Revue Regards HS#1 V23

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1 regards jean-françois bauret pascal ferro lucie et simon michel peiro fernand pio frédérique plas charlotte tanguy b. vollmer revue de photographie regards ”écrire une image” HS #1 carlos barrantes

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hors serie #1

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r e g a r d s

jean-françois bauretpascal ferro

lucie et simonmichel peirofernand pio

frédérique plascharlotte tanguy

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r e v u e d e p h o t o g r a p h i e

r e g a r d s

”écr i re une image”

HS #1

carlos barrantes

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écr i re une imageséries photographiques de carlos barrantes

Préface. Elie Puigmal. p 3

Un jour partons. p 4Photographies inspirées des ”Fleurs du mal” Poèmes de Charles Beaudelaire

Yo soy. p 32Photographies extraite du livre ”Yo Soy” ( Je suis)Travail en collaboration avec l’écrivain Lourdes Duran.Textes écrits lors de l’Atelier d’écriture de la Bibliothèque Municipalede Saint-Estève.

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Préface

Depuis plusieurs années, la Commission Culturelle et la Bibliothè-que Municipale de Saint-Estève s’efforcent de valoriser la lecture, l’écrit, et la créativité sous toutes ses formes. C’est dans cette perspective, ambi-tieuse mais passionnante, qu’elles ont organisé en 2009 un atelier d’écriture original en partenariat avec le photographe Carlos Barrantes. ”Écrire une image” est donc né d’une rencontre, celle de deux langages, deux façons d’appréhender le monde : les images et les mots. Ainsi, de mai à octobre, 19 participants se sont inspirés de la série ”Yo Soy” pour écrire les textes présentés ici. Artiste reconnu et exigeant, dont la technique est au service du seul Art Photographique, Carlos Barrantes porte sur le monde un regard qui lui est propre. Qu’elles cherchent à saisir l’essence d’une identité (Yo Soy) ou qu’elles incarnent la poésie des Fleurs du Mal (Un jour partons), ses photographies sont toujours le fait d’une vision très personnelle. J’ose-rais dire qu’elles ont du caractère. S’emparer de son univers pour le passer au crible du langage et de sa propre imagination n’était donc pas chose aisée pour celles et ceux qui figurent dans ces pages. Et pourtant, si l’on en juge par la qualité du résultat, le défi méritait d’être relevé. J’ajouterai que ”Écrire une image” est le fruit d’une volonté, la nôtre à Saint-Estève, de défendre la culture populaire dans son acception la plus noble. Porter et mettre en lumière ce type d’initiative, c’est nourrir la rencontre, l’échange, l’ouverture : l’expression de nos richesses intérieures et collectives. Autant de valeurs partagées par tous les partenaires qui ont contribué à la réussite du projet (Carlos Barrantes, bla-blART, Regards, Les Tréteaux Stéphanois). Une belle expérience donc…dont il nous faut maintenant inven-ter la suite.

Elie PUIGMALMaire de Saint-Estève

Conseiller GénéralVice-Président de PMCA

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Carnet d’artiste, ”UN JOUR PARTONS”.

Référence littéraire”LES FLEURS DU MAL” de Charles BAUDELAIRE, extraits de ”LE CHAT” (Spleen et Idéal) et ”UN VOYAGE” (La Mort). Edition limitée à 15 exemplaires + 5 ex. H.C., signés et numé-rotes par Carlos BARRANTES.

Chaque exemplaire contient 21 pages non reliées (13 photogra-phies) + couverture.

Les impressions ont été réalisées en DIGIGRAPHIE (Impression Pigmentaire Numérique),Sur du papier, 32x32 cm: ARCHES / Pure White Soft, 310 g. et CANSON / Calque Satin, 90 g.

www.carlosbarrantes.com

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Photographies extraite du livre ”Yo Soy” ( Je suis), Lunwerg editores.Travail en collaboration avec l’écrivain Lourdes Durán pour le livre Yo soy ( Je suis).

Carlos Barrantes remercie: Ahmed, Alex, Alia, Bilal, Chiu Ngor, Emilie, Francisco, Heber, Hristina, Jaime, Juliana, Lis, Madiop, Mayari, Miguel, Mohamed, Paola, Pilar, Sali, Shamil, Susana, Syla, Tania, Víctor Hugo et Wei pour leur confiance.

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Yo soyJE SUIS

Assis, j´écoute sa voix. Ses paroles se transforment en images. Fragments de la personne que j´écoute et regarde, que je ressens; qui n´a pas de visage car elle n’est personne, elle est nous tous.

On nous intime l’ordre d’identifier cette voix, ses traits se transforment en lettres, ses contours, en lignes. Paraphe sur le fragment d’un être identifié comme citoyen.

Carlos Barrantes(Trad. Carole Louis)

UN SEUL CORPS

Tout être humain – en tout lieu, à tout moment – va et vient ; il goûte des saveurs distinctes ; il touche, frappe ou caresse de manière différente des textures différentes ; sur son visage, les yeux de tout être humain regardent des regards et des paysages très différents entre eux; et ses oreilles perçoivent des univers sonores pluriels… Mais les pieds et les genoux de cet être qui chemine, en tout lieu, en toute direction, sont faits du même matériel et se ressemblent toujours. Le mécanisme du goût est le même chez tous les humains. Les mains humaines ont généralement cinq doigts. Les yeux de tout être humain sont toujours des yeux potentiellement greffables et toute oreille pourrait percevoir n’importe quel son. Tous les êtres humains perçoivent de la même façon ; simplement, ils ne perçoivent en général pas la même chose. Le corps nous unit car il nous permet de nous reconnaître comme humains. Nous avons tous un nombril. Les belles – et inquiétantes – images de Carlos Barrantes peuvent servir de support à cette conclusion : le corps, comme la chan-son, est toujours le même, une mélodie non écrite qui ne peut se prêter qu’à des versions. Chaque photographie saisit un fragment de cette matérialité qui est à la fois unique et infiniment diverse. Elle rend possible de penser l’humanité comme un puzzle colossal, dans lequel un corps complète et continue un autre corps. La main d’un Sud-américain se trouve dans un corps dont la nuque est slave, mais dont le pied est africain, tandis que ses cils pourraient être hindoustaniques et ses cheveux trahir une origine caucasienne. Chaque corps humain a son accent mais son langage est le même tout comme sa peau universelle.

Manuel DelgadoProfesseur d’anthropologie

à l’Universitat de Barcelona(Trad. Carole Louis)

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Ma main sur la tiennePosée

Ta main sur ma peineOsée

Ta main la mienneQui sait

Mon cœur essaimeNos plaies

On voit à peineVoilée

Pudeur extrêmeTouchée

La vie s’égrèneJe vais

De N en MEn P

Eva de Roffignac

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MAIN LIBRE Mélancoliques et rauques,Les notes bleues s’échappent par la haute fenêtre.

Elles dépassent le mur du silence, le mur de la honte, le mur des lamentations ;Murmures… Les notes garances fredonnent les noms de Garcia Lorca, Michel, Jarra, Moulin, Gandhi, De Gouges, Luther king, Politskovskaïa ; et tant d’autres encore… Gémellaires, les blanches et les noires, Incrustées sur le bois de table, virevoltent… Légère mais avec détermination, la main interprète la partition ;Elle écrit ton nom, Liberté…

Estelle Tico Claverie

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EXIL

A l’aube blême,Sur tes géographies phénotypéesSe lisent les stigmates de l’exil.

Tu te souviens.

De ces chemins que tu as foulés.De ces rivages que tu as contemplés.De cette langue que tu parlais.

Dans les silences, bafouée,Loin de tes origines,Tu habites ton nom.

Tu te souviens.

De ceux qui ont disparu.De la femme que tu aimais.De l’enfant que tu n’auras jamais.

Seule, tu erres dans cette ville nouvelle,En quête de sens et d’essentiel ;Tu vis hors le monde réel.

Tu te souviens.

D’un soleil éblouissant et de la pluie noire.Des cris déchirants et du visage des Moires.Des ombres sur les trottoirs.

Ils ont blessé ta vie,Irradié ta mémoire.Fracture.

Tu oublies.Tu essaies d’oublier.Tu n’oublieras pas.

