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THÈME Louvain [numéro 137 | avril 2003] 11 Si l’on en croit Voltaire, « les hommes qui cherchent des causes métaphysiques au rire ne sont pas gais ». Le droit d’ennuyer est certes un privilège lié au métier de professeur, mais ce serait un comble d’en abuser en parlant du rire ! Ce dossier n’a toutefois pas pour objectif premier de faire rire ; si Louvain se mettait à vouloir dérider ses lecteurs, on conviendra qu’il eût été plus simple, et plus efficace, de publier si pas de bonnes blagues — ce qui cadrerait mal avec la réputation de la revue —, au moins un recueil de mots d’esprits qui charment ou flattent l’intelligence de ses lecteurs. Ce dossier sur le rire, en réalité, entend montrer qu’il s’agit d’un vrai sujet de réflexion. Le rire est en effet quelque chose de lié très étroitement à la question de l’homme, et y réfléchir constitue une belle opportunité de mieux comprendre les animaux raisonnables — mais pas toujours — que nous sommes. C’est cette opportunité que nous offrons aux lecteurs de la revue en nous limitant, pour cette fois, à un petit échantillon de questions. Nous avons d’abord interrogé un éthologue sur l’hypothèse de l’héritage primatologique ; s’il y a une forte homologie entre le rire des jeunes chimpanzés celui des jeunes enfants, cette homologie devient douteuse lorsqu’il s’agit du rire des chimpanzés adultes et des rires sociaux des humains adultes. Nous avons aussi demandé à l’anthropologue de nous dire si les humains riaient des mêmes choses sur toute la surface du globe. En prenant exemple de l’Afrique profonde, il nous démontre qu’il y a autant de sens de l’humour qu’il y a de cultures. Le philosophe, lui, nous donne une explication originale du rire, permettant, par exemple, de comprendre pourquoi le rire acceptable se doit de combiner le rire d’autrui et le rire — un peu — de soi. Nous voulions aussi faire un détour par l’iconographie du rire, en évitant à tout prix de tomber dans le sourire de la Joconde. L’historienne de l’art, en choisissant le détour par les « facéties » bruegeliennes nous introduit au regard « humaniste » de Bruegel sur le monde. Enfin, nous avons interrogé un neuropsychologue sur la fabrication cérébrale du rire, en tentant notamment de comprendre ce que signifient ces expériences récentes montrant que le rire peut être provoqué par la stimulation électrique d’une petite zone du cortex. Restent mille questions, pour un prochain dossier. Des questions très sérieuses et d’autres plus « pratiques », comme « Faut-il faire rire pour séduire ? » ou « Rire : est-ce bon pour la santé ? », voire « Le rire guérit-il ? ». Michel Hupet, coordinateur de ces pages «Thème» Rire ! Sommaire Louvain Le rire et le sous-rire du primate humain René Zayan Il existe une homologie entre le rire humain et le rire des primates, surtout celui des chimpanzés. Mais il existe aussi des différences majeures entre les deux rires, liées aux représentations sociales. Rira bien qui rira du Rien ! Michael Singleton Et si, dans sa déraison, Kafka avait raison ? Alors, l’Afrique aurait-elle eu tort de penser que le Monde s’étant foutu de tout le monde, mieux valait en rire ?… Le « monde à l’envers » de Pierre Bruegel l’Ancien Hélène Verougstraete On rit peu dans les musées, mais en présence d’une œuvre de Bruegel l’Ancien, les visiteurs du 21 e siècle se sentent complices du regard amusé que l’artiste a posé sur ses contemporains. Le rire est-il le propre de l’homme ? Jean-Michel Counet Phénomène à la jointure du corps et de l’esprit, le rire nous offre une belle opportunité de mieux comprendre les animaux raisonnables que nous sommes. Comment le cerveau « fabrique » le rire Salvatore Campanella Le rire est l’aboutissement d’opérations menées à différents niveaux du traitement de l’information : les niveaux psychique, cérébral et moteur. 12 19 16 22 24

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T H È M E

Louvain [numéro 137 | avril 2003] 11

Si l’on en croit Voltaire, « les hommes qui cherchent descauses métaphysiques au rire ne sont pas gais ». Le droitd’ennuyer est certes un privilège lié au métier deprofesseur, mais ce serait un comble d’en abuser enparlant du rire ! Ce dossier n’a toutefois pas pour objectifpremier de faire rire ; si Louvain se mettait à vouloirdérider ses lecteurs, on conviendra qu’il eût été plussimple, et plus efficace, de publier si pas de bonnes

blagues — ce qui cadrerait mal avec la réputation de la revue —, au moins unrecueil de mots d’esprits qui charment ou flattent l’intelligence de seslecteurs.

Ce dossier sur le rire, en réalité, entend montrer qu’il s’agit d’un vrai sujetde réflexion. Le rire est en effet quelque chose de lié très étroitement à laquestion de l’homme, et y réfléchir constitue une belle opportunité demieux comprendre les animaux raisonnables — mais pas toujours — que noussommes. C’est cette opportunité que nous offrons aux lecteurs de la revueen nous limitant, pour cette fois, à un petit échantillon de questions.

Nous avons d’abord interrogé un éthologue sur l’hypothèse de l’héritageprimatologique ; s’il y a une forte homologie entre le rire des jeuneschimpanzés celui des jeunes enfants, cette homologie devient douteuselorsqu’il s’agit du rire des chimpanzés adultes et des rires sociaux deshumains adultes.

Nous avons aussi demandé à l’anthropologue de nous dire si les humainsriaient des mêmes choses sur toute la surface du globe. En prenant exemplede l’Afrique profonde, il nous démontre qu’il y a autant de sens de l’humourqu’il y a de cultures. Le philosophe, lui, nous donne une explication originaledu rire, permettant, par exemple, de comprendre pourquoi le rire acceptablese doit de combiner le rire d’autrui et le rire — un peu — de soi.

Nous voulions aussi faire un détour par l’iconographie du rire, en évitantà tout prix de tomber dans le sourire de la Joconde. L’historienne de l’art, enchoisissant le détour par les « facéties » bruegeliennes nous introduit auregard « humaniste » de Bruegel sur le monde. Enfin, nous avons interrogéun neuropsychologue sur la fabrication cérébrale du rire, en tentantnotamment de comprendre ce que signifient ces expériences récentesmontrant que le rire peut être provoqué par la stimulation électrique d’unepetite zone du cortex.

Restent mille questions, pour un prochain dossier. Des questions trèssérieuses et d’autres plus « pratiques », comme « Faut-il faire rire pourséduire ? » ou « Rire : est-ce bon pour la santé ? », voire « Le rire guérit-il ? ».

Michel Hupet, coordinateur de ces pages «Thème»

Rire !S o m m a i r e

Louv

ain

Le rire et le sous-riredu primate humainRené Zayan

Il existe une homologie entre le rirehumain et le rire des primates, surtoutcelui des chimpanzés. Mais il existe aussides différences majeures entre les deuxrires, liées aux représentations sociales.

Rira bien qui rira du Rien !Michael Singleton

Et si, dans sa déraison, Kafka avaitraison ? Alors, l’Afrique aurait-elle eutort de penser que le Monde s’étantfoutu de tout le monde, mieux valait enrire ?…

Le « monde à l’envers »de Pierre Bruegel l’AncienHélène Verougstraete

On rit peu dans les musées, mais enprésence d’une œuvre de Bruegell’Ancien, les visiteurs du 21e siècle sesentent complices du regard amusé quel’artiste a posé sur ses contemporains.

Le rire est-il le proprede l’homme?Jean-Michel Counet

Phénomène à la jointure du corps et del’esprit, le rire nous offre une belleopportunité de mieux comprendre lesanimaux raisonnables que nous sommes.

Comment le cerveau« fabrique » le rireSalvatore Campanella

Le rire est l’aboutissement d’opérationsmenées à différents niveaux dutraitement de l’information : les niveauxpsychique, cérébral et moteur.

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« Où est la clé, Kanzi? », demande la prima-tologue Sue Savage-Rumbaugh. Très coopérati-ve, la femelle Bonobo Kanzi l’aide à fouiller sacage de fond en comble. Après quelques minutesde vaines recherches qui la rendent perplexe, Suevoit Kanzi trépigner de joie, en riant de toutesses dents, et se jeter à son cou pour l’embrasseren lui donnant la clé qu’elle avait elle-même reti-rée de la serrure et soigneusement cachée la veilleau soir.

Aristote et Rabelais se trompaient donc enaffirmant que le rire est le propre de l’homme.Quant à Bergson, il rirait à ses propres dépensen découvrant que Kanzi lui démontre qu’eneffet « l’homme n’est pas seulement un animal quirit, on peut aussi le définir comme un animaldont on rit ».

Kanzi est certes incapable de produire uncomique verbal ou de l’humour intellectuel. Maiselle sait rire et faire rire en faisant de l’esprit à samanière. Aux yeux des éthologues, le rire est uncomportement social dont la structure d’exécu-tion est stéréotypée dans ses composantes vocaleset corporelles. Il s’agit d’un schéma expressifobservé dans la majorité des cultures humaines

et dans toutes celles qui pratiquentune communication para ou pré-lin-guistique. Surtout, le rire fut partoutdécrit chez les très jeunes enfants,même nés sourds et muets. De cefait, les éthologues ont été incités àconsidérer le rire comme un com-portement instinctif, hérité du pro-gramme génétique propre à l’évo-lution de l’espèce humaine, ce rirenaturel étant compatible avec l’émer-gence du langage et donc aussi avecles variations culturelles du rire ver-bal. L’évolution phylogénétique del’homme renvoyant à une origineprimatologique directe, l’observa-tion d’un comportement similaire

chez les primates permet-trait d’imputer l’universa-lité du rire non verbalhumain à cet héritage évo-lutif.

