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Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XVIII - n° 1-2 - janvier-février 2014 16 Mise au point Rôle des hormones digestives et adipocytaires dans les troubles du comportement alimentaire The role of gut and fat hormones in eating disorders D. Rigaud* points forts Highlights » Les hormones et neuropeptides digestifs régulent les sécrétions exo- et endocrines et la motricité du tube digestif. Mais ils exercent aussi une action sur la prise alimentaire. De même, le tissu adipeux (TA) sécrète des hormones qui modulent la sensation de faim et la dépense énergétique (leptine, adiponectine, résistine). Ces peptides régulateurs semblent jouer un rôle non négligeable dans l’évolution et le tableau phénotypique des troubles du comportement alimentaire – anorexie mentale (AM) et boulimie notamment. Ils pourraient agir tant localement qu’au niveau du système nerveux central (SNC), en modulant les sécrétions et la motricité du tube digestif et en agissant sur la sensation de faim et le plaisir ou la peur de manger. » Dans l’AM et la boulimie, l’augmentation de la ghréline et du neuropeptide Y (NPY) – hormones qui stimulent l’appétit – et la baisse de la leptine accentueraient d’une part la sensation de faim, aggravant de ce fait la peur de manger et le risque de crises alimentaires (crises de boulimie), et d’autre part l’hyperactivité physique observée chez 65 à 80 % des malades AM (rôle également de l’orexine). » Le taux bas de résistine et le taux élevé d’adiponectine expliqueraient l’hypersensibilité à l’insuline des malades AM, en phase de dénutrition. » Le taux élevé d’endorphine rendrait compte de la relative insensibilité à la douleur. » La sécrétion accrue de sérotonine et de dopamine digestives, associée à un taux élevé de ghréline, majorerait l’anxiété de ces malades. » Le rôle des autres hormones et neuropeptides digestifs reste plus incertain. Mots-clés : Anorexie mentale – Boulimie – Hormones digestives – Neuropeptides – Faim – Prise alimentaire – Troubles du comporte- ment alimentaire. Gut hormones and neuropeptides have a regulatory role in the exocrine secretions and the motor activity of the gastrointestinal (GI) tract. They also act as modulators of food intake and eating behavior. Adipose tissue (AT) also secretes hormonal peptides, which modulate hunger feeling, food intake and energy expenditure (leptin, adiponectin, resistin). Many studies were published on the role of GI and AT regulatory peptides in eating disorders (anorexia and bulimia nervosa). They could exert their action as regional actors or by joining the hypothalamus. The increase in ghrelin and NPY secretions and the decrease in leptin secretion in anorexia (AN) and bulimia nervosa could to promote hunger, thus increasing fear of eating and risk of binge eating. These hormonal changes could also promote physical hyperactivity, which is observed in 65 to 80% of AN and 20-40% of bulimia nervosa patients (orexin could also play a role). High endorphin levels may explain the relative insensitivity to pain in AN patients. The increased GI secretion of serotonin and dopamine, associated with a high plasma ghrelin level, could contribute to increasing anxiety. Low resistin and high adiponectin plasma levels could explain the hypersensitivity to insulin that is observed in many AN patients, during the malnutrition state. The role of other GI hormones and neuropeptides remains to be clarified. Keywords: Anorexia nervosa – Bulimia nervosa – Gut regu- latory peptides – Neuropeptides – Hunger – Binge eating – Eating disorders. * Service d’endocrinologie et nutrition, CHU de Dijon.

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Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XVIII - n° 1-2 - janvier-février 201416

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Rôle des hormones digestives et adipocytaires dans les troubles du comportement alimentaireThe role of gut and fat hormones in eating disordersD. Rigaud*

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» Les hormones et neuropeptides digestifs régulent les sécrétions exo- et endocrines et la motricité du tube digestif. Mais ils exercent aussi une action sur la prise alimentaire. De même, le tissu adipeux (TA) sécrète des hormones qui modulent la sensation de faim et la dépense énergétique (leptine, adiponectine, résistine). Ces peptides régulateurs semblent jouer un rôle non négligeable dans l’évolution et le tableau phénotypique des troubles du comportement alimentaire – anorexie mentale (AM) et boulimie notamment. Ils pourraient agir tant localement qu’au niveau du système nerveux central (SNC), en modulant les sécrétions et la motricité du tube digestif et en agissant sur la sensation de faim et le plaisir ou la peur de manger.

» Dans l’AM et la boulimie, l’augmentation de la ghréline et du neuropeptide Y (NPY) – hormones qui stimulent l’appétit – et la baisse de la leptine accentueraient d’une part la sensation de faim, aggravant de ce fait la peur de manger et le risque de crises alimentaires (crises de boulimie), et d’autre part l’hyperactivité physique observée chez 65 à 80 % des malades AM (rôle également de l’orexine).

» Le taux bas de résistine et le taux élevé d’adiponectine expliqueraient l’hypersensibilité à l’insuline des malades AM, en phase de dénutrition.

» Le taux élevé d’endorphine rendrait compte de la relative insensibilité à la douleur.

» La sécrétion accrue de sérotonine et de dopamine digestives, associée à un taux élevé de ghréline, majorerait l’anxiété de ces malades.

» Le rôle des autres hormones et neuropeptides digestifs reste plus incertain.

Mots-clés : Anorexie mentale – Boulimie – Hormones digestives –Neuropeptides – Faim – Prise alimentaire – Troubles du comporte-ment alimentaire.

Gut hormones and neuropeptides have a regulatory role in the exocrine secretions and the motor activity of the gastrointestinal (GI) tract. They also act as modulators of food intake and eating behavior. Adipose tissue (AT ) also secretes hormonal peptides, which modulate hunger feeling, food intake and energy expenditure (leptin, adiponectin, resistin). Many studies were published on the role of GI and AT regulatory peptides in eating disorders (anorexia and bulimia nervosa). They could exert their action as regional actors or by joining the hypothalamus.

The increase in ghrelin and NPY secretions and the decrease in leptin secretion in anorexia (AN) and bulimia nervosa could to promote hunger, thus increasing fear of eating and risk of binge eating.

These hormonal changes could also promote physical hyperactivity, which is observed in 65 to 80% of AN and 20-40% of bulimia nervosa patients (orexin could also play a role).

High endorphin levels may explain the relative insensitivity to pain in AN patients.

The increased GI secretion of serotonin and dopamine, associated with a high plasma ghrelin level, could contribute to increasing anxiety.

Low resistin and high adiponectin plasma levels could explain the hypersensitivity to insulin that is observed in many AN patients, during the malnutrition state.

The role of other GI hormones and neuropeptides remains to be clarified.

Keywords: Anorexia nervosa – Bulimia nervosa – Gut regu-latory peptides – Neuropeptides – Hunger – Binge eating – Eating disorders.

* Service d’endocrinologie et nutrition, CHU de Dijon.

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Rôle des hormones digestives et adipocytaires dans les troubles du comportement alimentaire

I l est vraisemblable que les perturbations hormonales engendrées par le dysfonctionnement du compor-tement alimentaire et/ou la dénutrition participent

à fixer les troubles du comportement alimentaire (TCA) et à en expliquer l’évolution. On sait en effet que les hormones digestives et adipocytaires modulent la prise alimentaire (1, 2). Il est donc plausible que le régime hypocalorique souvent sévère que les malades TCA s’im-posent induise des altérations de la sécrétion à jeun ou postprandiale des hormones digestives et adipocytaires qui, à leur tour, aggravent ou modifient le TCA.Les TCA sont des affections chroniques et graves, en particulier l’anorexie mentale (AM), la boulimie et la compulsion alimentaire (CA) [3]. Deux conditions agissent de concert pour qu’apparaisse un TCA : un mal-être et un régime hypocalorique suivi pendant plusieurs semaines (ou plusieurs mois), qu’il soit décidé (régime pour maigrir) ou subi (état dépressif avec perte d’appétit initiale).L’AM, la boulimie et la CA sont les conséquences d’une peur intense de grossir (> 90 % des cas) et d’une volonté farouche de perdre du poids. Les hormones digestives n’ont sans doute aucune part dans ces pensées. En revanche, les TCA se caractérisent par la chronicité et la rechute : le patient peine à abandonner son compor-tement alimentaire dysfonctionnel. Le TCA rechute dans 30 à 70 % des cas, malgré tous les efforts : le malade AM reperd du poids et le malade boulimique ou compul-sif refait des crises alimentaires. Les mécanismes qui entraînent ces rechutes sont mal connus. En cause, on retrouve l’addiction comportementale, le mal-être, l’anxiété et l’état dépressif (4-6). Mais d’autres phénomènes pourraient renforcer le TCA ou en modifier le phénotype. Parmi les explications pos-sibles, des perturbations neuro-hormonales digestives et adipocytaires pourraient avoir des conséquences sur le trouble.

