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De la croyance Éditions Jacqueline Chambon rayon P hilo Slavoj Zizek ˇ ˇ essai traduit de l’allemand et de l’anglais par Frédéric Joly

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De la croyance

Éditions Jacqueline Chambon

rayon Philo

Slavoj Zizekˇ ˇ

essai traduit de l’allemand et de l’anglais par Frédéric Joly

Illustration de couverture : La Sainte Face de Laon.

ACTES SUDéditeurs associés

De la croyance

L’athéisme, écrit Sartre, est une entreprise cruelle et de longue haleine. Il est vrai qu’il est naturel pour l’être hu-main de succomber à la tentation de la croyance. Dans notre culture séculière, post-traditionnelle, hédoniste, offi -ciellement athée, nous croyons tous secrètement. Lacan, qui disait que « Dieu est inconscient », considérait qu’il n’y avait athéisme qu’au terme d’une longue ascèse psychana-lytique. Slavoj Žižek pourrait ajouter : au terme seulement de l’étude approfondie des doctrines chrétienne et judaïque.

Contre les spiritualités new age si en vogue aujourd’hui, qui, prônant une recherche naïve et futile de la quête de soi et de la perfection, constituent le supplément d’âme idéologique idéal au néolibéralisme régissant nos sociétés, Žižek, soulignant leur indigence face aux grandes traditions monothéistes, défend ici l’idée de réinvention – qu’il décèle plus particulièrement dans le christianisme.

En allant au cœur des ressorts, du mécanisme de la croyance, en explorant la doctrine chrétienne afi n d’élabo-rer – tirant d’elle le meil leur – une éthique de la réinvention de soi mise au service d’un athéisme radical, Slavoj Žižek démontre que la rationalité psychanalytique et philoso-phique a besoin d’une critique de son propre rationalisme. Les magnifi ques pages de christologie de cet ouvrage, entre autres, aux côtés de celles consacrées à la notion de sacrifi ce, la lui apportent.

De Slavoj Žižek, les éditions Jacqueline Chambon ont publié, en 2010, Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs.

De la croyance

Titre original :Die gnadenlose Liebe

© Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, 2009

© actes sud, 2011pour la traduction françaiseISBN 978-2-7427-9485-0

Du même auteur aux éditions Jacqueline Chambon

jacques lacan à hollywood, et ailleurs, Actes Sud, 2010.

978-2-330-10574-7

Slavoj Žižek

De la croyance

essai traduit de l’allemand et de l’anglaispar Frédéric Joly

Jacqueline Chambon

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Introduction

« Dieu est inconscient »

L’ouvrage de Roger Ebert The Little Book of Hol-lywood Cliches * présente des centaines de stéréotypes et scènes obligatoires, de la règle bien connue « Etal de fruits ! » (à chaque scène de poursuite impliquant un étranger ou un autochtone, un étal de fruits sera renversé, et un marchand fou de rage cavalera au beau milieu de la rue en menaçant du poing le véhicule du héros en train de s’éloigner) aux cas plus raffinés de la règle du « Merci, mais non merci » (lorsqu’une conversation à bâtons rompus entre deux personnes vient de s’achever et que A s’apprête à quitter la pièce, B dit alors – après une hésitation : « Bob [ou tout autre prénom porté par A] ? », à la suite de quoi A s’arrête, se retourne, fait un : « Oui ? », auquel B répond par un : « Merci »), ou de la règle du « sac de

* Roger Ebert, The Little Book of Hollywood Cliches, Londres, Virgin Books, 1995.

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provisions » (chaque fois qu’une femme craintive et cynique refusant de tomber amoureuse à nouveau est poursuivie par un soupirant fermement décidé à percer la muraille de sa solitude, elle ira faire les courses ; les sacs se déchireront alors, et les fruits et légumes qu’ils contenaient se répandront au sol tout autour, soit afin de symboliser le gâchis auquel se résume sa vie, soit/et afin que le soupirant puisse l’aider à reprendre en main sa vie, et pas se conten-ter de ramasser ses oranges et ses pommes). Voilà ce que Jacques Lacan nomme le « grand Autre », la substance symbolique de nos vies, qui ne se résume pas simplement aux règles symboliques explicites de régulation de l’interaction sociale, mais comprend également la trame aux ramifications complexes des règles « implicites » non écrites qui régulent dans les faits nos paroles et nos actes.

