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2015/2 | | 123 Journal européen des droits de l’homme European Journal of Human Rights Articles L’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques The non-discrimination requirement and the autonomy of political parties Dorothea Staes 1 Abstract T he Staatkundig Gereformeerde Partij (SGP) is an orthodox reformed politi- cal party that does not allow women on its voting lists. In 2010, the Hoge Raad of the Netherlands judged that the Dutch govern- ment had to take measures against this party based on the prohibition of discrimination on grounds of gender. e SGP subsequently lodged a complaint with the European Court of Human Rights alleging a violation of the freedoms of religion, expression and associ- ation. In its decision of 10 July 2012, the Court declared the application inadmissible as “manifestly ill-founded”, referring to the prohibition of discrimination and the right to free elections. is case and its impacts on Dutch politics provide an opportunity to reflect on the conciliation between the rule of non-discrimination and the autonomy of political parties. Résumé L e Staatkundig Gereformeerde Partij (SGP) est un parti politique d’obédience protestante orthodoxe qui n’admet pas les femmes sur ses listes électorales. En 2010, le Hoge Raad des Pays-Bas a condamné le gouvernement néerlandais à prendre des mesures à l’encontre de ce parti sur la base de l’interdiction de discrimination entre hommes et femmes. Mécontent de cette décision du Hoge Raad, le SGP a introduit une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, invoquant la viola- tion des libertés de religion, d’expression et d’association. Le 10 juillet 2012, la Cour de Strasbourg a déclaré la requête manifeste- ment mal fondée, se référant notamment à l’interdiction de la discrimination et au droit à des élections libres. Cette affaire et ses suites dans la politique néerlandaise fournissent l’occasion d’une réflexion sur la conciliation entre règle de non-discrimina- tion et autonomie des formations politiques. 1 L’auteur remercie le Professeur Sébastien van Drooghenbroeck, le Professeur Rikkie Holtmaat, le Professeur Isabelle Rorive, le Professeur Emmanuelle Bribosia, Sarah Ganty et Laura Van den Eynde pour leur aide apportée à la rédaction de la présente contribution. Cette recherche a été financée par la Politique scientifique fédérale au titre du Programme Pôles d’attraction inte- runiversitaires, plus spécifiquement le PAI « e Global Challenge of Human Rights Integration : Towards a Users’ Perspective » (www.hrintegration.be).

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Articles

L’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques

The non-discrimination requirement and the autonomy of political parties

Dorothea Staes1

Abstract

T he Staatkundig Gereformeerde Partij (SGP) is an orthodox reformed politi-

cal party that does not allow women on its voting lists. In 2010, the Hoge Raad of the Netherlands judged that the Dutch govern-ment had to take measures against this party based on the prohibition of discrimination on grounds of gender. The SGP subsequently lodged a complaint with the European Court of Human Rights alleging a violation of the freedoms of religion, expression and associ-ation. In its decision of 10  July 2012, the Court declared the application inadmissible as “manifestly ill-founded”, referring to the prohibition of discrimination and the right to free elections. This case and its impacts on Dutch politics provide an opportunity to reflect on the conciliation between the rule of non-discrimination and the autonomy of political parties.

Résumé

L e Staatkundig Gereformeerde Partij (SGP) est un parti politique d’obédience

protestante orthodoxe qui n’admet pas les femmes sur ses listes électorales. En 2010, le Hoge Raad des Pays-Bas a condamné le gouvernement néerlandais à prendre des mesures à l’encontre de ce parti sur la base de l’interdiction de discrimination entre hommes et femmes. Mécontent de cette décision du Hoge Raad, le SGP a introduit une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, invoquant la viola-tion des libertés de religion, d’expression et d’association. Le 10 juillet 2012, la Cour de Strasbourg a déclaré la requête manifeste-ment mal fondée, se référant notamment à l’interdiction de la discrimination et au droit à des élections libres. Cette affaire et ses suites dans la politique néerlandaise fournissent l’occasion d’une réflexion sur la conciliation entre règle de non-discrimina-tion et autonomie des formations politiques.

1 L’auteur remercie le Professeur Sébastien van Drooghenbroeck, le Professeur Rikkie Holtmaat, le Professeur Isabelle Rorive, le Professeur Emmanuelle Bribosia, Sarah Ganty et Laura Van den Eynde pour leur aide apportée à la rédaction de la présente contribution.Cette recherche a été financée par la Politique scientifique fédérale au titre du Programme Pôles d’attraction inte-runiversitaires, plus spécifiquement le PAI « The Global Challenge of Human Rights Integration : Towards a Users’ Perspective » (www.hrintegration.be).

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I. Mise en contexte

Le Staatkundig Gereformeerde Partij2 (ci-après : SGP), d’obédience protestante orthodoxe, est le plus ancien parti politique des Pays-Bas3. Depuis 1922 et

sans interruption, il bénéficie d’une représentation au sein de la deuxième chambre, oscillant entre deux et trois sièges. À l’heure actuelle, il compte environ 30.000 membres. Son électorat, stable, est en grande partie concentré géographi-quement à l’intérieur de ce que l’on appelle la « ceinture de la Bible » (bijbelgordel) des Pays-Bas, où sont localisés de nombreux membres de la communauté protes-tante orthodoxe4. Lors des dernières élections législatives tenues en septembre 2012, le parti a remporté un peu plus de 2 % des suffrages.

La doctrine du parti s’affirme fortement inspirée par la Bible. L’article  1er  du Programme de principes du SGP énonce que ce dernier a pour objectif la mise en place d’un « gouvernement de notre peuple reposant intégralement sur l’ordre divin révélé par les Saintes Écritures »5. Le positionnement du parti vis-à-vis des femmes est également ancré dans des convictions religieuses. Selon le SGP, la femme a, lors de la Création, reçu une place et une vocation différentes de celles de l’homme. L’article 7 du Programme de principes précise que l’homme est « la tête » de la femme. Les deux sexes sont reconnus dans leur équivalence (gelijkwaardigheid), mais non dans leur égalité (gelijkheid) ; la femme est subordonnée à l’homme, qui, pour sa part, est investi des responsabilités6. L’article  10 du même Programme prévoit que le droit d’être élu n’est pas compatible avec la vocation de la femme. Il n’y a donc pas place pour celle-ci au sein de quelque organe politique que ce soit7.

Saisi à l’initiative de divers groupes d’intérêts8 contestant l’impossibilité pour les femmes d’être élues au sein du SGP, le Hoge Raad des Pays-Bas estima dans un arrêt du 9 avril 2010 que cette pratique était discriminatoire. Il enjoignit en conséquence aux autorités d’adopter des mesures effectives destinées à faire en sorte que le SGP accorde aux femmes le droit de se présenter aux élections9. La décision ainsi intervenue clôturait – provisoirement ? – une véritable saga judi-ciaire10 sur laquelle on reviendra ultérieurement.

2 Traduction : parti politique réformé.3 Le parti a été fondé en 1918.4 Il s’agit d’une bande de territoire qui court à travers les Pays-Bas des Iles zélandaises (Zeeuwse eilanden) jusqu’à la province d’Overijsel, en passant par la Hollande méridionale (Zuid-Holland) et le Gueldre (Gelderland).5 « Programme de principes » (Program van Beginselen), http ://www.sgpnieuws.sgp.nl/Page/nctrue/sp648/index.html.6 « Explication du Programme de principes » (Toelichting op het Program van Beginselen), pp. 37-38, http ://sgpnieuws.sgp.nl/Home/Standpunten/Tien_speerpunten_van_de_SGP. L’article  7 précise de surcroît que « toute aspiration émancipatoire qui méconnaît la place et la vocation assignées par Dieu aux hommes et aux femmes » est révolution-naire et doit être combattue avec force.7 Ibidem, p. 53. Au fil des années, la position du SGP s’est assouplie. Les femmes peuvent aujourd’hui exercer le droit d’électorat et devenir membre à part entière du parti. Avant 2007, elles ne pouvaient prétendre qu’à une affiliation extraordinaire, à laquelle ne s’attachaient que des droits limités. Voy., ég. ci-après, IV.8 Parmi lesquels figurait la Stichting Proefprocessfonds Clara Wichmann.9 Hoge Raad der Nederlanden, 9 avril 2010, LJN BK4547/4549, NJ, 2010, p. 388. Le Hoge Raad assume une fonction comparable à celle des Cours de cassation belge et française.10 Voy.  la description de cette saga, Cour eur. D.H. (3e sect.), décision Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas, 10 juillet 2012, req. no 58369/10, §§ 14 à 50.

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ArticlesL’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques

S’estimant lésé par cette injonction judiciaire, le SGP introduisit devant la Cour européenne des droits de l’homme une requête alléguant la violation des articles  9 (liberté de religion), 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté d’associa-tion) de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans une discrète11 décision unanime du 10  juillet 2012, la Cour déclara la requête irrecevable, jugeant celle-ci manifestement non fondée12. La décision intervenue est fondée sur divers principes issus de la jurisprudence antérieure, ainsi que sur l’article 3 du premier Protocole additionnel à la Convention (droit à des élections libres), lu en combinaison avec l’article 14 de la Convention (interdiction de la discrimina-tion). Selon la Cour, les dispositions précitées conduisaient de manière évidente à la même conclusion que celle que le Hoge Raad des Pays-Bas avait lui-même tirée de l’article 7 de la Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes13 et des articles  2 et  25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques14 : la doctrine professée par le SGP était inacceptable (unacceptable)15.

Les lignes qui suivent sont dédiées au commentaire de la décision ainsi rendue, en ayant égard au contexte national particulier dans lequel elle a pris racine. On s’attachera tout autant à l’analyse de ce que la Cour énonce de manière explicite, que des silences observés sur l’un ou l’autre point. Ceux-ci sont en effet très révé-lateurs de la complexité des questions soulevées. Par ailleurs, au-delà de l’analyse « pure » de la décision intervenue, l’on tentera d’en mettre en lumière les impacts sociaux et politiques.

