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Revue du Centre d’Études et de Recherches en Administration Publique de l'Université Libre de Bruxelles N° 18 – 2009/2 ISSN 1376-098X

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Revue du Centre d’Études et de Recherches en

Administration Publique de l'Université Libre de Bruxelles

N ° 1 8 – 2 0 0 9 / 2

ISSN 1376-098X

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Remerciements Ce numéro est publié avec le soutien du Service Public Fédéral Personnel & Organisation, le Fonds National de la Recherche Scientifique, la Fondation Bernheim, le Président et le Recteur de l’Université Libre de Bruxelles, le Centre d’Etudes Nord-américaines et la Faculté des Sciences Sociales et Politiques / Solvay Brussels School of Economics and Management.

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Pyramides

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Rédaction : Les articles doivent être envoyés au Cerap asbl - ULB, avenue F.D. Roosevelt 50 CP 135, 1050 Bruxelles (Belgique) ou par e-mail : [email protected]. Relecture : Benoît Bernard, Florence Daury, Jean-Paul Nassaux, Eric Nachtergaele, Alexandre Piraux, Luc Wilkin.

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P Y R A M I D E S Sommaire du N° 18 LES RÉFORMES DE L’ADMINISTRATION VUES D’EN BAS - VOLUME II

Introduction Réformer les administrations. Les réformes de l’administration vues d’en bas – Volume II

Luc Wilkin et Benoît Bernard 9

L’art ancré sur les territoires : les politiques publiques à la renverse

Nicolas Aubouin 13

Innovation pédagogique et déstabilisation identitaire des formateurs de l’administration pénitentiaire

Laurence Cambon-Bessières 37

L’administration dans un contexte de modernité radicale : quand les instruments de gestion doivent devenir source de réflexivité

Catherine Fallon et Geoffrey Joris 55

Les enjeux des frontières professionnelles et la modernisation de la justice en France : l’exemple de la réforme des tribunaux de commerce dans les années 2000

Déborah Flusin 73

Le marché du conseil aux administrations : un marché singulier ?

Camal Gallouj et Marion Vidal 101

Le vécu des professionnels du tourisme wallon impliqués dans la fabrication d’une démarche qualité

Jérémy Dagnies 125

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L’impact des réformes administratives des conservateurs britanniques sur la subjectivité des agents publics locaux

Hervé Hudebine 151

Ce que les fonctionnaires municipaux font aux réformes : la mise en œuvre de politiques de gestion des déchets financées par la Banque mondiale au Burkina Faso et au Ghana

Simon Mas 175

La régulation locale des réformes de la formation professionnelle en France. L’exemple d’un organisme de formation francilien

Cédric Frétigné 197

Bilan mitigé de l’activation du comportement de recherche d’emploi

Michael Lebrun 209

La qualité à Jette : une démarche bottom up ou top down ?

Bernadette Jambe et Yves Van Parys 235

Transformation de l’administration de l’équipement et des déplacements en une organisation dénommée « Bruxelles Mobilité » et orientée projets

Jean-Claude Moureau, Marc Bogaert et Maryse Bellemont

251

La modernisation participative vue d’en bas : entre militantisme et malaise identitaire

Alice Mazeaud 267

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INTRODUCTION REFORMER LES ADMINISTRATIONS. LES REFORMES DE L’ADMINISTRATION VUES D’EN BAS – VOLUME II Luc WILKIN1 et Benoît BERNARD2 Dans la continuité du précédent volume de Pyramides consacré aux « réformes de l’administration vues d’en bas » et en droite ligne du colloque du même nom organisé par le Cerap, le présent numéro tente à nouveau d’explorer les différentes dimensions des réformes par le bas. Ainsi, plutôt que de proposer des numéros à forte consonance thématique, l’option choisie est de présenter aux lecteurs une sélection d’articles caractérisés par leur diversité de contenu mais, en réalité, reliés entre eux par des dynamiques transversales aux secteurs ou aux phénomènes observés. Ainsi, dans ce volume, des domaines aussi différents que la justice, la santé publique, l’enseignement, la culture ou encore le tourisme et la gestion environnementale trouvent des points de convergence lorsqu’il s’agit d’analyser l’évolution des identités et subjectivités des agents de l’Etat, le caractère ancré de l’action publique, la qualité ou les nouveaux métiers de l’administration. L’influence des processus de modernisation des administrations – par exemple à grand renfort de principes managériaux à vocation universelle – sur les identités professionnelles reste à nuancer mais semble toutefois confirmée par de nombreux observateurs. Les articles de Laurence Cambon-Bessières et d’Hervé Hudebine viennent à leur tour renforcer les constats posés à ce sujet. Dans son article, Laurence Cambon-Bessieres (« Innovation pédagogique et déstabilisation identitaire des formateurs de l’administration pénitentiaire ») nous montre comment la mise en place d’un nouveau modèle de formation par la simulation de situations concrètes bouleverse les modalités d’échange avec les apprenants et les repères identitaires des formateurs. Dans le

1 L. WILKIN est Professeur à l’Université Libre de Bruxelles et Président du Cerap ([email protected]). 2 B. BERNARD est Chargé de recherches à l’ULB. Il a co-présidé le Colloque « Les réformes de l’Administration vues d’en bas » ([email protected]).

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domaine de la lutte contre la toxicomanie en Grande-Bretagne, Hervé Hudebine (« L’impact des réformes administratives des conservateurs britanniques sur la subjectivité des agents publics locaux ») pose un constat similaire quant à l’influence d’une réforme managériale sur la subjectivité des agents locaux. Malgré des pratiques de détournement des nouvelles procédures inspirées du New Public Management (procédures d’évaluation, appels d’offre compétitifs, …), destinées à sauvegarder leur conception du métier, les agents concernés connaissent une érosion de leur conviction. En contrepoint à ces constats, il faut introduire les observations posées par Déborah Flusin-Fleury (« Les enjeux des frontières professionnelles et la modernisation de la justice en France : l’exemple de la réforme des tribunaux de commerce dans les années 2000 ») dans le cas de la modernisation des tribunaux de commerce. Retraçant l’histoire récente d’une lutte opposant profanes et professionnels du droit pour le maintien de son autonomie, l’auteur nous montre comment les acteurs du tribunal ont refusé l’introduction d’un outil extérieur et développé le choix d’une réforme en interne, conduisant à un statu quo. En filigrane, c’est en tout cas la question de l’efficience de ces innovations qui émerge. Autrement dit, les évolutions, sinon les révolutions, proposées au nom de la modernisation du secteur public sont-elles à la hauteur de ce qu’elles prétendent améliorer ? En prenant le cas de l’activation des chômeurs à la recherche d’un emploi, Michael Lebrun (« Bilan mitigé de l’activation du comportement de recherche d’emploi ») nous offre une analyse des statistiques disponibles en la matière et relativise les succès du dispositif. Et l’auteur de conclure et de se positionner : la mise en place de ce dernier constitue une régression du droit social. Cette question de l’efficacité est également au centre de l’article de Cédric Frétigné (« La régulation locale des réformes de la formation professionnelle en France. L’exemple d’un organisme de formation francilien »). Etudiant un domaine connexe, celui de la formation et de l’insertion de demandeurs d’emploi, l’auteur observe que les évolutions ont conduit à fragiliser le milieu et à bouleverser les équilibres entre logiques sociales et logiques économiques. Toutefois, les instruments de gestion ou tout autre dispositif d’action publique peuvent, et même doivent, être considérés comme une source de réflexivité.

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Introduction 11

C’est en tout cas l’idée proposée par Catherine Fallon et Geoffrey Joris (« L’administration dans un contexte de modernité radicale : quand les instruments de gestion doivent devenir source de réflexivité ») dans leur étude croisée d’une agence en charge de la décontamination des sols et d’une forme de décision publique en matière d’aménagement du territoire. Les auteurs nous livrent ici une série de variables contribuant à favoriser une réflexion sur l’action d’une organisation publique dans un environnement situé. La variable territoriale tient aussi un rôle fondamental dans la bonne marche de projets culturels et touristiques. Les articles de Nicolas Aubouin (« L’art ancré sur les territoires : les politiques publiques à la renverse ») et de Jeremy Dagnies (« Le vécu des professionnels du tourisme wallon impliqués dans la fabrication d’une démarche qualité ») en témoignent respectivement. Le premier de ces auteurs analyse en effet les transformations profondes des interactions entre les institutions culturelles « consacrées » et les espaces culturels « émergents ». Le second, quant à lui, étudie l’impact de démarches qualité co-construites sur les comportements des acteurs du secteur touristique. Ces deux textes soulignent, chacun à leur manière, à quel point les modalités d’intervention de l’Etat sont en mutation. La qualité est également au centre des articles de Bernadette Jambe et Yves van Parys (« La qualité à Jette : une démarche bottom up ou top down ? »). Les auteurs s’attachent à la mise en place d’une certification de type ISO au sein d’une administration communale. Analysant le ressenti des acteurs de terrain, les auteurs dressent le tableau des forces et faiblesses de cette démarche qualité et soulignent son rôle de projet commun, de source de mobilisation dans une administration connaissant une période de mutation. L’article de Camal Gallouj et de Marion Vidal (« Le marché du conseil aux administrations : un marché singulier ? ») revient sur le rôle des experts déjà soulevé. En identifiant la spécificité des marchés et des relations entre les prestataires publics et le secteur du conseil, les auteurs soulèvent la question de la qualité, perçue ou effective, des prestations des consultants en matière d’administration publique. En relatant une démarche de changement d’envergure au sein d’une agence régionale, Jean-Claude Moureau, Marc Bogaert et Maryse Bellemont (« Transformation de l’administration de l’équipement et des déplacements en une organisation dénommée ‘Bruxelles Mobilité’ et orientée projets »)

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soulignent le rôle essentiel du consultant dans le travail de définition, de diffusion et d’ancrage d’une nouvelle culture professionnelle adaptée à l’évolution de l’environnement organisationnel. Autrement dit, c’est une fonction de coordination des points de vue politique, administratif, professionnel sinon citoyen qui est mise en exergue. A ce titre, les consultants peuvent-ils être considérés comme des nouveaux acteurs de l’action publique ? Les articles de Simon Mas sur la gestion des déchets en Afrique (« Ce que les fonctionnaires municipaux font aux réformes : la mise en œuvre de politiques de gestion des déchets financées par la Banque mondiale au Burkina Faso et au Ghana ») et de Alice Mazeaud (« La modernisation participative vue d’en bas : entre militantisme et malaise identitaire ») sur la gestion participative des lycées font état, respectivement, de cette nécessité d’institutionnaliser la fonction sinon le métier de « fonctionnaire-animateur » et de « politechniciens » – ceux qui possèdent l’art de s’occuper des citoyens – plutôt que de polytechniciens. Face aux blocages, aux conflits inhérents à la mise en place d’une politique publique, ce nouvel acteur, ce nouvel agent de l’Etat semble indispensable toutefois, comme nous l’avons vu dans les deux premiers articles, au prix d’une appropriation identitaire réussie. Ces contributions ne mettent évidemment pas fin au débat. Suite, dès lors, dans le prochain numéro.

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L’ART ANCRE SUR LES TERRITOIRES : LES POLITIQUES PUBLIQUES A LA RENVERSE Nicolas AUBOUIN1

Résumé : L’émergence de nouveaux espaces de création et diffusion artistiques, hors des cadres institutionnels, comme les « nouveaux territoires de l’art » (pratiques artistiques dans d’anciennes friches industrielles ou commerciales, dans des immeubles d’habitation abandonnés, etc.) et dans les cadres institutionnels, les actions hors les murs de grandes institutions culturelles (actions culturelles et artistiques dans les prisons, les hôpitaux, les quartiers, etc.), vont questionner à la fois les frontières et les modalités de l’action publique. En effet, la transversalité de ces projets, le rôle que jouent les collectivités dans leur développement, ainsi que la reconfiguration des modes opératoires obligent l’administration publique à réorganiser son action : création de dispositifs d’intervention plus transversaux ; développement des coopérations entre acteurs publics ; mobilisation de nouvelles compétences et expertises. Finalement ces évolutions mettent en évidence une figure originale de l’Etat, celle d’un Etat gestionnaire de la connaissance.

Introduction La territorialisation des politiques publiques apparaît aujourd’hui comme un enjeu majeur de la réforme de l’Etat, et particulièrement dans le champ culturel. De plus en plus, l’Etat comme les collectivités territoriales appellent les grandes institutions et les associations culturelles à développer des projets ancrés sur les territoires. Ces dernières années, sur le terrain, les projets se sont effectivement multipliés : de grands projets très médiatiques, comme par exemple la

1 N. AUBOUIN, doctorant au Centre de Gestion Scientifique, Mines–ParisTech. Assistant d’enseignement et de recherche à l’Université Paris Est – Marne-La-Vallée.

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création d’antennes pour des musées nationaux comme Le Louvre à Lens ou le Centre Pompidou à Metz ; mais également des collaborations moins visibles entre un projet artistique, une population et un territoire comme celles menées par le Centre Chorégraphique de Roubaix, dans certains villages de la région Nord-Pas-de-Calais, celles du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis dans différents quartiers de la ville, ou celles de l’Opéra de Lyon dans des quartiers, des prisons et des hôpitaux de la région lyonnaise. Mais, paradoxalement, les projets se révèlent de plus en plus contraints dans leur développement par un manque croissant de soutien de l’Etat, comme le montre, par exemple, la baisse substantielle (de 40 à 100%) des crédits des Directions Régionales des Affaires Culturelles en direction de ce type d’actions. Par ailleurs, on voit aussi se multiplier des projets également très ancrés sur le territoire local, mais en dehors des cadres institutionnels proposés par l’Etat, comme les expériences de récupération et de réhabilitation, par des collectifs d’artistes, d’anciennes friches industrielles (« friches artistiques ») ou des immeubles abandonnés (« squats artistiques »), que l’on identifie aujourd’hui par le terme de « nouveaux territoires de l'art »2. Ainsi vues des porteurs de projets (responsables d’institutions culturelles, compagnies, collectifs d’artistes), les politiques publiques peuvent être vécues comme contradictoires, voire incohérentes, l’Etat n’accompagnant pas suffisamment des actions territoriales qu’il a lui-même initiées. L’Etat et les collectivités en tirent-ils des enseignements ? Se sont-ils transformés au contact de ces nouveaux projets territoriaux ? Plus globalement, comment la reconnaissance d'un nouvel objet d'intervention publique transforme le regard que l'Etat porte sur ses dispositifs d'intervention ? Cette communication a ainsi pour objet de montrer comment l'émergence de nouveaux espaces de création et diffusion artistiques va appeler une transformation mutuelle des modes d'intervention publique et des lieux culturels. On étudiera ainsi le sort qui est réservé aux réformes « venant d’en haut », qui vont connaître en fait une profonde transformation lorsqu’elles rencontrent « le bas », avec un effet retour important sur le regard porté par l’Etat sur ses cadres d’action. A l’inverse, on verra comment des pratiques

2 Fabrice Lextrait, « Une nouvelle époque de l’action culturelle », rapport pour le secrétariat d’Etat au Patrimoine et à la Décentralisation (Paris, mai 2001).

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L’art ancré sur les territoires 15

venant des territoires vont obliger à une reconfiguration progressive des modes d’action publique locale et nationale. Nous étudierons plus particulièrement ici les transformations de l’Etat de deux points de vue :

- des dispositifs d’intervention publique, notamment un dispositif interministériel de conseil et de mutualisation des expertises à destination des porteurs de projets et des collectivités, mis en place en 2001 – 2002 au sein de l'Institut des villes : la Mission « Nouveaux Territoires de l'Art ». A travers le regard des responsables de ces actions et des porteurs de projets bénéficiant de son soutien, nous chercherons à comprendre les spécificités de l'intervention publique dans ce champ nouveau et à montrer comment ce dispositif met en évidence de nouvelles caractéristiques de l'action publique, voire de nouvelles figures de l'Etat ;

- des pratiques, par l’analyse de différents lieux et projets, institutionnels ou non. Cette analyse repose sur des entretiens réalisés notamment dans le cadre d’une étude pour le ministère de la Culture sur l’évolution des métiers de la médiation culturelle.

Par ailleurs, l'intervention publique dans le champ des « nouveaux territoires de l'art », amène plus largement à questionner les processus d’institutionnalisation de nouvelles pratiques, créées sur le terrain, comme le proposent différents travaux d'auteurs américains appartenant au courant néo-institutionnel, dont notamment ceux de Paul DiMaggio (DiMaggio et Powell, 1991) sur les musées américains. On cherchera ainsi à montrer que l'institutionnalisation s'accompagne d'un processus de professionnalisation qui passe par une reconnaissance par l'Etat de nouvelles compétences ou de nouveaux métiers. I. L’émergence de nouvelles pratiques ancrées sur les territoires : les nouveaux espaces artistiques hors ou dans le champ institutionnel Les territoires sur lesquels apparaissent de nouvelles pratiques artistiques et culturelles couvrent à la fois des espaces physiques (zones rurales ou urbaines, petites ou grandes villes, quartiers, etc.), sociaux (zones défavorisées, lieux d’accueil de populations spécifiques, etc.) et symboliques (nature des créations artistiques). Dans ces espaces imbriqués se rencontrent deux mouvements parallèles :

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- d’un côté des pratiques qui s’inscrivent dès l’origine dans des

espaces hors de l’institution (friches et squats artistiques par exemple) et qui vont progressivement rencontrer les institutions. Ces démarches s’enracinent sur un territoire et l’irriguent via l’implantation de projets artistiques dans des lieux en dehors des canaux traditionnels de production et de diffusion de l’art ;

- de l’autre côté, une logique qui part des institutions culturelles (Théâtre, Opéra, Musée, …) vers d’autres institutions hors du champ culturel (écoles, prisons, hôpitaux) et dans certaines zones spécifiques (certains quartiers, des zones rurales, etc).

La rencontre entre des pratiques et un territoire spécifique va créer, dans les deux cas, des frictions, des transformations progressives qui amènent à questionner l’action des différentes parties prenantes (porteurs des pratiques, institutions, pouvoirs publics). I.1. Les « nouveaux territoires de l’art » : de l’émergence de nouveaux espaces de création et de diffusion artistiques hors de l’institution à la construction d’un nouveau monde de l’art Depuis plus de trente ans sont apparues, d’abord en Europe du Nord puis progressivement en France, des pratiques artistiques multiformes hors des institutions publiques ou du marché de l’art. Des collectifs d’artistes (plasticiens, groupes de musiques, troupes de théâtre, compagnies de danse…) ont investi des espaces non dédiés à l’art, comme d’anciennes friches industrielles ou des immeubles laissés à l’abandon, pour les transformer en lieu de création et de diffusion artistiques. Ils ont à travers cette démarche cherché à interroger à la fois les activités artistiques traditionnelles et l’action de l’Etat autour d’une critique portant sur le manque de lieux de création et de diffusion artistiques ainsi que sur l’absence d’intervention publique sur ces espaces abandonnés. Ils vont plus largement interpeller les cadres institutionnels dans le champ artistique et culturel. L’exploration de nouveaux espaces de création et de diffusion artistiques : sortir et interpeller les cadres existants Les projets artistiques dans les squats et les friches artistiques sont d’abord nés d’une volonté de sortir des cadres institutionnels pour échapper au formatage des institutions culturelles comme le théâtre, l’opéra, les musées,

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concernant les normes esthétiques et techniques (dimensions des œuvres, monodisciplinarité), les conditions de travail de conception et de diffusion (durée des répétitions et des représentations ; intermédiation des relations avec le public). En effet, en sortant des espaces traditionnels de création et de diffusion artistiques, ces acteurs développent des projets qui rompent avec les frontières classiques entre artistes de différentes disciplines, entre les artistes et le public, entre le public et la population, comme nous le montre le cas du squat « Chez Robert, électron libre ». Ce squat artistique parisien a été fondé, à l’image de nombreux squats ou friches artistiques, sur un modèle ouvert aux publics et aux artistes. Les trois fondateurs du squat, le collectif K.G.B. (du nom des trois fondateurs : Kalex, Gaspard et Bruno), ont investi en 1999 un immeuble désaffecté de la rue de Rivoli3 à Paris pour développer un « projet artistique alternatif ». Cette démarche avait pour but selon l’un des fondateurs du lieu à la fois de répondre au manque d’ateliers et d’espaces de production-diffusion sur la région parisienne et de remettre en cause les normes des espaces conventionnels comme les galeries d’art ou les musées4. Le projet repose ainsi sur quatre principes fondateurs qui sortent des cadres proposés par les institutions culturelles : créer un lieu ouvert aux artistes de disciplines différentes (plasticiens, photographes, stylistes, chorégraphes, musiciens, poètes, etc.) ; favoriser les collaborations artistiques pluridisciplinaires ; développer une culture de proximité grâce à la gratuité d’accès aux expositions et aux ateliers ; rendre visible le processus de création artistique, grâce à l’implication des artistes dans l’accueil des publics, voire, dans certains cas, à l’implication des publics dans ce processus. Ce rapport direct entre le public et les artistes remet aussi en cause le rôle de certains intermédiaires du travail artistique comme les galeristes ou les agents du marché de l’art, comme certains médiateurs des institutions culturelles (guides-conférenciers, animateurs d’ateliers, etc.).

3 De ce point de vue, Electron libre apparaît comme un contre-exemple car le squat est implanté au cœur de Paris dans une grande artère commerciale, à quelques centaines de mètres du Louvre et du Centre Pompidou. Cette situation géographique « exceptionnelle » a amplifié le caractère original du projet au regard des institutions culturelles et des autres projets artistiques alternatifs qui pour la grande majorité des friches ou squats parisiens (voire français), se trouve en périphérie des villes (dans d’anciennes zones industrielles, voire dans des zones rurales), dans des zones peu dotées d’équipements culturels traditionnels. 4 Entretien, juillet 2004.

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Plus concrètement, l’activité au sein du squat s’organise autour de projets individuels ou collectifs qui peuvent prendre la forme d’expositions, de performances, voire de spectacles, autour d’œuvres de plasticiens (peintures, sculptures), de photographes, vidéastes, stylistes, et des projets hybrides mêlant, par exemple, le travail d’une styliste et d’un plasticien pour réaliser des vêtements, ou une collaboration entre un plasticien et un DJ pour l’organisation d’une performance. On voit apparaître, à partir de ce cas, trois dimensions intimement liées qui constituent le fondement de ces espaces de création et de diffusion émergents :

- une dimension artistique et culturelle, caractérisée par l’émergence de projets pluridisciplinaires qui impliquent les publics dans le processus de conception ;

- une dimension sociale et éducative, marquée par la volonté de toucher des publics qui n’ont pas l’habitude de fréquenter des lieux artistiques (gratuité des lieux, coopération avec des associations de quartier ou des structures d’insertion sociales, implantation dans des zones pauvres en équipements culturels) ;

- une dimension spatiale et urbaine, à travers la réhabilitation de ces espaces et leur transformation mais aussi plus largement par la volonté des collectifs d’artistes de s’adresser aux populations du territoire (implication des habitants du quartier, projets spécifiques pour certaine population, etc.).

Ces dimensions rompent avec les cadres institutionnels en proposant des conventions renouvelées qui transforment les relations entre les parties prenantes (artistes, producteurs, diffuseurs, financeurs, publics et population) : relations avec le public plus directes et participatives ; remise en cause des canaux traditionnels de diffusion (absence d’intermédiaire) ; projet réunissant artistes professionnels et amateurs. Ces conventions sont à l’origine de la construction d’un « monde de l’art » à part entière (Becker, 1982). Le monde des « nouveaux territoires de l’art » : construire de nouveaux cadres Les porteurs des projets artistiques dans les squats ou les friches, vont ainsi redessiner les frontières des champs de pratiques artistiques autour de différentes normes esthétiques et relationnelles. Ce « monde des francs

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tireurs » (Becker, 1982) est aujourd’hui connu et reconnu sous le nom de « nouveaux territoires de l’art ». Il s’est construit autour de trois dynamiques complémentaires et consécutives, marquées par la progressive rencontre entre porteurs de projets et pouvoirs publics, après une première phase de rupture et de marginalisation des pratiques caractérisée, comme on l’a vu plus haut, par le refus et la critique des canaux de création et diffusion traditionnels. D’abord, les porteurs de ces projets ont cherché à s’autonomiser par rapport aux champs traditionnels en organisant progressivement la production, la diffusion mais aussi la coordination des lieux autour de différents dispositifs spécifiques. On peut citer par exemple un dispositif de diffusion spécifique aux squats parisiens, le festival « Art et Squats » qui a fédéré entre 2002 et 2004 une vingtaine de squats autour du Palais de Tokyo. Il s’est accompagné par l’établissement d’un réseau d’information et de lobbying, autour de l’association Interface qui a joué un rôle d’identification des objectifs communs et de revendications auprès de l’administration publique. Cependant, l’échec du festival au bout de deux ans et les difficultés de construire un discours commun au sein de l’association Interface marquent les difficultés de structuration et d’institutionnalisation de ces pratiques. De nombreux squats refusent ainsi toutes formes d’institutionnalisation souvent par peur d’une récupération du projet par l’institution (formatage des projets, perte du sens initial de la démarche, perte d’autonomie, etc.). En effet, cette phase d’autonomisation s’accompagne le plus souvent d’une phase de rationalisation de l’activité des lieux qui se caractérise par l’établissement de normes et la mise en place d’outils au sein des squats et des friches. Ces outils sont dans un premier temps relativement traditionnels : sélection des projets autour de cahiers des charges ; organisation des tâches avec l’établissement de chartes de bonnes pratiques ; organisation de réunions d’information et de coordination ; établissement de statuts juridiques (essentiellement sous la forme associative) et mise en place d’une comptabilité recette/dépense voire dans certains cas élaboration d’une comptabilité de gestion (comptabilité analytique) pour rendre compte des activités (Le Theule, 2007). Apparaissent néanmoins rapidement des formes d’organisation plus originales qui marquent des formes de stratégie d’adaptation et de compromis (Oliver, 1991) par rapport à ces contraintes de gestion. En premier lieu, même si les tenants de ces pratiques utilisent des outils

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classiques, ils essayent de les adapter aux spécificités des activités émergentes : par exemple l’évaluation rend compte non seulement des résultats (nombre d’œuvres produites, nombre de représentations, fréquentation, etc.) mais aussi des processus de création (partenariats, différentes phases de conception, différentes formes d’implication des publics). Par ailleurs, apparaissent dans ces lieux des formes de gestion et d’organisation originales caractérisées notamment par : une autonomie de gestion des projets par rapport aux pouvoirs publics (autonomie des prises de décision et autonomie financière) ; la collégialité des modes de direction et la polyvalence des équipes. Si on reprend l’exemple d’Electron libre, l’organisation du lieu s’est construite autour d’une autonomie de gestion et financière (grâce aux dons des visiteurs, aux cotisations des adhérents à l’association, à la participation des artistes), d’une volonté d’impliquer tous les membres du squat dans le processus de décision (en privilégiant l’artistique dans les choix stratégiques) et de partager les tâches artistiques, techniques, administratives. En parallèle, la structuration progressive du squat (établissement d’une charte) et de multiples actions de lobbying (articles de journaux, comptage du public, lettres aux pouvoirs publics, etc.) a conduit en 2002 au rachat du lieu par la Mairie. Cette reconnaissance du projet s’est accompagnée d’une seconde phase de négociation entre porteurs du projet et responsables publics, pour la mise aux normes et la transformation architecturale du lieu. Mais la phase de structuration ne débouche pas automatiquement sur une reconnaissance institutionnelle de ce type de projet, comme c’est le cas pour Electron libre. En fonction de la stratégie adoptée (marginalisation, structuration, mobilisation des médias et du public) et des contextes locaux (rôle des collectivités locales, zones d’implantation, concurrence avec d’autres lieux), les projets connaîtront des formes de reconnaissance variables : rachat, subventions, labellisation, baux précaires, voire dans nombre de cas, expulsions. La reconnaissance institutionnelle dépend enfin très largement de la structuration plus globale du champ. Celle-ci se caractérise par la constitution de réseau de mutualisation et de lobbying pour améliorer les conditions de travail au sein de ces lieux et accroître leur visibilité aux yeux des pouvoirs publics. Ainsi sont apparus différents réseaux liés aux friches et

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des squats. On peut citer comme exemple le réseau Actes-if qui regroupe une vingtaine de « lieux intermédiaires » franciliens. Ces lieux sont caractérisés par une autonomie de gestion et une indépendance artistique, par des projets pluridisciplinaires, en relation avec des acteurs sociaux, par une diffusion réduite (la jauge des spectacles ne doit pas dépasser 500 places). Ce réseau a été créé en 1997 pour permettre de mutualiser les ressources des lieux émergents (comptabilité, formations, moyens de production, etc.) et de jouer un rôle de médiateur auprès des pouvoirs publics (rachat, soutien financier et technique, …) et des acteurs privés (obtention de prêts bancaires, relations avec d’autres réseaux d’information ou de diffusion). En 2006, Actes-if a créé un observatoire du fonctionnement des lieux du réseau pour permettre de mieux connaître l’organisation de chaque lieu et ses besoins propres. Une première étude a permis de faire pression sur les pouvoirs publics pour faire reconnaître les spécificités de ces lieux. Mais finalement, cette étude a montré les difficultés de coordination des lieux (désengagement de certains lieux) et la difficulté de créer un compromis dans les négociations avec l’institution (rapprochement avec les critères d’évaluation de l’institution). Le développement de ces pratiques ne s’est pas fait en dehors de toute intervention de l’Etat, au contraire, il s’est construit en interaction avec les pouvoirs publics et en premier lieu les collectivités territoriales. Le processus concomitant de structuration et de reconnaissance des pratiques fait apparaître progressivement un maillage de relation entre lieux émergents et les pouvoirs publics qui structure le monde de l’art. Schéma 1 : Processus de structuration et de reconnaissance institutionnelle des « nouveaux territoires de l’art »

NTA

POUVOIRS PUBLICS

Réseau Actes-if

Festival Art et Squats

Association Interface

Squats

Friches

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Cette structuration progressive des nouveaux territoires de l’art s’accompagne, comme on va le voir dans la deuxième section, par l’émergence de dispositifs publics spécifiques au champ. Elle se caractérise aussi par le développement de partenariats avec des institutions culturelles qui vont, elles aussi, s’ouvrir sur de nouveaux espaces de création et de diffusion artistiques. I.2. Le développement des activités hors les murs : de la territorialisation des actions à la transformation des institutions Les nouveaux espaces artistiques investis par les institutions culturelles De nombreuses institutions culturelles ont développé, sous l’impulsion de différentes politiques nationales (financement territoriales des DRAC, dispositifs Ecole au Cinéma, etc.) mais surtout grâce au soutien des collectivités locales (financements spécifiques, soutien à l’emploi, chartes de coopération culturelle, …), des actions en direction des territoires. Les partenaires privilégiés pour ce type d’actions sont les écoles, les hôpitaux et les prisons. Mais plus largement ce type d’actions se diffuse de façon privilégiée dans certains quartiers « sensibles » (zones d’éducation prioritaires) ou sur des territoires peu dotés en équipements culturels (les zones rurales notamment).

