa colère et en empêchant la manifesta-tion de grandeur d’âme de son interlocuteur. En général,nous avons, à défaut de certitude, le droit de faire dessuppositions sur les possibilités, tant d’un côté que del’autre. Mais, de ce que nous ignorons les conséquencesde nos actes, il ne s’ensuit pas qu’il faille s’abstenird’agir ; une telle conclusion serait juste si, au contraire,nous étions sûrs que les conséquences dussent être mau-vaises ; or, comme elles peuvent être indifféremmentbonnes ou mauvaises, nous avons ici autant de motifs(ou plus exactement — absence de motifs) pour agir quepour persévérer dans l’inaction, c’est-à-dire, à ce point devue, nous ne pouvons savoir ce qui vaut mieux : l’action

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ou l’inaction ; et, par conséquent, toutes les considéra-tions sur les résultats indirects de nos actes n’ont pournous aucune portée pratique. Pour en faire le Credo denotre vie, il nous faudrait connaître, non seulement lesplus proches chaînons dans la série des conséquences,mais, comme après ces plus proches, nous sommes endroit d’en supposer d’ultérieurs, de caractère opposé, rui-nant nos conclusions, il nous faudrait encore connaître lalongue série des conséquences jusqu’à la fin et au delà dumonde, ce qu’il ne nous est même pas donné d’espérer.Ainsi, ni nos actes, ni notre abstention d’agir ne doi-

vent être déterminés par des considérations sur les consé-quences indirectes possibles, toujours ignorées, mais pardes motifs qui découlent directement du principe moral.Et ici il y a accord entre le point de vue éthique et lepoint de vue mystique. Si tout émane de la Providence,ce ne peut être à l’insu de la Providence que l’homme areçu en don la raison et la conscience, qui lui suggèrentce qu’il faut faire dans le sens du vrai bien, sans avoirégard aux conséquences indirectes. Et, si j’ai foi en laProvidence, j’ai aussi foi en ce qu’elle ne souffre pas quedes actions en accord avec la conscience et la raison aientdes conséquences absolument mauvaises. Reconnaissantqu’il est immoral et contraire à la dignité humaine des’avilir par des boissons fortes, la conscience ne me per-met pas d’espérer que, dans l’état d’ivresse, je pourraisfaire quelque chose qui, plus tard, aurait de bonnesconséquences. De même, si par des motifs tout moraux,sans colère et sans haine, j’empêche le meurtrier d’en fi-nir avec sa victime, l’idée ne me vient pas même de son-ger que quelque chose de mal pourrait en découler et

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qu’il eût peut-être mieux valu laisser s’accomplir le meur-tre.Comme je sais fermement, grâce à la raison et à la

conscience, que les passions charnelles — l’ivrognerie etla débauche — sont en elles-mêmes un mal et qu’il fauts’en abstenir, je sais de même inébranlablement, enm’appuyant sur cette même conscience, cette même rai-son, que la charité effective est en elle-même un bien, etqu’il faut s’y consacrer, en secourant réellement son pro-chain, en le défendant contre les éléments, les bêtes fau-ves, les malfaiteurs et les insensés. Aussi, si quelqu’un,par de purs motifs d’humanité, arrache le poignard desmains de l’assassin, le délivre du péché et la victime demort violente, ou encore, empêche un fou furieux decourir librement les rues, le témoignage secret de sonâme l’approuvera toujours, et il aura conscience d’avoir,in facto, réalisé la loi morale : aidez-vous les uns les au-tres.De nos péchés mêmes la Providence tire de bonnes

conséquences, mais combien plus de bien ne retire-t-ellepas de nos bonnes actions et, ce qui importe, c’est que cebien est un peu à nous, nous y avons pris une part active,tandis que le bien, qui peut découler de nos mauvaisesactions, ne nous concerne, ne nous appartient pas. Mieuxvaut collaborer à l’œuvre d’une Providence toute clé-mente que de n’en être que la matière inerte.