La méthode comparati-ve en éthologie fonde la

recherche de similitudes comportementales surdeux critères : une homologie, qui porte sur lastructure et le fonctionnement des organes chezdes espèces de même modèle ancestral (parexemple, les expressions faciales et vocales demenace chez le loup et le chien), et une analogie,qui se contentera de souligner la fonction similairede comportements observés chez des espècesd’origine évolutive différente (par exemple,menacer en volant et en nageant, dans un mêmecontexte social de combat territorial). La recherched’une homologie forte portera à la fois sur lastructure formelle et sur la fonction sociale durire; elle est préférable à l’observation d’analogies,davantage entachées d’anthropomorphisme.

L’analyse qui suit sera d’emblée restreinte auxchimpanzés dont la parenté phylogénétique avecl’espèce humaine ne fait pas de doute, lesrecherches en biochimie moléculaire ayant révé-lé de très faibles différences (1,45 % pour la com-paraison des séquences d’ADN localisées dans larégion des gênes de la bêta-globine ; 0,8 % pourla comparaison d’acides aminés de 12 protéinescommunes aux deux espèces). Les deux espècesde chimpanzés seront considérées (chimpanzécommun et Bonobo).

Les rires du chimpanzé

Le rire facial. Une expression faciale typiqueaccompagne les vocalisations du rire chez leschimpanzés : la tête est animée de mouvementssouples ; les yeux bougent de manière oscillanteet vivace dans toutes les directions, les sourcilssouvent relevés; la bouche est grande ouverte, leslèvres modérément rétractées vers le haut et net-tement vers l’arrière tout en restant souples, sanstension, laissant apparaître les dents inférieureset occasionnellement les dents supérieures lesplus avancées, en association avec des vocalisa-tions intenses. Chez les Bonobos, le relèvementet la mobilité des sourcils sont plus marqués ;

Le rire et le sous-riredu primate humain

René Zayan

Les éthologues sont convaincus qu’il existe une homologie entre le

rire humain et le rire des primates, surtout celui des chimpanzés.

Mais ils savent aussi qu’il existe des différences majeures entre les

deux rires, liées aux représentations sociales.

Professeur à la Faculté depsychologie de l’UCL,

René Zayan est éthologue.Il s’intéresse

particulièrement auxexpressions faciales

d’émotions universelleschez les humains.

Rire facial d’une femelle Bonobo (dentsdu haut visibles comme chez l’humain).

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un autre trait apparentedavantage leur rire facialà celui des humains : larétraction verticale deslèvres, qui découvre lesdents du haut et même lesgencives supérieures desdents les plus avancées, de sorte que toutes lesdents sont nettement visibles quand l’animalémet les vocalisations de rire.

Chez les Bonobos, cette expression complètedu rire facial est la mimique de loin la plus fré-quente, et elle est bien plus fréquente que chez leschimpanzés. En outre, et contrairement aux chim-panzés, les Bonobos comme l’humain présententle rire facial en alternance ou, même, recouvrantune mimique non vocalisée considérée comme leprécurseur évolutif du large sourire humain. Cet-te grimace de sourire découvre largement toutesles dents et une partie des gencives, inférieuresmais aussi supérieures. Chez les Bonobos, cettegrimace participe des activités sociales qui sus-citent le rire facial alors que chez le chimpanzé etles autres primates étudiés, elle constitue unsignal d’apaisement et de rassurance dans uncontexte de tension sociale potentiellement agres-sive, notamment en cas de conflit hiérarchique.On évitera donc de l’interpréter abusivementcomme une mimique homologue du rire humain,auquel elle ressemble furieusement à premièrevue.

Le rire vocal. En association avec la mimiquedu rire facial, le chimpanzé émet une série devocalisations saccadées reproduisant un sontypique (< ah >, en répétition), audibles pendantdes phases respiratoires rapides. Chacune de cesvocalisations ponctue à la fois une courte expi-ration et une courte inspiration rythmées en stac-cato. Ces sons de faible intensité constituent, enfait, des halètements progressifs ponctués dedoux grognements ou de gloussements, bien dif-férents de la cascade de fortes vocalisations enstaccato du rire humain, qui ne ponctuent qu’unelongue série d’expirations, en crescendo puis endecrescendo. Sur un même intervalle de temps,les vocalisations respiratoires du chimpanzé sontdeux fois plus nombreuses et plus rapides quecelles de l’humain.

Les contextes du rire

Chez les chimpanzés, le rire est, dans 90 %des cas, associé au jeu, qui consiste en des acti-

vités tapageuses et réciproques :poursuites impromptues, bouscu-lades et accrochages soudains, luttesinoffensives prolongées, mordille-ments. L’élément de surprise contri-bue de manière prépondérante àdéclencher le rire, par le plaisir d’un

contact attendu à un instant inattendu. Chez lesBonobos, les rires peuvent s’accompagner d’ap-plaudissements, de pirouettes et de contorsionsfaciales étranges, certainsjeunes tirant la langue oudégonflant les joues. Maisla spécificité du jeu desBonobos réside dans leursexualité débordante, toutà fait indépendante de lareproduction. Parmi lesadultes, ce sont presqueexclusivement lesfemelles qui présentent lagrimace du sourire, à lafin des séances de stimu-lation sexuelle et de copu-lation mais aussi pendantles séances de masturba-tion solitaire auxquelles elles se livrent, de sortequ’on peut la qualifier de mimique orgasmique.Le rire facial accompagné de vocalisations tra-duit une joie érotique typique des jeux sexuelsauxquels se livrent les individus immatures, quipratiquent les fellations réciproques combinéesà des baisers avec pénétration de la langue. (YvesMirande avait raison : « La pudeur de l’homme,ce n’est que de la fatigue ».)

Le chatouillement déclenche le rire facial etvocal le plus intense. Chez les Bonobos, il arriveque des adultes chatouillent des jeunes qui ensui-te se chatouillent entre eux. Les jeunes relâchentet écartent leurs membres, découvrent toutes lesdents et sortent la langue, gémissent de joie etde plaisir, ferment les yeux en concentrant touteleur attention sur cecontact, même quand ilsne sont que menacés parun chatouillement. Cetteobservation ruine l’asser-tion d’Aristote, quel’homme est le seul ani-mal chatouilleux.

Ces réactions extrêmessont beaucoup plus rareschez les chimpanzés,

Grimace de sourirechez un chimpanzé.

Grimace de sourire d’un mâleBonobo adolescent invitant aujeu sexuel.

Grimace de sourired’un chimpanzéimitant l’humain.

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parce qu’ils se chatouillentmoins systématiquement.Néanmoins, les chimpanzésrient intensément quand unhumain les chatouille oumenace de le faire, à conditionqu’ils le connaissent bien pourêtre amical et affectueux et

qu’ils le voient s’approcher détendu, largementsouriant et riant avec des vocalisations enjouées,surtout s’il imite la grimace du sourire puis lerire facial vocalisé d’un chimpanzé. Le rire vocaldes jeunes chimpanzés ressemble fortement àcelui des très jeunes enfants humains, même sil’intensité sonore estplus élevée chez lesderniers. Quant à lastructure du rirefacial, celle desenfants s’apparentesurtout à celle des jeunes Bonobos, qui eux aus-si présentent de manière récurrente la grimacedu sourire et découvrent souvent les dents et lesgencives supérieures. Cette rétraction verticalecomplète des lèvres accompagne des halètementsponctués de petites vocalisations chez de trèsjeunes enfants de diverses cultures (d’Amériqueet de Nouvelle Guinée, entre autres) répondantà des sollicitations de jeu. Enfin, la contagion,aussi bien que la synchronisation, sont consta-tées pour le rire facial et vocal des jeunes chim-panzés comme des jeunes enfants ; elles sont éga-lement constatées quand les jeunes des deuxespèces jouent ensemble, ce qui indique que leursrires sont suffisamment semblables pour être cor-rectement interprétés.

Chez les chimpanzés comme chez les Bono-bos, le rire facial et vocal caractérisent bien davan-tage les jeunes que les adultes, parce que les indi-vidus immatures jouent beaucoup plus que lesadultes. On retrouve cette différence chez leshumains (on dit des grands-parents qui jouent etrient avec leurs petits-enfants qu’ils retombenten enfance). Les chimpanzés adultes rient, maispresque toujours quand les juvéniles les sollici-tent pour jouer. De toute évidence, il n’en va pasde même pour les humains. Chez les Bonobos, lesfemelles adultes jouent et rient beaucoup plusque les mâles. Chez les humains également, leséthologues ont pu confirmer qu’à tous les âges dela vie et dans la grande majorité des culturesobservées, les filles et les femmes sourient et rientbeaucoup plus fréquemment que les garçons et

les hommes, avec, pour corrélat anatomique, desfaisceaux du muscle zygomatique majeur plusépais chez les premières.

Homologie

Les éthologues sont convaincus qu’il existebien une homologie entre le rire humain et le riredes primates, surtout celui des chimpanzés. L’ho-mologie nous paraît plus convaincante pour le casde l’espèce Bonobo, dont de récentes analysesgénétiques indiquent qu’elle est plus proche deshumains que ne l’est le chimpanzé commun. Or,malgré leur différence minime (0,67 %), les deux

espèces de chimpan-zés présentent des dif-férences notables dansleurs rires. Le rire desBonobos est fortementhomologue à celui des

humains, hormis son contexte sexuel très fré-quent qui marque une différence majeure entrel’ensemble de la vie sociale des Bonobos et celledes chimpanzés, différence aussi notable qu’entrecelle des Bonobos et celle des humains. Un degrétrès élevé de parenté phylogénétique est doncune condition nécessaire mais non suffisantepour obtenir une homologie comportementale. Lerire humain est celui d’une espèce particulière,l’homo sapiens sapiens, avec toutes ses propriétés ;sa spécificité tient autant à la variété de ses formeset de ses contextes d’exécution qu’à sa relativeuniversalité héritée d’une origine primatolo-gique.