Pour exister,Tu déchires le passé à pleines mains ;Bientôt, des étincelles jailliront de tes orties…

Estelle Tico Claverie

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SUR LES PAVÉS

Nani roulait sans but dans la ville encombrée. Il carburait au bon-heur.Les petites roues de son scooter caressaient l’asphalte tout frais et rebondissaient en douceur sur les portions encore pavées. Sans heurts qui ne puissent troubler sa délicieuse humeur. Le moteur lui-même semblait s’appliquer à ne pas le déranger tel-lement il ronronnait docilement. On aurait dit que la fidèle ma-chine faisait corps avec lui. Calme et disponible.Nani sentait les mains de sa copine agrippées à son abdomen un peu trop « kronembourg » pour son âge. Il faut dire que les longs moments à refaire le monde dans les cafés étudiants l’avaient passablement privé de sport ces derniers temps. Il avait abusé d’une diététique d’urgence à base de « panini », faute de temps et d’argent pour cuisiner ou se payer une table correcte. Sérieu-sement, on ne peut considérer les courses nocturnes entre les barricades comme une activité sportive même s’il avait fait d’in-discutables progrès au lancer du poids et au cent mètres.Les petits doigts taquins lui pinçaient parfois les bourrelets com-me pour lui rappeler une agréable présence. Inutile, car toutes ses pensées étaient pour elle. Son sourire mutin, sa silhouette féline qui rendait jaloux les copains, sa voix claire et sa détermi-nation rassurante. Maintenant, elle était là près de lui, pour lui seul. Heureux d’elle. D’un regard, dans les vitrines il voyait pas-ser le reflet de son bel équipage. Cette frémissante robe à fleurs qui voletait un instant autour de ses longues jambes musclées lui provoquait des frissons qui l’élevaient un peu plus dans son nuage. Tellement heureux, tellement libre qu’il pourrait voler. Il devinait même des regards peu discrets sur sa belle amazone. Cela le rendait fier et encore plus content de lui.Les rues de ce mois de juin portaient encore les stigmates des chaudes nuits de mai. Le véhicule devait parfois éviter des trous béants dans la chaussée ou des obstacles imprévus. Nani allait où les roues de son scooter le conduisaient. Il rêvait. Bien droit sur son siège en skaï, il se laissait porter par le temps. Point de lutte inutile contre la montre. Pacifié et tranquille il jouissait sans entraves de cette douce matinée de printemps. Collée contre son dos, il sentait la poitrine de celle qui était son avenir. Elle lui

enserrait très fort la taille comme pour ne pas se perdre. Son futur dégageait un fort parfum de complicité. Tout allait changer désormais.Nez au vent, il savourait l’instant présent. Il n’avait qu’une envie: durer ainsi, prolonger à l’infini la balade. Parfois, il saluait de la main des gens qu’il ne connaissait pas. L’humanité entière devenait sym-pathique. Oubliées l’euphorie et l’excitation des dernières nuits, finis les cris, le feu et la fumée. Satisfait d’avoir secoué les certitudes des aînés, égratigné les habitudes de ses parents, côtoyé l’utopie, inventé des solutions hasardeuses, lancé des idées improbables, et ce, jusqu’à l’aube, jusqu’à l’épuisement. Des heures de palabres, des courses nocturnes effrénées, il n’en voulait plus maintenant. Pourtant ces zones de turbulences n’étaient pas si loin et il sentait le dépit tout près. Confusément Nani devinait la déception des co-pains et fuyait cette contagion destructrice.Le scooter, léger et fluide avançait au gré de la circulation, à l’ins-tinct, à l’insouciance, au plaisir. Jubilation totale de voir la ville, sa ville, si belle autour de lui.Les jardins, les canaux et les places prenaient des teintes nouvelles. Il s’appropriait le paysage urbain et lui donnait une âme humaine. La passagère pesait sur ce regard nouveau. Elle en était la cause, la raison majeure, et il le savait. Maintenant qu’il avait découvert sa vérité, il flottait, insouciant, étranger à l’agitation des rues. Il était devenu le passager d’un état jubilatoire qui l’enveloppait.En cherchant à transformer son présent, il avait trouvé son futur.Pourtant, demain, Nani, roulerait sans but dans la ville encombrée.

Maurice Piferrer

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LA MAIN LEVÉE

Amis de la lecture, amis de l’écriture, je vous salue bien bas.Compagnes et compagnon (au singulier) de la page blanche, écriveuses et écriveur fidèles et inventives (ici la primauté du féminin sur le masculin s’impose de fait et tant pis pour la sacro-sainte grammaire), manipulatrices du verbe et de l’éloquence, tricoteuses de belles phrases, brodeuses de fraîches nouvelles ou de drames sans nom, créatrices de contes merveilleux ou réalistes, affabulatrices d’anecdotes croustillantes, ciseleuses de poèmes subtils, auditrices attentives...... je vous dois toute ma gratitude et mon respect.La main levée, devant vous, je jure fidélité au TEXTE . Primitif ou élaboré, simpliste ou complexe il est toujours en tous temps et sous toutes les latitudes l’expression d’une pensée nouvelle, unique et singulièreEcrire pour être lu. Ecrire, pour crier, émouvoir ou convaincre. Pour partager, toujours.Ecriture: fondatrice, d’abord et avant tout, de la culture popu-laire. Gardienne de la mémoire collective et témoin de nos racines.La main levée, j’affirme que chacun de nous renferme des ri-chesses secrètes et inexplorées.Toute phrase peut être une pépite rare, révélatrice d’idées fécon-des auparavant bridées par le carcan des conventions.La main levée, j’assure mon soutien indéfectible aux initiatives qui favorisent l’émergence de tels trésors. Enfouis et endormis au fond d’un groupe, voilà qu’ils éclaboussent la surface d’un quotidien souvent morose. Une proposition, un lieu, un thème, des anonymes qui se ren-contrent, et voilà que des bulles de plaisir habillées de mots éclairent l’instant. Hola! N’en jetez plus, la page est pleine. Bulles oui, mais de savon qui éclatent aussitôt au grand air me direz-vous! Qu’importe! Le chef-d’oeuvre est peut-être déjà sur son tremplin. Miracle du collectif face au repli du solitaire. Surprise d’une lec-ture bue jusqu’à la dernière syllabe par quelques oreilles concer-nées. Découverte d’une émotion inconnue donnée ou reçue par

le retour de son propre écrit.La main levée, j’exhorte Carlos à venir constater les hommages collatéraux de ses clichés. Livrés en pâture à des piranhas de la concordance des temps, ses noirs et blancs ont donné plus de blues à nos âmes que de frémissements à nos zygomatiques. Accidents de mobylettes, petites filles déchirées, marins perdus, enfermements, reconduites à la frontière, mais aussi de délicates poésies et proses subtiles. Pour toute cette prolifique inspira-tion que tu nous as offerte tu figures aussi au palmarès des gratifiables.La main levée, je demande qu’un haut lieu où la culture ne se-rait pas consommable en une seule prise soit dignement pensé. Un lieu à la hauteur des ambitions du peuple des livres, et du peuple tout entier, un lieu digne de cette création généreuse et roturière, un lieu de respiration intellectuelle où les neurones gloutons puissent s’exprimer et révéler de secrets talents, un lieu, ni étriqué, ni fermé sur lui-même où le souffle n’est plus coupé par la montée des marches mais par l’intensité des écrits, un lieu ou les rayons sont de soleil, où les livres espacés ne sont plus en boîte mais respirent à l’aise.Que ce lieu soit comme les cinq doigts de ma main.: large, aéré, ouvert....

La main levée, compagnes et compagnons (au pluriel cette fois)des pages grattées, amateurs de l’effort graphique, stakhanovis-tes du stylo, engageons notre modeste participation à cette heu-reuse initiative à propager l’envie de poursuivre ou d’essayer..... d’écrire bien sûr!

Maurice Piferrer

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TOUT BAS...