Non moins que la vie sociale elle-même, le milieu universitaire autopostulé «  radical  » d’au-jourd’hui est saturé de règles et d’interdictions non écrites – bien que de telles règles ne soient ja-mais explicitement établies, leur non-respect peut entraîner de très fâcheuses conséquences. L’une de ces règles non écrites a trait à l’omniprésence indis-cutée de la nécessité de « contextualiser » et de « si-tuer » sa propre position : la manière la plus simple de marquer automatiquement des points dans un débat consiste à clamer que la position de l’adver-saire n’est pas convenablement «  située » dans un contexte historique  : «  Vous parlez des femmes – mais de quelles femmes ? Il n’existe pas de femme

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en tant que telle, de sorte que votre discours géné-ralisant sur la femme, dans son apparente neutralité englobante, ne privilégierait-il pas certaines figures spécifiques de la féminité pour en exclure d’autres ? » Pour quelles raisons une historicisation radicale de ce genre est-elle fausse en dépit du moment évident de vérité qu’elle contient ? Parce que la réalité so-ciale contemporaine elle-même (le marché global du capitalisme dans sa phase terminale) se voit dominée par ce que Marx appelait la puissance de l’« abstrac-tion réelle » : la circulation du capital est cette force de « déterritorialisation » radicale (pour reprendre le terme de Gilles Deleuze) qui, dans son fonction-nement réel, ignore activement les conditions spé-cifiques, et ne peut être «  enracinée » en elles. Ce n’est plus, comme dans l’idéologie classique, l’uni-versalité qui vient occlure son mode de partialité, sa manière de privilégier un contenu particulier ; c’est bien plutôt la tentative même de situer des racines particulières qui vient idéologiquement occlure la réalité sociale du règne de l’« abstraction réelle ».

Une autre de ces règles est l’élévation, au cours de cette dernière décennie, de Hannah Arendt au rang d’autorité intouchable, de point de transfert. Il y a de cela vingt ans, les gauchistes radicaux la dénigraient pour avoir inventé la notion de «  totalitarisme  », l’arme-clé de l’Ouest dans la lutte idéologique de la guerre froide : lorsque, à l’occasion d’un colloque de Cultural Studies, au cours des années  1970, on se voyait interpellé par une voix innocente de la manière suivante : « Votre argumentation n’est-elle

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pas similaire à celle de Arendt ?  », c’était le signe irréfutable qu’il fallait grandement s’inquiéter. Au-jourd’hui, pourtant, on est censé la considérer avec respect – même les universitaires dont l’orientation fondamentale pourrait sembler les opposer à Arendt (des psychanalystes comme Julia Kristeva, en raison du mépris témoigné par Arendt pour la théorie psy-chanalytique ; des héritiers de l’école de Francfort comme Richard Bernstein, à cause de l’animosité excessive d’Arendt à l’encontre d’Adorno) s’effor-cent à l’impossible tâche de la réconcilier avec leurs engagements théorétiques fondamentaux. Cette élévation d’Arendt est peut-être l’indice le plus clair de la défaite théorique de la gauche, c’est-à-dire de la manière qui fut celle de la gauche d’accepter les coordonnées de base de la démocratie libérale (« dé-mocratie » contre « totalitarisme », etc.), et de ten-ter maintenant de redéfinir son/sa (op)position à l’intérieur de cet espace. La première chose à faire consiste par conséquent à violenter sans crainte ces tabous libéraux  : peu importe si l’on est accusé d’être « antidémocrate » et « totalitaire »…

Une autre règle non écrite de ce type concerne la croyance religieuse : il nous faut prétendre ne pas croire, c’est-à-dire que le fait d’admettre ouvertement en public sa propre croyance est quasiment vécu comme quelque chose de honteux, d’exhibitionniste. Nous semblons tous être dans la position du Faust de Goethe qui offre avec désinvolture l’évasive succes-sion d’une douzaine de questions en retour lorsque, après qu’ils aient consommé leur amour, Marguerite

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lui pose la fameuse question : « Dis-moi, quelle religion as-tu ? » : « Il faut ? Qui peut dire : je crois en Dieu ? », etc. (voir le Faust I de Goethe, à partir du vers 3415 *). L’envers caché de cette résistance, c’est que personne n’échappe véritablement à la croyance –  une parti-cularité qui mérite que l’on mette tout spécialement l’accent sur elle à notre époque prétendument irré-ligieuse. C’est dire que, dans notre culture séculière, posttraditionnelle, hédoniste, officiellement athée, où personne n’est disposé à confesser publiquement sa croyance, la structure sous-jacente de la croyance est plus que jamais omniprésente – nous croyons tous secrètement. La position de Lacan est ici claire et sans ambiguïté aucune : « Dieu est inconscient », c’est-à-dire qu’il est naturel pour l’être humain de succom-ber à la tentation de la croyance. Cette prédominance même de la croyance, le fait que le besoin de croire soit consubstantiel à la subjectivité humaine, est ce qui rend problématique l’argument habituel évoqué par les croyants dans le but de désarmer leurs adver-saires : seuls ceux qui croient peuvent comprendre ce que signifie croire, de sorte que les athées ne sont pas a priori en mesure de débattre avec eux… Ce qui est faux dans ce raisonnement est sa prémisse : l’athéisme n’est pas ce niveau zéro que tout un chacun peut com-prendre, puisqu’il ne signifie pas seulement l’absence de (la croyance en) Dieu – peut-être rien n’est-il plus difficile que de soutenir cette position consistant à être

* J. W. Goethe, Faust, édition et nouvelle traduction établie par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Bartillat, 2009, p. 332.

