Sertillanges A. d. s. Thomas d'Aquin_tome II

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    Lp THE PAUL SABATIER FRANCISCAN COLLECTiON qjt7*9 ; 12.31 ; 3y

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    lif r^LES GRANDS PHILOSOPHES

    S. THOMAS D'AOUII\PAR

    A.-D. SERTILLANGESPROFESSEUR DR PHILOSOPHIE

    A l/iNSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS

    TOME II

    PARISFLIX ALCAN, DITEUR

    108, BOULEVARD S A IN T- GERMAIN , 1081910

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    SAINT THOMAS D'AQUINTOME II

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    LES GRANDS PHILOSOPHES

    S. THOMAS D'AOUINPAR

    A.-D. SERTILLANGESPROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

    A l'institut catholique de paris

    TOME II

    PARISFLIX ALGAN, DITEUR

    108, BOULEVARD SAINT- GE RMAIN , 1081910

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    A,,-

    1^-L?.,T315

    BOSTON PUBLIC LIBRARYPAUL SABATIER COLLECTIONMAY 22, 1930

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    LIVRE IVLA NATURECHAPITRE PREMIER

    LES PRINCIPES DE LA NATURELe mot nature prend son origine de naissance'^. Le deve-nir sous toutes ses formes, tel est le phnomne capital dont

    les variantes et les multiples conditions donnent lieu auxsciences de la nature. S'intresser celles-ci est le fait detoute me consciente. Les mpriser, ce serait se mprisersoi-mme 2.Aux yeux de saint Thomas, le devenir est de deux sortes :

    il y a le devenir substantiel, selon lequel une chose est ditesimplement devenir, et le devenir accidentel, selon lequelelle est dite devenir ceci ou cela, comme devenir blanche,ou chaude, ou situe en tel lieu, etc. Or l'tude du devenirabsolu ou substantiel suppose la connaissance des principesde l'tre mobile ; celle du devenir accidentel engage, avecl'analyse du changement, celle de ses conditions intrins-ques ou extrinsques. Telles sont les deux recherches quis'imposent qui aborde par sa plus haute gnralitainsi qu'il convient ^ la science de l'univers mobile.

    1. V pars, q. XXIV, art. 1, ad 4".2. In I Phys., lect. i, n 6.3. In IV Meteor., lect. i.

    SAINT THOMAS d'aOUIN. T. U.

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    2 SAINT THOMAS D AQUIN.

    A. LE DEVENIR SUBSTANTIEL.En ce qui concerne le devenir substantiel, il faut savoir

    que les hommes ne sont arrivs que peu peu la con-naissance de la vrit^ . Les qmcqws Naturalistes, commegrossiers d'esprit et ne pouvant pas dpasser Timagination ne virent dans la nature que des changements de surface, savoir ceux qui rsultent de transmutations accidentelles. Tout fiei'i tait pour eux un alterari, un simple change-ment d'tat, de sorte que la substance de toutes chosestait pose dans l'unit de ce qu'ils appelaient matire, etdont ils faisaient un principe premier, non caus. Ces phi-losophes n'arrivaient donc pas pousser l'analyse de l'treau del de la distinction de la substance et de l'accident. Arrivs la substance, ils y voyaient le bout de tout, etcontents de savoir si c'tait l'air, le feu, l'eau, ou un l-ment intermdiaire, ou un lment commun, tels les ato-mes, qui entraient dans la composition de toutes choses, ilsne poursuivaient pas plus loin la recherche 2.Nous connaissons aujourd'hui cet tat d'esprit. Le physi-

    cisme a revcu de nos jours sous forme plus savante ; mais iln'est pas douteux que saint Thomas le qualifierait nanmoinsde recul, et exercerait bon droit contre lui sa critique d-daigneuse. L'atomisme, envisag comme philosophie, phi-losophie paresseuse , dira Leibnitz 3, est bien en effet l'actede paresse d'un esprit qui ne veut pas dpasser le sensible.Comme le dit ce mme penseur, l'imagination est riante ;on borne l ses recherches; on fixe sa mditation commeavec un clou ; on croit avoir trouv les premiers lments,unnonplus itltra^. Mais que cette imagination est trom-peuse ! Croire qu'en les profondeurs de l'tre, en la simplicit

    1. De subst. spiril., c. ix; 1* pars, q. XLIV, art. 2.2. De subst. spirit., loc. cit.; in lib. 1, De Gner, et corrupt., lect. i, ii" 3;

    locl. n, no 2.:j. 5" crit Clarke.4. 4 crit Clarke.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE.divine des lments on va retrouver l'immense complexitconfuse de l'exprience et de ses notations immdiates; queles actions visibles des corps s'expliquent par des actionsinvisibles, mais toutes pareilles ; que les maisons de lanature sont construites avec d'autres maisons plus petites,empiles ou tournoyantes, c'est le signe d'une mentalit bientroite. Les principes ne doivent-ils pas tre transcendantsau donn? Ne seront-ils pas cachs, l'gard de nos facultsempiriques tout au moins, dans un mystre impn-trable? On ne peut rendre compte du dessous des chosesque par un au del e, l'exprience. Ce dessous doit donc,a priori, tre inaccessible notre intuition, et, sans nullechance d'erreur, on peut carter, par la question pralable,tout systme prtendu explicatif qui dira notre imagina-tion quelque chose. Celle-ci ne peut tre admise, en l'es-pce, qu' titre subsidiaire, pour fournir l'ide pure lesphantasmata qui la portent, et, par analogie avec l'exp-rience, donner penser quels entrecroisements se doiventformer entre les mystrieux fils dont se compose la trameuniverselle.

    Il en est, proportion garde, comme du problme deDieu : nous sommes et nous devons tre en face de l'incon-naissable. Toutefois, les conditions de l'exprience impli-quant des postulats dfinis, en raison de ceux-ci nous pr-tons la divinit de la nature ou celle du PremierPrincipe des attributs que nous essayons de concevoir paranalogie, grce une proportionnalit de rles.

    Partant de ce point de vue, nous ne serons plus tonns,abordant avec saint Thomas la question du devenir substan-tiel, d'en trouver les principes proches du nant , ^(.propenihilum Pascal et saint Thomas se rencontrent ici etd'tre invits en dvorer le mystre.

    Contrairement aux anciens philosophes, saint Thomas con-sidre la gnration substantielle comme un fait. Il refusede penser que l'homme, le chien, la plante, l'eau et quoique ce soit ne diffrent que comme modes d'une unique

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    4 SAINT THOMAS D AQUIN.substance; ce qui voudrait dire, pour lui, qu'ils ne diffrentpas en tant qu'tres, puisque l'tre appartient proprement la substance, et que l'accident est plutt entis quens'^. Il n'yaurait donc, dans la nature, que mixtions adsensuml Aucunetransformation radicale? Le fond de l'tre mobile, matirepour l'atomiste et force pour le dynamiste, serait fixe? SaintThomas ne le croit pas. Il voit le travail de la nature sus-pendu des conditions plus profondes, s'effectuant dansune officine plus cache. Pour lui, l'tre mobile est mobiledans son tre mme ; il est, comme tel, ternellement fluent;il se dfait ou se fait fond par la gnration et la destruc-tion, comme il se fait ou se dfait selon ses modes par l'al-tration, l'augmentation ou le mouvement local. Un devenirpermanent et radical le travaille, ne respectant de lui qu'unepotentialit relle, un indtermin de pouvoir.Les antcdents de cette thorie s'exprimeraient ainsi :

    Tout ce que la nature nous fait voir est dtermination,acte, forme, c'est--dire ide ralise. La preuve, c'estqu'il y a rversibilit dans la connaissance. En dra-lisant l'ide, nous la retrouvons en nous. Pourquoi lemonde, en mme temps que rel, est-il pensable, sinonparce que l'intelligible en est le fond et que, dans le faitde l'abstraction, ce fond d'idalit se dvoile? Si laconnaissance n'est pas un leurre, tout au moins au pointde vue reprsentation; si abstraire n'est pas mentir , ilfaut convenir que le rel est ide ou fils de l'ide. Or cettedernire supposition ne serait pas suffisante. A moins derevenir aux ides spares de Platon, il faut bien, avecAristote, rintgrer les ides dans les choses. Il y aurait unetroisime hypothse, qui consisterait poser les ides enDieu. Mais prenons garde alors l'anthropomorphisme. Dieun'est pas un dmiurge qui ptrit la matire d'aprs un plan.Il n'y a en Dieu, en ralit, nulle ide distincte ; il est un ind-termin de perfection, source d'intelligibilit comme il estsource d'tre ; mais si l'on veut trouver la raison immdiate

    1. Cf. svpra, t. I, I. I,ch. m, B.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 5des natures, raison propre chacune et rpondant laquestion : qu'est-ce qui la fait ce qu'elle est, il ne faut pasrpondre : Dieu, ou : La pense de Dieu ; il faut trouverdans le cr mme l'idalit que cette nature emploie et quila donne soi, en attendant qu'elle se donne nous parla connaissance. La forme rpond cette notion; elle estVide de Platon ramene du ciel sur la terre ; elle procdede la mme proccupation : fonder le connatre et suffirethoriquement ses exigences.

    Or, s'il s'agit de l'tre mobile, la forme ne peut pas trel'unique principe. Deux vidences s'y opposent : d'abordcelle de la multiplication des individus dans une mmeespce, ainsi que nous l'avons vu^ ; ensuite celle des substi-tutions totales observes entre les formes qui se succdentl'une l'autre. Puisque l o il y avait un corps il y a en-suite un corps diffrent, et ce, non par substitution locale,mais par altration successive, c'est donc qu'il y a un sujetcommun des deux formes qui successivement se manifestent.Nous n'allons pas dire avec Platon, dans le Time, que cesujet est identique au lieu mme, comme si les ides va-riaient leur manifestation dans une sorte d'espace pur, etque cela seul ft leur matire 2. Cette conception trangeimplique des impossibilits de plus d'un genre, et toutd'abord celle du soi-disant espace pur ^; elle tient d'ailleurs tout un ensemble de philosophie qui heurte le sens uni-versel. A qui donc fera-t-on croire que si un mouton mangede l'herbe, l'herbe ne se transforme pas en sa chair; ouqu'en tout cas cela signifie seulement que la chair et l'herbese font voir tour tour dans le mme espace? Le langagen'en tombe pas d'accord. Quand nous parlons de substitutionlocale, nous disons : rendrait o il y avait quelque chose,il y a autre chose ; quand nous parlons de gnration subs-tantielle, nous disons : ce qui tait ceci est maintenant cela.

