Simmel Et La Forme

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SOMMAIRE

INTRODUCTION 1re PARTIE

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LA FORME DANS LA THEORIE DE LA CONNAISSANCE SIMMELIENNE 1/ UNE NOTION DORIGINE KANTIENNE 1.1 Le point de vue de Kant 1.2 Critique et dpassement des catgories de Kant 1.3 La conscience comme foyer dunit 2/ LA PRIORI PSYCHOLOGIQUE 2.1 Le problme de lhistoire 2.2 Les a priori psychologiques 2.3 Les difficults de la priori psychologique 3/ LA MISE EN FORME CONTRE LE REALISME 3.1 Ralit et connaissance 3.2 Les catgories historiques 3.3 Les catgories historiques (#2) 4/ LE RELATIVISME 4.1 Le problme de la connaissance 4.2 Lorigine pratique de la connaissance et son autonomisation 4.3 Du relativisme statique au relativisme dynamique : une nouvelle objectivit 2me PARTIE LA FORME DANS LA SOCIOLOGIE DE G.SIMMEL 1/ LA FORME : UNE NECESSITE EPISTEMOLOGIQUE 1.1 Le besoin dune science nouvelle 1.2 La sociologie comme mthode 1.3 La sociologie comme science 33 33 35 36 8 8 9 11 12 12 13 16 19 19 20 23 25 26 27 29

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2/ LA SOCIOLOGIE FORMELLE 2.1 Forme et contenu 2.2 Caractres de la sociologie formelle 3/ ABSTRACTION DU SOCIOLOGUE OU CONSTRUCTION SOCIALE : LAMBIGUITE DE LA NOTION DE FORME 3.1 Un exemple de sociologie formelle 3.2 La dissolution de la forme 3.3 Une autre forme : la forme comme construction sociale 3me PARTIE LA FORME DANS LA PHILOSOPHIE DE LA CULTURE ET DE LA VIE 1/ LE CONCEPT DE CULTURE 1.1 Le mouvement culturel 1.2 Nature et culture 1.3 Lide de valeur culturelle 2/ LAUTONOMIE DES FORMES ET LA TRAGEDIE DE LA CULTURE 2.1 Les formes culturelles 2.2 Lautonomie des formes 2.3 La prolifration des formes (discrpance entre culture objective et subjective) 2.4 Le tragique 3/ LA PHILOSOPHIE DE LA VIE ET LA CRISE DE LA CULTURE 3.1 La dialectique de la vie 3.2 La crise de la culture 3.3 Le cas de lart 4me PARTIE LA FORME OU LES FORMES ? 1/ UNE NOTION PROFONDEMENT POLYSEMIQUE 1.1 La multiplicit des domaines de recherche 1.2 Notion ambigu ou notion vague ? (le style simmelien)

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2/ LA FORME DANS LE MOUVEMENT SIMMELIEN 2.1 2.2 2.3 2.4 CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE Une ide commune : la forme et lunit Forme informante et forme forme Le mouvement simmelien Liaison et sparation

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INTRODUCTION

Georg Simmel (lments biographiques) Georg Simmel est n Berlin le 1er mars 1858, il est le septime enfant dune famille dorigine juive. A la mort du pre, en 1874, le jeune Georg na que 16 ans, et cest un ami de la famille, Julius Friedlnder surnomm oncle Dol , qui va le prendre en charge et lui permettre de poursuivre des tudes de philosophie et dhistoire la prestigieuse HumboldtUniversitt de Berlin. Il y soutient sa thse de doctorat sur Kant en 1881, qui sera suivie, en 1883, dune thse dhabilitation galement consacre Kant. Nomm Privatdozent1 luniversit de Berlin en 1885, il y donne des cours sur lhistoire de la philosophie, la philosophie de lart et de la religion, la logique et la morale, la sociologie, la psychologie sociale, ainsi que des leons sur Kant, Nietzsche, Schopenhauer et Darwin. En 1889, loncle Dol meurt et laisse Simmel la plus grande part de son hritage, lui permettant ainsi de se consacrer ses recherches sans se soucier des faibles ressources que lui procure son poste luniversit. Lanne suivante, en 1890, il pouse Gertrud Kinel, jeune fille dducation chrtienne et amie intime de Marianne Weber. Mais malgr le succs de ses cours Berlin, Simmel peine progresser dans sa carrire acadmique. Ce nest quen 1900 quil est nomm professeur extraordinaire luniversit de Berlin, et en 1908, victime de lantismitisme des milieux universitaires allemands de lpoque, il est refus la chaire de philosophie de Heidelberg malgr lappui de Rickert et surtout du trs influent Max Weber. Finalement, il lui faudra attendre 1914 (Simmel est alors g de 56 ans) pour obtenir une chaire de philosophie, non pas Berlin ni mme Heidelberg, mais Strasbourg, petite ville provinciale dont la richesse culturelle et intellectuelle est incomparable avec celle de Berlin. Il y restera et y enseignera la philosophie jusqu sa mort, le 28 septembre 1918, quelques jours avant la fin du premier conflit mondial. La pense simmelienne Une des raisons qui explique peut-tre les dboires universitaires de Simmel, outre lantismitisme dont il fut victime, est le caractre profondment atypique de sa pense. En effet, Simmel est un auteur libre dont la pense rpugne se laisser enfermer dans des cadres. Il a tendu sa rflexion dans une multitude de directions, prfrant explorer de nouveaux domaines de recherche plutt que de peaufiner des systmes thoriques l o les choses ont dj t dvoiles2. La pense simmelienne, prise dans sa totalit, se prsente donc comme une uvre ample et trs diversifie. Ample car Simmel fut un auteur prolifique : il a crit une vingtaine de livres (dont les imposants Sociologie et Philosophie de largent) et plus de 200 articles et essais publis dans diffrentes revues, quoi il faudrait ajouter les crits perdus ou vols. Mais cette pense se dmarque surtout par sa diversit : de la morale la sociologie, en passant par la philosophie de lhistoire ; de la philosophie de lart ou de la religion une1

Equivalent une place de Matre de confrence mais sans salaire, ce poste nest rmunr que par les contributions des tudiants. 2 Mon temprament est plus celui dun claireur que dun constructeur, et bien des domaines tout diffrents mattirent depuis longtemps pour que jy trace ma voie. (extrait dune lettre de Simmel Jellinek, cit par L.Deroche-Gurcel dans son Introduction, in La sociologie de Georg Simmel (1908), Elments actuels de modlisation sociale, Paris, PUF, 2002, p 47

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rflexion sur la culture et sur la vie, en passant par lesthtique, sans oublier les monographies sur des philosophes, des peintres ou des potes, Simmel fut curieux de tout. Cette curiosit insatiable, et la diversit de luvre qui en dcoule, sont encore plus frappantes si lon regarde les sujets des nombreux essais dont il est lauteur. Citons, ple-mle : le pont et la porte, le paysage, ltranger, la coquetterie, la parure, les sens, le cadre du tableau, le commerce pistolaire, la signification esthtique du visage, la mode, etc., etc. Cette diversit a pos problme un grand nombre de commentateurs. Beaucoup ont vu en Simmel un auteur brillant, un essayiste remarquable, mais dont luvre tait par trop htroclite. A cette premire difficult vient sajouter un autre aspect de la pense simmelienne : celle-ci fut en constante volution. Les centres dintrts ont changs, de sorte quau premier abord, le Simmel des annes 1890 parat radicalement diffrent de celui des derniers crits. L encore, cette difficult a pouss un certain nombre de commentateurs dcouper luvre en trois ou quatre phases. Et si les plus prudents signalent que cette partition est toujours dlicate, dautres y voient une ralit qui reflte les ruptures de la pense. Pourtant, la plupart des sujets abords par Simmel ont t maintes fois retravaills par la suite, limage des Problmes de la philosophie de lhistoire dont la premire dition qui date de 1892, sera suivie dune seconde en 1905, puis dune troisime en 1907, avec, chaque fois, dimportants ajouts1. Par ailleurs, il renvoie volontiers le lecteur ses crits antrieurs traitant du mme sujet, et ce jusque dans ces derniers textes, ce qui plaide en faveur dune certaine continuit de la pense. En fait, le seul ouvrage dont il a interdit la rdition (en 1911) parce quil le considrait comme une erreur de jeunesse, est son Introduction la science de la morale, publie en deux volumes en 1892-1893. Nous avons donc affaire une pense la fois ample, riche et complexe, dont lextrme diversit ainsi que le caractre volutif semblent tre des obstacles qui empchent une comprhension globale et cohrente. La forme Cette pense originale et atypique tait finalement le point de dpart de notre recherche. La question qui sest alors pose tait : comment laborder ? Quel angle adopter pour apprhender cette pense dans sa diversit, sans sy noyer et sans faire une simple tude biographique sans enjeu problmatique ? A la lecture de luvre de Simmel, du moins des principaux textes traduits en franais, sest dgage une problmatique lie la notion de forme. En effet, ce mot revient sous la plume de notre auteur tout au long de sa vie, le plus souvent avec une importance particulire. Elle est un vritable fil rouge de la pense simmelienne. Mais ce qui est intressant, cest que selon les contextes et les thmes de recherches, le mot renvoie des ides plus ou moins diffrentes. A cet gard la forme est une ide caractristique de la pense simmelienne : la fois une et multiple, cest le mme mot qui renvoie des notions varies. La forme semble donc un bon prtexte , mme si elle est bien plus que cela, pour aborder la pense simmelienne. Essayer dapprhender cette ide de forme dans sa diversit cest, demble, plonger au cur de la pense de Simmel. Par ailleurs cest galement une ide qui permet, ou plutt qui impose, de parcourir lensemble -disons la majeure partie- de luvre.