L’affaire soumise reposait de toute évidence sur un conflit entre droits fondamen-taux, où s’affrontent les droits du parti politique et les droits de ses adhérentes. Or, l’analyse que la Cour consacre à ce conflit peut être qualifiée de sommaire et d’abstraite. Ceci peut s’expliquer par le fait que les « victimes » de cet affronte-ment de droits – les femmes, membres du SGP – demeuraient, pour des raisons diverses, largement « virtuelles » au sein du débat porté devant la Cour européenne des droits de l’homme. Bien que la Cour soit particulièrement peu diserte sur ce point, cette question des victimes constitue selon nous une clé de lecture impor-tante de la décision. Le présent commentaire s’efforcera donc de « mettre à plat » l’ensemble des données du débat. Cela n’autorisera toutefois pas à y apporter une

11 Elle ne reçut même pas les honneurs d’un communiqué de presse, ce qui contraste avec l’important débat qu’a suscité et que continue à susciter l’affaire aux Pays-Bas.12 Cour eur. D.H. (3e sect.), décision Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas, op. cit., § 79.13 L’article  7 (a) de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes prévoit : « Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans la vie politique et publique du pays et, en particulier, leur assurent, dans des conditions d’égalité avec les hommes, le droit : a) de voter à toutes les élections et dans tous les référendums publics et être éligibles à tous les organismes publiquement élus ».14 L’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques énonce les obligations incombant aux États parties. L’article 25 de ce Pacte énonce : « Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations visées à l’article 2 et sans restrictions déraisonnables : a) de prendre part à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis ; b) de voter et d’être élu, au cours d’élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l’expression libre de la volonté des électeurs ; c) d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays ».15 Cour eur. D.H. (3e sect.), décision Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas, op. cit., § 77.

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conclusion péremptoire et parfaitement assurée ; la Cour se trouvait clairement en face d’un hard case et il n’est pas certain que sa décision en constitue le mot de la fin.

II. La question des « victimes »

De prime abord, il n’est pas certain que le SGP disposait du locus standi requis, conformément à l’article 34 de la Convention, aux fins de porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, alors que les procédures conduites au niveau national le furent contre l’État néerlandais, et non contre le SGP lui-même16, les autorités néerlandaises ne donnèrent pas suite à la décision judiciaire leur ordonnant de prendre des mesures contraignant le SGP à accorder aux femmes le droit de se présenter sur ses listes17. Ceci nous amène au second constat pertinent quant à la question du locus standi du SGP : aucune mesure coer-citive ne fut adoptée, dans la foulée de l’arrêt du Hoge Raad du 9  avril 2010, à l’encontre des pratiques discriminatoires de ce parti. La seule mesure concrète qui avait été adoptée avait consisté en une décision refusant le subventionne-ment public du parti concerné, intervenue en 2005 en exécution du jugement de première instance rendu en l’espèce18. Mais le SGP combattit avec succès cette mesure, conduisant finalement au rétablissement de la subvention publique bénéficiant au parti19.

La Cour européenne a certes reconnu, à l’entame de son raisonnement, que l’on pouvait légitimement s’interroger sur la question de savoir si le SGP disposait bel et bien de la qualité de « victime », au sens de l’article 34 de la Convention euro-péenne des droits de l’homme, des violations qu’il dénonçait. Elle estima néan-moins qu’il n’y avait pas de raisons d’examiner plus avant cette question dès lors qu’en toute hypothèse la requête était irrecevable sur d’autres fondements20.

À supposer que la Cour de Strasbourg ait résolu d’examiner cette question de locus standi, il eût alors incombé au SGP, conformément à l’article 34 de la Convention, de démontrer qu’il était affecté de manière suffisamment directe par les viola-tions alléguées21. Bien qu’incertaine, la démonstration à livrer sur ce point aurait pu prospérer. La Cour européenne retient en effet une définition de la notion de

16 L’action qui fut introduite par les groupes d’intérêts à l’encontre du SGP lui-même fut pour sa part rejetée, à défaut d’intérêt dans le chef de ces parties demanderesses. Voy.  Rechtbank van ’s-Gravenhage, 7  septembre 2005, LJN : AU2091, NJ, 2005, p. 474.17 Hoge Raad der Nederlanden, 9 avril 2010, op. cit., p. 388. Le pourvoi en cassation avait été introduit par l’État néerlandais à l’encontre de l’arrêt de la cour d’appel statuant en matière civile, à savoir : Hof van ‘s Gravenhage, 20 décembre 2007, LJN BC0619, NJ, 2008, p. 133.18 Rechtbank van ‘s-Gravenhage, burgerlijke afdeling, 7 septembre 2005, LJN : AU2088, N.J.B., 2005, p. 473.19 En effet, le juge administratif confirma en première instance que les pouvoirs publics devaient refuser le subven-tionnement (Rechtbank van ‘s-Gravenhage, bestuursrechtelijke afdeling, 30  novembre 2006, LJN AZ5393), mais le juge d’appel donna finalement raison au SGP (Afdeling Bestuursrechtspraak van de Raad van State, 5 décembre 2007, LJN BB9493, AB, 2008, p. 35).20 Cour eur. D.H. (3e sect.), décision Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas, op. cit., § 67.21 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Gorraiz Lizerraga et autres c. Espagne, 27 avril 2004, req. no 62543/00, § 35.

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ArticlesL’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques

« victime » relativement extensible, sous laquelle la situation de la « victime poten-tielle » peut au demeurant être subsumée22.

Une autre particularité de l’affaire tient au fait qu’en réalité, aucune femme n’avait exprimé le désir de se porter candidate sur les listes électorales du SGP. La Cour souligne cependant que ceci ne constitue pas une donnée décisive23. La conclu-sion finalement atteinte par la décision commentée ne fut donc aucunement ébranlée par la circonstance qu’aucune victime directe des pratiques du SGP ne s’était manifestée dans les rangs du parti lui-même et que les procédures juridic-tionnelles nationales menées à son encontre avaient été initiées « de l’extérieur ».

Jadis, l’une ou l’autre femme d’obédience protestante orthodoxe avait contesté devant le juge le traitement inégalitaire dont les femmes faisaient l’objet au sein du SGP. Cependant, ces tentatives ne furent jamais couronnées de succès24. Ceci eut pour conséquence que les procédures menées dans l’ordre juridique interne furent initiées par des groupes d’intérêts25. Ces derniers avaient certes tenté de trouver dans les rangs du SGP une femme qui acceptât de porter plainte, mais il s’était avéré qu’aucune d’entre elles n’y était disposée26.

Tant au sein de la communauté protestante orthodoxe qu’au niveau de l’opinion publique, cette intervention de groupes d’intérêts fut perçue comme une « ingé-rence » venue de l’extérieur et accueillie de manière relativement tiède : des voix s’élevèrent à l’encontre de cette manière d’imposer un point de vue « externe ». Il ressortait d’interviews de femmes adhérentes au SGP que celles-ci prenaient

22 Il suffit, sur ce point, qu’il existe un risque que le requérant voie sa situation directement affectée dans un avenir proche. Voy.  Cour eur. D.H., arrêt Dudgeon c.  Royaume-Uni, 22  octobre 1981, req. no  7525/76, §  41 ; Y.  Haeck et C.  Burbano Herrera, Procederen voor het Europees Hof voor de Rechten van de Mens, Anvers, Intersentia, 2011, pp. 210-215.23 Cour eur. D.H. (3e sect.), décision Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas, op. cit., § 75.24 Diverses adhérentes du SGP avaient ainsi déposé plainte à la police et/ou auprès du ministère public, mais ces plaintes furent rejetées. Sur un plan pénal, il fut jugé que ces faits, quoique s’analysant en une discrimination, n’étaient cependant pas constitutifs d’un délit pénal (Hof van Beroep van Den Haag, 30  novembre 1995, NJ, 1996/324). Sur le plan civil, ce fut également l’impasse. Deux plaintes distinctes introduites auprès de la Commis-sion pour l’égalité de traitement (Commissie Gelijke Behandeling) furent déclarées « irrecevables », ladite Commission affirmant qu’elle était sans compétence à l’égard des associations et mandats politiques (Commissie Gelijke Behan-deling, 94-17, 30  décembre 1994 ; 01-150, 21  décembre 2001). Voy., pour plus de détails, J.L.W. Broeksteeg et L.F.M. Verhey, « Publieke financiering van politieke partijen : de case van de ‘Staatkundig Gereformeerde Partij’ in Nederland. Over vrouwendiscriminatie, de positie van politieke partijen en de afweging tussen grondrechten », note sous Rechtbank Den Haag, 7 septembre 2005, C.D.P.K., no 2, 2006, p. 473 ; R. Holtmaat, « Cultural/religious discrimination against women and women’s equal right to take part in cultural/religious/political life : the case of the Dutch Reformed Protestant Party », présentation pour la Conference « Gender and Law in the Nordic Countries : Europe and globaly », Copenhague, 12 septembre 2012 ; B. Oomen, J. Guijt et M. Ploeg, « CEDAW, the Bible and the State of the Netherlands : the struggle over orthodox women’s political participation and their responses », Utrecht Law Review, vol. 6, no 2, 2010, pp. 166-167.25 La question de savoir si les procédures menées par les groupements d’intérêts à l’encontre du SGP lui-même étaient recevables fit l’objet de débats. Ceux-ci se soldèrent par une réponse négative.L’intérêt porté à cette problématique par le « milieu associatif » n’était au demeurant pas neuf. Dans les années nonante, il attira l’attention du Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes sur la discrimi-nation de genre ayant cours au sein du SGP ; voy. Nederlands Juristen Comité voor de Mensenrechten (N.J.C.M.), « Commentary on the Second and Third Periodic Report of the Netherlands on the Implementation of the Conven-tion on the Elimination of All Forms of Discrimination against Women », 28 décembre 2000 (CERD/C/362/Add. 4).26 Cette situation pourrait éventuellement s’expliquer par l’effet dissuasif de l’échec des plaintes précédentes, ainsi que par la pression émanant de la communauté elle-même. Au début, une adhérente au SGP acceptant de porter plainte semblait s’être signalée, mais elle se rétracta après en avoir discuté avec l’une des plaignantes dans le cadre des affaires antérieures, ainsi qu’avec la direction du SGP : B. Oomen, J. Guijt et M. Ploeg, op. cit., p. 167.