Rappels physiologiques

Les fonctions du tube digestifLe tube digestif est une interface entre le milieu exté-rieur (les aliments) et le milieu intérieur (le métabolisme énergétique). Le cerveau recueille des informations dans ses registres de mémoire et les communique au tube digestif (TD), qui lui-même analyse son contenu pour restituer la réponse appropriée. En d’autres termes, le TD n’est en aucun cas “aveugle”.Nos aliments contiennent des nutriments énergétiques (glucides, protides, lipides). Le TD sécrète, pour en per-mettre l’absorption, des liquides exocrines : sécrétion

salivaire, gastrique, duodénale, pancréatique, biliaire, jéjunale, iléale et colique. Ces sécrétions sont riches : amylase et lipase salivaires, acide chlorhydrique (HCl), pepsine, facteur intrinsèque et lipase gastrique, bicar-bonates, trypsine, chymotrypsine, lipase, colipase et amylase pancréatiques, peptidases duodénales et saccharases et peptidases intestinales… Ces enzymes coupent les nutriments, jusqu’à obtention de formes “simples” (glucose et oses, acides aminés [aa], di- et tripeptides, acides gras). Ce sont ces nutriments de petit poids moléculaire qui sont absorbés par l’entérocyte.Pour permettre la progression du bol alimentaire, le TD possède également des fonctions de motricité : l’une de brassage (contractions non propagées de fibres musculaires lisses circulaires), et l’autre de propagation (complexes myo électriques migrants liés aux fibres musculaires lisses longitudinales et transversales).

Régulation des fonctions digestivesLa motricité et les sécrétions exocrines digestives sont régulées par des hormones peptidiques (par exemple, la gastrine, la sécrétine ou la cholécystokinine [CCK]), des neuro-hormones (par exemple, les CCK) et des neuromédiateurs (par exemple, la sérotonine), qui en contrôlent le niveau. Curieusement, ces mêmes peptides régulateurs sont également synthétisés à divers endroits du système nerveux central (gastrine tronquée, neu-ropeptide histidine [NPY], CCK tronquée, somato statine, histamine, Vasoactive Intestinal Peptide [VIP], etc.).

MotricitéCertaines hormones agissent sur l’ouverture du pylore, par voie endocrine ou paracrine, ainsi que sur la fré-quence et la rapidité des complexes myoélectriques migrants. La motiline, à faible dose, accélère l’ouver-ture du pylore et augmente la force de contraction du muscle gastrique : elle accroît donc la vidange gastrique. À plus forte dose, elle bloque le pylore et déclenche des nausées. La CCK stimule les contractions, notamment vésiculaires, tandis que la somatostatine inhibe l’onde contractile propagée intestinale. Les neuromédiateurs classiques, α- et β-adrénergiques et cholinergiques, ont aussi un rôle clé dans la motricité intestinale et colique.

SécrétionsDiverses hormones stimulent les secrétions digestives : la gastrine stimule la sécrétion gastrique, la sécrétine la sécrétion hydro-bicarbonatée du pancréas, la CCK la sécrétion enzymatique pancréatique… La figure, p. 18 et le tableau I, p. 19 montrent où sont synthétisés ces hormones et neuromédiateurs ainsi que leurs actions. La sécrétion de ces hormones est régulée par le système

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nerveux digestif et le cerveau, grâce à la sécrétion de neuropeptides inducteurs ou inhibiteurs. Ainsi, le GRP (gastrin-releasing peptide) stimule la sécrétion de gas-trine, et la somatostatine l’inhibe. Il existe un effet poten-tialisateur du nerf vague (et de ses neuromédiateurs) sur l’effet des hormones digestives. La stimulation du nerf pneumogastrique (nerf vague) libère des neuromédia-teurs (acétylcholine) et des neurohormones (NPY, CCK), qui agissent à leur tour sur des sécrétions hormonales ou potentialisent leur action. Ensuite, la gastrine stimule 2 fois plus la sécrétion acide gastrique si le nerf vague est activé. À l’inverse, la vagotomie réduit la sécrétion acide gastrique induite par la gastrine.

Le système digestif est donc sous un contrôle com-plexe. L’innervation (nerf vague, nerf sympathique) module les sécrétions exocrines et endocrines, ainsi que la motricité digestive.Les sécrétions hormonales et les neuromédiateurs modulent les sécrétions exocrines, mais agissent aussi sur les sécrétions endocrines et paracrines. Les sécré-tions exocrines exercent en retour un rétrocontrôle négatif sur les sécrétions hormonales qui les pilotent : la sécrétion acide inhibe la sécrétion de gastrine, la sécrétion enzymatique pancréatique inhibe celle de la sécrétine.L’arrivée du repas stimule les sécrétions du TD, tant exocrines (HCl gastrique, bicarbonates pancréatiques, enzymes gastriques et bilio-pancréatiques) qu’endo-crines (gastrine, sécrétine, CCK, etc.). À l’inverse, l’arrivée des aliments à la fin de l’intestin grêle exerce un rétrocontrôle négatif sur la sécrétion gastrique et pancréatique, notamment grâce à une hormone, l’entéroglucagon (GLP-1 et 2). Fait essentiel, ces sécrétions hormonales du TD favo-risent l’absorption des nutriments mais ont aussi une action sur les réserves énergétiques et protéiques : ainsi l’estomac et le duodénum sécrètent-ils 5 hormones qui agissent sur la prise alimentaire et la dépense énergé-tique (ou la lipolyse) : la ghréline, l’obéstatine, le NPY, la CCK (gastrique et intestinale) et la leptine (gastrique).

Connexions avec le tissu adipeux et le cerveauLe TD reçoit des signaux du tissu adipeux (TA) et du SNC. Mais le TD, qui gère l’absorption des nutriments, envoie lui-même des informations au TA (qui gère les réserves énergétiques) et aux centres cérébraux qui modulent la prise alimentaire. On sait par ailleurs que le TA est aussi un tissu endocrine. Les adipocytes fabriquent et exportent des hormones qui régulent le comportement alimentaire, notamment la sensation de faim et le rassa-siement : leptine, adiponectine et résistine, notamment.

Les différentes phases de gestion de la prise alimentaireLa phase céphaliqueLe cerveau est averti de l’arrivée du repas avant même son entrée : la vue et l’odeur d’aliments déclenchent une sécrétion à la fois exocrine (sécrétions salivaire, gastrique et pancréatique) et endocrine (gastrine, polypeptide pancréatique) : cette sécrétion peut atteindre 30 % de la sécrétion maximale. Cette phase céphalique est dépendante du nerf vague (supprimée par vagotomie) et relève des mémoires de l’organisme. L’analyse senso-rielle (aspect, odeur) permet à l’organisme de reconnaître le plat présenté : la sécrétion gastrique est nettement

Figure. Lieux de sécrétion des hormones et neuropeptides digestifs. �Les informations sensorielles rejoignent le tronc cérébral en une voie “descendante”, où l’infor-mation est véhiculée par des neurotransmetteurs “classiques” (acétylcholine, adrénaline, etc.) et par des neuropeptides (gastrine tronquée, NPY, CCK tronquée), qui sont eux-mêmes véhiculés par le nerf vague (pneumogastrique, ou 10e paire crânienne). �Les hormones périphériques rejoignent le SNC via le noyau arqué. Les neuropeptides rejoignent le SNC via le tronc cérébral.