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VI

Le châtiment, sous sa forme de représailles intimidan-tes (dont l’aspect typique est la peine de mort) ne se justi-fie pas au point de vue éthique, en tant qu’il reniel’homme dans la personne du coupable, le prive del’existence, de la possibilité d’une régénération morale,droit inhérent à chaque créature humaine, et le trans-forme en un instrument passif pour la sûreté d’autrui.Mais de même, les relations passives, qui ne combattentpas le crime, ne se justifient pas au point du vue éthique,car, ici, on ne prend pas en considération le droit del’offensé à la défense, ni celui de la société à une exis-tence assurée ; tout est abandonné à l’arbitraire des piresmembres de la société. Le principe moral exige une réac-tion effective contre le crime et définit cette réaction (cechâtiment dans le sens large du mot), comme un moyenlégitime de la charité active qui, légalement et par force,restreint les manifestations de la mauvaise volonté, nonseulement eu égard à la société et à ses membres pacifi-ques, mais aussi dans l’intérêt même du coupable. De lasorte, le châtiment, dans sa vraie conception, est quelquechose de complexe, mais ses différentes faces sont touteségalement soumises au principe moral de charité, em-brassant l’offensé comme l’offenseur. Celui qui souffre depar le crime a droit à la défense et, dans la mesure dupossible, à la compensation ; la société a droit à la sécuri-té ; le coupable a droit à des éclaircissements, à

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l’expiation, à la pénitence. Conformément au principemoral, la réaction contre le crime doit réaliser ou, en toutcas, ne jamais perdre de vue la réalisation de ces troisdroits.La sauvegarde de la personne, la sûreté de la société et

le bien ultérieur du coupable même exigent avant toutque le fauteur du crime soit privé de sa liberté. Si, dansses intérêts, comme dans ceux de ses proches, le dissipa-teur est, en toute justice, privé de la liberté et de la ges-tion de sa fortune, combien plus urgent et équitable n’est-il pas d’en agir de même avec le corrupteur, l’assassindans la sphère de leur activité ? Pour le criminel, la pertede la liberté est d’une importance majeure, car elle arrêtele développement de la mauvaise volonté et lui donne lapossibilité de se reconnaître, de se repentir.Actuellement le sort du coupable est définitivement ar-

rêté par le tribunal qui, non seulement décide de laculpabilité, mais encore conclut au châtiment. En élimi-nant réellement du code pénal les motifs de vengeance etd’intimidation, l’idée du châtiment, comme d’une me-sure fatale, arrêtée d’avance et, au fond arbitraire, doitdisparaître. Les conséquences du crime doivent intime-ment et naturellement répondre à l’état d’âme du crimi-nel. Le fait de la culpabilité établi, le tribunal doit préci-ser le degré de responsabilité du criminel, et le péril ulté-rieur qu’il présente pour la société, c’est-à-dire, qu’il doitfaire le diagnostic et le pronostic de la maladie morale,mais il est contraire à la raison de prescrire la durée et lemode infaillible du traitement. La marche et les procédésdu traitement doivent varier conformément à la marchede la maladie, et le tribunal doit remettre l’affaire aux ins-

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titutions pénitentiaires, dans le ressort desquelles le cri-minel entre. Cette idée, qui encore naguère eût parud’une bizarrerie inouïe, s’est déjà, à un certain degré, ré-alisée dans quelques pays (par exemple en Irlande, enBelgique), où les arrêts conditionnels sont admis. Danscertains cas, le coupable, condamné à une peine définie,ne la subit effectivement pas, si le crime ne se répète pas ;s’il ne tombe pas dans la récidive, il reste libre, le premiercrime étant considéré comme fortuit. Dans d’autres cir-constances, les conditions de l’arrêt se rapportent auterme de l’incarcération, que l’on abrège, conformémentà la conduite ultérieure du coupable. Les arrêts condi-tionnels constituent, dans la législation pénale, un pas enavant d’une importance majeure et fondamentale.