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A la fin de sa vie, Simmel a mme travaill une quatrime dition de cette uvre, mais cette dernire dition, qui devait, selon les dires de lauteur, tre trs diffrente des prcdentes, na finalement pas vu le jour. Sur ce point, Cf. Lger, La pense de Georg Simmel, Paris, Kim, 1989, p 139

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La plupart des commentateurs ont relev la polysmie du mot dans la pense simmelienne. Certains distinguent deux ou trois sens1, dautres beaucoup plus2. Afin de pouvoir structurer notre recherche, et dans un souci de synthse par rapport aux divers commentaires auxquels nous nous sommes rfrs, nous proposons de distinguer ds prsent, de manire sans doute un peu arbitraire, trois sens principaux du mot, qui renvoient en fait trois dimensions distinctes -et plus ou moins chronologiques- de la pense de Simmel3. Indiquons les sommairement : dabord, dans la thorie de la connaissance simmelienne, la forme dsigne, une catgorie de la connaissance drive des catgories de Kant. Mais la forme a galement une signification proprement sociologique, elle dsigne alors une structure d'interaction entre plusieurs individus. Enfin, dans la philosophie de la culture que dveloppe Simmel la fin de sa vie, la forme est une production humaine qui doit permettre le dveloppement culturel des individus. Cest donc sur la base de cette premire tri-partition, qui, nous lesprons, se justifiera delle-mme au fil de ce travail, que nous tenterons dclaircir le ou les sens de la forme dans la pense simmelienne. Le postulat de cohrence Toutefois, il nous faut bien souligner la dimension problmatique de cette tude. Nous avons vu que la pense de Simmel tait souvent perue comme une uvre disperse, multiple, voire franchement htroclite ; bref, manquant dunit. De mme, nous venons de voir que lide de forme, tait une ide aux multiples dimensions, renvoyant des ralits diffrentes selon les disciplines . En fait, nous voyons l comme un dfi jet notre recherche : pourquoi Simmel emploie le mme mot pour dsigner des choses diffrentes. Est-ce par ngligence mthodologique ? Par manque de vocabulaire ? Il est bien sr impossible de prendre au srieux de telles hypothses. Une piste intressante nous semble donc tre de postuler une certaine cohrence de la notion. Certes, il ne sagit pas dcraser demble la richesse du mot en cherchant absolument lui imposer un sens synthtique. Disons plutt que ce postulat constitue un horizon de la recherche. Lide est donc de voir si, par del la polysmie du terme, il nest pas possible de dgager une cohrence entre les divers visages de la notion, et finalement une cohrence de la pense simmelienne elle-mme. Prsentation de la recherche Ds lors que nous avons procd ce dcoupage en trois sens principaux de la notion, sens qui correspondent des thmes de recherches qui apparaissent dans un ordre peu prs chronologique dans luvre de Simmel, le plan de ltude sest impos de lui-mme : il fallait consacrer une partie chacun de ces trois aspects. Nous verrons donc, dans une premire partie, le versant pistmologique de la forme, lorigine kantienne de la notion, et la manire dont Simmel se lapproprie en transposant cette ide kantienne de la nature lhistoire. Mais nous verrons galement le problme du relativisme simmlien et ce que lon peut en retenir pour la notion de forme.1

Cest la cas de Boudon, de Freund, de Vandenberghe, de Lger, de Viellard-Baron. (Cette liste nest pas exhaustive.) 2 Cest le cas par exemple de Demeulenaere, mme sil parle de modalits diffrentes du concept, plutt que de sens diffrents du mot. Cf. Histoire de la thorie sociologique, Paris, Hachette/Suprieur, 1997, p 62-65 3 Vandenberghe procde la mme tri-partition de la notion. Cf. La sociologie de Simmel, Paris, La Dcouverte, 2001, p 24

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Dans une deuxime partie, il sera question de la sociologie de Simmel -souvent appele sociologie formelle- et du sens ambigu de la notion dans ce domaine : est-ce un modle scientifique ou une construction sociale ? Enfin dans une troisime partie, nous tenterons dexpliciter le mouvement de la culture tel que le conoit Simmel, ainsi que le rle de la forme dans ce processus culturel. Nous verrons que, l encore, le terme ne renvoie pas une ide prcise, mais bien plutt quil suit lvolution de la pense. Il nous restera alors faire la synthse de tout ce qui aura t dgager. Ce sera lobjet de la quatrime partie, dans laquelle nous essaierons dapporter une rponse la question qui a t souleve ci-dessus : la forme ou les formes ?

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LA FORME DANS LA THEORIE DE LA CONNAISSANCE SIMMELIENNE

Le premier volet de cette tude sera donc consacr la question de la forme dans la thorie de la connaissance de Simmel. Comme il la lui-mme indiqu, cette rflexion pistmologique constitue en quelque sorte le point de dpart de sa pense1. En fait, avec ces tudes, Simmel ne fait que sinsrer dans un large dbat qui anime les milieux universitaires allemands depuis la deuxime moiti du XIXme sicle propos des sciences humaines en gnral (galement appeles sciences de lesprit ou sciences de la culture) et de lhistoire en particulier. Le dbat tourne essentiellement autour de la question de la spcificit de ces sciences nouvelles par rapport aux sciences de la nature, dont le statut semble mieux dfini. Simmel va dfendre une position proche de celles de Rickert et de M.Weber, mais surtout drive de la philosophie de la connaissance de Kant. Cest par rfrence Kant que Simmel introduit dans sa thorie, et dans sa pense, la notion de forme. Son ide, nous allons le voir, est en effet de transposer, en en changeant certaines modalits, les catgories kantiennes de la nature lhistoire. Nous verrons galement quel peut tre le rapport entre lide de forme et le relativisme pistmologique que dfendait Simmel. Ces rflexions pistmologiques sont essentiellement exposes dans deux ouvrages : Die Probleme der Geschichtphilosophie dune part, dont la premire dition date de 1892 mais nous nous rfrons ici la troisime dition publie en 1907, et Philosophie des Geldes dautre part, publie en 1900.

-1- UNE NOTION DORIGINE KANTIENNE

1.1 Le point de vue de Kant2 Forme et contenu Dans la Critique de la raison pure, Kant entreprend une analyse des conditions de possibilits de la connaissance scientifique. En posant la distinction fondamentale entre forme et contenu de la connaissance, Kant tente deffectuer une synthse entre empirisme et idalisme. Contre les empiristes (Hume et Locke) il rcuse lide selon laquelle lentendement ne serait quune cire molle sur laquelle les objets laisseraient leur empreinte, et affirme au contraire que lentendement possde certains cadres, certaines rgles qui nous permettent de reconstruire partir du divers de lintuition (ce que nous donnent les sens), lobjet de connaissance. Ces cadres sont ce quon peut appeler en simplifiant le systme kantien les formes a priori de la connaissance (nous regroupons ici sous une mme ide les formes pures a priori de lintuition lespace et le temps et les catgories de lentendement). A priori1

Cf. Simmel, Autoprsentation inacheve , cite par Vandenberghe dans La sociologie de Georg Simmel, op. cit., Je suis parti dtudes pistmologiques et kantiennes qui allaient de pair avec des tudes historiques et sociologiques , p 19 2 Cette prsentation ne prtend pas tre une analyse rigoureuse et dtaille de la philosophie kantienne Il sagit seulement de faire un bref rappel de cette philosophie afin de mieux comprendre la filiation Kant-Simmel.

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signifie que ces formes sont justement antrieures lexprience et donc indpendantes de celle-ci, elles en constituent les conditions de possibilits. Dautre part, Kant soppose aux idalistes, tel Descartes, qui, suivant lexemple de la mathmatique, proposent de dduire la connaissance de la raison, sans en rfrer lexprience. Or, nous dit Kant, aucune connaissance ne prcde en nous lexprience et cest avec elle que toutes commencent. 1 Cest--dire que pour que je puisse connatre un objet, il est ncessaire que mes sens me fournissent le contenu de la connaissance, ce divers de lintuition sensible , auquel lentendement peut appliquer ses formes pour en faire un objet. Cette dichotomie (forme/contenu) du systme de connaissance, Kant la rsume en une phrase clbre : Les penses sans contenus sont vides de mme que les intuitions sans concepts sont aveugles. La rvolution copernicienne Le rsultat de cette distinction entre forme et contenu permet doprer une vritable rvolution copernicienne dans la thorie de la connaissance2 : ce nest pas la connaissance qui doit se conformer aux objets, mais les objets qui doivent se rgler sur elle ; de mme, mais inversement, le systme copernicien montre que ce nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre, mais celle-ci qui tourne autour du soleil. Cette rvolution est une mtaphore qui vise exprimer le fait que la raison est active dans le travail de connaissance et que cette dernire nest pas tant un reflet de la ralit quune reconstruction de celle-ci travers les formes et les catgories de lentendement ; ce que Simmel rsume ainsi : Dans luvre de Kant lactivit mentale est dote, un degr jamais atteint jusque-l, de la capacit de mettre en forme les donnes de la reprsentation. L ou lopinion nave voit dans la connaissance un processus par lequel les choses viendraient irradier un sujet passif, elle est pour lui une fonction de lentendement qui faonne tout savoir en y apportant ses formes a priori. 3 1.2 Critique et dpassement des catgories de Kant De la nature lhistoire Si la philosophie de Kant est une rponse la question comment la nature est-elle possible ? , celle de Simmel, dans Les problmes de la philosophie de lhistoire, se veut une rponse la question comment lhistoire est-elle possible ? . Son ide est de montrer que, de mme que la nature, telle quelle est dcrite par la science, est une mise en forme de la ralit, lhistoire, en tant que science, est une mise en forme de la ralit historique vcue. Il sagit donc de transposer les a priori kantiens des sciences de la nature lhistoire, comme Simmel sen explique dans la prface des Problmes de la philosophie de lhistoire : Ce dont je traite ici est en dautres termes de la priori de la connaissance historique (). Contre le ralisme historique, qui veut retrouver lhistoire telle quelle sest produite et qui consent seulement des compressions quantitatives, jai dessein de faire valoir le bien fond de la question kantienne : comment lhistoire est elle possible ? 4 Cette ide doit faire face un malentendu li la nature spcifique de lhistoire. En effet, la diffrence de la nature, lhistoire nest constitue que dvnements psychiques5, ce qui fait que lon peut dire que1 2

Kant , Critique de la raison pure, Paris, PUF, Quadrige, 5me d. 1997, p 31 Cf. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., prface de la seconde dition, p 19 3 Simmel, Les Problmes de la philosophie de lhistoire, Paris, PUF, 1984, p 62, cest nous qui soulignons. 4 Simmel, Ibid., p 53 5 Ce point sera dvelopp plus bas.