Vers les zonessensorielles

Lobe frontal

Lobe préfrontal

Aire auditiveprimaire

Aire auditive d’association(incluant l’aire de Wernickedans l’hémisphère gauche)

Aire visuelled’association

Aire visuelleprimaire

Aire sensorielle

Aire motrice

Aire de Broca(dans l’hémisphère

gauche)

HCI,gastrine

Gastrine, motiline

Leptine, ghréline

GIP, VIP,endorphine

Sécrétine,CCK, motiline,

GRP, GIP

Aussi NPY,CCK,

enképhaline

Pancréas : PP, insuline, somatostatine

NPY, PYY, dopamine, sérotonine

Enképhaline, endorphine,entéroglucagon

Stimulation vagale (pneumogastrique)Nutriments(peptides)

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plus stimulée quand on présente au sujet de la viande plutôt que des fruits. C’est une anticipation “qualitative”.

La phase ingestiveL’estomac a un rôle essentiel dans la faim et le rassasie-ment, par la pression intragastrique : la baisse de pres-sion initiale, à l’ingestion de la première bouchée, donne faim (effet apéritif ). Puis l’augmentation de la pression intragastrique (10e-15e mn) entraîne l’apparition et le renforcement du rassasiement, qui est clairement fonc-tion du volume des aliments et de l’augmentation de la pression que ceux-ci génèrent.L’arrivée dans l’estomac des premières bouchées d’un repas déclenche la sécrétion d’une hormone, la gas-trine, qui augmente la sécrétion d’HCl. Dix minutes plus tard, la première “bolée” (soit environ 2 à 4 g et 4 à 7 kcal) qui sort de l’estomac active les sécrétions exocrine (peptidases) et endocrine (CCK, sécrétine, GIP, NPY) du duodénum, les sécrétions exocrine (amylase,

trypsine et chymotrypsine, lipase et colipase) et endo-crine (polypeptide pancréatique, insuline) du pancréas et la contraction de la vésicule biliaire. Ces sécrétions sont fonction de ce qui quitte l’estomac, tant quantitativement que qualitativement (protéines, lipides, glucides). La sécrétion pancréatique est ainsi appropriée au repas (volume, nutriments). Dans certaines conditions, les acides gras résultant de l’hydrolyse des lipides freinent la sécrétion gastrique acide et la sécrétion enzymatique du pancréas (début de l’iléon). Plus tard, enfin, l’arrivée de la “tête du repas” au 2e tiers de l’iléon inhibe les sécrétions décrites ci-dessus. Il y a donc aussi un rétrocontrôle négatif actif des nutriments sur les sécrétions du TD.

La phase post-ingestiveL’arrivée de la “tête du repas” au bout de 30 à 40 minutes dans le grêle distal (iléon) induit la sécrétion d’hormones

Tableau �I. Principales hormones et principaux neuromédiateurs du tube digestif, qui se retrouvent par ailleurs au niveau du système nerveux central.

Hormones Sources Stimulants Actions Voies

Leptine Estomac, tissu adipeux Énergie, adrénergiques dépense énergétique, diminue la faim Horm, para

CCK Duodéno-jéjunum Lipides, peptides Contracte la vésicule biliaire, contraction gastrique, sécr. pancréat. exocrine, diminue la faim

Horm, para, neuro

Ghréline Estomac, duodénum Jeûne Stimule la faim Horm, para

GIP Duodéno-jéjunum Glucose Stimule insuline et faim Horm

Motiline Estomac Pression intragastrique Accélère la vidange gastrique, stimule la faim ?

Para, horm

PYY Iléon Protides Diminue la faim Endo

PP Pancréas Vague, peptides sécr. pancr. exocrine, diminue la faim Endo

NPY Grêle distal (iléon) Repas Stimule la faim, anti-lipolytique Neuro, para ?

Entéroglucagon Iléon Glucides, lipides Inhibe sécrétions, diminue la faim Horm

Gastrine Antre gastrique, cell. G endo-crine et neurones

Peptides, aa, glucides, GRP, distension

Stimule HCl, trophicité Horm, para

Somatostatine Antre gastrique, cell D du pancréas

Peptides, hormones Inhibe toutes les sécrétions exo- et endocrines

Horm, para, neuro

Histamine Estomac, duodéno-jéjunum Peptides, acétylcholine Stimule HCl Para

Sécrétine Duodéno-jéjunum Bol alimentaire, peptides, HCl sécr. bicarbonates pancr. HCl et gastrine

Horm

VIP Duodéno-jéjunum Lipides Relaxe muscle lisse dig, vasodilatation,  HCl, stimule pancréas exocrine

Neuro, horm

GRP Duodéno-jéjunum Repas Stimule gastrine, faim ? Neuro, horm

Acétylcholine Estomac, grêle Stimulation vagale Stimule sécrétions et contraction muscle lisse

Neuro

Endorphine Estomac, grêle Aliments, pression Action motrice inhibitrice Para

Enképhaline Grêle Aliments, pression Analogue endorphine Neuro

aa : acides aminés ; GIP : Glucose-Dependent Insulinotropic Peptide ; GRP : Gastrin-Releasing Peptide ; horm : voie hormonale ; para : voie paracrine ; neuro : voie neurocrine (neuromédiateur) ; entéroglucagon : GLP-1 et 2 ; VIP : Vasoactive Intestinal Peptide.

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inhibitrices de la prise alimentaire et de la sécrétion gastrique (entéroglucagon ou GLP-1 et 2, PYY). Sur la sécrétion d’insuline, l’effet obtenu (inhibition) est l’inverse de celui du GIP sécrété par des cellules endo-crines duodénales (incrétine ou Glucose-dependent Insulinotropic Polypeptide).

Hormones du TD, actions digestive et métabolique et TCA

Le tableau II montre quels peptides régulateurs agissent sur la faim et à quel niveau ils sont sécrétés.

La ghrélineLa ghréline est une hormone fabriquée avant tout par l’estomac. C’est un polypeptide de 28 aa (7-10). Il existe dans le sang une forme acétylée et une non acétylée. La ghréline est sécrétée lorsque l’estomac est vide (à jeun). Elle active le NPY, qui stimule la prise alimentaire et l’hormone de croissance (la GH). C’est par ces actions que la ghréline stimule la faim en condition de jeûne (elle est orexigène) et augmente la prise alimentaire. Ces actions, notamment sur la GH, nécessitent son acétylation. Elle stimule aussi la transformation des préadipocytes en adipocytes. La ghréline stimule l’activité physique et la motivation à la recherche d’aliments. Elle accentue l’anxiété et la nervo-

sité des animaux non nourris. La sécrétion de ghréline est stimulée par l’activation vagale et le polypeptide pancréatique (PP), et est inhibée par le repas : sa concen-tration plasmatique diminue en situation postprandiale (8-9). L’administration d’acides gras à longue chaîne diminue aussi sa sécrétion. Curieusement, la forme non acétylée a des effets inverses de ceux de la forme acétylée : est-ce physiologique ? Il faut noter que cette forme non acétylée est capable de franchir la barrière hémato-encéphalique et d’activer des neuromédiateurs anorexigènes comme le CART et le récepteur 2 du CRF (Corticotropin-Releasing Factor). La concentration plasmatique basale (à jeun) de ghré-line est inversement corrélée à l’IMC : basse dans l’obé-sité et élevée dans l’anorexie mentale (AM), ce qui laisse penser qu’elle aurait pour action de faire revenir le poids à une valeur normale. Dans 9 des 10 études publiées sur l’AM, en phase active de la maladie, une concen-tration élevée de ghréline a été observée à jeun (8-14). Il pourrait s’agir d’un phénomène adaptatif, visant à s’opposer à la dénutrition en augmentant la sensation de faim. On pourrait rétorquer que les malades AM n’ont pas faim ! En fait, il n’en est rien, puisque la plupart des malades souffrent de la faim et s’empêchent de manger. Ce n’est que plus tardivement que la faim s’estompe. Il serait intéressant de comparer ces 2 types de malades. Par ailleurs, la ghréline comme la GH stimulent les comportements d’ingestion (déplacement, activité

Tableau �II. Principales hormones et principaux neuromédiateurs libérés par le repas qui agissent sur la sensation de faim, en fonction du temps.