Néanmoins, une conclusion éthologiquemajeure peut être tirée avec assurance: le rire desjeunes chimpanzés présente une forte homologieavec celui des (très) jeunes enfants humains quijouent dans des contextes pas ou peu verbalisés.Mais cette homologie devient douteuse quandil s’agit de comparer le rire des chimpanzésadultes aux rires sociaux des humains adultes.Ces derniers, surtout les hommes, sont loin dene rire qu’en compagnie des enfants. Ils rient trèsrarement à l’occasion de contacts physiques telsque les jeux avec les enfants ou des caresses et cha-touillements sexuels. Enfin, même si la structu-re vocale et motrice du rire humain est stéréoty-pée, ce qui le rend vite reconnaissable dans unemajorité des cultures locales, les modalités d’exé-cution du rire facial (fréquence, durée) peuventvarier selon les conventions sociales, l’âge ou lesexe.

On ne doit pas accorder sa confiance à quelqu’unqui ne rit jamais. (H. de Montherlant)

Rire facial d’un chimpanzéchatouillé par un humain (dents

du haut recouvertes).

Rire facial humain versionchimpanzé (sous-rire).

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La description des mimiques du rire révèledes schémas expressifs très complexes chez lesadultes. Ainsi, le rire peut se combiner auxmimiques universelles d’agressivité (le rire demépris ou de dédain), d’anxiété sociale (le riredéfensif), de surprise (la réceptivité sociale) etmême de tristesse (le rire de soulagement), le rirepouvant se combiner aussi à l’association de lasurprise et de la peur (rire de panique sociale).

Pourquoi les jeunes chimpanzés ou les jeunesenfants ne rient-ils pas comme les humainsadultes ? Parce que les variétés du rire adultereflètent l’acquisition de représentations men-tales plus complexes et spécifiques de l’adapta-tion à la vie en société. Les diverses modalitésdu rire exprimeront une diversité d’émotions oud’intentions qui acquièrent, par le biais de repré-sentations intellectuelles, une fonction socialejusqu’à devenir conscientes chez l’adulte, le riredevenant un instrument d’intelligence sociale.Car le rire est éminemment social ; il nous arrivede rire seuls pendant 1 % de notre vie quotidienne(surtout en dormant), soit 8 fois et 16 fois moinsque de sourire et de parler seuls.

Le propre de l’homme

Le chimpanzé ne peut pas se forcer à rire pourflatter ou se conformer, ni pour masquer sonanxiété, sa peur, une surprise désagréable ou satristesse. Le chimpanzé ne peut pas faire sem-blant de rire pour faire croire qu’il est joyeux ouamusé. Il ne sait pas rire pour menacer alors qu’ilsait menacer pour rire. Il ne sait pas rire pourséduire un partenaire sexuel, ni pour plaire à unsupérieur. Il ne sait pas rire pour tromper, alorsqu’il sait tromper un congénère et même unhumain pour rire et pour le faire rire, démon-trant qu’il sait faire semblant.

L’humain peut exhiber des rires d’imposturesociale, des grimaces de rire. Le rire social deshumains implique des représentations mentalesconceptuelles et pas uniquement perceptives,relatives à des situations et actions immédiate-ment vécues comme amusantes. L’autodérisionimplique une représentation unitaire du conceptde soi et de ses attributs personnels (identité phy-sique, tendances émotionnelles, statut social, qua-lités et défauts reconnus par autrui). Le rire com-plice ou le rire moqueur impliquent, en outre, lareprésentation des relations d’attachement oude rejet social. C’est pourquoi le chimpanzé nepeut pas exprimer un rire de mépris, car il n’a

pas développé leconcept d’humi-liation, d’offense,d’irrespect per-sonnel. De la même manière, son incapacité àmasquer la honte par le rire résulte de ce qu’ilne se représente pas le concept de faute par rap-port à des conventions sociales.

Le chimpanzé rit avec les autres, congénèresou humains. Il lui arrive aussi de rire du com-portement des autres mais dans un contexteludique et amical, jamais dans un contexted’agressivité symbolique, de dérision antisocia-le, pour le plaisir d’infliger la honte. En ce sens,le chimpanzé ne rit pas des autres. Capable d’hu-mour, il est incapable d’ironie. S’il était humain,il serait goguenard plutôt que persifleur. Alorsque pour l’homme rire c’est, comme l’écrit Zel-din, faire partie d’une conspiration, c’est-à-dires’amuser contre ses semblables.

Le chimpanzé rit d’une réalité sociale comiquequ’il est capable de créer, même aux yeux deshumains. Mais il ne joue pas avec des représen-tations sociales abstraites. Le rire intel-lectuel de l’humain, qui rit aussi avecles mots, porte aussi sur toutes sortesde concepts, même les moins comiques.Ainsi rit-on de la mort des autres quandelle survient dans des circonstances ridi-cules. Même le Bonobo ne rirait pas devoir un rival sexuel mourir en faisant l’amour.C’est pourquoi le chimpanzé adulte reste unenfant tragique voué,après ses halètementset gloussements joyeux,à retomber dans lasérieuse fonctionnalitéde la nature.

Si l’adulte humainne rit pas autant qu’il ledevrait, c’est parce queles conventions socialestendent à inhiber desrires impudiques ouexagérément joyeux.Faut-il ainsi com-prendre la phrase énig-matique que Clémentd’Alexandrie a écrite àson disciple Origène :« Rire et faire rire neconviennent guère àdes chrétiens » ?…�

La plus perdue des journées est celleoù l’on n’a pas ri. (N. de Chamfort)

Grimace de rire. Grimace de sourire.

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« Ils n’ont vraiment pas le sens de l’humour! »Ce fut la réaction spontanée du gentleman bri-tannique pur sang que je suis par naissance, quand,au début de ma carrière louvaniste, mes jeunesauditeurs « bleus blancs Belges » n’appréciaientpas à leur juste valeur les perles scintillantes queje leur jetais en pâture. Heureusement, le bon sensanthropologique pour lequel on m’avait pro-grammé à Oxford a vite pris le dessus.

Si l’anthropologue croit à quelque chose de« catholique », c’est qu’à chaque lieu correspondsa logique et son langage. Ce qui fait que des inter-locuteurs indigènes n’ont tout simplement pasmon sens de l’humour. Le recours au possessif estde l’essence… ethnologique. En effet, à l’instarde n’importe quel autre sujet singulier, mon « je »jouit non seulement d’une incarnation dans un« corps propre », mais subit les effets, aussi bienpervers que bénéfiques, de son inéluctable incor-poration dans un socio-historique spécifique, àl’exclusion de tout autre. Je ne peux pas naîtreBlanc et Noir. Je ne peux pas être Homme et Fem-me. Je ne peux pas croire en Jésus et Mahomet. Jene peux pas penser que la terre est ronde et pla-te. En dernière analyse, le commun des mortels — le « je » — ne peut pas se (re)trouver au mêmemoment en plusieurs lieux à la fois. Même si je n’yreste pas, hic et nunc j’y suis, et, actuellement, nepeux pas être ailleurs ou autrement.

Cette règle générale fait non seulement qu’il ya autant de sens de l’humour qu’il y a (ou qu’il y

a eu) de cultures, maissurtout, exclut qu’onpuisse définir l’hu-mour autrement quesous forme d’unegénéralisation du gen-

re « dénominateur commun » ou, au mieux, com-me une piste heuristique. En effet, qui voudraitdonner une signification substantielle et trans-culturelle à l’humour se verrait obligé de dire, auvu de cet étalon essentiel, que les uns manquentobjectivement d’humour là où les autres en ont

réellement trop. C’est pour évi-ter ce genre d’ambiguïté, que l’an-thropologue privilégie l’étude dessingularités irréductibles, secontentant, le cas échéant, demettre un peu de son ordre taxi-nomique dans tel ou tel champphénoménal. Cette modestie luipermet d’épouser et d’épuiserl’épaisseur empirique des cul-

tures concrètes. L’ethnologue évite ainsi la réduc-tion de leurs diversités au statut de simples rési-dus insignifiants, au regard d’une supposéequintessence « naturelle » ; tel que serait l’Hu-mour ut sic et en soi.

Qu’on ne demande donc pas à l’anthropo-logue ce qu’il n’est pas en mesure d’offrir : desillustrations « sauvages » du sourire sophistiquéou des précurseurs « primitifs » des comédienscivilisés. Son offre, en apparence au moins, estréduite; si l’approche interculturelle visait à satu-rer un sujet jusqu’à un seuil critique au-delàduquel des substances apparaîtraient dans tou-te leur splendeur univoque et universelle, alorsoui, plus il y aurait de cas parcourus, plus on ris-querait de se rapprocher de la Réalité Elle-Même.Pour l’anthropologue que je suis, chaque cas étantun cas à part entière, il ne faut pas les multiplieroutre mesure pour qu’ils donnent à penser plusprofondément. Plutôt donc que de vous embar-quer dans un excursus encyclopédique, tous azi-muts ethnographiques, qui n’aboutirait nullepart en particulier, suivez-moi dans l’Afrique« profonde », sur un chemin qui mène de l’hu-mour des Noirs à l’humour noir tout court, lais-sant le rire jaune aux sinologues de service.

Cliché?

Lors de ses dix expéditions, de 1904 à 1932,l’ethnologue allemand Leo Frobenius avait sillon-né tous les coins de l’Afrique ancestrale. Bienplacé pour le dire, il ne croyait peut être pas si bienle dire en contrastant les apparences de sévéritéformelle de l’esthétique noire (la statuaire sté-réotypée, la rigidité rituelle, le respect codé desrelations entre les sexes et les générations,…)avec « un sens profond de l’humour, un élémentfondamental de l’esprit africain ». Généralisa-tion abusive? Cliché facile? Sans doute. Il n’em-pêche que le jour même où j’écris ces lignes, je lisdans Time une page sur le Zimbabwe intitulée« Laughing Matters » : « Pas beaucoup de nourri-

Rira bien qui rira du Rien!Michael Singleton

Qu’il est difficile pour l’Homme blanc, qui s’est chargé du fardeau

d’un monde révélé et rationnel, de ne pas traiter les Africains

comme de grands enfants, aussi inconscients qu’insouciants !