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Schéma 2 : Les espaces artistiques émergents investis par les institutions culturelles

Pour illustrer ce phénomène, on peut prendre l’exemple d’une grande institution culturelle, l’Opéra de Lyon, qui a mené depuis 2004 de nombreuses actions hors de ses murs5. Parmi les différents projets mis en place par l’institution, le projet « Kaléidoscope » et « Côté court » sont particulièrement emblématiques. Le premier a réuni des groupes d’habitants de certains quartiers défavorisés de la ville comme les pentes de la Croix-Rousse et Vénissieux6 qui, pendant deux ans, vont créer de manière collective des spectacles de théâtre musical autour du thème de la nuit : écriture de l’histoire, création musicale, mise en

5 Nous avons étudié cette institution dans le cadre d’une étude pour le ministère de la culture sur « l’évolution des métiers de la médiation culturelle ». Dans ce cadre nous avons pu rencontrer différents membres du Pôle de développement culturel en charge des actions territoriales ainsi que des responsables de la municipalité. 6 La mise en place de ce projet dans les quartiers de Vénissieux et de la Croix Rousse est aussi liée à la présence dans les deux quartiers d'ateliers : atelier de décors pour le premier, atelier de costumes pour le second. Bientôt ces différentes activités vont être concentrées à Vénissieux dans un équipement actuellement en construction : la Fabrique-Opéra.

INSTITUTIONS CULTURELLES

HÔPITAUX

PRISONS

ECOLES

QUARTIERS

ZONES RURALES

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scène et représentation. Ces spectacles, conçus à la fois dans les salles de répétitions de l'Opéra et dans les quartiers, seront présentés au public dans les deux quartiers. Ce projet fait à la fois intervenir des équipes de l'Opéra et des intervenants extérieurs (écrivains, musiciens, un metteur en scène et un chorégraphe). L'opéra a ainsi créé des partenariats avec l'espace Pandora (pour les activités d'écriture) et le centre de musique traditionnelle de Rhône-Alpes. Le second est un projet de création artistique autour de l’opéra, qui mêle enfants valides de zones d’éducation prioritaire, enfants handicapés et artistes professionnels : un musicien et des choristes de l'Opéra. Ces deux projets ont donc permis de toucher des publics qui n’avaient pas l’habitude de venir à l’Opéra. Il a transformé leur regard sur l’institution mais aussi l’institution elle-même. La transformation des institutions culturelles avec le développement des actions territoriales Pour piloter ce type de projets territoriaux, l’Opéra a créé un Pôle de développement culturel composé de trois personnes (une responsable, une coordinatrice opérationnelle, une stagiaire en charge du projet Kaléidoscope). Son activité principale s’oriente autour de l’élaboration et le suivi des actions territoriales, de la mise en place de partenariats avec les associations, les écoles. Il mobilise les équipes artistiques de l'Opéra pour réaliser des ateliers de pratiques artistiques. Ainsi sur plus de 350 personnes (dont 176 artistes) que compte l'Opéra, près de la moitié a participé aux différentes actions du pôle (soit plus de 80 artistes). Cette très forte participation des équipes artistiques aux activités culturelles a été facilitée par la mise en place d'un « audit » pour déterminer les envies et les compétences des artistes permanents de l'Opéra. Cette évaluation a été suivie par des propositions de formations, en petits groupes (2 à 10 personnes), théoriques et pratiques pour la conception et l'accompagnement des ateliers à destination du jeune public et pour les projets en prison. Le pôle permet une plus grande transversalité des projets culturels. Il marque une transformation profonde de l’institution tant du point de vue organisationnel que de la professionnalisation des équipes (nouvelles compétences en terme de conception et animation des ateliers).

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Schéma 3 : L’effet en retour de l’intervention des institutions culturelles sur les espaces artistiques émergents : le cas de l’Opéra de Lyon

Il faut noter aussi que cette démarche a largement été soutenue par les tutelles de l'Opéra, et en premier lieu par la Mairie de Lyon. Elle s’inscrit dans une réorganisation des activités de la direction des Affaires Culturelles notamment autour d’une Charte de coopération culturelle (comme on le développera plus loin). Relayant aussi sur les territoires les dispositifs nationaux « culture et insertion », « culture à l’hôpital » ou « culture en prison », les institutions lyonnaises ont, avec le soutien des collectivités, essaimé sur le territoire des actions à destination de nouveaux publics à travers des partenariats privilégiés avec différents acteurs hors du champ culturel. Comme on l’a vu pour les « nouveaux territoires de l’art », les actions hors les murs obligent à une réorganisation profonde des acteurs du terrain. En retour, ce processus transforme les logiques et les modalités de l’action publique dans le champ culturel et au-delà. II. De l’émergence de nouveaux espaces artistiques au renversement des logiques d’intervention publique Les espaces artistiques émergents transforment donc les cadres de la création et de la diffusion des œuvres artistiques sur le territoire. Autour de ces pratiques renouvelées, se construisent de nouveaux cadres en interaction

HÔPITAUX

PRISONS

ECOLES

Quartiers de la Croix-Rousse et de Vénissieux

OPERA DE LYON

PÔLE DE DEVELOPPEMENT

CULTUREL FORMATION

DES EQUIPES DE L’OPERA

ACTIVITES TRANSVERSALES

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avec l’institution7. Comme on l’a déjà esquissé, les tenants de ces pratiques développent leurs actions soit sous l’impulsion des politiques publiques, dans le cas des actions hors les murs, soit en marge de champ d’action publique traditionnel mais en appelant des formes d’intervention publique adaptée, dans le cas des « nouveaux territoires de l’art ». On va voir que dans les deux cas, l’Etat va se transformer au contact de ces nouveaux espaces de création et diffusion artistique. II.1. Territorialisation des politiques culturelles : la mise en place d’une « gouvernance territorialisée » Les collectivités au cœur de l’action territoriale : l’accélération du processus de décentralisation culturelle Dans les deux types de démarches identifiées, les collectivités locales jouent un rôle central dans la mise en place des actions territoriales ou dans la reconnaissance des « nouveaux territoires de l’art ». Ce rôle est étroitement lié aux dynamiques de décentralisation culturelle qui, depuis plus de vingt ans, ont élargi les champs de compétences des acteurs publics locaux en matière culturelle. Autrement dit, les pratiques du terrain renforcent les réformes venant d’en haut. Si on reprend nos deux exemples précédents, la Mairie de Paris comme la Mairie de Lyon ont joué un rôle central dans le développement des pratiques, la première en rachetant et réhabilitant le squat Electron Libre, la seconde en établissant la charte de coopération culturelle qui permet d’identifier et structurer les actions hors les murs des différentes institutions lyonnaises. Par ailleurs, l’émergence de ces nouveaux espaces d’intervention artistique permet, en ouvrant les pratiques artistiques à des publics plus larges et plus diversifiés, de répondre aux objectifs des collectivités locales qui ont construit leur politique autour de deux logiques : le territoire et les publics. Les collectivités ont en effet cherché à concilier la valorisation par la culture de certaines zones géographiques (zones rurales, quartiers « sensibles », etc) et les enjeux de démocratisation culturelle (augmentation et élargissement des publics).

7 Au double sens de fondement social (ordre établi et reproductif) et d’autorité légitimante (Douglas, 2004).

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Finalement, on peut dire qu’en intervenant dans ces espaces, les collectivités renforcent leur légitimité au regard de l’Etat central, des autres collectivités et des porteurs de projet. Corrélativement, elles contribuent à rendre plus légitimes les actions qui sortent des cadres de l’intervention traditionnelle. Il y a donc un renforcement mutuel des actions venant d’en haut (des collectivités publiques) et d’en bas (des porteurs de projets artistiques émergents) : les premières permettant le développement et la multiplication des secondes ; et inversement, les actions territoriales renforçant la légitimité des réformes de l’Etat. Mais ce processus n’est pas sans conséquence sur ses modalités d’intervention. Réorganisation des pouvoirs publics pour accompagner le développement des actions territoriales Pour initier ou accompagner ces pratiques, les collectivités vont devoir progressivement se réorganiser, comme le montre l’exemple de la ville de Lyon. Comme on l’a vu à travers le cas de l’Opéra de Lyon, la ville a fortement contribué au développement et à l’accompagnement des actions territoriales portées par les institutions culturelles lyonnaises. Pour cela, la municipalité a d’abord réorganisé ses actions autour d’une charte de coopération culturelle qui réunit les grandes structures culturelles du territoire. A la suite du constat fait à la fin des années 1990 d’une forte concentration des ressources culturelles dans quelques institutions et corrélativement d’un abandon de certains territoires de la ville, la municipalité a engagé des actions de rééquilibrage. Celles-ci passèrent dans un premier temps par un contrat de ville (2002) puis, à partir de 2004 par la signature, tripartite (Etat, ville et région) d’une charte de coopération culturelle. Cette charte s’est accompagnée de collaborations (en amont) entre des acteurs de secteurs différents (groupe de travail réunissant les institutions culturelles de la ville et les associations d’éducation populaire) et de la volonté de visibiliser (en aval) les connaissances de chacun à travers l’organisation d’un colloque « Culture de la ville », en janvier 2008. En parallèle, la ville a réorganisé ses services en créant une entité transversale, dédiée aux actions territoriales. La mission de coopération culturelle se vit comme un médiateur entre les différents acteurs culturels (institutions, artistes, etc.) et les élus (culture, ville). Ce médiateur joue aussi le rôle d’animateur du réseau des institutions culturelles, d’associations

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d’éducation populaire et d’autres institutions hors du champ culturel (hôpitaux, prisons, etc.). Il a eu comme rôle principal de réaliser à la fois un diagnostic de l’ensemble des actions sur le territoire lyonnais en matière de médiation et de formaliser la charte de coopération culturelle. Territorialisation et transformation des logiques d’intervention publique : le croisement des logiques descendantes et ascendantes L’accompagnement par les acteurs publics locaux des pratiques artistiques qui s’enracinent dans de nouveaux espaces artistiques, conduit à un renversement des logiques d’intervention qui passe progressivement :

- d’une logique descendante : les acteurs du terrain répondent aux injonctions de l’Etat (du ministère de la Culture en particulier) en adaptant les politiques aux contextes locaux (en fonction des contextes socio-économiques, culturels, politiques, …) ;

- à une logique ascendante : qui part du terrain, sur lequel les porteurs de projets créent dans et hors des champs institutionnels un certain nombre de dispositifs de rencontre avec les publics, progressivement reconnus et soutenus par l’Etat. De ce point de vue, la charte de coopération culturelle apparaît aux yeux des responsables des institutions culturelles plus comme un outil de reconnaissance et d’accompagnement des actions entreprises sur les territoires depuis plusieurs années que comme un dispositifs d’incitation.

Ce renversement des logiques d’action publique met en évidence des formes originales de coopération entre acteurs publics. La Mairie de Lyon a, par exemple, engagé sa politique d’action territoriale en partenariat avec la région Rhône-Alpes qui a, de son côté, financé certaines actions rurales, des dispositifs transversaux dans les collèges et lycées (carte M’RA et SOPRANO) et créé des postes de médiateurs pour ces actions. Cette collectivité a aussi mis en place un dispositif de financement de projets artistiques et culturels originaux, le FIACRE, qui a pris sur la région le relais du Fonds d’Intervention Culturelle. D’une certaine manière cette initiative venant des acteurs publics d’en bas (les collectivités territoriales) a compenser le manque de soutien d’en haut (ministère de la Culture) exprimé par les opérateurs culturels. Ce renouvellement des formes d’intervention publique met en évidence une « gouvernance publique multiniveaux » (Saez, 1995), dans laquelle chaque acteur public tente de redéfinir par son intervention les frontières de ses

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compétences tout en cherchant à renforcer la légitimité des choix d’intervention. II.2. L’intervention publique dans les espaces artistiques émergents : renouvellement des modes et des niveaux d’action publique Des modes d’intervention plus transversaux : l’émergence de dispositifs publics originaux La réorganisation des acteurs publics s’accompagne aussi de transformation plus profonde des modalités d’intervention publique à travers la création d’instruments d’action publique (Lascoumes, 2007) originaux. Avec la multiplication des squats et des friches artistiques et l’intérêt croissant du public pour ces lieux, une réponse plus globale va être mise en place par le secrétariat au Patrimoine et à la décentralisation territoriale avec dans un premier temps la commande, en 2000, d’une étude sur « ces projets inscrits dans des contextes différents de ceux des institutions culturelles identifiées »8. Le rapport Lextrait a débouché sur un certain nombre de propositions qui sortent des cadres habituels de l’intervention publique dans le champ culturel, notamment pour s’adapter aux spécificités de ces pratiques. La plus emblématique est la création de la Mission « Nouveaux Territoires de l’art » en 2002, intégrée à l’Institut des Villes. Ce dispositif a pour but d’identifier et d’accompagner ces projets multiformes. Son action s’organise autour de groupe d’experts pluridisciplinaires (sociologues, juristes, urbanistes, politologues) qui vont se déplacer en région pour jouer un rôle de médiation entre les porteurs de projets, les collectivités territoriales et les Directions Régionales des Affaires Culturelles. Par exemple, à Toulouse, le collectif d’artistes squatters Mix’Art Myris9, a pu, grâce au soutien de la Mission, à la fois être relogé et signé une convention d’occupation pérenne avec la ville, le département et la DRAC. Par ailleurs,

8 Lettre de mission à Fabrice Lextrait par Michel Duffour, secrétaire d’Etat au Patrimoine et à la décentralisation territoriale, 2000. 9 Collectif d’artistes composé de plus de 250 membres qui a investi un immeuble abandonné dans Toulouse. Ce lieu est ouvert à toutes disciplines et tous niveaux de compétences, et fonctionne sur un principe d'autogestion. Il associe des espaces de création et des espaces de démonstration, de diffusion, de convivialité, de rencontres et d'échanges ... L'association est composée d'adhérents, représentée par une collégiale garante du projet et accompagnée par une équipe salariée. Les principes fondamentaux sont la mutualisation, l'échange, la participation libre et nécessaire, la transversalité, l'expérimentation.

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la Mission coordonne les actions de différents ministères pour répondre aux différentes dimensions des pratiques : artistiques, sociales, éducatives, urbaines, etc. Une construction qui interpelle l’administration publique : la co-transformation des pratiques L’émergence de ce dispositif marque la transformation de l’action publique. Après une phase d’adaptation progressive, marquée par la création de lignes spécifiques pour les « nouveaux territoires de l’art » (NTA) et la création de services spécialisés dans les collectivités (on peut citer notamment la mission « squat » au sein de la Mairie de Paris), vient une phase de transformation plus profonde des pratiques de l’administration caractérisée par le développement d’actions coordonnées entre ministères et entre services au sein de chaque ministère. La construction d’entités transversales, à l’image de la Mission NTA (voire de la Mission de coopération culturelle de Lyon), s’accompagne d’une volonté de créer un dispositif de gestion de la connaissance et des expertises. On sort donc de dispositifs traditionnels de financement ou de labellisation. Sur ce point, justement, la responsable de la mission affirme vouloir éviter de faire des « NTA » un label, qui conduirait à établir des critères standardisés et à fermer ainsi le champ d’intervention de la Mission. Néanmoins l’action de cette Mission trace des frontières dans le champ des NTA et permet à certains lieux de légitimer leurs pratiques aux yeux des pouvoirs publics. Cette action reste cependant, selon sa responsable, ouverte car la Mission travaille en collaboration avec un certain nombre d’associations et de réseaux liés à ces pratiques (comme par exemple, le groupe de réflexion Autre(s)pArts, qui regroupent des responsables de friches artistiques et des universitaires). Donc, on voit bien que l’émergence de ces pratiques et leur reconnaissance institutionnelle a demandé une transformation progressive des parties prenantes (Etat, institutions culturelles et espaces artistiques émergents) dans un mouvement successif de rejet, d’intégration et de reconfiguration des modes de création et de diffusion artistiques, d’un côté, des modalités d’intervention publiques, de l’autre.

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Schéma 4 : Dynamiques de reconfiguration organisationnelle des espaces artistiques émergents, des institutions culturelles et de l’Etat

Des niveaux d’intervention publique moins visibles mais plus profonds : l’action sur les métiers et les compétences Avec le développement des actions territoriales le champ des compétences des artistes est de plus en plus ouvert. Les porteurs de projet développent d’abord des savoirs et savoir-faire liés à la pratique artistique (maîtrise de techniques et d’outils de création et de diffusion), à la gestion des publics (liés aux formes de médiation qui se développent dans les espaces émergents), à la gestion des projets (gestion administrative, gestion des équipes pluridisciplinaires) et à la gestion des lieux (organisation, transformation architecturale, aménagement, etc.). La Mission NTA participe aujourd’hui à la reconnaissance de compétences des initiateurs de projets artistiques dans les squats et les friches sur les questions d’aménagements architecturaux (maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre) notamment auprès des collectivités territoriales. En effet, avec le développement du rachat et de la réhabilitation par les collectivités des friches occupées par des artistes, la reconnaissance de cette compétence permet d’impliquer les équipes artistiques dans la phase de transformation architecturale du lieu. Cet enjeu est d’autant plus important, que les choix

ESPACES ARTISTIQUES EMERGENTS

ETAT

INSTITUTIONS CULTURELLES

MISSION NTA

SERVICES SPECIFIQUES AU SEIN DES COLLECTIVITES

LES NOUVEAUX TERRIOIRES

DE L’ART

ACTIONS TERRITORIALES

PÔLE DE DEVELOPPEMENT

CULTUREL

INSTITUTIONS HORS DU CHAMP CULTUREL

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architecturaux auront des incidences directes sur la programmation artistique du lieu (maîtrise d’usage). Deux pistes sont actuellement à l’étude par la Mission. La première vise à donner aux détenteurs de la maîtrise d’usage un droit à participer au processus de transformation des lieux, à l’image de la délégation de maîtrise d’ouvrage accordée au collectif d’artistes Mix’Art Myris. Au cours du processus de légalisation du projet du collectif que nous avons décrit plus haut, Mix'Art Myris a obtenu la délégation de maîtrise d'ouvrage sur les travaux d'aménagements du bâtiment (anciens hangars et entrepôts industriels). Ainsi, le collectif a pu choisir ses architectes ainsi que les différents concepts de construction ou de reconstruction. Le lieu est actuellement en travaux pour adapter cet ancien hall industriel en ateliers d'artistes sur un principe de modularité en fonction des projets et favorisant les rencontres et les croisements entre artistes, entre artistes et publics, entre publics. La seconde piste est de contribuer à créer un métier d’assistant à maîtrise d’usage, à l’image du programmiste en architecture, qui jouerait un rôle d’intermédiaire entre l’architecte et les « équipes artistiques ». Des projets de ce type ont déjà pu être mis en œuvre. Par exemple, l’association Les Ateliers du vent à Rennes, a pu financer (à hauteur de 30 000 euros), via les dispositifs locaux d’accompagnement (DRAC, Ville et Conseil général), les postes de deux personnes (profil architecture et sciences sociales) pour jouer ce rôle d’intermédiaire. La reconnaissance des savoirs et savoir-faire passe aussi par l’identification de ces compétences via des études et l’élaboration de référentiels. Nous avons ainsi participé, à travers l’étude sur « l’évolution des métiers de la médiation culturelle » pour le ministère de la Culture, à l’identification de certains savoirs et savoir-faire liés aux actions territoriales qui pourrait déboucher sur l’élaboration d’un référentiel des emplois et des compétences de différentes catégories de médiateurs. Cette visibilisation des activités et compétences des acteurs s’accompagne de l’émergence de nouvelles formations (comme les formations mises en place à l’Opéra de Lyon ou la création de formations originales comme la Formation avancée et itinérante des arts de la rue, dans le cas des pratiques dans l’espace public) qui permettent de générer ces compétences et marquent ainsi l’aboutissement du processus de reconnaissance institutionnelle.

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Conclusion L’étude des espaces artistiques émergents a donc permis de mettre en évidence les sources et les freins de la transformation de l’Etat. En effet, l’émergence de nouveaux mondes de l’art et de nouveaux champs d’intervention des institutions culturelles remet en cause les modalités d’intervention traditionnelles de l’Etat qui est appelé à adapter ces dispositifs existants (nouvelles lignes de financement, nouveaux services) mais surtout à en créer de nouveaux (Mission NTA) pour notamment répondre à la transversalité des pratiques (pluridisciplinarité ; caractère artistique, social, éducatif, spatial, …des activités). Les transformations de l’Etat viennent donc de la rencontre des innovations d’en bas avec les réformes d’en haut. Mais pour que la transformation s’opère, il faut que les tenants de ces pratiques et les pouvoirs publics prennent en compte les spécificités de chacun. En d’autres termes, ils doivent mettre en place un processus d’apprentissage en double boucle (Argyris, 1995) qui suppose d’être capable de questionner les fondements même de l’action de chaque partie prenante (porteurs de projets, partenaires, responsables d’institutions, collectivités, Etat central). Il apparaît néanmoins au cours de ce processus de multiples sources d’inerties à la transformation des organisations relatives aux outils de gestion (Moisdon, 1997) et d’évaluation des projets par les pouvoirs publics. Par exemple, le chiffrage de la fréquentation des lieux apparaît comme l’un des principaux outils de dialogue avec les pouvoirs publics pour évaluer la performance des lieux (Le Theule, 2007). Cependant cet outil ne rend pas compte de la spécificité des relations avec le public (implication dans le processus, relations durables, profils des publics) qui existent dans les espaces artistiques émergents. Par ailleurs, de nombreux squats et friches rencontrent de grandes difficultés de relation avec les pouvoirs publics du fait de la multiplicité des responsables du lieu (liée à la collégialité des modes de direction). Les pouvoirs publics ont l’habitude de dialoguer avec un unique responsable. Ils refusent dans certains cas d’entamer des négociations avec les collectifs. Néanmoins on l’a vu avec la Mission NTA, l’Etat a su aussi s’adapter pour répondre aux spécificités de nouvelles pratiques. Apparaissent alors de nouvelles modalités d’action publique caractérisées par la volonté de gérer les expertises et les connaissances du terrain plutôt que de chercher à financer ou labelliser des pratiques. En quelque sorte, on peut dire que l’Etat joue un rôle de manager de la connaissance (Moisdon, 2005), caractérisé :

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- par un retrait progressif de l’Etat central dans le financement ou le repérage des actions du terrain au profit des collectivités territoriales qui après de multiples vagues de décentralisation ont à chacun des niveaux (ville, département, région) développé des compétences spécifiques en matière culturelle ;

- par un développement de son rôle de vigie : évaluation et gestion des expertises ; médiation dans le cas de négociations multilatérales entre porteurs de projets et collectivités territoriales ; développement de dispositifs ad hoc pour mobiliser des compétences de spécialistes de disciplines différentes (sociologues, urbanistes, juristes, …).

Cette transformation marque donc un renversement des logiques d’action du Ministère de la Culture qui a longtemps joué un rôle d’initiateur voire de programmateur des actions (dont le dispositif le plus emblématique était jusque dans les années 1980, les contrats de Plan) et qui aujourd’hui joue plutôt un rôle de suiveur et d’évaluateur (développement des dispositifs de repérage : études ou observatoires par exemple.). Son action d’accompagnement se réduit mais devient aussi plus profonde car, comme on a pu le voir dans le cas des NTA, elle touche aux dynamiques de professionnalisation des acteurs et donc au renouvellement des métiers et des compétences. Finalement le processus d’institutionnalisation d’un champ artistique, se caractérise par l’émergence à la fois de nouvelles expertises mais aussi de dispositifs de diffusion et de structuration de nouveaux savoirs (DiMaggio, 1991) comme des formations, des instances de représentations professionnelles, des revues ou des études. Bibliographie Agyris, C., Savoir pour agir. Surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel, Paris, InterEditions, 1995. Becker, H., Art worlds, University of California, 1982. DiMaggio, P. and Powell, W., “Constructing an Organisation Field as a Professional Project : U.S. Art Museums, 1920 – 1940” in : DiMaggio, P. and Powell, W., The new institutionalism in organizational analysis, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1991. COMMISSARIAT GENERAL DU PLAN, Groupe ORFEO, « Travail artistique et culture face aux pressions du marché et aux dynamiques sociétales : pour un Etat régulateur », Quatre Pages n° 2, 2004.

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L’art ancré sur les territoires 35

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INNOVATION PEDAGOGIQUE ET DESTABILISATION IDENTITAIRE DES FORMATEURS DE L’ADMINISTRATION PENITENTIAIRE Laurence CAMBON-BESSIERES1 Résumé : Cette contribution questionne le lien existant entre l’intégration d’une innovation pédagogique dans un organisme de formation (l’Ecole Nationale d’Administration Pénitentiaire) et la souffrance des formateurs qui doivent la mettre en œuvre. L’analyse de l’intégration de cette invention dogmatique met au jour la prégnance du contexte d’implantation sur le processus d’appropriation et révèle le caractère paradoxal de cette invention qui d’un côté, fortifie le dispositif pédagogique et de l’autre, le fragilise en déstabilisant les formateurs. En effet, en modifiant une partie de leur référentiel cognitif et opératif, la simulation interroge leur rôle, leur positionnement professionnel et les fondements même de leur identité professionnelle. Introduction Depuis le milieu des années 1970, l’administration pénitentiaire française a connu son lot de réformes, certaines passant inaperçues d’autres, au contraire, bouleversant les prises en charge des personnes placées sous main de justice et les pratiques professionnelles des personnels pénitentiaires. Concomitamment à ces changements, le dispositif de formation des personnels a lui aussi évolué ; en 2005, l’accent est mis sur la

1 L. CAMBON-BESSIERES est docteur en sociologie et enseignant-chercheur au Centre Interdisciplinaire de Recherche Appliquée au champ Pénitentiaire (CIRAP) rattaché à l’Ecole Nationale d’Administration Pénitentiaire. [email protected]

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professionnalisation de ce dispositif qui passe notamment par l’utilisation de la simulation dans la formation initiale des surveillants. L’introduction de la simulation2 qui n’est autre qu’une modalité pédagogique parmi tant d’autres, va modifier à différents niveaux la réalité du travail des formateurs. Cette invention que nous qualifierons de dogmatique car, elle est hétéronome et imposée, aurait pu contribuer à accroître leur implication et renforcer ainsi la robustesse du système3, nous allons montrer qu’il n’en est rien et que cette invention est source de questionnements et de souffrances pour les formateurs. Au concept de changement, nous préférons celui d’innovation et d’invention utilisé par J. A. Schumpeter et repris par N. Alter4 qui permet de présenter des processus de changement bien plus que des changements ; l’invention étant la conception de nouveautés, l’innovation représentant le processus par lequel un corps social s’empare ou non d’une invention. Le terme générique de « formateur » englobe dans l’administration pénitentiaire une grande diversité de statuts, de corps d’appartenance et d’expériences professionnelles5. Ce groupe est composé de personnels de surveillance qui suivent une formation et deviennent formateurs statutaires. Il est également composé de personnels d’insertion et de probation qui ne suivent pas de formation et intègrent directement l’école en tant que chargés de formation. La composition de ce groupe est le résultat d’une déstructuration de segments, d’individus « détachés » de leur groupe professionnel d’origine pour les rattacher à un seul6.

2 La simulation prépare à la maîtrise d’une tâche par des exercices préalables ayant un rapport avec la tâche à apprendre. La pratique d’une tâche exigeant des comportements aussi proches que possible de ceux qui seront utilisés dans la tâche finale améliore le transfert de compétences de la situation de formation à la situation de travail. in P. Pastré, P. Rabartel, Apprendre par la simulation, de l’analyse du travail aux apprentissages professionnels, Toulouse, Octarès éditions, 2005 3 I. Boissieres, Une approche sociologique de la robustesse organisationnelle : le cas des réparateurs sur un grand réseau téléphonique de télécommunications, Thèse de Sociologie, Université de Toulouse Le Mirail, 2005. 4 N. Alter, L’innovation ordinaire, Paris, PUF, coll. Sociologies, 2000, 278 p. 5 Le terme de « formateur » sera employé dans cet article dans son acception la plus globale sans faire une distinction entre les formateurs statutaires et les chargés de formation. 6 Cette dynamique a pour conséquence de faire cohabiter une multitude de référentiels cognitifs et opératifs qui découlent d’une part, d’une appartenance professionnelle différente (« personnel de surveillance » / « personnel d’insertion et

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En nous focalisant sur l’introduction de la simulation dans le dispositif de formation des personnels de surveillance, nous allons interroger le vécu, les perceptions des formateurs, comme l’a fait M. Crozier7 en son temps sur la place des individus dans l’organisation et accorder une attention particulière à leurs représentations, leurs attitudes et leurs interactions. C’est aussi prendre des distances avec le structuralisme en ne considérant pas l’individu comme le support de la structure, mais davantage comme un acteur stratégique qui concourt au fonctionnement de l’organisation. En s’inscrivant dans cette perspective théorique, nous allons analyser les mécanismes du changement organisationnel ou plus exactement le processus de diffusion d’une invention au sein d’une école de service public c’est-à-dire les manières dont les formateurs de l’administration pénitentiaire vont s’approprier la simulation et la considérer ou non comme une pratique légitime. I. Histoire d’une invention dogmatique L’innovation est toujours une histoire, celle d’un processus non mécanique, car toute invention ne devient pas systématiquement une innovation8. Ce passage dépend certes des individus, mais aussi des conditions organisationnelles9. La décision d’intégrer la simulation dans la formation des personnels est prise par la direction de l’administration pénitentiaire ; l’objectif affiché est de professionnaliser la formation pour renforcer la professionnalisation des personnels10.

de probation »), elle-même traversée par des distinctions entre les grades et d’autre part, d’une formation à la fonction, puisque certains sont formés, c’est le cas des formateurs statutaires, alors que les chargés de formation ne le sont pas quand bien même ils assurent les mêmes activités que ces derniers. 7 M. Crozier, Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, coll. Essais, 1963, 432 p. ; M. Crozier, E. Friedberg L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, 500 p. 8 N. Alter, op. cit. p. 7. 9 Nous n’évoquerons ici que quelques-unes des caractéristiques du contexte d’implantation, pour avoir une vision plus précise, il suffira de se reporter à Laurence Cambon-Bessières, « Les formateurs pénitentiaires face à la simulation », Education permanente, juin 2009, n° 179, pp. 193-209. 10 Une étude (2002), commanditée par le directeur de l’administration pénitentiaire, met au jour des carences dans l’exécution des gestes et des pratiques professionnelles. Parallèlement à cela, d’importants départs à la retraite, conséquence de la réforme statutaire des personnels de surveillance survenue en 1996 et le nombre élevé de recrutements qui en découlent, laisse à penser qu’il s’agit

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« C’est le résultat d’un audit qui a démontré qu’effectivement l’école n’était pas assez proche du terrain.»11 « On a commencé à nous faire comprendre qu’il fallait professionnaliser certaines choses. » 12 La simulation est impulsée par l’administration centrale et imposée dans les pratiques sociales des formateurs qui n’ont pas la liberté de l’adopter ou de la refuser. A cet égard, nous pouvons la considérer comme une invention dogmatique13. « On va dire que ça s’est imposé comme une obligation. »14 « Au départ, on nous a parlé de cette simulation comme étant une directive de l’administration centrale, donc il allait falloir s’y mettre. (…) Et puis, petit à petit, on s’est rendu compte que c’était pas forcément sur la base du volontariat, donc qu’on allait tous y passer. »15 En imposant la simulation, la direction de l’administration pénitentiaire prescrit de manière autoritaire et normative de nouvelles croyances quant à la professionnalisation des agents, mais cela ne veut pas dire pour autant que ces dernières seront partagées par les formateurs. Une invention dogmatique ne s’intègre pas dans un système de manière linéaire et ne fait pas nécessairement l’objet d’une appropriation collective. La sociologie de l’innovation montre que ce processus d’appropriation n’est pas tant lié aux qualités intrinsèques de celle-ci, mais davantage au sens que les acteurs vont lui accorder16. Au cours du processus d’implantation, la légitimité de la simulation n’est pas remise en cause par les formateurs ; la simulation est en quelque sorte auréolée du statut de « juste cause »17 car elle renforce la robustesse du dispositif pédagogique18 en répondant à la principale critique

d’une période charnière où il est essentiel de revenir sur les « fondamentaux » du métier de surveillant. 11 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 18. 12 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 5. 13 N. Alter, op. cit. 14 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 12. 15 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 10. 16 N. Alter, op.cit., p. 80. 17C. Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale Paris, Seuil, 1998, 225 p. 18 Par « robustesse », nous entendons la capacité de la formation à atteindre son but malgré les perturbations externes (modification des orientations, des plannings,

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adressée à la formation, à savoir son caractère « trop théorique » qui ne préparerait pas suffisamment les élèves à exercer leur futures fonctions. En positionnant la pratique professionnelle comme source et objet de savoir, la simulation apporte, selon les formateurs, une réelle plus value au processus de socialisation professionnelle. « C’est mettre en lien je dirais des cours théoriques avec des situations réelles que les élèves pourraient rencontrer lorsqu’ils seront en stage ou en poste, c’est se rapprocher du réel tout en ayant conscience qu’on n’est pas dans le réel. »19 « Sécuriser les gestes professionnels dans un environnement protégé et pas un environnement hostile (…) les erreurs qui vont être commises dans le cadre du bâtiment de simulation n’auront pas les conséquences qu’elles vont avoir sur le terrain.»20 Bien que l’utilité des enseignements par simulation ne soit pas questionnée, les formateurs éprouvent à l’égard de ce nouveau dispositif de nombreuses réticences. « La simulation était une bonne pratique, que ça commençait à se faire un peu partout et donc il allait y avoir des changements. J’étais très sceptique. »21 « Dubitatif (…) parce que quand même, la simulation, il manquera toujours l’essentiel, il manque quand même le détenu, donc ça restera comme tu le dis toujours de la simulation, alors que déjà à l’ENAP on nous accuse d’être coupé de la réalité. Mais en fait c’est pas si mal que ça. »22 « Sceptique, très sceptique, autant je voyais bien l’intérêt au niveau de tout ce qui est sécurité, techniques d’intervention, autant franchement pour le droit je voyais pas comment ça pouvait se mettre en œuvre. »23 Ces réticences vont être alimentées par la capacité destructrice24 de la simulation qui fragilise le système en déstabilisant les individus qui le

recrutements massifs …) et internes (conflits, défaillances de la structure organisationnelle, erreurs …) qu’elle traverse, in I. Boissieres, op. cit. 19 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 10. 20 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 18. 21 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 5. 22 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 2. 23 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 4. 24 J.A. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, Paris, Dalloz, 1935.