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dans le cas de lhistoire, lobjet de connaissance est de mme nature que le sujet connaissant. Cette identit dessence pourrait laisser penser quil est alors possible de saisir les phnomnes historiques tels quils ont t , et lobjectif de lhistoire serait ainsi la reproduction parfaite de la ralit historique telle quelle sest droule 1. Mais Simmel soppose cette ide, et cest dans cette perspective quil propose une thorie des a priori de la connaissance historique. Lun des enjeux de cette entreprise (la rvolution copernicienne applique lhistoire) est galement de nous librer de lhistorisme : de mme que Kant, en posant lautonomie du sujet face la nature, nous a libr du naturalisme (cest--dire dun dterminisme naturel), de mme il sagit pour Simmel, en posant lautonomie du sujet dans la construction de la connaissance historique, de nous librer dun dterminisme historique2. Un nouvel a priori Chez Kant la priori dsigne ce qui est antrieur toute exprience. Les formes pures de lintuition ainsi que les catgories de lentendement sont a priori et en ce sens elles ne relvent en rien de lexprience, elles sont tout fait pures , cest--dire quelles ne drivent pas de lempirie. Si Simmel reconnat lapport essentiel de ces formes et leur rle dans la construction de la connaissance, il conteste en revanche le fait quelles soient absolument dtaches de lexprience. Pour lui ces formes a priori drivent toutes plus ou moins de lexprience : certaines propositions qui, du point de vue lev o se place Kant, revtent un caractre empirique fonctionnent cependant pour des branches spciales du savoir, comme des propositions a priori. A ce titre, elles ont la fonction et la capacit de mise en forme de la priori kantien.() Par une suite de transitions insensibles, on passe des formes les plus gnrales, celles qui sappliquent toutes les donnes empiriques et toute exprience singulire des formes spciales qui, tout en tant dorigine empirique, peuvent tre utilises comme des a priori applicables certains contenus. Cest du moins ce que nous enseigne la pratique. Par l, elle nous invite nous loigner des distinctions systmatiques de Kant. 3 Ainsi, pour Simmel, il nexiste pas une unique sorte da priori, pur de toute exprience, mais bien une multitude da priori, tous drivs de lexprience des degrs divers, mais jouant le mme rle de mise en forme que la priori kantien. Cest peut-tre pour cette raison que Simmel multiplie les termes pour dsigner la mme ide : dans les Problmes de la philosophie de lhistoire, il utilise les termes de formes a priori , forme de la connaissance , a priori , catgories , hypothses , propositions Tous ces termes renvoient la mme fonction da priori de la connaissance. Pour notre part nous ne nous limiterons pas ltude du mot forme dans ce domaine mais nous regrouperons sous celui-ci lensemble des termes et des notions qui renvoient cette ide gnrale drive de la priori kantien. Il faut noter que lassouplissement et llargissement des formes a priori auquel procde Simmel est une premire expression du processus qui marque le passage de la1

Cf. Simmel, Les Problmes de la philosophie de lhistoire, p 99 Sagissant des sciences humaines, cette conception naturaliste prvaut toujours, et lon admet sans discussion que lobservateur peut reproduire les tats subjectifs du sujet observ et que la fidlit de cette reproduction est le critre de validit par excellence de lhistoire. Cette conception est induite par le fait que dans le cas de lhistorien, le sujet et lobjet de la connaissance sont de mme nature. 2 Cf. Simmel, Ibid., prface, p 54 3 Simmel, Ibid., p 63. Cette ide est expose de manire encore plus explicite dans Philosophie de largent : Si donc il convient de rechercher dans tout phnomne, au del du contenu donn par la sensibilit, les normes durables qui le forment a priori la maxime simpose nanmoins de ramener gntiquement lexprience tout a priori particulier (mais non pour autant la priori en gnral !) (p 102)

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substance la fonction, processus caractristique de la dmarche simmlienne. En effet, Simmel transforme la priori-substance (la priori kantien comme entit fixe et immuable) en a priori-fonction (rle que peut jouer nimporte quelle hypothse ou proposition par rapport une exprience particulire). Cest donc dans ce sens particulier da priori quil faut comprendre la priori simmlien et auquel il faut rattacher lide de forme dans la thorie de la connaissance de Simmel. 1.3 La conscience comme foyer dunit Simmel emprunte Kant une autre ide troitement lie celle da priori, cest lide dunit. Selon Kant, le travail de lentendement lorsquil produit de la connaissance est un travail de liaison. En fait, ce que nous percevons par nos sens nest encore que le divers de lintuition , il faut ensuite que lentendement, travers les catgories, relie ces donnes pour en faire un objet, cest--dire une unit. Le foyer qui permet doprer cette liaison est ce que Kant nomme l unit synthtique de laperception ou unit transcendantale de laperception . En simplifiant la pense de Kant cet endroit, on peut dire que cest la conscience, le je pense , qui constitue lunit originaire et qui permet ensuite de relier entre elles mes reprsentations1. Simmel conserve cette ide tout en la transposant lhistoire : Kant crit propos des sciences de la nature : Nous connaissons un objet lorsque nous avons russi produire une unit partir dune multiplicit de perceptions. Cette proposition, si on la considre dans sa gnralit vaut aussi de la connaissance historique. Lunit de l objet kantien nest pas autre chose que l unit synthtique de laperception , dans laquelle la multiplicit des sensations vient converger et, ainsi, acqurir une cohrence et une structure. De mme, lunit de lobjet que constitue une personnalit historique nest pas autre chose pour la connaissance historique que lunit de conscience du sujet connaissant. 2 Plus loin, Simmel insiste sur le caractre exceptionnel de lunit de la conscience : La notion dunit nest autre que le nom par lequel est dsigne cette forme dexistence particulire quest lexistence psychique.() La conscience humaine est ainsi la seule unit qui soit relle et qui nous soit accessible : cela provient du fait que sa fonction consiste confrer une unit ce qui est objectivement divers. 3 On peut donc distinguer deux lments, issus de la pense de Kant et qui occupent une place importante dans celle de Simmel : dabord le fait que connatre un objet quivaut produire une unit entre plusieurs reprsentations, et dautre part le fait que ce qui permet de produire lunit de lobjet est lunit originaire de la conscience, qui est pour Simmel aussi bien celle du moi ou de lme suivant lpoque ou le contexte.

Conclusion

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Kant, Critique de la raison pure, p 115 Par consquent lunit de la conscience est ce qui, seul, constitue le rapport des reprsentations un objet, et par suite, leur valeur objective ; cest donc cette unit qui en fait des connaissances et cest sur elle, en consquence, que repose la possibilit mme de lentendement. 2 Simmel, Les Problmes, p 128-129 3 Simmel, Ibid., p 148

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La rfrence Kant est explicite et constante dans luvre de Simmel, elle dpasse largement la notion de forme : cest lensemble de la rflexion pistmologique simmelienne qui est pntre de lesprit kantien. Dailleurs ltude de la pense de Kant fait dj lobjet de la thse de doctorat1 de Simmel et ce premier texte sera suivi de deux ouvrages galement consacrs Kant, publis en 1904 et 19062. Pour ce qui est de la notion de forme, ou da priori de la connaissance on voit bien comment Simmel se lapproprie en en largissant le champ daction de la nature lhistoire et en cassant la rigidit de la priori kantien, au profit dune image plus souple, sans rupture radicale avec lexprience. La forme chez Simmel apparat davantage comme une fonction qui permet au sujet connaissant de construire lobjet de connaissance. Mais cette approche de la forme simmelienne reste dun niveau trs gnral (il sagissait seulement de montrer les origines kantiennes de la notion), et, travers ltude des Problmes de la philosophie de lhistoire, il est possible de prciser davantage cette notion de forme dans lpistmologie simmelienne, et en particulier de distinguer deux types de formes diffrents selon quelles se rapportent plutt lindividu (cest le cas des a priori psychologiques) ou plutt une science particulire ( cest le cas des catgories historiques pour lhistoire).

-2- LA PRIORI PSYCHOLOGIQUE

Ces a priori sont des catgories (Simmel parle aussi bien dhypothses psychologiques) qui nous permettent dapprhender la ralit humaine qui nous entoure. Selon Simmel elles sont drives de la priori kantien3 ce qui nous autorise ici a les ranger sous lide gnrale de forme de la connaissance entendue justement comme a priori. 2.1 Le problme de lhistoire La dimension psychique Les processus observables, quils soient politiques ou sociaux, conomiques ou religieux, juridiques ou techniques, ne nous paraissent intressants et comprhensibles que parce quils sont les effets et les causes de processus psychiques.() Tous les vnements externes quelle [lhistoire] dcrit ne sont que des ponts entre, dune part, des actes volontaires et des impulsions et, de lautre, les ractions affectives provoques par ces vnements. 4 Ces phrases, extraites du premier chapitre des Problmes de la philosophie de lhistoire, nous montrent clairement la conception simmelienne de lhistoire. Lhistoire na de sens, dintrt et de valeur que dans la mesure o les phnomnes qui lintressent sont des phnomnes psychiques. Simmel conclut : Si lhistoire nest pas un simple spectacle de1 2

Lessence de la Matire daprs la monadologie physique de Kant (1881) Kant, seize leons de luniversit de Berlin (1904), Kant et Goethe, contribution lhistoire de la vision moderne du monde (1906) 3 Cf. Simmel, Les Problmes, p 83 Elles [ces hypothses psychologiques] reprsentent des a priori qui rendent lhistoire possible. Mais ces a priori doivent tre conu de manire moins rigoureuse que les a priori kantiens. 4 Simmel, Les Problmes, p 57

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marionnettes, elle ne peut tre autre chose que lhistoire de processus mentaux. 5 Ainsi, mme si elle dcrit des vnements extrieurs, lhistoire est une science dont lobjet vritable est ltude des processus psychiques, parce que ce sont eux qui sont lorigine des vnements extrieurs. La dimension empirique Pour autant, les seules choses qui sont donnes voir lhistorien sont prcisment ces processus externes , ces manifestations extrieures que lobservateur peut recueillir. Les processus internes , ceux qui intressent effectivement lhistorien, parce queux seuls permettent de construire lhistoire, lui restent cachs : la plupart du temps, il ny a pas accs. Lhistoire se trouve ainsi face ce singulier paradoxe : les faits que lhistorien peut observer ne sont pas ceux qui lintressent tandis que ceux qui lintressent sont justement ceux qui se drobent son regard. La comprhension et la construction La solution de cette impasse pistmologique est simple, du moins par ce quelle est unique : puisque la seule chose dont je dispose objectivement sont les faits observables, il faut partir de ceux-ci et, de l, reconstruire les processus internes qui en sont lorigine. Cest l la tche de lhistoire ainsi que celle de lhistorien. Cette reconstruction doit viser la comprhension des lments psychiques qui ont motivs les individus agir comme ils ont agit. Le but de lhistoire est donc de reconstruire et de comprendre les processus internes , les vnements psychiques, en sappuyant sur les processus externes , cest--dire les vnements observables. Le problme de cette entreprise est que ces deux lments (internes/externes) sont de nature radicalement diffrentes, dans un cas il sagit de faits empiriques alors que dans lautre il sagit de processus psychiques. Comment, ds lors, passer du premier niveau au second, sachant que seul le second nous intresse rellement ? Comment tirer de ce qui est observable ce qui ne lest pas ? Cest l quintervient lide da priori psychologique. Cest cet a priori qui nous permet, selon des modalits que nous allons dtailler, de reconstruire et de comprendre ce qui se passe dans la tte des individus . Il est cette forme de la connaissance qui prcde lexprience et qui nous permet de construire lhistoire comme histoire des processus mentaux . 2.2 Les a priori psychologiques Ncessit du caractre a priori Comme nous venons de le mettre en lumire, nous retrouvons ici, pour le cas de lhistoire, un schma de type kantien : dun ct des donnes empiriques, de lautre une connaissance labore partir de ces faits observables mais de nature radicalement diffrente deux, entre les deux une forme de la connaissance qui nous permet le passage de lun lautre, ou plutt qui nous permet de transformer lun en lautre. Ce schma suffit montrer que les a priori psychologiques qui permettent la construction de la connaissance historique ne peuvent tre tirs directement des faits observables sous peine de circularit. Il est5