    1. Cf. supra, 1. 1, 1. I, ch. in, C.2. Cf. In IV Phys., lect. m, n"' 4, 5 et 6.5. Cf. infra, B. a.

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    6 SAINT TH03IAS d'aQUIN. Ce qui ne dsigne donc pas un espace, mais un sujet^.Il est vrai que, pour Platon, espace et sujet sont tout un,puisqu'il fait du nombre et des quantits la substance mmedes choses ~.Nous sommes donc amens ncessairement, pour sauver

    la gnration substantielle, poser un sujet commun dessubstances qui doivent natre l'une de l'autre ^. Avec laforme, cela fait donc pour l'tre mobile, en son devenir,deux principes. Il y en a un troisime. Le sujet du devenirsubstantiel, avant de revtir une certaine forme, la possdeen puissance. Si l'on n'attribuait la matire ce pouvoir, quoi servirait-elle? Jlais puisque la matire doit passersuccessivement sous diverses formes, c'est donc toutesces formes que s'adresse son pouvoir. Bien plus, ce pouvoiruniversel la dfinit toute ; caractriser son ampleur rcep-tive, c'est dire fond ce qu'elle est. Il s'ensuit que lors-qu'elle se fait voir sous une forme et qu'elle va en rev-tir une autre, il n'est pas vrai seulement de dire de cetteforme nouvelle qu'elle ne l'a point, mais qu'elle en estprive; car sa capacit rceptive la comprend, et cettecapacit, la gnration en cours va donner une satisfactionprovisoire ^. Si la matire n'tait conue par nous quecomme sujet, ds qu'une forme lui adviendrait, tout lerle qu'on lui attribue serait rempli, et il en serait commede la matire du ciel, qui ne change jamais de forme '^. Ledevenir substantiel dont nous poursuivons l'analyse seraitdonc impossible. Il ne l'est point; la nature volue : doncelle poursuit constamment quelque chose, et le point dedpart de cette poursuite ternelle, c'est la pinvation, c'est--dire l'ample capacit que tout amuse et que rien ne peutsatisfaire.

    L o il n'y a pas privation, il y a plnitude ; l o il y a1. In IV Phys., lect. vi, n" 10.2. In IV l'hys., lect. m, no.3. Iii 1 Phys., lect. xm, n 9; opusc. De Principii.i naturac.4. De Principiis nalurae.5. In VU! Phys., lect. xxi, n" 13.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 7plnitude, il n'y a de changement ni dsirable ni possible.Mais si, existant sous une forme, la matire est prived'une autre, elle pourra l'acqurir; elle y tendra d'elle-mme, non d'une tendance positive, mais de par une ordi-nation naturelle, tellement qu'il vaudra mieux pour ellepasser de forme en forme que de rester sous une seule,quelque parfaite qu'elle puisse tre. D'o l'effort de lavie universelle et le peu de souci qu'elle prend de sespropres uvres.On fait donc de la privation un principe, en ce qu'elle

    permet le devenir; en ce qu'elle connote la capacit univer-selle de la matire, capacit requise pour la varit desmanifestations de l'tre et de la vie.

    Telle est la donne gnrale qui, emprunte Aristote,prendra chez saint Thomas une ampleur et une prcisiongniales. Il la dfend contre des retours d'imagination quen'ont pas su viter toujours ses disciples. Peut-tre ceux-ci,en ng-ligeant de garder le contact avec les grandes nces-sits mtaphysiques d'o est n ce systme, n'ont-ils pas peucontribu le faire tomber en discrdit. Les plaisanteriesfaciles sur le nec quid, nec quale, nec quantum ne peuventprouver que deux choses : ou l'incapacit de leurs auteurs,ou l'inadvertance chronique l'gard de points de vuequi s'imposent pourtant toute pense profonde.

    Je n'entends point dire que matire, forme et privations'imposent toute philosophie : plus d'une faon se prsentede les fuir, quitte en retrouver les quivalents ; maisje dis qu'elles viennent ncessairement l'analyse, tantdonn le point de dpart de la spculation thomiste, etj'ai not dj bien souvent que ce point de dpart, je veuxdire le conceptualisme mitig, est une position inexpu-gnable. On peut refuser de la prendre; on ne peut vala-blement l'infirmer.

    Pour ces motifs, je ne saurais me ranger l'avis deceux qui pensent que l'hylmorphisme est une thorie se-condaire, une pice rapporte qu'on pourrait dtacher

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    8 SAINT THOMAS d'aQUIN.sans trop de dommage, telle une poutre vermoulue, del'difice renouvel du thomisme. Je regrette de contredireici d'excellents esprits ; mais, mes yeux, c'est l une con-tre-vrit manifeste.

    Je crois bien comprendre la pense qui dicte cette con-clusion. Ce qu'on regarde comme essentiel, ici, c'est la divi-sion de l'tre en puissance et acte, et l'on estime que lamatire et la forme n'en sont qu'une application particu-lire, essentiellement rvisable. Or c'est le contraire qui estle vrai. Ce qui est application, transposition, et, ce titre,second ou driv dans le systme, c'est la division de l'treen puissance et acte, en tant que cette division affecte tout,except prcisment la substance hylmorphe.En dehors de ce dernier cas, quels objets la division enpuissance et acte s'applique-t-elle ?Ou ces objets sont l'intrieur des catgories, ou ils ensont exclus. A l'intrieur des catgories, en dehors de la

    substance^ o la division susdite se rsout en matire etforme, il n'y a que Vaccident. Or l'accident n'est tre qu'endpendance de la substance. 11 est ens entis, et non pas ens.Si notre division ne s'appliquait qu' lui, elle ne serait doncpas division de l'tre. Si elle l'est, et si l'on maintient soncaractre transcendantal, il faut avouer que la division enmatire et forme, qui en est l'application la substancematrielle, est antrieure toute application qu'on enpourra faire aux catgories ^ Ferai-je un jeu de mots dplacen disant que la matire et la forme, en fournissant ausystme thomiste la substance, en deviennent la substancedu systme thomiste?Que si l'on sort des catgories pour s'adresser l'imma-triel, alors il faut songer que pour le thomiste, l'immat-riel n'est qu'indirectement objet de la connaissance hu-maine; qu'il est connu seulement par analogie, donc en

    1. Cf. VII Metaph., lect. i, o Aristote, avec l'approbation de son conimen-^lateur, prouve longuement qu'tudier la substance matrielle c'est tudierl'tre.

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    LES PRINCIPKS DE LA NATURE. Vdpendance de notre objet direct, qui est la substancematrielle. Or, si l'immatriel n'est connu de nous qu'ana-logiquement, comment veut-on que l'application de la puis-sance et de l'acte l'immatriel ne soit pas aussi analogique ?Et si elle l'est, c'est donc qu'une telle application dpendde l'autre. Ou pour mieux dire, c'est elle qui est applica-tion, c'est--dire emploi secondaire et driv de la notion.Je dis secondaire, non pas certes par l'importance, maisselon l'ordre de connaissance. Et je dis driv dans lemme sens, bien que, dans l'ordre d'existence, ce soit lamatire qui drive de l'esprit et qui se trouve son gardsecondaire '\ Il demeure en tout cas que ce qui est fonda-mental dans le systme, ce ne sont pas ses adaptations, fus-sent-elles relatives des objets suprieurs en soi : c'est sonemploi direct, l'gard de son propre objet.

    Supprimez la matire et la forme, vous enlevez authomiste sa conception fondamentale de l'tre, entant quecelui-ci est l'objet propre et adquat de notre esprit.

    Il faut maintenant regarder d'un peu plus prs la na-ture de chaque principe.

    A. a. La Matire.En ce qui concerne la matire, puisqu'on l'a dcla-

    re pur pouvoir; qu'elle n'est donc revtue d'aucun acte,et que nous ne connaissons que par l'acte, on doit ladire inconnaissable. Dieu sans doute la connat ; maisc'est qu'il est au-dessus de la division de l'tre en puis-sance et acte, tant universelle source d'tre, et que, setrouvant ainsi super-intelligent, il comprend le sous-intel-ligible. Nous, au contraire, confins dans un certain acte,ni nous ne concevons tout acte, ni plus forte raison lepouvoir pur.

    Mais ce qui est inconnaissable en soi peut quelc^uefoisj . Cf. P pars, q. XIII, arl. 6.

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    10 SAINT THOMAS d'aQUIN.tre dfini indirectement, si le rle qu'on lui attribue estanalogue celui que joue quelque ralit connaissable. Orla gnration substantielle a pour pendant la gnrationaccidentelle ; et celle-ci, s'appuyantsur l'tre dj constitu,est plus proche de la connaissance. Nous concevons quel'airain sans figure d'art puisse prendre une figure d'art.S'il la prend, l'airain aura jou le rle de matire. A vraidire, l'airain n'est ici matire d'art qu'autant qu'il est non-figur ; mais cette absence de figure esthtique se fondesur une substance qui a tout de mme une figure tellequelle, et qui tombe sous la connaissance. Quand il s'agitd'engendrer la substance mme, il n'en va plus ainsi;nulle figure, ni rien de tel ne subsiste; mais le cas demeurele mme en ce que les relations qu'il suppose se retrou-vent identiques. Ce que l'airain est la statue, la matirepure l'est la substance. Or, en parler ainsi, c'est bien dfi-nir d'une certaine faon la matire. C'est tout ce qu'onen peut dire positivement

    Reste maintenant la voie ngative.Puisque la matire est requise titre de sujet de la g-

    nration substantielle, ce que fait acqurir celle-ci, lamatire en doit tre prive, sans quoi l'effort gnrateurn'aurait plus de raison d'tre. Ce qui est ne devient pas.Or, que fait acqurir la gnration substantielle? A moinsqu'elle ne soit qu'un leurre, elle fait acqurir l'tre subs-tantiel, c'est--dire l'acte premier sur lequel sont fondstous les autres; ce qui fait dire d'une chose : Elle est, sansadditions qui impliqueraient un mode ultrieur. La subs-tance est le fond de l'tre ; la dtruire, ce serait donc d-truire l'tre; la poser, ce n'est pas moins poser l'tre. Or, lagnration substantielle la pose, et s'il est vident que lesujet d'un changement ne doit rien possder, au dpart, dece qu'il doit acqurir, c'est donc que la matire pure setrouve pure, en effet, de tout acte entitatif, de toute tlc-

    1. In I l'fiys., loct. xiii, n" 9; In VII Melap/i., lecl. ii, med.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 11termination que les catgories de l'tre puissent fournir.

    C'est l prcisment ce qui distingue la gnration subs-tantielle des autres changements observs dans la nature.L'altration aboutit l'tre tel en qualit ; l'augmentation l'tre tel en quantit ; la translation l'tre tel en sesrelations locales; la gnration, elle, aboutit l'tre toutcourt; car cela seul est tre proprement parler qui estsubstance^, et avant elle, dans l'ordre rgressif des attribu-tions, il n'y a rien 2.Qu'on ne dise donc pas : La matire est un acte imparfait,un indtermin relatif que dtermine ultimement la forme.Parler ainsi pour viter le mystre du devenir, c'est sup-primer le devenir substantiel, Dire que la matire esttre en acte, c'est dire qu'elle est la substance mme.Aussi les anciens Naturalistes, aprs avoir dit que la ma-tire est un certain tre, ajoutaient qu'elle est la substanceintime de toutes choses, ne distinguant plus entre elle et lamatire des uvres de l'art ^.