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composent. Elle bouleverse les repères des formateurs, redéfinit certains gestes, nécessite de nouveaux savoir-faire, impose des apprentissages et finalement réactive des questionnements fondamentaux relatifs à la délimitation du territoire de compétences des formateurs. I.1. Un apprentissage technique ou la peur de ne pas savoir faire Les appréhensions des formateurs sont à mettre en lien avec la maîtrise de cette nouvelle technique pédagogique et notamment, d’une de ses composantes : le débriefing. « Des réticences au début parce qu’il y avait des peurs, des craintes (…) je pense que c’est plutôt de pas savoir faire. »25 « Le plus difficile dans la simulation c’est le débriefing et c’est pas parce qu’on a suivi une formation qu’on est au fait avec le débriefing (...) il faut vraiment faire beaucoup et bien se remettre en cause pour s’apercevoir que c’est bien plus compliqué qu’il n’y paraît. »26 Le débriefing rappelons-le est une activité d’analyse dont l’objectif est d’expliciter une action afin d’élaborer des connaissances et de construire des repères permettant de gérer des situations professionnelles. Pour aboutir à une description conceptuelle de l’action, les élèves doivent passer par un travail de décontextualisation que les formateurs ont beaucoup de mal à encadrer ; rappelons que ce sont avant tout des opérationnels qui ont une expertise de l’activité, mais qui ne maîtrisent pas toujours les outils permettant d’encadrer cette activité réflexive. Le débriefing reste un moment délicat pour le formateur ; dans les établissements pénitentiaires, ces pratiques réflexives ne sont pas habituelles, il n’existe pas de devoir d’évocation et la peur de la sanction ou du jugement des pairs et de la hiérarchie reste éminemment présente. Même déconnectés des terrains et affectés à l’école, les formateurs restent empreints et porteurs de ces logiques de fonctionnement. De plus, ce déplacement de l’autorité des savoirs vers la pratique professionnelle met le formateur face à un dilemme : les enseignements par simulation le rapprochent des pratiques professionnelles effectives, alors même qu’il est éloigné de la réalité professionnelle et censé enseigner les pratiques professionnelles normatives.

25 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 17. 26 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 1.

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Les craintes des formateurs sont aussi liées aux bouleversements induits pas la simulation dans la situation pédagogique. Habituellement et si nous caricaturons quelque peu, le face à face pédagogique correspond, pour le formateur, à une série de gestes largement routinisés, voire répétitifs tournés vers une transmission de savoirs. La simulation fait voler en éclat cette stabilité. Elle introduit de l’incertitude : personne ne peut prévoir comment va se dérouler un scénario, personne ne peut savoir si les élèves vont réellement participer au débriefing… Parallèlement à cela, la simulation modifie le schéma d’interaction traditionnel entre le formateur et les élèves. L’activité est davantage centrée sur l’élève ; la relation devient duale, incertaine et par là même risquée. « Ce qui les embêtait c’est le regard des élèves (…) quand tu es dans une salle de cours c’est pas du tout pareil. Je parle et vous écoutez. Là, c’est pas pareil.»27 Pour le formateur, la question n’est, en effet, plus uniquement de transmettre un savoir théorique, mais de parvenir à faire émerger une connaissance à partir de situations professionnelles simulées et des interventions des élèves lors du débriefing. Quand bien même, les formateurs ont pour la plupart suivi une formation, il existe toujours un décalage entre le travail prescrit et le travail réel, les formateurs doivent s’approprier la technique et mobiliser des ressorts affectifs et cognitifs de l’intelligence28 pour être efficaces et parvenir à animer une séquence de simulation. « Mes appréhensions, c’est découvrir une modalité pédagogique que je ne maîtrisais pas. Et puis me dire que j’allais certainement faire mes premières interventions sans maîtriser les choses, parce qu’entre la formation et les cours c’était très rapide. (…) un peu dans l’urgence et c’était ça aussi qui était très angoissant. »29 I.2. Un apprentissage interactionnel ou la peur de coopérer Si nous définissons la compétence comme la capacité à traiter efficacement des tâches dans un univers social et organisationnel déterminé alors, nous pouvons dire que ce qui fait la compétence du formateur dans le cadre de la simulation, ce n’est donc pas tant la détention d’un savoir (celui-ci n’est

27 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 18. 28 C. Dejours, op.cit., p. 32. 29 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 10.

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jamais totalement adéquat et suffisant) que sa capacité à « commercer », à échanger avec les autres formateurs pour disposer des connaissances pertinentes ; la pertinence de l’analyse réflexive effectuée au cours d’une séquence de simulation fait appel à une pluralité de savoirs (juridiques, psychologiques, sociologiques, techniques …) qui ne peuvent être détenus par un seul formateur étant donné que les formateurs sont répartis par domaine d’enseignement. L’utilisation de la simulation nécessite un mode d’interaction coopératif centré sur la transversalité. Ce mode organisationnel impose un apprentissage car il n’existe, à l’heure actuelle, pas de réelle transversalité. « Ce que je regrette un peu dans les départements, c’est que chacun s’enferme dans son propre département donc il n’y a pas beaucoup de transversalité. »30 « C’est cette sectorisation qu’il y a. En fait on n’a pas une vue de ce que fait l’autre puisque c’est vrai qu’on ne communique pas beaucoup entre formateurs ou entre équipes pédagogiques. Et c’est dommage parce que je pense que ça apporterait une synergie. »31 L’ensemble des formateurs s’accordent à dire que la transversalité est indispensable, alors pourquoi n’est-elle pas mise en œuvre ? Il existe des routines de fonctionnement sans aucun doute, mais pressées par des contraintes institutionnelles, il est difficile de trouver du temps pour mettre en place de nouvelles modalités de travail. La structure architecturale ne facilite pas non plus certains types d’interaction mais, au-delà de ces raisons, la transversalité équivaut pour les formateurs à une prise de risques notamment dans le rapport aux collègues et à l’évaluation de leur activité. - Dans le rapport aux collègues La simulation révèle le caractère collectif de la compétence, elle impose d’échanger, de trouver des compromis et d’une certaine manière, de renoncer à exercer son activité en interagissant uniquement avec ceux qui disposent d’un référentiel identique façonné par le corps d’appartenance ou structuré autour d’un domaine d’enseignement commun. - Dans le rapport à l’évaluation de l’activité

30 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 14. 31 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 18.

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La transversalité fragilise le formateur. Il doit être capable de se « dévoiler » en rendant accessible ses savoirs et ses manières de faire, de mettre au jour ses propres limites et son territoire effectif de compétences. Cette transparence expose le formateur aux jugements, aux critiques de ses pairs et de ses supérieurs hiérarchiques. II. La gestion de la souffrance L’intégration des enseignements par simulation dans la formation, demande aux formateurs de multiples efforts pour maîtriser cette nouvelle technique, interagir différemment et finalement dépasser leurs réticences, leurs doutes et leurs craintes. Pour faire face à cette situation empreinte d’incertitudes, les formateurs vont développer des stratégies de défense. II.1. L’élaboration de stratégies de défense La rencontre du formateur avec ses compétences, son expérience, sa personnalité, ses envies, ses difficultés et de la simulation avec ses caractéristiques et ses règles donne naissance à deux stratégies - relativement classiques - puisqu’il s’agit d’une stratégie d’implication et d’une stratégie de retrait. Ces stratégies expriment respectivement le positionnement des formateurs face à l’invention dogmatique qu’est la simulation. Nous pouvons qualifier la première d’affinitaire32 : les formateurs s’impliquent pleinement dans ce nouveau dispositif pédagogique. Leur investissement est à mettre, notamment, en lien avec la force de leurs croyances « positives ». « Moi j’étais favorable dès le début pourquoi ? Parce qu’effectivement de travailler dans un espace plus proche de la réalité, c’est aussi pour le formateur un moyen de prendre toute sa dimension.(…) moi ça m’a paru comme quelque chose qui est utile et puis je veux dire ça donne du crédit au formateur. (…) encore une fois voilà, l’expérience je vais la mettre au service des autres et les autres en l’occurrence ce sont les élèves. »33

32 R. Sainsaulieu, L’identité au travail, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1988, 476 p. 33 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 18.

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« Il y a un réinvestissement du bâtiment école par les personnels de surveillance qui ont un enjeu à le réinvestir surtout s’ils ont passé beaucoup d’années à l’ENAP et très peu d’années sur le terrain de la prison. » 34 L’invention dogmatique devient pour ces formateurs une réelle innovation. Elle a du sens, elle est légitime car, en réintroduisant la pratique professionnelle au cœur des enseignements, elle leur permet notamment de renforcer leur légitimité, leur crédibilité aux yeux des personnels pénitentiaires affectés dans les établissements ; n’oublions pas que, pour ces personnels, la légitimité provient essentiellement de la pratique. Ces formateurs se sont approprié ce nouvel outil pédagogique, même s’il bouleverse une partie de leur référentiel cognitif et opératif. Cependant, tous les formateurs « impliqués » ne vont pas être en capacité de s’adapter à la simulation. Le positionnement va alors évoluer et la stratégie affinitaire va se teinter d’une dimension négociatoire. Cette stratégie correspond toujours à une implication dans le dispositif mais, une partie de ce dernier va être détourné ; les formateurs pour « faire face » vont reproduire ce qu’ils ont l’habitude de faire dans un contexte pédagogique classique. Prenons deux exemples afin d’illustrer ce mécanisme de reproduction : - l’appropriation de l’espace Les formateurs investissent les « ateliers»35 de la même manière qu’une salle de cours. Ils introduisent dans une aire dédiée à la simulation les « attributs classiques » du formateur à savoir paperboard, rétroprojecteur, bureau … ; cette pratique leur permet de réinjecter dans un espace qu’ils ne maîtrisent pas encore, des repères familiers qui les rapprochent d’une technique pédagogique maîtrisée. Paradoxalement, le fait d’introduire ces repères brouille le positionnement du formateur. En effet, le fait de ne pas clairement distinguer l’aire pédagogique et l’aire de simulation amène, bien souvent, le formateur à agir comme il le ferait en salle de cours. - le contenu de la séquence : l’exemple du débriefing L’observation des débriefings montre que le formateur, lors de cette étape cruciale qui doit permettre aux élèves de construire, par des mécanismes de prise de conscience, une part importante de la conceptualisation de la

34 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 16. 35 Le bâtiment de simulation est segmenté en divers ateliers reprenant les principales caractéristiques d’une détention : cellules, grilles, barreaux …

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situation, intervient fréquemment. Bien souvent, il conduit le débriefing de manière trop directive, parle à la place des élèves et finalement, pense l’action à la place de ces derniers. A titre d’exemple, lors de l’expression du ressenti des acteurs et des observateurs et lors de l’exploitation des retours le formateur doit reformuler, il ne doit pas analyser, typifier, conseiller. En faisant part de son expérience, en conseillant les élèves à ce moment là, le formateur inconsciemment se valorise et indirectement dévalorise l’élève. Le formateur (re)devient celui qui sait et l’élève celui qui ne sait pas. « Les formateurs font avec ce qu’ils sont et ce qu’ils connaissent (…) les gens reprennent pas forcément tout ce qui s’est dit en fait ils disent un peu ce qui leur traverse l’esprit (…) ils ne se sont pas forcément approprié la méthode comme elle nous a été présentée (formation). »36 Le débriefing bouleverse des repères professionnels constitués autour de l’utilisation des méthodes « classiques », le formateur doit être capable de trouver sa place dans ce temps d’échange. « Compliqué sur deux points : sur le point de vue de la méthode, à quel moment débriefer sur le ressenti, donc il a fallu sans arrêt cadrer les élèves pour respecter les moments parce que ça partait dans tous les sens, donc respecter les moments, suivre une certaine méthode. Ensuite l’autre difficulté c’est éviter que dans les retours des élèves il y ait un acharnement sur ceux qui ont joué le rôle (…) et puis aussi c’est dans l’exploitation aussi des retours, trouver ma place, c’est extrêmement difficile d’exploiter tout ce qui peut se dire et qui peut se vivre pendant une simulation. Ça demande beaucoup d’énergie à la fois dans la préparation mais aussi dans le déroulement parce que ça demande une capacité d’écoute. »37 La seconde stratégie développée par les formateurs est une stratégie de retrait. Elle ne correspond pas pour autant à une opposition frontale car d’une part, les formateurs ne remettent pas en cause la légitimité de la simulation et d’autre part, l’institution ne le permettrait pas ou du moins ne l’accepterait pas. Il s’agit davantage d’un désengagement, plus ou moins visible, du dispositif qui se traduit par le fait que les formateurs n’animent pas des séances de simulation.

36 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 16. 37 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 4.

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« Maintenant les réticents, ils en font presque pas et ceux qui aiment ça ils en font plus que les autres. »38 « J’étais avec des collègues qui ne se sentaient pas de faire le rôle d’animateur. »39 La pérennité de cette stratégie de retrait pourrait être remise en cause par la culture professionnelle (par certains aspects) quasi-militaire de l’institution, mais ce n’est pas le cas. Toutefois, la latitude des formateurs (ne pas intervenir dans le bâtiment de simulation) dépend fortement du positionnement du chef de service et de l’intérêt qu’il porte ou non à la simulation. « En tout cas pour quelques-uns de mon équipe, il a fallu que je les travaille au corps pour faire en sorte qu’ils se lancent. Avant de dire « ça vaut rien », avant de dire « c’est pas une prison », je leur ai dit « on le sait c’est pas une prison, c’est un outil pédagogique. Je leur ait dit « essayez, essayez. »40 Cette stratégie de retrait a deux effets pervers. Le premier est lié au poids que ce désengagement va faire porter sur les autres formateurs qui sont pour certains, au bord de l’épuisement. « Le problème qui ressort c’est beaucoup de répétitions et on en a marre quoi. Parce qu’elles arrivent toutes en même temps, on passe parfois des journées entières au bâtiment, c’est lourd. »41 « Rien que deux dans la journée c’est vrai que c’est fatiguant. (…) C’est énormément mobilisateur d’énergie. »42 Le deuxième effet est lié à la non réaction de l’organisation face aux formateurs qui ne s’intègrent pas dans le dispositif et à l’absence de reconnaissance de la contribution des formateurs qui y sont impliqués. Il résulte une souffrance de ce manque de reconnaissance. « De la reconnaissance dépend le sens de la souffrance. Lorsque la qualité de mon travail est reconnue, ce sont aussi mes efforts, mes angoisses, mes doutes,

38 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 2. 39 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 10. 40 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 18. 41 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 17. 42 Entretien formateur affecté à l’ENAP n° 12.

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mes déceptions, mes découragements qui prennent sens. Toute cette souffrance n’a donc pas été vaine. ».43 II.2. Des stratégies individuelles plus que collectives Face à la simulation, les résistances des formateurs prennent une forme essentiellement individuelle et non collective. Les procédures de contournement, de ruse ou de résignation sont les cas les plus fréquents. Ils illustrent une métastratégie caractérisée par le silence ; silence sur les difficultés et sur la souffrance qu’elles entraînent. Cette souffrance est d’une certaine manière niée, remisée en arrière plan. Les formateurs ont peur de rendre visibles leurs difficultés, peur que ces dernières soient mises sur le compte d’une certaine incompétence. Ils ont peur d’être jugé, évalué. Mais au-delà de ces raisons, pourquoi cette souffrance n’est-elle pas mise en mots collectivement ? Une culture professionnelle La culture professionnelle est une réponse à la première partie de la question : pourquoi ne pas dire ? L’administration pénitentiaire est une administration très hiérarchisée avec une culture proche de l’armée. Les subordonnés doivent obéir, exécuter sans se poser de question, sans remettre en cause la légitimité de l’ordre. Le sens de la discipline est enraciné dans la culture des personnels pénitentiaires44. Même si ce qui est demandé au personnel est difficile, même si cela engendre de la souffrance, il doit poursuivre. Cela est également à mettre en lien avec la dangerosité du métier; il s’agit d’un métier à risque où les personnels quelles que soient les difficultés doivent les surmonter ; face à la population carcérale aucune capitulation n’est possible. La valeur de courage est omniprésente et lorsque le courage « est mobilisé pour répondre à une injonction, un ordre ou une mission (et non par un choix libre, souverain et individuel), il a besoin d’un supplément, la virilité »45. La virilité c’est ce qui renvoie à l’exercice de la force, à l’agressivité, à la violence et à la domination d’autrui. « Pour ne pas courir le risque de ne plus être reconnu par les autres hommes comme un homme, pour ne pas perdre les bénéfices de l’appartenance à la communauté

43C. Dejours, op.cit., p. 41. 44 Ce qui ne signifie pas pour autant qu’aucune dérogation n’existe. 45 C. Dejours, op.cit., p. 147.

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des hommes virils, pour ne pas risquer d’être exclus »46, il faut faire sans se plaindre. Ne pas dire, mais pourquoi ne pas dire collectivement ? Pourquoi les formateurs « n’attaquent » pas frontalement l’organisation en mettant en œuvre une stratégie de défense collective ? Pour que la souffrance fasse l’objet d’une coopération encore faut-il que le collectif de travail soit réellement constitué. Nous pensons en effet que la protestation collective ne peut émerger car il n’existe pas un réel collectif de travail des formateurs. Une identité proposée peu attractive

- d’une part, la spécificité de l’activité des formateurs n’est pas reconnue, l’administration pénitentiaire parle de « fonction » et non de « métier », ce qui illustre une conception particulière de l’activité de formateur qui ne nécessiterait pour l’exercer aucun savoir ou savoir faire spécifique. Cette conception transparaît aussi dans la procédure d’évaluation des formateurs qui sont toujours évalués à partir de la grille relative à leur corps d’appartenance alors même qu’ils ne travaillent plus ni en milieu fermé, ni en milieu ouvert. Il n’existe en effet aucune grille spécifique pour évaluer leur activité en tant que formateur ;

- d’autre part, le mode de recrutement des chargés de formation, non

formés et affectés à l’ENAP pour participer au même titre que les formateurs statutaires à la formation initiale des personnels, dévalorise non seulement la formation des formateurs – qu’en est-il de son utilité - ainsi que l’expertise liée à la fonction. Ce mode de recrutement laisse penser que la compétence est fondée non sur la qualification, mais sur le résultat de la rencontre de qualités personnelles et d’un éventail d’expériences. Dans cette conception, la nécessité des connaissances formelles n’est pas déniée, mais celles-ci ne constituent qu’un pré-requis formel qui en lui-même n’est gage d’aucune compétence.

Ce contexte institutionnel est peu favorable à un ancrage professionnel ; ancrage d’autant plus complexe que les formateurs se trouvent dans une

46 C. Dejours, op.cit., p. 123.

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situation « d’inter culturation conflictuelle »47. D’une part, la pluralité des identités culturelles est sollicitée chez l’individu en fonction du contexte d’interaction et de l’identité des protagonistes face auxquels il se trouve. D’autre part, il existe un conflit interne et un manque de consistance de chacune des identités référentielles. Le formateur n’est pas tout à fait formateur, ni plus tout à fait un personnel de son corps d’origine. Il est en quelque sorte un sujet interculturé qui n’est plus nécessairement reconnu par ses pairs - personnel en poste sur le terrain - ou par les « porteurs légitimes » de l’identité (enseignant, intervenant extérieur …). En tant que sujet interculturé, le formateur est pris dans une situation complexe où chaque identité est en même temps affirmée et déniée. Une affiliation complexe La complexité de l’affiliation à la catégorie « formateur » provient notamment de la multitude de référentiels en présence qui se croisent et s’entrechoquent parfois. Le terme générique de « formateur » englobe une grande diversité de statuts et de corps d’appartenance, ce qui ne permet pas nécessairement de constituer les fondements d’une identité professionnelle partagée, ni de dessiner les contours de celle-ci. De plus, qu’ils soient personnels d’insertion et de probation (chargé de formation) ou personnel de surveillance (formateur statutaire), les formateurs se trouvent placés dans une situation d’acculturation qui complexifie grandement leur positionnement professionnel. En effet, celui-ci va se constituer et se modifier en fonction des places respectives que les formateurs accordent aux référentiels en présence. Pour saisir ce mécanisme, nous nous sommes attachés à deux référentiels, celui du grade et de la fonction (F = fonction ; G = Grade) pour montrer la variété des positionnements qui en découlent : Dans une première configuration, F > G, l’individu se définit comme formateur et se présente en tant que tel à ses interlocuteurs ; le grade s’estompe pour un temps et l’activité façonne le positionnement des formateurs. Dans une deuxième configuration, G > F, le grade prime sur la fonction, l’identité héritée prend le pas sur l’identité présente et l’individu se présente en tant que personnel de surveillance ou personnel d’insertion et de probation ; le formateur ne parvient pas à opérer des ajustements entre le

47 P. Gravé, « Comment peut-on être formateurs d’adultes ? ». Les dossiers des sciences de l’éducation, n°11, 2004, pp. 25-37.

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référentiel passé et le référentiel lié à sa nouvelle fonction autrement dit, la mue identitaire n’a pas lieu. Dans une troisième et dernière configuration, G = F, il n’y pas de primauté d’un référentiel sur l’autre. Cette configuration illustre la double affiliation identitaire et un compromis entre le référentiel de grade et celui de la fonction. Le formateur se définit en tant que tel sans mettre constamment en avant son expérience professionnelle, mais sans pour autant « renier » son parcours pénitentiaire. Il n’y a pas d’opposition conflictuelle entre les référentiels passé et présent, les deux sont complémentaires. La complexité de l’affiliation au « groupe formateurs » s’exprime également dans la trajectoire professionnelle des personnels. Les choix de carrière sont, en effet, révélateurs du rejet ou de la consolidation de l’identité « formateur ». Là encore, différentes stratégies émergent : une stratégie identitaire de maintien et de renforcement :

- les formateurs aspirent à conserver leur fonction quand bien même ils font l’objet d’une faible reconnaissance institutionnelle ;

- une stratégie identitaire de passage structurée autour d’une nette

volonté de mobilité liée à une progression hiérarchique qui ne peut se faire qu’en dehors du champ de la formation.

Conclusion L’analyse du vécu, des perceptions des formateurs montre que l’intégration de la simulation dans la formation initiale des surveillants ne va pas de soi. Elle est, en effet, problématique pour les formateurs, non seulement parce qu’elle perturbe leurs repères professionnels, mais également parce qu’elle déstabilise leurs repères identitaires. Ces déstabilisations sont d’autant plus profondes qu’elles ne sont pas réellement travaillées, ni relayées par l’institution elle-même. Le fait d’avoir imposé cette nouvelle modalité pédagogique qui plus est dans un contexte d’urgence et de ne pas suivre ces effets, ni d’instituer de dispositif de soutien pour aider à réajuster les pratiques professionnelles témoignent de ce que l’administration pénitentiaire à une conception bureaucratique du changement. Les nouveaux paradigmes de la gestion des ressources humaines dans le service public ne parviennent pas encore à dépasser les logiques de fonctionnement organisationnelles passées. L’analyse de l’intégration de la

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simulation met au jour un habitus pénitentiaire : étant effectivement une administration d’exécution, elle reproduit ce schéma auprès de ses personnels. Dans un contexte plus global et national de débureaucratisation des administrations publiques, l’administration pénitentiaire devra sans doute prendre de la distance par rapport à ce mode de fonctionnement en prenant notamment en compte l’importance des enjeux liés à l’implication de ses personnels.

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L’ADMINISTRATION DANS UN CONTEXTE DE MODERNITE RADICALE: QUAND LES INSTRUMENTS DE GESTION DOIVENT DEVENIR SOURCE DE REFLEXIVITE Catherine FALLON1et Geoffrey JORIS2 Résumé : Dans de plus en plus de domaines, la gestion de la chose publique s’opérationnalise dans un contexte de modernité radicale dont les caractéristiques (surinformation, indétermination, hyper-complexité, incertitude croissante et multiple, pluralisme, mobilité accrue des acteurs) imposent aux pouvoirs publics de repenser les conditions de l’exercice de l’autorité, tant du point de vue des dispositifs institutionnels que des référentiels et cadres mobilisés, pour en renforcer la réflexivité. Nous proposons de dresser une liste de facteurs facilitant une démarche réflexive, à partir de deux études de cas dans le domaine de l’environnement, l’une consacrée au rôle et au fonctionnement de la « SPAQuE », une agence publique fondée afin de gérer la politique de décontamination des sols en Belgique (Région wallonne) et l’autre aux transformations des modalités de décision publique pour certains projets d’aménagement (Permis par décret – PIR). Loin d’être des recettes, ces facteurs poussent l’acteur à se questionner sur la pertinence et les conditions pratiques et spécifiques à son organisation.

1 C. FALLON, Assistante, Drs. MSc. Ir. Catherine Fallon, Université de Liège, Faculté de droit, Département de Sciences Politiques, Spiral, [email protected] 2 G. JORIS, Aspirant FNRS, Drs., Geoffrey Joris, Université de Liège, Faculté de droit, Département de Sciences Politiques, Spiral, [email protected]

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I. La modernité radicale : un nouveau contexte d’action pour l’administration publique I.1. Modernité radicale et administrations publiques De nombreux auteurs se sont penchés sur les processus de transformation des cadres de la modernité3. Sans parler de la fin de la modernité, nous conviendrons que « the world is still modern rather than postmodern [or bypassing modernity], but this modernity is radicalizing itself. »4. Apparaît alors un nouveau sens à l’expérience sociale que l’on regrouperait sous le vocable de « modernité radicale» selon Giddens, Beck et Lash5. On observe en effet un processus co-évolutif de remodalisation des structures sociales et de transformation des cadres structurels qui contribuent à leur donner une certaine permanence et légitimité. Dans cette perspective, les particularités de chacune des modernités sont explicitées et mises en débat parce qu’elles ont perdu leur caractère d’évidence. Ainsi, la modernité industrielle se caractérise par un certain discours sur la stabilité des cadres et sur l’instauration de frontières stabilisées et légitimées, alors que la modernité radicale se caractériserait par une surinformation et une indétermination, une hyper-complexité et une incertitude croissante et multiple ainsi que par la reconnaissance du pluralisme et d’une plus grande mobilité des acteurs. Les pouvoirs publics, appelés à administrer la chose publique dans ce contexte, sont alors amenés à repenser leurs modes de fonctionnement aux regards de nouveaux critères d’appréciation. I.2. L’administration réflexive : un concept théorique pour un ancrage pratique Parler d’administration réflexive revient à replacer l’action administrative en interaction avec l’ensemble des éléments d’un régime dans lequel elle opère et à souligner les processus de structuration à l’oeuvre. Cette vision systémique induit alors un passage permanent de l’interne vers l’externe, et inversement, provoquant des négociations qui permettent d’ouvrir un espace 3 A. GIDDENS, The consequence of modernity, Polity, Cambridge, 1990. 4 R. LEE, « In search of second modernity : reinterpreting reflexive modernization in the context of multiple modernities », Theory and Methods, London, Vol. 47, n°1, 2008, p. 56 et suiv. 5 U. BECK, A. GIDDENS, S. LASH, Reflexive modernization: Politics, tradition and aesthetics in the modern social order, Stanford University Press, Stanford (Calf.), 1994.