Simmel, Ibid., p 57

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ncessaire que ces hypothses psychologiques soient labores pralablement lexprience proprement dite de manire ce que je puisse tirer des faits observables ce qui ny est pas, savoir les processus psychiques. Supposons quon veuille faire de cette hypothse le produit de lexprience, cest--dire quon veuille y voir une conclusion tablie partir des rgularits quon observe dans le comportement dautrui : alors on tourne en rond. 1 Les a priori psychologiques sont donc bien des a priori en ce sens quils prcdent lexprience. Mais alors se pose la question de la nature et de llaboration de ces a priori puisque nous avons vu prcdemment que, pour Simmel, ces formes de la connaissance ne sont jamais pures mais drivent toutes, des degrs divers, de lexprience. Origine et fonctionnement Cest en fait partir de lanalogie avec mon propre moi que je peux comprendre les actions dautrui : je sais par exprience personnelle que tel sentiment peut se traduire par telle ou telle raction extrieure. Lexprience que nous avons de notre propre moi nous rvle la liaison entre les processus psychiques internes et leur manifestations externes. Lorsque nous observons chez autrui un comportement semblable au ntre, nous en concluons donc quil traduit un vnement interne analogue celui qui nous met en mouvement nous mme. 2 Il y a donc un mouvement de va et vient entre lintrieur et lextrieur, combin un mouvement entre moi et lautre : cest dabord en observant le comportement dautrui, la seule chose qui me soit donne voir, puis ensuite en comparant ce comportement au mien et enfin en rapportant mon comportement ce qui la motiv dans ma psych que je parviens reconstruire le processus psychique de lautre partir de ce que je vois de lui. Cest ainsi que se construit la priori psychologique qui me permet de comprendre lautre et par suite de produire une connaissance historique valable. Plus loin, Simmel prcise la nature de cet a priori : Bien sr, lanalogie que nous tablissons ainsi entre nos tats psychiques et les tats psychiques que nous imputons aux autres sur la base du comportement quils nous donnent observer est voue demeurer tout jamais une hypothse. La fonction de cette hypothse est de constituer un a priori sur lequel se fonde toute relation dinteraction ou dinterconnaissance entre un sujet et un autre. 3 On comprend bien ici le statut particulier de la priori simmelien par rapport celui de Kant, et comment il se construit partir de lexprience tout en ne relevant pas directement de celle-ci. Mais Simmel va mme plus loin. Dans Philosophie de largent, il montre que ces hypothses psychologiques saffinent galement en vertu dun certain relativisme, par une interaction entre la connaissance du moi et la connaissance du toi : Tout individu en face de nous est, au regard de lexprience immdiate, un automate sonore et gesticulant. La prsence dune me derrire une pareille perception, les processus qui sy droulent, ne peuvent que se dduire par analogie avec notre propre intriorit, seul tre psychique dont nous ayons lapprhension directe. Par ailleurs, la connaissance du moi ne saccrot que par la connaissance des autres () Les tres extrieurs, que nous pouvons uniquement interprter travers notre connaissance de nous-mmes, orientent donc ncessairement cette dernire. Le savoir psychologique est ainsi un jeu altern entre le moi et le toi, chacun renvoyant de lui1 2

Simmel, Les Problmes, p 64 Simmel, Ibid., p 64. Cette ide est galement reprise dans Philosophie de largent : Mais comme nous ne pouvons jamais observer directement lme de lautre, puisquil naccorde jamais autre chose notre perception que des impressions sensorielles extrieures, toute connaissance psychologique dautrui est exclusivement la projection dune interprtation de processus conscients que nous percevons dans notre propre psychisme et transfrons sur lautre, incits par des impressions physiques manant de lui. (p 604) 3 Simmel, Les Problmes, p 64, cest nous qui soulignons.

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mme lautre. 1 Ainsi, ces hypothses psychologiques, qui constituent un a priori de la connaissance historique, ne se construisent pas seulement lintrieur du moi, travers les seules forces dun regard rflexif sur ma propre intriorit, mais se dveloppent en un mouvement dialectique infini entre le moi et lautre. Mais, nous dit Simmel, il ne suffit pas encore de rattacher une reprsentation particulire une action particulire pour rsoudre le problme complexe de la comprhension. En effet, ces a priori psychologiques doivent nous permettrent de reconstruire lunit de la personne afin de donner un sens ses actions. Il est plus exact de dire que nous construisons une squence psychique en principe ininterrompue et compose de termes innombrables qui nont pas de contrepartie externe. Cette squence, ou plutt ces squences innombrables que nous crons ainsi, sont elles-mmes interprtes comme la manifestation dune personnalit conue comme une unit. 2 Nous retrouvons ici lide kantienne dunit voque plus haut : il sagit bien de reconstruire une unit (la personnalit) en appliquant certaines formes (les a priori psychologiques) une matire informe (les comportements dautrui). Dailleurs, cette unit de la personnalit quil faut reconstruire vaut aussi bien dans le cas individuel que dans le cas collectif : de la mme manire quil reconstruit une personnalit historique, lhistorien peut tre amen reconstruire des entits collectives ayant valeur dunit au regard de lexplication historique3. Le dernier point prcis par Simmel, au sujet de ces a priori, concerne les rapports entre lextrieur et lintrieur, entre les faits observables et les processus psychiques que lobservateur reconstruit. Jusquici le rapport tait unilatral : je perois des donnes extrieures, et, pour leur donner un sens, je reconstruis une unit psychique responsable de ces comportements ; dans ce cas le travail de reconstruction part du donn empirique pour aller vers le processus psychique. Mais en fait, comme dans le cas de llaboration des a priori psychologiques, qui rsultent finalement dun rapport dialectique entre le moi et le toi, une sorte de relativisme vient sinsrer dans ce schma unilatral : non seulement cest partir de l extrieur que lon peut reconstruire l intrieur , mais il existe aussi un mouvement inverse qui va de l intrieur vers l extrieur et qui permet, partir dune hypothse psychologique donne, de complter les donnes de lobservation qui sont toujours fragmentaires. Ces hypothses (psychologiques) ne sont pas seulement provoques par les observations extrieures ; elles ne viennent pas seulement complter ces observations ; de plus, en accord avec les principes de la correspondance entre lintrieur et lextrieur, elles transforment les lments extrieurs en une srie ininterrompue, parallle aux processus internes. 4 Il y a donc un mouvement circulaire entre ces deux niveaux : cest partir de ce que jobserve que je construis une unit psychique, et, en retour, cette unit me permet de complter mon observation. Simmel voit dans ce processus la preuve du caractre a priori de ces hypothses : Le fait que les donnes externes soient ainsi spontanment compltes par lobservateur est une des preuves les plus irrfutables de la proposition selon laquelle les processus internes ne sont pas induits partir des faits observables, mais injects dans ces faits sur la base dhypothses gnrales. 5 Autrement dit, si ces hypothses me permettent de complter ce que je vois, cest la preuve que je ne les ai pas tires de la ralit que jobserve, mais que je les apporte avec moi.1 2

Simmel, Philosophie de largent, p 99-100, cest nous qui soulignons. Simmel, Les Problmes, p 65 3 Cf. Simmel, Les Problmes, p 82-83 Tout ce quon a dit plus haut du psychisme individuel peut tre repris ici propos de ce que par souci de brivet- on peut appeler le psychisme collectif : lunit quon prte au groupe est conue de telle sorte quelle permet de partir des fragments connus pour reconstituer par extrapolation ce qui demeure inconnu. Mais il faut bien voir quil sagit l dune construction. () La notion dunit apparat pour les mmes raisons dans le cas collectif et dans le cas individuel. 4 Simmel, Ibid., p 66 5 Simmel, Ibid., p 66

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Rsumons nous. Les a priori psychologiques sont des hypothses que lhistorien labore en confrontant la connaissance de sa propre personnalit avec celle dautrui. Ces hypothses jouent ensuite le rle de forme a priori de la connaissance, cest--dire quelles permettent de produire de la connaissance historique partir de donnes dsordonnes et incomprhensibles, offrant ainsi une solution au problme de lhistoire. Enfin, elles nous permettent de reconstruire des units aussi bien psychiques que physiques puisquelles aident complter les donnes de lobservation pour en faire un tout cohrent. On peut noter au passage que la conception simmelienne de la science de lhistoire est trs proche de celle de Weber. Selon Weber, lhistoire et la sociologie sont des sciences comprhensives, et cest dailleurs ce qui les dmarque des sciences de la nature1. Cest prcisment ce que veut dire Simmel lorsquil dit que dans le cas de lhistoire (et non dans celui de la nature), sujet et objet sont de mme nature : la diffrence irrductible entre les sciences de lhomme et les sciences de la nature est que lobjet des premires est un tre dou de conscience. Pour expliquer les phnomnes humains il est donc ncessaire de comprendre les acteurs qui agissent. Cest la marque de la dimension psychique de lhistoire. Il est par ailleurs remarquable que Weber pointe les mme difficults que Simmel par rapport la comprhension : pour plusieurs raisons, la comprhension ne prsente pas le mme caractre de ncessit que lexplication causale par les loi de la nature. Cest prcisment la question de ces difficults, telles quelles apparaissent dans luvre de Simmel, que nous allons maintenant aborder. 2.3 Les difficults de la priori psychologique La connaissance interne On pourrait faire une objection simple cette thorie des a priori psychologiques : que se passe-t-il lorsque jai accs directement ou indirectement aux processus psychiques des acteurs ? Quel est le rle dun tel a priori si lindividu qui agit me dit pourquoi il a agit de telle manire, sil me livre ses raisons et ses motivations ? Certes, pour une bonne partie de lhistoire cette connaissance est tout jamais envole, mais il reste encore de nombreux vnements historiques pour lesquels de telles informations sont accessibles, sans parler de lhistoire contemporaine. Il y a en fait deux rponses cette remarque, nous traiterons ici uniquement la premire mais nous verrons la seconde travers ltude des catgories historiques, avec le cas de lautobiographie2. En fait lhistorien ne peut se satisfaire de ces informations internes. Lhistorien ne peut accepter les dclarations de lacteur sur ses tats psychiques qu une condition : il faut que ces tats puissent tre tenus par lhistorien comme plausibles, et quils puissent tre reconstruits la lumire de sa propre exprience. 3 En fait, la connaissance directe des processus internes de lacteur ne dispense pas lhistorien dun travail de vrification et, en un sens, de reconstruction ; il ne peut se contenter de reprendre ces dclarations telles quelles et leur donner la valeur de connaissance historique. Ainsi, mme lorsque certains lments1