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ombrage de l’action entreprise par les groupes d’intérêts, action qu’elles perce-vaient comme humiliante et paternaliste. Elles avaient le sentiment d’être dépeintes comme des victimes, alors que, l’eussent-elles souhaité, elles auraient été parfaitement capables de défendre elles-mêmes leurs propres intérêts27.

La question ainsi soulevée est complexe. D’un côté, on peut certes comprendre la perspective des insiders que sont les femmes adhérentes au SGP : c’est à elles qu’il incombe, en premier lieu, de juger de leur propre sort28. L’émancipation souhaitée n’en sera que plus effective si elle repose sur une aspiration venue de l’intérieur. Dans le cas contraire, on s’expose à un effet de stigmatisation et à l’apparition d’un ressentiment29.

D’un autre côté, la situation transcende les seuls intérêts individuels des adhé-rentes du SGP. Celui-ci est un parti politique, appelé à se mouvoir dans la sphère publique et bénéficiant d’un financement issu des deniers publics. Il ne reconnaît pas aux femmes le droit d’être élues, lequel revêt une place centrale au sein d’une démocratie et du mouvement d’émancipation30. Dans cette perspective, il peut être soutenu que l’édification d’une société néerlandaise libérée de tout stéréo-type sexué et reconnaissant aux femmes et aux hommes des droits politiques égaux, rejoint les intérêts d’un cercle de personnes plus large que celui des seules femmes adhérentes au SGP. Les litiges judiciaires évoqués plus haut revêtaient de la sorte une dimension symbolique importante. Compte tenu de cette dimen-sion d’intérêt général, il convient de garder à l’esprit que les actions à l’origine desdits litiges étaient dirigées contre l’autorité publique et non pas contre le SGP et concernaient donc avant tout le rôle de l’État, ce qui conduit à minorer le carac-tère exclusif de la perspective de l’insider31. De ce point de vue, la conclusion de la Cour européenne des droits de l’homme affirmant que la doctrine du SGP est inacceptable ne va d’ailleurs pas sans semer une certaine confusion : la question centrale de l’affaire n’était en effet pas celle-là, mais bien celle de la licéité de l’in-tervention étatique enjointe par le Hoge Raad.

On le voit : l’affaire soulevait avant tout la question de l’existence de véritables « victimes » à l’affrontement des droits fondamentaux qui y présidaient. La Cour esquive très largement cette question. Ceci explique le caractère sommaire et

27 B. Oomen, J. Guijt, I. Meijvogel, M. Ploeg et N. Rijke, « Van Walswetten en de Wil van God », N.J.B., vol. 4, 2010 ; B. Oomen, « Between Rights Talk and Bible Speak : The Implementation of Equal Treatment Legislation in Orthodox Reformed Communities in the Netherlands », Human Rights Quarterly, vol. 33, no 1, 2011, p. 176.28 Voy. d’ailleurs Cour eur. D.H. (GC), arrêt S.A.S. c. France, 1er juillet 2014, req. no 43835/11, § 119.29 E. Brems parvient à un constat identique, et souligne qu’il convient d’accorder un poids important au point de vue de l’insider. D’un autre côté, elle met également en exergue le fait qu’il y a, dans cette situation, une dimension d’intérêt général. Voy. E. Brems, « Botsende grondrechten. Over politieke partijen die discrimineren », Tijdschrift voor Bestuurswetenschappen & Publiekrecht, 2009/8, p. 454.30 Les réformes conduisant à davantage d’égalité sont en effet stimulées par la présence des femmes au sein des organes publics représentatifs.31 À l’estime d’Alexandra Timmer également, les réactions dénonçant une « ingérence inappropriée » méconnaissent le fait que le litige était avant tout dirigé contre l’État (A. Timmer, « Religieuze partij mag geen vrouwen van kieslijst weren », De Juristenkrant, no 254, 2012, p. 6). E. Brems met aussi en exergue cette donnée et affirme qu’il ne s’agissait donc pas d’un pseudo conflit entre droits fondamentaux (E. Brems, op. cit., p. 458).

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abstrait – parce que « désincarné » – de l’analyse fournie par la Cour de cet affron-tement de droits : on y vient dans les lignes qui suivent.

III. Le caractère sommaire de l’analyse de la Cour

L’analyse à laquelle s’est livrée la Cour européenne est abstraite et ne comporte pas un véritable contrôle de proportionnalité (A.). Les droits et libertés du parti requérant sont très largement passés sous silence (B.) et l’accent n’est explicite-ment placé que sur l’impératif concurrent de l’égalité des genres (C.).

Dans les trois points qui vont suivre, on verra que l’affaire SGP se situe au carre-four d’intérêts complexes. Eu égard aux nuances, parfois délicates, qui s’y trou-vaient impliquées, on conçoit difficilement que les circonstances concrètes de la cause puissent se contenter d’une appréciation prima facie. L’écheveau des intérêts en cause paraissait au contraire requérir un raisonnement plus approfondi.

A. La mise en balance concrète des intérêts en présence : largement introuvable

Se référant au préambule de la Convention, la Cour souligne l’importance d’un système politique démocratique32. Dans la ligne de sa jurisprudence antérieure, elle énonce que la seule « nécessité » qui soit en mesure de justifier une ingérence dans les libertés de religion, d’expression et d’association est celle qui découle des caractéristiques de la « société démocratique » au sens de la Convention33.

Pour juger de la « nécessité dans une société démocratique » d’une restriction aux droits garantis par les articles 9, 10 et 11 de la Convention, la Cour examine d’habitude la proportionnalité de la mesure litigieuse au regard du but poursuivi par l’autorité. Ainsi qu’en atteste la jurisprudence antérieure de la Cour, pareil contrôle de proportionnalité n’est pas nécessairement exclu au stade de la rece-vabilité34.

En l’espèce, la Cour estime que l’objectif poursuivi par l’État défendeur est celui de la protection des droits d’autrui35. Le « droit d’autrui » est, en l’occurrence, le droit de se porter candidat(e) aux élections sans discrimination. La question de la proportionnalité de l’ingérence dans les droits du SGP n’est par contre pas

32 Cour eur. D.H. (3e sect.), décision Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas, op. cit., § 69.33 Ibidem, § 70.34 Pour des exemples de décisions ayant conclu au non-fondement manifeste des griefs tout en ayant examiné la proportionnalité de la mesure contestée (et la marge d’appréciation dont bénéficiait en l’occurrence l’autorité), voy. les décisions adoptées le 30 juin 2009 par la chambre établie au sein de la 5e section de la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Mahmoud Sadek Gamaleddyn et autres c.  France (req. nos  18527/08, 43563/08, 14398/08, 29134/08, 25463/08 et 27561/08). Ces décisions portaient sur l’interdiction du port des signes religieux en milieu scolaire, et conclurent en l’occurrence qu’il ne s’agissait pas là d’une restriction disproportionnée aux droits garantis par l’article 9 de la Convention.35 Cour eur. D.H. (3e sect.), décision Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas, op. cit., § 68.

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évoquée de manière explicite par la décision36. Pas davantage ne fut-il question de la « marge nationale d’appréciation ». Mais, eu égard à ce qui a été dit ci-avant à propos du locus standi du SGP, il est vrai qu’il n’était pas facile de procéder à un contrôle précis de proportionnalité. En effet, comment la Cour pouvait-elle évaluer de manière nuancée la proportionnalité de l’ingérence étatique contestée dès lors que, précisément, aucune mesure spécifique n’avait encore été prise en exécution de l’injonction du Hoge Raad ? Tout au plus ressort-il implicitement et a contrario de la décision du 10  juillet 2012 que ladite injonction judiciaire faite à l’autorité d’adopter des mesures n’était pas en soi manifestement dispropor-tionnée vis-à-vis du but poursuivi.

La décision européenne confirme donc la conclusion du Hoge Raad. Cependant, à la différence du juge de Strasbourg, le Hoge Raad avait fondé son appréciation sur une pesée des droits fondamentaux conflictuels en présence. Il en avait été de même des autres juridictions néerlandaises appelées à se prononcer dans les litiges mettant en cause le SGP37. La Cour européenne, par contraste, met certes l’accent sur un certain nombre de principes généraux mais ne les interprète d’au-cune façon à la lumière des circonstances concrètes de la cause et encore moins d’une pesée des différents intérêts sous-jacents à celle-ci.

Les lignes qui suivent s’emploieront à « mettre à plat », davantage que ce qu’a fait la Cour elle-même, les données du conflit.

B. Premier plateau de la balance : les droits et libertés de la partie requérante

Dans le cadre de sa démarche résolument abstraite, la Cour ne prête pas – ou, à tout le moins, pas expressément – attention au poids des libertés de religion, d’ex-pression et d’association revendiquées par la partie requérante, ni aux intérêts qui leur étaient sous-jacents. Comme mentionné ci-dessus, elle se borne à souligner que la seule nécessité qui puisse justifier une ingérence dans les libertés susdites, est celle qui découle d’une « société démocratique ». Elle n’examine pas plus avant, et de manière concrète, la question de savoir si, dans le chef du SGP, il existe –

36 Sophie Van Bijsterveld, soulignant le caractère crucial d’un contrôle de proportionnalité, affirme que la Cour s’en est probablement dispensée parce que la requête a été jugée par avance « manifestement non fondée » (S. Van Bijs-terveld, « De SGP-zaak : Europees Hof bewijst democratie en mensenrechten geen dienst », Tijdschrift voor Religie, Recht en Beleid, 2012, p. 72).37 Le Conseil d’État des Pays-Bas (Afdeling Bestuursrechtspraak van de Raad van State, op.  cit., p.  35) et la Cour d’appel de ‘s-Gravenhage (Hof van ‘s-Gravenhage, 20 décembre 2007, op. cit., p. 133), procédant toutes deux à une pesée des droits fondamentaux en conflit, parvinrent, au terme d’un raisonnement densément argumenté, à des conclusions opposées l’une à l’autre. La première décision, issue du Conseil d’État, fit prévaloir les libertés de reli-gion, d’association et d’expression sur l’article 7 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimi-nation à l’égard des femmes. Cette juridiction attacha en l’occurrence beaucoup d’importance au pluralisme parmi les partis politiques et à l’égale participation de ceux-ci au débat public. Quelques jours plus tard, la Cour d’appel de ‘s-Gravenhage jugea pour sa part que, en considération de l’article 7 précité, la discrimination de genre dans le domaine de l’accès aux fonctions électives constitue une atteinte au noyau dur du principe d’égalité et de la démo-cratie. En d’autres mots, l’interdiction de discriminer pesait plus lourdement, dans la balance, que les libertés invo-quées par le SGP. En conséquence, cette juridiction enjoignit aux autorités de prendre les mesures proportionnées qui s’imposaient à l’encontre de ce parti. La légalité de cette injonction fut confirmée, au stade de la cassation par le Hoge Raad, dans son arrêt du 9 avril 2010.