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transformatif dans lequel les instruments de l’action publique s’opérationnalisent. Ces mutations imposent alors une transformation des cadres cognitifs, une redéfinition des dimensions normatives et instrumentales ainsi qu’une reconfiguration des structures de pouvoir. En même temps, elles imposent une modification des structures comme des pratiques et donc des instruments de gestion. Pour mieux comprendre comment les structures administratives se transforment face aux nouvelles exigences induites par la modernité radicale, nous voulons confronter le rôle et le fonctionnement de la « SPAQuE » (Spaque), une agence publique fondée afin de gérer la politique de décontamination des sols en Belgique (Région wallonne), aux modalités d’ouverture en cours au sein de deux administrations régionales qui lui sont liées, la DGO-3 et de la DGO-4. Plus spécifiquement, les dynamiques de fonctionnement et d’adaptation de la Spaque seront abordées au travers des transformations des processus de gestion des problématiques “environnement-santé” dans le cadre de la gestion des sols potentiellement pollués en Wallonie, alors que les dynamiques de fonctionnement de la DGO-3 et DGO-4 seront abordées au travers des nouveaux modes de gestion publique des « projets d’intérêt régional » (PIR – Permis par décret). Par une étude des documents officiels et une analyse qualitative des processus décisionnels (entretiens semi-directifs), nous mettrons, dans un premier temps, en évidence les processus et les procédures mis récemment en place par les autorités. Après une mise en perspective des instruments étudiés, nous identifierons alors des facteurs qui semblent faciliter une démarche réflexive. II. Administrer dans un contexte de modernité radicale: quand les instruments de gestion doivent devenir source de réflexivité II.1. Les permis par décret (PIR) : un instrument de gestion en contrepoids à la réflexivité Plus que tous les autres, le domaine de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire est devenu en Région Wallonne une thématique sujette à redéfinition politique permanente. Elle est cependant marquée par deux tendances assez stables dans le temps : la décentralisation des compétences et l’ouverture des processus décisionnels. Deux mouvements qui contribuent à renforcer la réflexivité par une meilleure contextualisation et une attention au pluralisme des rationalités.

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Cependant, la pratique a montré les limites de fonctionnement des processus décisionnels de ce régime de décentralisation. D’un côté, les communes sont confrontées à des contraintes sérieuses en matière de ressources. De l’autre, les responsables politiques estiment que la proximité des institutions communales et de leurs citoyens ne les place pas nécessairement dans une position d’indépendance leur permettant de dépasser une confrontation, inévitable, entre l’intérêt général/régional et l’intérêt local voire particulier. En même temps, les acteurs politiques soulignent les limites des processus participatifs et affirment que la participation bloque la réalisation de certains projets. Ils estiment, en effet, que les acteurs, souvent mal informés, pressés par le temps, sollicités par d’autres centres d’intérêts, réagissent en fonction de leurs habitudes, selon des modes routiniers qu’ils s’efforcent tant bien que mal d’adapter à une situation nouvelle. Afin de proposer une solution aux blocages, les acteurs politiques ont estimé qu’une réflexion devait être menée en vue de repenser le régime participatif de l’aménagement du territoire. En s’inspirant de plusieurs décrets flamands6, le Gouvernement wallon, sous l’impulsion conjointe du vice-président, Ministre du logement, des transports et du développement territorial, ainsi que du Ministre de l’agriculture, de la ruralité, de l’environnement et du tourisme, a déposé, début 2008, un projet de décret relatif aux autorisations d’intérêt régional7. L’objet de ce décret consiste à permettre la ratification, par le Parlement wallon, de certains permis d’urbanisme, d’environnement ou de certains permis uniques, relatifs à des projets ayant été reconnus par le Gouvernement wallon comme relevant de l’intérêt régional. Pratiquement, le mécanisme d’octroi se divise en trois phases successives. Il est tout d’abord nécessaire que le Gouvernement, sous sa propre initiative ou sur la proposition du fonctionnaire délégué, reconnaisse l’intérêt régional du projet et ce préalablement au dépôt de la demande de permis par le Gouvernement (phase 1). Le Gouvernement est alors invité à déposer une demande de permis et ce suivant les modalités classiques prévues dans le CWATUP (phase 2). Après cette étape d’instruction, le Gouvernement dépose devant le Parlement wallon une demande de reconnaissance de l’intérêt régional et l’octroi du permis en tant que tel. Cette reconnaissance

6 Décret du 14 décembre 2001, décret du 19 mars 2002, décret du 27 juin 2003, décret du 13 février 2004, décret du 7 mai 2004, décret du 17 décembre 2004. 7 M.B. 25.07.2008.

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du permis d’urbanisme prend la forme d’un décret à part entière reprenant l’intitulé exact du permis tel que déposé par le Gouvernement (phase 3). Le « décret PIR » prend alors la forme d’une liste de permis limitativement énumérés et dont toute modification doit faire l’objet d’une procédure parlementaire. II.2. Analyse critique du décret PIR L’analyse plus pointue du texte final et des débats autour de l’avant-projet de décret, nous amène à nous interroger tant sur la forme que sur le fond. Si les premières remarques relèvent d’un discours technique dont l’intérêt n’est ici que limité, les interrogations et remarques politiques nous semblent contribuer à mettre en évidence une « approche compréhensive »8 du nouveau régime participatif mis en place par les PIR. II.2.1. Une redéfinition du cadre participatif Dans le schéma proposé par les PIR, l’étape participative prend la forme d’un débat parlementaire. Ce nouveau cadre d’action renforcerait, selon le Gouvernement, la protection juridique des riverains9 tout en permettant une forme de représentation des intérêts. L’intervention du Parlement induirait alors une plus grande transparence et une participation étendue. Le recours au Parlement comme organe participatif et de médiation n’est pas neutre. En effet, il impose une remise en question des principes autonomistes à la source même des politiques de décentralisation. Cette reconfiguration n’est cependant pas étonnante puisque « (…) dans le contexte de transformations profondes que connaissent nos sociétés, la résolution des conflits (…) appelle de plus en plus des modes de médiation visant à intervenir en tiers là où les individus ou groupes d’individus (sont perçus comme) n’arriv(a)nt plus à interpréter correctement ce qu’ils vivent (…). »10 Dans ce contexte, la médiation prend tout son sens comme dispositif de

8 Par « approche compréhensive » nous entendons : une approche de déconstruction des cadres de l’action publique en vue de faire émerger les idées, les intérêts et les institutions participant à la structuration du régime instrumental mis en place. Voir Y. MENY, P. MULLER, J. QUERMONNE, Les politiques publiques en Europe, Briché, Paris, 1995. 9 C. const., n° 94/2003, 2 juillet 2003, pt B.20.2. 10 E. VOLCKRICK, « Les dispositifs de médiation et la question du tiers », p. 133, in J.-P. LEBRUN, E. VOLCKRICK, Avons-nous encore besoin d’un tiers, Paris, Ed. Eres, Coll. Humus. 2005.

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régulation sociale fondé sur une logique de dialogue entre les parties. Cependant, dans le cadre des PIR, les mécanismes mis en place fusionnent le tiers (le Parlement) aux acteurs (les agents locaux). Cette consolidation tend alors à rendre caduque toute possibilité de médiation. Qui plus est, le recours au Parlement comme organe médiateur demeure anecdotique. En effet, le rôle du Parlement tend, dans nos démocraties contemporaines, à se réduire à un simple entérinement des propositions définies sur la base d’accords convenus au Gouvernement. Dès lors, le Parlement wallon risque de devenir un lieu de tensions irréductibles. L’organe de médiation semble donc dans la pratique se déplacer vers les partis politiques s’affrontant dans un espace symbolique qu’est le Gouvernement. Or, dans une société pluraliste et individualiste, ces systèmes de partis ne permettent que dans une mesure limitée un système de représentation des intérêts. On a donc tout lieu de remettre en cause tant le fond que la forme de la médiation établie par les PIR. II.2.2. Une redéfinition du référentiel d’action La dynamique instaurée par les PIR entend modifier le processus de délégation en fondant un nouvel équilibre entre planification (poursuite de l’intérêt régional) et gestion de projet (un permis en particulier). Une révision des modalités d’action entre les deux niveaux ne peut réussir sans la construction d’un bagage cognitif partagé se matérialisant par des outils de gestion communs.11 Dans cette logique systémique, le plan impose de dépasser les logiques institutionnelles tout comme les logiques environnementales de l’action collective. La dynamique plan (intérêt général) - projet (intérêt particulier) ne peut cependant se produire que lorsque le plan joue le rôle de cadre, de référentiel ou de « règles du jeu » auxquels les acteurs se confrontent afin de négocier les modalités d’application concrètes et locales de projets particuliers. Le mécanisme des PIR, en fusionnant et centralisant le niveau de planification et de gestion de projet ne peut mettre en place une telle logique.

11 L. THEVENOT, « L’action en plan », Sociologie du travail, Paris, 3/95, 1995, p. 411.

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II.3. La Spaque et la réforme de l’administration publique : entre réflexivité et « New Public Management » II.3.1. La configuration d’un nouveau domaine d’intervention La nécessité de gérer une problématique nouvelle (environnement-santé) dans un contexte ouvert et incertain a permis aux acteurs politiques de définir un nouveau cadre de coopération transversal par rapport aux découpages administratifs. C’est dans ce cadre que fut créée la CIMES ou Conférence Interministérielle Mixte Environnement Santé (2003)12, afin de favoriser une gestion coordonnée des politiques d’environnement et de santé. Cet accord inter-institutionnel a permis d’élaborer de nouvelles formes de coopération entre administrations. La Région wallonne a aussi mis en place un groupe de travail chargé de suivre les projets santé-environnement (2005) en associant les différents décideurs de la politique et en favorisant une gestion concertée et conjointe des dossiers par les différents services de l’administration. II.3.2. Une administration flexible et responsable Pour la question des sols pollués, l’acteur de mise en œuvre de la politique est incontestablement la Spaque, société anonyme à fonds publics placée sous la tutelle du Ministre wallon de l’environnement. En effet, quand le Ministre de l’environnement demande à son administration d’intégrer la dimension de la santé dans le dispositif d’évaluation et de prioritisation des sites, la Spaque met au point un outil d’évaluation des risques sanitaires,

12 Conformément à l’engagement pris en 1994, lors de la 2ème conférence internationale « Environnement-santé » de l’OMS, les Ministres belges en charge de la santé et de l’environnement ont déposé un projet de plan dans le courant de l’année 2002. Le Plan d’Action National Environnement Santé (NEHAP) a été définitivement adopté le 3 avril 2003. Une des premières réalisations du NEHAP (recommandation 1) est la signature de l’Accord de coopération le 28 avril 2004 par les 11 Ministres de l’environnement et de la santé belges et la mise en place de la CIMES ou Conférence Interministérielle Mixte Environnement Santé, qui a pour objectif essentiel de favoriser une gestion coordonnée des politiques d’environnement et de santé en rassemblant les différents Ministres de tutelle dont les compétences se rapportent à la gestion de l’environnement et de la santé. En vue de gérer de manière opérationnelle le NEHAP et la CIMES, une « task force » inter-administration a été construite permettant alors la rencontre des différents fonctionnaires en charge de ces dossiers en dehors de toute interférence avec les cabinets ministériels.

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qu’elle applique aux sites et sur base duquel elle a développé un modèle de gestion intégrée des risques. L’agence s’est alors positionnée comme un centre de compétence non contesté. Pour assurer une meilleure communication en la matière, le Gouvernement conjoint RW/CF a par ailleurs défini un « arbre décisionnel » au sein duquel la Spaque assure non seulement le suivi de la communication entre les autorités, mais également avec les autorités locales et les riverains. Il s’agit d’une véritable rupture. Alors que, traditionnellement, toute communication de la Spaque vers les riverains passait par le filtre du Ministre de l’environnement et du Gouvernement wallon, maintenant le Gouvernement charge la Spaque d’informer simultanément le Ministre de l’Environnement, les autorités locales et les riverains des travaux à exécuter, des études de caractérisation et d’éventuelles mesures de précaution à prendre. A cette fin, l’agence développe des instruments de gestion inspirés du secteur privé, avec des logiques de planification stratégique et de suivi des résultats. Elle peut déployer des moyens plus flexibles et plus efficaces que les autres administrations. Ceci est particulièrement remarquable dans le domaine de la communication avec le public, mais aussi pour engager des experts en fonction des axes qu’elle privilégie. Cette gestion efficace lui permet de conforter un statut de compétence et d’expertise face aux autres administrations plus classiques dont elle se démarque par l’originalité de ses méthodes gestionnaires. La Spaque fait preuve d’une forte adaptabilité car elle dispose de moyens suffisants pour mettre en œuvre une politique, d’assez d’autonomie pour en négocier les conditions de mise en œuvre et d’assez de souplesse pour organiser un processus de communication en fonction de ses besoins. Le contrat de gestion passé entre le Gouvernement et la Spaque renforce cette autonomie car il permet de mobiliser rapidement les compétences nécessaires. La délimitation de la mission de l’agence est alors fluide, réappropriée par le responsable en fonction des objectifs ou des enjeux qu’il sélectionne. En ce sens, le directeur de l’agence endosse une responsabilité très personnelle de « chef de projet ». La Spaque est alors capable de gérer des problématiques nouvelles et complexes tout en intégrant les contraintes inhérentes au contexte local et à un pluralisme social. II.4. Approche comparée des PIR et de la Spaque Les redéfinitions actuelles des structures de la modernité contribuent à la redéfinition des cadres normatifs et institutionnels dont la légitimité est mise

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à l’épreuve par une individualisation et un pluralisme grandissant sans que le rôle des structures sociales comme instrument du « vivre en commun » soit remis en question. La redéfinition des modes de gestion, tout comme des institutions publiques, est alors d’autant plus impérative que leur nécessité est légitimée. L’émergence de la modernité radicale pose alors des questions fondamentales. Premièrement, elle nous invite à nous interroger sur les formes possibles de la régulation sociale. Et deuxièmement, elle nous invite à nous interroger sur la place que l’on doit accorder à l’individualité et à la contextualisation dans les modalités de gestion de la chose publique. Si les instruments étudiés semblent répondre à ces interrogations, les réponses qui sont données vont dans des sens différents, voire opposés. En effet, la Spaque entend prendre en considération ab initio la pluralité, la diversité et l’indétermination des acteurs, légitimant ainsi l’adaptabilité de ses instruments. La modernité radicale devient alors une fenêtre d’opportunité plus qu’une contrainte. Dans le cas des PIR, les pouvoirs publics développent une attitude relativement opposée. En effet, la diversité et la subjectivité des acteurs sont perçues comme une contrainte portant sur l’action publique. Il convient dès lors de simplifier et de décontextualiser au maximum les projets d’urbanisme. Plus fondamentalement, les approches développées par la Spaque et les PIR se raccrochent à des compréhensions différentes de l’Etat. En effet, les instruments de gestion développés par la Spaque se rapprochent des logiques proposées par l’Etat réflexif car relevant d’une volonté de fonder l’action sur la base d’une convention entre les différents acteurs prenant part au processus de gestion, imposant alors la vision d’un Etat mobilisateur de ressources et légitimé par la recherche d’engagements directs13. Les PIR quant à eux peuvent être considérés, comme des instruments législatifs et réglementaires, organisant un rapport au politique basé sur l’idée que seul l’Etat est le garant du bien commun et trouvant sa légitimité par l’imposition d’une compréhension de l’intérêt général défini par des mandataires démocratiquement élus14. En ce sens ils développent une vision plus proche de l’Etat social ou « organisateur ». Au travers ces deux visions, c’est aussi à une perception différente de l’expertise sous-tendant et légitimant les

13 P. LASCOUMES, « La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir », Le portique, Paris,13-14-2004, 2004, pp. 1-15. 14 P. LASCOUMES, Op. Cit., 2004.

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décisions publiques que les deux instruments font référence.15 En effet, l’expertise sous-tendant les modes de gestion développés par la Spaque relève plutôt d’une approche pragmatico-politique16, alors que celle sous-tendant les PIR s’apparente à une approche décisionniste17. Malgré cette relative opposition entre les outils de gestion mobilisés par la Spaque et les PIR, cela ne signifie pas que les outils de management développés par l’un et l’autre sont à promouvoir ou à déconseiller. Il n’est alors pas question de recettes toutes faites mais bien d’une volonté de mettre en évidence des espaces de négociation dont l’importance stratégique nous

15 J. HABERMAS, La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973. 16 Le modèle pragmatico-politique défendu par Habermas suppose une perpétuelle négociation entre le technicien et le non-technicien. Ici, l'interaction entre les experts et les décideurs se fait sans arrêt. Il n'y a pas de limite prédéfinie au niveau des objectifs et des moyens, car tout est systématiquement objet de négociation. Ce modèle ne considère pas la technique comme un pur instrument mais aussi comme une organisation et une attitude face à des questions humaines. Il existe donc une multiplicité de langages, de grilles d'analyse différentes pouvant s'appliquer à une situation particulière. De cette manière, on reconnaît que l'ensemble des personnes concernées ont un avis à donner, tant au niveau de la définition de la problématique que dans la résolution de celle-ci. Ce modèle permet également d'être sensible à un concept nouveau, celui d'« être hybride » développé par Bruno Latour. Certains phénomènes sociaux ne sont plus strictement compartimentés, mais « voyagent » entre différentes sphères (politique, scientifique, sociale). C'est la nature même de ces phénomènes qui semble à l'origine de cette hybridation. 17 Selon le modèle décisionniste, l'expert demandera au « client » quels sont ses objectifs. Une fois connues les finalités et les valeurs du client, l'expert, grâce à ses connaissances, trouvera les moyens les plus adéquats pour atteindre ces objectifs. Ce modèle distingue donc entre décideurs et techniciens. Les uns déterminent les fins, les autres les moyens. Max Weber, dans sa conférence sur le Savant et le Politique, a lié cette manière de voir avec une théorie de la rationalité. Un plan d'action est rationnel quand les moyens correspondent aux objectifs choisis. Mais les objectifs ne peuvent être choisis rationnellement, puisqu'ils relèvent des valeurs : le fonctionnaire administre tandis que le politique pose des choix. Le lieu de la rationalité serait alors le choix des moyens. La faiblesse de ce modèle est de présupposer qu'une fois que l'on a déterminé les finalités, le choix des moyens reste indifférent. Ce qui revient à ignorer que le choix des moyens techniques détermine toute une organisation sociale et n'est donc pas indifférent par rapport aux valeurs et aux fins poursuivies. Il semble donc que le modèle décisionniste soit un leurre, et que les vertus démocratiques de celui-ci aient finalement peu de poids face à l'importante inertie qu'entraîne la mise en œuvre de moyens réputés « techniques » et apolitiques.

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semble empiriquement fondée. En effet, l’Histoire regorge d’exemples d’anachronismes ou d’archaïsmes qui ont contribué à une adaptation des structures publiques à un contexte en mutation, tout comme il existe des exemples d’innovations ou de ruptures dont les impacts et l’inadaptation au contexte d’implantation ont contribué à un décalage entre l’action publique et son environnement. Les analyses de méthodes ouvertes de coordination au niveau européen regorgent d’exemples de « recettes » archaïques nationales plus efficaces que de laborieuses innovations suivant les canons de la Nouvelle Gestion Publique inadaptées au contexte18. Il convient donc d’identifier des facteurs facilitant une réflexion des acteurs sur les modes de gestion et non de donner des « recettes » désincarnées. III. L’administration réflexive ou comment assurer l’apprentissage plutôt que de compter sur la chance ? Au travers des instruments que nous venons d’étudier, nous aimerions mettre en évidence les facteurs nous semblant favoriser une démarche réflexive de la part des acteurs administratifs. Ces facteurs, loin d’être des éléments isolés des uns des autres, sont amenés à se combiner afin de contribuer à une « synergie managériale » construisant une démarche réflexive. Variable n°1 : organiser le rapport de l’administration au politique La confrontation des deux études de cas nous semble plaider pour une relative autonomie des organismes publics par rapport au politique afin d’assurer l’efficacité et l’efficience de leur gestion. Cela ne signifie cependant pas que ces structures ne peuvent faire l’objet d’aucun contrôle. En effet, la reconnaissance d’une forme d’indépendance est un avantage que le politique ne peut accorder sans contrepartie. Cette indépendance conditionnée peut s’incarner par l’instauration d’un « contrat de gestion ». Ce dernier est tout d’abord un signe ostensible de la reconnaissance de l’indépendance d’une structure tout comme il est un instrument tant de contrainte que de défense. Au-delà de l’identification des rôles, le contrat de gestion permet de délimiter les sphères d’activité des acteurs et de les légitimer. Le contrat devient alors non seulement un instant mais également un espace

18 A titre d’exemple: Frølich N., 2006, “The contribution of cultural theory to understanding the embeddedness of arguments in the implementation process. The case of university reform”, Innovation, Vol. 19, No. 2, 2006, pp. 189-207.

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d’intéressement et d’enrôlement. Il est l’occasion de définir et de répartir les tâches d’orientation stratégique (rôle politique) et celles d’exécution (rôle administratif). Cela revient dans la pratique à définir le régime de responsabilité et à limiter les interférences possible qui sont à la source de perte tant d’efficacité que d’efficience. En ce sens, le contrat de gestion entend offrir une réponse structurelle à une « dépendance des ressources » des organismes publics à l’égard du monde politique19. En effet, l’environnement dans lequel les organismes publics sont appelés à interagir constitue une contrainte sur le fond comme sur la forme de l’action organisationnelle. Le contrat de gestion permet alors de temporiser ces contraintes et offre à l’organisme une sphère d’autonomie lui permettant de structurer son action et d’en assurer la qualité. Le moment de la négociation du contrat de gestion assure ainsi la redéfinition des modalités de l’action publique en fonction des contingences ou des priorités politiques, afin d’assurer une adéquation entre ressources mobilisées et objectifs stratégiques. Variable n°2 : mener une réflexion en termes de règles de gestion Gérer des organismes indépendants ne peut se faire sans une réflexion sur les instruments de gestion habilités à construire et véhiculer le sens dans l’organisation. Autrement dit, il est nécessaire de mettre en place des instruments de pilotage permettant de suivre l’exécution des décisions. Ces instruments sont alors appelés à éviter une « ambiguïté du succès »20 ou encore les « pièges de compétence »21. C’est en ce sens que ces instruments doivent permettre non seulement l’identification des référentiels mobilisés mais doivent permettre également de favoriser leur diffusion, leur compréhension et finalement l’adhésion des acteurs. La gestion par « contrat » en déterminant, sous un impératif de négociation, des objectifs à atteindre par l’organisme dans un espace temporel déterminé, pousse les acteurs à mener une réflexion en termes de mobilisation des ressources. A terme, cela favorise un management par résultat facilitant par la suite l’avènement d’un management par la qualité totale. 19 J. PFEFFER, G. R. SALANCIK, The external control of organization: a ressource dependence perspective, New-York., Harper & Row, 1978. 20 « L’ambiguïté du succès » est une situation dans laquelle il est impossible d’identifier clairement les liens de causalité entre des actions et des succès en raison d’un changement permanent des objectifs et des instruments. 21 Les pièges de compétence sont des améliorations de procédure dont les avantages sont limités pour l’organisme et qui ne lui confèrent pas d’avantage comparatif.

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De même, puisque la gestion par contrat n’a sens que si elle s’incarne dans une approche évaluative et compréhensive, elle permet d’engendrer un apprentissage en « double boucle » permettant de « (…) contrôler et de corriger le comportement, (…) (et donc) de déterminer ce qu’est un comportement approprié. L’apprentissage en double boucle oblige le système à contester ses propres hypothèses et les valeurs sous-jacentes, et risque fondamentalement de modifier les termes de sa propre organisation. »22 Enfin, il nous semble important que ces réflexions organisationnelles ne se traduisent pas dans la pratique par une « construction en parallèle » de l’administration. En effet, depuis les années 1990, nous assistons en Région wallonne à un large mouvement de création d’agences, exerçant des pans entiers de compétences jusque-là octroyées aux administrations traditionnelles, le tout en parallèle au système administratif. Cependant, en créant de telles agences, le monde politique a contribué à déforcer la légitimité des structures administratives traditionnelles. Loin de contribuer à la réflexivité de l’administration, de tels mécanismes participent au blocage général des structures et des mentalités en focalisant l’énergie nécessaire au changement sur des controverses stériles. Variable n°3 : mettre la politique de communication au coeur de la démarche réflexive La communication, tant externe qu’interne, est une fonction nouvelle pour les organismes publics qui tend à prendre des proportions (financières et temporelles) très importantes. Cependant la communication est souvent employée comme un simple outil sans aucune réflexion sur son utilisation, son sens ou sur le contexte dans lequel elle prend place. Il est cependant essentiel de mieux comprendre les enjeux auxquels elle entend répondre et de mieux comprendre les objectifs qu’elle entend poursuivre. Il convient alors de déterminer un nouveau paradigme pour la communication qui dépasserait les interprétations fonctionnalistes et les interprétations interprétativistes. En effet, si les fonctionnalistes avancent que les institutions « peu(vent) être décrites en termes de système ouvert car elles forment un tout organisé poursuivant un (ou plusieurs) objectif(s) général(aux), composé(s) de multiples parties interconnectées qui sont

22 M. J. HATCH, Théorie des organisations, De Boeck, Paris, Coll. Management, 2007, pp. 389-390.

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influencées et ont un impact sur l’environnement. (…) »23, les interprétativistes avancent quant à eux que les institutions peuvent également être comprises comme des constructions intellectuelles dont la perception participe grandement à la motivation, à la cohérence et finalement à la productivité des acteurs qui la composent. Ces deux interprétations loin d’être opposées sont complémentaires et forcent les administrateurs à donner tout son sens aux politiques de communication, en organisant de façon efficace les trois missions de la communication : faire connaître, faire comprendre et faire adhérer les acteurs. Variable n°4 : mener une réflexion sur les cadres et les conditions du changement institutionnel Une institution est un système social différencié avec des comportements précis orientés vers le traitement d’un problème social, caractérisé par des normes, des valeurs, des critères particuliers organisant l’accès aux ressources, et des sanctions qui permettent d’assurer la permanence des frontières et la légitimité du système différentié. Mais une institution ne peut se maintenir que si le contexte social la soutient et lui attribue des ressources. Quand le contexte change, l’institution doit s’adapter, transformer sa structure interne et renégocier son identité et ses frontières en tenant compte des modes de légitimation acceptables pour son environnement. Modifier les cadres des pratiques administratives n’est pas chose aisée parce que ces institutions sont avant tout des relations de pouvoir et leur raison d’être est de réduire les zones d’incertitude. Or tout changement provoque une réorganisation des relations de pouvoir et crée de l’incertitude. La stabilité est donc plus encouragée que le changement. Cependant, conserver des pratiques idiosyncrasiques peut se révéler coûteux tant sur le plan cognitif (perte du sens), matériel (accès aux ressources est plus difficile) que social (perte des rapports de confiance). Si les institutions changent néanmoins, c’est parce que les acteurs avantagés dans l’ancienne configuration ont perdu de leur pouvoir, ou parce que l’institution subit un choc exogène. Comprendre le changement des institutions oblige donc à prendre en considération les facteurs tant exogènes qu’endogènes. Il convient également d’appréhender la dynamique du changement institutionnel à travers ses mutations et ses crises, privilégiant une approche centrée sur les processus de construction et de rupture de compromis entre

23 P. BOISTEL, Gestion de la communication d’entreprise, Hermes, Coll. Ressources humaines, Paris, 2007, p. 38.

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les différents acteurs, qui sont autant de « bricolages » essentiels pour la révision de règles formelles et l’adoption de nouvelles pratiques. Di Maggio et Powell24 identifient trois mécanismes de transformation institutionnelle : par la contrainte, par la circulation de nouvelles pratiques, ou par la transformation professionnelle des acteurs. Le dernier a l’avantage de reposer sur le parti du renforcement de capacité des acteurs par une dynamique de professionnalisation en créant un ethos professionnel se traduisant par des pratiques transmises et imitées, des règles formelles, mais aussi des normes et un cadre conventionnel qui permettent la justification. Une telle optique demande aussi un investissement majeur dans la transformation des processus administratifs et une renégociation de la distribution des compétences et des responsabilités. Elle est inévitable pour transformer une organisation globalement pléthorique et rétive aux changements, en une administration souple et flexible, la plus contextualisée et la plus pluraliste possible pour correspondre aux publics multiples, mais suffisamment coordonnée pour garantir la poursuite des missions de service public face à l’explosion de la complexité sociale et institutionnelle. Le rôle des acteurs est alors primordial à prendre en considération car ce sont eux qui sont les porteurs du changement. Il convient alors de mettre à la tête des organisations les personnes présentant les bons profils afin d’éviter tout « apprentissage superstitieux »25 engendrant un déphasage grandissant entre les acteurs dirigeants, les fonctionnaires, les structures dans lesquelles ils sont amenés à se mouvoir, et les attentes tant sociales que politiques auxquelles l’organisme public est appelé à répondre. Dans ce contexte, il convient de regarder de manière critique toutes propositions visant à l’éventualité d’organiser une école fédérale ou régionale d’administration publique. En effet, certains affirment que la création d’une telle école offrirait une réponse structurelle à une forme de dépendance des organismes publics par rapport à ses acteurs. En effet, en se

24 P. J. DI MAGGIO, POWELL W., « The Iron Case Revisited: Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American Sociological Review, Columbus, vol.48, n°2, 1983, pp. 147-160. 25 L’apprentissage superstitieux est une forme d’apprentissage se produisant lorsque les liens de causalité entre des actions et des succès ne font l’objet « d’incentives » dont les raisons d’être ou d’explications sont mal précisées et inadéquates. Cette situation provoque alors une situation délicate puisque les acteurs récompensés prennent confiance en eux et en leurs profils comportementaux alors que ces derniers sont en inadéquation avec les objectifs impartis à l’organisation.

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basant sur les théories de l’écologie des populations26, les partisans d’une telle école pensent pouvoir insuffler une « variation » dans la population permettant alors aux organismes publics de sélectionner dans leur environnement global les acteurs présentant les profils d’aptitude recherchés. Si les modalités d’une telle école doivent faire l’objet de discussions sérieuses quant à ses tenants et aboutissants, ses avantages nous semblent inadéquats compte tenu du contexte de la modernité radicale. En effet, les services publics n’ont pas besoin d’une école qui forme des élites (approche instrumentale et fonctionnaliste) mais d’un espace de communication entre personnes internes à l'administration et acteurs extérieurs puisque le but est avant tout « d’accompagner les processus de transformation » plutôt que de laisser l'administration opérer en « système clos » les modifications tant internes qu’externes nécessaires à sa survie. IV. Conclusions La modernisation réflexive comme processus de transformation des cadres structurants de la modernité remet en question les pratiques administratives en imposant la prise en considération des incertitudes, des hétérogénéités, des ambivalences, du pluralisme, et des conséquences inattendues. Ce changement ne conditionne pas seulement la qualité des services publics mais aussi leur survie même. Cependant, la réflexivité ne se décrète pas mais doit faire l’objet d’un engagement de tous les instants et une mobilisation de tous les acteurs. Elle devient alors un instrument et un espace d’intéressement et d’enrôlement des acteurs dans un projet mobilisateur qui est appelé à se traduire par des comportements et des attitudes concrètes donnant un sens à l’expérience sociale. C’est à cette réflexion sur la teneur de la réflexivité que nous avons tenté de contribuer. A travers deux études de cas nous avons identifié des facteurs facilitant une démarche réflexive. Loin d’être des recettes ces facteurs poussent l’acteur à se questionner sur la pertinence et les conditions

26 La théorie de l’écologie des populations est la théorie selon laquelle les organisations dépendent de leur environnement pour les ressources qu’elles utilisent. En ce sens, les partisans de la théorie de l’écologie des populations se rapprochent des tenants de la théorie de la dépendance. Cependant, les deux écoles se distinguent par rapport à leur positionnement. En effet, si les tenants de la théorie de la dépendance se positionnent vis-à-vis des ressources depuis l’organisation, les tenants de la théorie de l’écologie des populations quant à eux se positionnent du côté de l’environnement. Voir E.K.WIECK, The social psychology of organizing, Addison-Weseley, Reading, Mass., 1979.