Cf. Weber, Economie et socit, T. I, p 43 Dans le cas des structures sociales ( loppos des organismes ), nous sommes en mesure dapporter par del la constellation de relations et rgles fonctionnelles quelque chose de plus () : il sagit de la comprhension du comportement des individus singuliers qui y participent, alors que nous ne pouvons pas comprendre le comportement des cellules par exemple, mais lapprhender seulement fonctionnellement et le dterminer ensuite daprs les rgles de son dveloppement. 2 Cf. infra, p 20-21 3 Simmel, Les problmes, p 68

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internes sont accessibles lhistorien, cela ninvalide pas les a priori psychologiques ni leur rle dans llaboration de la connaissance. Le caractre antithtique Un autre lment pourrait nous amener jeter un regard sceptique sur ces a priori, cest le caractre antithtique des consquences auxquelles on peut aboutir. En effet, il est souvent possible dexpliquer une action aussi bien que laction contraire. Simmel prend lexemple de lvolution des rapports entre Robespierre et les hbertistes 1 : on comprend bien pourquoi les hbertistes sloignent de Robespierre une fois que celui-ci, en sappuyant sur eux, est parvenu au pouvoir ; mais on pourrait trs bien comprendre le comportement inverse (que les hbertistes se soient rapprochs de lui). Les hypothses psychologiques dont se sert lhistorien nont pas le caractre contraignant de la causalit naturelle. Mais cela ne doit pas nous conduire un scepticisme facile et peu fond sur linterprtation psychologique. 2 Car les faits bruts, aussi assurs soient-ils, ne nous permettent jamais par eux-mmes de donner une explication comprhensible du phnomne. Ce sont au contraire les propositions psychologiques majeures, qui, accompagnes de la mineure reprsente par le fait brut , font apparatre lvnement conscutif ce fait comme possible et comme comprhensible. 3 Ainsi, malgr ce caractre non-contraignant, lhypothse psychologique reste absolument ncessaire la comprhension des phnomnes historiques. Elle est la seule possibilit qui permette de produire une connaissance historique. Son caractre antithtique est donc un dfaut dont il faut saccommoder. Lambigut du statut Si lon se replace un niveau gnral, les a priori psychologiques sont ce qui nous permet de comprendre laction dautrui. A ce titre, ils interviennent non seulement dans llaboration de la connaissance historique, puisque celle-ci sintresse justement aux actions humaines et leur droulement, mais ils sont aussi bien luvre dans la vie quotidienne, et chaque individu met en place des hypothses psychologiques de ce genre pour pouvoir comprendre ses pairs et ainsi interagir avec eux4. Mais alors, comment distinguer la connaissance historique de la connaissance commune ? Ny a-t-il pas de diffrence de statut entre ces deux connaissances ? Lhistoire est-elle rductible ce que les individus peuvent comprendre de ce(ux) qui les entoure(nt) ? Cette collusion entre deux niveaux de connaissance a t releve par Simmel : Les prsupposs de la vie quotidienne se retrouvent dans la recherche historique. Ils y ont une importance et une influence plus grande que dans toute autre science, bien quils y soient le plus souvent introduits de manire incontrle et non mthodique. 5 Cette ambivalence de statut repose sur le fait que, comme nous lavons vu, lhistoire est de mme nature que les lments quelle veut expliquer. Mais nous verrons dans le chapitre sur les catgories historiques que cette nature commune la ralit et la connaissance historique, qui se traduit par lusage aux deux niveaux des a priori psychologiques, ne nous autorise cependant pas ne pas distinguer connaissance commune et connaissance historique.1 2

Cf. Simmel, Ibid., p 67-68 Simmel, Ibid., p 71 3 Simmel, Ibid., p 71 4 Cf. Simmel, Ibid., p 64 La fonction de cette hypothse est de constituer un a priori sur lequel se fonde toute relation dinteraction et dinterconnaissance entre un sujet et un autre. Cest nous qui soulignons. 5 Simmel, Ibid., p 67

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Le problme de la subjectivit Le problme majeur que soulve ces a priori est quils relvent entirement de la subjectivit de lobservateur, puisque cest son propre moi quil se rfre pour les laborer. Si pour ce qui est de la connaissance commune , cette dimension subjective ne pose pas de problme, en revanche, cet lment entre en contradiction avec lidal dobjectivit qui caractrise toute science. Si lhistoire est une science, comment peut elle se construire partir da priori aussi subjectifs ? Quelle peut tre la valeur de la vrit de la connaissance historique si elle repose sur ces a priori ? Il sagit l encore dune limite de la priori psychologique. Mais dune part, nous verrons que lhistoire ne repose pas sur ces seuls a priori, et dautre part, cette dimension constitue un mal ncessaire mais indpassable, car elle est indispensable la comprhension. On ne peut reconstruire lexprience du sujet historique que de manire subjective et cette circonstance constitue un obstacle la connaissance ; mais elle reprsente en mme temps la condition ncessaire sans laquelle la connaissance est impossible.() En tentant deffacer son moi, en cherchant faire abstraction de cette forme sublime du moi quest lindividualit, lhistorien dtruirait la possibilit mme de la connaissance historique. 1 Pour reprendre une image kantienne, il serait aussi absurde de vouloir effacer toute subjectivit de la comprhension des phnomnes historiques, sous prtexte que cela pose une limite la connaissance, que dimaginer que la colombe volerait mieux dans le vide parce que lair freine son vol2. Conclusion A travers cette analyse des a priori psychologiques, de leur origine et de leur fonctionnement, mais aussi de leurs limites, on comprend mieux ce que recouvre la notion de forme, bien que le mot lui-mme soit finalement assez peu employ par Simmel. Pourtant, cest bien de la forme dont il sagit ici : les a priori psychologiques sont des formes (a priori) de la connaissance qui me permettent de mettre en forme ce que je vois, cest--dire de reconstruire des units psychiques partir des comportements observs et ainsi de comprendre la ralit historique et dlaborer une connaissance historique.

-3- LA MISE EN FORME CONTRE LE REALISME

Les a priori psychologiques ne sont quun des aspects de la notion de forme drive des catgories kantiennes. Ils sont propres au sujet, et, par l mme, interviennent aussi bien dans la connaissance historique que dans lactivit quotidienne. Mais ils ne sont pas seuls 1 2

Simmel, Ibid., p 119-120 Cf. Simmel, Ibid. , p 118 et Kant, Critique de la raison pure, op. cit., introduction, p 36

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intervenir dans llaboration de la connaissance historique : Il faut voir aussi que le travail de lhistorien est ncessairement guid par les conditions qui sont propres sa discipline. En consquence, il applique son matriau des formes spcifiques cette province de lactivit scientifique. 1 Ces formes propres la connaissance historique Simmel les appelle les catgories historiques. 3.1 Ralit et connaissance Contre le ralisme Cette opposition au ralisme en histoire est ce qui a motiv Simmel crire Les Problmes de la philosophie de lhistoire. Cest sur cette question que souvre le livre dans la prface2, et cest sur cette mme question quil se referme3. Dans le corps du texte, Simmel crit : Il importe de voir clairement que toute connaissance est la traduction des donnes immdiates de lexprience en une langue nouvelle qui a ses formes propres, ses catgories et ses rgles. Lorsque les faits, quil sagisse des faits internes aussi bien que des faits externes, deviennent scientifiques, cest quils permettent de rpondre des questions, questions qui en fait ne sont jamais adresses ces faits et auxquelles ceux-ci dans leur forme brute ne peuvent pas rpondre. 4 Le caractre spcifique de la connaissance apparat on ne peut plus clairement dans ces lignes. La connaissance est une certaine transformation de la ralit partir de catgories et de rgles, afin que celle-ci puisse rpondre des questions. Pour lhistoire, comme pour toute autre science, il ne sagit pas de dupliquer la ralit, mais de la mettre en forme, de la reconstruire selon certains critres qui sont propres chaque domaine scientifique. Le point de vue Une autre contrainte oblige abandonner lide dune science totalement objective qui reproduirait son objet dans sa totalit et absolument tel quil est en ralit , cest la ncessit dun point de vue : Une science de lhistoire dans sa totalit est impossible, non seulement parce quil est impossible de traiter une information surabondante, mais surtout parce quune telle science serait prive de tout point de vue. Or, la connaissance nest possible qu partir du moment o le sujet connaissant, ayant adopt un point de vue, peut slectionner les lments qui lintressent en fonction de critres prcis et les runir sous des catgories synthtiques. 5 Non seulement toute connaissance est une transformation de la ralit, mais elle est une transformation partiale, elle est une transformation de la ralit vue sous un certain angle. Certes, ces deux lments sont lis : sil y a transformation elle est ncessairement partiale , sinon elle serait simple reproduction, mais il est possible de distinguer ces deux lments au moins analytiquement.1 2

Simmel, Les Problmes, p 84 Cf. Simmel, Ibid., p 53 Ce livre traite du problme suivant : comment partir de notre exprience vcue sommes-nous conduits ces constructions que nous appelons lhistoire ? Jentends montrer ici que la transformation de la premire au seconde est plus radicale que ne le croit gnralement la conscience nave. Jai donc t conduit une critique du ralisme historique 3 Cf. Simmel, Ibid., p 244 De mme lhistoire est une construction. La matire de cette construction rside dans les donnes historiques. Mais elle ne doit sa forme quaux rgles qui simposent la connaissance. 4 Simmel, Ibid., p 99-100 5 Simmel, Ibid. , p 110