Et si, dans sa déraison, Kafka avait raison? Alors, l’Afrique

aurait-elle eu tort de penser que le Monde s’étant foutu de tout le

monde, mieux valait en rire?…

Michael Singleton estprofesseur à l’Institut

d’études du développementde l’UCL, où il assure

notamment le cours d’anthropologie culturelle.

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Il n’y a que les gens qui aiment rire qui sont sérieux;les autres se prennent au sérieux. (J. Caplanne)

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ture ni de pluie, et peut-être pas de cricket –mais ce pays n’a pas perdu son sens de l’hu-mour ».

Loin de moi toute velléité naïve ou nostal-gique de nier les évidences actuelles montrantune Afrique mal partie. Néanmoins, pour quel-qu’un qui a « fait » la bataille de Bizerte, la guer-re du Biafra, la révolution de Mengistu, la capa-cité des Africains d’en sortir continuellementvivants et avec le sourire est une source perma-nente non seulement d’émerveillement ému, maisd’interrogations socio-historiques. D’autrespeuples ont mal réagi devant le Mal, certains ontmême disparu. Comment se fait-il que l’Afrique,mal menée, s’en moque ? Se pourrait-il que lesecret de sa résilience se trouve dans son refus deprendre les choses de ce monde (et même den’importe quel autre), vraiment au sérieux?

Après plus de quarante ans de terrains afri-cains, c’est l’impression que mes Africains(l’Afrique étant une pure abstraction) m’ont lais-sée. Je ne parle pas seulement ni principalementdes fous rires de tous les jours : le vénérablevieillard, pontifiant sous l’arbre à palabre et quilâche un pet tonitruant, des danseurs masquésdont les mimiques tordent de rire des specta-teurs complices, des saynètes à l’occasion du pas-sage d’un notable dont l’excès obséquieux nuit àla notoriété même, etc. Mes carnets abondentd’illustrations du gros rire paysan envers et contreune quotidienneté qui n’était pas toujours trèsrigolote.

Mais cette bonne humeur africaine figure déjàdans les brochures du Club Med. L’anthropo-logue doit se faire une raison (plus sérieuse !) decette évidence proverbiale. Depuis qu’on laconnaît, l’Afrique paraît posséder une profondeconscience, bien que peu théorisée ou problé-matisée, du caractère socio-culturellementconstruit de toutes nos idées, intentions et insti-tutions. D’où (paradoxalement pour un Conti-nent qui a vu naître le mot) son refus radical defétichiser ce qu’elle sait naître et n’être qu’un « fait »humain. Si le relativement sérieux est relax, l’ab-solument sérieux tue.

Personne n’est dupe

Les exemples de mon (hypo)thèse ne man-quent pas, mais je ne peux que les échantillonneren vrac ici. D’abord, le sérieux qui n’est qu’un« faire semblant ». Chez les Bobo du BurkinaFaso, les maîtres révèlent aux jeunes initiés que

les masquesqui rendentprésents desa n i m a u xsont, en fait,portés pardes prochesp a r e n t s .Mais quand le néophyte, confronté à une antilo-pe qui n’est, en réalité, que son oncle, prononcele nom de ce dernier, on le frappe jusqu’aumoment où il se rend compte qu’il a intérêt àdéclarer qu’il s’agit, effectivement, d’une antilo-pe! Pour souligner leur caractère sérieux (pour nepas dire constipé !), face à des femmes qui necontrôlent pas les écoulements de leurs orifices,les hommes initiés, chez les Chagga de la Tan-zanie, sont censés avoir l’anus cousu. Mais allezraconter ça à quelqu’une dont le mari souffred’une entérite monstrueuse ! Bien qu’elles fus-sent supposées en être terrorisées, des femmesYoruba m’ont dit que les hurlements horrifiantsde l’esprit de la brousse n’étaient que le bruit faitpar le tournoiement d’une planchette de boistrouée (le rhombe). On imagine mal le Pape décla-rer que le tabernacle est vide ou Bush que les« Stars and Stripes » ne sont qu’un chiffon !

En Afrique, personne n’est dupe. Tout le mon-de tait des secrets de polichinelle. Car puisqu’ilsstructurent des rapports où tout le monde, mêmesubalterne, peut trouver que ses comptes, en gros,sont justes, pourquoi se fatiguer à proclamer quele roi est nu au risque de le voir obligé de se sui-cider, provoquant une situation plus triste quela présente ?

Ensuite, un peu partout en Afrique, on a pucueillir des récits qui détaillent les hauts faits depersonnages qui, littéralement, chient sur toutce que leurs sociétés respectives tiennent pour« sacré » : les notables (chefs et rois inclus) et lesparents, les possessions personnelles et les néces-sités vitales, les fruits de la terre et la faune sau-vage. Il est vrai que ces contes se terminent sou-vent par l’apothéose ambiguë de l’anti-héros, etparfois mal pour l’intéressé. Mais ce qui, en l’oc-currence, est extrêmement intéressant, c’est queces histoires à la Baader Meinhof, Brigate Rosseet autres Cellules communistes combattantes,sont racontées par des vieux respectés et res-ponsables, au su et au vu de tout le monde.

Il y a autant de sens de l’humourqu’il y a de cultures.

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Enfin, et plus sérieusement, la manière désin-volte dont l’Afrique traite avec le monde méta-physico-mystique, pourrait laisser plutôt rêveursles philosophes pondérés et les graves théolo-giens des civilisations dites « grandes ». La pre-mière fois que je suis allé à la chasse avec « mes »Wakonongo de la Tanzanie profonde, ils m’ontdemandé si j’avais, non pas un permis, mais lapermission de Limdimi, le Seigneur des Ani-maux, le Gardien attitré d’une faune que je prenais à tort pour sauvage, là où, domestique,elle appartenait à l’Esprit de la brousse en ques-tion. « Dans son troupeau, vous pouvez ponc-tionner une bête dont vous avez vraiment besoin,mais sans son accord préalable, votre femmerisque d’attraper la lèpre (célibataire à l’époque,cela ne me concernait pas directement – il n’em-pêche que l’épouse de mon voisin a été hospita-lisée pour une maladie de la peau, son mari ayant[« par mégarde » protesta-t-il] abattu une antilopecheval, l’animal préféré de Limdimi). Néanmoins,en ajoutant une aspirine à la bière que vous devezdéposer au pied de son palmier sacré, il pour-rait s’enivrer ; vous pourrez alors tenter votrechance et partir avec deux antilopes au lieu del’unique négociée ».

Mais, justement, avec l’Au-delà, mal traduitpar le dieu du catéchisme de Trente, aucune négo-ciation n’est possible. Si un continent a anticipésur l’Infini de Levinas, bien au-delà de la Totali-té (« religieuse » dans le sens étymologique où lesparties sont « reliées » entre elles dans un Tout et

avec des réalités qui le représentent), c’estbien le continent africain, dont le préten-du Être suprême se retrouvait au-delà dubien et du mal, totalement en dehors detout circuit d’échange plus ou moins obli-gé. In illo tempore, disent pas mal demythes cosmologiques africains, le Cielet la Terre étaient si près l’un de l’autre,qu’une femme, en pilant le mil, a cogné« dieu » dans le ventre (sans doute uneuphémisme pour un endroit plus bas etnettement plus sensible !) ; sérieusementénervé (mais y avait-il vraiment de quoi?insinue le mythe), « dieu » se retire défi-nitivement de ce bas monde.

Il y a, pour ainsi dire, du Transcendantqui s’est envoyé en l’air… et, en définiti-ve, c’est mieux comme ça, ajoute uneAfrique dont les initiatives sacrificielles,loin de viser à une quelconque (ré)unionentre Dieu et les hommes, cherche tou-

jours à remettre à sa place un Ciel qui vous estinopinément tombé dessus. Dieu sait (et enco-re !) si, pour nous, la mort représente un enjeude taille. Et pourtant, en Afrique, quand la mortne résulte pas d’un simple malentendu, elle relè-ve d’une magouille. Le chien primordial qui por-tait le message de l’immortalité aux hommes,traînant en route pour pisser ici ou flairer là-bas,comme n’importe quel chien qui se respecte, s’estfait doubler par le serpent qui s’est empressé deréserver la bonne nouvelle à son usage exclusif.

Le rire du fou

Nous n’avons cité que le sommet d’un ice-berg (que les Africains me pardonnent cetteincongruité métaphorique) fait d’une certaineinsouciance religieuse et d’une indifférence méta-physique certaine. Tout « ça », évidemment, nefait pas très sérieux, ni spéculativement ni spiri-tuellement – d’où, d’ailleurs, d’un côté, l’em-pressement des premiers missionnaires du19e siècle à rectifier le tir théologique, et, de l’autre,les efforts d’une première génération de théolo-giens africains pour montrer que, malgré lesapparences, leurs aînés avaient eu une foi mono-théiste tout aussi militante et moralisatrice que lesapôtres néothomistes qui leur étaient tombés des-sus.

Qu’il est difficile, surtout pour l’Homme Blancqui s’est chargé du fardeau d’un monde révéléet/ou rationnel, de ne pas se prendre TROP ausérieux et de ne pas traiter les autres humains (etsurtout les Africains) comme des grands enfants,aussi inconscients qu’insouciants, face à la gravitédes choses. Et si, dans sa déraison, Kafka avait rai-son? Alors, l’Afrique aurait-elle eu tort de pen-ser que le Monde s’étant foutu de tout le monde,mieux valait en rire? Entre la Peste et la « tendreindifférence de la Nature » (Camus), il y a placenon pas pour le fou rire, mais pour le rire du fou,non pas pour des distractions « divertissantes »(Pascal), mais pour le sourire sans illusions duvieux sage, un sourire humain, Homo sapiens quiaridens, complice et compatissant, en aucunemanière enigmatico-extatique (Bouddha), rica-neur ou résigné (le Zarathoustra, Homo deridensquia desperans, de Nietzsche). Et si l’Ubu africainétait vraiment Roi ? Alors c’est notre sérieux quiserait vraiment de la folie. Et s’il n’y avait pas del’ETRE, mais seulement l’être, l’évanescent « ilse pourrait que… », alors rira bien celui qui, avecl’Africain, rit, non pas du Tout, mais du Rien. �

Michael Singleton «croqué» parPierre Kroll lors d’un colloque.