Hormones Phase céphalique Phase gastrique Phase duodéno-jéjunale Phase iléale

NPY (Or )

PP (Ano)

Ghréline (Or) (Or ++)

GIP (Or) (Or)

Motiline (Or ?)

Leptine (Ano)

GRP (Ano) (Ano)

PP (2) (pancréas) (Ano +)

CCK (Ano ++)

Sécrétine

GIP (2) (Or)

NPY (2) (Or)

Endorphine (Ano +)

Enképhalines (Ano +)

Entéroglucagon (Ano +)

PYY (Ano +)

PYY : peptide histidine histidine ; NPY : neuropeptide histidine ; PP : polypeptide pancréatique ; GIP : Glucose-dependent Insulinotropic Peptide ; GRP : Gastrin Releasing Peptide ; CCK : cholécystokinine ; leptine : ici, leptine gastrique. Phase céphalique : initiée au niveau du système nerveux central (hypothalamus, tronc cérébral) en réponse à des stimulants sensoriels alimentaires (repas fictif, non mis en bouche). Or : orexigène ; Ano : anorexigène. (2) : déjà vu plus haut dans le tableau : on observe que les peptides orexigènes sont plutôt synthétisés dans le haut du tube digestif, et les anorexigènes à la fin du grêle.

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physique, aptitude à l’endurance). Dans l’AM, le taux élevé de ghréline à jeun expliquerait, avec le taux bas de leptine, pourquoi les malades se préoccupent très souvent de nourriture et gardent le besoin de manger (et de faire manger) et pourquoi elles ont souvent une hyperactivité physique. La concentration plasmatique de ghréline à jeun pourrait être plus élevée (2 études sur 2) dans la forme boulimique d’AM que dans la forme restrictive (7). En cas d’AM boulimique, les malades auraient ainsi plus de mal à résister à la faim. Cela explique également la peur des malades anorexiques : les centres cérébraux concernés stimulent la sensation de faim pour qu’elles mangent. Le repas diminue peu la ghréline dans l’AM, alors que son effet inhibiteur est net chez le sujet sain. Une étude (9) concernant 14 malades AM (ainsi que 15 boulimiques et 14 cas contrôles), avant et après un petit déjeuner riche en glucides ou en protéines, observe chez les malades AM que la ghréline était élevée à jeun (2 fois celle des témoins) et n’était que peu diminuée par les 2 petits déjeuners (13 à 15 % versus 20 à 24 % chez les sujets sains). Après le repas, le taux de ghréline des malades AM était nettement plus élevé que le taux à jeun des sujets sains. La ghréline élevée explique aussi le taux élevé de GH observé dans l’AM.Dans la boulimie, selon quelques études (mais pas toutes), la ghréline est également élevée à jeun (15, 16). Dans 2 des 3 études publiées en postprandial, le taux de ghréline après repas diminuait 3 fois moins que chez des sujets sains (comme dans l’anorexie). Seule une étude (9) n’a pas montré de différence entre bou-limiques et sujets sains à jeun ou en postprandial.Dans 2 études sur 2, le taux de ghréline non acétylée a été trouvé élevé dans l’AM et la boulimie (17).

L’obéstatineIl s’agit d’un “dérivé” de la ghréline. La préproghréline est coupée en 2 morceaux : l’un est la ghréline, l’autre, l’obéstatine. C’est un polypeptide de 23 aa qui pourrait être anorexigène. Il se fixe sur un récepteur de type ghréline. L’obéstatine a des actions opposées à celles de la ghréline : réduction de la faim et diminution de la prise alimentaire, diminution de la GH. Elle a également une action inhibitrice de la vidange gastrique et des contractions jéjunales propagées. L’obéstatine plasmatique a été trouvée élevée dans l’AM dans 3 études sur 3 (17), à jeun. Le repas l’inhibe, exacte-ment comme la ghréline. L’obéstatine ralentit la vidange gastrique, un effet qui pourrait expliquer les difficultés gastriques des malades, le rassasiement précoce et la dyspepsie. L’obéstatine inhibe la faim : elle pourrait donc être responsable de l’anorexie vraie (perte de la faim)

que l’on observe, au bout d’un certain temps, dans l’AM. Dans l’étude de Sedlackova et al. (9), l’obéstatine était élevée dans l’AM (x 2 versus contrôles) et diminuée de 14 % par le petit déjeuner riche en glucides, ce qui n'était pas le cas avec celui riche en protéines. Cette diminution laissait un taux d’obéstatine nettement plus élevé que le taux à jeun des sujets sains. Dans la boulimie, l’obéstatine était élevée (x 1,5 versus contrôles) et diminuée de 17 %, comme celle du sujet sain, par le petit déjeuner riche en glucides, ce qui n'était pas le cas avec celui riche en protéines (9).

La famille du polypeptide pancréatique (NPY, PP, PYY)

Le NPYC’est un polypeptide de 36 aa qui semble être orexigène. Ce neuromédiateur est synthétisé dans le cerveau, mais aussi au sein de neurones du grêle distal. Il augmente ou induit la prise alimentaire, est émétisant et a un effet antilipolytique (il s’oppose à la fonte du tissu adipeux). Il semble donc qu’il aide à garder un poids normal, lorsque la nourriture vient à manquer. Il stimule l’activité phy-sique dédiée à l’acte de manger et diminue l’anxiété et la sensation de dépression. Son taux plasmatique est élevé dans l’AM, où il pourrait jouer le rôle de stimulant, d’inducteur de crises et de frein (pas très efficace) à la perte adipeuse (action antilipolytique). Ce taux élevé à jeun serait mal freiné par le repas.Il a été observé que la concentration plasmatique de NPY est plus élevée dans l’AM à jeun (x 1,5 N) que chez le sujet sain, et plus élevée encore dans la boulimie (x 2 N, versus sujets sains) [9, 16-18]. Mais toutes les études ne retrouvent pas ce résultat (17). Le taux de NPY dans le liquide céphalorachidien (LCR) a été trouvé élevé dans 3 études sur 3 (17). Le petit déjeuner diminuait le taux de NPY lorsqu’il était riche en glucides mais ne le changeait pas s’il était riche en protéines (9) : cette diminution était semblable dans les 3 groupes, mais le taux absolu obtenu en postprandial restait plus élevé que le taux normal à jeun des sujets sains, que ce soit dans l’AM ou la boulimie.