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Simmel utilise maintes reprises la mtaphore de lart pour nous faire sentir le rapport entre la connaissance et la ralit : il explique par exemple que de mme que la science ne trouve pas son idal dans une reproduction exacte et parfaitement objective de la ralit, de mme le portrait ne trouve pas son idal dans la photographie qui reprsente le modle dans une perfection neutre et sans point de vue1. Toute connaissance est donc lexpression dun certain regard sur le rel et dune certaine transformation de celui-ci. La spcificit de lhistoire Les deux points prcdents (ncessit dune reconstruction partir dun point de vue) sont valables pour toutes les sciences. Cependant, comme nous avons dj eu loccasion de le noter, lhistoire est une science qui se dmarque des sciences de la nature par le fait que la matire historique est toujours dj mise en forme par les individus qui la composent car cette matire est de mme nature que le sujet connaissant. Les catgories utilises par lhistorien sont ainsi en quelque sorte des catgories du second degr, en ce sens quelles ne peuvent sappliquer qu une matire dj mise en forme sous la catgorie de lexprience vcue. 2 En fait, cette essence commune la matire historique et la science de lhistoire ne rduit pas celle-l tre une plate copie de celle-ci, au contraire lhistorien doit appliquer des catgories du second degr qui permettent de mettre en forme, selon des critres spcifiques la connaissance historique, cette matire dj prforme. 3.2 Les catgories historiques Les catgories historiques sont donc ces formes de la connaissance propres lhistoire, elles dfinissent le point de vue particulier que lhistorien doit adopter pour reconstruire la ralit historique. Lexemple de lautobiographie Nous allons nous appuyer sur un exemple pour dcrire comment, selon quelles modalits, ces catgories historiques nous permettent de construire la connaissance historique. Lexemple de lautobiographie est cet gard trs significatif car, dans ce cas, la matire historique est immdiatement disponible au sujet connaissant. De plus, cest le cas le plus clair de la situation voque ci-dessus3, o la connaissance interne de l objet est directement accessible au sujet connaissant. Cet exemple fait en quelque sorte figure d exprience cruciale : si lon parvient montrer que dans ce cas, o les processus internes sont immdiatement et intgralement accessibles lobservateur, la connaissance rsulte malgr tout dune certaine transformation de ce matriau initial, alors il sera ais de transposer ce rsultat nimporte quel autre exemple historique o cette connaissance des processus internes fait dfaut. Dans le cas de lautobiographie (et aussi dans celui de la simple biographie), il est dabord ncessaire de dgager notre personnalit du trop gnral : Lorsque nous1

Cf. Simmel, Ibid., p 103. Mme si nous comprenons le sens de la mtaphore de Simmel sur ce point, il est lgitime de la remettre en cause : la photo est loin dtre une reproduction idale du modle, du moins elle ne se rduit pas a : elle tmoigne elle aussi dun certain point de vue, dun certain regard sur le rel. 2 Simmel, Ibid., p 114 3 Cf. supra, p 16

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considrons notre existence comme une totalit, nous commenons par la dgager, avec les circonstances et les vnements -qui notre connaissance- lont influence, du contexte historique plus large qui lenvironne et la traverse, mais qui caractrise aussi bien notre destin que celui de tous les autres individus. 1 Mais il faut galement enlever ce qui est trop personnel : De mme, on exclura les facteurs internes intellectualit, besoins fondamentaux, ractions affectives banales- qui caractrisent indistinctement tous les hommes. 2 Ainsi, il y a dabord une sorte de tri effectuer partir de la totalit du matriau pour ne retenir que ce qui est pertinent pour la biographie. En fait, cette slection se fait partir dun concept particulier (ce peut tre par exemple celui de politique si lon fait la biographie dun homme politique) qui joue le rle de filtre et qui nous permet de ne retenir que ce qui nous intresse de ce point de vue. Pour autant, tous les lments que nous abandonnons parce que nous les jugeons non pertinents pour notre travail sont absolument ncessaires au dveloppement de ces autres lments qui retiennent notre attention : ils ne sont secondaires que du point de vue de l histoire , mais ils sont essentiels du point de vue de la ralit3. Et il faudra les remplacer dans la biographie, car les lments que je retiens parce quils sont pertinents du point de vue de tel concept objectif qui guide ma recherche, sont en quelque sorte abstraits de leur environnement naturel . Le fait quils se rapportent tous un concept particulier nest pas suffisant pour leur donner une cohrence, ils ne constituent pas par euxmmes une unit. Cette forme nouvelle dans laquelle les lments de vie sont recomposs en une structure thorique doit remplacer par dautres procds les nergies soit ngliges dans la composition, soit simplement inconnues par lesquelles ces lments sont dans la ralit lis les uns aux autres. 4 Ainsi le travail du biographe (et de lhistorien) ne consiste pas seulement retenir les traits importants par rapport au point de vue quil a choisi, mais il faut encore quil les rordonne, quil les relie les uns aux autres, dune manire diffrente quils ne le sont dans la ralit. Simmel donne des pistes quant la manire de procder cette restructuration : Un des procds consiste par exemple accentuer limportance de certains phnomnes. Dans lexprience vcue, les lments sont ressentis comme dimportance variable. Dans lanalyse, cette chelle dimportance apparat souvent comme bouleverse. 5 Ainsi la vie de lindividu reconstruite travers les catgories historiques se caractrise par une accentuation diffrente des lments qui la constituent6 : ce que le biographe va retenir parce quil le juge important ne sera pas ncessairement jug comme tel par lindividu, et inversement. Cette remarque sapplique aussi bien au cas de la biographie qu celui de lautobiographie : lindividu qui exerce un regard rflexif sur sa propre vie pour en faire une uvre historique ne donnera pas aux vnements, dans luvre, la mme importance que celle quils ont eu pour lui dans la ralit. Cela nous invite raffirmer la distinction radicale quil faut tablir entre connaissance et exprience vcue. Mme lorsque la ralit nous parat absolument transparente et que nous avons limpression de pouvoir la saisir telle quelle est (comme ce peut tre le cas pour lhistoire parfois ou pour lautobiographie souvent), la connaissance ne peut tre autre chose quune certaine transformation de cette ralit.1 2

Simmel, Ibid., p 101 Simmel, Ibid., p 101 3 Cf. Simmel, Ibid., p 101-102 Il sagit plutt ici dabandonner des lments sans lesquels ceux qui sont retenus et recomposs nauraient jamais pu apparatre de cette manire dans la ralit. 4 Simmel, Ibid., p 102 5 Simmel, Ibid., p 102 6 Simmel emploie galement une mtaphore musicale pour distinguer exprience vcue et connaissance: Plus la connaissance se rapproche de son objet, plus les formes de ltre et celles du savoir peuvent tre assimiles deux tonalits diffrentes dans lesquelles seraient interprtes une mme mlodie. (Simmel, Ibid. , p 100)

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Histoire et psychologie Cette mthode par laquelle lhistorien reconstruit la ralit permet de distinguer lhistoire de la psychologie, et de parer toute critique de psychologisme. Comme il a t dit plus haut, lhistoire ne sintresse qu des vnements psychiques : seuls ces processus internes permettent de comprendre la ralit observe. Mais alors, lhistoire ne serait-elle quune psychologie applique un certain matriau ? Les lois de lhistoire sont-elles finalement celles de la psychologie ? Non, nous dit Simmel, car en fait lhistorien nutilise quune psychologie de convention . Prenons lexemple dune dcision politique : Si lon veut comprendre cette dcision en tant quvnement psychologique il faut connatre toutes les conditions affectant le psychisme de lacteur au moment de la dcision ; il faut embrasser lensemble de sa vie et considrer bien des aspects de cette vie trangers la politique. 1 En fait, tous ces lments qui entourent la dcision politique, et que le biographe ou lhistorien abandonne pour ne retenir que celle-ci, devraient tre pris en compte si lon voulait faire une analyse vritablement psychologique de cette dcision. Le psychologue doit retenir tous les lments de la personnalit qui intervienne dans la vie psychique de lindividu, mais lhistorien na pas se soucier de tout cela, car son objectif est de construire un tre irrel.() Lhistorien traite de son hros comme sil sagissait dun tre exclusivement politique. 2 Cest pour cela que lon peut parler de psychologie de convention, car il sagit de reconstruire une personnalit qui soit cohrente psychologiquement, mais selon un certain point de vue. Selon cette psychologie, lindividu serait m non par des motifs complexes, mais par la conscience quil a des consquences susceptibles de rsulter de ses actions de par la nature des choses. Ses tats psychiques sont donc lis les uns aux autres par des lois immanentes, alors que dans une analyse psychologique raliste chacun de ces tats serait expliqu par la structure de la personnalit du sujet. 3 Ainsi lhistoire, en reconstruisant ses objets travers les catgories historiques, emprunte certains des aspects de la mthode psychologique mais ne se confond pas avec elle. Histoire des personnes/ histoire des ides Un dernier lment nous permet de pointer lexistence et le rle de ces catgories et de rfuter le ralisme historique : cest le fait que la ralit historique puisse tre analyse et prsente aussi bien comme une histoire des acteurs (individuels ou collectifs), que comme une histoire dentits impersonnelles qui sont le produit des individus. On peut par exemple crire une histoire des artistes, mais on peut aussi crire une histoire des formes stylistiques, toutes deux appartenant la catgorie gnrale de lhistoire de lart. Certes, il est souvent difficile de dissocier tout fait ces deux types dhistoire et ils apparaissent frquemment mls lun lautre. Mais elles [ces deux histoires ] reprsentent les deux faons par lesquelles lhistorien peut donner forme au devenir historique. 4 Le fait mme quil y ait diffrentes histoires possibles dune mme ralit est une preuve supplmentaire de lexistence de ces catgories et du fait que la connaissance historique est autre chose quune simple copie de la ralit.

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Simmel, Ibid., p 104 Simmel, Ibid., p 105 3 Simmel, Ibid., p 105 4 Simmel, Ibid., p 109

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3.3 Les catgories historiques (#2) Les catgories historiques, ces formes propres lhistoire, prsentent, elles aussi, des aspects problmatiques quil nous faut signaler afin davancer dans cette enqute sur la notion de forme dans la pense de Simmel. A priori psychologiques et catgories historiques Mme si la distinction thorique entre a priori psychologiques et catgories historiques semble claire, les premires tant propres au sujet et les secondes un domaine scientifique dfini, on remarque une relle proximit entre ces deux formes de la connaissance. Il est souvent malais de distinguer ce qui relve de lune et ce qui relve de lautre, en particulier dans le domaine de lhistoire des hommes. Par exemple, pour crire la biographie dune personnalit il est vident que je me sers des a priori et des catgories, mais comment savoir prcisment laction de chacune de ces formes ? De plus, Simmel nous indique que la sorte de synthse quest amen construire lhistorien grce aux catgories historiques, en vue de redonner une unit son objet, synthse qui est cense tre propre lhistoire, lindividu commun en fait trs frquemment, sans mme en avoir conscience, pour produire lui aussi une image cohrente de son environnement1. Cette difficult va nous permettre de prciser quelques points concernant cette notion de forme dans lpistmologie simmelienne. Dabord il faut reconnatre quil nest pas ncessaire que deux lments soit toujours parfaitement distincts pour que lon puisse les traits sparment, au contraire, il est souvent fcond de sparer analytiquement ce qui ne lest pas forcment dans la ralit . Cest le cas ici : a priori psychologiques et catgories historiques ont des caractres spcifiques qui permettent de les distinguer mais cest leur action conjugue qui permet llaboration de la connaissance historique. De plus, il faut dire que cette prsentation nettement tranche (entre a priori psychologique et catgories historiques) napparat pas dans le texte de Simmel mais elle est notre propre fait. Certes, Simmel distingue a priori et catgories, mais comme on la dj signal, il lui arrive de substituer tel mot par tel autre, rendant parfois plus floue la dlimitation entre ces deux notions. On peut voir ici une faiblesse conceptuelle de lauteur. Nous pensons plutt quil sagit avant tout de mettre laccent sur lide gnrale de mise en forme, quels que soient les outils ou les formes travers lesquels celle-ci sopre. En dernier examen, on pourrait dire que la priori psychologique est plutt une forme spontane , propre lindividu alors que les catgories historiques sont des formes plus objectives, relevant dune science particulire ; mais nous pensons que lessentiel, ici, est que ces formes oprent dans llaboration de la connaissance historique et que leur action est une rfutation contre tout ralisme. Objectivit/subjectivit Si, la diffrence des a priori psychologiques, les catgories historiques se prsentent comme objectives , en ce sens quelles sont propres une science et non plus un individu1

Cf. Simmel, Ibid., note p 102 Nous sommes en fait beaucoup moins conscient que nous devrions ltre du caractre fragmentaire des reprsentations que nous nous faisons du monde. Cela provient de ce que notre esprit se livre constamment une activit de mise en forme qui tisse des totalits partir dlments fragmentaires en utilisant diffrents systmes de catgories.