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pratiques et spécifiques à son organisation. Ces facteurs de réflexivité portent autant sur les structures institutionnelles, sur les instruments de pilotage que sur les comportements des acteurs. Loin d’être indépendants les uns des autres, ils se renforcent mutuellement permettant alors d’offrir aux acteurs les conditions nécessaires à la construction et au déploiement d’une démarche réflexive. Liste des abréviations PIR Projet d’intérêt régional DGO-4 Direction générale opérationnelle de l’aménagement du

territoire, du logement, du patrimoine et de l’énergie CWATUP Code wallon de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme et

du patrimoine CIMES Conférence interministérielle mixte environnement santé NEHAP National Environmental Health Action Plan RW Région wallonne CF Communauté française DGO-3 Direction générale opérationnelle de l’agriculture, des

ressources naturelles et de l’environnement

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LES ENJEUX DES FRONTIERES PROFESSIONNELLES ET LA MODERNISATION DE LA JUSTICE EN FRANCE : L’EXEMPLE DE LA REFORME DES TRIBUNAUX DE COMMERCE DANS LES ANNEES 2000 Déborah FLUSIN-FLEURY1 Résumé : Dans les années 2000, le débat sur la réforme des tribunaux de commerce réapparaît sous le thème de la corruption. Des parlementaires aux gouvernants, tous s’accordent sur la nécessaire entrée des magistrats de carrière dans la juridiction sous la forme de l’échevinage. Dans les débats, les rapports et les projets de loi, la prédominance des discours techniques, juridiques et gestionnaires donne aux éléments de la réforme leur force d’évidence. Elle a pour effet de neutraliser les enjeux idéologiques et d’exclure les demandes corporatistes en rejetant à la périphérie de l’arène des débats la participation des juges consulaires. Durant le processus de réforme, les juges utilisent différentes stratégies pour négocier les termes de la réforme et préserver leur autonomie. Par leurs attitudes, ils admettent bien la nécessité d’une modernisation qui est pensée dans le cadre référentiel de la « bonne » Justice, mais il existe un profond désaccord sur les modalités de la mise en œuvre de ses nouveaux standards juridiques qui renvoie à une lutte pour le monopole des tribunaux de commerce opposant les profanes et les professionnels du droit.

1 D. FLUSIN-FLEURY, docteur en sociologie, maître en droit privé, attachée temporaire d’enseignement et de recherche en sociologie (ATER) à l’Université de Reims/Châlons-en-Champagne, rattachée au Centre de Recherche Sur les Liens Sociaux (CERLIS) UMR 8070 du CNRS-Université Paris-Descartes, [email protected].

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Introduction Pour qui souhaite entreprendre de dénoncer l’impuissance de l’Etat français à réformer ses institutions, en particulier ses institutions judiciaires, les tribunaux de commerce (TC) font figure de cas d’école. La juridiction consulaire est l’une des plus anciennes et des plus atypiques institutions dans le paysage institutionnel français et européen actuel. Elle a échappé aux grands bouleversements affectant le système judiciaire que ce soit au moment de la Révolution française où les TC sont rétablis sans solution de continuité ou au moment de la grande ordonnance de 1958 qui n’y touchera pas davantage (Hilaire, 1986). Unique en son genre, justice réputée peu coûteuse et rapide, sa singularité tient à la présence des juges qui l’animent. Chargés de juger des conflits entre les acteurs économiques et des difficultés des entreprises en première instance, ils exercent leur activité judiciaire dans des conditions particulières dans la mesure où elle ne constitue ni leur activité principale (tous possèdent une activité professionnelle par ailleurs), ni une source de revenu (ils sont bénévoles). De plus, elle peut être exercée sans titre, ni diplôme spécifique : seule l’élection permet de sanctionner et de légitimer les individus appelés à cette fonction. Chefs d’entreprise élus par leurs pairs, les juges consulaires représentent une partie de la justice rendue par des profanes du droit (Michel et Willemez, 2007). En raison de leur caractère atypique, ils sont devenus la cible privilégiée des entrepreneurs de réformes soucieux de moderniser et de rationaliser les structures judiciaires du pays. Ces trente dernières années, dans un contexte d’action profondément renouvelé, des rapports et des propositions de changement2 ont dénoncé, de façon chronique, une justice archaïque et tous s’accordent sur la nécessité d’y introduire les magistrats de carrière sous la forme de l’échevinage3. Il faut pourtant attendre les années 2000 et la révélation de scandales pour que la solution de l’échevinage soit débattue

2 En 1975, le rapport Monguilan, en 1985, le ministère Badinter puis, en 1998 le rapport Montebourg/Colcombet. 3 L’échevinage est un système d’organisation judiciaire dans lequel les affaires sont entendues et jugées par des juridictions composées à la fois, de magistrats professionnels, qui assurent la présidence des formations de jugement et du tribunal, et de personnes n’appartenant pas à la magistrature professionnelle. Les échevins sont généralement élus par des organisations professionnelles ou syndicales. En matière civile, en France, les tribunaux des affaires de la sécurité sociale, les tribunaux du contentieux de l’incapacité et les tribunaux paritaires des baux ruraux sont des juridictions échevinales. Les conseils des prud’hommes connaissent également ce système ponctuellement avec la procédure du juge départiteur.

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dans les Assemblées Parlementaires. La force de la dynamique réformatrice repose sur un réseau d’acteurs – parlementaires, juristes, gouvernants, représentants du monde industriel – réunis autour du référentiel de « bonne » Justice (Commaille, 2000 pp. 31-49 ; Vauchez et Willemez, 2007 pp. 43-55 ; Flusin, 2008 pp. 291-314). Les acteurs réformateurs et les raisons de la force attractive de la dynamique qu’ils mettent en place, ont fait l’objet d’études approfondies (Vauchez et Willemez, 2005 et 2007 ; Commaille, 2000). Si elles portent un regard sur les acteurs concernés par les réformes, ceux-ci occupent néanmoins une place secondaire dans leurs analyses. Aussi, nous proposons de revenir sur la dernière réforme engagée à partir de 1998 en privilégiant l’observation et l’analyse des différentes stratégies élaborées par les juges consulaires face aux réformateurs : comment les juges consulaires utilisent la stratégie de la réforme pour lutter contre celle-ci et, paradoxalement, deviennent eux-mêmes leur propre réformateur ? L’analyse s’appuie sur une enquête empirique et sur un dépouillement systématique des écrits produits par les différents acteurs de la réforme4. I. Réformer les tribunaux de commerce en les échevinant : une évidence I.1. De la lutte contre la corruption à la modernisation de la régulation judiciaire de l’économie : définir une situation à réformer faisant l’objet d’un consensus Dans les années 1980, la nouvelle législation sur les procédures collectives, la rénovation des professions spécialisées dans les difficultés et faillites d’entreprises et surtout le renforcement de l’autocontrôle des juges commerciaux donnaient à penser que le « problème » de la justice commerciale était résolu (Zenatti, 1987). Grâce à l’activisme des défenseurs du monde consulaire, les juges avaient réussi à évacuer la question de l’introduction des magistrats de carrière dans leur juridiction, qui, perdue puis étouffée dans les couloirs du ministère, ne fut pas même débattue devant les Assemblées (Flusin, 2008 pp. 352-360).

4 L’enquête empirique est essentiellement constituée d’une cinquantaine d’entretiens semi-directifs qui ont été réalisés entre 1999 et 2004 auprès des professionnels : juges consulaires, magistrats statuant en matière commerciale, procureurs, mandataires et administrateurs judiciaires, greffes, secrétariats de présidence et représentants de la CGTC. Concernant la méthodologie employée voir (Flusin, 2008).

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Pourtant, le débat réapparaît au milieu des années 1990 sous une nouvelle forme : celle de la corruption et du scandale. Plusieurs affaires mettant en cause les juges consulaires et les professionnels de la faillite sont révélées par voie de presse. Des acteurs de la reprise des entreprises en difficulté y sont accusés de malversations, de prise illégale d’intérêt et de favoritisme5. La parution de l’ouvrage d’Antoine Gaudino6 sous le titre La mafia des tribunaux de commerce, constitue le point de passage des « affaires » au « scandale » des TC. L’auteur y dénonce un système de corruption généralisé et organisé autour des reprises et faillites d’entreprises et décrit un monde consulaire opérant sur la base de relations et d’accords interpersonnels et d’arrangements informels. Cette « scandalisation »

(Offerlé, 1998 ; Garrigou, 1993) des TC rouvre le débat sur leur modernisation et, avec le retour d’une majorité socialiste en octobre 1997, une commission d’enquête parlementaire sur leur fonctionnement est mise en place. Sous la houlette de François Colcombet et d’Arnaud Montebourg son travail prend des allures de croisades anti-corruption7. Pour ses auditions, la commission se rend dans plusieurs TC dans lesquels ont été constatées des irrégularités8. Traquant les dysfonctionnements, la commission n’hésite pas à faire part de ses découvertes au parquet, jouant ainsi un rôle actif dans la judiciarisation des affaires de corruption impliquant le monde consulaire. Dans sa synthèse, elle décrit une justice aux mains de juges aux 5 Ainsi, en janvier 1994, un ancien président du TC de Bobigny est mis en examen pour complicité de malversation commise dans l’exercice de ses fonctions, en septembre, un magistrat du TCP est soupçonné, avec un avocat, d’avoir indûment favorisé un candidat à la reprise d’un ensemble de brasseries parisiennes, en juillet 1997, trois juges consulaires d’Aurillac sont mis en examen pour malversation tandis que l’affaire Coencas défraye la chronique et met en lumière les réseaux et trafics d’influence qui gravitent autour du TC de Nanterre. 6 Ancien inspecteur de police, il est connu pour avoir révélé l’affaire Urba sur le financement du PS à la fin des années 1980. Suite à sa révocation de la police en 1991, il monte son cabinet de renseignements financiers à destination des entreprises pour poursuivre sa croisade contre la corruption des élites en France. 7 Députés de la majorité, les deux initiateurs de la commission ont motivé une partie de leur carrière politique sur cette thématique. François Colcombet a déjà participé à plusieurs commissions dont les objets peuvent être rattachés à la lutte contre la corruption politique et économique comme la levée de l’immunité parlementaire des députés. Arnaud Montebourg est surtout connu pour son rôle d’avocat dans les « affaires » de la mairie de Paris. 8 En effet, la moitié des TC auditionnés (Saint Brieuc, Toulon, Mont-de-Marsan et Paris) est visée dans l’ouvrage d’Antoine Gaudino.

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« comportements douteux » et dénonce un monde clos où règne le risque permanent du « conflit d’intérêt » dans lequel les juges nouent des « relations très ambiguës » avec les mandataires de justice, « la confiance se transformant parfois en collusion s’apparentant au trafic d’influence » et conduisant au favoritisme envers certains justiciables (Colcombet et Montebourg, 1998, tome 1, p. 226, p. 263). Engagés dans la modernisation de la justice et du droit, les deux initiateurs de la commission apparaissent comme de véritables « entrepreneurs de morale » (Becker, 1963). Les enjeux à se saisir du « problème » des TC sont à la fois de promouvoir la cause du droit et des juristes9 et de revaloriser le rôle de législateur républicain du Parlement10. La Justice constitue ici un terrain de prédilection pour exprimer les conflits de prééminence avec l’Exécutif, d’autant que les politiques publiques en la matière font l’objet d’un relatif désintérêt de sa part ce qui a permis, depuis une vingtaine d’années, aux parlementaires juristes de se spécialiser dans les débats sur celles-ci (Vauchez et Willemez, 2007 pp.71-102). A ce stade, le caractère nécessaire de la réforme fait l’objet d’un large consensus qui a pour effet de neutraliser les clivages politiques. Le groupe RPR rejoint les voix de la majorité plurielle et participe à la commission puisque la motion est adoptée à une large majorité, le 13 janvier 1998. Son travail s’appuie sur le cadre référentiel de la « bonne » Justice dans lequel vont être pensées la définition de la situation comme scandaleuse et les solutions à apporter à ce problème. Parallèlement au travail des parlementaires, dans une perspective d’action publique classique de « top and down », le gouvernement se réapproprie la réforme et redéfinit un nouvel enjeu proprement étatique11. Le 13 mai 1998,

9 L’activité professionnelle passée ou présente des deux initiateurs du projet de réforme permet de mieux comprendre leur souci constant de juridicité dans les TC. François Colcombet est un magistrat du siège au parcours ascensionnel classique (il termine sa carrière comme Conseiller à la Cour de cassation), tandis qu’Arnaud Montebourg, avocat près la Cour d’appel de Paris, réunit les signes d’un parcours d’excellence (élu premier secrétaire au barreau de Paris en 1993, il effectue son stage chez un avocat pénaliste renommé, Me Thierry Lévy). 10 Ils sont les leaders de la « Convention pour la 6ème République », qui vise précisément à promouvoir un régime parlementariste. 11 Le discours modernisateur autour du service public de la Justice permet au ministère de la Justice de renouveler ses raisons d’être politiques à un moment où sa légitimé est fortement remise en cause sous le coup des affaires politico judiciaires des années 1990. Les fonctions de gestion et d’administration de la Chancellerie sont

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les corps de l’IGSJ et de l’IGF sont sollicités par Elisabeth Guigou, ministre de la Justice, et Dominique Strauss-Khan, ministre de l’Economie et des Finances, pour établir une sorte de « contre-enquête ». Tenu de travailler dans un délai très court, indépendamment des parlementaires et sans consulter le monde consulaire, l’objectif du groupe interministériel est avant tout de désingulariser le « problème » des TC, tel qu’il est énoncé par la commission d’enquête parlementaire, pour le faire entrer dans la réforme du « service public de la Justice » (Vauchez et Willemez, 2007 pp. 11-70 ; Chauvaud, 1995), qui prend place dans le référentiel global de « la réforme de l’Etat » (Warin, 1997 ; Muller, 1990). Il abandonne la thématique de la corruption de la République, pour inscrire la réforme dans une réflexion sur la régulation judiciaire de l’économie qui signe l’alliance des deux ministères (Boccon-Gibog et De Foucauld, 1998 pp. 1-2). S’appuyant sur la thématique de la modernisation juridique, les deux inspections font de l’adaptation des TC aux normes constitutionnelles et européennes un enjeu fondamental qui justifie l’introduction de la mixité dans les formations de jugement. Il s’agit de faire entrer la justice commerciale dans les standards uniformes du procès établis par la CEDH, la Constitution française et la Cour de cassation (Cavrois, Dalle et Jean, 2002). Pour la commission, l’écart le plus symptomatique des TC est l’absence de magistrats de carrière : « les juridictions de droit commun sont composées de juges professionnels dans la plupart des pays européens » et « les juridictions spécialisées sont échevinées ». Elle s’appuie sur les notions d’impartialité objective et subjective, dégagées par la jurisprudence de la CEDH12, pour conclure que « la justice commerciale ne répond pas pleinement aux exigences du procès équitable posées par la CEDH » (Boccon-Gibog et De Foucauld, 1998 pp. 21-22). Cette première thématique s’articule avec celle de la modernisation économique qui constitue le noyau dur de l’argumentation du groupe de travail. Diagnostiquant que la justice commerciale n’est plus en « mesure de jouer l’important rôle de régulation économique qui lui revient », la commission conclut à la nécessaire introduction de la mixité. Elle offrirait une synergie entre la « maîtrise du droit et la connaissance éprouvée des problèmes économiques » permettant à terme de créer une « justice économique efficace et performante », « facteur de compétitivité précieux » ainsi mises au premier plan. Pour le Minéfi, le problème des TC s’inscrit dans la recomposition de sa vision traditionnellement fiscaliste de l’économie. Il considère désormais le droit économique également comme un facteur de compétitivité globale de l’économie française. Il poursuit ici un objectif déjà amorcé par le gouvernement de Laurent Fabius (réformes du droit des procédures collectives dans lequel les buts de politiques publiques sont clairement énoncés). 12 CEDH, arrêt du 1er octobre 1982 Piersack, et arrêt du 26 octobre 1984, Cubber.

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(Boccon-Gibog et De Foucauld, 1998 pp. 90-91). Ce sont moins les défaillances des hommes qui sont dénoncées – les allusions aux « affaires » sont rares – que les défauts organiques des TC qui sont répertoriés dans le rapport. Se voulant plus consensuelle – l’abandon du terme « échevinage » pour celui de « mixité » le révèle13 - et surtout « objectif et neutre », l’argumentation des inspections se situe sur un registre à la fois gestionnaire et technocratique propre à gommer les prises de positions idéologiques (Vigour, 2006). Cependant, elles concluent également à la nécessaire entrée des magistrats professionnels dans les formations de jugement des TC. I.2. La mise aux normes de la justice consulaire : une revendication territoriale des professionnels du droit Se retrouvant devant la nécessité de professionnaliser la fonction de juger et sur l’unification des diverses juridictions, les réformateurs contribuent à revaloriser le périmètre du droit et la compétence juridique au sein de l’ordre social et politique. Véritables cause lawyers, en même temps qu’ils défendent une cause, les réformateurs renforcent la position des professionnels du droit (Daïti et Israël, 2003 ; Roussel, 2003). La réforme de la justice consulaire renvoie donc bien à une lutte pour « l’espace juridique » (Flusin, 2007 p. 38). Elle constitue un enjeu territorial, au sens où la sociologie des professions l’entend habituellement comme une revendication de compétences d’un groupe de professionnels patentés – ici les juristes et tout particulièrement, les magistrats – sur le diagnostic et le traitement d’un ensemble de problèmes sociaux, ici la restructuration des entreprises et le contentieux commercial (Hughes, 1971 ; Dubar et Tripier, 1998). Corrélativement, leur action a pour effet de disqualifier l’autorité judiciaire fondée sur l’élection et la délégation qu’incarne la magistrature commerciale (Krynen, 1999) au profit de la légitimité fondée sur la compétence en droit et en procédure dont la magistrature professionnelle incarne l’idéal-type14. Ils déploient un argumentaire qui remet en cause la spécialisation fondant le monopole des TC et qui légitime l’entrée des magistrats de carrière pour qui

13 L’utilisation de ce terme n’est pas un hasard : il a pour effet de mettre l’accent sur la synergie des compétences entre les deux magistratures en suggérant une certaine égalité et, ce faisant, il rejette les luttes de territoire induites par le terme échevinage dans lequel l’idée de rapport hiérarchique et subordonné des juges consulaires aux magistrats de carrière est plus présent. 14 À cet égard, il est symptomatique de constater que jamais dans les débats sur la crise de légitimité de la justice en France, on n’a, ne serait-ce qu’envisagé ou suggéré, l’élection comme remède. Ce non débat montre à quel point le cadre référentiel fait l’objet d’un consensus lui conférant une force normative puissante.

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les postes créés grâce à l’échevinage offriraient des débouchés15 (Munoz-Pérez et Tribalat, 1993 pp. 27-62 ; Bodiguel, 1991). La complexité croissante du droit des affaires est mise en avant pour défendre l’échevinage et permettre au diagnostic juridique de s’inscrire comme une modalité d’intervention légitime dans le domaine économique. Longtemps relégué à la périphérie, considéré comme un « droit de boutiquier », matière dévalorisée et dévalorisante, cet argument correspond à un investissement des juristes pour le droit commercial depuis les années 1990 (Dezalay, 1992 pp. 43-76, et 1986 pp. 1-29). Les réformateurs insistent également sur l’élargissement des enjeux du droit des procédures collectives aux emplois et aux deniers publics à travers la notion « d’ordre public économique ». L’homogénéisation des différentes juridictions vient également à l’appui de la mise aux normes de la justice commerciale : pour être égale, la Justice doit être uniforme. Or, dans les TC, il existe une proximité géographique et sociologique entre les juges et les justiciables qui ne « permet pas d’assurer l’égalité de traitement des justiciables » ni même d’apporter « les garanties minimales de qualité de la justice rendue ». Les juges consulaires ont tendance à « négliger les principes généraux du droit, et surtout le plus important d’entre eux : le principe du contradictoire » (Colcombet et Montebourg, 1998, tome 1, pp. 95, 33 et 115). Les raisons de ces dysfonctionnements sont à rechercher dans le manque de compétence juridique et, surtout, procédurale, des juges consulaires. Elles constituent autant de déficiences qui les mettent dans l’impossibilité d’assurer une justice de qualité et impartiale. L’insistance sur le manque de réflexe procédural fait écho au phénomène de substantialisation de la procédure opéré par une partie de la doctrine, qui réinvestit le « droit processuel », comme garantie d’un procès juste et équitable (Guinchard, 1999 ; Milano, 2006). L’emprise des juristes sur le « problème » des TC a pour résultat d’« euphémiser » les clivages politiques en recentrant les débats sur des 15Assez curieusement cet enjeu est passé relativement inaperçu lors des débats. D’après les études sur l’évolution du corps de la magistrature (pyramide des âges et statut) et les perspectives de carrière, il existe un profond déséquilibre démographique qui, combiné à la structure hiérarchique du corps et aux modalités d’avancement dans celui-ci, conduit au blocage des carrières. Aussi, la création des 300 postes hiérarchiques – présidence de tribunal – nécessaire à la mise en place de l’échevinage présente un intérêt certain. Représentant 5 % des effectifs actuels de la magistrature, ces postes offriraient des débouchés de carrière dans la hiérarchie haute aux magistrats bloqués dans leur avancement.

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questions à caractère « technique » qui, par leur coloration scientifique, barrent efficacement la route à tout débat idéologique sur les politiques judiciaires. En cantonnant les négociations aux modalités concrètes de mise en œuvre des objectifs de la réforme, celle-ci apparaît comme acquise. Le refus de situer le débat de la réforme sur le terrain de ses fondements idéologiques se traduit également par la marginalisation des organisations ordinales et syndicales comme la CGTC. Ces organisations possèdent la propriété de situer les termes du débat et de penser les réformes à l’intérieur des clivages politiques ou professionnels que les réformateurs cherchent au contraire « à dépasser ». Aussi, elles risquent sans cesse de réactiver le point de vue politique des réformes, et heurtent le travail d’« euphémisation » et d’« universalisation » des réformateurs, qui permet d’entretenir le caractère nécessaire du changement (Vigour, 2006 ; Lascousmes et Le Galès, 2004). II. Les juges consulaires face au changement : entre résistance et négociation Face à la montée réformatrice, les juges consulaires mobilisent l’ensemble du répertoire des groupes d’intérêts, des pressions politiques aux actions plus spectaculaires comme les menaces de grève et de démission. Mode d’action peu habituel aux notables et aux chefs d’entreprises, l’activisme tranché dont ils font preuve a de quoi surprendre. Leurs cultures et ethos professionnels fonctionnent ici comme autant de dispositions ou de prédispositions à l’action organisée. Leur force de résistance collective réside particulièrement dans leur autonomie et leur autorégulation. Elle s’appuie sur un réseau d’organisations locales solides coordonnées au niveau central par la CGTC et le TCP leur permettant de rallier efficacement le monde consulaire à leur cause. II.1. Organiser ses intérêts : la CGTC La CGTC défend et représente activement les intérêts des juges consulaires. Si elle ne peut se prévaloir des prérogatives habituellement consenties aux organisations ordinales, elle est cependant reconnue de facto par ses membres et par ses interlocuteurs extérieurs, comme l’unique représentant de la « profession ». Regroupant la quasi totalité des juges consulaires16, elle est organisée sur deux niveaux, régional et national. Les membres élisent,

16 Elle représente environ 3 460 juges en exercice ou honoraires, soit 97 % des juges consulaires.

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par région, leur président, et tous les membres élisent les membres de la commission administrative au sein de laquelle Paris domine nettement17. La CGTC fournit aux tribunaux des informations juridiques, elle édite des revues, Le juge du commerce et Themistel infos, pilote la formation des juges par l’intermédiaire de son centre de formation basé à Tours, lance des « circulaires interprétatives » et même, face au déficit d’information du ministère, elle est la seule à détenir des informations sur ses membres et l’activité des TC grâce à des enquêtes statistiques qu’elle conduit auprès des tribunaux. Par ses diverses actions, la CGTC dépasse largement sa mission initiale qui est de « développer et d’entretenir des relations cordiales entre ses adhérents », pour se comporter comme un véritable groupe de pression propre à assurer une activité de lobbying de la cause consulaire. Son président répond d’ailleurs traditionnellement aux attaques par voie de presse dans Le Figaro, et l’une des revendications de la CGTC est d’abandonner le cadre réglementaire qui la régit (la loi de 1901) pour devenir un véritable conseil national de la magistrature consulaire, à l’image du CSM. En outre, elle est dotée d’une autonomie organisationnelle et budgétaire18, qui signe l’autonomie des juges consulaires par rapport à la tutelle de l’Etat. En produisant différents travaux sur la législation touchant l’économie et les juges19, elle cherche également à influencer son environnement, et participe à l’élaboration et au contrôle, certes de façon

17 Le président de la CGTC est quasi systématiquement le président du TCP : sur les 34 présidents que l’organisation a connus depuis 1898, 6 seulement, durant 13 années au total sur un siècle, viennent de province. Cependant, depuis quelques années, une alternance Paris/province s’est instaurée : la présidence revient à Paris un mandat sur deux. 18 Si depuis 1987, les dépenses afférentes au fonctionnement des TC incombent à l’Etat, celles-ci étant insuffisantes (deux fois moins que les juridictions prud’homales), les juridictions commerciales ont largement recours à des financements extérieurs grâce aux fonds de concours. Ces derniers leur permettent de recevoir des donations provenant des collectivités locales, des CCI, d’organismes professionnels, et de doubler ainsi leur budget. Ce mode de financement révèle les liens organiques forts entre ces juridictions et les institutions locales. 19 Pour un résumé de l’ensemble de leurs travaux législatifs voir (Nougein, 1997, p.79).

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indirecte mais en étroite collaboration avec les pouvoirs publics20, de l’espace juridique commercial. II.2. Le changement vu de l’intérieur : « le professionnel juge » Le rejet des réformes donne à penser que les juges refusent absolument tout changement. Pourtant, en interne, du fait notamment du poids des scandales, ils entament une réflexion de fond sur leur avenir à l’occasion du centième anniversaire de la CGTC, en 1997. La justice au XXIème siècle constitue un véritable programme de réformes. Les mesures proposées ont en commun d’être mises en œuvre en interne et d’être pensées dans le référentiel de la « bonne » Justice. Cependant, en n’évoquant pas l’échevinage, l’ensemble des propositions réduit la portée du changement qui concerne : la réduction du nombre des TC, l’amélioration de la formation des juges, l’adoption d’une charte déontologique et le renforcement de la présence du parquet. Cette dernière proposition vise à écarter l’éventualité d’un échevinage généralisé. C’est dans cette perspective que les juges consulaires élaborent, au fil de leurs écrits et de leurs prises de position par voie de presse, un contre modèle professionnel, que nous avons appelé, à l’instar des juges, le « professionnel juge » (Flusin, 2008, pp. 254-279) destiné à montrer en quoi, s’ils se différencient des magistrats professionnels, ils répondent bien aux standards de la « bonne » Justice. L’édition, en 2000, du Livre blanc sur la réforme des tribunaux de commerce est à cet égard exemplaire. S’ils n’ont pas une légitimité assise sur leur compétence juridique, ils mettent en avant d’autres ressources pour justifier leur légitimité à juger. En particulier, ils utilisent leur capital de représentation qui les autorise à représenter leurs pairs (Bourdieu, 2001 pp. 7-11) lorsqu’ils sont attaqués, occultant même, pour les besoins de la cause, le système de cooptation régulée (Flusin, 2008, pp.200-216). Engagés dans la défense de l’économie et ne comptant pas leur temps, ils valorisent également l’image positive du bénévolat au service de la collectivité. Ils se présentent comme détenteurs de vertus civiques doublées d’un grand sens du dévouement et du don de soi. Enfin, ils mettent en avant la nécessité de détenir des compétences tirées de leurs expériences d’hommes d’affaire lesquelles sont mises en commun au sein du TC grâce à la collégialité et au juge référent, cette nécessité étant soutenue par la

20 Ainsi, au sein de la direction des affaires civiles et du Sceau, le Bureau du droit commercial consulte la CGTC lors de l’élaboration des textes réglementaires et législatifs de sa compétence.