Le PYYC’est un polypeptide de 36 aa sécrété par l’iléon qui semble être anorexigène. De la même famille que le NPY, il est également sécrété dans l’hypothalamus (où se régule la faim) et dans le côlon. Les nutriments arrivés à l’iléon indiquent au cerveau qu’il est temps de s’arrê-ter de manger (effet anorexigène). Le PYY favorise le vomissement. Dans l’AM et la boulimie (12-14), le taux >>>

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plasmatique de PYY a été trouvé bas, normal ou élevé. Globalement, il semble, à jeun, un peu plus élevé que celui des sujets sains (7). Seule une étude (13) a mon-tré un taux de PYY nettement élevé à jeun, qui restait élevé en période postprandiale. L’étude de Sedlackova et al. (9) retrouve un PYY normal à jeun, en cas d’AM et de boulimie. Son taux était nettement plus augmenté après le petit déjeuner protéique chez les AM et les boulimiques (de 140 à 200 nmol/l) que chez les sujets sains (de 130 à 150 nmol/l). Le petit déjeuner riche en glucides ne modifiait ce taux dans aucun groupe. Cela expliquerait pourquoi le petit déjeuner riche en pro-téines est plus anorexigène que celui riche en glucides. L’étude d’Otto et al. (14) ne retrouve aucune différence entre les 16 malades AM et les 7 sujets témoins (ni à jeun, ni après un repas liquide peu calorique).Dans la boulimie, on retrouve un taux de PYY plutôt normal ou à la limite supérieure de la normale (7).

Le polypeptide pancréatique (PP)C’est un peptide de 36 aa synthétisé par des cellules endocrines pancréatiques. Il serait anorexigène. Il est avant tout libéré par stimulation vagale et par la sécré-tine. Il est ainsi sécrété lors de la phase céphalique du repas. Il stimule la sécrétion pancréatique exocrine. Chez la souris obèse, l’administration chronique de PP dans le péritoine induit une réduction de la prise alimentaire et une perte de poids. Chez l’homme, l’ad-ministration aiguë de PP réduit la prise alimentaire de sujets sains ou obèses, notamment dans le syndrome de Prader-Willy.Dans l’AM, la concentration plasmatique basale (à jeun) de PP a été étudiée 4 fois (7, 9). Elle a été trouvée élevée par Kinzig et al. (19) chez 13 AM peu dénu-tris : 276 ± 66 ng/ml versus 177 ± 25 pmol/l chez les témoins. La réponse intégrée (aire sous la courbe) au repas (650 kcal) était également plus élevée dans l’AM que chez les témoins (4 200 versus 3 100 ng/ml) avec un pic postprandial plus haut. Tomasik et al. (20) ont étudié ainsi 13 AM et 10 contrôles et ont trouvé un taux de PP élevé à jeun et en période postpran-diale. Dans les 3 autres études, le taux de PP à jeun était normal. La réponse postprandiale a été trouvée 2 fois élevée et 2 fois basse, sans que ces différences ne s’expliquent.Dans la boulimie, le taux de PP a été trouvé bas à jeun et en postprandial (versus sujets sains). Naessén et al. (21) ont étudié ainsi 21 anorexiques et 17 contrôles. Ils ont noté un taux bas de PP à jeun (versus sujets sains) et une augmentation 2 fois plus faible après repas (500 kcal) chez les boulimiques que chez les contrôles. La réponse intégrée était négativement corrélée au besoin de crise

(“binge”). Cependant, d’autres auteurs n’ont pas trouvé de différence entre malades boulimiques et sujets nor-maux.

La CCKLa CCK (cholécystokinine) est une hormone sécrétée par le duodénum qui stimule la sécrétion pancréatique exocrine. La CCK est également fortement anorexigène. C’est surtout le fait de la CCK fabriquée au niveau du cerveau, sous sa forme tronquée, petit peptide de 8 aa (contre 33 aa pour la grande CCK). La CCK freine l’inges-tion d’un repas, diminue la quantité consommée et réduit la sensation de faim. Dans les TCA, 8 études sont disponibles (20, 22-24). Dans l’AM, le taux retrouvé de CCK à jeun est généralement normal (10, 33, 34) ou bas (36). Quatre études (27, 33, 36, 37) retrouvent la réponse à un repas élevée, et 2 études (22, 24) observent une réponse basse. Dans la boulimie, on note un taux normal de CCK à jeun (7, 22, 23) ; sa sécrétion après un repas est également réduite par rapport aux témoins (7). Cela participe-rait au besoin de manger dont souffrent les malades boulimiques.

La leptineLa leptine est un gros polypeptide (petite protéine) de 167 aa (25). Elle est fabriquée par le tissu adipeux et (un peu) par l’estomac et le duodénum (26). La leptine adipocytaire est anorexigène (27-30) ; la fonction de la leptine gastrique est mal connue : elle agirait par voie paracrine et contrôlerait la sécrétion de CCK (26). La leptine gastrique et duodénale ne représente pas plus de 15 % de la leptinémie totale circulante. Mais il est possible (non étudié) que l’augmentation postprandiale de la leptinémie soit d’origine digestive.Les actions de la leptine et sa sécrétion en cas de TCA seront abordées plus loin.

L’endorphineL’endorphine est un peptide de 31 aa qui aurait une action orexigène, par le plaisir qu’elle procure. Elle agi-rait en effet sur le système de récompense, au niveau du système limbique. Les antagonistes comme la naloxone (et la naltrexone) auraient des effets freinateurs des “pulsions” alimentaires. L’endorphine aurait également, chez les animaux carnivores, un rôle antidouleur qui permettrait la course de longue durée et la chasse (pro-priété utilisée par les coureurs de fond). L’endorphine est synthétisée, dans le TD, par des cellules endocrines spécifiques situées dans le jéjunum et l’iléon. Elle fait partie des peptides opioïdes endogènes, comme la β-endorphine, la dynorphine-A et la met-enképhaline.

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Rôle des hormones digestives et adipocytaires dans les troubles du comportement alimentaire

Leurs fonctions sont mal connues mais sont motrices avant tout. Leurs actions visent surtout à diminuer la pression luminale dans l’intestin et à s’opposer ainsi à la douleur générée par la pression. L’endorphine intes-tinale a clairement un rôle dans la régulation de la prise alimentaire en modulant la sensation de faim périphé-rique, notamment du fait de son action inhibitrice de la motricité : les récepteurs μ (mu) de la β-endorphine allongent l’espace entre 2 complexes myoélectriques migrants (CMM) et entre 2 contractions coliques non propagées (d’où la constipation). Schématiquement, en période de repas, les peptides opioïdes freinent la vitesse de transit digestif. Les récepteurs delta et mu des peptides opioïdes stimuleraient la contrac-tion musculaire lisse colique, tandis que les récepteurs kappa inhiberaient les contractions coliques. On sait que la néoglucogenèse intestinale joue un rôle signi-ficatif dans la prise alimentaire ; or, la β-endorphine diminue la néoglucogenèse intestinale. Une partie du mécanisme satiétogène des protéines et peptides ali-mentaires dépend de la libération de la β-endorphine intestinale (hormone) et portale (neuromédiateur). Fait intéressant, les exomorphines issues du soja freinent la prise alimentaire et le transit digestif en activant les récepteurs opioïdes digestifs.Dans l’AM, la β-endorphine plasmatique a été trouvée augmentée à jeun (31). Après une charge intragastrique, elle baissait, tout en restant élevée (versus contrôles) chez 15 malades souffrant d’AM. Il est probable que l’essentiel de la concentration de β-endorphine plasma-tique observée après un repas soit d’origine digestive (et non centrale). Smiarowska (32) retrouve également un taux de β-endorphine plasmatique élevé à jeun dans l’AM. De même, Brambilla et al. (33) ont observé un taux de β-endorphine élevé dans 33 cas d’AM restrictive et 23 cas d’AM-boulimie (versus sujets sains), alors que la CCK-8 était plus basse dans les 2 groupes d’AM que chez les sujets sains.