    Ces philosophes se fondaient sur un raisonnement clbredans les coles. Si l'tre mme des choses est produit, d'ovient-il? Il ne vient pas de l'tre ; car ce qui est n'a pas be-soin de devenir. Il ne vient pas du nant; car du nant onne peut rien faire. Us concluaient que l'tre tout court nese fait pas; qu'il subit seulement, par raret ou densit, parfigure et mouvement, des modifications accidentelles. C'estqu'ils ne savaient pas distinguer entre la puissance et l'acte,et ne comprenaient pas qu'entre l'tre tout court et le rien,il y a l'tre en puissance, le pur devenir passif, o lesides de la nature se ralisent. Si l'on a divis plus hautl'tre en puissance et acte *, ce n'est pas pour refuser lebnfice de cette distinction ce qui est tre avant tout : lasubstance. Il y a donc la substance en acte, et il y a lasubs-

    1. Cf. supra, t. 1, 1. 1, ch. m, B.2. Ibid. Cf. 1" pars, q. CV, art. 1, ad 2.3. Opusc. De Subst. sepaj^at., c. vu; De Natura materiae, c. vi.4. Cf. supra, t. I, 1. l,cli. m, A.

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    12 SAINT THOMAS d'aQUIN.tance en puissance, ou matire. Il faut gardera celle-ci sadfinition ngative : necquid^ necquale^ nec quantum^ necaliquid eoruin quitus ens determinatur . Ce ne sera pas laje-ter au nant; car le nant n'est rien, et un pouvoir est quelquechose. N'est-ce donc rien, pour le bronze, que de pouvoir trecoul en statue ? L'eau ne le pourrait pas. Or ce qui ne peutpas tre remplac ad libitum, l'gard d'une chose, c'est cequi est dj dans une certaine relation avec cette chose ; sielle ne lui tait rien, elle n'exigerait rien ; le nant n'apas de conditions. C'est donc qu'il faut distinguer, dans lebronze, outre sa nature pose en elle-mme, la capacitqui la range d'une manire inchoative parmi les choses del'art. De mme, la matire, pur nant de dtermination,n'est pas nant tout court, mais puissance ^.Parla se trouve carte l'opinion d'Averros, qui imagi-

    nait dans la matire des dimensions indtermines, pourn'avoir pas compris comment a lieu l'individuation des for-mes-. Les diverses formes, disait-il, ne peuvent tre reuesdans une mme partie de matire ; il faut donc qu'antrieu-rement la forme, la matire soit dj dimensionne,sans quoi il n'y aurait dans toute la nature qu'un tre uniqueet ternel. Comme par ailleurs il se rendait compte que laquantit dfinie attribue un corps lui vient de sa forme,ainsi que toutes ses autres dispositions, il partageait endeux le cas. A la forme de dfinir la quantit ; la ma-tire d'en fournir comme l'toffe. Il en revenait ainsi par-tiellement l'espace-matire du Tirne, et versait pourautant dans l'imagination physiciste. Saint Thomas lui op-pose vingt arguments plus ingnieux et profonds les unsque les autres -^ Ils reposent sur ceci que la matire n'ayantpoint d'acte d'aucune sorte, ainsi qu'on l'a montr, ne peutavoir un acte de quantit avant d'tre dtermine uneforme. Que si l'on dit : Les dimensions indtermines de

    1. In. I Phys., lect. ix, n 3 et 4.2. Cf. supra, t. I, I. I, ch. m, C.;i. iJe Nalura maleriac, c. iv.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 13la matire n'y sont point ralises en acte, mais seulementen pouvoir, quoi sert-il Averros d'en parler? Par elle-mme, et en tant qu'elle est en puissance la forme, lamatire est aussi en puissance aux dimensions que donne laforme. Indivisible en soi, elle se divise selon les divisionsde la quantit, qui est sa premire disposition sous la forme,et c'est ainsi qu'elle est principe d'individuation i.Que si la matire n'a pas d'tendue par elle-mme, encore

    moins implique-t-elle le nombre, celui-ci ne prenant nais-sance, physiquement, que par la division de l'tendue. D'ail-leurs, ce ne sera pas un motif pour la dire positivementune; d'elle-mme, elle n'a pas plus d'unit qu'elle n'ad'tre : ces deux choses s'accompagnent. Elle n'est donc, sousce rapport, ni une ni multiple, mais pur pouvoir l'gardde l'un et du multiple. Par le fait de la forme qui luiadvient et de la quantit dont elle est la premire racine,elle est amene une multiplicit dont nous pouvons cons-tater la richesse ; mais ce qui est au vrai multiple, dans lanature, ce sont les dterminations de la matire, ce n'est pasla matire mme. Celle-ci, considre seule, est prive de cequi fait diffrer en nombre, et cause de cela, elle est diteune en tout [una numro in omnibus)^ .

    Ce principe de l'unit de la matire en toutes choses estun de ceux qui manifestent le mieux le caractre extra-em-pirique que nous avons reconnu l'hylmorphisme tho-miste. La matire pure prsente ainsi comme hors l'espace,hors le nombre, par suite hors le mouvement et le temps,qu'est-ce autre chose qu'un noumne? On le dfinit par rela-tion, titre de postulat du donn, et, sous ce rapport, il estparfaitement caractris; car la matire est dite puissancerelativement des modes de ralisation dfinis en na-ture, et dfinis aussi en nombre 3. On ne peut pas tirer

    1. Ibid., c. Yi, cire, med.2. De Principiis naturae, cire. med.3. I' pars, q. VII, art. 2, ad 3; q. LXVI, art. 2, ad 4"; II C. Gentes, c. xvi,n"8.

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    14 SAINT THOMAS d'aQUIIV.de la matire quoi que ce soit, mais seulement ce pour-quoi elle est faite. De mme, relativement la quantit,sa capacit est dfinie par ce qu'exige la constitution del'univers physique ^ Atout moment, les divers corps se par-tagent ce pouvoir, de telle sorte que si l'un d'eux prit, laquotit lui attribue devient disponible. Mais, entrant dansdes combinaisons nouvelles, cette quotit de pouvoir de-meure identique elle-mme; d'o la loi de proportionsquantitatives qui prside aux changes^.Pour finir, la matire, tant donn le rle qu'on luiattribue, ne peut tre qu'inengendrable et incorruptible.

    Si elle ne l'tait pas, il faudrait, pourles mmes raisons queci-devant, supposer la matire une autre matire. Or, quepourrait tre celle-ci? Avant le pouvoir pur, il n'y a quele nant. La matire, en naissant, natrait donc du nant;en prissant, elle retournerait au nant, et le nant n'estni un point de dpart ni un terme d'action possible 3.

    Qu'on n'aille pas en conclure que la matire n'est pascre. Elle l'est, puisque la puissance et l'acte divisantl'tre, la puissance substantielle, qui est puissance tre,doit donc, ce titre, tre range sous la grande accoladedont Dieu ferme les branches. Dieu en est donc cause ainsique de tout. Mais il ne peut pas la crer seule; car un pou-voir ne peut pas se raliser en soi : il lui faut un acte dontil pourra bien dpasser l'ampleur, de faon rester encoresous la privation, mre de ralisations ultrieures, mais quilui prtera la solidit que le pur pouvoir n'a point par lui-mme. C'est la forme qui est l'acte requis, de sorte quedire : La matire est sans forme, c'est dire qu'un tre sansacte est en acte, ce qui est contradictoire '\

    Qu'on se souvienne que la matire, bien que distinctede la forme, est cependant incluse d'une certaine manire

    1. In m Phys., lecl. XII, n" 7.2. J)e Naltira maleriae, C. v; II C. Gnies, c. xvi, n" 7.3. J)e Natura maleriae, c. i.4. 1" pars, q. LXVI, a. 1 ; q. IV, De l'oL, art. 1; QuodL, 111, art. 1.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 15dans sa notion. La forme dont nous parlons est ide,mais non pas ide quelconque. Impliquant organisation,ordre de parties, qualits ayant la quantit pour base',elle est ide raliser dans une matire ; c'est pourquoion l'appelle forme matrielle, par opposition aux formespures, qui se ralisent en elles-mmes-. La forme dterminel'ide raliser; la matire la reoit, de sorte que celle-cifournit le genre, l'autre l'espce 3. Or, comment raliser ungenre sans le dterminer une espce ^? Ceux qui croient quela matire peut exister seule se figurent implicitement quel'tre lui-mme est un genre ; que la matire en est uneespce, et que cela suffit la dterminer comme tre. Maiscette donne est fautive. L'tre n'est pas un genre, c'est unenotion transcendante et multiple [ens dicitur multipliciter).Le genre est fourni ici par la matire ; son ampleur com-prend toutes les ralisations de la nature, mais n'en dter-mine aucune : il faut que cette dtermination intervienneavant qu'on puisse attribuer la matire l'existence. Aussi,mme par Dieu, la matire n'est-elle pas proprement parlercre, mais cowcree;c'est--dire que le sujet de l'action, ou,pour mieux dire, de la relation cratrice, c'est le composmatire et forme, non la matire seules

    A. b. La Forme.La gnration tant pour chaque chose le passage du

    non-tre l'tre, et la matire, support du devenir, tantun pur pouvoir, il faut bien que ce qui est acquis par lagnration substantielle soit source de la toute premiredtermination, et par l source d'tre, pour la chose donton parle. Ce qui est acquis ainsi, c'est la forme, et c'est

    1. Cf. supra, t. I, ]. I, cil. m, D.2. Cf. supra, ibid., C.3. II C. Gnies, c. xcvi; q. IV, De Pot., art. 1.4. Q. un. De Spir. Crt., art. 1.5. 1 pars, q. XLV, art. 4, arg. 3, cum resp.

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    16 SAINT THOMAS d'aQUIN.pourquoi l'on dit que la forme donne l'tre^. La forme estappele aussi acte, perfection, espce (species), pour laraison que je viens de dire. Elle est appele ide parcequ'en effet elle est une ide de nature reue dans unematire, et, ce titre, elle est quelque cliose de divin,tant participe de l'Ide vivante qui est Dieu mme. Nousconcevons Dieu comme l'Acte pur; la matire est puis-sance pure; entre les deux sont les composs de puissanceet d'acte, de matire et de forme. Que la matire viennede l'acte, ce ne peut donc tre que par une participationde Dieu, et ainsi

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 17d'abord, et d'une certaine manire exclusivement, Celuique nous avons appel premier Agent et Cause suprme(l""" et2 voies).D'o vient la forme? Il semble que nous ayons r-

    pondu en disant : Elle est divine. Mais il faut concevoirque c'est l un attribut indiquant sa nature et son originetoute premire, non son orig-ine immdiate. A ce derniertitre, la forme a deux principes : l'agent, qui l'introduit;la matire, d'o elle merge.Quand ils veulent prciser cette double dpendance,beaucoup retombent, aprs avoir cru la fuir, dans l'ima-gination physiciste. Ne voyant pas qu'ils sont ici l'int-rieur de la substance, ce qui veut dire l'intrieur de l'tre,puisque la substance, c'est l'tre, ils se laissent aller en traiter les principes comme des tres, leur prter lesmmes exigences, comme si, toujours, les maisons taientfaites avec des maisons. Dans cette pense, certains pr-tendent que la forme est cre de Dieu, au moment etcomme l'occasion de l'opration naturelle d'o sort l'tre.Car, disent-ils, cela n'est-il pas cr qui est et qui ne vientde rien? Or la forme ne vient de ri en, attendu que rien d'ellene prcde la gnration ; pourtant elle est chose relle.