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un véritable matérialiste. Dans la mesure où la struc-ture du croire est celle de la scission du Moi (Spal-tung) et du désaveu (Verleugnung) fétichistes («  Je sais bien qu’il n’y a pas de grand Autre, mais quand même…/Je crois secrètement en Lui »), seul le psy-chanalyste qui endosse l’inexistence du grand Autre est un véritable athée. Même les staliniens étaient des croyants, dans la mesure où ils invoquaient tou-jours le jugement dernier de l’Histoire, seul à même de décider de la «  signification objective  » de nos actes. Même un transgresseur aussi radical que Sade n’était pas un athée conséquent ; la logique secrète de sa transgression consiste en un acte fait de défiance à l’encontre de Dieu, c’est-à-dire au renversement de la logique classique de la fissure fétichiste («  Je sais bien qu’il n’y a pas de grand Autre, mais quand même… ») : « Bien que je sache que Dieu existe, je suis prêt à Le mettre au défi, à violer ses interdits, à agir comme s’Il n’existait pas ! » Exceptée la psy-chanalyse (la freudienne, par contraste avec la dévia-tion jungienne), ce fut peut-être Heidegger seul qui, dans son ouvrage Être et Temps *, déploya l’idée athée conséquente d’une existence humaine jetée au sein d’un horizon contingent fini, avec la mort comme son ultime possibilité.

Ce petit livre aspire à circonscrire cette dé-plorable tendance prédominante  : son auteur, un

* Martin Heidegger, Être et Temps, trad. de l’allemand par François Vezin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de phi-losophie », 1986.

athée inconditionnel à l’ancienne mode (et même matérialiste dialectique), propose ici un retour à la structure symbolique qui soustend le christianisme.

*

En 1991, à la suite du coup d’État monté par la no-menklatura elle-même pour faire tomber Ceauşescu, l’appareil de la police secrète roumaine, resté bien sûr pleinement opérant, poursuivit son activité comme à l’ordinaire. Toutefois, la tentative de la police secrète de présenter une image d’elle-même plus sympathique, au diapason des temps «  démo-cratiques » nouveaux, occasionna quelques épisodes étranges. Un ami américain qui à cette époque vivait à Bucarest dans le cadre d’une bourse d’études Ful-bright, appela chez lui une semaine après son arrivée pour dire à sa petite amie qu’il vivait maintenant dans un pays pauvre mais amical, où les gens étaient sympathiques et avides d’apprendre. Après qu’il eut reposé le combiné, le téléphone sonna immédiate-ment : il décrocha, et une voix lui annonça dans un anglais quelque peu maladroit qu’il avait au bout du fil l’officier de la police secrète dont le travail allait consister à écouter ses conversations téléphoniques, qui voulait le remercier pour les gentilles choses qu’il venait de dire sur la Roumanie – il lui souhaita un séjour agréable et raccrocha.

Le présent ouvrage est dédié à cet agent anonyme de la police secrète roumaine.

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I « Économies, économies, Horatio ! »

Hamlet avant Œdipe

Lorsque nous parlons des mythes en psychanalyse, nous parlons en réalité d’UN mythe, le mythe d’Œdipe –  tous les autres mythes freudiens (le mythe du père primordial, la version freudienne du mythe de Moïse) en constituent des variations, bien que des nécessaires variations. Avec l’histoire de Hamlet, les choses, pourtant, se compliquent. La lecture psychanalytique prélacanienne habituelle, naïve, de Hamlet, se focalise naturellement sur le désir incestueux de Hamlet pour sa mère. Le choc ressenti par Hamlet à la mort de son père est donc présenté comme l’impact traumatique que l’accom-plissement d’un violent désir inconscient (en l’oc-currence, celui que le père meure) a sur le sujet ; le spectre du père mort qui apparaît à Hamlet consti-tue la projection de sa propre culpabilité d’avoir désiré cette mort ; sa haine pour Claudius est un ef-fet de rivalité narcissique – Claudius, à la place de

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Hamlet lui-même, obtient sa mère ; son dégoût pour Ophélie et la gent féminine en général témoigne de sa répulsion pour le sexe dans toute sa suffocante modalité incestueuse, répulsion qui surgit avec l’ab-sence de sanction/prohibition paternelle… Alors, à se fier à cette lecture classique, Hamlet, envisagé comme une version modernisée d’Œdipe, témoigne du renforcement de la prohibition œdipienne de l’inceste dans le passage de l’Antiquité à la mo-dernité  : dans le cas d’Œdipe, nous avons encore affaire à l’inceste, tandis que dans Hamlet, le désir incestueux est refoulé et déplacé. Et il semble que la désignation même de Hamlet comme névrosé obsessionnel confirme cet infléchissement  : par contraste avec l’hystérie qui se retrouve partout (au moins en Occident) tout au long de l’Histoire, le névrosé obsessionnel constitue un phénomène clai-rement moderne.Alors qu’il ne faudrait pas sous-estimer la force de pareille lecture freudienne, héroïque, robuste, de Hamlet envisagé comme la version modernisée du mythe d’Œdipe, le problème consiste à savoir comment l’articuler avec le fait que le mythe de Hamlet est plus ancien que celui d’Œdipe, bien que Hamlet – dans la lignée goethéenne – puisse appa-raître comme le modèle de l’intellectuel moderne (introverti, taciturne, indécis). Le schéma élémen-taire de l’histoire de Hamlet (le fils venge son père en tuant son frère mauvais qui l’a assassiné et s’est emparé de son trône ; il résiste au règne illégitime de cet oncle en simulant la folie et en étant l’auteur