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ArticlesL’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques

selon les termes mêmes de la décision – des « very weighty reasons » (« raisons très fortes ») susceptibles de justifier la différence de traitement basée sur le sexe à laquelle se livre le parti requérant. En oblitérant de la sorte le point de vue du SGP, la Cour européenne conclut à notre estime son examen de manière trop hâtive38.

Ceci n’est pas sans paradoxe. Les libertés de religion, d’expression et d’association mises en avant par le parti requérant occupent en effet une place prééminente dans un système démocratique. Or, la Cour européenne des droits de l’homme insiste précisément, à l’entame de son raisonnement, sur l’importance de la démocratie.

Si l’on endosse le point de vue du SGP, un certain nombre de données étaient pourtant d’une importance particulière. Celui-ci n’est pas une simple organisation privée, mais un parti politique (1.). De plus, le SGP est une association de parti-culiers qui ancre ses principes fondateurs dans des considérations religieuses (2.).

1. Un parti politique

La Cour européenne des droits de l’homme confirme que l’État défendeur doit agir à l’encontre d’un parti politique et, partant, interférer dans le processus démocra-tique. Quoi qu’il puisse y avoir de bonnes raisons à une telle intervention, celle-ci n’en requiert pas moins une grande retenue39. Les partis politiques assument en effet une fonction essentielle dans une démocratie pluraliste40. Leur contribution au débat politique est irremplaçable. Dans ce débat, idéalement, les points de vue les plus divergents doivent pouvoir émerger et les différents segments de la population doivent pouvoir être représentés. Comme corollaire de l’obligation des autorités d’organiser des élections libres, la présence d’une multiplicité de partis politiques incarnant un large éventail de conceptions est, par conséquent, indis-pensable41. Dans le cadre de l’affaire SGP, le Conseil d’État (Raad van State) des Pays-Bas mit en avant le rôle essentiel des partis politiques, en attirant l’atten-tion sur l’intérêt général d’une représentation adéquate de l’ensemble de l’élec-torat reflétant des courants sociaux et religieux divergents42. Cependant, le SGP constitue lui aussi un courant particulier au sein de la société batave, à savoir le

38 Voy. ég. en ce sens Alexandra Timmer, qui affirme que, sans même se prononcer sur l’existence d’un « conflit entre droits », la Cour aurait pu prêter davantage d’attention aux libertés du SGP (A. Timmer, « Religieuze partij mag geen vrouwen van kieslijst weren », op. cit., p. 6). Sophie Van Bijsterveld regrette pour sa part le manque d’attention prêté au contexte plus large de l’affaire (S. Van Bijsterveld, op. cit., pp. 72-73).39 Les restrictions aux libertés des partis politiques doivent donc être conçues de manière stricte. Voy. par exemple, dans le contexte de l’article 11, Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Christian Democratic People’s Party c. Moldavie, 14 février 2006, req. no 28793/02, § 68. Dans cette affaire, qui concernait l’interdiction des activités d’un parti politique, la Cour insiste par ailleurs sur le fait que les mesures étatiques doivent répondre à un « besoin social impérieux » : ibidem, § 76. Ceci fut également souligné par le Conseil d’État des Pays-Bas dans son arrêt relatif au SGP (Afdeling Bestuursrechtspraak van de Raad van State, 5 décembre 2007, op. cit., § 5.6).40 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Christian Democratic People’s Party c. Moldavie, op. cit., § 62 ; Cour eur. D.H. (GC), arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c.  Turquie, 30  janvier 1998, req. no  28793/02, §§  42-43 ; Cour eur. D.H. (GC), arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) c. Turquie, 13  février 2003, req. nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 87.41 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Christian Democratic People’s Party c. Moldavie, op. cit., § 66, citant Cour eur. D.H., arrêt Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, req. no 9815/82, § 42.42 Afdeling Bestuursrechtspraak van de Raad van State, 5 décembre 2007, op. cit., § 5.15.

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groupe religieux minoritaire et souvent marginalisé des protestants orthodoxes. À l’instar des autres partis politiques, il remplit donc de ce fait une importante fonction démocratique43.

Bien que la Cour européenne prête à peine attention dans cette affaire à la position occupée dans une démocratie par les partis politiques et aux libertés sur l’exer-cice desquelles ils prennent appui, elle n’en souligne pas moins, dans les maigres considérants qu’elle dédie à ce thème, les exigences auxquelles les partis politiques doivent satisfaire aux fins de pouvoir poursuivre la réalisation de leurs objectifs politiques. Telles que façonnées dans l’arrêt Refah Partisi c. Turquie44, ces condi-tions portent tout d’abord, sur l’utilisation de moyens légaux et démocratiques et, ensuite, sur la compatibilité avec les principes fondamentaux de la démocratie des réformes proposées. Pourvu que ces exigences soient satisfaites, un parti poli-tique à caractère religieux peut, à l’instar de tout autre, s’employer activement à la réalisation de ses objectifs45. Dans sa décision SGP, la Cour se borne à la simple mention de ces deux conditions, sans toutefois concrétiser celles-ci plus avant. À notre estime, la transposition pure et simple de l’une et l’autre conditions aux circonstances qui présidaient à l’affaire SGP ne rend pas justice au précédent arrêt Refah Partisi.

Dans ce dernier arrêt, la Cour avait de surcroît prêté une attention soutenue au contexte du litige. Furent ainsi examinées, non seulement les activités et les prises de position du parti mais aussi sa taille et sa puissance. La Cour put déduire de ces circonstances que le parti concerné incarnait un danger aigu pour la démo-cratie, dont le poids surclassait les intérêts concurrents de la liberté d’association et du pluralisme46. Dans leur commentaire de cet arrêt, S. Sottiaux et D. De Prins ont estimé que la Cour mettait une condition supplémentaire à l’interdiction d’un parti politique, à savoir que celui-ci doit représenter un danger sérieux, et non purement hypothétique, pour la démocratie47. Le critère du « danger sérieux » nous semble également être pertinent pour l’affaire SGP même s’il n’y est pas question de l’interdiction pure et simple d’un parti politique, mais d’une limitation de ses

43 A.  Schuster, « Religieuze politieke partijen en democratie. Een politiek filosofische verkenning », Ethiek & Maatschappij, 8e année, no 4, pp. 66-72. John Hart Ely affirme d’ailleurs que la démocratie a également pour tâche de protéger les minorités. Voy. J. Peters, « Over botsende grondrechten en politieke partijen die discrimineren. Een reactie op Eva Brems », Tijdschrift voor Bestuurswetenschappen & Publiekrecht, 2009/8, p. 464, citant elle-même J.H. Ely, Democracy and Distrust, A Theory of Judicial Review, Harvard, Harvard University Press, 1980.44 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, op. cit., § 98.45 Cour eur. D.H. (3e sect.), décision Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas, op. cit., § 72.46 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, op. cit., § 132. Il apparaissait entre autres que le parti concerné voulait abolir le caractère laïc de l’État turc, ne témoignait pas de respect pour l’égalité entre hommes et femmes ni vis-à-vis des autres religions ou opinions, appelait à la violence, etc. D’un autre côté, le parti n’avait pas (encore) mis son programme en pratique.47 Ceci ne ressort cependant pas noir sur blanc de l’arrêt. Dans l’affaire Refah, la Cour évoque certes un danger « tangible » et « immédiat » mais il n’apparaît pas clairement s’il s’agit là d’un simple argument supplémentaire ou d’une véritable condition mise à l’intervention de l’autorité à l’encontre d’un parti politique. Selon Stefan Sottiaux et Dajo De Prins, les desseins antidémocratiques d’un parti politique ne sont en soi pas suffisants pour interdire ledit parti. Ils affirment en conséquence qu’il ne peut être question de dissoudre un parti que lorsque celui-ci représente un « danger manifeste et immédiat ». C’est effectivement dans cette direction que la Cour semble s’orienter dans l’arrêt Refah (S. Sottiaux et D. De Prins, « La Cour européenne des droits de l’homme et les organisations antidé-mocratiques », obs. sous Cour eur. D.H. (GC), Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, 31 juillet 2001, Rev. trim. dr. h., 2002, pp. 1008-1034).

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ArticlesL’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques

libertés. Cela implique que, parallèlement aux prises de position controversées d’un parti politique, l’analyse juridique devrait également avoir égard à l’ensemble du contexte.

La décision SGP ne prête cependant qu’une attention minime à ce contexte plus large. Plusieurs éléments étaient pourtant d’une importance non négli-geable. Pouvaient ainsi plaider en faveur du parti SGP, non seulement sa rela-tive innocuité liée à sa petite taille48 et à sa base géographique limitée, mais aussi son ancienneté historique, l’expertise de ses députés et le caractère solidement ancré de la démocratie néerlandaise49. Par ailleurs cependant, d’autres données rendaient l’intervention étatique plus aisée à admettre : le parti concerné met effectivement en pratique la différence de traitement contestée entre les sexes – on était dès lors au-delà des intentions et de la rhétorique creuse  – ; il rejette également d’autres valeurs démocratiques50 ; il est très puissant au niveau local dans certaines contrées et s’est d’ores et déjà révélé d’une importance cruciale au niveau national lorsqu’il s’est agi d’offrir les voix nécessaires à l’obtention des majorités requises51.