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mission de moralisation de la vie des affaires qu’ils affichent (Flusin, 2008, pp. 240-254 ; Falconi et al., 2005 pp.451-484). II.3. L’organisation de l’action collective sous l’égide des présidents de la CGTC On a souvent expliqué la mise en échec des tentatives de réforme de la justice consulaire par la capacité des juges à mobiliser le « monde consulaire » (Becker, 1982 ; Strauss, 1992). On leur accorde volontiers un pouvoir qui s’apparente à celui qu’Erza Suleiman attribue aux notaires : celui d’une corporation organisée face à un Etat centralisé (Suleiman, 1987). En tout état de cause, cette incapacité à réformer met en évidence l’influence d’un certain nombre de groupes d’intérêt portée par leur porte-parole dans les sphères politiques et administratives. Les juges consulaires mobilisent un ensemble de soutiens composites, qu’il s’agisse de professionnels du droit ou d’institutions rattachées aux intérêts des TC. Défenseurs du statu quo, ils se regroupent et articulent leur action sur la reconnaissance et l’affirmation de la nécessaire et irréductible singularité du contentieux commercial et de l’existence, corollaire, d’un juge spécifique, non-professionnel du droit ayant pour lui l’expérience du monde des affaires. Localement, le monde consulaire s’organise autour de la figure du juge commercial, entrepreneur élu par ses pairs, notable, et issu le plus souvent du monde des PME. Ce monde tisse un ensemble de réseaux faits de liens interpersonnels plus ou moins formalisés au sein d’associations ou de clubs21, entre les membres des professions juridiques spécialisées dans le contentieux commercial (greffiers, administrateurs et mandataires liquidateurs, avocats spécialisés)22

21 La plupart des juges interrogés appartiennent à un ou plusieurs de ces cercles, en particulier les clubs services, qui sont autant de lieux de rencontres du monde consulaire. A Paris, l’AFFIC et l’AMAM constituent des lieux où sont formalisés et institutionnalisés ces réseaux. Organisées pour promouvoir la cause consulaire, ces associations réunissent les professionnels concernés par la justice commerciale (avocats, doctrinaires, professionnels du chiffre, entrepreneurs). 22 En prenant position pour défendre l’institution c’est leur propre position professionnelle que les auxiliaires de la justice consulaire (professionnels de la faillite et les greffiers) défendent. Cependant, ce premier groupe de soutien est un maillon faible du monde consulaire. Ce sont des professions peu reconnues dont les ressources qui faisaient leur force (savoir-faire pragmatique et capital de relations au niveau local) sont dévalorisées, mais aussi, et surtout, ils se retrouvent eux-mêmes au centre des scandales qui ternissent l’image des TC. Le second groupe de soutien, composé d’avocats spécialisés dans le contentieux commercial, se montre plus efficace. Les relais parlementaires dont disposent les juges consulaires tiennent aux

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et d’entrepreneurs représentés au sein des CCI et des Fédérations patronales locales. Ces réseaux sont, le cas échéant, renforcés par un ensemble d’élus locaux qui, quelle que soit leur étiquette politique, sont avant tout attachés au maintien de la juridiction dans leur circonscription (Commaille, 2000). Ce maillage peut compter sur des relais nationaux, et d’abord sur celui de la CGTC. Si l’objectif des juges consulaires est d’obtenir une réforme en interne, les attitudes adoptées face à leurs interlocuteurs durant la réforme seront modulées au fil du temps. Durant toute une première période de l’élaboration de la controverse, les juges consulaires opposent leur force de résistance en ré-idéologisant les termes du débat notamment par la menace de la démission collective. Devant l’épuisement de ce registre, à partir de la Commission Babusiaux, ils comprennent que la seule manière pour eux de prendre part à l’appareil décisionnel est d’entrer dans le jeu du discours « technocratique » et d’accepter – en apparence – le cadre référentiel déterminé par les réformateurs. Ces stratégies d’opposition correspondent aux changements de présidence de la CGTC. Tout se passe comme si un répertoire s’épuisait avec son leader. La succession n’est toutefois pas aussi linéaire. A certains moments les registres sont réactivés et se chevauchent. Jean-Pierre Mattéi, Gérard Castellana puis Gilbert Coste se montreront d’inlassables défenseurs de leur institution. Ils ont en commun de cumuler les caractéristiques du monde consulaire représentant le monde des PME et du petit commerce, en opposition avec le monde des grands patrons et des managers (Weber, 1986) ce qui leur permet de rallier les petits tribunaux particulièrement visés par la réforme de la carte judiciaire. Durant toute une première période, de 1997 à 1999, la CGTC adopte une stratégie de rejet radical du changement proposé. Elle tente de créer un rapport de force à son profit en utilisant la menace de la démission collective et le registre de l’indignation. Cette attitude correspond à la présidence de Jean-Pierre Mattéi23 qui cumule cette présidence avec celle du TCP de 1997 anciennes activités professionnelles exercées par les députés ou les sénateurs qui les soutiennent comme le député du Nord Jean-Louis Borloo, député du Nord, ancien avocat spécialisé dans les entreprises en difficulté. 23 Elu en 1997, né en 1950 d’un père d’un administrateur d’Outre Mer, Jean-Pierre Mattéi est licencié en droit. Promoteur immobilier (gérant de la SA Serimo) de profession, il est président d’honneur de la Fédération Nationale de l’immobilier (FNAIM) d’Ile-de-France. Il est également ancien membre de la Fédération

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à 1999. Avec lui, les juges tentent de ré-idéologiser le débat jusque dans les auditions de la commission (Colcombet, Montebourg, tome 3, 1998). Avec un vocabulaire riche en grandiloquence, il y dénonce un jeu fait d’avance, « un trucage des débats qui cache mal le désir de mettre à mal l’institution ». Offensifs, les juges attaquent également sur le terrain judiciaire le livre sulfureux d’Antoine Gaudino en multipliant les procès en diffamation et en appelant publiquement à la calomnie qui bafoue leur honneur et leur dignité. Le 7 juillet 1998, deux jours avant la remise du rapport parlementaire, la CGTC convoque une assemblée générale extraordinaire au cours de laquelle les juges menacent de démissionner si le projet n’est pas révisé en les y associant. Ce mouvement entraînerait le transfert de l’ensemble des affaires traitées par les TC aux TGI, provoquant une paralysie du traitement judiciaire des affaires commerciales. En juin 1999, ils lancent un ultimatum au gouvernement en confirmant les démissions si celui-ci persiste dans son refus de négocier la réforme24. Suite à la fracassante démission de Jean-Pierre Mattéi, et de son équipe, le ton change. Son successeur, Gérard Castellana25 se présente comme l’homme du consensus et s’ouvre au dialogue lors du changement du ministère de la Justice avec Marylise Lebranchu. Par retouches successives, la portée de la réforme se trouve réduite. L’introduction des magistrats de carrière s’effectue dans le cadre de la mixité. Néanmoins, comme le montre le retour de la réforme dans l’arène parlementaire lors du vote du projet de loi, le consensus reste fragile. Sous la présidence de Gilbert Coste26, élu à la tête de la CGTC en 2001, les juges nationale des promoteurs constructeurs et membre fondateur du Mouvement des Radicaux de Gauche. A ce titre, il occupe un mandat politique entre 1977 et 1983 en tant qu’adjoint au maire de Clichy. Entre 1997 et 2002, il est trésorier de la section française de l’Internationale libérale. Enfin, son appartenance au monde maçonnique, tout comme pour Gilbert Coste, est notoire. 24Anne Salomon, « Les tribunaux de commerce : la révolte des juges », Le Figaro, 11 juin 1999. 25 Gérard Castellana est lui aussi promoteur immobilier, même s’il a une carrière moins brillante que son prédécesseur. Né en 1951, fil d’un directeur de banque, il est président du TC de Menton de 1991 à 1999 et préside la CGTC de 1999 à 2001, date à laquelle il démissionne de son mandat, en pleine bataille réouverte contre le gouvernement et la réforme. Il est membre de la chambre économique de Menton, membre dirigeant de l’Observatoire immobilier de la Côte d’Azur et membre du Rotary Club de Menton. 26 Fils d’un agriculteur, né en 1949, il est hôtelier-restaurateur et possède de nombreux cafés, hôtels et restaurants de prestige à Paris et en province. Par leur truchement, couplé à l’appartenance à des réseaux organisés, il entretient de nombreuses relations notamment dans le domaine politique, avec des personnes proches de la réforme dans le camp opposé. Il est plus diplômé que ces deux

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joueront, avec l’appui du Sénat, sur le calendrier parlementaire pour faire échec au vote de la loi. III. L’association des juges consulaires à la réforme : la commission interministérielle « Bernard-Babusiaux » A partir de la seconde commission, afin de répartir les risques d’échec, le gouvernement scinde la réforme en deux sous problèmes examinés séparément : la rénovation de la carte d’implantation des TC est traitée distinctement de l’échevinage. Le premier est considéré comme l’axe prioritaire de la réforme tandis que l’échevinage, partie la plus polémique, est traité seul. L’échevinage étant retenu, le gouvernement annonce, le 14 octobre 1998, la mise en place d’une seconde commission interministérielle « chargée de proposer les modalités de mise en œuvre de cette mixité »27. Elle a pour objectif de définir en concertation avec les parties concernées un terrain d’entente. Il est possible de donner la parole à chacun28, même aux plus opposés à la réforme, car la discussion est soigneusement confinée à des enjeux d’apparence purement techniques : explorer les différentes modalités de mise en œuvre de la « mixité » pour en déterminer, aux vues de critères rationnels et gestionnaires, la meilleure application. En limitant strictement le débat aux modalités de mise en œuvre de la « mixité », le gouvernement espère neutraliser les plus fortes oppositions. Il ferme la controverse en la réduisant à la détermination de deux problèmes techniques : quelle est l’étendue de la compétence des formations de jugement mixtes ? Quelle est la place pour les magistrats de carrière dans les TC (présidence ou non du tribunal et/ou des formations de jugement) ? Toujours sur leur garde, les

prédécesseurs : il détient le certificat d’aptitude à la profession d’avocat et un DEA de droit privé. Il est également chargé d’enseignement à l’Université Paris I -Panthéon Sorbonne. 27 Communiqué de presse des ministères de la Justice et de l’Economie, des finances et de l’industrie du 23 décembre 1998. 28 En vue du désamorçage idéologique, la commission est plus ouverte que la précédente. Coprésidée par deux hauts fonctionnaires (Michel Bernard et Christian Babusiaux), elle réunit des professionnels du droit (Jean-François Martin et Loïc Cadiet), et des professionnels du droit et de l’entreprise (Marie-Charlotte Piniot et Jean Morin). D’autre part, œcuménique, elle auditionne très largement tant en nombre (125 personnes) qu’en diversité (juges consulaires, magistrats de carrière, universitaires, représentants des professions judiciaires et du monde économique et social, etc).

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juges consulaires ne se montrent pas « dupes » du changement de vocable opéré. Néanmoins, l’espace de discussion leur est désormais ouvert : ils sont associés au travail de cette seconde commission à laquelle participe le président du TC de Rouen, Jean Morin29. Sur la base de ce second rapport (Bernard et Babusiaux, 1999) un avant-projet de loi est présenté en mai 1999. Il tranche les deux questions techniques qui constituaient l’épine dorsale sur laquelle se fondaient les désaccords et les oppositions, parfois profondes, en réduisant au maximum la portée de la mixité : les formations de jugement seront présidées par des magistrats de carrière uniquement pour les contentieux relevant de « l’ordre public économique », autrement dit les procédures collectives et les contentieux dit « spéciaux » (droit de la concurrence et droit boursier). Le contentieux général continue d’être traité par des formations de jugement exclusivement consulaires. Malgré la volonté du gouvernement de trouver un terrain d’entente, le consensus n’est pas pour autant atteint. Déjà, peu avant l’annonce des conclusions de la commission, Jean-Pierre Mattéi explique que « la mixité implique (à nos yeux) un échange de compétence en premier degré de juridiction. Dans la mesure où les juges élus sont assesseurs dans les Cours d’appel, il n’est pas anormal que les juges nommés soient dans le même type de position dans les TC ». Il prévient qu’« à défaut, notre interprétation sera que cette mixité n’était qu’un terme diplomatique et qu’en réalité on se dirige progressivement vers l’échevinage »30. L’annonce du projet de loi confirme les craintes des juges consulaires qui dénoncent « une réforme technocratique », « conclusion logique d’une orchestration savamment composée » pour laquelle leur a été « opposé le principe constitutionnel de l’indépendance du pouvoir judiciaire pour expliquer qu’un juge professionnel ne pouvait être placé sous l’autorité du juge élu »31. Dans cette seconde phase de la réforme, les juges consulaires changent de stratégie. Pour contrer de l’intérieur la réforme, ils situent leurs revendications sur le terrain de l’argumentation juridique et technique

29 Docteur en droit, titulaire du certificat d’aptitude à la profession d’avocat, il accède à la présidence de la CGTC à partir de 2002, puis devient membre du CNTC. S’il est acquis à la modernisation de la justice commerciale, sa ligne de conduite est de prôner la mixité sans céder la hiérarchie aux juges de carrière. 30 Le Figaro, du 21 avril 1999. 31 Le Figaro, du 2 juin 1999.

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développée par les commissions interministérielles. Ils réclament désormais la parfaite identité de situation entre les deux corps en opposant à l’indépendance des magistrats du corps judiciaire, l’imperium du juge élu, tout en sachant qu’ils demandent là l’impossible. Jouant sur plusieurs fronts, ils conjuguent cette nouvelle stratégie à celle de la menace de démission collective. En juin 1999, la CGTC lance un « ultimatum » au gouvernement : soit il « négocie les modifications à sa réforme avec les magistrats consulaires avant leur congrès du 15 octobre à Grenoble, soit il prendra le risque d’assister à une démission massive »32. Le 15 octobre 1999, face au blocage de la situation, les juges votent le rejet du projet de réforme à 97 % et environ 20 % des juges démissionnent début 200033. Il aura fallu que la démission soit effective pour que de véritables pourparlers entre la CGTC et le ministère soient engagés. Ils correspondent au premier changement du porte-parole du groupe et à celui, concomitant, de la ministre de la Justice. Ce changement de personnalités ouvre une période de transition au cours de laquelle des négociations informelles se mettent en place au cabinet du ministre. IV. L’adoption du projet de loi et le jeu sur le calendrier parlementaire : des changements négociés pour un consensus fragile Une fois les choix de mise en pratique de la réforme opérés, l’écriture du projet de loi va s’échelonner sur une période courant de décembre 1999 à juillet 2000 et va donner lieu à toute une série de négociations. La CGTC engage un marchandage laborieux sur l’étendue de la compétence dévolue aux formations de jugement mixtes avec le cabinet du ministre de la Justice. Le projet de loi est rendu public en juillet 2000 en Conseil des ministres. Non seulement le Medef l’entérine, mais encore la CGTC apparaît moins opposante qu’auparavant, ne présentant que des critiques essentiellement techniques. Les formations de jugement mixtes ne concernent plus que les procédures collectives là où quelques mois plus tôt elles touchaient également les contentieux « spéciaux ». Les juges consulaires ont réussi à coups d’arguments techniques à regagner encore un peu de leur espace juridique. En deux ans et demi, la réforme initiée par les entrepreneurs de morale souhaitant « révolutionner » la justice commerciale, a été pour ainsi

32 Le Figaro, le 11 juin 1999. 33 40 % avaient exprimé leur intention de démissionner lors du vote en assemblée générale.

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dire vidée de la plupart de sa substance. Le prix du consensus octroyé par les bureaucrates est une réforme affaiblie se résumant à un grignotage partiel de l’espace du droit économique non encore couvert par les magistrats professionnels. Les plus optimistes pourront se dire que tôt ou tard la justice « normale » finira d’absorber la justice commerciale. C’est donc au prix d’une revue à la baisse des ambitions réformatrices qu’est sauvé le contrôle – même minimaliste – des actes judiciaires dans le monde des affaires. Si un consensus semble désormais trouvé, un changement de conjoncture peut tout faire basculer. C’est ce qui va se passer lorsque le projet de loi fait son retour dans l’arène parlementaire en janvier 2001. Soumis à divers aléas politiques, le consensus technique forgé de 1998 à 2001 va finalement se briser lorsque le projet reviendra dans les mains de ses initiateurs. A l’Assemblée Nationale, les rapporteurs des projets de lois sont Arnaud Montebourg pour la réforme des administrateurs judiciaires et François Colcombet pour la réforme des TC. A leurs yeux, ces projets de lois représentent un compromis accepté par le gouvernement de Lionel Jospin dont ils se désolidarisent34. En procédant par amendements, ils se réapproprient la réforme en y imposant leurs marques. En Commission des lois, François Colcombet fait à nouveau adopter le terme « échevinage », il élargit le champ de compétence des cours commerciales mixtes au droit bancaire, organise une procédure de récusation des juges consulaires en cas de conflits d’intérêts et renforce leur déclaration d’intérêts économiques. L’effet de levée de bouclier est immédiat. Considérant les amendements votés comme une provocation, les juges accusent « cette clique de parlementaires venue fouler au pied le travail de la Chancellerie et le nôtre depuis un an et demi »35, et souhaitent que cette dernière « mette fin à cette dérive d’échevinage »36. Le Medef et les parlementaires de droite37 se rallient au mouvement d’opposition des juges qui lancent un appel à la grève pour faire pression sur les débats parlementaires. Gilbert Coste exige le retrait du

34 Dès 1990, ils reprochent au gouvernement son ralliement aux institutions de la Vème République, en contradiction avec ses déclarations d’intention. Ils se désolidarisent ouvertement de la politique de Lionel Jospin à partir d’avril 2001, le jugeant « trop à droite » (Montebourg, 2000). De plus, avec la Convention pour la VIème République leur campagne anti-corruption s’amplifie. Ils s’attaquent désormais à l’immunité du chef de l’Etat. 35 Déclaration de Castellana dans Le Figaro du 16 février 2001. 36 Les Échos, 16 février 2001. 37 Au même moment, ils sont eux-mêmes en désaccord avec le gouvernement de Lionel Jospin notamment sur la réduction du temps de travail (les 35 heures).

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texte en reniant et en dénonçant « l’enlisement dans des négociations qui vont nous amener à accepter un projet avec lequel nous ne sommes pas d’accord »38. Le compromis est consumé et en l’espace de quelques semaines la politisation des débats réapparaît. Le contexte politique – la perspective des prochaines élections – ravive les clivages au sein du Parlement et est propice à un recadrage des débats autour de questions idéologiques. En même temps, d’autres problèmes inscrits à l’agenda politique rencontrent davantage d’audience et ont pour effet de retarder le débat sur le projet de loi des TC pourtant inscrit à l’ordre du jour (Padioleau, 1982 p. 41). Ces deux effets de contexte externe expliquent la carrière de la réforme des TC dans l’agenda parlementaire. Lorsque le projet fait son retour au Parlement en 2001, il se trouve soumis aux aléas des impératifs politiques de la « gauche plurielle ». Initialement prévue pour la fin 1999, l’adoption du texte a été retardée le temps de la création d’un consensus. Un nouveau délai a couru, sous le coup d’enjeux dont la résolution apparaissait politiquement prioritaire, sinon plus visible39. Le texte est rédigé en juillet 2000 et n’est inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée Nationale qu’à la fin de janvier 2001. Les débats parlementaires se déroulent en mars de la même année. Par ses interventions, la ministre de la Justice essaye d’esquiver les polémiques ravivées en recadrant le débat dans ce qui avait permis l’élaboration d’un consensus : l’impérativité de la modernisation économique et juridique40. En vain, car à la veille des présidentielles et des législatives, la nécessité de rejouer les clivages politiques traditionnels droite/gauche est fortement réactivée. Devant ce nouveau blocage, le gouvernement décide de recourir à la procédure de « déclaration d’urgence » qui enclenche l’accélération des débats entre le Sénat et l’Assemblée Nationale41 afin d’obtenir le vote de la réforme avant les échéances des prochaines présidentielles en avril 2002. A ce stade, la maîtrise du calendrier est un enjeu primordial de la réussite de la réforme (Vigour, 2004 pp. 291-335). La rhétorique de l’urgence peut apparaître artificielle dans la mesure où le projet est en discussion depuis 1998 – ce que les Sénateurs ne manqueront pas d’exploiter pour rejeter le projet – mais elle correspond à une contrainte bien réelle de la réforme. A 38 Jean-Claude Denis, Le Figaro, 8 mars 2001. 39 Comme l’adoption de la loi sur la présomption d’innocence, l’inversion du calendrier électoral pour l’année 2002 ou encore la loi sur les « 35 heures ». 40 Voir les débats parlementaires, Assemblée Nationale, séance du 27 mars 2001. 41 Dans le cadre du recours à la procédure de conciliation, la déclaration d’urgence a pour effet de ramener les deux lectures à une seule pour chaque assemblée, ce qui réduit le temps des navettes.

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partir de la « déclaration d’urgence », une lutte pour la maîtrise du calendrier parlementaire va être engagée entre l’Assemblée Nationale et le Sénat. Dans celle-ci, les juges consulaires vont trouver un appui déterminant auprès des sénateurs opposés à la réforme, dont Paul Girod, sénateur de l’Aisne, du groupe UMP. Il est l’auteur du rapport sur le projet de loi portant réforme des TC au Sénat, qu’il dépose le 23 janvier 2002. Déjà engagé aux côtés des juges consulaires en 1987, c’est avec la même verve qu’il défend l’institution lors de la mise en discussion devant le Sénat du projet de loi adopté par l’Assemblée Nationale le 14 février 2002. Sans nier la nécessité d’une réforme portant sur la carte judiciaire, la formation, la discipline et le recrutement, il dénonce « un véritable procès en sorcellerie » contre les juges qui, les « insultant », ne crée pas les « conditions d’une réforme saine ». Appuyé par la commission des lois du Sénat, il recommande à l’hémicycle de ne pas poursuivre la discussion de la réforme. Les sénateurs opposants au texte fondent leur critique sur la méthode employée par le gouvernement, vexatoire pour l’institution. Ce rejet offre également la possibilité de mener une critique de fond sur les méthodes de gouvernance de Lionel Jospin et de mettre en valeur les élus qu’ils sont : « élus par les justiciables, les juges consulaires disposent d’une légitimité supérieure à celle des magistrats professionnels »42 ; la réforme proposée est inacceptable car « elle met fin à l’élection à deux degrés, il est normal que le Sénat défende cette utile sélection des plus aptes et des plus impliqués – comme ici »43. A l’issue des débats, le Sénat vote la question préalable qui a pour effet de rejeter le projet de loi44. Elle met un terme à la réforme sous cette mandature. Épilogue : le maintien du statu quo et la réforme en interne des tribunaux de commerce Le changement de la majorité, traditionnellement favorable à l’économie et au monde consulaire, et l’arrivée de Dominique Perben au ministère de la Justice signent l’abandon du projet de réforme contesté. La thématique de la qualité de la justice impulsée par le gouvernement de Lionel Jospin cède la

42 M. Laurent Bétielle, sénateur de l’Essonne, UMP, Débats Parlementaires, Sénat, le 14 février 2002. 43 M. Philippe Marini, sénateur de l’Oise, UMP, Débats Parlementaires, Sénat, le 14 février 2002. 44Au stade de la discussion générale en séance publique d’un texte de loi, la motion de procédure a pour effet d’entraîner le rejet du texte ou la suspension des débats avant même que ne soit engagé l’examen détaillé du texte. Cette motion de procédure, avec l’exception d’irrecevabilité et la motion de renvoi en commission, reste exceptionnelle.

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place à la thématique de la « proximité » comme nouvel élément central du discours réformateur plus favorable aux TC. Désormais convaincue de la nécessité du changement, appelée et pilotée par la fraction la plus moderne des juges consulaires, la CGTC avance sur ce terrain d’abord sous la présidence de Jean Morin élu en 2002 puis, à partir de 2003, sous celle de Perette Rey, présidente du TCP. Les changements passent par une réforme en interne. Plusieurs actions viennent améliorer la qualité de l’activité des juges consulaires en collaboration étroite avec le gouvernement45 et le ministère de la Justice46. Ils se concentrent sur la formation et la discipline, sans pour autant bouleverser profondément les conditions d’exercice des juges qui voient leur autonomie préservée. Plusieurs textes entérinent et mettent en pratique cette réforme « de l’intérieur » : le financement du dispositif de formation des juges consulaires par un décret du 22 septembre 2004 qui crée un partenariat étroit entre l’ENM et le CFEJC ; la modification de l’élection des juges par l’ordonnance du 15 avril 200447 ; la création d’un Conseil national des tribunaux de commerce (CNTC) par un décret du 23 septembre 2005. Composé de représentants du ministère de la Justice et du monde consulaire, greffiers et juges, présidé par le garde des Sceaux, il est consulté pour la formation et la déontologie des juges. Cet organe permet un contrôle étatique

45Elle est visible dans les modalités d’adoption des textes modernisant les TC. La plupart ont été adoptés en contournant le Parlement par voie d’ordonnance et de décret. Les juges consulaires peuvent ainsi négocier directement avec le gouvernement, sans passer par les hémicycles parlementaires. Ainsi, l’article 9 de la loi n°2003-591 du 2 juillet 2003 a habilité le gouvernement à réformer les modalités de l’organisation des élections des juges consulaires. Sur cette base, il a procédé par voie d’ordonnance (ordonnance n° 2004-799 du 29 juillet 2004 modifiant le code de commerce et le code de l’organisation judiciaire) puis par décrets d’application (décret n° 2004-799 du 29 juillet 2004 relatif à l’élection des délégués consulaires, puis le décret n° 2005-808 relatif à l’élection des juges des tribunaux de commerce). 46 Une commission « qualité de la justice civile » est installée en novembre 2002 et est scindée en deux groupes de travail concernant la justice consulaire : l’un porte sur les règles de compétence et les procédures collectives (en liaison avec la Direction des affaires civiles), l’autre porte sur la formation des juges consulaires (en collaboration avec la Direction des services judiciaires). 47 Ne sont plus membres du second collège électoral (délégués consulaires) les membres anciens et en exercice des CCI qui se voient privés d’influencer les élections des juges. Un juge consulaire ayant fait l’objet d’une mesure de déchéance par la Commission nationale de discipline est inéligible durant 10 ans même s’il a démissionné au cours de la procédure disciplinaire (la démission était couramment utilisée avant la réforme pour éviter les sanctions disciplinaires).

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plus étroit des pratiques des juges en même temps qu’il permet aux juges consulaires de faire valoir leurs intérêts au sein de l’administration centrale et du gouvernement48. Les juges renforcent également leur alliance avec le Medef et les CCI qui composent traditionnellement le monde consulaire et en fonde la défense, en signant une charte sur la formation et le contrôle des candidats aux élections consulaires en octobre 2002. Parallèlement, ils s’attachent à promouvoir leur image publique par diverses actions de communication49. Enfin, si sous le ministère de Pascal Clément l’entreprise de modernisation interne s’est ralentie, celle-ci trouve un nouvel élan à l’arrivée du ministre de la Justice Rachida Dati auprès de laquelle la CGTC rencontre un allié de poids pour engager une refonte historique de la carte judiciaire. Entamée par le décret du 30 juillet 1999 qui supprime 36 TC à très faible activité sur un total de 227, le décret du 17 février 2008 en supprime 55 autres. Dégagée des contraintes internes liées à la menace de l’échevinage50, cette concession faite aux réformateurs est le prix de la préservation de leur entière autonomie. Si le retour dans l’arène parlementaire du problème des TC se solde par un échec, les débats, qui s’étalent sur plus de quatre années, auront permis de faire implicitement accepter leur modernisation juridique et économique

48 Créée à la demande de la CGTC, celle-ci a, dans son organisation interne, opéré un décalque des commissions de travail du CNTC, et les membres du conseil d’administration de la CGTC sont également présents au CNTC. Cette stratégie de doublon leur permet de mieux faire valoir leurs intérêts. Ainsi, un de ses membres nous a affirmé très clairement « qu’il convient qu’il est essentiel pour la CGTC d’être le centre du CNTC ». 49 Amélioration du site internet de la CGTC où sont mis en ligne les périodiques qu’elle édite ; conjointement avec l’ENM, création d’un site sur la formation des juges consulaires ; création d’une journée « portes ouvertes » du patrimoine économique ; mise en place d’une « médaille du mérite de la justice consulaire » ; multiplication de manifestations à l’occasion du bicentenaire du code de commerce voir (Le juge du commerce, 2007, n° 37). 50 En interne, la CGTC préconisait la fermeture des plus petits tribunaux afin de renforcer la qualité des décisions rendues. Mais face aux réformateurs et à la menace d’échevinage, elle était dans l’impossibilité de désavouer les plus petits tribunaux, au risque de compromettre les réseaux d’appui qui lui étaient nécessaires tant du côté de ces juges que des élus qui s’opposaient à leur fermeture dans leur circonscription.

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comme une nécessité. Les préoccupations modernisatrices ont donc fait leur chemin et l’échec de la réforme ne signifie pas l’abandon de celles-ci. Elles rencontrent les préoccupations de la fraction la plus moderne du monde consulaire qui trouve un allié sûr auprès du pouvoir central pour se rénover de l’intérieur tout en préservant ses frontières judiciaires. Acronymes AMAM : Association des magistrats et anciens magistrats du tribunal de commerce AFFIC : Association française en faveur de l’institution consulaire CCI : Chambre de commerce et d’industrie CEDH : Convention européenne des droits de l’homme CFEJC : Centre de formation et d’étude des juges consulaires CGTC : Conférence générale des tribunaux de commerce CNTC : Conseil national des tribunaux de commerce CSM : Conseil supérieur de la magistrature ENM : Ecole nationale de la magistrature IGF : Inspection générale des finances IGSJ : Inspection générale des services judiciaires Medef : Mouvement des entreprises de France CSM : Conseil Supérieur de la magistrature TC : Tribunal de commerce TCP : Tribunal de commerce de Paris TGI : Tribunal de grande instance Bibliographie Becker H.S., Outsiders : étude sur la sociologie de la déviance, 1963, Paris, Métailié, trad. de l’américain par Briand J.-P. et Chapoulie J.-M., 1985. Becker H. S., (1982), Les mondes de l’art, trad. de l’américain par Jeanne Bouniort, présentation de Pierre-Michel Menger, Paris, Flammarion, 1988. Bernard M. et Babusiaux C., dir., La mixité dans les juridictions commerciales, rapport des Inspections générales des services du Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie et du Ministère de la justice, 2 avril 1999, rapport multigr.

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LE MARCHE DU CONSEIL AUX ADMINISTRATIONS : UN MARCHÉ SINGULIER ? Camal GALLOUJ1et Marion VIDAL2 Résumé : Depuis le début des années 80, le marché du conseil à l’administration a été considéré comme un marché d’avenir de la profession du conseil. Pourtant, force est de constater qu’il ne compte encore (tout au moins en France) que pour une faible part de l’activité du conseil. L’objectif de cette communication est de tenter de comprendre la raison du faible développement relatif de ce marché. Nous montrons en particulier qu’il s’agit d’un marché singulier qui nécessite de prendre en compte les points de vue de très nombreux acteurs et protagonistes. Au total, il s’agit bien ici de mettre en oeuvre de multiples critères de jugement et d’évaluation qui vont bien au-delà des évaluations techniques et financières traditionnellement en usage. Depuis le milieu des années 90, le marché du conseil aux administrations est présenté (que ce soit dans les revues académiques ou dans la presse spécialisée) comme le marché de l’avenir. De fait, on observe sur la période récente, une croissance importante du besoin et de la demande émanant de ce secteur ; à tel point que, dans certains domaines et dans certaines spécialités, le secteur public est réellement devenu le marché de référence des acteurs du conseil. Par ailleurs, on note une structuration progressive de l’offre, avec l’émergence et le renforcement graduel de départements ad hoc au sein de la plupart des entreprises et réseaux de conseil. L’objectif de cette contribution3 est d’analyser en détail les évolutions récentes de la relation consultants-administrations. Après avoir pris la

1 C. GALLOUJ, Professeur, Université de Bretagne Occidentale et EBS Paris, [email protected] ou [email protected] 2 M. VIDAL, Enseignant chercheur, Université Montpellier I, [email protected] 3 Ce travail s’appuie sur une revue de la littérature dans les trois champs de l’économie, de la gestion et de la sociologie ainsi que sur une quarantaine

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102 Camal Gallouj et Marion Vidal

mesure de l’importance du marché des administrations du point de vue des cabinets de conseil (poids du secteur dans le chiffre d’affaires et plus largement dans les pratiques des cabinets), nous analysons les déterminants du développement de ce marché tant du point de vue de la demande que de celui de l’offre (section 2). Dans un troisième temps (section 3), nous cherchons à montrer que l’essentiel des caractéristiques habituelles de la relation de conseil en termes d’asymétries d’information, de faible transparence, voire parfois d’inefficience se retrouvent également dans la relation de conseil à l’administration. Au-delà, (section 4), nous considérons que les difficultés que nous évoquons sont même ici amplifiées du fait de certaines spécificités du marché des administrations qui renvoient aux multiples dimensions du produit et de ses critères de jugement possibles. I. Le marché du conseil à l’administration : une première évaluation Le marché du conseil à l’administration reste globalement un marché difficile à évaluer. Sans trop élaborer sur ce point, on peut dire qu’une des principales raisons des difficultés rencontrées est liée dans un premier temps au caractère multiple de ce marché. Traditionnellement, les acteurs du marché (consultants) ont l’habitude de distinguer trois sous-secteurs particuliers : le marché des administrations centrales des ministères ; le marché des collectivités locales et territoriales et enfin celui du sanitaire et social (cf. Chatin, 2004). Chacun de ces trois sous-secteurs se caractérise en effet par une pratique du recours au conseil qui lui est propre. Nous en proposons quelques éléments de synthèse dans l’encadré 1.

d’entretiens réalisés à la fois auprès de consultants et d’acteurs concernés des administrations nationales et locales.