Ton pied caresse le solEn vague sur le sableDans l’onde paraboleTes courbes insaisissables

Tout bat en toiEn corps à corpsQuand te foudroieL’Amour Amor

Le tam tam vif et lentT’élance dans l’instantToi la femme et fée mèreAu destin ordinaire

Tout bat en toiÂme sauvageContre ces loisDe vie trop sages

Ton pied bat la mesureD’un rythme qui t’entraîneJusqu’à la démesureD’un corps que tu déchaînes

Tout bat en moiQui te devineFemme d’émoiFleur assassine

Tu es danses et chantsOscillance des mouvementsTu es transes en corpsDans l’intense des accords

Eva de Roffignac

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1. J’écris sans ratureMa vie de bohèmeSes points de sutureAux fils des je t’aime

2. J’écris sans ratureLe corps oxydéFrappé par l’usureD’un cœur abusé

3. J’écris sans ratureL’ombre qui me suitJusqu’au plus obscurDes sens interdits

4. J’écris sans ratureCette vie qui me nuitMaudites censuresMorsures des non-dits

5. J’écris sans ratureUne vie désertéeOù l’air désatureEt force à errer

6. J’écris sans ratureCes vents de folieBrisant la ceintureDes saintes homélies

7. J’écris sans ratureLa vie qui me fuitVers tant de futursDéjà dans l’oubli

8. J’écris sans ratureUne vie sans histoireLivrée en pâtureA l’aube des espoirs

9. J’écris sans ratureDes jours sans clartéJ’écris sans ratureMa vie de raté

NEUF FOIS VINGT… NEUF EN VAIN

Eva de Roffignac

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Je le regarde, je ne dis rienJ’attends, debout, près de la fenêtreJe sais ce qu’il va se passer,Je sais ce qu’il va me faireEt pourtant, je ne dis rien.Trop longtemps que cela dure, Trop longtemps que je me tais…Il s’approche de moi, respire fortIl me pousse vers le lit,Et tout recommence.. Sans que je prononce un mot.J’ai 13 ans, Cet homme, c’est le nouvel ami de maman Depuis qu’elle l’a rencontré,Elle est enfin heureuse.Et moi, jour après jour, Il me détruit…L’humiliation, la honte ?Je ne sais pas pourquoi je me taisEnfin si je le saisChaque fois, il me répète : « C’est notre secret,Surtout il ne faut pas en parlerSurtout tu ne dois en parler à personne »Alors moi, je pense très fort à maman, Et je continue à me taire.

Julie Gonzalez

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7h30Ouverture du café.Je viens d’arriver à Barcelone. Cette ville magnifique où j’ai rencontré Lola.Elle est française elle aussi. Elle est du nord, moi du sud.J’étais à Barcelone pour perfectionner mon Espagnol.J’y suis resté deux mois. Elle était là pour découvrir le pays.La première fois que je l’ai vue, je n’ai eu aucun doute,J’ai su que je l’aimerais toujours. C’était il y a un an,Les jours les plus merveilleux de ma vie.Depuis à part des lettres et des coups de fils, qui se sont vite espacés, je ne l’ai pas revue.Je ne peux pas vivre sans elle, la vie n’a plus aucun goût, plus aucun sens.Elle ne me répond plus que très rarement au téléphone et n’a pas répondu à mes deux dernières lettres.Cela fait six mois que je fais des petits boulots et que je mets des sous de côté pour cette journée.8h00Je commande un café.Dans ma dernière lettre, je lui ai envoyé un billet d’avion et donné rendez-vous dans ce café où l’on s’est rencontré.Je sais qu’elle viendra, j’en suis certain.10h00J’ai un peu faim, je commande une chocolatine et un jus d’orange.Je suis impatient de la revoir.

12h00Elle m’aime, je le sais, elle me l’a dit. Elle me manque.14h00Je me décide à manger. Mes yeux commencent à s’attarder sur la pendule.

16h00Elle a dû avoir du retard…Elle devait pourtant atterrir à 9h00 ce matin…J’espère qu’elle viendra.19h00J’ai mal au ventre.Je commence à me dire que peut être, pour elle, notre his-toire ne veut rien dire…En plus le cafetier me regarde d’un drôle air….Plus qu’une demi-heure et je devrais repartir.Allez viens Lola,S’il te plaît, dis-moi que tu as pris cet avion, que tu vas arri-ver et me serrer dans tes bras ! 19h30Fermeture du café.Je reprends la route.Je sens les larmes coulerLe long de mes joues sansParvenir à les arrêter.Aujourd’hui je sais,Que je t’ai perdu mon amour.

Julie Gonzalez

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RENCONTRE

Je t’ai rencontré au fil des pages qui se déroulaient sous mes doigts dans le livre « Yo Soy ». Furtivement, j’ai vu ton prénom et ta photo m’a interpellée. Pourquoi ? je ne sais pas …Peut-être me semblais-tu difficile à interpeller ou est-ce sim-plement ton visage plutôt flou qui me semblait difficile à décrire ?

Et maintenant, chose étrange, coïncidence, il faut que je parle de toi.

Ta couleur de peau est riche d’Histoire. Quelle Histoire ! Certains de tes ancêtres ont montré que certains comporte-ments d’autres hommes pourtant, étaient inacceptables et il a fallu l’abolition de l’esclavage et plus encore l’Apartheid pour nous convaincre que les hommes, de couleur diffé-rente, pouvaient jouir un jour des mêmes droits et que le meilleur est possible pour tous les Hommes.

D’ailleurs, je m’interroge, tu portes une chemise toute blanche comme pour mettre en valeur la « peinture sur ta peau ». Contraste des couleurs ou mise en valeur ?

Quant à ta musculature, elle semble être comme celle de-toutes les personnes de ton continent : très saillante et des-sinée. Comme tous les enfants, dès leur plus jeune âge, tu as cette silhouette et ces muscles de sportif, comme s’ils t’étaient transmis génétiquement afin que tu puisses réali-ser des performances sportives. Est-ce de la magie ?

Ta famille, tes valeurs familiales, comme l’entraide et le partage, font véritablement partie de toi. Les autres sont

si importants pour toi. Je sais que tu pourrais accueillir quelqu’un que tu ne connais pas, sous ton toit, lui offrir l’hospitalité sans rien attendre de lui.

Quant au sourire que tu portes à ta bouche, à cet instant, même lorsque les évènements ne s’y prêtent pas, c’est ta force, ce qui te permet de dire qu’il suffit d’un bonheur par jour et qu’on peut le trouver, parfois, même si on ne s’en doutait pas.

Je ne te connais pas. Il me semble te connaître …

Tu t’approches …

Frédérique Boutillat

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MALADIE D’ALZHEIMER

Maladie neurodégénérative du tissu cérébral qui entraîne la perte progressive et irréversible des fonctions mentales. Le mot « irréversible » me fait froid dans le dos. C’est la formation des plaques amyloïdes entre les neurones et à l’intérieur des neurones d’agrégats de protéi-nes tau formant les dégénérescences neurofibrillaires. Quoi ? Là j’ai pas tout compris, mais je n’inter-romps pas le médecin et je continue à écouter. Les symptômes les plus marquants sont l’amnésie (la perte du souvenir récent), l’aphasie (déficit du langa-ge), l’apraxie (déficit de l’organisation des mouvements), l’agnosie (déficit de la reconnaissance visuelle) et le déficit de la prise de décision et de planification. J’ai du mal à avaler ma salive. J’ai les mains moites. Mais comment le cerveau peut-il décliner ainsi ? La suite me fait encore plus peur. Les traitements. A ce jour, aucun traitement ne guérit la maladie. Seulement des médicaments permettant de retarder l’évolution en atténuant les symptômes. Des thérapies occupationnelles sont mises en place afin de sti-muler le patient : c’est une sorte de rééducation. Je suis prises de bouffées de chaleur et de sueurs froides. Qui peut-être assez fort pour encaisser ce choc ? Pas moi en tout cas. Comment va évoluer la maladie au cours de ces prochaines années ? Personne ne peut me le dire. Quelle maladie vicieuse. Elle vous ronge petit à petit. Je tourne la tête vers ma mère. Elle a le regard vide. Est-elle en train de réfléchir à ce que le neurologue vient de lui annoncer ou est-elle déjà déconnectée ? J’ai les larmes aux yeux ; elle reste impassible.

Nous nous levons toutes les deux, le médecin serre la main à ma mère. J’essuie les miennes sur mon jean pour ne pas qu’il sente leur moiteur. Il dit que nous allons être accompagnées, prises en charge, que nous ne serons pas seules… Bien sûr que je ne laisserai pas ma mère seule face à la maladie, enfin ! Nous montons dans la voiture. Elle n’a pas dit un mot depuis que nous sommes sorties de la clinique. Elle ouvre la bouche pour me dire quelque chose mais les mots ne sortent pas. Les larmes coulent sur sa peau si douce et si fragile. Je m’arrête au « Parc des 12 fontaines », l’endroit où elle à rencontré papa, où nous allions lorsque j’étais petite et où nous aimions nous balader, pique-niquer, faire du vélo le dimanche en famille… Depuis la mort de papa les escapades au parc se faisaient très rares, je dirai même inexistantes. Maintenant je prendrai le temps pour toi, ma-man, en espérant que ce lieu sera la dernière chose que tu oublieras.