    Il y a l une quivoque qu'il faut dnoncer. La formeest chose relle, mais elle n'est pas un tre. A propre-ment parler, elle n'est pas; par elle, quelque chose est ;elle est seulement principe d'tre.

    Or les exigences d'un principe ne sont pas les mmesque celles de l'tre constitu. La cration est relative l'tre. En tant qu'elle participe celui-ci comme principedu compos existant par elle, la forme est cre ainsique tout; mais ce n'est point lui seul, que ce principed'tre soutient, avec l'tre premier, la relation de crature;c'est par le compos, lequel, seul subsistant, peut seul aussitre objet d'une action qui aboutit une subsistance i.

    1. Q. XXVII, De Verit., art. 3, ad 9"; I^ pars., q. XC, a. 2, ad 2; q. XLV,art. 8; q. LXV, art. 4; De Spir. crt., a. 2, ad 8"*; II C. Gentes,c. lxxxvi.

    SAINT THOMAS D'AQUIN. T. U. 2

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    18 SAINT THOMAS d'aQUIN.La forme n'est donc pas cre. Mais alors d'o vient-elle?

    Pourra-t-on dire qu'elle prexiste dans la matire l'tatlatent et que l'agent est charg de l'en extraire? Ainsiont pens, aprs Anaxagore, ceux qui ont parl de latitationdes formes. Mais il faut purer leur concept. La formeprexiste dans la matire la faon dont Michel-Angedisait que les plus belles statues sont contenues dans lemarbre. La matire peut les revtir : premire raisonpour qu'on dise : Elles y sont contenues, savoir en puis-sance. De plus, ce pouvoir, bien que purement passif,implique ordination naturelle la forme, et l'on peut doncjuger que celle-ci en est tire par le fait qu'elle y trouvenon sa ralit subjective, mme latente, mais son quiva-lent de dsir. Qu'on ne se figure donc pas que la forme estcontenue dans la matire comme l'eau dans le vase oule pain dans la huche . Qu'on ne croie pas davantagequ'en passant l'acte de cette forme, la matire reoitquelque chose du dehors. Ce qu'il faut dire, c'est que lesujet de l'action gnratrice est transmut fond, d'oil rsulte que la matire pure, principe passif contenuen lui, passe d'une forme une autre, sans cration niajoutage. Le fieri de la forme n'est donc, trs propre-ment, que la transmutation du sujet; elle-mme n'a desort indpendant aucun, et elle n'a donc besoin ni d'trecre, ni d'tre amene, ni, dans le sens o on le disait,d'tre extraite ^

    De ce que la forme donne l'tre tout court, il suit queni la matire ne peut tre sans forme, ni il ne peuty avoir, dans un mme corps substantiellement un, deuxformes diffrentes. Cette seconde conclusion est presqueaussi immdiate que la premire; car ce qui donne l'tredonne aussi l'unit : Vtre et Vun comcident. Commentdonc un seul tre aurait-il deux formes substantielles?Est-on deux fois soi-mme? Il n'en a qu'une, selon la-

    1. Locis cit.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 19quelle il est, simplement. Tout ce qui lui advient ensuiteest attribut surajout, accident, c'est--dire faon d'tre ^

    Gela nous explique comment, dans la nature, la gn-ration de l'un est toujours la destruction de l'autre, et rci-proquement; car, si un corps tait dtruit sans qu'il enrsultt un corps diffrent, ce serait ou que l'opration denature qui le dtruit aboutirait au nant, ce que nousavons dclar impossible, ou qu'elle viderait de toutedtermination la matire, ce qui reviendrait au mme, s'ilest acquis que la matire sans dtermination, sans forme,c'est de l'tre sans tre, c'est--dire un nant. D'ailleurs,aucune opration de nature ne tend proprement dtruire.Ce qui agit, agissant en tant qu'tre, agit aussi en faveurde l'tre. C'est seulement indirectement, et cause de l'im-possibilit o sont deux formes de coexister en une mmematire, que l'introduction de l'une est l'expulsion del'autre -.

    D'autre part, si deux formes ne peuvent dterminer unemme matire, la gnration des mixtes appellera unethorie qui donne satisfaction cette exigence, tout ensauvant la vrit de la mixtion par opposition une subs-titution pure et simple, une absorption non conditionnede plusieurs substances en une seule.

    Cette thorie est la suivante.Toute substance est affecte de qualits actives et pas-

    sives. Ces qualits reprsentent, sous l'ide gnrale qu'ex-prime et ralise la forme substantielle, comme des idesparticulires, des sous-ides intgrant l'autre. L'unit dela substance consiste en ce que ces formes drives n'ontpas d'exigence propre relativement au tout comme tel :elles sont subordonnes; mais elles n'en ont pas moinsleur nature, par suite leurs relations, et ces relations, tantdonn que l'accident n'a pas d'tre par lui-mme, se r-solvent en relations de la substance. H y aura donc entre

    1. De Natura materiae, c. viii, cire. mecL2. De Principiis naturae.

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    20 SAINT THOMAS d'aQUIN.les substances diverses qui sont les lments du monde,un ordre ; il y aura rpulsion ou affinit. Par le fait d'al-trations rciproques, elles pourront tablir, entre leursqualits tempres, une synthse. Mais pour que cette syn-thse constitue un tre nouveau, il faudra qu'elle soitsaisie par un principe nouveau d'unit, par une ide deralisation et d'volution, par une forme. Celle-ci tantsuppose, on devra dire que la formation du mixte estune gnration vritable ; nanmoins, les lments qui enont t le point de dpart s'y retrouvent d'une certainefaon, savoir dans leurs dterminations qualitatives,simplement accordes et limites l'une par l'autre. Il suivrade l que la matire du mixte aura tendance revenir ces lments; que de ceux-ci le mixte jouera plus oumoins le rle, de sorte qu'il sera la fois un et multiple,un rellement, multiple virtuellement. Ainsi, dans le corpshumain, le plus parfait des mixtes, toutes les substancesassimiles donnent lieu des ractions qui feraient croire,en mme temps qu' leur autonomie fonctionnelle, leurautonomie ontologique. Mais elles sont enveloppes parVide directrice appele me, et tirent d'elle dsormais toutleur tre^

    A. c. VAgent et la Fin.De l'agent, qui amne la matire la forme, nous n'avons

    que peu dire, aprs avoir expos la thorie gnrale del'action ~. Nous savons que rien ne passe de la puissance l'acte par soi. Le primat de l'acte est un des fondements dela doctrine. Or la matire, en tant que telle, est puissance ;la forme est l'acte qu'elle revt : ce passage suppose doncun agent en acte. Mais quel acte devra possder cet agent?

    1. Op. de mixtione elementorum; De Nahira maleriae ; In I De Gner,et cori\, lect. xxiv, n 7; 1" pars., q. LXXVJ. art. 4, ad 4'".

    2. Cf. supra, t. 1, 1. I, cil. m, i; I. 11, cli. ii, A elB.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 21Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il devra y avoir proportionentre l'acte principe et l'acte fin de la gnration qu'on en-visage. Cette proportion peut tre une similitude d'espce;elle peut tre plus gnrale. Dans le premier cas, l'agent estdit univoque, en tant que commuuiquant avec son effet dansla mme raison ou ide de nature. Dans le second cas,il est dit non univoque ou analogue, parce que l'ide de na-ture qu'il reprsente est plus gnrale, et que ce qu'il enpasse son effet n'est qu'un driv ontologique obtenu pardgradation des formes ^ D'ailleurs, ces deux genres de pro-portion se supposent l'un l'autre, bien qu' des degrs divers.L'agent non-univoque prcde toujours; car, au-dessus detoute espce particulire, il faut ncessairement supposerune activit gnrale qui l'enveloppe. Ainsi le soleil a uneinfluence sur toutes les gnrations humaines. Il ne se peutpas que la cause d'une espce soit tout entire dans unagent appartenant cette espce; car celui-ci devant alorsfonder l'espce comme telle, serait cause de soi-mme. Untel agent ne peut tre que cause particulire, c'est--direcause l'gard d'un individu. Or, au-dessus des causes par-ticulires, il y a les causes universelles 2.

    Mais si l'agent non univoque prcde toujours l'actionunivoque et la conditionne, il ne s'ensuit pas que celle-cis'insre toujours entre la causalit suprieure et l'effet. 11 estdes gnrations qui peuvent indiffremment procder soitd'un agent de mme espce, soit d'un agent non-univoqueactionnant lui seul la matire. C'est ce cas que se ratta-chent, dans la pense de saint Thomas, ce qu'on a appeldepuis trs improprement des gnrations spontanes . Iln'y a pas de gnration spontane en ce sens que la matires'lve par elle-mme de la puissance l'acte, ou, ce qui estproportiomiellement la mme chose, d'un acte infrieur quiimplique "privation un acte suprieur o cette privation

    1. V pars, q. XIII, art. 5.2. V pars, q. CIV, arl. 1; q. XIII, art. 5, ad 1"; q. X, De, Yeritale,^\\.. 13,ad 3-; q. VII, De Pot., art. 7, ad T'".

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    22 SAINT THOMAS d'aQUIN.cde l'tre. Mais n'y a-t-il pas, mme chez les vivants, degnrations procdant des activits gnrales, sans nulleintervention au semblable, c'est--dire ^^ns semen, le semenreprsentant la vertu de l'espce? Saint Thomas le pensa avecson temps, croyant tenir de l'exprience que les animaux imparfaits , c'est--dire ceux dont l'organisation ne sup-pose pas de conditions trs complexes, peuvent tre extraitsd'une matire dment dispose, par les influences astralesdont la chaleur de fermentation tait le signe. La varitdes espces ainsi engendres tenait alors la diversit desdispositions matrielles ^

    Avicenne tait all plus loin-; il soutenait que toutce qui est engendr par semence peut l'tre sans semence,par mixtion^ sous l'influence des causes suprieures.Saint Thomas le combat au nom de l'exprience 3, maisd'ailleurs avec prcautions. (( Les animaux parfaits, dit-il,ne semblent pas pouvoir tre engendrs autrement que parle moyen d'une semence ; car la nature ayant des moyensd'action dtermins pour toutes ses uvres, ce qu'on ne lavoit point faire, c'est que sans doute elle ne le peut. Ornonsne voyons pas que les animaux trs ditfrencis s'engen-drent sans semence. Cette faon de devenir est le fait desespces infrieures, peu diffrentes des plantes

    Saint Thomas croyait, en efl'et, que sous l'influence solaire,une terre dispose ad hoc peut produire des plantes sanssemence^. Pourtant, ajoutait-il, les plantes ainsi engendresportent semence, et engendrent dsormais leur semblable,de sorte que le procd ex semine se montre le plus naturel,l'autre s'y ajoutant subsidiairement, en raison de la facilitavec laquelle sont produits certains tres.De mme, dit-il, dans les choses artificielles, il en est qui

    1. MJ*, q. LX, art. 1; ! pars, q. CV, art. 1, ad 1'; q. XCI, art. 2, ad 2'".2. De Anima., part IV, cap. v ; part V. cap. vir : De Animalibus, 1. XV,

    ca|). I.3. I* pars, q. LXXI, art. 1, ad 1'"; In VII jVet., lect. vi; q. XVI De Malo,arl. 9.4. In VII Met., lecl. vi, et II Sent., dist. XV, q. I, art. 1, ad 2.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 23peuvent tre produites autrement que par l'art, d'autresque l'art seul peut produire, parce qu'elles requirent desconditions plus nombreuses. De mme encore, dans un ap-partement o le feu flambe, on peut se chauffer de loin; maissi l'on veut allumer un autre feu, cela ne se peut plus dis-tance ; il faut une chandelle ou autre chose pour prolongerl'action du premier feu jusqu' sa matire lointaine ^.