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de déclarations « insensées », mais pleines de vérité) constitue un mythe universel que l’on retrouve par-tout, des anciennes cultures nordiques jusqu’en Iran et en Polynésie en passant par l’ancienne Égypte. Il existe en outre assez d’éléments pour en conclure avec fermeté que la référence ultime de cette histoire ne concerne pas les traumas familiaux, mais les évé-nements célestes : la « signification » ultime du mythe de Hamlet est le mouvement de précession des étoiles, c’est-à-dire que le mythe de Hamlet introduit dans le récit familial des observations astronomiques hautement articulées… * Cependant, cette solution, si convaincante qu’elle puisse paraître, s’enferre im-médiatement dans sa propre impasse : le mouvement des étoiles est en lui-même dépourvu de significa-tion, un simple fait de nature dépourvu de toute résonance libidinale –  pour quelles raisons alors le traduirait/métaphoriserait-on précisément sous la forme d’un tel récit familial générant un vertigineux investissement libidinal ? En d’autres termes, la ques-tion du « que signifie quoi ? » n’est en rien résolue par cette lecture : l’histoire de Hamlet « signifie »-t-elle les étoiles, ou les étoiles « signifient »-elles l’histoire de Hamlet ? Autrement dit  : les anciens utilisaient-ils leurs connaissances en astronomie pour coder leurs idées sur les impasses libidinales fondamentales propres au genre humain ?

* Je fais naturellement ici référence à Hamlet’s Mill, le célèbre classique de Giorgio de Santillana et Hertha von Dechend, Boston, David R. Godine, 1977.

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Une chose, ici, est néanmoins claire : sur le plan chronologique, comme sur le plan logique, l’his-toire de Hamlet devance le mythe d’Œdipe. Nous avons à faire ici au mécanisme du déplacement in-conscient bien connu de Freud  : une chose qui se montre plus précoce sur le plan logique n’est per-ceptible (ou ne le devient, ou ne s’inscrit dans la texture) que sous la forme d’une distorsion secon-daire ultérieure de quelque récit censément « origi-nel ». La matrice élémentaire souvent méconnue du « travail du rêve », qui suppose la distinction entre les pensées du rêve, ou contenu latent, et le désir inconscient articulé dans le rêve, réside en ceci  : dans le travail du rêve, la pensée latente est codée/déplacée, mais c’est à travers ce déplacement même que s’articule la pensée autre, véritablement incons-ciente. Alors, pour ce qui est d’Œdipe et Hamlet, en lieu et place d’une lecture linéaire/historiciste de Hamlet envisagé comme une distorsion secondaire du texte œdipien, nous postulons que le mythe œdi-pien est (comme l’affirmait déjà Hegel) le mythe fondateur de la civilisation grecque occidentale (le saut suicidaire du sphinx représentant la désintégra-tion de l’ancien univers prégrec), et que c’est dans la distorsion par Hamlet de l’Œdipe que s’articule son contenu refoulé – la preuve en étant que la ma-trice de Hamlet se retrouve partout dans la mytho-logie préclassique, jusque dans l’ancienne Égypte elle-même dont la défaite spirituelle est signalée par le saut suicidaire du sphinx. (Et, incidemment, n’en va-t-il pas de même du christianisme ? La thèse de

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Freud n’est-elle pas que le meurtre de Dieu dans le Nouveau Testament révèle le trauma «  désavoué  » de l’Ancien Testament ?) Quel est alors le « secret » préœdipien de Hamlet ? Il faudrait retenir l’aperçu voulant qu’Œdipe est un « mythe » proprement dit, et que l’histoire de Hamlet constitue sa dislocation/corruption « modernisante » – la leçon étant que le «  mythe  » œdipien, et peut-être la «  naïveté  » my-thique elle-même, sert à obscurcir quelque savoir in-terdit, en définitive le savoir de l’obscénité du père.

Comment l’acte et le savoir sont-ils alors reliés au sein d’une constellation tragique ? L’opposition fondamentale est celle d’Œdipe et Hamlet : Œdipe accomplit l’acte (de tuer le père) parce qu’il ne sait pas ce qu’il fait ; contrairement à Œdipe, Hamlet sait, et pour cette raison même, n’est pas en mesure de passer à l’acte (de venger la mort du père). Par ailleurs, comme Lacan le souligne, ce n’est pas seu-lement Hamlet qui sait, c’est également le père de Hamlet qui, mystérieusement, sait qu’il est mort, et même comment il mourut, contrairement au père du rêve freudien qui ne sait pas qu’il est mort – et c’est ce savoir excessif qui explique le ton mélodra-matique minimal de Hamlet. C’est dire que par contraste avec la tragédie, fondée sur quelque dé-faut de savoir, ou quelque ignorance, le mélodrame induit toujours quelque savoir inattendu, et exces-sif, non pas chez le héros, mais chez son partenaire – savoir transmis à la toute fin au héros, à l’occasion du retournement mélodramatique final. Il suffit de rappeler ici le retournement final éminemment