La sérotonineLa sérotonine est un neuropeptide dérivé du tryp-tophane. C’est un peptide libéré, au sein du TD, par des cellules endocrines (les cellules entérochromaf-fines) et, surtout, par des neurones situés au niveau de l’intestin grêle et du côlon. On trouve aussi beaucoup de sérotonine au niveau du duodénum. Au niveau du système limbique, les récepteurs de la sérotonine (les “5-hydroxy-tryptamin receptors” de type 5-HT-1B et 5-HT-2C) sont clairement anorexigènes et rendent compte de l’effet anorexigène des antidépresseurs inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (34). Au niveau du tube digestif, la sérotonine et ses récepteurs

sont impliqués avant tout dans la stimulation des CMM (la sérotonine stimule les muscles lisses circulaires et longitudinaux). La stimulation des fibres sérotoniner-giques vagales induit un ralentissement de la vidange gastrique et un rassasiement plus précoce, une aug-mentation de la sécrétion pancréatique et un inconfort digestif qui pourrait participer au rassasiement, voire, en cas de stimulation plus forte, aux nausées et aux vomissements. On suppose que la sérotonine et ses récepteurs sont impliqués dans l’anorexie mentale, la boulimie et la compulsion alimentaire (34). Une méta-analyse récente a montré une association statistique claire dans l’AM (mais pas la boulimie) entre l’allèle S (p < 0,001) et le transporteur S (p = 0,007) du promo-teur du gène du ligand (transporteur) de la sérotonine (49). L’AM restrictive serait associée à un excès d’acti-vation de la sérotonine, et l’AM-boulimie, la boulimie et la compulsion alimentaire seraient associées à un défaut d’activation et à un manque de sérotonine. Un déficit en sérotonine accroît l’état dépressif, tan-dis qu’un excès favorise l’anxiété et l’hyperactivité physique. On ignore le rôle de la sérotonine péri-phérique (digestive) dans une partie de ces effets et dans les troubles digestifs générés par les TCA, par analogie avec l’implication de la sérotonine dans le côlon irritable. Il se pourrait donc que la sérotonine périphérique, qui passe la barrière hémato-méningée, soit utilisée par l’AM pour réduire la sensation de faim et favoriser l’hyperactivité physique.Les marqueurs de la synthèse de la sérotonine (taux plasmatique de sérotonine, tryptophane, rapport tryp-tophane/aa neutres) ont été trouvés abaissés à jeun dans l’AM, par comparaison à des sujets sains (35).

La dopamineLa dopamine est dérivée de la tyrosine, par synthèse. Dans le modèle animal de l’AM, à savoir celui du rat res-treint hyperactif (rat mis au régime auquel on propose une activité physique : plus il bouge, moins il mange), la restriction que le rat s’impose est associée à une aug-mentation de la dopamine dans l’hypothalamus et le noyau accumbens. Les antagonistes dopaminergiques réduisent cette anorexie mais ne restaurent pas le poids corporel. On suppose enfin que le système dopami-nergique est impliqué dans la genèse des TCA et/ou des troubles associés (anxiété, hyperactivité physique et psychique). On retrouve une concentration plasmatique de dopa-mine élevée dans l’AM, et corrélée aux céphalées, fré-quentes dans cette pathologie.

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La motilineLa motiline est une hormone de 22 aa synthétisée majo-ritairement par les cellules endocrines de la muqueuse duodénale. La sécrétion de motiline varie de manière cyclique, son augmentation en période interdigestive étant associée aux phases 3 du complexe moteur migrant. La motiline augmente le tonus du sphincter inférieur de l’œsophage et stimule la motricité gastrique, antrale et duodénale. Les récepteurs de la motiline sont de petites protéines G dont l’activation induit la synthèse d’IP3, augmente les concentrations intracellu-laires en calcium et favorise la contraction musculaire.Elle n’a pas été mesurée (son effet est plus paracrine qu’endocrine) dans l’AM. Pour autant, chez des malades souffrant d’AM, l’érythromycine, un agoniste de la moti-line, permet une amélioration de la vidange gastrique, ralentie chez ces patients.

Le GLP-1Le Glucagon-Like Peptide (GLP-1 ou entéroglucagon) est un polypeptide de 30 aa. Il aurait un rôle satiétogène, notamment en cas de TCA (27). Le taux de GLP-1 a été peu étudié dans l’AM et dans la boulimie. Dans l’étude de Naessén et al. (21), le taux basal de GLP-1 était nor-mal, mais la réponse au repas (500 kcal) était diminuée (3 250 pmol/l versus 3 760 pmol/l). Le taux de GLP-1 était négativement corrélé à la sensation de faim. Chez 12 malades AM, le taux de GLP-1 a été trouvé élevé à jeun (36). La réponse postprandiale serait réduite en cas d’AM, après un repas test ou après une hyperglycémie provoquée (21).

Les adipo-hormones (adipokines)

Le tissu adipeux est un organe endocrine qui joue un rôle crucial dans la régulation de la balance énergétique et dans la médiation des complications métaboliques et cardiovasculaires associées à l’obésité. Parmi les nombreuses substances sécrétées par les adipocytes, l’angiotensinogène et l’angiotensine II, l’inhibiteur de l’activateur du plasminogène 1, l’adiponectine et la résistine semblent participer à la pathogenèse de l’hypertension, des accidents thrombotiques et de la résistance à l’insuline associée à l’excès de graisse vis-cérale. De plus, l’activité augmentée de la 11b-hydroxy-stéroïde déshydrogénase de type 1 dans le tissu gras viscéral augmente la concentration de cortisol dans ce tissu, participant ainsi à la redistribution de la graisse de l’organisme et aux risques cardiovasculaires. Le tissu adipeux sécrète au moins 3 hormones clés dans la modulation de la prise alimentaire : la leptine, l’adipo-

nectine et le TNFα. Rappelons enfin que le tissu adipeux, notamment hormono-sensible, contribue à la synthèse d’une partie des hormones sexuelles (aromatase).

La leptineLa leptine est un gros polypeptide de 167 aa. Elle est fabriquée essentiellement par le tissu adipeux (> 95 % de la sécrétion globale de leptine). La concentration plasmatique de leptine est plus élevée chez la femme que chez l’homme, sans doute du fait de la plus grande masse d’adipocytes chez la femme. Sa concentration plasmatique augmente d’à peine 5 à 10 % en période postprandiale et diminue d’autant en période de restric-tion alimentaire. Elle passe la barrière hémato-encépha-lique et agit au niveau du système limbique, en bloquant l’action du NPY (antagoniste), du peptide agouti (AgRP) et de l’anandamide et en accroissant la sécrétion et l’action de l’α-MSH, un anorexique. Fait intéressant, la leptine a une action hormonale sexuelle, en promouvant la sécrétion de GnRH, et donc de FSH et de LH.La leptine libérée par le tissu adipeux est fortement anorexigène en situation aiguë (injection intraveineuse) chez le rat et à un moindre degré chez l’homme. La lepti-némie augmente lorsque la masse adipeuse augmente. Donc, la leptinémie augmente avec le poids (surpoids, obésité) et diminue lorsque le poids baisse (25). Dans l’AM, l’IMC est très bas, la masse grasse aussi, et la lep-tinémie à jeun est effondrée (17, 18). À tout niveau de poids, la leptinémie est corrélée à l’IMC. Pour autant, elle diminue de 10 à 15 % lorsque les sujets suivent un régime hypocalorique, quel que soit l’IMC (25), et elle monte lorsque le poids augmente. Chez l’obèse, l’accroissement de la leptinémie aurait pour but de freiner la prise de poids (en réduisant la faim et en aug-mentant la dépense énergétique). Mais, toujours chez l’obèse, la suppression des crises compulsives diminue la leptinémie, ce qui augmente la faim ressentie. Au fil de la prise de poids chez le malade AM, l’augmentation de la leptinémie diminue la faim et contribue à aug-menter la dépense énergétique, ce qui freine la prise de poids. Il s’agit d’une adaptation visant à contrecarrer la variation de poids.Dans l’AM, la leptinémie est très basse : elle reste corrélée à la masse adipeuse (27). Fait important, la leptinémie contrôle les sécrétions hormonales féminines. C’est vraisemblablement la baisse importante de la leptiné-mie qui est responsable de l’aménorrhée hypothala-mique observée dans l’AM. Le retour à un IMC normal (> 18,5 kg/m2) rétablit à la fois la sécrétion de la leptine et les cycles menstruels. Certains travaux suggèrent que la leptine participe aussi à la motivation à l’activité physique. Il existerait une relation entre hypoleptinémie