Léa Cabrera

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TOUJOURS A LA BOURRE

« C’est pas vrai, c’était pour aujourd’hui ? …Attends, mais moi j’ l’ai pas écrit mon texte.…Comment ça, ça fait deux semaines qu’il nous a donné cet exercice ?…Attends, j’ regarde sur mon agenda.…Merde ! T’as raison.…Et, tout l’ monde va passer ?…Si t’es mon pote, tu me fileras ton texte s’il m’interroge, ok ?…Pourquoi t’es comme ça ? Quoi, j’ dois assumer ?…Si t’avais pas fait ton texte et que moi j’ l’avais, et ben j’ te l’aurais passé, ouais !…C’est bon ok, ok, j’ vais me débrouiller ! Pfff. J’ai plus qu’à prier, quoi ! »…Je baisse la tête, je croise les jambes et je joins les mains.« Faites que j’ passe pas.Faites que j’ passe pas.Faites que j’ passe pas. »…« Herber, vous voulez nous lire votre texte peut-être ? »…Je fais semblant de chercher dans mon classeur.

« Euh, c’est que… »…Driiiiiiiiing !!! La sonnerie. Ouf !« C’est l’heure, sortez tous on reprendra demain . »

Léa Cabrera

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IL ETAIT, ENFIN …

« La caque sent toujours le hareng »Tarni, les bras posés sur le toit de sa voiture flambant neuve - enfin presque - et le torse bien collé à la portière, pensait à ce proverbe.Kunyo, son père, lui disait souvent cela, enfin à chaque fois que Tarni émettait le désir de partir, de fuir, de s’enfuir de ce quartier de pauvres et de pauvreté !Cette vie de paumé, sans travail et sans argent, à traîner d’une rue sale à une rue bourbeuse, d’une pensée mélan-colique à une pensée amère, d’un rêve timide à un rêve ensoleillé. Il en avait assez de ces murs souillés, de ces fe-nêtres brisées, de ces portes arrachées, de ce ciel sombre et tourmenté.Tout ce gris lui donnait la nausée. Il avait gâché son enfance dans ces entrées d’immeubles délabrés, qui sentaient l’urine et le tabac froid. Son adoles-cence s’était attardée dans les bars glauques du quartier, à écouter les vieux parler encore et toujours de leurs rêves à l’abandon et des petites arnaques des plus jeunes sans volonté et sans ambition. Il était né, lui aussi, dans cette brouette mais il ne pouvait y rester, pas lui, non, pas com-me les autres !Il avait du talent, il le savait.Il lui fallait en faire quelque chose.Il lui fallait partir, ailleurs, loin, là-bas vers les couleurs, même si son père lui répétait souvent, trop souvent, qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.C’était sa culture à Kunyo ! Les proverbes ! Sans doute des proverbes chinois qu’il avait traduit à sa guise et au gré des circonstances qui pouvaient l’arranger.« Le passé te rattrapera toujours, lui disait-il, tu rêves mon fils et les rêves, ce n’est pour nous. »Un jour, dans un accès de colère, Kunyo lui avait même dit

que sa signature ne valait pas un clou ! Tarni avait trouvé cela particulièrement méchant.Kunyo ! Pauvre homme. Il ne lui en voulait pas. Il n’arrivait jamais à se mettre en colère contre lui. Kunyo et ses prover-bes ! Cela devait lui éviter de trop penser !Il le savait victime. Sa seule ambition avait été de vivre ou plutôt de survivre et, à l’époque, ce n’était pas rien.Tarni, lui, son fils, avait besoin de rêver. C’était ce qui le rendait fort. Et peindre, c’était sa condition d’existence. Il savait qu’il y avait un ailleurs où il pourrait être, en réalité.Il avait mis ses maigres économies dans l’achat de cette voi-ture d’occasion et d’un pardessus gris. Il avait bien rangé ses toiles sur le siège arrière de l’automobile et dans sa tête, il était déjà en partance.Il se trouvait beau dans ce pardessus gris. Chic même ! Beaucoup d’allure !Gris, le pardessus, en hommage à ce gris qu’il laissait der-rière lui.Il regarda ses mains, ses belles mains d’artiste. Il eut en-vie de les abriter, de les cacher, de les protéger pour cet ailleurs. Précieusement…son trésor !Son visage se détournait de ce passé. Il ne voulait pas regar-der son regard. L’image, dans le miroir …Il allait le découvrir !Il était déjà, enfin, un autre.

Marie Borghetti

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ÊTRE ET CONJUGUER

Deux images passées, retrouvéespuis colléesdeux profils, nez à nezdeux regards, dans leurs souvenirs, noyéslui, n’a d’yeux que pour elleelle n’a de lèvres que pour ses baisers.Je suis le témoin de cette histoire, belleJe suis le voyeur d’une rencontre exceptionnelle !

LE FUTUR, LE PRÉSENT, LE PASSÉ

Où en sont-ils de leur conjugaison ?entre euxun murmureune éternité…deux chemins parallèles, isolés.De ce temps, j’en ai fait des chiffonspour leurs plaies : les pansersur leurs visages consumés.

LE FUTUR, LE PRÉSENT, LE PASSÉ

Ils ont tout consommémais à qui sert de pleurersur quelque chose qui n’a pas existé ?Je suis le témoin de cette histoire virtuelleJe suis le voyeur d’une rencontre habituelle !Deux images, passées, retrouvées, recolléespuis déchirées.De leur rêve, je me suis détourné.

CONJUGUÉS, LES TEMPS S’ETAIENT ÉCHAPPÉS

Marie Borghetti

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RÉVÉLATION

Pensif, il attend. Il espère aussi. Le casting se terminera bientôt. Encore quelques efforts. Il aimerait tant participer à cette émission de télé réalité. Il séjournerait dans une villa, des jours durant sous les feux des projecteurs. Maintenant, c’est son unique objectif. Alors, il doit résister aux épreuves de sélection.Il a l’habitude d’endurer des épreuves. Elles jalonnent sa jeune existence. Né de parents inconnus, ballotté de foyers de l’enfance en familles d’accueil, il fut souvent rejeté. Bébé trop nerveux ! Enfant trop effronté ! Adolescent trop rebel-le ! Mais il sortira de l’ombre et affirmera son authentique personnalité.

Tout à coup, une voix retentit. Elle appelle les trois pos-tulants toujours en lice. Elle prononce son nom. Elle four-nit aussi des informations. Tous l’écoutent attentivement. Soumis à des critères de recrutement précis, ils franchiront encore une étape, ultime et décisive. Un seul candidat sera retenu.A la dérobée, il observe ses concurrents. Si le stress les ga-gne, il se lit forcément sur leur visage. Lui, refuse de cé-der à la panique. Mais a-t-il des chances de les devancer ? Son dernier atout le lui permettra-t-il ? A chaque épreuve, il avance son argument le plus percutant. Ainsi, il a dévoilé sa passion pour la peinture abstraite. Il a enfin osé montrer ses toiles. De surprenants tourbillons de couleurs éclatan-tes qui ont suscité des commentaires élogieux comblant son besoin éperdu de reconnaissance.

Surprendre devient son obsession. Elle, il veut aussi la surprendre. Ils ont eu une relation intense et fusionnelle. Mais elle n’a pas cru en leur avenir commun. Un jour, elle s’est éclipsée, le laissant désemparé dans une totale incom-

préhension. Elle a acquis sa place dans la lumière. Elle pré-sente avec succès, un journal télévisé.Alors comme elle, il a décidé de briller. Et pour l’impres-sionner, la télévision lui semble tout indiquée. Au vu et au su de tous, il prouvera qu’il est digne d’intérêt, de considé-ration et d’amour. Mais, l’a-t-elle aimé ? Peut-elle l’aimer ? Il compte aussi sur ses toiles pour l’émouvoir. Elle y décou-vrira ses sentiments car il peint toujours en pensant à elle.

Soudain, la voix se manifeste à nouveau. Elle l’invite à s’isoler dans une salle. Là, elle lui demande de révéler son secret, condition indispensable pour intégrer le groupe des participants à l’émission. Sera-t-il convaincant ? Il se lance.Elle, cette présentatrice du journal télévisé, c’est sa mère. Il n’a vécu avec elle que ce temps privilégié in utero puis elle l’a abandonné. Il détient une preuve. Une lettre glissée dans un dossier, à sa naissance. Elle, cette mère tant attendue y livre son identité, à son in-tention. Alors, il est prêt à la rencontrer. Et la télévision les rapprocherait, il le croit !La voix ne répond pas encore.Pensif, il attend. Il espère aussi signer le contrat qui scellera sa participation à l’émission.