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mélodramatique du Temps de l’innocence (The Age of Innocence) de Wharton, où le mari qui durant de longues années entretint une passion amoureuse illicite pour la comtesse Olenska, apprend que sa jeune épouse savait tout ce temps sa passion se-crète. Peut-être un moyen de sauver le malheureux Sur la route de Madison (Bridges of the Madison County) aurait-il pu consister en ceci : qu’à la fin du film, Francesca, mourante, apprenne que son mari terre à terre, supposément simplet, avait su tout ce temps la brève histoire passionnée de sa femme avec le photographe du National Geographic, et l’im-portance qu’elle avait signifié pour elle, mais avait gardé le silence afin de ne pas la blesser. C’est en ceci que réside l’énigme du savoir  : comment est-il possible que l’économie psychique entière d’une situation change radicalement non pas lorsque le héros apprend directement quelque chose (quelque secret longtemps refoulé), mais lorsqu’il en vient à comprendre que l’autre (qu’il considérait à tort ignorant) savait également tout ce temps et préten-dait simplement ne pas savoir afin de sauver les ap-parences – y a-t-il quelque chose de plus humiliant que la situation d’un mari qui, après une longue his-toire d’amour clandestine, apprend brusquement que sa femme en avait tout ce temps eu connais-sance, mais gardait le silence par politesse ou, pire encore, par amour pour lui ? Dans Tendres Passions (Terms of Endearment), Debra Winger, en train de mourir d’un cancer sur un lit d’hôpital, dit à son fils (qui la méprise parce qu’elle a été abandonnée par

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son père, son mari) qu’elle sait parfaitement com-bien, en vérité, il l’aime – elle sait qu’à un moment donné, à l’avenir, après sa disparition, lui-même re-connaîtra cet amour ; il ressentira alors de la culpa-bilité pour avoir haï sa mère dans le passé, de sorte qu’elle lui dit dès maintenant qu’elle lui pardonne par avance, le délivrant ainsi du poids futur de la culpabilité qu’il éprouvera… Cette manipulation du sentiment de culpabilité à venir participe du mélo-drame à son meilleur ; le geste de pardon de la mère fait par avance peser sur le fils un écrasant sentiment de culpabilité. (C’est ici, dans cette culpabilisation, dans cette imposition d’une dette symbolique, à tra-vers l’acte même d’exonération, que réside la ruse suprême du christianisme.)

Il faut toutefois ajouter une troisième formule au couple formé par « il ne le sait pas, bien qu’il le fasse » et « il le sait et par conséquent peut le faire » : « il sait très bien ce qu’il fait, et néanmoins il le fait » est cette troisième formule. Si la première formule concerne le héros traditionnel, et la deuxième le héros moderne, la dernière, combinant d’une manière ambiguë savoir ET acte, rend compte du héros contemporain. C’est dire que cette troisième formule autorise deux lec-tures radicalement opposées, de façon assez proche du jugement spéculatif hégélien dans lequel viennent coïncider les extrêmes : d’un côté, «  il sait très bien ce qu’il fait, et il le fait néanmoins » constitue l’ex-pression la plus limpide de l’attitude cynique, mora-lement dépravée – « oui, je suis une merde, qui triche et qui ment, et alors ? C’est la vie ! » ; d’un autre côté,

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la même position du «  il sait très bien ce qu’il fait, et il le fait néanmoins » peut également représenter le contraire le plus radical du cynisme, c’est-à-dire la conscience tragique du fait que, bien que ce que je m’apprête à faire aura des conséquences catastro-phiques pour mon propre bien-être et le bien-être de ceux qui me sont les plus proches et les plus chers, il me faut néanmoins tout simplement le faire en raison de l’inexorable injonction éthique. (Rappe-lons-nous l’attitude paradigmatique du héros dans l’univers du noir : il se montre pleinement conscient du fait qu’un destin tragique l’attend s’il répond à l’appel de la femme fatale, pleinement conscient qu’il s’engouffre dans un double piège, la femme le trahira à coup sûr, mais il ne peut néanmoins résister et s’y engouffre…) Cette fissure n’est pas seulement la fis-sure existant entre le domaine du « pathologique » – du bien-être, du plaisir, du profit… – et l’injonc-tion éthique : elle peut aussi être cette fissure existant entre les normes morales que je respecte en temps normal et l’injonction inconditionnelle à laquelle je me dois d’obéir, à l’instar du dilemme d’Abraham qui « sait parfaitement ce que signifie le fait de tuer son fils », et qui néanmoins se résout à le faire, ou de celui du chrétien qui se montre prêt à commettre un terrible péché (sacrifier son âme éternelle) au nom de l’objectif plus élevé que représente la gloire de Dieu… En résumé, la situation post ou métatragique proprement moderne se réalise lorsqu’une nécessité plus haute me contraint à trahir la substance éthique même de mon être.