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Le marché du conseil aux administrations 103

Encadré 1 : Les différents segments du marché du conseil à l’administration Les administrations centrales se caractérisent par des projets de grande ampleur comportant une importante dimension stratégique et technologique. Dès les années 2000, l’essentiel de la demande porte sur trois grands champs : la qualité et la gestion de la relation clients (en liaison en particulier avec les développements de l’e-administration), les questions de la performance et de l’efficacité des dépenses publiques ; celles de la gestion et la motivation des hommes.

Les besoins de ces acteurs devraient être en croissance dans les années à venir. Différents éléments jouent en ce sens comme par exemple : (i) la mise en place et l’adoption de la Loi Organique Relative aux Lois de Finance (LOLF) qui impose aux fonctionnaires de passer d’une culture de moyens à une culture de résultats ou encore (ii) la deuxième phase de la décentralisation devrait impliquer des transferts de personnels vers les collectivités induisant une demande à la fois des administrations centrales et des collectivités territoriales ; le secteur santé – social se caractérise comme le précédent par des projets lourds et chronophages. Les budgets sont, là encore, très élevés et comportent à la fois une dimension matérielle et immatérielle. Les besoins d’un secteur spécifique comme celui de la santé ont longtemps été portés par les aspects matériels et en particulier par les technologies de l’information et de la communication (mise en place du PMSI4). Si cette dimension est toujours présente, elle a été récemment complétée par un enjeu de qualité et un discours renouvelé sur la performance (renforcée par la multiplication des benchmarks et des palmarès publiés dans la presse spécialisée et grand public). Au total, l’ensemble des travaux et réflexions considérés visent ici à la réduction des déficits et à l’amélioration du service aux usagers ; le marché des collectivités locales et territoriales reste un marché de référence tant pour les petits cabinets de conseil que pour les grandes structures en réseau. Il s’agit cependant d’un marché morcelé et relativement jeune et qui se caractérise par des budgets plus réduits que les deux segments précédents. En France, la décentralisation de 1982, tout en laissant une certaine autonomie aux régions, leur a également donné des moyens financiers qui les ont rendues un peu plus maîtresses de leur destin, en leur permettant de s'approprier plus qu'avant le développement économique de leur territoire. Dans le même temps, cette décentralisation a contribué au développement de la concurrence inter-ville et interrégionale pour attirer les entreprises, les crédits, les emplois ... Cette compétition est d'autant plus sévère qu'elle ne joue pas seulement sur le plan national, mais également au niveau international et en particulier européen. D'un autre côté, ces organisations locales sont confrontées à de nouvelles exigences de modernisation, de productivité et de qualité de services (Mas, 1990 ; Vallemont, 1992) qui laissent percevoir l'émergence d'un nouveau paradigme de la gestion urbaine et régionale. Ainsi, confrontées à des problèmes proches de ceux des entreprises, ces organisations publiques et

4 Programme de Médicalisation du Système d’Information.

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parapubliques sont amenées à s'inspirer de leur modèle. Face à la volonté de modernisation de ce type d'institutions (accroître l'efficacité sans augmenter les effectifs, voire en les réduisant), se développent des pratiques d'audit socio-organisationnels et de recours à des prestations d'études et conseil. Ainsi, les collectivités locales se caractérisent par une large ouverture au conseil. Comme l'énonce un de nos interlocuteurs :"Les collectivités locales, ça se développe beaucoup. Quand il y a des appels d'offre publique, il y a du monde dessus. C'est nouveau par rapport à notre activité. De plus en plus, on sent que ces collectivités locales adoptent des stratégies à long terme et sur lesquelles on peut mener des travaux précis." Le cœur du marché passe ici par des missions d’accompagnement ou encore des missions de développement ou d’évaluation des politiques publiques. Les difficultés de mesure évoquées plus haut n’empêchent pas que l’on puisse tenter des évaluations chiffrées du marché du conseil à l’administration en nous appuyant en particulier sur les données de la FEACO5. Selon cette organisation, le marché du conseil à l’administration a connu une très forte croissance sur ces dernières années. Il représenterait aujourd’hui entre 16% et 17% du chiffre d’affaires du secteur du conseil en management contre environ 7 à 8% au début des années 2000. Tableau 1 : Poids du secteur public dans le chiffre d’affaires des cabinets de conseil (en %)

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 7,6 - 8,7 - 14,1 16,8 17,4 - 16

Source : FEACO, rapports d’activité Ainsi, toujours selon la FEACO, le secteur public se situerait aujourd’hui au troisième rang des secteurs les plus consommateurs de conseil après l’industrie et le secteur financier (banques et assurances).

5 Fédération Européenne des Associations de Conseil en Management.

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Figure 1 : Répartition sectorielle du chiffre d’affaires du conseil

Source : FEACO

Néanmoins, il convient de noter que les chiffres globaux que nous présentons ici (figure 1) cachent de fortes disparités au niveau européen. En effet, le poids du service public dans l’activité des cabinets varie très fortement en fonction des pays européens considérés. A l’une des extrémités, on peut ainsi trouver la Pologne (54%) et à l’autre la République Tchèque (8%). La Belgique (29%) se situe plutôt dans la partie haute (ce qui s’explique sans doute par un poids plus important de la demande des institutions européennes). Pour sa part, la France, avec seulement 10% du chiffre d’affaires réalisé par les consultants auprès des administrations, se positionne parmi les pays les moins ouverts à ce type de prestations. Tableau 2 : Poids des administrations dans le chiffre d’affaires du conseil dans quelques pays européens

France 10 Grèce 44 Royaume-Uni 25 République tchèque 7 Allemagne 9 Hongrie 33 Italie 17 Pologne 54 Espagne 17 Roumanie 45 Suisse 8 Slovénie 13 Danemark 26 Belgique 29

Source : FEACO

 

Industrie32%

Banque assuranc

22

Secteur public17%

Télécommuni-cations et médias

9

Energie et réseaux8

Transport, voyages5

Commerce5

Autre2

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Enfin, bien que nous ne disposions pas d’informations fiables sur cette question, il semble que le poids du secteur public soit également variable selon le type de spécialisation concernée au sein du conseil en management. Ainsi, si l’on se limite au cas français, on observe que les conseils en gestion des ressources humaines sont nettement plus présents au sein de l’administration publique que le conseil en management traditionnel (Gallouj, 2007). II. Les déterminants du développement d’un marché du conseil à l’administration L’analyse des déterminants du développement d’un marché du conseil en management peut être abordée tant du point de vue de l’offre que de celui de la demande. Ces deux dimensions ne sont pas nécessairement antinomiques. C’est en les combinant que l’on parvient à mieux saisir les évolutions du marché du conseil à l’administration. II.1. Les déterminants du point de vue de l’offre Le secteur public apparaît clairement, depuis les années 90, comme un secteur stratégique pour les cabinets de conseil en management. La plupart d’entre eux ont cherché depuis ces années à développer une pratique (practice) de ce secteur soit en recrutant d’anciens cadres de la fonction publique soit en développant (par la formation par exemple) leur expertise en ce domaine. Il nous semble qu’au moins deux explications majeures peuvent être avancées pour expliquer ces développements : le secteur public constitue un axe de diversification et de recherche de nouveaux débouchés pour les cabinets ; le secteur public est instrument contra-cyclique qui permet de réduire les risques encourus par les firmes de conseil. II.1.1. Diversification et recherche de nouveaux débouchés Le développement de l’offre de conseil à l’administration relève pour une large part de stratégies de diversification et de recherche de nouveaux débouchés. En effet, face à des marchés traditionnels (industrie, banque et assurances …) relativement saturés et fortement concurrentiels, le secteur public apparaît encore à de multiples égards comme un marché sous-investi bien que riche d’opportunités pour l’avenir. Dans un tel cadre, on constate qu’un certain nombre de cabinets de taille moyenne ou grande ont

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commencé à constituer des pôles « administration en développant une expertise ad hoc ». La diversification peut trouver sa source dans la demande de la clientèle (administrations). Mais, l’une de ses justifications stratégiques essentielles est ici le besoin ressenti par les cabinets de ne pas dépendre exclusivement de certains secteurs traditionnels (industrie, banque-assurance ...), activités plutôt sensibles à la conjoncture. II.1.2. Stabilisation et régulation de l’activité Le secteur de l’administration en général est souvent envisagé au travers de son rôle de régulateur. En effet, dans la mesure où l’administration est considérée comme étant moins sensible à la conjoncture que les autres secteurs (industrie et services privés) ; les commandes émanant de cette dernière devraient permettre de lisser les fluctuations habituelles du chiffre d’affaires des cabinets et contribuer à une meilleure gestion des effectifs moins contrainte par les impératifs de la flexibilité. On notera cependant, que la position des petits et moyens cabinets est un peu plus nuancée sur ce point. Pour un certain nombre d’entre eux, qui ne disposent que d’une petite surface financière, la stabilisation du chiffre d’affaires au travers d’une orientation plus marquée vers les secteurs publics peut être contre-productive. Ces cabinets peuvent en effet être mis en difficulté par le fait que les délais de paiement de l’administration sont nettement plus longs que ceux du secteur privé (nous y reviendrons). II.2. Les déterminants du point de vue de la demande Du point de vue de la demande, on peut mettre en évidence deux déterminants principaux : la taille du secteur public et plus fondamentalement la volonté affichée de modernisation du secteur. II.2.1. La taille du secteur public La taille du secteur public est souvent considérée comme un déterminant du recours au conseil. Cette dimension est d’ailleurs souvent mise en évidence par les consultants que nous avons rencontrés, tout au moins en France. Pour autant, nombre de travaux ont mis en évidence le très faible lien entre : part de l’emploi public et niveau de recours au conseil. Ainsi, comme le montre Saint Martin (2006, p. 745) : la « demande de services de conseil, telle

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qu’elle est mesurée par les revenus provenant du secteur public n’est pas plus élevée dans les pays où le secteur public est plus vaste (cf. tableau 3). Tableau 3 : Taille du secteur public et part des revenus de l’industrie du conseil provenant de l’Etat en 2006 (Données FEACO et EUROSTAT) (en %)

France Belgique Allemagne UK Italie Espagne

Part de l’emploi

public dans l’emploi total

30 24 17 19 24 22

Part des revenus

provenant du secteur public

10 29 9 25 17 17

Bien au contraire, on observe ainsi qu’au Royaume-Uni où le taux d’emploi public (19%) est relativement faible comparativement à la France (30%), la part des revenus du conseil provenance de l’administration peut être plus de deux fois plus élevée (25% contre 10%). Dans le tableau 3, la France et l’Allemagne se distinguent ainsi très nettement par le décalage important qu’on y observe entre part de l’emploi public et part des revenus du conseil provenant du secteur public. II.2.2. Modernisation de l’administration et « Managérialisme » C’est sans doute avec l’émergence du débat sur le Nouveau Management Public (NMP) que dès le début des années 80, les cabinets de conseil se sont graduellement implantés dans l’administration. Une des idées centrales du NMP est bien que la modernisation, et plus spécifiquement l’amélioration de la gestion des administrations, passerait par l’adoption de pratiques managériales issues du secteur privé (Mas, 1990 ; Barouch et Chavas, 1993 ; Trosa, 1995 ; Warin, 1997). Ainsi, la mise en place des réformes a conduit à une très forte croissance du recours au conseil par les administrations. Comme le note justement Catherine Sauviat (1994, p. 251) : « la demande de conseil des administrations centrales ou locales (…) s’est développée à la faveur d’un retour en force de l’idéologie libérale dans les années quatre-vingt, mais aussi sous la pression d’exigences d’efficacité dont l’origine est

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plus large. Le thème de la marchandisation de l’Etat (et de la privatisation) a permis la pénétration du conseil dans l’administration de la même façon que le thème de la modernisation de l’économie française et des entreprises a favorisé l’expansion du conseil dans les entreprises dans les années cinquante et soixante ... ». Des rapports récents (CAE, 2008) rappellent encore une fois que la LOLF cherche à donner un fonctionnement « managérial » à l’Etat . Autrement dit, il s’agit bien d’améliorer la lisibilité de l’action publique, en regroupant les dépenses par missions ou programmes et en introduisant des objectifs et une analyse des résultats obtenus. La recherche d’un management modernisé, d’une optimisation de la gestion des ressources humaines ou encore la diffusion des pratiques d’évaluation sont supposées, en retour, accroître les besoins et la demande en conseil. Pour autant, force est de constater que malgré des perspectives importantes et des démarches pro-actives à l’initiative des grands groupes de conseil, la demande émanant de l’administration reste encore très en deçà de son potentiel supposé. III. Au-delà des déterminants : les éléments explicatifs du faible développement relatif du conseil en France Dans de très nombreux pays européens et plus particulièrement en France, la part des revenus du conseil en provenance du secteur public reste, on l’a vu, encore relativement faible. Si l’on cherche à mettre en évidence les principaux facteurs explicatifs de cette faiblesse, on pourra faire référence à différents modèles de la théorie économique. En effet, cette dernière a mis l’accent de façon relativement récente sur l’incomplétude de certains contrats liant des agents en situation d’information asymétrique. De telles situations sont particulièrement fréquentes dans l’analyse de la relation de consultance i.e. lorsqu’on étudie des relations marchandes où s’échangent des savoirs, des expertises et plus généralement des produits difficiles à évaluer de part et d’autre. Divers travaux théoriques peuvent être mobilisés pour expliquer les difficultés d’émergence et de développement d’un marché du conseil aux administrations et plus largement : l’incertitude sur l’output ou encore l’asymétrie d’information dans la théorie des incitations. III.1. Spécificité du produit et incertitude sur l'output Beaucoup de travaux, à la fois en économie et en management (pour une synthèse cf. Djellal et Gallouj, 2007), ont insisté sur les spécificités des services ; et il n'est pas nécessaire d'y revenir ici de manière approfondie.

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Notons que les spécificités les plus souvent admises sont les suivantes : les services sont immatériels ou intangibles (de cela découlent certaines caractéristiques comme la non stockabilité, la non transportabilité et surtout la non transférabilité ...) ; ils nécessitent un contact direct entre prestataire et client et enfin, ils impliquent la participation du client (il y a simultanéité de la production et de la consommation). L’ensemble de ces caractéristiques s’applique sans aucune difficulté à l’administration. Ces différents aspects, et en particulier l'intangibilité, ont souvent comme conséquence immédiate des difficultés de définition de l'output des services (et par conséquent de mesure de cet output). Une des caractéristiques des services, et du conseil en particulier, est que la prestation n'est considérée comme output qu'à partir du moment où elle est vendue. Avant ce moment, elle n'est qu'une potentialité. On retrouve ici dans une certaine mesure une problématique mise en avant dans le modèle de Nelson (1970) et de Darby et Karni (1973).

Encadré 2 : Les attributs du produit selon Darby et Karni

Michael Darby et Edi Karni (1973), à la suite des travaux de Philip Nelson (1970) s'interrogent sur la "recherche de la qualité" par les consommateurs. Ils mettent en évidence trois attributs essentiels des produits (biens ou services) : (a) les attributs de recherche (search qualities) qui s'appliquent aux produits que le client peut toucher, voir, sentir et donc analyser et évaluer avant l'achat ; (b) les attributs d'expérience (experience qualities) qui s'appliquent aux produits dont les qualités ne peuvent être précisées qu'après l'achat, pendant la consommation; (c) les attributs de croyance (credence qualities), qui s'appliquent aux produits dont les qualités ne peuvent être évaluées par le client, même après consommation, parce qu'il n'a ni les connaissances ni les capacités nécessaires pour le faire.

Ce modèle semble particulièrement bien adapté à l'analyse de la relation de conseil. En effet, dans les services de conseil, l'output apparaît difficilement isolable et quantifiable, ce qui rend sa "mesure" par le client difficile, sinon impossible. Ainsi, on peut dire que la plupart des services intellectuels se situent dans la troisième catégorie, dans la mesure où le client est confronté à une forte asymétrie d'information (il dispose de moins d'informations et de connaissances du problème que le prestataire). On peut cependant penser que certains services de ce type peuvent relever de la catégorie des "experience qualities" en particulier à la suite d'achats répétés (Gallouj, 1997). Par ailleurs, on peut penser que dans certaines situations, les administrations

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centrales, du fait du haut niveau de compétence et d’expertise de certains de leurs membres, ont une idée relativement précise du type de prestation recherchée (cf. sur ce point les développements de Saint Martin (2000) sur l’opposition « Enarchie-consultocratie »). On se retrouverait alors plutôt dans des dimensions de type "search qualities". Cependant, il faut garder à l'esprit, que l'achat d'un service comporte toujours une part de nouveauté : « the purchase of consultancy is almost always a 'new buy' » (Mitchell, 1994) et donc, que le client ne peut jamais être totalement sûr de ce qu'il acquiert, même si ses expériences antérieures ont pu être probantes6. III.2. Asymétrie d'information et incertitude sur la qualité dans le choix du prestataire Le problème de la sélection et de l'évaluation dans les services peut également être appréhendé au travers de la théorie des incitations, c'est-à-dire de l'analyse d'une situation caractérisée par l'asymétrie d'informations entre deux agents et par l'incertitude de l'agent le moins informé. De manière générale, sur les marchés du conseil, le client est confronté à une infériorité informationnelle qui comporte cinq éléments principaux qui sont résumés dans l'encadré 3.

Encadré 3 : Les cinq niveaux de l'infériorité informationnelle du client. i) les niveaux précis de compétence et d'expérience du prestataire (en général) dans les domaines requis : par rapport à ses titres et fonctions affichés, le prestataire peut être en effet plus ou moins compétent, sans que ceci ne soit visible pour autant ; ii) le degré d'adéquation des compétences du prestataire par rapport aux exigences de la situation : compte tenu du fait que la situation ou le problème posé peut être plus ou moins complexe, il faut, selon les cas faire appel à des compétences plus ou moins spécialisées ou « pointues », le client pouvant ne pas être à même de faire la différence ; iii) le contenu et la qualité du produit, les définitions des prestations et produits permettant, faute de critères techniques de référence, des écarts qualitatifs très considérables. Bien entendu cette qualité dépend de tous les autres éléments signalés

6 Ce point est d’autant plus paradoxal que le client du conseil achète en général de l'expertise, de l'expérience, « il achète le plus souvent la promesse d'une réduction d'incertitude pour les décisions du domaine concerné » (Wittreich, 1966).

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ci-dessus et ci-dessous, mais il faut tenir compte en outre de toutes les différences possibles de conception, d'approche, de méthodologie ...; iv) les efforts ou les ressources exactes (compétences, efforts, temps ...) que le prestataire va mettre en oeuvre dans le cas particulier : il peut évidemment, selon les cas, faire tout ce qui est "en son pouvoir" ou faire le strict nécessaire, voire moins ... ; v) les facteurs exogènes aléatoires qui affectent l'efficacité de la prestation de service, selon les circonstances, tels qu'il n'est pas possible d'identifier la responsabilité propre du prestataire.

Source : De Bandt (1995) Ces cinq éléments de l'asymétrie informationnelle correspondent à des incertitudes importantes pour le client. Globalement, selon la nature de l'incertitude concernée, ils relèvent soit de la sélection adverse soit de l'aléa moral. III.2.1. L'incertitude sur les caractéristiques du prestataire et la sélection adverse La notion de « sélection adverse » ou « d'anti-sélection » (cf. par exemple Akerlof, 1970) fait référence à une situation où le prestataire dispose d'un avantage informationnel concernant une variable exogène. Il s'agit en particulier de l'impossibilité pour l'acheteur d'observer (ou d'obtenir une information exhaustive sur) les caractéristiques du prestataire, ou les caractéristiques du service échangé sur le marché. On parle parfois de « caractère » ou de « type » caché. Cette notion de sélection adverse renvoie généralement à des situations de mauvaise adaptation de l'offre et de la demande : « faute de connaissances suffisantes des compétences des prestataires en concurrence -des compétences requises et des compétences et conceptions qu'ont les uns et les autres- le client risque de ne pas choisir le prestataire le plus adapté » (De Bandt, 1995, p. 103). Dans un tel cadre, les « bons » prestataires sont contraints de chercher par divers moyens à signaler leur qualité, s'ils ne veulent pas être purement et simplement éliminés du marché (Karpik, 1989). III.2.2. L'incertitude sur les actions du prestataire et l'aléa moral La notion d'aléa (ou hasard) moral concerne plus spécifiquement certaines actions de l'agent. Elle apparaît lorsqu'une transaction entre agents se base sur une « promesse » et fait référence aux problèmes associés à l'incapacité

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dans laquelle se situe l'acheteur d'observer les actions menées par le prestataire. Ce dernier peut entreprendre des actions non observables (on parle parfois de comportement caché). La notion d'aléa moral renvoie de manière plus précise aux deux situations suivantes :

- le client ne peut observer l'action du prestataire. Ce dernier, le cas échéant, peut déclarer que les (mauvais) résultats obtenus ne sont pas liés à ses mauvaises performances personnelles, à la faiblesse de son implication dans la tâche qui lui a été assignée, mais à des événements contingents, indépendants de sa volonté. Du point de vue du client, cela peut donc faire référence en particulier à l'intensité du travail fourni par le prestataire : le consultant fait-il (fera-t-il) « tout ce qu'il faut » (obligation de moyen) pour permettre la réussite de la mission ?

- le client peut observer l'action menée par le prestataire, mais est

dans l'incapacité de savoir si cette action est appropriée dans la mesure où il ne peut observer les circonstances dans lesquelles se déroule cette action. Cette situation est caractéristique des services d'expertise et de conseil. Pierre Cahuc (1993) note sur ce point : « En effet, les experts disposent d'une information privée dans la mesure où ils sont les seuls à pouvoir établir un diagnostic. Ils peuvent donc avoir intérêt à annoncer un diagnostic erroné bien qu'ils choisissent ensuite une action parfaitement adaptée au diagnostic ». Notons cependant que ce point peut être largement nuancé par le fait que (dans certains cas), l’administration aurait tendance à faire des appels d’offres sur la base de diagnostics et solutions déjà imaginés.

L'incomplétude du « contrat de service » et la mise en évidence des deux problèmes de sélection adverse et d'aléa moral conduisent le client à privilégier d’autres pistes de sélection et d’évaluation. Ainsi, dans le cas des services intellectuels mobilisant des ressources spécifiques comme l'expertise, l'expérience et le capital relationnel (Mayère, 1993), on peut dire que l'on est confronté à des activités où l'on passe typiquement d'une logique traditionnelle (simple ou relativement) de mesure à une logique d'évaluation complexe (cf. sur ce point, Monnier, 1987).

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IV. Les spécificités des marchés publics et multiples dimensions du produit et critères de jugement du conseil Les marchés du conseil aux administrations apparaissent ainsi à bien des égards comme des marchés spécifiques marqués par de fortes asymétries informationnelles. Néanmoins, la multiplicité des acteurs et des modes de gouvernance complexifie encore plus la relation de conseil et son évaluation qui s’appuie ainsi sur de multiples critères de jugement (Cramer et al., 1977). IV.1. Les spécificités des marchés publics Au total, contrairement à ce qui se passe dans le secteur privé, le secteur public présente de multiples spécificités qui font que la relation aux conseils, et plus spécifiquement leur évaluation, ne peut pas s’appuyer sur des critères simples ; en effet du fait de ces spécificités, on se trouve confronté, dans le cas de l’administration, à une situation où face à la multiplicité des « stakeholders, il n’y a pas d’accord simple être les protagonistes sur les objectifs, les résultats, les moyens et les contributions et rétribution (contrairement à ce que l’on suppose sur un marché standard « de produits » aux caractéristiques objectives et connues de tous). Au centre des incertitudes en question, il y a la notion ambiguë et multidimentionnelle du produit ou du résultat d’une activité de conseil. Il est donc nécessaire de mettre en place des processus politiques de justification ou jugement des contributions respectives. Ces aspects conduisent à s'interroger sur les raisons qui font que l'accord n'est pas simple, et qu'il ne peut pas s'appuyer sur des grandeurs admises par tous. Il semble que l'on puisse apporter deux réponses à ce type de questionnement. L'accord n'est pas simple pour les raisons suivantes :

- d'abord et surtout en raison d'incertitudes radicales de part et d'autre sur la nature et la qualité du "produit fourni", ainsi parfois que sur les moyens (y compris humains) nécessaires à sa production, et sur la relation entre les moyens et les fins ;

- ensuite, parce que les critères d'attribution d'une certaine valeur à ce

produit peuvent diverger (par ex : procédures reconnues comme valables, résultats techniques, ou résultats financiers ...). En effet, la plupart des sujets sur lesquels interviennent les consultants relèvent du « mou » par opposition au « dur » selon les termes de Claude

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Riveline. « Le dur, c'est l'ensemble du savoir qui relève des approches cartésiennes : faits objectifs et méthodiquement recensés, lois naturelles, langages, démarches rationnelles, bref tout ce qui est pérenne et ne relève pas de la subjectivité des personnes impliquées. Le mou par contraste désigne ce qui ne se laisse pas appréhender par la méthode cartésienne, parce qu'il n'y a pas de vérité indiscutable dans les domaines concernés »... « Les analyses et recommandations des consultants ne devraient donc pas relever de l'application mécanique d'outils formalisés, mais être fondées en dernier ressort sur une intime conviction » (Berry, 1991, pp. 62-63).

Il apparaît dès lors nécessaire de mettre à plat les différentes catégories de services produits ou rendus et des performances et/ou critères de performance qui leur sont rattachés et de mettre en place des processus « politiques » de justification ou de jugement des contributions et rétributions respectives. En nous inspirant librement des travaux de Boltanski et Thévenot (1991) et de Gadrey (2002), nous considérons que la relation de conseil à l’administration peut être définie et valorisée selon des critères de justification différents, qui correspondent aux six mondes suivants : le monde industriel et technique ; le monde marchand et financier; le monde relationnel ou domestique ; le monde civique ; le monde de l’innovation et enfin le monde de la réputation. A chacun de ces mondes ou critères de jugement, on peut associer des produits génériques différents, des conceptions différentes de la qualité de ces produits (ou résultats) et des performances différentes (et parfois des acteurs différents). La grille que nous proposons dans le tableau 4 rend compte de la multiplicité des « produits » du conseil et des critères de jugement de la relation de conseil en croisant l’espace-temps de l’analyse et l’espace symbolique. La prise en compte de la multiplicité de ces critères ou de ces « mondes » revêt une importance toute particulière dans les services en général, et notamment dans les administrations et les collectivités. En effet, plus que dans toute autre activité économique, les registres de la justification des qualités du produit (les mondes de référence) y sont pluriels, concurrents et souvent ambigus.

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Tableau 4 : Une grille multicritère d’analyse du produit et de la relation

de conseil Monde

industriel et

technique

Monde marchand

et financier

Monde relationnel

ou domestique

Monde civique

Monde de l’innovation

Monde de la

réputation

Produit direct (court terme) et performances correspondantes

Produit indirect (long terme) et performances correspondantes

Nous proposons dans ce qui suit de présenter en détail les critères de jugement évoqués en distinguant, en référence à notre grille, tout d’abord une lecture en colonne puis, dans un second temps, une lecture en lignes IV.2. Les multiples dimensions d’évaluation de la relation de conseil La lecture en colonne de notre grille nous permet de distinguer six mondes et critères de justification des produits : des critères techniques et industriels, des critères marchands et financiers, des critères relationnels, des critères civiques et écologiques, des critères de créativité et d’innovation et enfin des critères d’image et de réputation. IV.2.1. Des critères techniques ou industriels Ces modes principaux de qualification et d’évaluation des produits du conseil renvoient au monde des volumes, des trafics et des opérations techniques élémentaires qui sont généralement typiques de l’industrie. Le conseil et la relation de conseil sont traités comme une industrie dont la production serait pour l’essentiel standardisable. Ce qui est ici mesuré, ce sont les différentes étapes du travail du consultant, le nombre et la nature des « délivrables » (rapports intermédiaires), les ressources consacrées à la mission (nombre de consultants, niveau, ancienneté et grades …). On notera qu’une des principales critiques régulièrement faite par les consultants concernant les administrations est leur côté chronophage tant avant la mission que pendant (voire même parfois après). La plupart des consultants rencontrés relèvent la nécessité de produire, dans l’administration plus

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qu’ailleurs, des traces écrites (comptes-rendus, rapports d’étapes, synthèse de débats et réunions …) sur une base régulière. Les critères techniques et industriels renvoient également et dans une large mesure au fait que les rapports publics-privés sont largement régis par des règles strictes de la passation des marchés publics. Dans ce cadre, et comme le précise Boyer (1992, p. 38), « les procédures contractuelles vont être extrêmement précises et détaillées. Il va falloir définir et fournir le détail des prestations par jour, par type de consultant ... ». On pourra supposer que le centrage sur les critères techniques et industriels est de nature à favoriser les grosses structures de conseil. Contrairement aux petites, ces dernières ont en effet plus de possibilités de standardiser leurs méthodes et procédures en s’appuyant en particulier sur les économies d’échelles qu’elles peuvent réaliser. IV.2.2. Des critères marchands ou financiers Les critères marchands et financiers envisagent le « produit » en termes de valeur, d’opérations monétaires et financières. Ce qui est en jeu, c’est une « bonne gestion de l’administration ». Parallèlement aux critères techniques et industriels, on fait ici référence aux taux de facturation pratiqués selon le niveau d’expertise des intervenants ; l’ensemble des frais annexes facturés, le coût global de la mission … Le chiffrage et le budget des missions réclament généralement une plus grande précision que dans le secteur privé7. La plupart des consultants et plus largement des prestataires de services notent la difficulté importante à faire accepter par « l’administration » des prix de prestation « normaux ». Il n’est pas rare, selon nos interlocuteurs, d’observer des offres de prix inférieures de 20 à 30% par rapport à celles qui sont pratiquées habituellement dans le secteur privé. Selon eux, ce n’est que très récemment que l’on constate une ouverture des administrations aux aspects marchands, autrement dit à des questions très concrètes de prix de revient d’un individu ou d’une mission. Le prix est souvent une dimension et un critère importants dans le choix du prestataire (ce qui pour certains, est le

7 Certains consultants notent que contrairement à ce que l’on observe dans le privé, il n’est pas toujours possible, dans le public, de négocier des « rallonges » si le travail à réaliser est plus lourd que prévu. De manière plus précise, des avenants sont possibles, mais les procédures de mise en place sont tellement longues et incertaines que de fait ils sont extrêmement rares.