Françoise Marty

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TENTATIVE D’ÉVASION

Lorsque Mélanie se réveillera, je ne serai pas près d’elle. Alors, elle bondira précipitamment hors du lit. Elle m’appellera. Elle prononcera maintes fois mon nom en variant les intonations. Leur crescendo trahira son impa-tience. Puis elle déploiera sa stratégie coutumière pour que je me montre enfin. Elle raffole de ce petit jeu puéril. Pour m’amadouer, elle dira des mots gentils. Il est vrai que d’ha-bitude, je n’y résiste pas. Mais aujourd’hui, je ne réapparaîtrai pas. Je suis las de cette existence qui ne me convient plus. J’ai décidé d’y mettre un terme.

Intriguée, elle poursuivra sa quête dans le jardin. La voyez-vous ? Elle en examine chaque recoin. Elle scrute avec insistance le feuillage fourni des marronniers. Elle croit sûrement que je m’y dissimule. Elle observe notre maison, promenant longuement son regard sur chaque ouverture. Elle ne remarque rien d’anormal mais elle ne me voit pas. Et là, elle s’inquiète. Elle a tellement l’habitude de partager avec moi ce moment matinal, empli de complicité. La vie auprès d’une femme aussi attentionnée vous semble idyllique. Et je vous soupçonne de m’envier !

Evidemment, il est agréable de résider dans une villa cossue, de se prélasser dans des canapés confortables. Et puis, Mélanie m’adore. Elle manifeste sans cesse son affec-tion sans bornes, me comblant de mille petites tendresses. Elle prépare des mets fins à mon intention. Elle s’empresse de satisfaire tous mes désirs. Ne suis-je pas gâté ? Tel un enfant, elle me couve. Eh bien, voilà le problème ! Je ne suis pas un enfant et j’étouffe. Cet excès de gentillesse devient pesant et se transforme peu à peu en un enfer dont je me sens prisonnier. Des rêves d’évasion envahissent constam-ment mon esprit. Et parfois même des idées noires, que je

réprime vite, rassurez-vous !Comment puis-je échapper à ce contexte, pour moi insup-portable ?

Elle doit comprendre mon envie de liberté et admettre cette légitime revendication. Seul maître de mes décisions, je contrôlerai ma vie en toutes circonstances. Si elle ne s’y résout pas, notre séparation est inéluctable. Une démarche s’impose : lui délivrer un message fort qui la conduise à une réflexion salutaire. J’entreprends donc une action choc. Je grimpe sur le toit de notre maison. Restée dans le jardin, elle pousse soudain un cri d’effroi. Elle m’a aperçu. Accep-tera-t-elle de prendre en considération mon besoin d’oxy-gène ? Comme un funambule, je me déplace sur le faîte de la toiture. Vous la voyez blêmir. Mais n’ayez crainte, je n’irai pas jusqu’à fracasser mes rêves sur le sol. L’espoir me soutient. Vous pensez que j’exagère de la traiter ainsi et que je suis vraiment bête de refuser cette existence dorée.

En effet, je ne suis qu’une bête. Je suis Pacha, son chat !

Françoise Marty

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J’avais imaginé cette scène bien des fois, aux heu-res les plus sombres de mes nuits, quand pour tromper l’angoisse et la mort je n’avais d’autre choix que de croire en l’avenir. Rentrer, fouler le sol auquel j’avais été arraché quelque cinq ans plus tôt. C’est à peine si j’osais descen-dre du train, craignant qu’une fois encore il ne s’agisse que d’un songe, que le quai ne s’enfonce bientôt sous mes pieds, comme la boue sous le poids d’un corps. Tout était vrai pourtant, et tandis que je quittais la gare et m’enfonçais dans le dédale des rues endormies, j’eus l’impression que la peur, un instant, m’abandonnait. Je pressai le pas néanmoins, ignorant la douceur de la nuit, les parcs aux pelouses impeccables, la beauté des façades devant lesquelles je m’étais arrêté si souvent. Elle seule occupait mes pensées, justifiait chaque mètre par-couru. Au détour d’une rue, je croisai mon reflet dans une vitrine : je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Voudrait-elle d’une ombre, d’un rien que le hasard avait épargné ? La réponse était là, au quatrième étage de cet immeuble dont je grimpais maintenant les marches. Dans la poche gauche de mon pardessus, une clé qui n’avait pas servi depuis trop longtemps. D’une main tremblante, je la tournai dans la ser-rure et poussai la porte de l’appartement. Elle était là, assise sur le divan, figée dans un profond sommeil. Sans doute avait-elle lutté pour m’attendre. J’observais son visage bai-gné par la lumière du couloir, buvais chacune des lignes qui en composaient la douceur. L’émotion me paralysait. Moi qui un peu plus tôt avais pensé chaque phrase, chaque mot à prononcer devant elle, je me voyais maintenant réduit au silence, incapable d’émettre ne fût-ce qu’un son. Je franchis enfin le seuil de la porte et, en une lenteur fébrile, comme si toutes les années qui nous séparaient avaient soudain pesé sur mes épaules, je vins m’accroupir à sa hauteur. Déjà ma main effleurait sa joue lorsque le bruit d’une porte arrêta mon geste. Je me retournai. Mes yeux

sondèrent la pénombre : l’enfant m’observait lui aussi, im-mobile et silencieux. Le visage croisé dans la vitrine me re-vint dès lors en mémoire, le visage de cet autre, cet incon-nu dont je portais le masque. Je le cachai dans mes mains qu’aussitôt des larmes emplirent. Quand je les baissai, l’en-fant avait rejoint sa mère sur le divan. Et en les voyant ainsi enlacés, lui me regardant sans mot dire, elle plongée dans son sommeil, j’oubliai soudain toutes les questions et les craintes qui me rongeaient. J’étais rentré chez moi.

Pierre Denizet

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Peu d’images me sont restées d’alors. Parmi elles, celle de ma mère tenant ma sœur dans ses bras, quelque part, en un lieu dont le souvenir m’échappe. A cette épo-que, le mal avait déjà entamé son œuvre, esquissé sur mes yeux les symptômes d’une nuit sans fin : bientôt une porte se refermerait entre le monde et moi. Leurs deux corps ne font qu’un, masse sombre dont la lumière sculpte les contours. Je devine une oreille, le bombé d’un front, le pâle scintillement d’une broche dans la chevelure maternelle. Presque rien. Là, tout proche, je les observe, les couve d’un regard que je sais condam-né. J’ai bâti mon existence autour de cette image, sans amertume. En somme, elle n’est guère différente de l’obs-curité qui aujourd’hui m’entoure. L’immensité noire où je chemine me rappelle la peau de ces deux êtres aimés, me nourrit plus qu’elle ne m’oppresse. Elle est cette toile où, sans cesse, je redessine le monde. « Et ton visage, me demande t-on parfois, t’en sou-viens-tu ? ». Le fait est que j’ignore mon visage. Longtemps, j’ai sondé ma mémoire dans l’espoir d’y retrouver celui que je fus un jour - un semblant d’identité auquel me raccro-cher. En vain. Mais ne vous y trompez pas, peu de choses nous séparent vous et moi : Nous courons tous derrière nous-mêmes. Dans cette nuit où demeure l’essentiel.

Pierre Denizet

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Il y a 25 ans, 25 ans déjà, mon CAP en poche, j’ai commencé à travailler comme apprenti chez Vaizon. « Quelle chance tu as d’être embauché là-bas, c’est du solide » s’étaient excla-més mes amis.

Mon tuteur, un ouvrier qui avait plus de 35 ans de maison m’a transmis patiemment son savoir et sa maîtrise du mé-tier. Il m’avait dit « tu verras, ici on respecte l’ouvrier qui travaille bien. Ne fais pas l’idiot, soit sérieux et tu pourras vivre correctement toi et ta famille ».

J’ai suivi son conseil et j’ai connu en 25 ans bien des chefs, des changements de machines, d’organisation du tra-vail. Face à la concurrence, on nous a expliqué qu’il fallait s’adapter. L’entreprise continuait, bon an mal an.

”Avant la crise, malgré les restructurations et les regroupe-ments, on se croyait intouchable”, commente Miguel. ”En fait, on est comme les autres : fragile ».

Miguel c’est mon collègue syndicaliste. Aujourd’hui, il est venu m’expliquer ce que nous avons obtenu après deux se-maines de grève ; ma première en 25 ans.