    Toujours est-il que dans les limites assignes par ce qu'oncroyait alors l'exprience, saint Thomas admet les gnra-tions dues des influences gnrales. Il croit possible dansles mmes conditions l'apparition d'espces nouvelles, etnon pas seulement dans le cas de la fermentation, mais enthse gnrale 2. Le cas du mulet reprsentait ses yeux uncas intermdiaire entre la gnration par le semblable etl'effort de nature crateur de nouvelles espces. Le muletreprsente pour lui une espce, qui pour autant qu'elle par-ticipe des gnrateurs se rapporte lagnration univoque,et pour autant qu'elle s'en carte, rentre dans les actionsgnrales qui impriment dans la matire les formes dont elleest susceptible 3. Saint Thomas remarque cependant quele mulet n'engendre pas*; qu'il reprsente une dviationplutt qu'une forme de vie authentique, et c'est pourquoiil refuse d'y voir une ide de nature inscrire parmi lesautres, dans le catalogue des formes^.On devine qu'une telle philosophie est tout ouverte au

    transformisme, pour lejour o le transformisme sera devenuscientifiquement, autre chose qu'une hypothse. Tout ce quien spare saint Thomas, c'est une conception de l'ordre uni-versel qui donne trop ce qui est, dans l'impuissance d'en-visager les larges espaces o se rvlerait ce qui a pu oupourra tre. La palontologie, d'autres sciences encore ai-deraient aujourd'hui saint Thomas h corriger l'troitesse de

    1. Q. XVI, De Malo, art. 9; In Met., loc. cit.2. V pars, q. LXXIII, art. 1, arg. 3, cum resp.3. In yil3Iet., lect; vu, in fine; III De Pot., art. 8, ad IG"'.4. In Psalm. xxxi, fin.5. Q. III, De Verit., art. 8, ad 4".

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    24 SAINT THOMAS d'aQUIN.cette formule : Ce qu'on ne voit point faire la nature,c'est sans doute qu'elle ne le peut. Ce qu'une telle pensecontient d'immobilisme l'gard d'une organisation deschoses o le statique cde partout au dynamique, lui appa-ratrait vite. Ne distinguant les plantes des animaux et lesanimaux infrieurs des autres que par l'organisation, dontl'me vivante est l'acte [actiis corporis organici)^\ apprenantd'autre part que les divers degrs d'organisation s'chelon-nent dans le temps et non pas seulement dans l'espace, il nerpugnerait point penser que sous certaines conditions,il ne puisse y avoir un passage naturel d'un degr l'autre.L'unit de la matire et la permanence des agents suprieursy prteraient toujours, et l'on ne voit pas d'o pourraitvenir l'obstacle.

    Ceux qui ont prtendu s'opposer a friori aux thoriesdarwiniennes au nom de la philosophie thomiste ont donccommis une double faute. Us ont oubli premirement quenul a -priori de ce genre n'a le droit de prjuger des re-cherches del science. Ensuite, et c'est ici notre objet, ilsont mal interprt la philosophie thomiste, ne distinguantpas, en elle, ce qui est vraiment principe de ce qui n'est qu'a-daptation de ces principes des connaissances positives es-sentiellement rvisables.Pour saint Thomas, dit-on, l'espce tant donne par la

    forme, qui est ide, doit constituer un indivisible, et nepas prter transformations, tout au moins ces transfor-mations insensibles que la plupart des volutionnistes affec-tionnent et qui font, au vrai, vanouir la notion d'espce 2.

    Mais une telle objection est facile djouer.Il est vrai, l'espce est donne par la forme, et la forme,comme telle, est un indivisible. On en conclut rgulirement

    1. Cf. infra, 1. V, ch. i.2. On peut reinarquer, on effet, que la llicorie des variations brusques se con-

    cilierait d'une faon plus directe avec la j^hilosophie des formes, en ce qu'unevariation brusque peut passer pour une gnration substantielle, dont l'inter-prlalion renlrerait plus facileracnt dans le genre d'explications qu'on vient delire.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. !2oque l'espce, en elle-mme et comme telle, est immuable,et l'on doit interprter comme individuelle toute variationque l'espce ainsi envisage peut permettre. C'est pourquoisaint Thomas dit sans cesse : Les espces sont comme lesnombres; toute variation procure par l'addition d'unediffrence change l'espce, comme l'addition d'une unitchange le nombre.

    Mais cet exemple mme va nous montrer comment unlargissement est possible, en se tenant dans les limites dupur thomisme.

    Les espces, dit-on, sont comme les nombres. Oui; maisprcisment, il y a, dans la nature, le nombre fluent et con-tinu qui est le temps ^. Le temps, envisag dans sa notionpropre, est un nombre [numerus motus) ; mais en raisonde son sujet, qui est le mouvement, celui-ci ayant lui-mme pour sujet le continu, o le changement se produitsous la loi de la division l'infini, donc sans tapes dter-minables qui puissent permettre d'exprimer le changementen fonction d'un nombre, cause de cela, dis-je, letemps, qui de soi est un nombre, se trouve tre en faitun continu, et ce continu pourra sans doute s'exprimeren nombres dtermins (heures, jours, annes; minutes,secondes, etc.); mais une telle expression du temps estinadquate et relativement arbitraire; elle s'tablit pardcoupage de ce qui est un, c'est--dire indivis, bien quevirtuellement et perptuellement divisible.

    Le transformisme tablirait dans la doctrine des formesune notion du mme genre.La forme, en soi, est une, la faon de l'ide indivisible;mais en raison de la matire o la forme se ralise; enraison des changements continus que subit cette matire,changements qui, dans l'hypothse volutionniste, seraienttous semblables ces dispositions la forme dont nousavons parl, il se produirait dans la nature des transfor-

    1. Cf. infra, B. b.

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    26 SAINT THOMAS d'aQUIN.mations^ des transmutations permanentes. En dpit duparadoxe apparent de la formule, il peut y avoir un deve-nir continu des formes indivisibles, comme il peut yavoir un devenir continu du nombre, dans le flux per-ptuel du temps.

    Ce que nous appelons espces ne seraient alors que desmoments de cette continuit fluente. Il y aurait, abstrai-tement et absolument parlant, autant d'espces que l'onvoudrait; car tous les intermdiaires assignables auraient, ce point de vue, raison d'espce ; ce qui veut dire, eneffet, qu' ce point de vue, toujours, l'espce s'vanouiraitdans l'infini. Mais pratiquement, et l'gard de notre science,dont on noterait simplement ainsi le caractre de rela-tivit invitable, il n'y en aurait pas moins des espces, c'est--dire des ides de nature principales, par opposition auxsous-ides que l'volution laisse dans la pnombre de l'tre;relativement fixes, par rapport celles que l'hrdit negarde point. Et les espces ainsi conues laisseraient parfai-tement subsister nos classifications naturelles, dont ellesmarqueraient seulement le caractre empirique, refusantd'y voir un absolu qui n'est pas le fait de la scienceexprimentale.Dans le nombre fluent et continu qui est le temps, iln'y a pas non plus d'unit absolue ; celle-ci se noie dansl'infini de la division en heures, minutes, secondes, tierces,etc.. Il y a cependant des units empiriques, unitsfondes en nature, puisque des faits de nature, telle larvolution diurne, leur servent de base. Ainsi, en notrehypothse, il y aurait des espces naturelles, caract-rises par l'hrdit ou par autre chose. Ce qui manquerait,c'est l'espce absolue, considre comme une ide denature invariable. Mais quelle ncessit ce que les idesde la nature soient en nombre fixe? Pourquoi n'y aurait-il pas une volution de l'ide, comme il y a, dans letemps continu, une volution du nombre?En insistant sur cette notion de nombre, dont nous

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 27tions partis, on expliciterait utilement ce qui prcde.L'unit en tant que telle est indivisible, et il en est demme de tout nombre auquel l'unit jointe l'unit donnenaissance. Pourtant, il y a les fractions. Et certes les frac-tions ne sont pas des morceaux d'unit, mais de nouveauxnombres dont le numrateur indique l'espce. Un quart,ce n'est pas le quart de zm, c'est une unit de l'espcequart ^. Nanmoins, la nouvelle espce ainsi obtenue estbien, par rapport la premire, dans une relation de con-tenance. Et si l'on prend deux nombres voisins, comme 2et 3, les fractions qui les relient :

    2, 2 1/2, 3;2, 2 1/3, 2 2/3, 3;2, 2 1/4, 2 2/4, 2 3/4, 3;2, 2 ijn, 2 2/n, 2 3//i,....3,

    ont bien raison d'intermdiaire.Il y a donc, en ce sens-l, un milieu entre les nombres,

    savoir d'autres nombres, appels fractions parce qu'ilssont aux premiers dans la relation qu'on vient de dire. Etl'on remarquera que, dans la srie de fractionnementsci-dessus note, la multiplication des nombres nouveauxque cre le fractionnement court vers l'infini. 1/w repr-sente la dichotomie sans terme assignable. De sorte qu'entredeux nombres quelconques, il y a un infini de nombrespossibles, savoir les fractions dnominateur indfini-ment croissant del srie 1/2, 1/3, 1/4, 1/5,... Ijn.Evidemment, cette possibilit infinie n'est ici que dansl'esprit. Mais si nous transportons le cas dans la ralit, etsi, au lieu de nombres abstraits, nous parlons de formesconcrtes, la possibilit infinie de multiplication des formesa un fondement : la matire. D'un tat de la matire un autre tat aussi voisin du premier qu'on le suppose,il y a un infini d'tats possibles.

    1. Il sufft, pour s'en rendre compte clairement, de concrter le nombre,et d'observer, par exemple, que le quart d'un losange, c'est un triangle et lequart d'une circonfience, un quadrant.

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    28 SAINT THOMAS d'aQUIN.Si ces tats sont appels substantiels, la substance tant

    jete l'volution par elle-mme, ainsi que le veut l'hy-pothse volutionniste, au lieu d'y tre livre seulementquant aux accidents qui l'affectent, ainsi que le dclaraitsaint Thomas, dans ce cas, dis-je, il y aura toujours, entre uneforme dfinie par l'esprit et une autre forme voisine, uneinfinit de formes possibles.