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On conserve de la main dePierre Bruegel l’Ancien près dequarante tableaux et une cin-quantaine de dessins. Douzetableaux sont exposés au Kuns-thistorisches Museum de Vienne ; ils en sont l’at-traction majeure. L’artiste n’a pas pris une ride.Au contraire, il « déride » encore toujours.

Bruegel a posé sur l’être humain un regardd’une grande acuité et il a restitué ses observa-tions d’un pinceau vif. Mais, qu’on ne s’y trom-pe pas, au-delà des détails amusants, le messageest complexe et donne lieu, de nos jours encore,à de nombreuses études et à des débats contra-dictoires. Certaines compositions, comme la Dul-le Griet, (Anvers, Musée Mayer Van den Bergh),ne sont pas entièrement déchiffrées. On se perden conjectures sur le sens de certaines autres.

Un homme cultivé

Tout ce qui faisait la culture flamande de laville cosmopolite d’Anvers au 16e siècle trouve unécho dans l’œuvre de Bruegel. L’homme étaitcultivé. Il comptait des humanistes parmi sesamis. Ortelius, le célèbre géographe et carto-graphe, écrivit peu après le décès de son ami :« Il a peint beaucoup de choses qui ne peuventêtre peintes » (multa pinxit quae pinxi non possunt).D’après certains, il faut comprendre par là que sesœuvres ont une signification allégorique. D’autresvoient dans cette formule un lieu commun, adop-té aussi pour d’autres artistes. Même cette brèvesentence, la plus ancienne qui concerne l’artiste,prête déjà à controverse. Les textes anciens, post-humes et rares, ne sont pas d’une grande aidepour interpréter cette œuvre qui puise à dessources d’inspiration multiples.

À la culture humaniste de son temps, Bruegelemprunte l’une ou l’autre allusion savante àl’Antiquité ou au passé médiéval. Mais lorsqued’aventure il introduit une déesse antique dansune œuvre, il lui donne l’aspect d’une paysan-ne brabançonne. Par exemple, dans Le Triomphede la mort (Madrid, Musée du Prado), des pay-sannes jouent le rôle des Parques antiques, cesdéesses qui filent, puis coupent le fil de la des-tinée humaine.

Bruegel puise de nombreux motifs au théâtre.La maison où se réunissait la gilde des peintresd’Anvers (dont il faisait partie), abritait égale-

ment la chambre de rhétorique des Violieren, socié-té littéraire, comme il y en avait dans diversesvilles. Les rhétoriqueurs organisaient des repré-sentations théâtrales : des farces (kluchten), desommegangs qui déambulaient dans les rues et deslandjuwelen, concours vers lesquels affluaient lesrhétoriqueurs de tout le pays. L’artiste a dûconnaître aussi les jeux des camerspelers, autresprofessionnels du théâtre. La familiarité de Brue-gel avec le théâtre s’exprime par de nombreuxemprunts à ses conventions, par le recours fré-quent à l’allégorie (sinneke) ou à la métaphore.

L’artiste avait un vif intérêt pour les traditionspopulaires et le folklore. Il leur a fait la part bel-le, notamment dans les représentations de ker-messes villageoises et de noces paysannes. CarelVan Mander a écrit que Bruegel se rendait sou-vent avec un ami hors de la ville parmi les pay-sans, « pour participer à des kermesses et à desmariages, habillé en costume paysan. Ils appor-taient des cadeaux comme tout le monde, et pré-tendaient être de la famille ou des connaissancesde la mariée ou du marié. Bruegel s’amusait àobserver la nature des paysans, à les voir manger,boire, danser, sautiller, courtiser et autres plai-sirs… » Et l’historien ajoute : « Il était calme etmodéré, peu loquace, mais animé en compagnie »et « s’amusait à effrayer les gens, et aussi ses assis-tants, par une drôlerie ou l’autre ».

Intéressé par la sagesse populaire, l’ar-tiste était aussi imprégné de l’héritagechrétien, dont le ton était souvent mora-lisateur. La bible a été une de ses sourcesd’inspiration, en particulier l’Apocalyp-se et l’Ecclésiaste avec leur messagevisionnaire sur la vanité de ce monde.Bruegel vivait à la charnière du MoyenÂge finissant et des temps nouveaux, àune époque où on tentait de conjurer lapeur de la mort et de la peste (le terme demors désigna parfois indifféremmentl’une ou l’autre ; la peste était endé-mique). Le rire et la satire étaient de bonsdérivatifs dans ce contexte, alourdi enco-re par les querelles religieuses. Les allu-sions que Bruegel fait à la Réforme et aux

Le « monde à l’envers »de Bruegel l’Ancien

Hélène Verougstraete

On rit peu dans les musées, mais en présence d’une œuvre de Bruegel

l’Ancien (1526-1569), les visiteurs du 21e siècle se sentent complices du

regard amusé que l’artiste a posé sur ses contemporains.

Professeur au Départementd’archéologie et d’histoirede l’art de l’UCL, HélèneVerougstraete dirige leLaboratoire d’étude desœuvres d’art par desméthodes scientifiques.Elle est une spécialiste deBruegel l’Ancien.

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luttes religieuses sont parfois voilées ; parfoisl’artiste critique ouvertement l’Église de Rome.Van Mander explique qu’« il avait aussi beau-coup de dessins, avec des sujets symboliques etquelques annotations. Sur son lit de mort, ilordonna à sa femme d’en brûler certains parcequ’ils étaient trop caustiques ou satiriques ; soitqu’il ait eu des remords, soit qu’il ait eu peurqu’elle ait des ennuis et doive se justifier ». L’ar-tiste meurt à l’âge de quarante ans, en 1569, unan après la répression du duc d’Albe. On peutsupposer que les annotations sur les dessins qu’ilordonne de détruire sont en relation avec la situa-tion politique.

Langage homogène

Le langage pictural de Bruegel est plus homo-gène que ses sources d’inspiration. Le coup depinceau est vif, efficace. Il n’y a pas de correc-tions ou très peu. Les visages sont généralementpeu détaillés, de « pleines lunes » avec des rondssombres pour les yeux (voir ci-dessus). Quelquestraits suffisent pour les rendre expressifs. Lesattitudes des personnages sont variées et évoca-trices. La langue parlée qui correspond commeune sœur à cette touche alerte, c’est assurémentle flamand, langue imagée, à résonances fortes,pleine d’humour, pratiquant volontiers l’auto-dérision, dont la saveur, difficile à traduire, sub-siste de nos jours dans les dialectes. Bruegel et leflamand sont liés. Il faut lire les proverbes en fla-mand et percevoir les jeux de mots et les allu-sions qu’ils cachent pour être sous le charme des

Proverbes (Berlin, StaatlicheMuseen, Gemäldegalerie),tableau qui illustre ces sen-tences parfois au premierdegré : « Men moet sich krom-men, wil men door de wereld kom-men » (« Il faut pouvoir ram-per si on veut faire son chemindans le monde »)(ci-contre).

Plusieurs des sujets traitéspar Bruegel l’ont été également

par d’autres artistes, mais l’exécution du grandmaître est incomparable, exceptionnelle, et recon-nue comme telle de tout temps. De son vivant, sescompositions étaient très recherchées par lesgrands collectionneurs et il devait déjà être dif-ficile de se faire une idée précise de l’ensemble deson œuvre. On sait que les fils ont copié plusieurscompositions paternelles. Probablement se sont-

ils inspirés de dessins préparatoires que l’artis-te a dû leur laisser en héritage par l’intermédiai-re de sa veuve. Les fils avaient, l’un quatre ans(Pierre le Jeune), et l’autre quelques mois (Jean deVelours) lors du décès de leur père.

Le Combat de carnaval et carême (Vienne, Kuns-thistorisches Museum) est un des tableaux les plusréussis. Le sujet puise dans la tradition. C’était uncombat burlesque que l’on jouait dans les ruesdepuis des siècles. Le thème était égalementconnu en Italie et on ne sait s’il s’agit de la per-pétuation d’une fête païenne ou d’une innovationchrétienne. La particularité de Bruegel est qu’il

étale la scène sur la place d’un village braban-çon, vue à vol d’oiseau et grouillante de monde.

Au premier plan, le groupe de Carême (à droi-te) affronte celui de Carnaval (à gauche). Der-rière, l’espace se partage entre l’église à droite,d’où sortent les chrétiens ayant accompli leursdevoir religieux et faisant la charité, et les caba-rets à gauche, avec leurs jeux et leurs divertisse-ments… Dans le pessimisme ambiant, le rire ducarnaval était bénéfique. Il était facteur de cohé-sion sociale. Le carnaval permettait de rire detout : de l’Église, des bourgeois pieux et bornés,des vices, en particulier ceux de la gloutonnerieet de la vanité, des femmes trop entreprenantes…

La Dulle Griet (ci-dessous) est une virago.Elle « mène un vacarme devant l’enfer » : elle n’apas peur du diable.Dans les Proverbes , uneautre virago (haut dela page 21) « lie undiable sur un cous-sin » : elle réussit àmater les plus récalci-trants. Plus fortes quele diable, ces viragos nesont que de vieillesfemmes revêches…

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Mais lesfemmes jeuneset belles nesont pas épar-gnées. Tou-jours dans lesProverbes, au

centre, figure le couple de « la huque bleue » avecune des plus jolies femmes représentées par l’artiste(ci-dessous). Vêtue d’une longue robe rouge, ellepose sur le dos de son vieux mari la « huque bleue »,normalement destinée aux femmes adultères (zij

hangt haer man deblauwe huyck om).Voilà donc bien lecomble des « abusde ce monde ». Lajeune femme pro-fite des richessesde son mari qu’el-le trompe, et luifait porter lahuque qu’elledevrait porter elle-même! Le tableaua reçu parfois lenom de « la capebleue » ou « les

abus du monde », ce qui marque l’importanceaccordée à cet épisode.