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Rôle des hormones digestives et adipocytaires dans les troubles du comportement alimentaire

et hyperactivité physique dans l’AM (27, 28). Dans une étude incluant 61 malades AM, Holtkamp et al. (28) notent une forte corrélation entre l’IMC et le taux de lep-tine, mais aussi entre le niveau d’hyperactivité physique (questionnaire) et le log10 de la leptinémie (r = 0,476 ; p < 0,003). Ce travail incluait aussi 27 adolescents souf-frant d’AM : la corrélation était de r = 0,510 (p < 0,006). L’hypoleptinémie expliquait 37 % de la variance de l’hyperactivité physique. Dans l’étude de Kostrzewa et al. (29), les 37 adolescentes AM (IMC = 15,7 kg/m2) qui étaient suivies ont fait l’objet d’une mesure de l’acti-vité physique par accéléromètre. Le taux de leptinémie était plus abaissé en cas d’hyperactivité physique qu’en l’absence d’hyperactivité physique (5 versus 8 µg/l ; taux normal : 30 à 40). Chez le rat, des injections de leptine réduisent l’hyperactivité physique induite par la restriction alimentaire (30).Dans la boulimie, on observe une leptinémie normale, haute ou basse. Elle reste corrélée à l’IMC. Il se pourrait que la leptinémie soit fonction des apports alimentaires des jours précédents, et en particulier de l’existence ou non de crises de boulimie.

L’adiponectineL’adiponectine (ou “protéine Acrp30”) est un gros polypeptide de 247 aa. Sa concentration plasmatique est diminuée en cas d’hypertrophie du tissu adipeux (surpoids, obésité, notamment androïde). Elle est plus basse si l’obésité est associée à un diabète de type 2. La concentration plasmatique d’adiponectine est plus élevée chez la femme. Elle est inversement pro-portionnelle à l’importance de la masse grasse, mais positivement corrélée à la sensibilité à l’insuline. En cas d’obésité, la diminution de l’adiponectine induit une insulinorésistance qui peut être corrigée par l’adminis-tration d’adiponectine. La réduction pondérale chez le sujet obèse résistant à l’insuline améliore la sensibilité à l’insuline et s’accompagne d’une augmentation de la concentration sanguine d’adiponectine. De plus, l’amélioration par les thiazolidinediones de la sensi-bilité à l’insuline chez les sujets obèses diabétiques s’accompagne d’une augmentation de l’expression de l’adiponectine. À l’inverse, les facteurs qui induisent une insulinorésistance (TNFα et glucocorticoïdes) inhibent l’expression du gène de l’adiponectine. Enfin, il a été montré que l’administration d’adiponectine stimule la phosphorylation des résidus tyrosine du récepteur de l’insuline et augmente l’action de l’insuline sur le muscle et le foie. L’adiponectine stimule aussi l’oxydation mus-culaire des acides gras, diminue les concentrations d’acides gras libres et de triglycérides et produit une réduction de la masse grasse de l’organisme sans que

les apports alimentaires ne soient modifiés. Finalement, l’adiponectine a également un effet anti-athérogène grâce à une action anti-inflammatoire au niveau de la paroi des vaisseaux.De nombreux auteurs (37, 38) retrouvent une adiponec-tine basse en cas d’obésité, et élevée en cas d’anorexie mentale . L’adiponectine pourrait être moins augmentée en cas d’AM-boulimie qu’en cas d’AM restrictive pure : + 53 % dans l’AM-boulimie et + 96 % dans l’AM restrictive comparativement aux cas-contrôles (38). Dans l’étude de Terra et al. (39), comparant 28 patientes AM à 33 cas-contrôles, les 2 formes circulantes d’adiponectine étaient élevées dans l’AM et étaient corrélées négative-ment à la durée de l’AM, alors que le taux de leptine, bas, était corrélé positivement à la durée de l’AM. Dans cette étude, les concentrations plasmatiques de résistine, ghréline, TNF et IL-6 étaient normales (39).

La résistineLa résistine est une adipocytokine de 114 aa sécrétée par le tissu adipeux. Elle induit une insulinorésistance sévère chez la souris. Les taux circulants de résistine sont élevés chez les souris atteintes d’obésité génétique (ob/ob et db/db) ou d’obésité induite par un régime riche en graisses. L’administration d’anticorps antirésistine à des souris obèses ayant une résistance à l’insuline et une hyperglycémie améliore la sensibilité à l’insuline et corrige l’hyperglycémie. La résistine pourrait donc être l’un des mécanismes par lesquels l’obésité favorise le diabète de type 2. Les thiazolidinediones augmentent la sensibilité à l’insuline en inhibant de manière impor-tante l’expression et la sécrétion de résistine dans les adipocytes de souris. La présence de la résistine chez l’homme est actuellement admise : elle serait sécrétée par les adipocytes de la graisse viscérale. Le récepteur de la résistine n’est pas connu. Il apparaît donc probable qu’une production exces-sive de résistine associée à une production insuffisante d’adiponectine représente un mécanisme clé de l’insu-linorésistance et des comorbidités métaboliques et cardiovasculaires observées dans l’obésité abdominale. Dans l’AM, la résistine est soit normale (38, 39), soit basse (40), alors qu’elle est élevée dans l’obésité. Dans une étude portant sur 87 adolescents souffrant d’AM, Ziora et al. (41) ont trouvé un taux de résistine bas dans l’AM (AM : 2,8 ± 0,6 versus contrôles : 4,8 ± 0,4 ng/ml). Une autre étude d’une équipe marseillaise retrouve un taux plus bas de résistine en cas d’AM avec hyperactivité physique qu’en cas d’AM non hyperactive (27). Enfin, chez des malades boulimiques, Housova et al. (38) ont trouvé des taux de résistine normaux, comme dans l’AM de forme restrictive ou boulimique.

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Autres peptides régulateursIl existe un peptide appelé “orexine”, qui est orexigène et qui existe sous 2 formes, A et B (respectivement 33 et 28 aa ) : ces peptides, qui stimulent la prise alimentaire et augmentent les pulsions alimentaires, sont surtout localisés dans l’hypothalamus postérieur (42). Pour autant, une “immunoréactivité orexine” a été retrouvée dans des cellules endocrines du tube digestif (duo-déno-jéjunum). De plus, l’orexine présente une ressem-blance frappante avec la sécrétine, hormone qui active le pancréas exocrine. Dans l’AM, on retrouve un taux d’orexine élevé avant renutrition, puis normalisé après renutrition (42). Cependant, Janas-Kozik et al. (43) l’ont trouvé normal et baissé par la renutrition. Fait à noter, l’orexine pourrait être impliquée dans l’hyperactivité physique de l’AM (44). Un autre peptide, le Gastrin-Releasing Peptide (GRP), semble être anorexigène chez l’homme. Chez le rat, le GRP, analogue mammalien de la bombésine (un peptide de 14 aa synthétisé dans la peau du crapaud), semble freiner la prise alimentaire. Mais il existe différentes formes moléculaires de GRP (14, 27 et 29 aa) dont on ignore le rôle. Après guérison, le taux de GRP du liquide céphalorachidien a été trouvé bas en cas de boulimie et normal en cas d’AM (45).

Limites de ces études

1re limiteLe dosage de ces hormones peptidiques se fait à l’aide d’anticorps spécifiques. Or, le site d’action est en principe différent du site immunologique où se fixe l’anticorps. Certains dosages reconnaissent ainsi des peptides sans action. D’autres, peut-être actifs, ne sont pas reconnus.