Il est fatigué, il fume beaucoup. Nous devons nous faire une raison et accepter la proposition de notre patron. La grève nous aura simplement permis d’améliorer notre prime de licenciement. Pas de sauver nos emplois.

Moi et ma famille sommes incapables de réagir, assommés. Alors oui, l’usine va fermer, alors qu’elle dégage des bé-néfices ! Et cette prime combien de temps nous permettra-t-elle de vivre ? Comment et où retrouver un travail ?Miguel répond à nos questions, les mêmes que celles que

d’autres lui ont posées avant, les mêmes que celles des pro-chains qu’il ira voir.

Il nous dit que lui-même a signé l’accord et nous montre sa signature au bas de la feuille.Il explique, chiffre, expose les différents scénarios sur ses papiers et conclu « L’époque Vaizon est morte, la culture Vaizon n’existe plus ». On s’en doutait depuis le rachat par une multinationale. Il ne reste plus qu’à tirer un trait sur 25 ans de notre vie et nos espoirs de stabilité. Pas facile.

Isabelle Ortiz

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IDÉS NOIRES

Que dire ? Comment réagir ?Voilà maintenant plus de 10 minutes que je suis devant mon café noir.Mes pensées se bousculent.Elles s’envolent avec les volutes du café emportées par une légère brise.Dans ma tête par contre c’est la tempête.La colère, le découragement, le sentiment d’injustice tour-billonnent.Le sentiment d’impuissance aussi.Les larmes voudraient monter mais la rage me les fait ra-valer.Je ne vais pas, en plus, pleurer !Toutes les bonnes résolutions, parties.La colère est là, au creux de mon estomac,M’empêchant de digérer la nouvelle.Incapable de relativiser,Avec l’envie d’en découdre, de revanche.Je suis devant un gouffre. Je n’ai plus la possibilité de reculer, Et avancer d’un pas me fera chuter.Piéger, c’est ça je me suis faite piéger.Je tourne en rond, aucune solution à l’horizon.Envie de baisser les bras, d’abdiquer.Voilà les larmes qui refont une tentative de noyer mes yeux.La lassitude arrive.Ca y est ! Mes yeux sont pleins de larmes mais elles ne cou-lent pas sur mes joues.Je ne peux pas pleurerIl paraît que cela fait du bien de pleurer, cela lave la tête. Mais je ne peux pas.

Fierté, colère, rage, je ne sais pas ce qui m’en empêche.Il faut que je rassemble mes idées, que je me calme.Je fixe un moment mon café, ma tête est vide.J’ai besoin de bouger.Alors, je me lève et je pars chercher la solution et l’apaise-ment dans l’action.Action aussi dérisoire que de marcher sans but peut-être, mais bouger.Et je laisse derrière moi le café dans lequel j’ai noyé mes pensées.

Isabelle Ortiz

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La parole accompagne chaque instant qui passe.Que serait la vie sans elle ? Ce sens d’une puissance illimi-tée est capable de générer en nous des ressentis tout à fait opposables. Parole de soutien, parole de vie, parole d’espoir….Parole de colère, parole d’ennemis, parole de manipula-tion….Comment régaler son être des premières paroles et trans-former les secondes en des gouttelettes ruisselant sur no-tre corps sans atteindre les abîmes de notre cœur…

La parole peuple l’air qui nous transporte dans diverses contrées où se profilent à tout point de l’horizon des ran-gées de ressentiments tels des guerriers apeurés, appelés au premier rang, attendant l’ultime assaut.Face à ce désarroi, un sentiment aura la primauté et s’ap-prochera de nous afin d’envahir notre âme de ses remous tantôt tumultueux tantôt apaisants. Sachons trouver la force en nous pour occulter toutes les paroles ravivant des douleurs héritées de nos ancêtres.Sachons regarder en nous afin de reconnaître ces blessures et les rendre ainsi inoffensives et improductives.Sachons diriger nos yeux vers un destin de paix, où les pa-roles seront partie prenante d’un univers de bonheur en lévitation.

Aurélie Arcour

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L’ECHAPPATOIRE

J’étais assis, les doigts et les jambes croisés, à me demander ce que j’allais faire de mon avenir, quand, me laissant hap-per par la chaleur de cette soirée, mon regard se posa sur la pointe d’une de mes chaussures, qu’un voisin du quartier m’avait données, tout fier, en guise de cadeau d’anniver-saire.

Je venais d’avoir dix huit ans et c’était des chaussures de foot…Je suis né au Brésil et depuis tout petit, le football est ancré dans notre mentalité.Tout cela peut vous paraître étrange mais quand on naît brésilien, ce qui est étrange, c’est de ne pas aimer le foot-ball.Déjà à la maternité, j’avais mon petit uniforme de l’équipe accroché sur la porte…...Depuis, combien de matchs j’ai pu gagner avec les gamins du quartier et mon ballon de papier !...Plus je regardais ma chaussure de foot et plus celle-ci pre-nait un blanc plus blanc et encore plus clair, comme les idées qui avaient à ce moment là traversé ma tête !....Mais oui Moi BAYOU, je deviendrai footballeur, footballeur professionnel !C’est certain, le football a bien été mon échappatoire, la seule possibilité d’améliorer mes conditions de vie, jusqu’à faire fortune. La chance m’a souri, comme elle sourira à d’autres… N’est-ce pas, Ronaldo, Ronaldinho ?!...Signé : Bayou DEGUENE

Sandrine Davi

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A MON PÈRE

Patiemment l’oiseau attend,Que la main de l’homme vers lui se tende.

Allez, aide-moi à m’envoler,Comme déjà enfant tu le faisais,

Dans tes souliers que ton père confectionnait, Vers nous tu t’élançais … !

Patiemment l’oiseau attend,Que l’homme, aujourd’hui dans son pardessus, fringant,Lui envoie un signe compatissant.

Mais rien ne bouge, dans ce décor épuré,L’homme qui avait su défendre, comme lui, sa nichée,Cet homme, que la vie avait frappé et gâté, un jour s’en est allé.

Patiemment l’oiseau attend,Que la main de l’homme vers lui se tende,Enfin pour s’y poser et près de lui reposer.

Sandrine Davi

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TES MAINS ME PARLENT

De petites peaux se dressent le long de ses ongles, des peaux arrachées avec les dents, rougies parce que trop dé-chirées, de petites peaux douloureuses sur ses phalanges gonflées. Ses ongles sont mâchés, grignotés jusqu’à la chair et ses doigts spatulés se crispent sur une cigarette.

Le tabac l’apaise, ses mains se calment et cessent peu à peu de trembler, elles frémissent, elles grelottent, elles soupi-rent comme après une course folle, vivantes, libres, comme dégagées de ce corps essoufflé. Il est monté dans ce bus arrêté en pleine campagne comme on se jette d’une falaise pour échapper à un danger plus grand encore. Les passagers lui ont jeté un regard fatigué, déjà las alors que le voyage n’a pas encore commencé. Leur indifférence l’enveloppe d’une pèlerine dans laquelle il peut se croire invisible, absent, pas vu, pas là. Les roule-ments de tambour du sang dans ses oreilles perdent de leur intensité, le silence assourdi, huileux, se troue par éclats de toux sèches, de raclements de gorge, de chuchotis postillonnés. Les sons retrouvent leur sens.

Il appuie sa tête contre le dossier et exhale un long souffle, un souffle qui rejette l’angoisse, qui rejette une peur cras-seuse, une peur à l’odeur de ces deux semaines passées, à l’odeur de pourriture oubliée…

. . . .

Il appuie sa tête contre le dossier et exhale un long souffle, un souffle qui rejette l’angoisse, qui rejette une peur cras-seuse, une peur à l’odeur de ces deux semaines passées.

L’air est chargé de sueur, de tabac, d’eau de Cologne gé-

néreusement éclaboussée. Le bus roule au milieu d’une végétation dure et brutale, sèche et caillouteuse. Il vibre doucement, se soulève sur les irrégularités du goudron abîmé par le gel.

Après de multiples arrêts dans des hameaux silencieux, dans des villages exubérants, la porte expire une dernière fois et s’ouvre sur le terminus. Le bus se vide de ses occu-pants.

Il reste assis, il descendra le dernier. Il n’est pas pressé. Per-sonne ne l’attend. Il ne sait pas où il va. Il a dormi d’un sommeil lourd et sans rêve, assommé de soulagement et de fatigue.