Danse macabre

La moquerie vise également la hiérarchie vani-teuse que les hommes instaurent entre eux, etque la mort a tôt fait d’effacer puisqu’elle entraî-ne tout le monde dans sa « danse macabre »… Cethème de la danse macabre est issu de la traditionmédiévale. Bruegel en a représenté une dans leTriomphe de la mort. Des squelettes prennent parle bras hommes et femmes de tous âges et condi-tions. En première position, l’empereur défaillant,puis le cardinal livide, et dans leur suite, tous lesétats et tous les rangs de l’humanité… La vanitéest pour Bruegel un vice majeur. Elle pousse lafemme à se mirer dans un miroir. La vanité mas-culine est pire : au diable ceux qui prétendentdétenir « la » vérité et l’imposer aux autres (c’estun des messages contenu dans le Triomphe de laMort), au diable ceux qui construisent dans l’anar-chie les hautes Tours de Babel !

Tout ce qui a trait aux sens était tourné endérision. Le comportement humain était vu

comme désordon-né, conduisant auchaos. Dans lethéâtre de ce monde(Theatrum mundi),les acteurs jouent unrôle misérable. Ondisait le monde « àl’envers », ou « mal-odorant ». Les deuxexpressions sont lit-téralement figurées par l’artiste. La première parle globe de l’univers muni d’une croix, que l’ar-tiste représente tournée vers le bas, alors que nor-malement elle doit être tournéevers le haut. Le « monde mal-odorant » est évoqué par denombreux détails scatologiques(ci-contre).

Le fou était à l’honneur. Brue-gel en représente plusieurs(ci-dessous). Chaque chambre derhétorique avait son fou attitré,chargé de débiter des vérités surun mode satirique. On le disaitmi-sage, mi-sot (half vroed, halfzot). Les hommes ont « un grain », une petite« pierre de folie » (een keie) qui leur pousse sur lecrâne et qu’ils se font extraire par l’un ou l’autrecharlatan. Et les plus fous… En sijn dalder sotstediet niet weten, omdat die hocher sijngheseten : ceux qui s’ignorent,« parce qu’ils sont assis plushaut » (dans la hiérarchie humai-ne).

La fête des fous était organi-sée une fois l’an. C’était une tra-dition ancienne. Breugel a repré-senté cette fête dans une gravure,avec des fous réunis dans unefarandole, jouant aux boules, allu-sion à leur état de sottebollen, detêtes folles. La « nef des fous » oula « nef bleue » (de blauwe schuit),évoquée déjà par Bosch, est aus-si représentée dans plus d’untableau de Bruegel. Elle servait d’emblème auxcabarets et aux noceurs qui préparaient les festi-vités du carnaval et autres beuveries. Dans cet-te nef, les personnages s’adonnent à tous les vices,embarqués pour un voyage vers un pays où ilsn’arriveront jamais, et pour cause, la nef ne pos-sède ni voile, ni aviron… �

R. H. Marijnissen et al.,Bruegel. Tout l’œuvre peint etdessiné, Anvers 1988. Ph. et F.Roberts-Jones, Bruegel, Paris,1997. W. S. Gibson, Bruegel,Londres, 1977. J. Grauls,Volkstaal en Volksleven in hetwerk van Pieter Bruegel, Anvers-Amsterdam, 1957.

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« Monsieur Duisenberg a, de sa propre ini-tiative, demandé à ne pas accomplir la totalitéde son mandat, et à pouvoir se retirer, la moitiéde celui-ci écoulée. » Remous et hilarité dans legroupe des journalistes. « On ne rit pas ! »

Cet « incident » lors de la conférence de pres-se « vérité » de Jacques Chirac, au terme d’unrécent sommet européen où plusieurs payss’étaient empoignés sur le nom du futur présidentde la Banque européenne, est encore dans lesmémoires, au même titre que la chute malen-contreuse de Gérald Ford lors d’une descented’avion, qui nous apprenait de façon réconfor-tante que même le président des États-Unis res-te soumis aux lois de la chute des corps. Le rireavait été dans les deux cas au rendez-vous. Maisqu’est-ce qu’en définitive que ce phénomène

décidément très étrange? Quelle est la cause deces spasmes musculaires, ces décharges ner-veuses, où l’investissement du corps est consi-dérable et qui peuvent être d’une ampleur phy-siologique tout à fait disproportionnée parrapport à leur cause logique ?

Ce phénomène a attiré depuis longtemps l’at-tention des philosophes, qui y ont vu quelquechose de très étroitement lié à la question del’homme: non seulement l’homme semble dis-poser à cet égard de plusieurs longueurs d’avan-ce sur ses congénères – les primates sont sus-ceptibles de conduites de jeu associées à desmimiques qui évoquent notre rire, sans lui êtretout à fait équivalentes (lire l’article de RenéZayan) – mais nous ne rions, semble-t-il, que desituations humaines ; un animal peut bien pro-

Jean-Michel Counet estprofesseur à l’Institut

supérieur de philosophiede l’UCL.

Le rire est-il le propre de l’homme?

Jean-Michel Counet

Phénomène à la jointure du corps et de l’esprit, le rire nous offre une belle opportunité de mieux

comprendre les animaux raisonnables que nous sommes.

Le mot pour le dire : rire

Le propre de l’homme? Vous voulez rire? Et la mouette rieuse alors? Et l’hyène qui rit à gorge déployée? Et le capucin, le macaqueet le bonobo hilares ? Quant à l’homme, sait-on seulement pourquoi il se bidonne, s’esclaffe, se désopile, se marre et se tord ?Pourquoi il glousse, pouffe et ricane ? Vous souvient-il du jour où vous vous ébaudîtes, vous tîntes les côtes, vous fendîtes lapêche ? Et que vous nous épatâtes ?Le rire vient de loin. Vialatte le datait de la plus haute Antiquité. Il est vrai que déjà l’épouse d’Abraham en fut saisie à l’annon-ce de sa fécondité tardive (Gen 18,12). Homère en prêta un tonitruant aux dieux de l’Olympe, qui devint homérique. Horace esti-ma qu’il n’y a pas de mal à dire la vérité en riant. Et Rabelais, que mieux est de ris que de larmes escrire. Depuis lors, on en connaîtles bienfaits : une pinte de bon sang et la rate qui se dilate. Mais aussi les dangers : apoplexie, suffocation, voire miction invo-lontaire. Sans compter qu’il peut se faire contagieux ou nerveux, comme le fou rire. L’Arétin, qui avait de l’esprit, le rendit l’œilexorbité, la face cramoisie, se tapant les cuisses et roulant par terre. Preuve que mourir de rire n’est pas un vain mot.Rire vient du latin ridere (risi). L’alternance d/s s’entend encore dans ridicule/risible, mais les dérivés en –s l’ont emporté, témoinsris, risée, risette. Idem pour dérision et dérisoire, qui n’ont qu’un rapport fortuit avec (se) dérider, l’euphorie s’exprimant alorspar la chasse aux rides du sérieux. Les deux formes du rire, la sonore et la faciale, se distinguent ou se confondent selon les idiomes.Elles ont une racine commune en langues romanes, (rire, sourire), la deuxième étant conçue comme un ‘rire atténué’. Celui-ci peuten outre se cacher, d’où des expressions imagées comme rire dans sa barbe ou sous cape. Le latin préfère in stomacho (esto-mac), l’anglais in one’s sleeve (manche), l’allemand in die Faust (poing).Selon un proverbe apocryphe dû à Pierre Perret, tel qui rit vendredi rira encore dimanche. N’empêche qu’il y a aussi des jours sans.Car Jean qui rit trop, finit par rire jaune. Puis on se lasse, c’est humain. C’est pourquoi les plus courtes sont les meilleures. Rionsdu creux qui se drape en plein, et du futile qui se prend au sérieux. Mais moquons-les avec la parcimonie que Chateaubriand conseillepour le mépris, ajoutant « vu le grand nombre de nécessiteux ». Enfin, prenons le mot pour rire comme mot de la fin. C’est le meilleurmoyen pour rire le dernier ! (Maurits Van Overbeke)

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voquer chez nous le rire, mais dans le cas où sasituation présente des traits humains auxquelsnous sommes sensibles.

« Homo risibilis est », disaient les philosophesdu Moyen Âge en désignant l’aptitude à rire parun terme qui évoque plutôt aujourd’hui celle defaire rire. Le rire est effectivement un phénomè-ne à la jointure du corps et de l’esprit, et son étu-de nous offre une belle opportunité de mieuxcomprendre les animaux raisonnables que noussommes.

Aristote a souligné le fait que le risible est unepartie du laid, qui représente un défaut et unelaideur sans douleur ni dommage : le rireimplique donc une mise en infériorité de sonobjet, ce qui explique son côté menaçant pourl’ordre social, les classes supérieures risquanttoujours de faire les frais d’une « mise à plat »par le biais du rire, comme tout ce qui touche auregistre du sacré, dont, par définition, on ne peutpas rire, sous peine de le décrédibiliser grave-ment. Le rire peut, de la même manière, avoirquelque chose de dégradant pour celui s’y livrede façon inopportune ou exagérée. Pour ces rai-sons, le rire est souvent très mal vu dans les socié-tés traditionnelles, beaucoup plus conscientesque la nôtre de la fragilité de leurs productionsculturelles, et qui veulent les préserver à toutprix de toute contestation déstabilisante.