    Dh^a-t-on que, dans ce cas, c'est l'esprit seul qui concevraitles formes? Pas plus que dans les nombres ce n'est l'espritseul qui fait la moiti, le tiers, le quart. Les fractions ne sontpas distingues dans le continu; mais elles y sont discer-nables ; l'esprit les trouve et ne les fait pas, bien qu'il lesdistingue.Le mystre de la puissance et de l'acte git ici comme

    partout; mais la philosophie thomiste l'absorbe.N'en fait-elle pas emploi quand il s'agit de variations acci-

    dentelles? Pour saint Thomas, un corps qui passe du blancau noir d'un mouvement continu est autre ^ au point de vuequalit, tout instant assignable. Les tats successifs,sous ce rapport, sont sans nombre, et cependant ils sont;car l'indtermin, lui aussi, est, en raison de la matire. Orque ce cas se ralise uniquement dans les volutions acci-dentelles, ou qu'il s'applique aussi, proportionnellement, des volutions substantielles, c'est une question de fait, cen'est pas une question de principe.En rsum, la forme substantielle est ide^ et ce titreindivisible; on ne peut y accder par volution {iion estmotus ad substantiam). Mais ce qui est indivisible en soipeut avoir , subir la division de son support, et devenirvolutif par ce biais [per accidens).Que si l'volution enveloppait tout et faisait passer tout

    j'entends tout le mobile d'un tat simple primitif ladiffrenciation suprme vers laquelle tend l'effort cosmique,la doctrine des formes devrait se comprendre : 1 d'uneforme d'ordre [forma ordinis) que la gnration universelleen son unit aurait pour fin [forr^ia et finis concidimt), cet

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 29ordre d'ailleurs changeant toujours, afin de manifestermieux la richesse cratrice.

    2 De formes substantielles intgrantes, ides partiellesintgrant l'ide de l'ordre, syllabes de la grande parolerelle qu'est le monde; mais ces syllabes en devenir se com-posant de vibrations en nombre indterminable ; ces idespartielles manant de sous-ides et se trouvant elles-m-mes sous-ides par rapport des manations ultrieures.

    3 De formes accidentelles, dont la caractristique seraitde ne pas incliner le sujet dans le sens d'une volution fon-cire [alteratio, dispositio ad fonnam substantialem) , maisde le qualifier la faon de ce que nous appelons propri-ts physiques, par opposition aux proprits chimiques,rputes substantielles. Quitte voir ce que peuvent im-pliquer, au point de vue absolu qui est le point de vue m-taphysique, des distinctions de ce genre.

    Toujours est-il que le fond du systme serait sauf, etqu'en particulier la doctrine de la vrit ci-dessus expose,doctrine qui est la pierre de touche de l'ensemble, trouve-rait encore ici satisfaction complte. La richesse indfinis-sable de l'Ide une qui est Dieu, quivalant, en son unit,aune multiplicit virtuelle infinie, en serait toujours lecouronnement.Pour finir, la gnration substantielle, comme toute

    action d'ailleurs, suppose, outre la matire, la forme et l'a-gent, un quatrime principe qui en un sens est le premier :la fin.La fin est premire en ce que c'est elle qui meut l'agent,je veux dire qui le dtermine comme tel. Un agent est pardfinition ce qui est destin telle uvre, et c'est pourquoinous pouvions dire que ceux-l suppriment toute activitdans sa source, qui suppriment la finalit i. Mais dans l'ordrede gnration effective, la fin, videmment, est dernire,

    1. Cf. supra, t. I, 1. II. ch. II, E.

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    30 SAINT THOMAS d'aQUIN.puisque c'est elle qu'on arrive par l'action. Or, ce qu'estcette fm dans le cas de la gnration substantielle, c'estce qu'il n'est pas difficile de comprendre. L'agent en actetend communiquer son acte, et, puisque le mouvementgnrateur est son moyen, le but assigner la gnra-tion, c'est videmment l'acte particip de l'agent, savoirla forme. De ce point de vue, nous le rappelions tout l'heure en passant, la forme et la fin concident donc, et lefnalisme morphologique se fait voir le grand secret detoute la nature*.

    B. LE DEVENIR ACCIDENTEL. LE MOUVEMENT.Aprs le devenir substantiel, il convient d'tudier le de-

    venir accidentel, autrement dit le mouvement, et ses con-ditions multiples.Quand on dit mouvement, il ne s'agit pas uniquement de

    translation : il est des mouvements de plus d'une sorte.Trois des catgories en admettent la notion en toute sarigueur; une quatrime la reoit au sens large.Un changement de lieu, un changement de grandeur,un changement de qualit sont des mouvements. Une g-nration ou une destruction peuvent tre appels aussimouvements ; mais d'une faon moins rigoureuse, car leursujet est puissance pure, et la puissance pure ne se meutpas. Ce qui se meut, c'est le sujet transformer ; mais alorsil s'agit proprement parler d'une altration, car la subs-tance consistant en un tat indivisible, ds que le sujet pr-cdent se dtruit, il est dj dtruit, et n'est donc plus sujetd'une action quelconque. Quant ce qui lui succde, celaest dj ds qu'il est permis de dire en rigueur : Cela de-vient, et cela n'est donc pas non plus sujet d'un devenir. ^

    D'une faon gnrale, le mouvement se dfinit : L'acte1. Cf. De J'rincipiLi naiurae.2. In V l'hys., iect. ii.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 31de ce qui est en puissance, en tant prcisment que tel.A premire vue, cette dfinition est obscure ; mais yregarder de prs, on verra u qu'il est tout fait impossibled'en donner une diffrente . Le mouvement, en effet, doitncessairement appartenir au mme genre que ce qui se meut;d'autre part, toute chose doit se dfinir par des notions an-trieures et plus claires. Or, il n'est d'antrieur aux cat-gories, en dehors de l'tre et de ses quivalents transcen-dantaux, que la puissance et l'acte, premires diffrences del'tre. C'est donc par ces notions qu'on peut esprer dfi-nir le changement, dans la mesure o il est dfinissable'.

    Il faut donc considrer qu'entre l'acte envisag commeparfait parfait, dis-je, dans son ordre et au degr quel'on considre entre l'acte ainsi envisag et la puis-sance relative cet acte, il y a un intermdiaire. Les faitsnous obligent poser ces trois termes : Ce qui est seule-ment puissance ; ce qui est seulement acte ; ce qui n'est nipuissance pure ni acte parfait, mais participe de l'un et del'autre. Or, la place du mouvement s'indique ici d'elle-mme. Ce qui est en puissance pure ne se meut pas; ce quipeut devenir, en tant qu'il peut devenir ne devient pas; lemouvement est ncessairement un acte. Par ailleurs, l'actequ'on appellera mouvement ne peut pas tre l'acte achevo l'on conoit que le mouvement se termine. Ce qui estachev ne se fait plus. Reste que le mouvement soit unacte imparfait ; acte en tant que ralisant le pouvoir selonlequel le mobile tait dit transmutable; acte imparfait, ence que, ne posant point cette ralisation dans son terme, ilconnote l'gard de ce dernier un nouveau pouvoir 3.En approfondissant cette notion, on a tt fait d'arri-ver des mystres; mais comment le mystre ne serait-ilpoint au cur de ce tout premier phnomne, dont vitl'univers physique? Nous avons vu que l'ide de puissancenous est aussi impntrable que ncessaire. La puissance

    1. In m Phys., lect. ii, init.2. Iii 111 Phys., loc cit.

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    32 SAINT THOMAS d'aQUIN.participe de l'tre et n'est pas tre ; elle tient du nant etn'est pas nant : elle nous fait voir que notre connaissancede l'tre et de ses ressources est partielle. Or, s'il en estainsi de la puissance, l'acte de la puissance en tant quetelle, autrement dit l'exercice de la potentialit en vue del'acte, ne peut qu'envelopper la mme obscurit.

    Ce n'est pas une raison pour rejeter ce qui nous passe.Tel sujet qui peut tre autre, mais qui ne le sera

    qu' condition d'abord de le devenir, se trouve par l enpuissance deux choses : un acte parfait qui sera termedu mouvement; un acte imparfait qui sera proprementdevenir. Ainsi, l'eau qui est un certain degr de chaleurest en puissance un autre ; elle est aussi en puissance yparvenir. Quand elle s'chauffe, elle revt un acte impar-fait qui est le mouvement, mais qui n'est pas encore, commetel, un acte d'tre; car par lui, envisag sous ce rapport,l'eau n'est pas chaude, elle le devient, et devenir, ce n'estpas tre.

    Toutefois, il faut se souvenir que le dcoupage oprainsi dans la ralit ne peut prtendre l'exprimer toute,et qu'il pourrait facilement la fausser. Quand nous disonsque l'acte imparfait qu'est le mouvement prcde l'acteparfait et le procure, ce n'est pas dire qu' aucun mo-ment assignable il y ait acquisition sans qu'il y ait djforme acquise. En raison de la continuit du mouvement etde l'indtermination que la divisibilit l'infini y suppose,il est ncessaire de dire : Tout ce qui devient devenait, etdonc possde dj en partie ce qu'il cherche; de mme,tout ce qui devient deviendra, et donc laisse place, aprs cequ'il acquiert, des acquisitions assignables. Tout momentdu mouvement est la fois un dbut et un terme. Quelquerapproch qu'on le suppose du point de dpart, il en estinfiniment loin, en ce qu'on peut assigner une infinit demoments intermdiaires qui marqueraient des acquisitionsfaites. Et de mme, quelque rapproch qu'on le supposedu point d'arrive, il en est infiniment loin encore, en ce

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 33qu'on peut assigner, l aussi, une infinit de points interm-diaires qui marqueraient des acquisitions faire avant leterme*. D'ailleurs, y a-t-il vraiment des points de dpartet des points d'arrive uniquement tels? Dans le flux per-ptuel des choses, il serait vain de chercher du repos ab-solu; il n'y en aurait dans l'avenir que si devait s'arrter lemouvement de la nature ; il n'y en eut dans le pass quesi le temps est fini a jjarte ante -. Entre ces deux extrmes,s'ils existent, il n'y a de repos que relatifs ; mais la penseles fixe et les rend absolus pour son usage ; sans que, d'ail-leurs, elle les dclare dogmatiquement absolus.

    tant donn donc que l'acte imparfait appel mouvementimplique, tout instant assignable, un acte parfait qui estterme et point de dpart, on est amen se demander ce quepeut bien dire la pense une ralit ainsi faite. Ds qu'onveut la fixer sous le regard, cette ralit fuit; ce qu'on enpeut saisir est toujours autre chose qu'elle. Car le mouvementne peut pas tre uniquement le mobile mme en chacunde ses tats : le dynamique cderait alors la place au sta-tique. Pourtant, rien autre que cela n'en parait saisissable,puisque ds qu'on dsigne, ce qu'on dsigne, c'est le mo-bile arriv tel point d'actualisation, et suppos partantde l pour en atteindre un autre. Le fluent comme tel nepeut pas tre saisissable, tant devenir pur et non pas tre.Pour l'exprimer en termes statiques et en donner une idequi se soutienne, c'est la relation qu'on devra faireappel. On dira : Tel tat du mobile en mouvement, entant qu'il est lui-mme, n'exprime que l'tre, et non pasle changement d'tre. En tant qu'on le regarde comme ac-quis par une volution antrieure, c'est une arrive ; entant qu'il doit se muer en autre chose, c'est un dpart.Mais en tant qu'il connote la fois des acquisitions ant-rieures et ultrieures, et que cette double relation lui estattribue sub ratione una^ c'est le mouvement mme ; car,

    1. In yi Phys., lect. viii.2. Cf. supra, t. I, 1. III, ch. i.

    SAINT THOMAS d'AQUIiV. T. 11. 3

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    34 SAINT THOMAS d'aqUIN-ainsi qualifi, il s'engage dans une suite ; il fait partie d'unflot; l'intelligence qui l'en avait extrait pour connatre, l'yrelance, et, bien que connu sous forme statique, il n'estplus suppos statique ; il est puissance en voie de ralisa-tion, donc mlange de puissance et d'acte. Ou, si l'on veut,il est acte; mais acte d'une puissance qui demeure telle,et qui, sans s'puiser comme puissance, s'actualise.