Un gros village, une petite ville, il n’en sait rien. Il fait beau, très chaud, étouffant, il respire à petits coups, dépliant ses jambes longues et maigres.

Le bus est reparti, les voyageurs se sont éparpillés. Il est debout sur la place, sort une cigarette, mâchonne le bout de ses doigts, le tour de ses ongles. Il a tiré trop fort sur une petite peau et saignotte un peu. Cette douleur pointue lui est familière, elle lui permet d’exister, elle le ramène à la vraie vie.

Un café sur la place. Il y entre, s’assoit, parle au cafetier : « une pression ».

Il va essayer de comprendre ce qui s’est passé pendant ces deux semaines où il a été entre la vie et le rien, entre le vou-loir et le lâcher, entre la désespérance et la lumière.

La bière luit doucement dans le godet dégoulinant de

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condensation et de rosée fraîche. Sa main s’approche et saisit le verre. Un long soupir…….. Sa main s’approche et saisit le verre.

Un long soupir de détente, son corps se relâche, s’aban-donne presque sous la fraîcheur du liquide ambré. Les pe-tites bulles claquent sur sa langue, le goût amer de la bière emplit sa bouche. Il rejette la tête en arrière, ferme les yeux. Ses pensées reviennent lentement à l’instant présent alors que son corps ne lui appartient plus. Ses os se délitent, ne le soutiennent plus, il s’amollit, il va glisser doucement de sa chaise sur le sol, il se lâche, il lâche prise, il tombe len-tement.

-« Ho Man !! ça va pas ? » Un grand noir se tient devant lui. Penché au-dessus de lui. Il ne voit que les yeux dont le blanc est jaune foncé, des yeux sombres dont il ne peut voir le fond. Son sourire montre des gencives, noires elles aussi. Seules ses dents sont blanches. Un blanc comme il n’en n’a encore jamais vu dans une bouche de blanc et comme il n’en avait jamais vu dans une bouche d’homme noir. Son esprit cherche sa place, il essaie de reprendre les comman-des de ce corps qu’il a poussé au bout de ses forces. Il se redresse, passe la main sur ses yeux, glisse sa langue sur ses lèvres ouvertes.-« ça va aller, merci ». Il lève les yeux vers cet homme im-mense, aux larges épaules arrondies.-« où on est ? » lui demande-t-il. L’homme sourit, il ne sait pas si il se moque de lui. Peut-être qu’il est tellement shooté qu’il a perdu pied.-« dans un coin perdu, aux pieds des Pyrénées, entre Perpi-gnan et Narbonne »-« oui, ça, je sais, mais autrement ? »-« les Corbières, le pays cathare, tu vois ? »L’homme en noir, l’homme aux maigres jambes, baisse la tête. Il mâchonne les peaux de ses doigts, ses dents grigno-

tent l’ongle jusqu’à la matrice, il connaît cette petite dou-leur vive. Il reprend pied dans sa vie, il retrouve ses appuis. Il se souvient de ce qu’il fuit.

Il se souvient de ce qu’il fuit, il se souvient de sa vie, sa vie, celle qu’il habite en ce moment, mais aussi de celle qu’il a vécue.

Le grand noir retourne au fond de la salle, se penche vers sa table, attrape sa tasse de café et revient s’asseoir devant l’homme aux jambes maigres. Aucune parole n’a été échan-gée, pas un regard n’a été croisé, aucun geste de conni-vence n’a été esquissé. Il s’assoit parce qu’il semble que ce soit la seule chose à faire. Cet homme très noir, très grand, très fort, pose ses coudes sur le guéridon de pierre dure et attend. Il ne dit rien. Les yeux baissés sur sa tasse, il tourne la cuillère dans le moka, le métal grince sur la porcelaine, le sucre est fondu depuis longtemps, le café est froid.

. . . .

Le café est froid, la chaleur est moite et il attend. Le ventila-teur grince, les pales brassent un air chaud, des moustiques se sont écrasés sur la tranche des hélices, un léger souffle tiède passe au-dessus de leurs têtes.

Juan tend la main vers son verre de bière et l’avale d’un trait.Juan, c’est ça, son nom c’est Juan. Il repousse son verre vide et pose ses mains croisées sur la table ronde. Il baisse la tête, lui aussi ; il ne dit rien, lui non plus ; et il attend. Il attend que les mots lui reviennent, il attend que ses mâ-choires se détendent et laisse le passage à sa voix. Sa voix qu’il cache, enfouie au fond de sa gorge. Il éprouve de gran-des difficultés à parler, il ne sait pas pourquoi. Il sait qu’il ne doit rien dire, ou peut-être sait-il qu’il ne peut rien dire.

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Le souvenir des jours passés lui revient, déchiré, en lam-beaux, méconnaissable. Puis s’échappe, happé par la fa-tigue, étiré jusqu’à l’effilochement, dilué dans le vide du silence.

Il devine le regard attentif de cet homme. Il ne le regarde pas mais il voit son t-shirt blanc derrière le plateau du gué-ridon, il voit aussi ses avant-bras couleur terre de Sienne. Cette présence tacite mais imprévue ne le dérange pas. Des images se bousculent puis disparaissent sans trace. Il croit en tenir une et elle file sans bruit. Juan porte ses doigts à sa bouche, seul ce réflexe de morsure le ramène à sa vie. Il arrache les petites peaux souvent, aussi souvent que ça lui est nécessaire. Avec étonnement il voit que ses doigts n’en portent presque plus les stigmates. Il faudra qu’il y ré-fléchisse, qu’il comprenne pourquoi ses doigts cicatrisent aussi vite.

D’une voix basse, presque chuchotée, il commence à dire. Il a fermé les yeux comme pour mieux retenir un visage, son visage à elle. Elle dort, les bras ouverts, les mains à moi-tié repliées.

L’homme, en face de Juan, ne dit rien, il ne le regarde pas non plus, il l’écoute. Oui, il l’écoute, il en est sûr, parce que ses mains tressaillent au passage des mots.

C’est une course poursuite entre ses pensées et leur fuite, il croit les attraper, les tenir, il croit leur donner corps par la parole mais elles se dispersent, se diluent et disparaissent dans les limbes, impalpables, désincarnées et bientôt invisi-bles. Il est fatigué….….

L’infirmier, grand gaillard antillais, se lève et coche la fiche cartonnée accrochée au pied du lit. Voilà deux semaines que ce malade qu’il veille est dans un coma artificiel. Le respirateur expire et inspire. Il lui parle, il ne sait pas si il l’entend. Il paraît que certains malades dans le coma enten-dent ce que l’on dit au-dessus d’eux. Les femmes de salle lui portent son café qu’il boit dans cette chambre. Il aime-rait tellement être le premier à pouvoir dire que Juan s’est réveillé. Il a cru voir ses doigts bouger, il le signale sur le papier quadrillé.

Anie Tor

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Vu de mes yeux d’enfants, ce rituel entre hommesReprésentait à mes yeux tout un symbole.

Connu et reconnu par eux seuls,Il faisait se lier les uns aux autres autrefois mes aïeuls.

Continuant ainsi la tradition, mon père, mon oncle et tous les autresElaboraient depuis toujours le même socle.

Solide rempart contre l’inconnu, signe de reconnaissance,Il était à la fois geste d’honneur ou de vengeance.

Plus tard je serai moi-même initiéDe la façon la plus simple et selon ma lignée

Je rentrerai dans la grande confrérieEt serai le porteur de leur flamme bénie.