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VII

Il fut un temps où les aliénés étaient traités comme desbêtes féroces à dompter : on les mettait à la chaîne, on lesassommait de coups. Un siècle à peine s’est écoulé de-puis qu’on estimait que c’était là l’ordre des choses et àprésent on n’y peut songer sans effroi. Si tant est que lemouvement historique va s’accélérant de plus en plus,j’espère encore voir poindre le jour, où l’on jugera nosprisons, nos bagnes, comme aujourd’hui nous jugeons lesanciennes institutions psychiatriques avec leurs cages defer à l’usage des malades. Le système pénitentiaire actuel,malgré ses progrès indubitables7777, n’en demeure pas moinsencore en connexion étroite avec l’antique notion du châ-timent, comme d’un supplice à dessein imposé au crimi-nel, conformément au principe : « Il en paye bien la folleenchère ».Le problème positif du châtiment dans son vrai sens,

en ce qui a trait au coupable, n’est pas le supplice physi-que, mais la correction, la guérison morale. Cette idée,admise il y a longtemps déjà par différents écrivains, depréférence par des théologiens, des philosophes, maisseulement par un petit nombre de juristes, provoque deuxobjections péremptoires de nature double : l’une vient desjuristes, l’autre des anthropologistes d’une certaine école.

7 En Russie bien des améliorations ont été faites dans le département des

prisons, surtout (pendant l’administration de K. K. Grot et de M. N. Gatkine-Vrosskii.

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Du côté des juristes, on affirme que la correction du dé-linquant n’est pas possible, à moins d’une violence faite àson être intime, violence que ni la société, ni l’état n’ontle droit de faire. Mais il y a ici deux malentendus.D’abord le problème de la correction du criminel n’est,dans le rapport analysé, qu’un des cas de l’action positiveet obligatoire de la société ou de l’État, sur ses membresirresponsables. Niant en principe cette action, commeune violence faite à l’être intime, il faudra aller plus loinet nier de même l’instruction publique des enfants, le trai-tement des aliénés dans les hôpitaux organisés, etc.Et où est ici la violence faite à l’être intime ? En com-

mettant le crime, le coupable n’a-t-il pas dévoilé, mis ef-fectivement à nu son être intime ? Une opérationcontraire est de rigueur pour le faire rentrer dans son étatnormal. Ce qu’il y a de particulièrement étrange danscette objection, c’est, qu’en reconnaissant à la société ledroit de placer l’homme dans des conditions dépravantes(comme les prisons, les travaux forcés) au dire des juris-tes eux-mêmes, elle lui enlève le droit, qui n’est qu’undevoir, de le placer dans des conditions moralisatrices.Le second malentendu gît dans la compréhension er-

ronée de la correction, comme de quelque chosed’extérieur, en forme de règle morale absolue. Maispourquoi prendre pour règle ce qui n’est que del’ignorance ? Il va de soi que la correction ne peut être ef-ficace qu’en tant qu’elle est intime et émane du criminellui-même. Le concours extérieur doit se réduire à placerl’homme dans des conditions favorables, à lui venir enaide, à le soutenir dans ce travail intérieur.

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Le second argument vient des anthropologistes qui, ensoutenant l’innéité, concluent à l’incorrigibilité des pen-chants criminels. Il est certain qu’il y a des hommesayant des tendances criminelles innées et il est difficile denier qu’il n’y en ait d’incorrigibles dans le nombre ; mais,d’un autre côté, affirmer que tous les criminels sont in-corrigibles, est arbitraire et ne mérite pas de critique sé-rieuse. Si nous sommes en demeure d’admettre que quel-ques criminels seuls soient incorrigibles, il est difficile,voire impossible, de certifier d’avance que le crimineldonné entre dans cette catégorie ; il est donc de toute né-cessité de placer tous ces infortunés dans les conditionsles plus favorables à leur correction éventuelle. La pre-mière et la plus importante de ces conditions est certesd’avoir à la tête des institutions pénitentiaires des hom-mes à la hauteur de cette mission élevée et délicate, — lesmeilleurs des juristes, des psychologues et des hommesinspirés par les idées religieuses.Une tutelle publique, composée d’hommes compétents

à l’effet de corriger les coupables, — voilà la seule idée« du châtiment » ou de représailles positives que le prin-cipe éthique puisse admettre. Fondé sur ce principe, unsystème pénitentiaire, plus équitable et plus humain quele système actuel, sera indubitablement aussi plus effi-cace.

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec leconcours de Boris Dusaussoy ; déposé sur le site de la Bi-bliothèque le 16 juin 2013.

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