2e limiteLes peptides à action paracrine ou neurocrine peuvent être actifs sans qu’on puisse mesurer leur concentration locale. Ainsi, une grande partie de l’action du NPY est neurocrine.

3e limiteOn ignore quelle part joue la sécrétion cérébrale dans la concentration plasmatique à jeun ou postprandiale des neuromédiateurs : la concentration plasmatique de β-endorphines, élevée dans l’AM, est-elle en partie d’origine cérébrale ou uniquement d’origine digestive ?

4e limiteOn ignore ce que signifie la libération simultanée, dès le début du repas, d’hormones stimulant la prise

alimentaire et d’autres l’inhibant ! Qu’en est-il de la libération, avant ingestion, du polypeptide pancréa-tique (PP) et de la CCK, peptides supposés inhibiteurs de la prise alimentaire ? Le but est-il seulement de donner le ton de la réponse, à savoir la tendance à réduire (leptine) ou à augmenter (ghréline, NPY) la sensation de faim à jeun, la tendance à favoriser (CCK, PP, entéroglucagon, baisse de la ghréline) le rassasie-ment ou à le réduire (montée d’insuline, leptine basse, ghréline élevée) ?

5e limite, ayant trait aux TCA eux-mêmesIl serait essentiel de disposer d’un phénotype précis des malades étudiés : valeur de l’IMC, type d’AM (restrictive ou boulimique), anorexie vraie ou non, fréquence des crises de boulimie, vomissements provoqués ou non, apports nutritionnels des derniers jours, état dépressif et/ou anxieux, hyperactivité physique, présence de troubles digestifs. Il faudrait également étudier les malades au début du TCA, en phase active, voire, si possible, après guérison.Il faudrait enfin étudier ces hormones avant et en réponse à un repas de la taille d’un déjeuner ou d’un dîner (600-700 kcal) plus ou moins riche en protéines et en lipides (7, 8, 10, 46). Ainsi, une étude récente (46) suggère qu’après 5 jours de restriction énergétique, le taux basal de CCK diminue davantage et celui de ghréline augmente davantage chez les 12 sujets obèses que chez les 12 sujets non obèses.

Conclusion

À travers l’analyse de la littérature, il semble impro-bable qu’une perturbation primaire des hormones digestives et adipeuses soit responsable de l’AM, de la boulimie ou de la compulsion alimentaire. En revanche, il est plausible que les perturbations hor-monales digestives et adipocytaires observées au cours d’un TCA participent aux désordres constatés : sensation de faim (ghréline élevée, leptine basse, NPY élevé, CCK moins stimulable, orexine élevée), besoin de crise (CCK, orexine), facilité du vomissement (NPY, CCK), hyperactivité physique et ressenti de l’anxiété (ghréline, leptine basse, GRP).Bien évidemment, ces hormones et neuropeptides ne sont en aucun cas seuls responsables : nul ne peut nier le rôle du déficit en hormones sexuelles, de l’élévation du cortisol et de l’ACTH, de la résistance à la GH (hormone de croissance), ni les rôles du brain-derived neurotropic factor (BDNF), des endorphines, de la sérotonine et de la dopamine cérébrales.

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Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XVIII - n° 1-2 - janvier-février 2014 29

Rôle des hormones digestives et adipocytaires dans les troubles du comportement alimentaire

Pour résumer, on peut suggérer les effets suivants (tableau III) :

✓ L’augmentation de la sécrétion de ghréline et de NPY et la baisse de la sécrétion de leptine sont, dans l’AM et la boulimie, 2 facteurs favorisant la faim et, de ce fait, aggravant la peur de manger et le risque de crises compulsives alimentaires (boulimie). L’obéstatine, dérivé de la ghréline, serait un produit dérivé de cette augmentation. L’acroissement de la ghréline et du NPY et la baisse de la leptine seraient des phénomènes adap-tatifs visant à réduire la dénutrition en s’opposant à la réduction de la prise alimentaire.

✓ Le taux bas de résistine et le taux élevé d’adipo-nectine expliqueraient l’hypersensibilité à l’insuline observée chez de nombreux malades AM, en phase de dénutrition et de restriction alimentaire.

✓ L’augmentation de la sécrétion de ghréline et la baisse de la sécrétion de leptine expliqueraient – en partie – l’hyperactivité physique observée chez 65 à 80 % des malades AM (l’orexine jouerait aussi ce rôle).

✓ Le taux élevé d’endorphine rendrait compte de la relative insensibilité à la douleur, que celle-ci soit liée au froid ou à l’hyperactivité physique.

✓ La sécrétion accrue de sérotonine et de dopamine digestives, associée à un taux élevé de ghréline, jouerait un rôle dans l’anxiété de ces malades, après passage de la barrière hémato-méningée (au niveau du noyau arqué).

✓ Le rôle des autres hormones et neuropeptides diges-tifs reste plus incertain dans l’anorexie mentale et la boulimie, car les études sont encore trop peu nom-breuses et contradictoires. ■

Tableau �III. Hormones et peptides du tube digestif et du tissu adipeux chez des patients souffrant d’anorexie mentale ou de boulimie.

Hormones ou peptides

Faim (et taux plasmatique à jeun)

Rassasiement (postprandial)

Altération de la motricité digestive

Action sur l’humeur

Hyperactivité physique

NPY (AM) ?

PP (AM) - - -

Ghréline (AM), (B) (AM et B) -  -

Gastrine -  ? - - -

GIP - - - -

Motiline -  ? ou - -

GRP -  ? - - -

CCK N or - -

Endorphine (AM) (AM)  ?

Entéroglucagon

PYY

Leptine (AM), N (B)  ? -  ?

Adiponectine (AMR), (AMB) ? - - -

Résistine N or ? - -

PYY : peptide histidine histidine ; NPY : neuropeptide histidine ; PP : polypeptide pancréatique ; GIP : Glucose-Dependent Insulinotropic Peptide ; GRP : Gastrin Releasing Peptide ; CCK : cholécystokinine ; VIP : Vasoactive Intestinal Peptide. AMR : anorexie mentale restrictive ; AMB : AM boulimique. Humeur : = amélioration.

1. �Konturek SJ, Konturek JW, Pawlik T, Brozowski T. Brain-gut axis and its role in the control of food intake. J Physiol Pharmacol 2004;55(1 Pt 2):137-54.

2. �Stanley S, Wynne K, McGowan B, Bloom S. Hormonal regu-lation of food intake. Physiol Rev 2005;85(4):1131-58.

3. �Rigaud D, Pennacchio H, Bussens P, Chancenotte JM. Caractéristiques comparatives de 238 malades anorexiques et boulimiques hospitalisés. Cahiers de Nutrition et de Diététique 2011;46(1):11-20.

4. �Rigaud D. 100 idées pour se sortir d’un trouble alimentaire. Paris : Éditions Tom Pousse, 2012.

5. �Perroud A. Savoir traiter la boulimie avec les TCC. Éd. Retz (Paris) 2010 : 182 p.

6. �Combe C. Soigner l’anorexique. Paris : Dunod, 2009.

7. �Prince AC, Brooks SJ, Stahl D, Treasure J. Systematic review and meta-analysis of the baseline concentrations and physio-logic responses of gut hormones to food in eating disorders. Am J Clin Nutr 2009;89(3):755-65.

8. �Nedvidkovà J, Krykorkovà I, Bartak V et al. Loss of meal-induced decrease in plasma ghrelin levels in patients with anorexia nervosa. J Clin Endocrinol Metab 2003;88(4):1678-82.

9. �Sedlackova D, Kopeckova J, Papezova H et al. Comparison of high-carbohydrate and high-protein breakfast effect on plasma ghrelin, obestatin, NPY and PYY levels in women with anorexia and bulimia nervosa. Nutrition & Metabolism 2012;9(1):52-5.

R é f é r e n c e s

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L’auteur n’a pas précisé ses éventuels liens d’intérêts.