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L’esprit d’économie comme péché mortel

En quoi réside alors la rupture de la modernité ? Quelle est la béance ou l’impasse que le mythe entend dissi-muler ? On est presque tenté de revenir à l’ancienne tradition moraliste : le capitalisme s’origine dans le pé-ché de l’esprit d’économie, le péché d’avarice – la no-tion freudienne longtemps discréditée de «  caractère anal  » et son lien à l’accumulation capitaliste reçoit ici une confirmation inattendue. Dans Hamlet (acte I, scène 2), le caractère très déplaisant de l’esprit d’éco-nomie poussé à l’extrême est formulé avec précision :

Horatio.Monseigneur, je suis venu aux obsèques de votre père.Hamlet.Ne te moque pas, je te prie, mon camarade,Dis que tu es venu au mariage de ma mère.Horatio.Il est vrai, Monseigneur, qu’il les a suivies de bien près.Hamlet.Économies, économies, Horatio ! Les gâteaux du repas funèbreOnt été servis froids au festin des noces.J’aurais mieux aimé rencontrer mon pire ennemi au Ciel,Horatio, que de vivre un pareil jour *…

* William Shakespeare, Hamlet, préface et traduction d’Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », p. 43.

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Le point-clé est ici que l’« économie » ne désigne pas simplement une anodine frugalité, mais un re-fus spécifique de payer son dû au rituel de deuil en tant que tel : l’économie (en l’occurrence, le fait de resservir des plats déjà proposés) bafoue la valeur rituelle, celle qu’aux dires mêmes de Lacan, Marx négligeait dans sa description de la valeur :

Pas besoin de vous rappeler ces paroles d’Hamlet sur ces reliefs du repas des funérailles qui servirent au repas des noces : « Économies, économies, Horatio ! », indiquant avec ce terme quelque chose qui nous rap-pelle que dans notre exploration du monde de l’objet, dans cette articulation qui est celle de la société mo-derne entre ce que nous appelons les valeurs d’usage et les valeurs d’échange avec toutes les notions qui autour de cela s’engrangent, il y a quelque chose peut-être que l’analyse méconnaît – j’entends l’analyse marxiste, économique, pour autant qu’elle domine la pensée de notre époque – et dont nous touchons à tout instant la force et l’ampleur, ce sont les valeurs rituelles *.

* Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VI : Le désir et son inter-prétation, séance du 29 avril 1959 (inédit). En défense de Marx, nous pourrions ajouter que cette « méconnaissance » n’est pas tant à imputer à Marx qu’à la réalité capitaliste elle-même, c’est-à-dire à «  cette articulation qui est celle de la société moderne entre ce que nous appelons les valeurs d’usage et les valeurs d’échange avec toutes les notions qui autour de cela s’engrangent ».

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Qu’en est-il alors du statut de l’esprit d’éco-nomie en tant que vice * ? Dans la conception aristotélicienne, il serait aisé de localiser l’esprit d’économie à l’extrême opposé de la prodigalité, et ensuite, bien évidemment, d’élaborer en le pré-sentant comme la véritable vertu quelque moyen terme – mettons, la prudence, l’art de la dépense modérée, évitant les deux extrêmes. Le paradoxe de l’avare est pourtant qu’il fait un excès de la modé-ration elle-même. Nous dirons que la qualification habituelle du désir met l’accent sur son caractère transgressif  : l’éthique (au sens prémoderne de l’« art de vivre ») est en définitive éthique de la mo-dération, résistance à la compulsion d’enfreindre certaines limites, résistance au désir qui, par dé-finition, est transgressif –  une passion sexuelle qui me consume entièrement, la boulimie, une passion destructrice qui ne s’arrête pas même au meurtre… Par contraste avec cette conception transgressive du désir, l’avare investit son désir (et par conséquent une qualité excessive) dans la modération elle-même : ne pas dépenser, économi-ser, retenir au lieu de laisser s’écouler – l’ensemble des proverbiales qualités « anales ». Et seul ce dé-sir, l’antidésir même, est le désir par excellence. Le

* Je suis grandement redevable, pour ce paragraphe entier, à certaines conversations avec Mladen Dolar, qui a développé ces idées de manière plus approfondie, englobant également la genèse de la figure antisémite du juif à partir de ces paradoxes de l’avare.