Sonia Bachellerie

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Bobolino était gêné de revenir sur son passé. C’est qu’on le reconnaissait encore dans la rue et les fans, hommes ou femmes, le saluaient encore. Encore une fois, donc, il ac-cepta de parler de lui.Affublé de ses sempiternelles lunettes noires, il était prêt à parler.Le petit noir fumait sur la table, et c’est ainsi qu’il le préfé-rait. Il commença donc à se livrer. Ses mains commençaient à s’animer.Les autres clients du café le dévisageaient avec admiration. Sa belle chevelure noire et encore brillante pour son âge plaisait encore. Le journaliste armé de son magnétophone l’assaillait de questions. Pourquoi avoir arrêté les films éroti-ques ? Le reverrait-on dans un autre genre ? Si oui, quand ?Bobolino ne s’offusquait plus de la franchise des questions. Il n’aimait pas tourner autour du pot. Il prit le temps de goû-ter la température du café et avala une gorgée.« J’aimais ce que je faisais et comme vous le savez, mes parte-naires ne s’en plaignaient pas. Cependant, lorsque j’ai passé les 50 ans, ma prostate s’est rappelée à mon bon souvenir et j’ai du quitter les plateaux »Un attroupement discret s’était formé, non loin de l’ex-star et du journaliste. Bobolino savourait son café entre deux déclarations. Il savait qu’il ne donnait aucune information majeure, mais Bon Dieu que c’était bon d’être redevenu l’homme le plus regardé, même ici, dans ce café de la Piazza Roma.Du coin de l’œil, il observait le patron faire signe à son pilier de bar de baisser d’un ton, pendant que la patronne sor-taient de nouvelles chaises. Il reprit :« Je n’ai pas voulu revenir sur un plateau, ni pour un film érotique ni pour un autre d’ailleurs, car à partir de l’opéra-tion ma vie a changé ». Le journaliste surprit et heureux de son scoop à venir, le pria de continuer. Bobolino poursuivi: « Et bien cette opération ne s’est pas

passé comme prévue et malgré mes soi-disant amis du Show-biz, lorsque je suis tombé dans le coma, je me suis retrouvé bien seul à mon réveil !». Le coma ? Le journaliste ouvrit la bouche de saisissement. L’attroupement se répé-tait la question, pas sûr d’avoir bien entendu.« Oui, reprit la star, deux mois de coma qui ont changé ma vision des choses ». Un silence de plomb s’abattit dans le café. Ainsi donc, on aurait pu perdre une star nationale !Bobolino se passa une main dans les cheveux et la gent fémi-nine du café soupira. Toutes ici présentes, de la plus jeune ado à la grand-mère savourant son Café Latte, connaissait cet acteur. Du moins de nom, parce que ses films étaient tout de même pour un public averti !Les hommes se raclèrent la gorge, et le journaliste reprit vite le dessus. « Alors Bobolino, pouvez-vous nous raconter ce qui a chan-gé ? ». Avec un sourire éclatant, Bobolino joignit ses mains, fit glisser ses lunettes noires sur son nez et dit « je ne sais pas si cela peut encore vous intéresser, je préfèrerais en res-ter là ». Un concert de protestation s’éleva aussitôt. La configuration de la salle avait changé. On aurait pu alors penser être dans une émission de variété car les clients et autres curieux s’étaient entassés sur des chaises, face à l’ac-teur et formaient une audience attentive. A la droite de la star, le journaliste même s’était redressé en lançant « mais non Bobolino, nous serions tous curieux de savoir ce qui a pu à ce point vous transformer ? ». La star, baissa la tête, sûr de son effet et raconta enfin la tournure qu’avait pris sa vie.

Sonia Bachellerie

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BON ANNIVERSAIRE MON CHÉRI!

- Regarde ! Ca te plaît ? C’est moi qui l’ai fait pour toi...et Marinette m’a aidé. Tous les jours on y travaillait ensemble avant que tu rentres... Dès qu’on t’entendait ouvrir la porte du garage on le cachait sous le grand lit dans la chambre bleue...Je suis sûre que tu ne t’en es jamais aperçu... C’est Marinette qui a choisi les couleurs. Elle dit que c’est les couleurs que tu aimes, moi j’avoue que je ne savais pas que tu aimais le rouge et l’orange...

- Attends, attends, attention ça s’ouvre comme ça, Mari-nette, montre lui. - Mais dis quelque chose, je vois bien que tu es déçu. Tu aurais préféré encore une autre montre...J’aurais dû m’en douter... Mais dis quelque chose, tu vois bien que tu fais pleurer Marinette.

- Non, non ne pars pas s’il te plaît ! Ne sors pas... Pas aujourd’hui! Oh non tu n’aurais pas dû... Viens Marinette, viens mon cœur. On va manger tout le gâteau. Tant pis pour lui.

Adèle Vergé

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Quatre, pourquoi c’est encore moi qui m’y colle ?

Sept, huit, neuf, en plus ça pue trop par ici, en plus des chiens qui pis-sent y a les zonards qui viennent gerber, chuis sûr, ça pue la vinasse.

Douze, treize, avant-hier aussi c’était moi, j’aurais préféré trouver un p’tit coin peinard avec Lucie, cette fois elle m’aurait donné un baiser j’te parie

Dix-neuf, vingt, c’est vraiment nul de se retrouver coincés avec les nains et leurs jeux à la con, Lucie elle m’a lancé un sacré regard, on aurait peut-être même mis la langue, moi c’est sa peau que je préfère, et les petits poils blonds sur ses bras..

Vingt-cinq, merde chais plus où j’en suis, toute façon aussi bien je compte pas, qui va s’en rendre compte? Quand je me retournerai, Lucie elle sera devant moi, elle se serait pas cachée, et puis on va les laisser bien macérer dans leur planques, pas trop quand même, le temps d’un p’tit baiser.

Combien on avait dit déjà ? Ok ça devrait aller, CINQUANTE!, j’ai les yeux tout collés, j’y vois flou c’est marrant, et Lucie ? Ben ça alors elle s’est vraiment cachée, m’en fous je vais faire comme si je les voyais pas, et puis elle je vais la trouver, et le baiser si c’est pas aujourd’hui c’est pas grave, ce qui est sûr c’est que demain le cache-cache je vais le jouer très perso, et les p’tits y s’débrouillent, c’est vrai quoi, Lucie et moi faut bien qu’on ait un peu d’intimité!

Sylvie Serrano

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Elle attend. Dans la touffeur de la petite pièce, immobile elle contemple le temps suspendu. De la rue montent les bruits de l’été, les odeurs de l’été, les pro-messes éternelles de l’été. Dans la cuisine la mère s’affaire telle une fourmi infatigable et bornée, elle houspille les plus jeunes qui traînent dans ses pat-tes, énervés par la chaleur et l’écho grinçant de la dispute. La fille refoule les larmes et le sentiment de rage et d’injustice ravivé par l’affrontement.Réfugiée dans sa chambre elle s’est préparée avec soin, choisis-sant devant le miroir complice la tenue la plus flatteuse, fardant le visage trop sage, ourlant les yeux d’ombres mystérieuses, la bouche de reflets gourmands, s’attardant en tremblant un peu sur la marque cuisante de la gifle.Maintenant elle attend. Les lourdes boucles regroupées laissent les épaules à découvert, une brise traquée s’infiltre par la fenêtre entrouverte, le foulard s’anime d’un mouvement caressant qui fait naître une tension délicieuse dans la nuque. Elle garde les yeux fermés, oublieuse de l’instant présent, son es-prit et son corps ramassés autour de ce désir diffus qu’elle a ma-ladroitement exprimé tout à l’heure, sortir, faire la fête, non mais pour qui tu te prends, crie la mère, et ses mots à elle se ruent à l’assaut de ce mur qui jaillit entre elles, leurs deux volontés se mêlant dans un amalgame compact, infranchissable.Puis c’est le geste qui claque et emprisonne la discussion dans un espace de rancoeur et de mauvaise foi fermé à toute négo-ciation.Les minutes se muent en heures, bientôt la nuit sera là, exaltant les espoirs et la témérité, alors elle se glissera à l’extérieur, elle courra jusqu’au lieu de rendez-vous, fendant de ses jambes nues les nappes chaudes refluant du trottoir comme autant d’oppor-tunités, laissant derrière elle les récriminations tissées de désillu-sion, elle cheminera vers ses pairs pour brandir avec eux l’éten-dard fragile et dérangeant de leur jeunesse.

Sylvie Serrano

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La revue de photographie Regards [www.revue-regards.com] est éditée par l’association bla-blART 20 rue JB Lulli, 66000 Perpignan, France. [www.bla-blart.com]Directeur de publication: Pierre CorratgéComité d’édition: Claude Belime, Pierre Corratgé, Jean Dauriach, Pascal Ferro, Michel Peiro.Communication: Odile Corratgé.Réalisation technique: Pierre Corratgé.Responsable de l’édition en langue anglaise: Sophie Mérou.Partenariat, publicité: [email protected] de la version papier par Crealink, Perpignan.Contact: [email protected]

Pour s’abonner à la revue ou pour soumettre un dossier pour une édition ultérieure: [email protected] Prochains numéros: • Polaroid (parution janvier 2010, direction: Pierre Corratgé, [email protected]) • Rencontres (parution avril 2010, direction: Michel Peiro, [email protected])

Toutes les photographies publiées dans la revue de photographie Regards sont soumises au copyright. Toute reproduction ou publication est interdite sans accord de l’auteur.

ISBN en cours.

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/100novembre 2009