2. Une association de particuliers à caractère religieux

D’un point de vue juridique, le SGP est une association de droit privé et bénéficie de la protection de la liberté d’association consacrée par l’article 11 de la Conven-tion. Dès lors que ce parti fonde ses prises de position sur des considérations reli-gieuses, la liberté de religion (article 9 de la Convention) entre elle aussi en scène. Enchevêtrée aux deux libertés qui précèdent, la liberté d’expression (article 10 de la Convention) joue enfin un rôle.

On pourrait soutenir que le traitement inégal dont les femmes font l’objet au sein du SGP est une question qui touche à l’autonomie organisationnelle interne de celui-ci, telle que la protection de la liberté d’association. En conséquence, les autorités ne pourraient en principe lui imposer des règles de fonctionnement52. On se souvient en effet que, dans l’affaire ASLEF c. Royaume-Uni, la Cour reconnut aux associations le droit d’exercer un contrôle sur la question de savoir qui, et à quelles conditions, elles entendent accueillir comme adhérent53 : partis politiques et groupements religieux peuvent, selon la Cour, n’admettre dans leurs rangs

48 Selon Eva Brems, il convient d’accorder beaucoup d’importance à cette donnée, aux fins d’éviter d’abattre un moustique avec un canon (E. Brems, op. cit., pp. 452-453).49 Selon Jill Peters, le « clear and present danger » n’était en tout cas pas vérifié dans le chef du SGP (J.  Peters, op. cit., pp. 462-463).50 À l’instar, par exemple, de la gouvernance fondée sur la raison, de la neutralité de l’État vis-à-vis des courants convictionnels et philosophiques, ainsi que du principe de la souveraineté populaire. La spécificité que présente le discours du SGP concernant l’égalité entre homme et femme est qu’il est mis en pratique au travers de son refus de faire figurer des femmes sur ses listes électorales.51 Voy. R. Holtmaat, op. cit.52 Voy. A. Schuster, op. cit., p. 63.53 Cour eur. D.H. (4e  sect.), arrêt Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c.  Royaume-Uni, 27 février 2007, req. no 11002/05. Sur cet arrêt, voy. F. Dorssemont, « Le droit des syndicats d’expulser des membres en raison de leur convictions politiques », Rev. trim. dr. h., 2008, pp. 549 et s.

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que les seules personnes qui partagent leurs conceptions et idéaux54. Puisque les associations sont autorisées, pour la défense de leurs propres intérêts et pour préserver leur finalité, intégrité et identité55, à refuser des candidats adhérents, il pourrait être soutenu que le SGP dispose a fortiori du droit de dénier à certains de leurs membres le droit d’endosser certaines fonctions, à l’instar de mandats représentatifs, pourvu que cela soit nécessaire à la préservation de certains de ses idéaux, en l’occurrence le point de vue développé par ce parti vis-à-vis des femmes. À cet égard, il convient donc d’évaluer dans quelle mesure la doctrine développée par le SGP à l’égard des femmes est, ou non, essentielle pour son identité et ses objectifs. Dès lors que cette doctrine est issue de ses convictions bibliques, il semble que l’on se trouve là effectivement en présence d’un principe fondamental. Néanmoins, il y a lieu de préciser que l’interprétation exacte des versets de la Bible au sujet de la participation politique des femmes a toujours été l’objet de nombreuses discussions au sein du parti56.

Vu que les règles d’organisation interne du SGP sont enracinées dans des concep-tions religieuses, la liberté de religion est également susceptible d’être invoquée en combinaison avec la liberté d’association. En effet, bien que le SGP ne soit pas une communauté religieuse au sens strict du terme, il n’en demeure pas moins que ce parti est entièrement ancré dans la communauté protestante orthodoxe ce que reflètent non seulement son programme et ses principes mais également son organisation. Par conséquent, la liberté de religion est une des libertés qui selon nous doit, en l’espèce, peser dans la balance.

À cet égard, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme recon-naît que l’article 9 de la Convention, combiné à l’article 11 du même instrument, consacre le droit à l’autonomie organisationnelle des communautés religieuses, et, corrélativement, leur droit à pouvoir fonctionner sans ingérence arbitraire de la part de l’État57. Il en résulte que, mis à part certains cas très exceptionnels, il n’appartient pas à l’État de porter une appréciation sur la légitimité de croyances

54 Cour eur. D.H. (4e  sect.), arrêt Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c.  Royaume-Uni, op. cit., § 39.55 Voy. Cour eur. D.H. (GC), arrêt Sindicatul « Pastorul Cel Bun » c. Roumanie, op. cit., § 159 : « Pour autant, il ne suffit pas à une organisation religieuse d’alléguer l’existence d’une atteinte réelle ou potentielle à son autonomie pour rendre conforme aux exigences de l’article 11 de la Convention toute ingérence dans le droit à la liberté syndicale de ses membres. Il lui faut aussi démontrer, à la lumière des circonstances du cas d’espèce, que le risque invoqué est réel et sérieux, que l’ingérence litigieuse dans la liberté d’association ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’écarter et qu’elle ne sert pas non plus un but étranger à l’exercice de l’autonomie de l’organisation religieuse ».56 B. Oomen, op. cit., p. 187.La position du SGP sur ce point n’est d’ailleurs pas partagée par une écrasante majorité de ses électeurs : 64 % d’entre eux estiment que les femmes ne doivent effectivement pas assumer des fonctions à caractère politique. Voy. B. Oomen, J. Guijt, I. Meijvogel, M. Ploeg et N. Rijke, op. cit. Parmi les membres eux-mêmes du SGP, 31 % des personnes estiment que les femmes doivent pouvoir endosser des fonctions politiques.57 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Hasan et Chaush c. Bulgarie, 26 octobre 2000, req. no 30985/96, § 62 ; Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, 13 décembre 2001, req. no 45701/99, § 118 ; Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Saint Synode de L’Église orthodoxe bulgare (métropolite Innocent) et autres c. Bulgarie, 22 janvier 2009, req. nos 412/03 et 35677/04, § 103. Une restriction à la liberté de religion imputable à l’autorité doit répondre à un « besoin social impérieux » et demeurer proportionnée vis-à-vis du but poursuivi (Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Serif c. Grèce, 14 décembre 1999, req. no 38178/97, § 49 ; Cour eur. D.H., arrêt Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, req. no 17419/90, § 53).

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ArticlesL’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques

religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci58. Corrélativement, bien que la Cour dans l’affaire commentée ne dise rien sur ce point, on pourrait soutenir que l’État n’a pas à se préoccuper des convictions religieusement inspirées du SGP ni de la manière dont celles-ci trouvent à s’exprimer, en l’occurrence via le refus de faire figurer des femmes sur ses listes électorales.

Faut-il de surcroît rappeler que l’article  9 de la Convention n’impose pas à une communauté religieuse de reconnaître une liberté de religion à ses propres fidèles59 ? Comme le soulignait récemment une Grande Chambre de la Cour dans l’affaire Sindicatul « Pastorul Cel Bun » c. Roumanie, « Le respect de l’autonomie des communautés religieuses reconnues par l’État implique, en particulier, l’accepta-tion par celui-ci du droit pour ces communautés de réagir conformément à leurs propres règles et intérêts aux éventuels mouvements de dissidence qui surgiraient en leur sein et qui pourraient présenter un danger pour leur cohésion, pour leur image ou pour leur unité. Il n’appartient donc pas aux autorités nationales de s’ériger en arbitre entre les organisations religieuses et les différentes entités dissidentes qui existent ou qui pourraient se créer dans leur sphère »60. Si tant est que les adhérentes du SGP soient en désaccord avec les conceptions de leur communauté religieuse, leur propre liberté religieuse serait préservée à suffisance par la possibilité qui leur est offerte de quitter cette communauté61. Cette « liberté de quitter » forme également un aspect de leur liberté d’association62 et s’inscrit dans une position du « take it or leave it »63. En d’autres mots : si les adhérentes au SGP ne sont pas satisfaites, libre à elles de quitter celui-ci et de se porter candi-dates pour un autre parti, voire même d’en constituer un elles-mêmes. Partant, l’État ne devrait en aucun cas prendre l’initiative de protéger les femmes contre les conséquences de leur propre choix. Pour reprendre les termes de l’arrêt S.A.S. c. France du 1er juillet 2014, « un État partie ne saurait invoquer l’égalité des sexes pour interdire une pratique que des femmes (…) revendiquent dans le cadre de l’exercice des droits que consacrent (les articles 8 et 9 de la Convention), sauf à admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l’exer-cice de leurs propres droits et libertés fondamentaux »64. Néanmoins, comme on le verra, ces positions doivent être tempérées, en l’espèce, eu égard au fait que le SGP, quoique profondément ancré dans la religion protestante orthodoxe, reste un parti politique amené à endosser des mandats publics et non une communauté religieuse à proprement parler65.

58 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Hasan et Chaush c. Bulgarie, op. cit., § 78 ; Cour eur. D.H. (1re sect.), arrêt Église métropo-litaine de Bessarabie et autres c. Moldova, op. cit., § 117.59 Cour eur. D.H. (5e sect.), arrêt Saint Synode de L’Église orthodoxe bulgare (métrolite Innocent) et autres c. Bulgarie, op. cit., § 141 ; Comm. eur. D.H. (2e sect.), décision Karlsson c. Suède, 8 septembre 1988, req. no 68721/01.60 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Sindicatul « Pastorul Cel Bun » c. Roumanie, 9 juillet 2013, req. no 2330/09, § 165.61 Voy., récemment, Cour eur. D.H. (GC), arrêt Fernandez Martinez c. Espagne, 12 juin 2014, req. no 56030/07, § 128.62 Nul ne peut être contraint de demeurer membre d’une association déterminée (liberté négative d’association) : voy.  par exemple  Cour eur. D.H., arrêt Young, James et Webster c.  Royaume-Uni, 13  août 1981, req. nos  7601/76 et 7806/77, §§ 52 et 55.63 La terminologie ici utilisée est celle de A. Stuart, « Freedom of Religion and Gender Equality : Inclusive or Exclu-sive ? », Human Rights Law Review, vol. 10, no 3, 2010, p. 444.64 Cour eur. D.H. (GC), arrêt S.A.S. c. France, 1er juillet 2014, op. cit., § 119.65 Cfr infra, point III.C.