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recours à la notion hégélienne de détermination oppositionnelle (gegensaetzliche Bestimmung) est ici pleinement justifié  : Marx affirmait que, dans la série production-distribution-échange-consom-mation, le terme « production » était doublement inscrit, était simultanément l’un des termes de la série, et le principe structurant de la série entière : dans la « production » envisagée comme l’un des termes de la série, la «  production  » (envisagée comme le principe structurant) « se rencontre elle-même dans sa détermination oppositionnelle  » comme l’affirme Marx en recourant précisément à cette notion hégélienne. Et il en va de même du désir  : il existe différentes sortes de désir (c’est-à-dire différentes sortes de cet attachement excessif venant saper le principe de plaisir) ; parmi elles, le désir « en tant que tel » se rencontre lui-même dans sa « détermination oppositionnelle » sous la forme de l’avare et son esprit d’économie, le contraire même du mouvement transgressif du désir. Lacan fit cette remarque limpide au sujet de Molière :

[…] l’objet du phantasme est cette altérité image et pathos par où un autre prend la place de ce dont le sujet est privé symboliquement, vous le voyez bien que c’est dans cette direction que cet objet imaginaire se trouve en quelque sorte en position de condenser sur lui ce qu’on peut appeler les vertus ou la dimension de l’être, qu’il peut devenir ce véritable leurre de l’être qu’est l’objet du désir humain ; ce quelque chose devant quoi Simone Weil s’arrête quand elle pointe le rapport le plus épais,

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le plus opaque qui puisse nous être présenté de l’homme avec l’objet de son désir, le rapport de l’avare avec sa cas-sette, où semble culminer pour nous de la façon la plus évidente ce caractère de fétiche qui est celui de l’objet du désir humain […] Ce qui est important dans cet élément à proprement parler structurel du phantasme imaginaire en tant qu’il se situe au niveau de a, c’est […] ce caractère opaque, celui qui le spécifie sous ses formes les plus ac-centuées comme le pôle du désir pervers *[…].

Alors, à vouloir discerner le mystère du désir, nous ferions mieux de ne pas nous focaliser sur l’amoureux ou le meurtrier esclaves de leur passion, prêts à mettre en jeu tout et n’importe quoi pour elle, mais sur l’attitude de l’avare à l’égard de sa cas-sette, ce lieu secret où il garde et amasse ses posses-sions. Le mystère, bien évidemment, c’est que dans la figure de l’avare, l’excès vient coïncider avec le manque, la puissance avec l’impuissance, l’accumu-lation avaricieuse avec l’élévation de l’objet au rang de Chose interdite/intouchable que l’on peut seu-lement contempler, dont on ne peut jamais pleine-ment jouir. L’aria ultime de l’avare n’est-il pas celui que chante Bartholo, « A un dottor della mia sorte », dans l’acte I du Barbier de Séville de Rossini ? Sa folie obsessionnelle se montre à la perfection dans son indifférence totale à la perspective de vivre une relation sexuelle avec la jeune Rosina – il entend se

* Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VI : Le désir et son inter-prétation, séance du 29 avril 1959 (inédit).

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marier avec elle afin de la posséder et de la surveiller de la même façon qu’un avare possède sa cassette *. Pour recourir à des termes plus philosophiques, le paradoxe de l’avare est qu’il réunit deux traditions éthiques incompatibles  : l’éthique aristotélicienne de la modération et l’éthique kantienne de l’exi-gence inconditionnelle faisant capoter le « principe de plaisir » – l’avare élève la maxime de modération au rang d’exigence inconditionnelle kantienne. La fixation sur la règle de modération, l’évitement de l’excès même, génère de cette façon son propre ex-cès – un plus de jouir.

Le modernisme capitaliste introduit cependant une inflexion dans cette logique : le capitaliste n’est plus l’avare solitaire qui se cramponne à son trésor caché, lui jetant un œil en secret dès qu’il se retrouve seul, derrière des portes précautionneusement fermées à double tour, mais ce sujet qui accepte le paradoxe de base voulant que la seule manière de préserver et de multiplier son trésor personnel consiste à le dépenser ; la déclaration passionnée de Juliette lors de la scène du balcon («  Plus je te donne, plus je possède ») connaît ici une inflexion perverse – cette formule n’est-elle pas également la formule même du projet capitaliste ? Plus le capita-liste investit (et emprunte de l’argent afin d’inves-tir), plus il possède, de sorte qu’à la fin du processus

* Cet aria doit être envisagé comme partie d’un triangle, aux côtés des deux autres grands portraits de lui-même que sont « Largo al factotum » et « La calumnia ».

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nous obtenons un capitaliste purement virtuel à la Donald Trump dont la fortune en « valeur nette » égale pratiquement zéro, ou est même négative, mais qui passe pourtant pour « fortuné » au motif que de futurs profits sont en perspective. Alors, pour en revenir à la «  détermination oppositionnelle  » hé-gélienne, nous dirons que le capitalisme renverse, d’une certaine manière, la notion d’esprit d’écono-mie en tant que la détermination oppositionnelle (la forme d’apparence) d’une reddition au désir (c’est-à-dire de l’acte consistant à consommer l’objet) : le genre est ici l’avarice, tandis que la consommation excessive sans limites est l’avarice elle-même dans sa forme d’apparence (en tant que sa détermination oppositionnelle).