En caractérisant, dans son célèbre essai, le rirecomme « du mécanique plaqué sur du vivant »,Bergson soulignait qu’un agir humain va nor-malement de pair avec la sûreté du geste, la maî-trise, la souplesse, l’inventivité dans l’adapta-tion aux situations, et que le rire naît lorsque cetidéal, pour toutes sortes de raisons, est compro-mis : les rires provoqués par la chute du danseurdans le feu de l’action, la répétition inopportune,la caricature, la raideur mécanique, le comique desituation où les personnages peinent à se situercorrectement sont effectivement très bien expli-qués par cette théorie selon laquelle être hommen’est pas donné une fois pour toutes, maisimplique une construction, la concrétisation d’unenorme, d’une dignité dont l’individu risque enpermanence de déchoir. (Baudelaire avait déjàsouligné cette dimension de chute présente dansle rire.)

Arthur Koestler, dans Le Cri d’Archimède etdans Janus, fait observer que la conception deBergson dans Le Rire n’est cependant pas plei-nement satisfaisante : elle n’explique pas biencette expérience originelle du rire que nous avons

tous faite étant enfants, celle du chatouillement.Le chatouillement provoque un rire irrépressible,dans des conditions bien précises : il faut qu’ilsoit l’œuvre de quelqu’un d’autre (se chatouillersoi-même ne donne aucun résultat) et que cetautre soit un proche avec qui nous vivons unegrande complicité (être chatouillé par un incon-nu sera vécu au contraire comme quelque chosede très menaçant qui provoquera le rejet immé-diat). Il y a là clairement un autre registre quecelui de la déchéance vécue par rapport à la nor-me du vivant. De plus, Bergson n’explique paspourquoi la perception de ce décalage entre lemécanique et le vivant devrait se traduire parces phénomènes physiologiques étranges quesont les soubresauts du rire.

Deux dimensions

Il y a donc un double registre au rire, le registrecognitif ou logique et le registre physiologique lié,comme nous allons le voir à l’affectif. Toute théo-rie philosophique devrait pouvoir rendre comptede ces deux dimensions.

Koestler, quant à lui, voit la cause du rire dansle brusque passage d’un plan d’interprétation d’unesituation déterminée à un autre. Les deux exemplesmis en exergue en sont de belles illustrations: il ya contraste entre le discours lénifiant de JacquesChirac et le côté sans merci de la « négociation » quia été à la source du compromis; quant à GéraldFord, il passe soudainement du rôle de puissant dece monde à celui de masse quelconque. Dans lecas du chatouillement, l’interprétation bascule sanscesse entre le fait de la très grande proximité cor-porelle d’une autre personne vécue viscéralementcomme une menace, et le fait qu’en même tempsil s’agit d’un jeu avec un proche.

Qu’en est-il alors du registre physiologique? Ils’explique par le fait que notre cerveau présente plu-sieurs niveaux, pas toujours coordonnés entre eux:en particulier le néocortex, siège de l’intelligence dis-cursive et relativement rapide, le cerveau que nousavons hérité des mammifères, et le cerveau repti-lien, beaucoup plus ancien et plus lent. L’évolutionhumaine, qui a conduit à une croissance très rapidedu néocortex (comparable pour certains chercheursau développement anarchique d’une tumeur), n’a

Le rire implique une mise eninfériorité de son objet, ce quiexplique son côté menaçantpour l’ordre social.

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pas fignolé le travail en assurant des connexionsoptimales avec les deux parties de l’encéphale,regroupées sous le nom de système limbique, siègenotamment des émotions. Pour reprendre une ima-ge parlante utilisée par P. D. Mac Lean, « On peut imaginer que le psychiatre qui fait étendre son patientlui demande de partager le divan avec un cheval etun crocodile. » 1

Une émotion liée à l’interprétation de départde la situation, se maintient un certain temps

dans le système limbique alors quele néocortex, beaucoup plus rapi-de, est déjà passé à une deuxièmeinterprétation ; la première émo-tion, devenue inutile, s’évacue

alors par la décharge nerveuse du rire.L’intérêt d’une telle approche est qu’elle nous

replace effectivement devant ce caractère pro-blématique de notre identité : nous sommes desanimaux, qui ne cessons, comme nos congénères,d’évaluer notre environnement à l’aide de tout unregistre émotionnel très puissant, mais nous dis-posons également, à la différence des autresespèces, d’une sorte d’ordinateur rapide capabled’analyser de façon conceptuelle le même don-né, dont le lien avec le reste de l’installation estproblématique.

Cette tâche d’unification que la nature n’a pasmenée à son terme, nous incombe individuelle-ment et collectivement. L’homme est donné à lui-même comme un idéal d’harmonie et d’unifica-tion à réaliser. Le fait que nous rions est un signeque cette tâche d’incarner l’animal raisonnablenous incombe bel et bien ; le fait que nous rionstoujours de l’humain témoigne, quant à lui, decette peur secrète qui nous habite de ne pas réus-sir à l’accomplir effectivement nous-mêmes. Leshommes que nous tournons en dérision sont ain-si proposés au jugement de tous (car le rire n’estjamais solitaire) comme des contre-exemplesd’une humanisation réussie. On réalise par là ceque le fait d’être l’objet de pareils agissementspeut avoir de stimulant s’il est seulement occa-sionnel, mais de profondément déstructurant s’ilfait l’objet de répétitions systématiques.

Le rire acceptable, quel que soit son objet – caril semble bien qu’on ne puisse assigner de limitesclaires au rire – est celui où je ne rejette pas autruide façon délibérée et constante dans un ailleursdont je serais complètement préservé. En d’autrestermes, rire d’autrui mais, toujours, en mêmetemps, rire un peu de soi, pour signifier unecomplicité qui serait au moins de l’ordre dupossible. �

Comment le cerveau« fabrique » le rire

Salvatore Campanella

Le rire est à l’homme ce que la bièreest à la pression. (Pierre Dac)

Neuropsychologue,Salvatore Campanella est

chargé de recherches FNRSau Département de

psychologie expérimentalede l’UCL.

1. Cité par Koestler in Janus,Calmann-Lévy, 1979, p. 21.

De prime abord, le rire a toutes les apparencesd’un comportement relativement simple dont lafabrication cérébrale devrait être plutôt facile àexpliquer. Comme souvent, les apparences sonttrompeuses ; cela vaut aussi pour le rire.

En réalité, le rire est l’aboutissement d’opé-rations menées à différents niveaux du traite-ment de l’information: un niveau psychique, c’est-à-dire celui d’une représentation mentale qui

sera transformée, parle jeu d’opérationscognitives et psy-choaffectives com-plexes, en une repré-sentation « risible »; unniveau cérébral, corres-

pondant aux interactions entre diverses struc-tures neurales ; un niveau moteur, qui associe lesactivités respiratoire, pharyngolaryngée, pho-natoire et musculaire faciale.

Nous voudrions montrer comment ces troisniveaux s’intègrent les uns aux autres par lejeu de divers mécanismes cérébraux. Il ne s’agi-ra, ni de donner un cours d’anatomie cérébra-le, ni de fournir un aperçu exhaustif des pro-

Le rire est l’aboutissement d’opérations menées à différents niveaux

du traitement de l’information : les niveaux psychique, cérébral et

moteur. Ces trois niveaux s’intègrent les uns aux autres par le jeu de

divers mécanismes cérébraux.

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cessus cérébraux en jeu, mais plutôt de don-ner un cadre général réunissant « cerveau » et« rire ».

L’avènement des techniques d’imagerie céré-brale a permis de répondre à de nombreusesquestions, et on pourrait être tenté de croire quequelques bonnes images suffiront à rendre comp-te de la fabrication cérébrale du rire. Ce seraittrop beau, et surtout trop simple. À premièrevue, le rire est associé à un affect de joie, uneémotion de plaisir procurée par une situationcomique. À y regarder de plus près cependant,beaucoup d’autres aspects doivent être pris encompte.

Incongruité

D’abord, le rire peut être provoqué par desstimulations externes (visuelles, auditives, soma-tosensorielles) ou internes (un souvenir, une situa-tion imaginée) qui véhiculent une forme d’in-congruité les rendant précisément « comiques ».Ensuite, le rire est parfois une activité réflexe,sans traitement cognitif, déclenché par un cha-touillement ou l’inhalation de gaz hilarant. Lerire peut aussi être dissocié de toute émotion dejoie, par exemple pour répondre à certaines exi-gences sociales (se forcer à rire) ou faire face àun état de tension interne (et dans ce cas, l’émo-tion sous-jacente est plutôt la peur : c’est le « rirejaune »). Enfin, le rire est sujet à d’importantesvariations individuelles : ainsi, une scène qu’unsujet trouve déprimante peut être perçue commehilarante par un autre. Pour comprendre ces dif-férentes facettes du rire, et se faire une idée pré-cise des mécanismes cérébraux qui le sous-ten-dent, il faut combiner plusieurs sourcesd’information.

Un premier ensemble de données est consti-tué d’observations issues de la pathologie du rire.On connaît par exemple le fou rire prodromique(rire aberrant, non contrôlé, éclatant soudaine-ment, sans joie ni plaisir) qui existe (à côté debeaucoup d’autres symptômes), dans trois affec-tions neurologiques particulières : la scléroselatérale amyotrophique, la sclérose en plaques,et les atteintes pseudo-bulbaires. Suite à un acci-dent vasculaire cérébral, un patient de 51 ans semet plusieurs fois par jour à rire ou à pleurer enprésence d’événements ne devant normalementpas susciter de tels comportements; ce patient esttout à fait conscient du caractère inadapté deson comportement.

Autre exemple : le riredes épilepsies gélastiques. Ils’agit d’un rire triste,creux, survenant sansmotif apparent, et s’ac-compagnant souventd’autres symptômescaractéristiques des épi-lepsies (chute avec perte de connaissance, parexemple). Une patiente de 35 ans présentaitdepuis l’âge de 15 ans des crises d’épilepsieaccompagnées de rires ou de pleurs sans qu’el-le éprouve la moindre joie ou tristesse ; placéeface à un miroir, elle se disait particulièrementintriguée par la discordance présentée entre sonexpression faciale et ses sentiments. Un examenélectroencéphalographique mit en évidence desfoyers épileptiques au niveau frontal gauche. Sei-ze mois après l’ablation du foyer épileptique, lapatiente ne présentait plus ces comportementsanormaux, mais conservait tout à fait intacte sacapacité de rire.