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Un autre objectif de la liberté d’association consiste en la protection des opinions et du droit de les exprimer66. Eu égard au rôle essentiel du débat politique, la liberté d’expression politique peut tabler sur une protection forte de l’article 10 de la Convention. Une société démocratique se caractérise en effet par le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture67, en sorte que les conceptions politiques qui heurtent, choquent ou dérangent y sont également tolérées68. Dans cette perspec-tive, les partis politiques qui, à l’instar du SGP, professent des idées qui s’écartent des conceptions dominantes devraient pouvoir prendre part librement au débat politique.

C. Second plateau de la balance : une attention soutenue, quoique peu concrète,

portée à l’égalité de traitement

Ce n’est que de manière générale que la Cour, dans l’affaire SGP, met l’accent sur le fait que la progression vers l’égalité entre les hommes et les femmes constitue, aujourd’hui, un objectif majeur des États membres du Conseil de l’Europe69. Cela implique, selon celle-ci, que seules des raisons impérieuses d’intérêt général (« very weighty reasons ») pourraient justifier une différence de traitement fondée sur le sexe70. Une attention davantage portée au contexte plus général de l’af-faire aurait cependant pu offrir une compréhension plus fine des motifs qui ont in fine conduit la Cour à repousser la requête du SGP. Il aurait été heureux que davantage de clarté soit apportée sur la question de savoir pourquoi l’interdic-tion de la discrimination revêt in concreto un poids si important et pour quelles raisons, corrélativement, l’ingérence dans les libertés du SGP est justifiée. Dans ce contexte, il semble pertinent de nous concentrer sur les aspects qui démontrent, une fois de plus, la complexité de ce « hard case », à savoir : les limites de l’auto-nomie organisationnelle interne (1.) et la place prépondérante qu’occupe, dans une démocratie, le droit d’éligibilité (2.). Un aspect innovant de la démarche de la Cour réside toutefois dans le renvoi implicite à la problématique des stéréotypes de genre (3.).

1. Les bornes de l’autonomie organisationnelle interne

Les libertés invoquées par SGP ne sont pas absolues71. Dans le cas spécifique de la « liberté d’exclure », il convient de faire preuve d’une vigilance accrue lorsqu’une

66 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Parti de la Liberté et de la Démocratie (ÖZDEP) c.  Turquie, 8  décembre 1999, req. no 23885/94, § 37.67 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Christian Democratic People’s Party c. Moldavie, op. cit., § 64.68 Cour eur. D.H., arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, req. no 5493/72, § 49 ; Cour eur. D.H., arrêt Lingens c. Autriche, op. cit., § 41 ; Cour eur. D.H. (GC), arrêt Parti de la Liberté et de la Démocratie (ÖZDEP) c. Turquie, op. cit., § 37.69 Cour eur. D.H. (3e sect.), décision Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas, op. cit., § 72.70 Ibidem.71 Cour eur. D.H. (4e  sect.), arrêt Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c.  Royaume-Uni, op. cit., §§ 45-46. L’affaire ASLEF concernait une exclusion d’affiliation ; in casu il fut jugé qu’un syndicat avait pu de bon droit exclure de ses rangs un individu dont l’appartenance politique (au British National Party, connu notam-ment pour son discours hostile à l’islam) était incompatible avec ses intérêts. Dans l’arrêt ASLEF, la Cour pointa

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ArticlesL’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques

association, par le biais de la différence de traitement litigieuse, met en péril les droits des personnes concernées72 ou lorsque l’exclusion est fondée sur l’appli-cation de règles déraisonnables ou arbitraires73. La Cour prend également en considération les conséquences préjudiciables qui en résultent pour l’individu en cause74. En ce qui concerne les adhérentes au SGP, un mandat public confère en effet certains avantages économiques à son (sa) titulaire. Il peut en outre être allégué que les intéressées se trouvaient bel et bien atteintes dans leur dignité75.

L’autonomie organisationnelle est par ailleurs plus forte dans le chef d’une orga-nisation sociale dont l’activité est dédiée à la seule satisfaction de ses membres, que dans le chef d’une organisation « publique »76, c’est-à-dire, tournée vers le public et endossant une mission d’intérêt général. L’organisation « publique » doit pouvoir tolérer davantage d’immixtions de la part de la puissance publique. Se pose donc la question de savoir où le SGP se situe sur l’axe « privé-public ». Dès lors que la doctrine développée par celui-ci à l’égard des femmes concerne, non pas une activité à dimension interne, mais bien la participation aux élections, le curseur semble se déplacer vers le pôle « public »77. En plus, les partis politiques se meuvent par ailleurs sur un « terrain public » : ils occupent une place centrale dans le débat public, influencent fortement le système politique, assument une fonction institutionnelle et procédurale de premier plan et sont, le cas échéant, financés par le contribuable. Ils détiennent de surcroît le sésame de l’exercice du droit d’être élu. Il est donc difficile d’affirmer que de telles associations ne véhi-culent que des intérêts purement particuliers78. Dans cette perspective, il n’est d’ailleurs pas étonnant que le Comité de l’ONU sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes souligne les obligations qui sont celles des partis politiques lorsqu’il s’agit d’œuvrer à l’égalité de traitement et de la mettre en œuvre79.

Par ailleurs, du point de vue de la liberté d’association et de l’autonomie interne, la position du « take it or leave it »80 et la question du « libre choix » des adhérentes au SGP, évoquées ci-dessus, méritent une précision supplémentaire au regard de

la situation d’un conflit de droits fondamentaux dans le cadre duquel l’autorité publique, qui dispose pour ce faire d’une certaine marge d’appréciation, doit toujours chercher à réaliser un équilibre entre les différents intérêts en présence. Voy. encore, sur les limites à l’autonomie organisationnelle en matière religieuse, Cour eur. D.H. (GC), arrêt Fernandez Martinez c. Espagne, op. cit., § 132, et Cour eur. D.H. (GC), arrêt Sindicatul « Pastorul Cel Bun » c. Roumanie, op. cit., § 159.72 Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Christian Democratic People’s Party c. Moldavie, op. cit., § 69.73 Comm. eur. D.H., décision Cheall c. Royaume-Uni, 13 mai 1985, req. no 10550/83 ; voy. également Cour eur. D.H. (4e sect.), arrêt Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c. Royaume-Uni, op. cit., § 43.74 Cour eur. D.H. (4e  sect.), arrêt Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c.  Royaume-Uni, op. cit., § 50.75 Pareille affirmation suppose l’endossement d’une « perspective externe » plutôt qu’« interne ». Voy. plus haut.76 S.  White, « Freedom of Association and the Right to Exclude », The Journal of Political Philosophy, vol.  5, no  4, 1997, p. 386.77 A. Schuster, op. cit., pp. 66-69.78 Ibidem. Selon cet auteur, les partis politiques occupent, dans une démocratie libérale, une sorte de position inter-médiaire, entre l’État et la société. Il n’existe cependant pas d’unanimité sur la question de savoir où se situent exactement les partis politiques sur l’axe « public-privé ».79 Comité sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes, recommandation générale no 23 sur la vie politique et publique, seizième session, 1997 (A/52/38), § 17.80 La terminologie ici utilisée est celle de A. Stuart, op. cit., p. 444.

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la place des femmes au sein du parti. En effet, il faut que le choix posé de rester ou de quitter le parti en raison des différences de traitement vis-à-vis des femmes soit entièrement libre, c’est-à-dire, exempt de contraintes directes ou indirectes81. Cette question est éminemment délicate et difficile à trancher « de l’extérieur »82. Il convient cependant, à notre estime, d’attirer l’attention sur le caractère fermé et « pilarisé » de la communauté protestante orthodoxe. Eu égard à ces précisions, il nous semble que la posture sans nuance du « take it or leave it » fait trop rapide-ment l’impasse sur un contexte plus global.

Les protestants orthodoxes disposent en effet de leurs propres écoles, leurs propres journaux, leur propre mouvement de jeunesse, etc. Une part importante de la vie familiale, sociale et éducative est donc profondément liée à la commu-nauté religieuse. Dès le plus jeune âge, les règles divines, telles qu’interprétées par les protestants orthodoxes de sexe masculin, sont observées. Une femme qui entendrait s’opposer à la doctrine du SGP n’irait donc pas seulement à l’encontre de la parole divine : elle ferait également vaciller tout son univers familial et social. Les adhérentes au SGP qui aspirent à l’égalité des sexes tout en souhaitant demeurer liées à leur communauté religieuse – laquelle a au demeurant beaucoup à leur offrir et se trouve intimement liée à leur univers de vie –, sont donc par évidence confrontées à une difficulté que n’éprouvent pas les individus de sexe masculin.

La manière dont le « libre choix » entre ici en tension avec la réalité du contexte dans lequel évoluent les femmes protestantes orthodoxes trouve une illustration parfaite dans le récit de l’une de ces adhérentes au SGP à l’encontre duquel cette dernière avait, jadis, entamé une procédure judiciaire. Lorsqu’il lui fut demandé pourquoi elle n’optait pas tout simplement pour un autre parti politique d’obé-dience chrétienne, elle répondit qu’elle avait depuis toujours eu le SGP « dans le sang », et que celui-ci faisait partie intégrante de son église et de sa vie. Elle ne souhaitait d’aucune manière que cela lui fût retiré83.