Ce paradoxe fondamental permet même de créer des phénomènes comme la stratégie mar-keting la plus élémentaire faisant appel à l’esprit d’économie du consommateur  : le message ultime des clips publi citaires n’est-il pas  : « Achetez ceci, dépensez plus, et vous économiserez, vous obtien-drez un surplus de liberté !  » ? Rappelons-nous le proverbial cliché entre tenu par le mâle chauvin de l’épouse revenant à la maison après avoir fait les ma-gasins et annonçant à son mari  : «  J’ai seulement dépensé 200 dollars ! Alors que je ne pensais ache-ter qu’une veste, j’en ai acheté trois, et j’ai ainsi fait une économie de 200 dollars ! » L’incarnation de ce surplus est le paquet de tubes de dentifrice dont le dernier des trois est d’une couleur différente et sur lequel est marqué en gros caractères : « 30 % en plus

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de gratuit ! » –  je suis toujours tenté de dire dans une telle situation : « D’accord, alors donnez-moi seulement ces 30 % de pâte de dentifrice gratuite ! » Avec le capitalisme, la définition du « juste prix » est un prix discount. De cette façon, le vocable usé jusqu’à la corde de « société de consommation » ne tient qu’à la condition de concevoir la consomma-tion comme le mode d’apparence de son contraire même, l’esprit d’économie *.

Mais revenons à Hamlet et à la valeur rituelle : le rituel est en définitive le rituel du sacrifice qui li-bère l’espace à la consommation généreuse – après avoir sacrifié aux dieux la partie la plus intime de l’animal abattu (le cœur ou les intestins), nous sommes libres de tirer plaisir d’un copieux repas fait de la viande restante. Au lieu de permettre une libre consommation sans sacrifice, l’«  écono-mie totale » moderne, qui entend se passer de ce sacrifice ritualisé «  superflu  », génère le paradoxe de l’esprit d’économie –  il n’y a pas de consom-mation généreuse ; la consommation n’est autori-sée que dans la mesure où elle fonctionne comme la forme d’apparence de son contraire. Et le na-zisme ne constitua-t-il pas précisément la tentative désespérée de restaurer la valeur rituelle à sa juste

* Je développe ici un autre aspect du surmoi capitaliste dont la logique est plus entièrement déployée dans le chapitre iii de mon ouvrage Fragile Absolu. Ou pourquoi l’héritage chré-tien vaut-il d’être défendu ?, trad. de l’anglais par François Théron, Paris, Flammarion, 2008.

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place par le biais de l’Holocauste, ce gigantesque sacrifice aux «  dieux obscurs  », comme le postule Lacan dans le livre XI de son Séminaire * ? L’objet sacrifié fut très logiquement le juif, l’incarnation même du paradoxe capitaliste de l’esprit d’écono-mie. Le fascisme doit être situé au sein de la série des tentatives ayant consisté à contrecarrer cette lo-gique capitaliste : exceptée la tentative corporatiste fasciste de « rétablir l’équilibre » en coupant l’excès incarné dans le « juif », il nous faudrait mentionner les différentes versions de la tentative de restaurer le geste souverain prémoderne de la pure dépense – souvenons-nous de la figure du junkie, le seul et vrai « sujet de consommation », le seul qui, jusqu’à sa mort, se consume absolument dans sa jouissance sans bornes **.

* Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI  : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Paris, Seuil, coll. « Champ freudien », 1973, p. 305-306.** L’attention de notre époque pour la dépendance à la drogue envisagée comme le danger ultime pour l’édifice social ne peut être justement comprise que dans le cadre de l’économie subjective prédominante de la consommation en tant que la forme d’apparence de l’esprit d’économie  : au cours des époques qui avaient précédé, la consommation de drogues n’était qu’une pratique sociale à moitié cachée parmi tant d’autres, et était pratiquée par des personnages réels (de Quincey, Baudelaire) et fictifs (Sherlock Holmes).

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Pourquoi le Christ mourut-il sur la croix ?

Comment, alors, sortir de l’impasse de la consomma-tion économe, si ces deux sorties s’avèrent fausses ? Peut-être l’idée chrétienne d’agapè indique-t-elle la solution : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jean, 3:16). Comment concevoir exactement le dogme fondamental de la foi chrétienne * ? Les pro-blèmes surgissent dès lors que nous comprenons ce «  don de son fils unique  », c’est-à-dire la mort du Christ, comme un geste sacrificiel dans l’échange entre Dieu et l’homme. Si nous affirmons qu’en sa-crifiant ce qui Lui est le plus précieux, Son propre fils, Dieu rachète l’humanité, rachetant ses péchés, alors il n’existe en définitive que deux manières d’expliquer cet acte : ou bien Dieu lui-même exige cette rétribution, c’est-à-dire que le Christ se sacrifie comme le représentant de l’humanité afin de satis-faire le besoin de châtiment de Dieu le père ; ou bien Dieu n’est pas omnipotent, c’est-à-dire qu’Il est, à l’instar d’un héros tragique grec, subordonné à une plus haute destinée  : Son acte de création, comme l’acte fatal du héros grec, entraîne de terribles consé-quences non désirées, et la seule manière pour Lui de rééquilibrer la balance de la Justice consiste à sacrifier ce qui Lui est le plus précieux, Son propre fils – en ce

* Pour une lecture matérialiste de cette idée, voir les chapitres xi à xv de Fragile Absolu, op. cit.