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(sans oublier les rserves qui viennent dtre formules), cela ne rsout pourtant pas toutes les difficults souleves dans le chapitre prcdent quant la valeur de la connaissance rsultant dune telle mise en forme. En effet, ces diffrents systmes de catgories ne sont pas tous adquats ltude de telle ralit historique particulire. Je peux effectivement traiter tel vnement daprs une multitude de points de vue, mais les connaissances produites partir de ces diffrents points de vue nauront pas toutes la mme valeur. Prenons un exemple trivial : je pourrais vouloir tudier la bataille de Waterloo travers les catgories de lhistoire de lart. Pourquoi pas, mais est-ce quune telle analyse serait pertinente et rendrait convenablement compte de la ralit de cette bataille ? Le propos de la science nest certes pas de se calquer sur son objet, mais entre plusieurs reconstructions possibles, laquelle sera la plus vraie ? Comment dterminer quel systme de catgories sera adquat lobjet que je veux tudier ? Il subsiste donc toujours une certaine part de subjectivit : puisque le choix de telles ou telles catgories ne peut pas tre dtermin par les catgories elles-mmes, il ne peut tre que celui de lhistorien et en un sens de sa subjectivit. Mais il ne sagit pas de confondre subjectif avec arbitraire. Certes, lhistorien doit faire certains choix face son objet, mais la ralit doit galement linciter opter pour tel ou tel angle danalyse : Eu gard la totalit existentielle relle, chacune de ces descriptions comporte une part de subjectivit. Je veux dire quelle est dtermine en partie par les objectifs poursuivis par lhistoire en tant que discipline, objectifs que la ralit, bien sr, ne connat pas. Mais dun autre ct, cest cette ralit elle-mme qui suggre lhistorien dapprhender tel aspect de telle manire et tel autre aspect de telle autre manire. 1 Finalement, nous dit Simmel, la connaissance nest certes pas une copie de la ralit, et son objectivit ne doit pas vouloir dire quelle est asservie son objet, mais elle nest pas pour autant une reconstruction arbitraire et si lon doit choisir entre plusieurs reconstructions diffrentes dun mme objet, il est tout fait possible dtablir la frontire qui spare le sr du moins sr et de lerron. 2 Conclusion Que doit-on retenir de ces catgories historiques ? Nous avons vu quelles sont des formes propres la connaissance historique, comme dautres systmes de catgories se rapportent dautres sciences. En ce sens, on pourrait rapprocher cette ide de la notion de paradigme dfinie par Kuhn3 : les catgories constituent un ensemble dhypothses propres une science et qui la caractrise. Bien sr, les catgories de Simmel ne prsentent pas la systmaticit de la notion de Kuhn, et elles ne sont pas rattaches, comme cest le cas chez Kuhn, une thorie de lvolution de la science. Mais nous pensons quil y a une intuition commune : celle d outil conceptuel propre une science ( un paradigme), permettant de saisir le rel dune certaine manire et en un sens de le transformer. Surtout, la rflexion de Simmel porte essentiellement sur lhistoire, domaine o cette ide de mise en forme de la ralit par la connaissance ntait pas acquise. Car cest bien cette ide quil sagit de dfendre, comme nous lavons vu ci-dessus. En fait, on constate un dplacement de la notion de forme vers celle de mise en forme . Alors que les a priori psychologiques sont encore assez proches des a priori kantiens (ils sont propres au sujet et lui permettent dlaborer des units psychiques partir dobservations empiriques), les catgories sen loignent sensiblement : elles sont extrieures au sujet, et, parce quelles dterminent un domaine scientifique dfini, elles peuvent tre aussi varies que le sont les domaines scientifiques. Il semble en fait quelles dsignent encore moins que les a priori une ralit1 2

Simmel, Ibid., p 115 Simmel, Ibid., p 116 3 T.S Kuhn, La structure des rvolutions scientifiques, Flammarion/Champs, 1983

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dfinissable prcisment. Elles renvoient moins elles-mmes qu leur rsultat : la mise en forme. Cest parce quil y a mise en forme que lon peut affirmer lexistence de catgories historiques. Or ce dplacement de la notion de forme vers celle de mise en forme est trs important, car en le prolongeant on parvient lide que la forme ne dsigne plus (ou plus seulement) ces catgories propres lesprit humain qui lui permettent dapprhender le rel et de produire des connaissances, mais la connaissance elle-mme comme production humaine, comme forme nouvelle donne la ralit. Nous aurons loccasion de revenir sur ce point car il est lun des points cls, notre sens, de lvolution de la notion dans la pense de Simmel.

-4- LE RELATIVISME

Mme si nous avons vu que lobjet historique doit suggrer les catgories que lhistorien aura utiliser, il nen demeure pas moins que la multiplicit des mises en formes possibles soulve la question de la valeur de vrit de ces diffrentes mises en forme. Simmel le remarque lui-mme dans les Problmes de la philosophie de lhistoire : A condition de prendre cette expression avec la prudence qui simpose, on peut dire que toute science historique particulire met en jeu une conception particulire de la vrit.() Sans doute existe-t-il une exigence universelle et abstraite de vrit. Mais elle est satisfaite de manire diffrente selon les disciplines, et cette diffrence sobserve dans les questions poses comme dans les rponses donnes par ces disciplines. 1 Cette remarque est pour nous comme une invitation aborder la question du relativisme dans la pense de Simmel. En effet, nous avons dj pu constater plusieurs endroits lexpression dun certain relativisme : cest le cas par exemple pour llaboration des a priori psychologiques qui se construisent dans un mouvement altern entre le moi et le toi. Car laspect no-kantien, que reprsente la mise en forme de la ralit par la connaissance, nest quun versant de lpistmologie simmlienne. Il sarticule avec un relativisme (il faudrait plus justement employ le mot de relationisme, nous verrons pourquoi), et il nous semble que ces deux aspects de la pense, loin dtre des phases successives, tanches lune lautre, sont enchevtrs lun dans lautre ou du moins, que ce relativisme vient se greffer sur une position no-kantienne. Cest en tout cas lide que nous voulons suivre ici, dans le but de voir ce que cela apporte la notion de forme. Lessentiel de la prsentation du relativisme de Simmel se trouve dans la troisime section du premier chapitre de Philosophie de largent. Nous allons rendre compte des points saillants du dveloppement simmelien sans le suivre exactement.

4.1 Le problme de la connaissance Aprs nous avoir prsent la tendance naturelle de la pense aller vers labsolu, vers ce qui est stable plutt que changeant2, Simmel montre que la connaissance, dans sa recherche dabsolu, est borne par deux limites indpassables, qui sont comme deux limites o labsolu1 2

Simmel, Ibid., p 111 Cf. Simmel, Philosophie de largent, p 85 Bref, en sa tendance premire, la pense, qui entend canaliser le flot confondant des impressions dans un lit tranquille et constituer une figure fixe partir de ses fluctuations, se porte vers la substance et labsolu, au regard desquels tous les vnements particuliers, toutes les relations, se voient ravals une existence provisoire, voue tre dpasse par la connaissance.

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bascule ncessairement dans le relatif. Nous les appellerons mtaphoriquement la ligne et le cercle. La ligne (regressus linfini) Simmel part dun schma de la connaissance classique : toute proposition qui veut tre reconnue comme vraie doit tre dduite de principes suprieurs considrs eux-mmes comme assurs. Partant de l, on assiste ainsi la superposition dune srie de connaissances, chacune tenant sa validit dune autre qui la conditionne. 1 Le problme auquel est alors confronte la connaissance est quelle ne peut remonter ainsi linfini : pour que de telles sries ne flottent pas en lair, ou soient tout simplement possibles, il faut quil y ait quelque part un fondement ultime, une instance suprme lgitimant les chanons intermdiaires sans avoir besoin elle-mme de lgitimation. 2 Or il ny a aucun moyen, pour nous, de connatre ce principe ultime. En fait, nous ne pouvons que remonter toujours plus haut dans la srie, mais il nous est impossible de savoir si le point auquel nous arrivons est le fondement ultime de la srie ou non. Cest pourquoi nous devons toujours traiter le point atteint en dernier comme sil tait lavant dernier. Il faut remarquer que cette perspective nenlve pas tout fondement absolu la connaissance, mais seulement la possibilit de le connatre. Ce dfaut dabsolu qui limite la connaissance ne doit pas nous conduire un scepticisme, il sagit seulement de voir que la connaissance est toujours perfectible, et cela doit nous dtourner de la tentation de clore le savoir dogmatiquement. La connaissance nous apparat ainsi comme une ligne, ouverte aux deux extrmits, progressant vers un absolu quelle ne peut jamais atteindre vritablement. Mais il sagit ici dun relativisme au sens faible, par dfaut dabsolu. Or un autre aspect de la structure de la connaissance permet de parler de relativisme au sens fort, que lon pourrait aussi nommer relationisme . Le cercle Simmel remarque quil est frquent que, lorsque lon cherche remonter une srie dductive jusquen son principe premier, celui-ci peut tre son tour dmontrer par le point de dpart de la srie. Simmel pense quil est possible quil sagisse l dune forme caractristique de la connaissance : Si ceci, appliqu une dduction dtermine, la rend illusoire comme un cercle vicieux, il nest pas le moins du monde impensable que notre connaissance, prise comme un tout, soit captive dune telle forme. () Il suffit dadmettre une chane dargumentations suffisamment longue, de sorte que le retour au point de dpart chappe la conscience, tout comme la grandeur de la terre cache la vue immdiate sa forme sphrique et cre lillusion quon peut y progresser linfini en ligne droite. 3 Ainsi la connaissance ne serait quun ensemble de propositions renvoyant toutes les unes aux autres. La vrit dune proposition particulire signifie alors simplement ladquation de cette proposition lensemble de la connaissance. Le tout de la connaissance serait alors aussi peu vrai que le tout de la matire est lourd ; seul le rapport des parties entre elles manifesterait les proprits quon ne pourrait sans contradiction attribuer au tout. 4 Ainsi la connaissance est un processus limage du monde, flottant librement en lair , o toute connaissance isole est rattache la totalit des autres, sans quil soit possible de dterminer1 2