    Or telle est bien l'ide se faire du mouvement.Le dcoupage que nous oprons ainsi pour connatre, et

    cette sorte d'arrt que nous faisons subir au mobile pour ledfinir en termes statiques, cela, dis-je, se trouve ni ense posant; l'individualit que nous prtons aux tats dumouvement en vue de saisir ce dernier en quelque chosede lui qui soit saisissable, cette individualit se dissoutdans le courant continu de l'tre mobile. Nous savons que,dans le continu, il n'y a point de divisions actuelles; il yen a seulement en pouvoir. C'est ce pouvoir que l'espritutilise pour saisir ce qui est, de soi, insaisissable. Mais lepouvoir que l'esprit utilise ainsi, le mobile, lui, ne l'utilisepas; il traverse l'tendue en tant qu ime, un lui-mme, etne subit donc pas des arrts dont le nombre ncessaire-ment infini, s'ils taient donns, au lieu de possibles, ren-drait sa course vaine. Tous les sophismes de Zenon d'lesont renverss par l ^. Ils succombent cette remarqueque le dcoupage verbal et conceptuel qui nous sert noterle devenir, le vivre intellectuellement en ses tapes, n'estqu'un mode du connatre, et ne doit pas se transmuer enmode du connu.

    Il faut pourtant aller plus loin. Si la puissance, touterelle qu'elle soit en elle-mme et comme telle, n'ac-quiert cependant de positivit que par l'acte, parce qu'enlui seulement elle se dtermine, il faudra donc dire quecela seul est jamais titre positif, dans le mouvement, quiest acte; la puissance que nous disons s'y mler est un

    1. In VI Pliys., lect. ii. CI', supra, t. I, 1. I, cli.iii, E.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 35certain nant, savoir le nant de ce qu'on doit acqu-rir, nant relatif greff sur l'tre acquis par le mobile.Aussi des philosophes ont-ils voulu dfinir le mouvementpar le non-tre ^ C'est un excs; car tout non-tre rela-tif n'implique pas mouvement; il faut de plus que le su-jet envisag- soit en effort pour vaincre le nant qui l'af-flige. Toujours est-il que nulle positivit assignable, dansle fait du mouvement, n'est le mouvement mme. Celui-ci,en sa continuit mouvante, ne serait-il donc pas positif?Si fait; mais sa positivit est faite d'emprunt, et c'est l'mequi fournit l'appoint de ralit ncessaire.

    La notion de mouvement est intgre non pas unique-ment par ce qui en existe en nature, mais par ce que laraison en apprhende. Du mouvement, dans la natureextrieure, il n'y a autre chose que l'acte imparfait ac-quis, commencement ou participation, en ce qui se meut,de l'acte parfait acqurir. iVinsi, en ce qui se meut versla blancheur, dj de la blancheur existe. Mais pour quecette participation d'acte ait raison de mouvement, il fautde plus que nous la considrions par l'esprit comme unmiheu entre deux extrmes, le premier tant avec elle dansle rapport de la puissance l'acte, en raison de quoi onappelle le mouvement un acte ; le second dans le rapportde l'acte la puissance, ce qui fait dire du mouvementqu'il est l'acte de ce qui est en puissance ~ .

    L'ordre d'antriorit et de postriorit en sa synthse,qui est le mouvement, est donc le fait de l'me. C'est ellequi lie la gerbe. Sans l'me, il n'y aurait pas de mouve-ment, mais seulement des tats de succession sans lien,une multiplicit sans unit, multiplicit, d'ailleurs, ind-termine, puisque le continu n'a de parties actuelles quepar les divisions qu'on y opre.

    L est le gte du mystre que recle, comme tel, l'tremobile. Mais on voit que pour saint Thomas, chez qui

    1. In III Phys., lect. m.2. In m Phys., lect. v.

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    36 SAINT THOMAS D AQUIN.l'tre mobile comme tel reprsente la nature en sondernier fond, l'objectif et le subjectif ne sont pas sparscomme deux choses. Ou si l'on veut, la personne et la chosene sont pas emmurs chacun en soi. La chose mouvementa besoin de la pense pour tre : elle est donc en partiepersonne, conscience, sujet, en mme temps qu'objet. Vhomoadditus naturae n'est pas suffisant; il faut que l'homme soitml la nature, pour que la nature subsiste. Le rel estune synthse. Le rel est plein d'me. Il y a l une donneque saint Thomas n'a pas pousse fond. C'est une amorcepar o la critique la plus moderne pourra le rejoindre.

    B. a. Le Lieu.La question du lieu se rattache celle du mouvement de

    la faon la plus troite. Qui s'enquerrait du lieu, sans lemouvement selon le lieu? Il en est comme de la matire,dont l'ide ne nous vient qu'au spectacle des transforma-tions dont elle est le sige. Voyant les corps changer deforme, et ce, quant leur substance mme, nous supposonsun rceptacle commun des formes. Ainsi, observant quedivers corps passent successivement dans le mme lieu,nous concevons que le lieu est une ralit distincte de tousles corps de la nature i.

    Qu'est-ce donc que le lieu? Ce n'est pas une chose inh-rente au corps ou partie du corps : telles sa forme ou samatire; car le lieu est manifestement sparable de ce quis'y trouve, et ces choses-l n'en sont pas sparables.Serait-ce l'espace dimensionnel suppos inclus entre leslimites du corps? Beaucoup Font cru, acceptant des don-nes imaginatives fort courantes. Mais il y a contre euxune raison premptoire, c'est qu'un tel espace n'existe pas.A l'intrieur d'un corps, en dehors de ce corps et de sesdimensions propres, il n'y a rien. On pourrait dmontrer

    1. De Nalura loci, init.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 37cette proposition de bien des manires ; celle-ci suffit : Ladimension est un attribut ; un attribut ne va pas sans sujet.Qu'est-ce que des dimensions ne tenant aucun corps, n'-tant les dimensions d'aucun corps? Tel serait pourtant lecas, s'il rgnait, travers tout, je ne sais quel rseau dimen-sionnel sans substance ^

    Ces solutions cartes, une seule supposition demeure.Si le lieu n'est ni quelque chose du corps, ni quelque choseau dedans de lui et cadrant avec lui, il reste qu'il soit audehors, et que ce soit la surface terminale du corps ambiant.

    Seulement, dfinir ainsi le lieu sans addition, ce se-rait se jeter dans des difficults insolubles. Il est de lanature du lieu d'tre immobile. Tout corps change deplace; mais la place, elle, ne change pas. Or la surface ducontenant suit le contenant, et ne semble donc pas rpondre ce qu'on demande. Pour solutionner le cas, il faut observerceci. Soit un bateau dans une rivire. D'aprs ce que nousdisions, le lieu de ce bateau, ce serait la surface intrieurede l'eau quiletouche. D'autre part, l'eau du fleuve s'coulantavec le bateau, celui-ci l'utilise partout comme un vase, vasequi se transporte, et qui ne rpond donc pas, comme tel, la nature du lieu immobile. A ce point de vue, ce seraitplutt le lit du fleuve qui serait le lieu du bateau. Seule-ment, ce n'est pas son lieu immdiat, celui-ci supposant lecontact et la concidence des surfaces. Il faut donc oprerune synthse, et dire : Le lieu du bateau, c'est la surfacede l'eau qui le touche, mais non pas en tant que cette sur-face appartient l'eau qui s'coule. C'est par rapport l'ensemble du fleuve immobile, que cette surface se dter-mine en tant que lieu; et ainsi, bien que matriellementl'eau s'coule, comme la relation de position qu'entretientla surface dsigne un moment quelconque avec l'en-semble de la rivire demeure la mme, le lieu ne change

    1. Loc. cit. Cf. In IV Phys., lecl. vi,

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    38 SAINT THOMAS d'aQUIN,pas, non plus qu'un feu o Ton jette sans cesse des brassesnouvelles ne cesse d'tre le mme. En gnralisant, ondira donc : Les limites intrieures des corps naturels quise contiennent les uns les autres sont le lieu; mais par com-paraison, ordre, situation relativement l'ensemble du ciel,qui est le contenant premier et le lieu de toutes choses ^. )>On sent percer ici le sentiment de l'absolu, le dsir de

    rattacher un dernier anneau toutes les relations de lanature. Si l'on se demandait aujourd'hui ce qui peut rem-placer pour nous ce Premier Ciel, dont le caractre ultimeet fixe permettait de fournir une dtermination fixe aussi,et non plus relative, du lieu, on devrait rpondre : Rien deconnu ; mais il va de soi que ce ne serait pas une condam-nation de la thse. Il suffirait de corriger en ces termes ladfinition ci-dessus : Le lieu est la surface intrieure ducorps contenant, envisage selon sa position par rapport un contenant suprme, s'il existe, ou par rapport uncontenant quelconque, pris comme point de dpart. L'affir-mation resterait ainsi dans le relatif, et, sous prtexte defermer le cercle des relations, ne dpasserait pas l'exp-rience.

    Notons d'ailleurs qu'au point de vue de saint Thomas, ungrave motif portait dfinir le lieu par relation avec la Premire Sphre . Avec tousses contemporains, l'Aqui-nate se reprsentait l'univers comme un systme clos, otout mouvement, toute vie dpendent d'une influence uni-que. Cette influence tait celle du Premier Ciel, au mouve-ment uniforme; avec, sous lui, d'autres orbes qui taientcomme des rouages seconds, sous le grand volant de lamachine. Ds lors, tre ceci ou cela, tre affect ainsi ouautrement, cela tenait avant tout, pour chaque corps, saposition et sa distance par rapport aux orbes clestes.D'o l'ide de lien naturel, qui, dj connue des Pythagori-ciens, prcise par Aristote, persistera jusqu' Descartes.

    1. Ibid., cire. merJ.; Quodl., VJ, arl. 3.

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 39Elle consiste en ceci que l'tat naturel d'un corps n'est passeulement d'occuper une place, mais sa place. Et le corpsqui est sa place, c'est celui qui est, mcaniquement et detoute manire, en quilibre stable, en position de se con-server, de garder sa forme, de se dvelopper si telle est sanature : telle poisson dans l'eau et le sang dans sa veine.