2. Le pluralisme démocratique et le droit d’être élu

Si le souci d’une démocratie pluraliste peut venir en renfort des libertés du SGP, il peut tout aussi bien servir, en contrepoint, d’argument pour mettre en lumière la nécessité d’une représentation des femmes au sein des différentes assemblées élues84. Le droit d’être élu est en effet un droit subjectif qui, quoique non absolu, n’en est pas moins essentiel pour assurer le caractère démocratique des organes

81 La Cour européenne des droits de l’homme estime par exemple que les contraintes économiques s’exerçant sur un individu peuvent éventuellement ôter le caractère libre de son consentement à la restriction de certains de ses droits (Cour eur. D.H. (GC), arrêt Sörensen et Rasmussen c. Danemark, 11 janvier 2006, req. nos 52562/99 et 52620/99, § 59).82 Pareille question occupe également une position centrale dans le débat relatif à l’interdiction du foulard islamique.83 B.  Oomen, J.  Guijt et M.  Ploeg, op.  cit., p.  166. Sur la question du « libre choix », voy.  également A.  Stuart, op. cit., et I. Boerefijn, op. cit.84 J. Peters et K. Bleeker, « Staat moet SGP aanpakken maar ook subsidiëren : Over Botsende Competenties en Grondrechten », N.J.B., no 10, 2008, p. 563.

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ArticlesL’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques

étatiques. Ce droit touche ainsi aux fondements de la démocratie elle-même85. Peut-on encore parler d’un pluralisme véritable lorsque les femmes sont exclues par le SGP des mandats représentatifs ? Le suffrage de l’électeur ou de l’électrice du SGP est-il « libre » si il ou elle ne peut l’exprimer en faveur d’une femme ? La participation des femmes à la vie publique est de surcroît indispensable pour réaliser sur d’autres terrains cet important principe démocratique que constitue l’égalité des sexes, et de manière plus générale, essentielle pour le progrès social86.

À cet égard, la manière dont on conçoit la démocratie offre un autre paramètre dans la fixation des limites à l’action d’un parti politique87. Si l’on retient une conception « formelle » ou « procédurale » de la démocratie, l’accent se trouve alors placé sur les procédures suivies dans le cadre du processus décisionnel. Raisonner dans ce cadre conduit à faire bénéficier les partis politiques d’une grande liberté quant au contenu même de leurs positionnements. L’autre modèle – celui de la démocratie « matérielle » et « combative »  – met en avant le rôle des procédures démocratiques aux fins de la réalisation et de la protection des droits fonda-mentaux. Ici, en d’autres termes, le résultat du processus démocratique présente également de l’importance. À l’aune d’une pareille conception, il sera plus aisé d’intervenir à l’encontre d’un parti politique qui, sur le plan du fond, révèle son incompatibilité avec les valeurs démocratiques88.

Classiquement, la Cour européenne des droits de l’homme déploie ses raison-nements au départ du cadre d’analyse de la démocratie « matérielle » et « comba-tive »89. Tel semble être également le cas dans la décision commentée. Pourtant, même si, hypothétiquement, elle avait en l’espèce privilégié le modèle « formel » ou « procédural », sa conclusion n’aurait probablement pas été différente. En effet, la particularité de l’affaire tient au fait que le SGP pratique une discrimination dans la jouissance d’un droit fondamental qui, du point de vue de la perspective

85 Hoge Raad der Nederlanden, 9 avril 2010, op. cit., §§ 4.6.1, 4.5.4, 4.5.5 et 4.6.1. Voy. ég. : Cour eur. D.H. (2e sect.), arrêt Alajos Kiss c. Hongrie, 20 mai 2010, req. no 38832/06, §§ 36 et 42 ; Cour eur. D.H., arrêt Mathieu-Mohin et Cler-fayt c. Belgique, 22 mars 1987, req. no 9267/81, § 52. Le dernier arrêt cité énonce que, bien que l’exercice du droit d’être élu puisse être entouré de conditions, il convient de veiller à ce que celles-ci « ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés ». Dans l’arrêt Alajos Kiss, la Cour prit en considération le fait que les restrictions querellées au droit d’être élu étaient imposées à un groupe vulnérable qui encourrait le risque d’être l’objet de stéréotypes ; en pareille hypothèse, il doit y avoir « des raisons très puissantes » pour justifier la restriction litigieuse (§ 42).86 I.  Boerefijn, « Politieke en maatschappelijke participatie : een doel en een middel », in Een verdrag voor alle vrouwen. Verkenningen van de betekenis van het VN-Vrouwenverdrag voor de multiculturelle samenleving, Den Haag, Aletta, 2002, p.  114, citant elle-même J.E. Goldsmith et B.  Verhage, « Participatie in binnen- en buitenlands beleid », in Het Vrouwenverdrag : een beeld van een verdrag, Antwerpen/Apeldoorn, Maklu, 1994, pp. 87-88 ; Comité sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes, recommandation générale no 23 sur la vie politique et publique, seizième session, 1997 (A/52/38), § 17.87 Voy. ég. J. Van Den Brink et H.-M. Ten Napel, « The Dutch Political Reformed Party (SGP) and Passive Female Suffrage : A Comparision of three High Court Judgements from the Viewpoints of Democratic Theory », Utrecht Journal of International and European Law, 2013, pp. 29 et s.88 De la sorte, un parti politique peut donc perdre le droit d’invoquer, à son profit, certains droits qui revêtent une position centrale au sein de la démocratie de type « formel », à l’instar de la liberté d’expression et de la liberté d’asso-ciation (S. Rummens, « De vrije mening van politici », Rechtsfilosofie & Rechtstheorie, no 40, 2011, pp. 3-5 ; J. Peters, op. cit., pp. 462-466 ; J. Peters et K. Bleeker, op. cit., p. 563 ; S. Sottiaux et D. De Prins, op. cit., pp. 1008-1034).89 J. Peters, op. cit., pp. 462-466.

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« formelle », occupe également une position centrale : l’impératif procédural d’une égalité dans les droits subjectifs électoraux.

Il résulte de ce qui précède que la protection du droit d’être élu pouvait, de manière pertinente, être invoquée pour démontrer la nécessité d’une restric-tion aux libertés du SGP. En tant qu’il imposait à l’État défendeur de garantir aux femmes le droit d’éligibilité sur un pied d’égalité avec les hommes, l’article 7 de la Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes, occupe à cet égard une place de toute première importance. Néanmoins, dans sa motivation, la Cour n’a pas fait une référence tout à fait explicite à cette « source externe »90.

3. Un aspect innovant : le renvoi implicite à la « stéréotypisation »

Nous y avons insisté : l’attention portée par la Cour à la perspective propre du SGP fut pour le moins sommaire. Dans le registre de l’égalité des genres, la Cour ouvre par contre une voie innovante.

Prenant appui sur l’arrêt Konstantin Markin c. Russie, le juge de Strasbourg estime que « nowadays the advancement of the equality of the sexes in the member States of the Council of Europe prevents the State from lending its support to views of the man’s role as primordial and the woman’s as secondary »91. Par là-même, la Cour réinscrit l’affaire SGP dans sa jurisprudence récente qui s’oppose aux stéréotypes92. En creux, on aperçoit une allusion à l’article 5, a), de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, lequel dispose que les États membres prendront toutes les mesures appropriées pour « modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes ». Sur la base de cette disposition, il s’impose entre autres d’éradiquer la « stéréotypi-sation » de genre qui se joue sur le terrain de l’accès aux fonctions électives, sans considération du fait qu’elle découle de traditions culturelles ou religieuses93.

90 La mention à l’article 7 de la Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes n’apparaît qu’au paragraphe 77 de la décision, où la Cour reprend la motivation du Hoge Raad. Cet article 7 est égale-ment mentionné au titre du « Droit international pertinent » dans la partie « En fait » de la décision. De plus, la Cour fait référence de manière implicite à l’article 5 de la même Convention, voy., ci-après, point III. 3.91 Cour eur. D.H. (GC), arrêt Konstantin Markin c. Russie, 23 mars 2012, req. no 30078/06, § 127.92 Alexandra Timmer décèle dans cette référence à l’arrêt Konstantin Markin le signe d’une montée en puissance de la perspective ouverte par celui-ci (A. Timmer, « Gender Equality and Religious Freedom in Politics ; Dutch SGP-case declared inadmissable », Strasbourg Observers, 23 juillet 2012, http ://strasbourgobservers.com). Sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux stéréotypes en général, voy. A. Timmer, Strengthening the equality analysis of the European Court of Human Rights : the potential of the concepts of stereotyping and vulnerability, thèse soutenue le 7 février 2014 à l’Université de Gand.93 R.  Oostland, « Het VN-Vrouwenverdrag : mensenrechten voor vrouwen », in Een verdrag voor alle vrouwen. Verkenningen van de betekenis van het VN-Vrouwenverdrag voor de multiculturelle samenleving, Den Haag, Aletta, 2002, pp. 12-19.L’élimination des stéréotypes constitue l’un des trois objectifs poursuivis par cette Convention. C’est à la lumière de cet objectif qu’il convient d’appréhender, entre autres, l’article 7 de cet instrument.

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ArticlesL’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques

Les juridictions néerlandaises ont intégré l’article  7 de la Convention sur l’éli-mination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes dans leur raisonnement, sans avoir spécifiquement égard à l’article  5 du même instru-ment. En mettant en exergue que l’affaire qui lui était soumise ne concernait pas uniquement l’égalité formelle entre les femmes et les hommes mais également l’obligation positive pesant sur les autorités en termes de lutte contre les repré-sentations fondées sur des stéréotypes, la Cour européenne des droits de l’homme se montre particulièrement innovante. Le procédé qui se trouve ici à l’œuvre de manière implicite est celui des références à des sources (externes), en l’occurrence, à l'article 5 a), de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discri-mination à l’égard des femmes. Ce procédé illustre la manière dont le « magma » des divers instruments de protection des droits de l’homme fait l’objet, dans une mesure croissante, d’une forme d’intégration94.

Cet élargissement du cadre d’analyse à la problématique de « stéréotypisation » fondée sur le genre opère assez naturellement en défaveur du SGP. En effet, l’affirmation selon laquelle l’État ne peut se mêler de la doctrine développée par celui-ci à l’égard des femmes, peut être ressentie comme une manière de perpé-tuer des représentations au sein desquelles la dominance masculine est promue. Sous l’éclairage des obligations positives que l’article 5 de la Convention sur l’éli-mination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes fait peser sur les Pays-Bas, il apparaît en outre plus compréhensible que ce soient des groupements d’intérêts, et non des femmes adhérentes au SGP elles-mêmes, qui aient diligenté les procédures judiciaires internes95.