Simmel, Ibid., p 87 Simmel, Ibid., p 87 3 Simmel, Ibid., p 90 4 Simmel, Ibid., p 91

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un point fixe, un absolu autour duquel lensemble sorganiserait. Cest en ce sens quil serait plus adquat de parler de relationisme, car la vrit nest alors plus un concept relatif mais bien un concept relationnel1. 4.2 Lorigine pratique de la connaissance et son autonomisation Nous entendons par origine pratique de la connaissance et son autonomisation , ce que Simmel dsigne comme larticulation des lments thoriques et pratiques de notre vie. En fait, il sagit ici dune position kantienne ou no-kantienne trs largie, sur laquelle vient justement se greffer le relativisme (ou relationisme) de la connaissance. Le vrai = lutile Cest ici que nous retrouvons le problme des catgories l o nous lavions laiss : la multiplicit des mises en forme possibles implique pour chaque science une conception particulire de la vrit . Cest cette position largie que Simmel dveloppe dans Philosophie de largent en montrant lorigine pratique de nos reprsentations et de la connaissance. En fait, Simmel pose la question : quest-ce quune reprsentation vraie ? Avec toujours en perspective la question relative : est-ce une reprsentation exactement fidle la ralit ? Autrement dit : est-ce quune reprsentation valable est une reprsentation qui me donne accs lobjet tel quil est en ralit ? Nous avons vu que la position no-kantienne de Simmel, telle quelle est dveloppe dans les Problmes de la philosophie de lhistoire, permet de donner une rponse ngative cette question : la connaissance de lobjet est le rsultat dune ncessaire mise en forme de la ralit, connatre un objet ce nest donc jamais le connatre tel quil est en ralit mais tel que je le reconstruis, travers certaines catgories. Dans Philosophie de largent, Simmel nous dvoile ce qui, ses yeux, constitue lorigine de la discrpance entre ralit et connaissance : Nous sommes convaincus que toutes les reprsentations du donn sont les fonctions dune organisation psycho-physique particulire et ne refltent rien mcaniquement. 2 Et, de la comparaison audacieuse des reprsentations d de diffrentes espces animales, Simmel conclut qu aucune delles [ces diffrentes reprsentations] ne reproduit le contenu extra-psychique du monde dans son objectivit en soi. 3 En fait, ces diffrentes reprsentations de la ralit sont adaptes aux diffrentes espces et rpondent toutes des besoins pratiques spcifiques. Ds lors, une reprsentation valable du rel est une reprsentation qui permet lindividu, quelque soit son espce, dagir efficacement sur le monde qui lentoure : De ce monde, nous attendons certaines ractions nos propres notions, et il nous les fournit, du moins en gros, correctement, cest--dire utilement pour nous, comme il en fournit galement aux animaux, dont le comportement est dtermin par des images totalement divergentes de ce mme monde. 4 Le vrai nest plus alors quun nom honorifique que lon attribue aux reprsentations qui sont utiles la1

Simmel souligne cette dimension relationnelle et se dfend de tout scepticisme dans une lettre Rickert: Ce que jentends par relativisme est une reprsentation mtaphysique du monde tout fait positive et pas plus un scepticisme que ne lest la thorie de la relativit dEinstein.() Pour moi le relativisme de la connaissance ne veut pas dire du tout que la vrit et la non-vrit sont relatives lune lautre, mais bien que la vrit signifie une relation des contenus entre eux. , cit par Vandenberghe, in La sociologie de Simmel, op. cit., p30, cest nous qui soulignons. 2 Simmel, Ibid., p 91 3 Simmel, Ibid., p 91 4 Simmel, Ibid., p 91

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persistance de lespce. Aussi existe-t-il autant de vrits diffrentes en principe que dorganisations et dexigences vitales elles-mmes en principe diffrentes. 1 Mais il ne faut pas voir dans cette affirmation lexpression dun scepticisme radical pour lequel la science ne serait pas plus vraie que nimporte quelle image du monde adquate laction du sujet de la reprsentation. Car il ne sagit ici que de lorigine de la connaissance, et nous allons voir comment, partir de cette origine, se construit cet empire thorique quest la connaissance humaine. Mais il faut auparavant remarquer que la relativit de la vrit de nos reprsentations par rapport une organisation psycho-physique dtermine (chaque espce produit sa reprsentation vraie), nexclut pas le caractre normatif de la connaissance. Cest--dire qu chaque espce correspond un idal de vrit que lindividu particulier peut saisir ou manquer. Toutes les reprsentations ne sont pas galement vraies, elles le sont plus ou moins, relativement une organisation mentale dfinie. Le contenu mental vrai nos yeux prsente cette structure spcifique de dpendre entirement de notre tre puisquil nest partag par aucun autre tre diffremment fait- mais de rester par contre en sa valeur de vrit, totalement indpendant de sa ralisation physique. 2 Cette position est donc en un sens relativiste, puisquelle fait dpendre la vrit de notre organisation psychique, mais elle nest pas un scepticisme puisquil existe une vrit idale relative chacune de ces organisations psychiques. Finalement, la position de Simmel est ici trs proche de celle de Kant : ce nest pas parce que je ne peux pas saisir la chose en sa ralit objective (en son en soi) que je ne peux rien connatre delle ou que je ne peux pas juger la valeur dune telle connaissance. Autonomisation et relationisme Mais la connaissance scientifique ne se confond pas avec son origine pratique. Simmel dcrit comment on passe de cet tat originel (le vrai = lutile) celui de la connaissance comme empire autonome o la vrit devient alors lexpression de la relation dune reprsentation avec lensemble des autres reprsentations : De fait, nous navons aucun critres dfinitifs qui garantissent la vrit dune reprsentation de lEtre, sinon que les actions engages partir delle mnent aux rsultats souhaits. Cela dit, quand par un effet de la slection indique, donc de la promotion systmatique dun certain mode de reprsentation, ces derniers se consolident parce que durablement efficaces, ils constituent entre eux un empire thorique, lequel, devant chaque reprsentation nouvelle, dcide sur des critres dsormais internes si elle saccorde ou soppose lui. 3 Ds lors, une reprsentation vraie nest plus proprement parler une reprsentation utile lespce, mais une reprsentation qui nentre pas en contradiction avec un ensemble dj reconnu comme valide selon cette modalit pratique originelle. Cest ici que lon retrouve le relationisme voqu ci-dessus : une proposition ne peut pas tre dite vraie isolment, une proposition vraie est une proposition qui se rapporte un ensemble de propositions toutes valables les unes par rapport aux autres. La vrit nest donc ni le rapport dune proposition isole la ralit, ni mme le rapport de lensemble des propositions, pris comme tout, la ralit, puisque la validit de cet ensemble ne repose en dernire instance que sur une organisation psycho-physique particulire, organisation qui dtermine notre rapport au monde. La vrit est donc lexpression de la relation entre diffrentes propositions, dont aucune ne peut tre tenue pour vraie isolment.

1 2

Simmel, Ibid., p 92 Simmel, Ibid., p 93 3 Simmel, Ibid., p 93, cest nous qui soulignons.

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4.3

Relativisme statique et relativisme dynamique : une nouvelle objectivit

Mais quen est-il de la forme ? En fait, le relativisme introduit une ide nouvelle dans lpistmologie de Simmel : lide dinteraction. Le relativisme est lexpression dune relation entre plusieurs lments, sans que lon puisse dterminer de centre ou de point dappui. On le sait, cette ide jouera un rle essentiel dans la sociologie simmelienne. Mais elle nous permet dores et dj de dgager des points qui, notre sens, prfigurent ce que deviendra la notion de forme dans la pense de Simmel. Cest en prolongeant lide de mise en forme, dgage dans les Problmes de la philosophie de lhistoire, que lon parvient lide de forme comme rsultat de la mise en forme, et cest ce niveau que linteraction apporte des lments nouveaux. Nous pouvons distinguer deux moments du relativisme : un moment statique o la forme renvoie lunit qui se dgage dune interaction, mais cette mme unit peut tre anime dun mouvement dynamique qui lui permet de se dvelopper en passant dune forme une autre. Relativisme statique Nous entendons par relativisme statique ce qui, dans la continuit de ce qui a t mis en lumire propos de la vrit de la connaissance, dsigne la vrit comme relation. Simmel lui-mme prend diffrents exemples pour illustrer son propos. Dabord celui de lobjet singulier, qui, dans une perspective kantienne, est dsign comme une unit produite par le sujet partir du divers de lintuition : Mais que signifie donc une telle unit, sinon justement la cohrence fonctionnelle, lappartenance et la dpendance rciproques de ces impressions et de ces matriaux de lintuition ? Lunit des lments nest pas extrieure eux, elle constitue la forme de leur tre-ensemble, qui persiste en eux et nest prsente que par eux. 1 Ainsi lunit de lobjet est linteraction, ou plus exactement la forme de linteraction quil y a entre ses lments. La forme ne dsigne plus ici les catgories propres lesprit qui met en forme mais bien le rsultat, cest--dire lunit qui se dgage des divers lments qui constituent lobjet. Il en va de mme pour le corps social : De mme que lunit du corps social, ou le corps social comme unit, signifie exclusivement les forces dattraction et de cohsion qui sexercent entre ses individus, donc un rapport purement dynamique des uns aux autres, de mme lunit de lobjet singulier dont la ralisation mentale est identique la connaissance nest rien dautre quune interaction entre les lments de son intuition.2 Cest cette ide que lon retrouvera au fondement de la sociologie formelle. En effet, les formes de la socialisation ne sont rien dautre que cette sorte dunit qui se dgage (ou que lon peut dgager) de linteraction entre les individus (nous reviendrons largement sur ce point dans notre deuxime partie). Simmel prend galement lexemple de lunit de luvre dart : cest de linteraction entre les lments qui constituent luvre qumerge lunit de luvre. Chacune de ses parties (chaque mot du pome) doit tirer son sens et sa valeur de sa relation aux autres (au pome comme totalit). Les lments doivent ainsi former une totalit, une unit, une forme, qui flotte en lair limage de la totalit de notre connaissance. Dailleurs, la vrit dune uvre dart dpend justement davantage, selon Simmel, de la relation entre ses lments que de la relation de luvre, prise comme totalit, son objet3.1 2

Simmel, Philosophie de largent, p 94, cest nous qui soulignons. Simmel, Ibid., p 94