    Le lieu naturel n'est pas seulement logeant, mais bienlogeant. Or, ce caractre nat de l'harmonie de chaque treavec son milieu, et cette harmonie rsulte elle-mmed'une fraternit qui suppose au-dessus d'elle une paternitcommune. C'est le ciel, qui est le pre de ces conditions, decette harmonie, et son influence tant simple, elle s'exerce titre direct sur les lments, par ceux-ci sur le reste. C'estdonc le lieu uni la vertu du ciel, le lieu cause de lavertu du ciel qui est le pre des lments, et, pour cela,les conserve et les favorise. C'est parce que la matireproche de la sphre lunaire est dsagrge et chauffe parle mouvement de cette sphre, que le feu s'engendre l,et que, par suite, tout lment ign de la nature y doittrouver sa place naturelle. L'air, l'eau, la terre s'tagentensuite, combinant le chaud et le froid, le dense et le rareen proportions diverses. Il s'ensuivra que par une dispo-sition de la nature o sa finalit se manifeste, chaque l-ment tendra rejoindre le lieu qui le conserve, l'ayantcr; o il trouve son quilibre, sa bonne dispositionnative, sa forme. De l le mouvement des graves qui seportent d'eux-mmes au centre, et l'ascension des corpslgers, qui remontent leur lieu d'origine.

    Toute cette physique pripatticienne a vieilli; mais lefond de l'ide relative au lieu est ce qu'elle fut. Rien nepeut l'infirmer au point de vue de la science.

    Que si l'on demande quel rapport elle soutient avec nosthories modernes de Vespace, la rponse est simple. Auregard thomiste, l'espace pur n'existe pas ; c'est une notionmathmatique o la quantit relle des corps est abstraitede ses conditions et envisage seule, de telle sorte que

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    40 SAINT THOMAS d'aQUIN.l'ensemble des quantits juxtaposes dans le monde neforme plus qu'un lacis de dimensions o les limites s'effa-cent ; qui forme un rceptacle commun, lequel, n'ayant deconsistance aucune, ni de conditions d'aucun genre, peutse prolonger sans terme et se voir attribuer l'infini. Mais ilne faut pas tre dupe de ce jeu. L'espace pur des math-maticiens ou du peuple beaucoup sont peuple n'estqu'une imagination utile, ce n'est pas une ralit de lanature.Toutefois, il est des thomistes pour dire qu'il ne faut pasforcer les divergences. Puisque la surface ambiante n'estdfinie comme lieu que par sa position, son ordre de situa-tion, ses relations dimensionnelles en un mot, on ac-corde implicitement que les coordonnes dfinissant lelieu d'un corps se trouvent indpendantes de tous lesflux et reflux de matire qui les traversent. On se dgagedonc de cette quantit relle des corps, de cette quantitaccident laquelle on rattachait le lieu en disant : C'estla surface concave du contenant. De l l'espace des mo-dernes, il semble n'y avoir qu'une demi-distance.

    Mais c'est peut-tre une illusion. Car, premirement, lethomiste s'isole en ce qu'il refuse d'riger en ralit posi-tive un systme de relations. Ensuite, le lieu qu'on vou-lait dfinir par le vide, qui pour lui est un non-sens, sedfinit ses yeux par la relation de deux ralits, savoir, d'une part, un contenant suprme ou suppossuprme; d'autre part, la ralit actuelle ou potentielled'une surface limite, que le corps en mouvement dtermineet utilise quand il y arrive ; qu'il laisse dterminable etutilisable quand il en sort. Enfin, cette consquence inat-tendue se rvle que, dans l'hypothse du lieu-espace, toutcorps serait ncessairement dans un lieu, par cela seulqu'il aurait des dimensions applicables celles du prtenduespace. Si, au contraire, le lieu est la surface du contenantimmdiat, dfinie par sa relation au premier contenant quelqu'il soit, on peut concevoir un corps qui, n'ayant de rela-

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 41tion aucune avec celui-ci, serait simplement en soi, par-faitement autonome, ainsi qu'il faut bien le dire de l'uni-vers lui-mme envisag comme tout. Or, cette donne semontre utile au thologien thomiste. Le corps glorieuxde la survie chrtienne y trouve pour lui l'une de sesconditions '. Le corps eucharistique du Sauveur en raliseencore une semblable. On connat cette trs chre thoriethomiste selon laquelle la quantit, qui communique lasubstance matrielle l'extension de ses parties, n'a pour-tant point rapport au lieu par elle-mme, mais en vertud'une nouvelle relation qu'on en peut abstraire; dont lapuissance de Dieu peut suspendre l'effet. Cette vue systma-tique, ne des spculations sur l'eucharistie, n'est qu'uneaccentuation de celle-ci que la substance matrielle n'estpas d'elle-mme divisible. Il y a l trois degrs par les-quels le noumne est reli aux phnomnes empiriques :1 la substance, acte pleinement dfini pour l'esprit, maisnon encore vers au temps et l'espace ; 2 l'tre quanti-tatif, substance dfinie au second degr par extension departies et relations de position de ces parties l'une l'-gard de l'autre; 3 l'tre localis, c'est--dire dfini ult-rieurement par sa relation et la relation de ses parties avecles autres corps et avec l'ensemble des corps.On voit combien l'imagination empirique, mre du lieuespace, a peu de prise sur ce systme.

    B. b. Le Temps.Aprs la question du lieu, celle du temps, qui ne se rat-

    tache pas celle du mouvement d'une faon moins troite.Le lien est plus intime encore, en ce que le lieu n'a de rap-port direct qu'au mobile, alors que le temps se rapporteimmdiatement au mouvement mme 2, Sur cette questioncomme sur la prcdente, saint Thomas adopte la pense

    1. Cf. Quodl., VI, art. 3.2. In IV Phys., lect. i, init.

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    42 SAINT THOMAS d'aQUIN.d'x\ristote; mais il la dveloppe, l'claircit, et, en l'appli-quant aux mesures de dure que sa mtaphysique et sathologie prsupposent, arrive lui donner une formearrte qu'elle n'avait point chez le Stagyrite.

    Le point de dpart est psychologique. Quand avons-nousla perception du temps? Lorsque soit au dehors, soit dansl'me elle-mme, nous percevons du mouvement. Inver-sement, lorsque nous percevons le mouvement, l'impressiondu temps l'accompagne. Or il est certain que le temps n'estpas le mouvement mme. Car, premirement, le mouvementn'appartient qu' son propre mobile, et le temps est commun tous les tres de la nature. Ensuite, le mouvement a pourdiffrences le rapide et le lent; or que signifieraient ces motsappliqus au temps? La vlocit et la lenteur incluent letemps dans leur dfinition : ce serait donc un cercle vicieuxque de dire le temps lent ou rapide. Reste donc que le tempssoit quelque chose du mouvement et s'y rattache d'unefaon quelconque. De quelle faon s'y rattache-t-il?

    Puisque le temps est dit suivre au mouvement pour cetteraison qu'ils sont perus ensemble, on doit penser que celasert de lien entre eux qui, tant connu dans le mouvement,entrane la connaissance du temps. Or, en y regardant, ons'aperoit que le temps est peru lorsque est peru, dans lemouvement, l'ordre d'antriorit et de postriorit quirsulte, en lui, des divisions de la grandeur qu'il traverse.

    Il faut remarquer, en effet, que l'antrieur et le postrieursont primitivement attributs de la quantit dimensive, la-quelle, impliquant position, implique par l un ordred'extension de ses parties. Or, de l'tendue, l'antrieur etle postrieur passent au mouvement selon le lieu, puisquecelui-ci tant l'acte de ce qui change de position selon lelieu, doit subir l'ordre d'extension que l'tendue affecte.Toutefois, l'ordre d'antriorit et de postriorit dans lemouvement est autre chose que le mouvement mme. Lemouvement n'est, en soi, que l'acte d'une puissance en tantque telle; s'il implique extension, et par l ordre de parties,

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    LES PRINCIPES DE LA NATURE. 43la cause en est dans la nature de la quantit. tant donncelle-ci, le mouvement devient quantitatif aussi; l'antrieuret le postrieur s'identifient avec lui en tant que sujet, maissa notion demeure distincte i. Il y a donc lieu de se deman-der si le temps suit au mouvement en tant que mouvement,ou au mouvement en tant qu'il implique cet ordre. Or, iciencore, l'analyse psychologique nous renseigne.Nous percevons le temps lorsque nous distinguons dans

    le mouvement l'antrieur et le postrieur, l'ordre des posi-tions successives du mobile. Et nous faisons cette distinctionennombrant, en dcoupant le continu du mouvement poury noter des termes distincts. Quand, en effet, nous prenonscomme distincts de la continuit mobile deux de ses momentssuccessifs auxquels nous appliquons le nombre, alors nousdisons qu'il y a du temps, et c'est cela mme qui est letemps. Si, au contraire, nous ne percevons qu'un moment dumouvement, sans le mettre en composition avec d'autres,soit que nous n'observions pas l'ordre d'antriorit et depostriorit qui s'y montre, soit que nous ne l'envisagionsqu' l'gard d'un moment unique, considr comme com-mencement et comme terme, nous n'avons pas le sentimentdu temps. C'est ce qui arrive ceux qui s'absorbent dansune contemplation intense; c'est ce qui arrivait aux dor-meurs fabuleux qui se rveillaient inconscients du tempscoul, parce qu'ils liaient, dans leur conscience actuelle, ledernier instant de la veille et le premier instant du rveil.On est ainsi amen dire que si le temps suit au mouve-ment en tant prcisment que celui-ci est nombre par l'me,c'est donc que le temps est ce nombre mme.En consquence, on dfinira le temps : Le nombre destats successifs du mouvement {numerns motus secundumprius et posterius).

    Et qu'on ne dise pas : Cette dfinition est circulaire, pourcette raison que la succession qui y figure suppose dj le

    1. In IV Phys., lect. vu, n 17.

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    44 SAINT THOMAS d'aQUIN.temps : il n'en est rien. La succession dont on entend parlern'est pas la succession temporelle, c'est l'ordre des tats dumouvement en tant que celui-ci dpend de la quantit et deses positions coexistantes. Il n'y a donc pas cercle, maissimple dpendance de trois choses : premirement l'ordrecoexistant des positions quantitatives ; deuximement l'ordredes tats du mouvement qui parcourt ces positions ; troisi-mement l'ordre numral ralis dans l'me par son adap-tation ceschoses^.Qu'on n'aille pas croire non plus que, quand on dit : Letemps est un nombre, on l'entende du nombre abstrait.Le nombre abstrait n'est pas le fruit de notre adaptationaux choses ; il nat d'un travail autonome de l'esprit, dansson effort pour retrouver les cadres gnraux de l'tre. Sile temps tait un nombre abstrait, il s'ensuivrait, celui-ci s'appliquant tout, que le nombre de quoi que ce soitserait le temps. Mais non, le temps est un nombre con-cret [nmnerus nwneratiis)\ ce n'est pas ce avec quoi l'onnombre, mais ce qui est nombre, de telle sorte que lenombre mme que forment en nous, par leur successionobserve, les tats successifs du mouvement, c'est le temps.

    Et il s'ensuit une consquence des plus importantes,c'est que le mouvement tant continu, en raison de la quan-tit continue qu'il parcourt, le temps, nombre du mouve-ment quant son essence, se trouve tre cependant continu,de telle sorte qu'en le percevant, nous percevons non pasune succession d'units sans intermdiaires, ainsi que seraitun nombre d'objets; mais une continuit fluente, o lenombre est l'tat potentiel, tellement que nous pouvonsl'y dterminer d'une faon qui ne dpend que de nous-mmes. Le mystre du continu un et multiple se retrouve