Le rire pathologique ne reflète donc aucuneémotion de joie ou de plaisir ; il n’est pas sous lecontrôle du patient et est toujours inappropriédans le contexte où il survient. De plus, il estassocié à des lésions spécifiques (les régions pon-to-mésencéphaliques, le thalamus ou les gan-glions de la base sont généralement touchés dansles cas de fou rire prodromique, tandis que l’hy-pothalamus et les régions frontales sont généra-lement mis en cause dans le cas des épilepsiesgélastiques). Ces lésions correspondent à la des-truction de certaines zones cérébrales pouvantexpliquer ces comportements anormaux.

Stimulations électriques

Un second ensemble important de donnéesest tiré de la neurophysiologie neurochirurgicale.Dans certains cas d’atteintes neurolo-giques se traduisant par des mouve-ments involontaires réfractaires aux trai-tements médicamenteux habituels, il estpossible à ce jour d’implanter des élec-trodes au niveau intra-cérébral afin decontrôler ou d’atténuer ces symptômes.Le traitement consiste à produire unefaible stimulation électrique destinée àinterrompre le signal cérébral causant les symp-tômes (douleur, tremblement, rigidité). On a, decette manière, montré qu’il était possible d’évo-quer le rire en stimulant diverses régions céré-

Le rire est un phénomènecomplexe, résultant demultiples interactions entrediverses structures cérébrales.

Parler pour ne rien dire et nerien dire pour parler sont lesdeux principes de tous ceux quiferaient mieux de la fermeravant de l’ouvrir. (Pierre Dac)

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brales telles que le gyrus cingulaire antérieur etles régions orbitofrontales, les gyri fusiforme etparahippocampique, ainsi que le gyrus frontalsupérieur gauche, plus connu sous le nom de« partie antérieure de l’aire motrice supplémen-taire ». Il est à ce stade important de soulignerque, contrairement aux « rires pathologiques »,ces rires évoqués par stimulation électrique intra-crânienne de régions cérébrales sont toujoursaccompagnés d’une sensation réelle de joie et deplaisir. De plus, pour autant que la stimulation élec-trique touche les régions frontales, les sujets justi-fient leur rire en expliquant que tel ou tel élé-ment de leur environnement est drôle oucomique. Enfin, la force du rire semble bien liéeà l’intensité de la stimulation électrique : unedécharge électrique faible induit un simple sou-rire, alors qu’une décharge plus puissante peutsusciter un fou rire extrêmement contagieux.

Enfin, un troisième groupe de données com-mence à se constituergrâce à l’utilisation deméthodes d’imageriecérébrale sur sujetssains. Ainsi, on arécemment montréqu’un rire induit parune scène visuellecomique (tirée parexemple de la sériebritannique Mr Bean)entraîne l’activationdiffuse de nombreusesstructures cérébrales,à savoir l’aire motricesupplémentaire, les

régions occipitales et occipito-temporales, le cor-tex orbitofrontal ainsi que les régions préfron-tales.

Un phénomène complexe

Les ensembles de données que nous venonsde résumer très schématiquement concourent àdéfinir le rire comme un phénomène complexe,résultant de multiples interactions entre diversesstructures cérébrales.

Sur le plan cognitif, on peut considérer qu’ily a tout d’abord perception d’une incongruité,assortie d’un effet de surprise, aboutissant à unereprésentation mentale qui qualifie de « risible »la situation traitée. Cette représentation, chargéed’un affect de plaisir, commandera l’exécution

d’un double programme: celui de la connexionplaisir risible - rire, et celui de l’exécution motri-ce du rire.

Prenons l’exemple d’un rire déclenché par lavision d’un film comique. La perception des infor-mations visuelles sera tout d’abord assurée parles régions occipitales et occipito-temporales ducortex (les mêmes qui sont activées par le récit deblagues) ; ces régions seraient impliquées dansla détection d’une « incongruité » sous-jacente àune émotion de plaisir. Ces informations seraientreliées à deux zones cérébrales étroitement inter-connectées, à savoir les régions limbiques (et par-ticulièrement, le cortex cingulaire antérieur), ain-si que les régions orbito- et préfrontales. Le cortexcingulaire antérieur jouerait un rôle primordialdans la coloration affective des informations per-çues, tandis que les régions orbito- et préfrontalesassureraient le vécu conscient de la situation deplaisir et sa transduction en un programmemoteur, en même temps qu’elles exerceraient uncontrôle inhibiteur sur le rire. Ce contrôle se feraitvia des connexions avec le cervelet, qui auraitun rôle important dans l’ajustement de nos com-portements au contexte social.

Les structures cérébrales impliquées dansl’exécution motrice du rire témoignent égale-ment d’interactions complexes. Ainsi, commementionné ci-dessus, le cortex frontal avec seslobes préfrontaux serait une structure de contrô-le et de programmation double : celle de laconnexion plaisir risible - rire, et celle de la pro-grammation motrice du rire. En effet, les airesfrontales motrices supplémentaires sont impli-quées dans le planning, la décision et les com-posantes complexes du mouvement, jouant unrôle capital dans la préparation de l’exécutiond’un acte moteur. Ces structures sont étroitementreliées aux ganglions de la base, et notamment leputamen, formant via le thalamus un circuitmoteur cortical (frontal) -sous cortical (ganglionsde la base). L’ensemble de ces informationsseraient alors intégrées au sein de l’hypothala-mus, qui jouerait un rôle de centre de coordina-tion du rire.

Bien qu’encore débattue de nos jours, cetteconception des mécanismes cérébraux à la basedu rire est séduisante, en ce qu’elle parvientnotamment à expliquer et à intégrer les diversesinformations présentes dans la littérature. Ainsi,le fou rire prodromique, caractérisé par son appa-rition brutale et sans raison apparente, est consi-déré aujourd’hui par certains auteurs comme

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relevant d’une altération des circuits reliant lecortex frontal au cervelet via le thalamus. Cesconnexions auraient pour fonction principalel’ajustement du rire au contexte social et cogni-tif dans lequel se trouve la personne. Une lésionau niveau de ce circuit entraînerait dès lors un rirepathologique, en ce sens qu’il n’est ni adapté à lasituation sociale dans laquelle il est émis, ni asso-cié à une situation cognitive jugée risible.

De même, les épilepsies gélastiques se caracté-risent par des phénomènes de rire pathologique,associés généralement à des lésions situées auniveau de l’hypothalamus, des régions frontaleset/ou temporales. En raison de ses multiplesconnexions, l’hypothalamus réalise l’intégrationdes différentes informations nous menant à rire.Une altération de cette structure pourrait doncexpliquer pourquoi un patient épileptique se metà rire alors qu’il se trouve en présence d’infor-mations qui n’ont strictement rien de risible. Demême, un foyer épileptique au niveau frontalpourrait rendre compte d’un rire pathologiqueévoqué sans raison apparente, alors qu’un foyerépileptique au niveau temporal serait capable destimuler un rire associé à un affect de joie, étantdonné que ces régions sont impliquées dans ladétection d’une incongruité dans les informa-tions que traite le patient.

Enfin, de nombreuses études ont mis en évi-dence des rires évoqués par des stimulations élec-triques intra-crâniennes. Nous avons indiqué quela stimulation électrique des régions occipito-temporales et parahippocampiques, des cortexfrontal et orbifrontal et du cortex cingulaire anté-rieur évoquent des rires accompagnés d’un sen-timent de joie ; cette observation soutient ferme-ment les hypothèses avancées quant au rôle quejoueraient ces différentes structures dans l’exé-cution du rire.

De façon très simplifiée, on peut donc conclu-re en disant que le rire est le produit d’interactionsdiverses et d’opérations diffuses au sein du cer-veau. Cette activation diffuse est sous-tendue,d’une part, par la partie occipito-temporale du cer-

veau – qui s’occupe de la perception des événe-ments du monde extérieur et de leur comparai-son aux informations déjà stockées en mémoi-re –, d’autre part, par les zones limbiques – quis’occupent de la coloration émotionnelle de cesévénements – et enfin par les régions cérébralesfrontale et sous-corticale, qui s’occupent de l’adé-quation de ce comportement aux règles socio-culturelles et de sa traduction en comportementmoteur.

Relevant d’une fabrication remarquablementsophistiquée, le rire apparaît ainsi comme le pro-duit d’une histoire pluridimensionnelle dontnous n’avons qu’esquissé les contours. Sansoublier ni minimiser ses composantes étholo-giques, philosophiques ou anthropologiques, lerire est un phénomène émotionnel et social quinaît dans l’interaction complexe de mécanismescérébraux. Percevoir des informations, les traiterpour en extraire le sens, les « colorer » affective-ment, les situer dans un contexte social et cultu-rel, programmer et effectuer une réponse com-portementale adaptée à notre environnementsocial mais aussi à notre histoire individuelle :notre cerveau rit, tout comme il peut aussi luiarriver de pleurer. �

Matière à rire

Vous savez que j’ai un esprit scientifique. Or récemment, j’ai fait une découvertebouleversante ! En observant la matière de plus près, j’ai vu des atomes…qui jouaient entre eux… et qui se tordaient de rire ! Ils s’esclaffaient !Vous vous rendez compte des conséquences incalculables que cela peut avoir ?Je n’ose pas trop en parler, parce que j’entends d’ici les savants : « Monsieur, le rireest le propre de l’homme! » Eh oui… Et pourtant! Moi, j’ai vu, de mes yeux vu des atomesqui : « Ha, ha, ha ! »Maintenant, de quoi riaient-ils ?… Peut-être de moi ?… Mais je n’en suis pas sûr.Il serait intéressant de le savoir. Parce que, si l’on savait ce qui amuse les atomes, onleur fournirait… matière à rire. Si bien qu’on ne les ferait plus éclater que de rire. Etque deviendrait la fission nucléaire ? Une explosion de joie ! (Raymond Devos)

D.R.