IV. Quelle effectivité pour la décision finalement intervenue ?

L’issue de l’affaire SGP était loin d’être évidente. Comme on l’a développé ci-dessus, les circonstances de l’affaire mettent en lumière des divergences d’inté-rêts complexes ainsi que des questions délicates qui méritaient, de la part de la Cour, une attention plus approfondie. Malgré l’absence d’une considération rigou-reuse, la Cour a tout de même adressé un message clair aux autorités néerlan-daises et au SGP : la position du SGP sur l’éligibilité des femmes était inacceptable et, en conséquence, le gouvernement reçoit le feu vert pour prendre des mesures

94 Ce thème de l’intégration des divers instruments de protection des droits de l’homme et des jurisprudences qui leur sont respectivement dédiées, fait actuellement l’objet de divers projets de recherche menés, dans le cadre d’un Pôle d’attraction interuniversitaire, par l’Université de Gand, l’Université d’Anvers, la Vrije Universiteit Brussel, l’Université libre de Bruxelles, l’Université d’Utrecht et l’Université Saint-Louis. Pour davantage d’informations, voy. www.hrintegration.be.95 Sur ce point, l’argumentation de la Cour rejoint les positions de Alexandra Timmer, Rikki Holmaat et Rolanda Oostland, qui militaient pour que l’article 5 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, et non uniquement l’article 7 du même instrument, soit pris en considération dans le cadre des « affaires SGP » (R. Oostland, « Het VN-Vrouwenverdrag : mensenrechten voor vrouwen », Een verdrag voor alle vrouwen. Verkenningen van de betekenis van eht VN-Vrouwenverdrag voor de multiculturele samenleving, op. cit., p. 13 ; R. Holtmaat et A. Timmer, « De SGP-zaak anders bekeken. Naar een holistische uitleg van artikel 7 VN-Vrouwen-verdrag », N.T.M./N.J.C.M.-Bull., no 4, 2011, pp. 448 et s.).

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à l’encontre des différences de traitement au sein du parti politique, au nom du droit d’être élu. Quelles sont alors les suites données au jugement par les autorités néerlandaises et les autres événements politiques qui se sont déroulés depuis la procédure96 ?

Sur le plan juridique, ni le juge néerlandais ni la Cour européenne des droits de l’homme n’ont ordonné l’adoption de mesures spécifiques. C’est en des termes très généraux que le Hoge Raad chargea l’État néerlandais d’adopter des mesures effectives tendant à ce que le SGP accorde aux femmes le droit de se porter candi-dates et d’agir dans ce cadre d’une manière qui concilie l’effectivité et l’atteinte la plus restreinte possible aux droits du SGP et de ses membres97. La Cour euro-péenne se borna, pour sa part, à confirmer la compatibilité avec la Convention de cette injonction générale.

La doctrine a fait l’inventaire d’une série de pistes susceptibles d’être suivies par les autorités néerlandaises. Il a par exemple été question d’une modification de la législation relative au subventionnement des partis (Wet subsidiëring politieke partijen)98, de l’introduction d’un quota ou d’une interdiction des statuts discri-minatoires de partis politiques, via une modification de la législation électorale99. Toutefois, l’État néerlandais n’a à ce jour adopté aucune mesure concrète, ni à l’issue de la décision juridictionnelle interne intervenue en l’affaire, ni à l’issue de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme100. À la suite du verdict du Hoge Raad, le ministre de l’Intérieur avait annoncé explicitement que les auto-rités s’abstiendraient d’agir jusqu’à ce que la Cour européenne se prononce à son tour101. Une fois la décision commentée intervenue cependant, les autorités laissèrent l’initiative au SGP. Or, à l’occasion des dernières élections législatives tenues aux Pays-Bas (septembre 2012), le SGP, qui n’avait pas encore apporté les

96 Quant aux effets d’ordre sociologique des procédures juridictionnelles nationaux, Barbara Oomen fait le constat que les électeurs du SGP qui se sont récemment exprimés de manière plus négative vis-à-vis du droit des femmes d’être élues, l’ont fait en raison des procédures juridictionnelles susdites. Ces procédures ont donc conduit à un durcissement des positions. Cela n’empêche pas que, parmi les 15 % d’électeurs du SGP qui ont récemment changé d’opinion quant à la doctrine du parti vis-à-vis des femmes, il s’en trouve 10 % qui affirment être devenus de plus grands partisans de la présence des femmes en politique. L’étude menée fait apparaître que ces personnes s’étaient principalement laissé influencer par des arguments issus de la Bible et par les discussions menées dans les cercles protestants orthodoxes. La même étude constate également que les procédures judiciaires menées aux Pays-Bas s’étaient traduites par une intensification du dialogue et des débats, au sein de ces cercles, à propos de la doctrine professée par le SGP vis-à-vis des femmes. Si l’on part du constat que de telles discussions internes ont conduit à un positionnement plus souple à l’égard du droit des femmes d’être élues, il n’est pas utopique de supposer que, sur le plus long terme, les procédures juridictionnelles menées à l’encontre du SGP susciteront, dans le chef des protestants orthodoxes, une attitude plus tolérante à l’égard de la participation des femmes en politique (B. Oomen, J. Guijt, I. Meijvogel, M. Ploeg et N. Rijke, op. cit. ; B. Oomen, J. Guijt et M. Ploeg, op. cit., pp. 171-173).97 Hoge Raad der Nederland (Haut Conseil des Pays-Bas), op. cit., § 4.6.1.98 Sur la mesure de suppression de subvention dont le SGP avait autrefois fait l’objet, voy. supra, la note infrapaginale no 19.99 R. Holtmaat et A. Timmer, op. cit., no 4, pp. 456-457 ; R. Schutgens et J. Sillen, « De SGP, het rechterlijk bevel en het kiesrecht », N.J.B., no 17, 2010 ; E. Brems, op. cit., p. 455. Voy. ég. J. Van Den Brink en H.-M. Ten Napel, op. cit., pp. 31-32.100 Tout ce qui fut entrepris consista en l’envoi d’une lettre à la direction du SGP, priant celui-ci d’apporter une réponse à une série de questions.101 Lettre du ministre de l’Intérieur, J.P.H. Donner du 8 avril 2011, disponible sur www.refdag.nl.

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ArticlesL’interdiction de discrimination et l’autonomie des partis politiques

modifications nécessaires à ses textes fondateurs, présenta à nouveau une liste de candidats où ne figuraient que des hommes102.

En octobre 2012, le ministre de l’Intérieur encouragea le SGP à faire en sorte que, pour la fin du premier semestre de l’année 2013, les femmes soient autori-sées à figurer sur ses listes électorales103. Le SGP prit finalement l’initiative. Le 14  janvier 2013, il fit savoir qu’il allait donner écho à l’arrêt du Hoge Raad de 2010 par l’adjonction d’un article à son règlement. Il en résulte que le principe de la non-admissibilité des femmes aux mandats publics est maintenu mais qu’il n’est pas opposable en droit aux candidats. Kees van der Staaij, dirigeant du SGP, souligna dans une interview que la mesure ainsi décrite avait été adoptée parce que son parti souhaite demeurer dans les limites que fixe l’ordre juridique des Pays-Bas. Les femmes, poursuivait-il, ne pourront plus être refusées du simple fait qu’elles sont des femmes. Maarten van Leeuwen, président du parti, a ajouté que, dans la pratique, il n’y aurait de changement que lorsque les convictions inté-rieures des membres du parti auraient elles-mêmes évolué.

En théorie, il devenait donc possible de voir des femmes se présenter sur les listes du parti, mais la position de principe de ce dernier à cet égard demeurait, pour sa part, inchangée. Les adhérentes au SGP se trouvent donc dans une position délicate. D’un côté, et aux fins de pouvoir se porter candidate sur les listes du SGP, il leur incombait d’en devenir membre, et donc de souscrire au Programme de principe qui continue à affirmer qu’elles ne peuvent pas se présenter au suffrage des électeurs. D’un autre côté, les règlements du parti permettent, formellement, qu’elles puissent se présenter comme candidates.

Nonobstant ce contexte a priori peu favorable, une avancée fut enregistrée dans la pratique. En août 2013, Mme L. Janse-van der Weele fut désignée tête de liste pour les élections municipales par la section locale du SGP de Vlissingen. Deux autres femmes la rejoignirent par la suite sur la même liste. Elle fut élue lors du scrutin du 19 mars 2014, et, bien que le conseil national du parti y ait réagi de manière peu enthousiaste, cette élection fut accueillie de manière plutôt positive dans les rangs du parti.

Cet épilogue confortera sans doute les autorités des Pays-Bas dans l’attentisme qui fut le leur dès le départ. Au début de l’année 2013, le ministre de l’Intérieur social-démocrate (PvdA) Ronald Plasterk, avait en effet estimé que la modifica-tion du règlement du SGP était un « pas dans la bonne direction »104. Ce qu’il en adviendrait en définitive dépendait selon lui du parti lui-même, et nulle initiative

102 En 2011, une plainte fut introduite à l’encontre du bureau électoral principal qui avait validé la liste de candidats présentée par le SGP. Le juge administratif saisi se déclara sans compétence pour statuer sur la plainte et la rejeta.103 Lettre du ministre de l’Intérieur, J.W.E. Spies du 12 octobre 2012, http://www.rijksoverheid.nl/documenten-en-publicaties/brieven/2012/10/12/brief-aan-de-sgp-over-uitspraak-europees-hof-voor-de-rechten-van-de-mens.html.104 « De SGP gaat reglementen wijzigen », NOS, vidéo disponible sur http://nos.nl/video/461721-de-sgp-gaat-regle-menten-wijzigen.html.

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supplémentaire n’était à son estime requise dans le chef des autorités105. Selon nous, il est toutefois douteux que la solution échafaudée corresponde à ce que le Hoge Raad avait en vue sous la qualification de « mesure effective »…

Dorothea Staesest doctorante au Centre Perelman de Philosophie du Droit (ULB)

et au Centre interdisciplinaire de recherches en droit constitutionnel et administratif (Université Saint-Louis), et affiliée à l’Institut d’Études Européennes.

L’auteure peut être jointe à [email protected]

105 Ibidem.