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reflet d’une ouverture récente au conseil en particulier de la part des collectivités locales). Il est clair cependant que l’on ne peut pas réduire un projet ou une offre à sa seule équation financière et que d’autres éléments entrent nécessairement en ligne de compte. Nous les abordons dans ce qui suit. IV.2.3. Critères relationnels et domestiques Les critères relationnels et domestiques valorisent les relations interpersonnelles, l'empathie et les liens de confiance consolidés au cours du temps, et accordent une importance centrale à la qualité des relations dans l’évaluation du produit. Ces critères sont d’une extrême importance dans les relations traditionnelles de conseil. Ils font référence aux services sur mesure, aux arrangements interpersonnels qui sont rendus possibles et facilités par la proximité, la répétition des interactions (Bruston et al., 1993). La répétition des interactions considérées renforce la production de « produits relationnels » qui en retour vont produire de la fidélité (i.e. la tendance à la répétition des interactions). Cependant, les critères relationnels et domestiques, s’ils constituent un critère central dans les relations traditionnelles, sont beaucoup moins évoqués dans le cas des administrations en particulier parce qu’il sont souvent associés à des pratiques illégales (Abiker, 1996, p. 60). Ils sont par ailleurs, et on l’a vu, fortement contraints par la procédure des appels d’offres. D’autres pratiques des cabinets de conseil peuvent également, selon nous, relever des critères relationnels et domestiques. Il s’agit en particulier des stratégies de plus en plus courantes de recrutement par le conseil d’anciens responsables de l’administration ou encore (dans les réponses aux appels d’offres) de celles qui consistent à constituer des équipes de travail mixtes. Comme le constate l’un de nos interlocuteurs (directeur, cabinet de conseil de taille moyenne) : « lorsqu’on travaille sur des missions d’évaluation de politiques publiques, ou encore de conduite et d’accompagnement du changement, on cherche toujours à constituer des équipes mixtes consultants-cadres de l’administration et aussi souvent des chercheurs. Un projet porté uniquement par des consultants privés a rarement de chances d’être accepté. Il y a toujours des résistances qui sont atténuées par la présence des fonctionnaires dans l’équipe … et les universitaires, outre qu’ils connaissent souvent bien l’administration, ils donnent également une

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certaine caution scientifique qui reste plus importante dans l’administration que dans le privé …». IV.2.4. Des critères civiques Les critères civiques peuvent être envisagés de multiples manières. Ils peuvent renvoyer aux modalités et critères de choix des consultants. Dans ce cas, ils font alors référence aux relations sociales fondées sur le souci de l’égalité de traitement, de l’équité et de la justice. Les procédures d’appel d’offre (telles que nous les avons déjà abordées) sont faites pour que chaque fournisseur ait un égal accès à l’information. Ils peuvent également renvoyer aux méthodes de travail des consultants. Ces derniers tiennent-ils compte du point de vue des usagers ? de celui des personnels de l’administration ? Ainsi par exemple : « dès lors que les missions de conseil s’accompagnent presque systématiquement d’enquêtes auprès de la population ou d’une série d’entretiens avec les membres du personnel administratif, la démarche consultative peut parfois s’apparenter à ce que les politiques appellent de la concertation » (Abiker 1996, p. 36). Les critères civiques apparaissent donc ici en première ligne. On pourra également invoquer ces critères civiques dès lors que certains considèreront le consultant comme un « médiateur, agissant vertueux », forcément extérieur aux conflits qui peuvent traverser les différents services administratifs et qui propose des solutions forcément neutres (Abiker, 1996). IV.2.5. Des critères de créativité et d’innovation Les critères de créativité et d’innovation, même s’ils sont (ou devraient être) toujours présents dans la pratique traditionnelle du conseil, revêtent ici une importance capitale. En effet, si longtemps, les consultants se sont contentés d’appliquer directement (souvent sans adaptation ou avec des adaptations légères et à la marge) des outils et méthodes ayant fait leurs preuves dans le privé, la tendance qui se développe actuellement dans le public, pousse à la production de solutions sur mesure tenant compte plus directement des spécificités propres au secteur. Par ailleurs, certains auteurs montrent que le décalage culturel qui peut exister entre le public et le privé peut être en lui-même une source de créativité et d’innovation : « l’intégration des consultants dans l’espace public local peut contribuer par son action déstructurante à rompre une inertie contre laquelle les élus souhaitent lutter … » (Abiker, 1996, p. 62).

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Néanmoins, cette idée doit être nuancée. En effet, s’il est vrai que l’appel aux consultants vise la recherche d’expertises nouvelles et d’idées originales ; la pratique très fréquente dans les cabinets de développer leur expertise du secteur en recrutant d’anciens fonctionnaires est bien de nature à réduire la portée de ce type d’arguments. Enfin, comme le précise Saint Martin (2006), un certain nombre de structures de conseil ont développé des instituts et structures de recherche sans but lucratif visant à étudier les questions importantes de politiques publiques. Ce faisant, elles se sont orientées vers une logique « think thank » (laboratoire d’idées) qui les rapproche d’autant plus des pratiques et logiques « publiques ». IV.2.6. Des critères d’image et de réputation Le critère de réputation et d’image reste également un critère important qui sert souvent de justification et d’argument dans les arbitrages collectifs. Ces critères peuvent parfois être avancés comme justification aux sommes importantes engagées dans le conseil par certaines administrations. Un de nos interlocuteurs (collectivité territoriale) synthétise ainsi ces pratiques : « sur des questions stratégiques et des grands projets structurants impliquant de multiples partenaires, il est souvent nécessaire de s’appuyer sur les grands noms du conseil. Je dirais que c’est une forme d’assurance dommage. En cas de problème ou d’échec, certains fonctionnaires, mais aussi et certains élus ont alors intérêt à dire : ok mais c’est Accenture ou Mc Kinsey qui l’a dit … ». Il est vrai aussi que sur les gros projets, il y a une élimination de fait des cabinets de moyenne et petite taille ou surface. IV.3. Les mondes et critères d’analyse des produits et performances : une lecture en lignes Si l’on passe maintenant à une lecture en ligne de notre grille, il nous semble nécessaire de distinguer d’un côté les produits et performances directs (de court terme) et de l’autre les produits et performances indirects (dont les résultats se manifestent à long terme). Cela signifie que les consultants ne peuvent pas être jugés uniquement sur les qualités de leurs prestations immédiates ou directes, mais également sur leur contribution indirecte à l’amélioration des situations individuelle ou collective auxquelles ils sont confrontés.

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De manière générale, les changements affectant des systèmes organisationnels ou humains sont difficiles à identifier, mesurer et décrire. En effet, comme on l’a vu, de nombreuses variables affectent ou sont susceptibles d'affecter le système considéré et il est relativement ardu (et parfois hardi) d'isoler dans le cadre d'une mesure les effets spécifiques d'une intervention de conseil. Par ailleurs, même si cela était possible, il reste qu'une prestation de conseil n'a pas toujours des effets observables et donc mesurables immédiatement. Beaucoup d'effets comme des changements de comportement, des performances accrues sont souvent diffus et dilués dans l'organisation et ne sont observables qu'à long ou moyen terme. Alors que les administrations sont fortement demandeuses de suivi et d’accompagnement (du changement par exemple), force est de constater que la relation de conseil n’est que très rarement suivie d’une quelconque forme de suivi et de garantie. Comme le précise un de nos interlocuteurs : « les consultants, une fois qu’ils ont rendu leur rapport et qu’ils ont été payés, le travail est considéré comme fait. Ils disparaissent et on ne les revoit plus. Le service après vente, ils ne savent pas ce que c’est … ». Conclusion Dans cette contribution, nous avons cherché à mettre en avant les spécificités du conseil et de la relation de conseil aux administrations. Nous avons montré que si les perspectives de croissance de la demande étaient importantes, en particulier au regard des déterminants possibles du développement de la demande, le marché apparaît encore (tout au moins en France) comme faiblement développé. Au-delà des critères traditionnels en termes d’incertitude ou d’asymétrie informationnelle, nous montrons que le secteur public se caractérise par de nombreuses spécificités qui font que la relation de conseil ne peut pas être évaluée uniquement sur les critères traditionnels. De nombreux autres critères entrent en effet en ligne de compte qui reflètent les perspectives des multiples parties prenantes de la relation de conseil à l’administration. Au total, le marché des administrations n’est pas un marché comme les autres et, si les consultants se prévalent d’y introduire des méthodes et techniques de management éprouvées (dans le secteur privé en particulier) ; la prise en compte de ce type de marché devrait en retour conduire ces derniers à effectuer de véritables mutations stratégiques.

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Le marché du conseil aux administrations 123

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124 Camal Gallouj et Marion Vidal

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LE VECU DES PROFESSIONNELS DU TOURISME WALLON IMPLIQUES DANS LA FABRICATION D’UNE DEMARCHE QUALITE Jeremy DAGNIES1 Résumé : L’enjeu de la qualité du tourisme est saisi par un nombre croissant de destinations touristiques, qu’elles soient nationales, régionales ou locales. Les acteurs politico-administratifs sont souvent à l’origine de cette mise à l’agenda et assument généralement le leadership du processus d’élaboration et de mise en œuvre de la politique. Pour fabriquer le design des politiques qualité, ces derniers recourent à l’expertise et impliquent à des degrés divers les groupes cibles ou leurs groupes d’intérêt. Le présent article vise à mieux comprendre dans quelle mesure cette ouverture du processus d’élaboration des politiques influence le contenu, la légitimité, l’acceptabilité et la visibilité de la politique, mais aussi l’attitude des groupes-cibles et donc l’effectivité du dispositif qualité mis en place. L’analyse de trois cas wallons (Région wallonne, Province de Namur, Durbuy) permet enfin de confronter notre modèle explicatif aux faits observables. I. La qualité du tourisme : une nouvelle priorité pour les destinations européennes Depuis une dizaine d’années, un nombre toujours plus grand de destinations touristiques voient leurs pouvoirs publics élaborer et mettre en œuvre des politiques visant l’amélioration de la qualité du tourisme sur leur territoire. Ainsi, en 1992, l’Espagne prenait en compte les problématiques de la qualité et du développement durable dans sa stratégie touristique FUTURES avant de lancer, en 2000, un plan qualité plus spécifique : le programme PICTE

1 J. DAGNIES, Assistant de Science Politique, Facultés Universitaires Catholiques de Mons, Académie Universitaire Louvain, [email protected]

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(Plan Intégral de Qualité pour le Tourisme Espagnol 2000-2006). En Suisse, deux outils ont également vu le jour. Il y a tout d’abord le Q-label qui, dès 1998, permet de certifier et de promouvoir la qualité de la gestion des entreprises touristiques et de l’offre qu’elles proposent. Il y a ensuite, en 2003, le programme Enjoy Switzerland, dont le but consiste à renforcer l’accueil et la durabilité des destinations urbaines. En France, suite à un premier comité interministériel du Tourisme organisé en septembre 2003, le gouvernement adopte un plan Qualité Tourisme à partir duquel une marque de certification verra le jour. La Grande-Bretagne a également développé toute une série d’outils visant une plus grande qualité de son offre (Oscars de l’excellence, marque Britain, création d’un département au sein de l’organisme VisitBritain spécialement dédié à la qualité, projet enjoyEngland, organisation des National Quality Assessments Schemes, …). En Belgique, lors de la réforme institutionnelle de 1980, la régulation publique du tourisme est passée de l’Etat central vers les entités fédérées que sont les communautés linguistiques. Au sud du Pays, la Communauté française a elle-même transféré, en 1994, l’exercice de cette compétence au profit de la Région wallonne et de la CoCoF2. En ce qui concerne la gestion du tourisme, la Région wallonne dispose donc de compétences institutionnelles quasi équivalentes aux Etats pour agir sur ce secteur. C’est donc en « qualité » de responsable des politiques touristiques de son territoire qu’elle a lancé, en 2005, une vaste réflexion visant à mettre en place un système Qualité. Un plan est aujourd’hui sur le point d’être opérationnalisé et son contenu se situe entre les démarches française et espagnole. Les collectivités territoriales et les pouvoirs locaux ne sont pas en reste. Nous pouvons ainsi également épingler de nombreux dispositifs non seulement régionaux, notamment la marque Qualité Auvergne, le club Qualivar, la marque Pays Cathare ou encore les labels « Sud de France » dans le Languedoc-Roussillon ou « Savoir Plaire » dans le Nord-Pas-de-Calais, mais également locaux (St-Jacques de Compostelle, Barcelone, Presqu’île de Quiberon, Cannes, Besançon, Stockholm, Dublin…). L’augmentation du nombre de démarches qualité d’initiative publique est liée à la nature et à l’évolution de l’offre touristique européenne. En Europe, le tourisme est un secteur fortement atomisé (nombre élevé de destinations et petits établissements) et diversifié (multiples sous-secteurs et métiers

2 Commission communautaire française de la Région bruxelloise.

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Le vécu des professionnels du tourisme wallon 127

concernés n’ayant pas toujours les mêmes intérêts). La qualité des prestations y est très variable et la croissance de l’offre touristique est plus forte que celle de la demande qui a tendance à ralentir sur notre continent, de sorte que la concurrence entre territoires, mais aussi entre prestataires (hôtels, attractions, agences, …) s’intensifie en permanence. Enfin, le touriste est noyé par la quantité gigantesque de données fournies par le réseau Internet, les organismes publics de promotion et les agences de voyages, vantant les mérites et la qualité de leur offre afin de gagner des parts de marché. Peut alors survenir un problème de « sélection adverse », du fait que les connaissances sur la qualité des biens ou le contenu de la transaction sont asymétriquement réparties entre les vendeurs et les consommateurs (Akerlof, 1970 ; Dionne, 1981). En effet, dans un tel contexte, et sans mesure adaptée, les touristes peuvent difficilement évaluer la qualité effective des produits et services offerts et le niveau réel de compétence et d’expérience des prestataires touristiques d’une destination européenne donnée. Voilà qui explique le recours à des mécanismes permettant de clarifier et de certifier l’information, ce que Akerlof appelle des « signaux » (marques, réputation, publicité, …). Mais les dispositifs d’initiative privée semblent parfois pâtir de leur manque de notoriété (taille critique insuffisante), de crédibilité (chartes qualité, marques et labels de petits réseaux d’entrepreneurs ou de grosses chaînes hôtelières), de clarté (certifications ISO) ou encore de comparabilité territoriale (référentiels hétérogènes). Or, sans un système qualité efficace différenciant les prestataires performants des « rossignols » (établissements dont les prestations comportent des vices cachés), une destination a de fortes chances de voir sa fréquentation diminuer, au profit d’autres destinations plus attractives, et ce pour diverses raisons : une image trouble du territoire suscitant un sentiment de méfiance, l’augmentation probable d’expériences insatisfaisantes des touristes et donc d’un bouche-à-oreille négatif, la fuite des investisseurs misant sur la qualité vers d’autres secteurs ou territoires, etc… d’où la volonté des pouvoirs publics de mettre en place des démarches territoriales. II. Similitudes et spécificités des démarches Qualité Les processus d’élaboration des démarches d’initiative publique se caractérisent par un degré d’ouverture aux parties prenantes (groupes cibles, groupes d’intérêts, citoyens, …) élevé mais variable et un recours fréquent à l’expertise privée (consultants) ou scientifique (universités). Lorsqu’on interroge les acteurs publics sur cette façon de procéder, ces derniers invoquent généralement quatre raisons essentielles :

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- la pérennisation de pratiques institutionnelles bien installées (on ne

prend pas de décision sans au moins en avoir informé préalablement les associations professionnelles) ;

- leur préférence d’arriver à un consensus autour de la politique, avec en trame de fond la perspective d’un accueil positif et donc d’une plus grande effectivité, mais aussi d’éviter le conflit avec les acteurs concernés et toutes les répercussions politiques susceptibles d’en résulter (pour la réputation du décideur ou pour la carrière des agents administratifs responsables) ;

- le besoin d’obtenir des informations sur les caractéristiques et le comportement des groupes-cibles ainsi que des conseils techniques plus pointus afin de transformer une idée générale ou une intention politique en une politique publique pertinente et bien ficelée ;

- le désir de se protéger derrière certaines barrières symboliques comme celle de l’expert indépendant et objectif, celle de la nouvelle gestion publique (importation du modèle et des outils de l’entreprise) et celle des tables rondes réunissant les acteurs concernés, face à la critique de la partialité, de l’interventionnisme et de l’unilatéralisme.

Chaque acteur impliqué dans le processus défend toutefois sa propre conception de la qualité et les enjeux qui lui sont associés. Sur la base d’une analyse comparée de plusieurs cas européens, nous avons identifié onze conceptions différentes regroupées dans quatre grandes approches (Dagnies, 2009), comme le montre le tableau suivant.

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Approches Conceptions

Approches « égocentriques »

La qualité se définit

exclusivement à travers les

caractéristiques pérennes de l’offre ou l’excellence du

producteur

Qualité « Patrimoniale »

Savoir-faire hérité, réputation ancestrale, paysages préservés, histoire unique, …

Qualité « Production-

centrée »

Recherche du zéro défaut, respect de cahiers de

charge précis, …

Approches « marchandes »

La qualité se définit

exclusivement à travers

l’expérience des clients

Qualité « Client-centrée »

Attentes et besoins des clients, satisfaction, confiance, bouche-à-

oreille, …

Qualité « Par le haut »

Hausse de valeur perçue de l’offre, montée en

gamme, luxe, services supplémentaires, image de

marque, …

Qualité « Par la

différenciation »

Positionnement fort, recherche de niches,

valorisation de ressources territoriales spécifiques,

développement de caractéristiques uniques de

l’offre,…

Qualité « Totale »

Satisfaction de toutes les parties-prenantes de l’organisation ou du territoire : clients,

personnel, fournisseurs, pouvoirs publics, citoyens, associations, amélioration

continue des processus productifs, …

Approches « territoriales »

La qualité se définit à travers les

impacts du tourisme sur le

territoire

Qualité « Développement-

centrée »

Impacts sur l’économie locale (emplois, revenus,

fournisseurs locaux, développement endogène,

…)

« Eco-Qualité »

Impacts sur l’environnement (faune,

flore, énergie, eau, déchets, gaz à effet de

serre, …)

« Tourisme vivable »

Impacts sur la santé et le cadre de vie des résidents,

du personnel et des touristes (bio, produits

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naturels et sains, paysages, mobilité, tranquillité,

conditions de travail, …)

Approches « globales »

La qualité se définit à travers le

prisme du développement durable et de

l’éthique

« Tourisme durable »

Développement économique sur le long terme, en respectant les

ressources environnementales et socioculturelles et les

hommes, visiteurs, salariés du secteur et les

populations d’accueil

« Tourisme responsable »

Responsabilisation des acteurs du tourisme en vue

d’un plus grand respect des hommes et de la

société dans son ensemble, sens donné aux efforts des

professionnels, au développement du

tourisme local, bonne gouvernance, …

Onze conceptions et quatre approches de la qualité du tourisme (Dagnies, 2009)

Les outils privilégiés par chacun sont également fort diversifiés, et, pour reprendre la typologie de Ruth Kauffmann-Hayoz et Heinz Gutscher (2001), ils peuvent prendre la forme d’instruments de régulation (usage réglementé d’une dénomination, octroi d’un classement en fonction de l’infrastructure, des équipements ou des services offerts, réglementation de police ou urbanistique plus sévère, …), économiques (subventions conditionnées par la qualité de la prestation, incitants fiscaux pour récompenser les comportements durables), de service et d’infrastructures (investissements publics, aménagements urbains, réforme de certains organismes publics, mise en place d’organismes subsidiés de promotion touristique, …), des accords volontaires (chartes, marques et labels de qualité, contractualisation territoriale, partenariats public-privé, coopération entre destinations, concours visant la valorisation des bonnes conduites, …) ou encore de communication et de diffusion (information, sensibilisation et formation via Internet, des supports publicitaires, des publications, des guides pratiques, certains médias, des exposés oraux devant les publics cibles, un courrier ou un contact personnalisé, …). La plupart des instruments s’avèrent faiblement coercitifs et se fondent avant tout sur une adhésion volontaire des groupes cibles, à l’exception des instruments de régulation. Soulignons néanmoins que certaines réglementations touristiques, notamment en Belgique, laissent

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une marge de liberté aux acteurs, puisqu’elles ne s’imposent qu’à ceux qui souhaitent obtenir une dénomination et un classement. III. Comprendre la relation entre le processus d’élaboration d’une politique Qualité et son effectivité : considérations méthodologiques Si l’ouverture du processus d’élaboration des politiques publiques étudiées est avant tout motivée par la quête d’un bon accueil de la part des groupes cibles, alors notre étude a pour ambition de saisir le vécu de ces acteurs « du bas », c'est-à-dire ceux désignés par la politique comme responsables de l’évolution du niveau de qualité du tourisme. Notre question pourrait se résumer ainsi : « Comment les groupes cibles comme les hôteliers, les propriétaires de gîtes ou encore les gestionnaires d’attractions touristiques réceptionnent-ils, vivent-ils ou perçoivent-ils le contenu d’une démarche qualité qui les concerne et la manière dont celle-ci a été conçue ? ». Très concrètement, est-ce que le fait d’impliquer dans le processus d’élaboration d’une politique, un échantillon représentatif d’hôteliers, leur(s) association(s) professionnelle(s) (HoReCa), d’autres associations ou acteurs (agences de voyage, écologistes, …) ou encore des experts (université(s), consultant(s)), peut in fine, avoir un impact sur la conduite quotidienne du personnel de contact des hôtels ? Nous souhaitons plus globalement questionner l’influence des caractéristiques du processus d’élaboration d’une politique publique sur sa « légitimité », son « acceptabilité », sa « visibilité », « l’attitude » des groupes cibles, et l’« effectivité ». La légitimité est ici définie selon une approche discursive comme la convergence entre le contenu d’une politique (objectifs, instruments, justifications, caractéristiques du processus d’élaboration, …) et les croyances sociales fondamentales (Beetham, 1991 ; Montpetit, 2008). Ainsi, le fait d’impliquer certains acteurs comme les associations professionnelles ou des experts reconnus dans la fabrication de la politique peut-il aller dans le sens de ce qui est perçu comme « normal » ou « justifié » par les groupes cibles, et plus généralement par la société ? Pour s’inscrire dans les valeurs et normes partagées par la société, quels rôles les groupes d’intérêts et les experts doivent-ils jouer dans la conception des politiques ? L’institution politico-administrative initiatrice de la démarche bénéficie-t-elle d’atouts (image positive, moyens importants, réputation, leadership, compétences institutionnelles…) lui permettant de justifier son action et d’être positivement perçue par les citoyens et les professionnels ? Les acteurs

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auront-ils confiance en celle-ci ? L’utilisation des budgets publics pour mettre en place ce genre de démarche et d’instruments se justifie-elle aisément ? Est-ce que la politique publique et les justifications avancées auront du sens pour les groupes cibles et les bénéficiaires finaux, notamment par rapport à la définition du problème à résoudre (compétitivité de la destination), à la formulation des hypothèses causales (faiblesse de la qualité des prestations dans les hôtels locaux) et au choix d’hypothèses d’intervention (création d’un label qualité et promotion des labellisés). L’acceptabilité correspond à l’aptitude des instruments d’une politique publique à pouvoir rencontrer les préférences et les intérêts des groupes cibles (Woodside, 1998). Il s’agit ici d’évaluer dans quelle mesure les acteurs visés s’y retrouveront dans la politique proposée. Est-ce que les instruments retenus et les modalités de mise en œuvre sont susceptibles de générer un bénéfice pour les groupes cibles ? Ceux-ci seront-ils convaincus qu’une éventuelle adhésion à un réseau de marque ou à un label servira leurs intérêts (parts de marché, compétitivité, reconnaissance symbolique, …) ? La visibilité est liée au niveau de médiatisation de la politique mais aussi de la quantité et de la qualité des informations disponibles concernant les instruments proposés et leur accessibilité (Woodside, 1998). Plus une politique et ses instruments sont visibles, plus ils seront susceptibles d’être connus et bien compris auprès des groupes cibles. Ainsi, la visibilité peut avoir un effet sur l’acceptabilité (degré de connaissance des arguments en faveur ou en défaveur des instruments proposés) et sur la légitimité (transparence du processus décisionnel …) de la politique, mais également sur l’attitude des groupes cibles (plus fine connaissance des tenants et aboutissants de la politique, variation de ce qu’on appelle l’accessibilité, l’importance et la certitude d’une attitude). Nous définissons l’attitude (des groupes cibles) comme un état mental prédisposant à agir d’une certaine manière, face à un objet social particulier. Cet état est formé de trois composantes : cognitive (croyances, savoirs et jugements), affectives (sentiment favorable ou défavorable) et conative (prédispositions à ou intention d’entreprendre une action ou d’adopter un comportement) (Raymond et Alaphilippe, 1993). L’attitude se caractérise par sa prégnance (stabilité et solidité de sa structure), mais aussi par plusieurs dimensions qui vont en déterminer sa force (accessibilité, intensité, intérêt, connaissance, certitude, extrémité, expérience directe, importance, consistance structurelle, latitude de rejet et non-engagement) (Krosnick et al., 1993).

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Le vécu des professionnels du tourisme wallon 133

L’effectivité renvoie au degré d’adéquation entre les objectifs normatifs d’une politique (ex : les prestations dans les campings touristiques doivent être de meilleure qualité) et le comportement réel des groupes-cibles (propreté constatée auprès des établissements, diminution du nombre de plaintes, bouche-à-oreille positif sur les forums interactifs, …) (Knoepfel et al., 2006). Par processus d’élaboration d’une politique publique (Policy-making), nous entendons le processus délibératif et décisionnel dans lequel le design d’une politique se construit, à travers la formulation d’objectifs à poursuivre, le choix d’un modèle causal, d’instruments et de groupes cibles ou encore la détermination d’un programme d’actions et des responsabilités de mise en œuvre. Ce processus se caractérise à la fois par la nature des acteurs impliqués (décideurs publics, fonctionnaires, groupes d’intérêts, groupes cibles, experts, …), par la forme de l’implication (bilatérale si un seul type d’acteurs est impliqué dans le processus, multilatérale si plusieurs types d’acteurs cohabitent dans le processus, uni-sectoriel si un seul secteur ou une seule section de la société est représentée, multisectoriel si plusieurs secteurs ou sections de la société sont représentés, étendue si la majorité des acteurs sont sollicités, sélective si certains acteurs sont choisis sur le volet), par son degré d’ouverture (l’implication pouvant être nulle ou correspondre à une simple information, à une consultation plus étroite ou à une véritable codécision), mais aussi par son intensité (fréquence des réunions), par sa visibilité (contacts informels, réunions discrètes, rencontres médiatisées ou publiques, communication des associations, …) et par sa dynamique (consensuelle si l’ensemble des acteurs adhèrent au design final, conflictuelle si ce design est adopté par les décideurs publics malgré le rejet des acteurs, majoritaire si le design est soutenu par une majorité d’acteurs et rejeté par une minorité). Dans le cadre de cette étude, notre attention se focalise sur le rôle joué par les groupes d’intérêt que Sabine Saurugger définit comme des « entités cherchant à représenter les intérêts d’une section spécifique de la société dans l’espace public » (Saurruger, 2006), ainsi que par les experts, que nous circonscrivons à certains acteurs officiellement indépendants (ne défendant pas les intérêts d’une section spécifique de la société) « socialement reconnus comme expérimentés dans un métier, un art ou une science » (Akoun, 1999) et censés produire une analyse et des recommandations rigoureuses et objectives face à un problème à résoudre (professeur d’université, consultant, scientifique employé dans la fonction publique, …).

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L’implication directe (les professionnels ou certains d’entre eux se retrouvent autour de la table) ou indirecte (les professionnels sont représentés par les groupes d’intérêts) des groupes cibles et le recours à l’expertise, dans le processus de fabrication du design pourrait avoir un effet sur les attitudes des groupes cibles, sur leurs conduites3 et sur l’effectivité de la politique. En effet, les acteurs associés à la fabrication d’une politique sont susceptibles d’agir sur sa visibilité, mais aussi sur son contenu, en se référant soit à des savoirs pointus, soit à un cadre normatif et cognitif plus ou moins proche des publics ciblés (Sabatier et Jenkis-Smith, 1993). Parallèlement, l’accueil réservé par les groupes cibles à une politique peut dépendre de la manière dont celle-ci a été préparée. Or, une politique « bien discutée » et « bien pensée » a plus de chances d’être perçue comme légitime et acceptable. Enfin, lorsqu’une politique connaît un certain « succès » auprès des groupes cibles, sa visibilité, son acceptabilité et sa légitimité peuvent éventuellement s’en trouver renforcées (phénomènes de diffusion sociale, meilleure connaissance des instruments, croissance des bénéfices du dispositif en fonction du nombre d’adhérents, premiers témoignages pratiques, …).

Effectivité

Attitudes

LégitimitéAcceptabilité Design

Processus d’élaboration

Visibilité

Du processus d’élaboration à l’effectivité d’une politique publique :

proposition d’un modèle explicatif

3 La corrélation entre attitude et comportement fait néanmoins l’objet d’un débat scientifique très controversé, qui mérite une réflexion à part entière. Nous préférons ne pas approfondir cette question dans cet article dont l’objet demeure le vécu des réformes de l’administration par les acteurs du bas.

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Le vécu des professionnels du tourisme wallon 135

Par cette recherche, nous souhaitons nous inscrire dans la continuité des travaux scientifiques relatifs au design d’une politique publique et à ses effets (Beetham, 1991 ; Schneider et Ingram, 1993 ; Schmidt, 2002 ; Steffek, 2003 ; Montpetit, 2008), à l’évaluation des conditions favorisant sa mise en œuvre (Gunn, 1978 ; Hanf, Hjern et Porter, 1978 ; Sabatier et Mazmanian, 1979 ; Ingram et Mann, 1980 ; Mazmanian et Sabatier, 1981 et 1983 ; Hjern & Hull, 1982 ; Sabatier, 2005), ainsi qu’aux écrits portant sur l’acceptabilité et à la visibilité des instruments utilisés (1998) en travaillant sur un secteur encore peu étudié en science politique : le tourisme (Hall et Jenkins, 1995 ; Elliot, 1997 ; Gerbaux et Moreau, 1998 ; Burns et Novelli, 2007). Ainsi, Eric Montpetit (2008) a étudié dans quelle mesure la manière dont une politique est élaborée peut influencer sa légitimité auprès du groupe cible, en l’occurrence les citoyens. L’auteur oppose deux styles différents de policy-making : l’un est fondé sur l’expertise, l’autre sur la participation des citoyens. Ses résultats montrent que le second style a plus de chances d’éviter un déficit de légitimité mais requiert une durée de « fabrication » beaucoup plus longue. Nos hypothèses de recherche se distinguent légèrement de cette recherche, dans le sens où nous nous intéressons uniquement à un certain type de groupe cible évoluant dans un secteur spécifique. Par ailleurs, l’implication du groupe cible dans la détermination du design de la politique peut prendre deux formes différentes : soit elle est directe (les prestataires sont eux-mêmes assis autour de la table ou présents lors d’une assemblée), soit indirecte (les prestataires sont représentés par des groupes d’intérêts), soit les deux formes se combinent. Enfin, dans certains cas, experts et groupes cibles, éventuellement représentés par des groupes d’intérêts, peuvent être tous deux impliqués dans un même processus. Paul Sabatier et Daniel Mazmanian (1979) identifient dans une ancienne publication, ayant fait l’objet d’une récente relecture par le premier auteur (Sabatier, 2005), plusieurs conditions pour une mise en œuvre effective des objectifs d’une politique, parmi lesquelles la clarté et la pertinence des objectifs, une théorie causale adéquate ou encore l’adhésion des groupes d’intérêt et le soutien du pouvoir politique. Ces conditions sont finalement proches des hypothèses que nous souhaitons tester, et notamment savoir si les groupes cibles tiennent compte du design de la politique qu’on leur « sert », et donc des objectifs poursuivis, mais également du rôle et de la position des groupes d’intérêt. Enfin, nous intégrons dans notre cadrage théorique certains éléments de psychologie sociale et cognitive, mais de manière très ciblée, sans entrer

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dans la controverse des relations entre la psychologie, la sociologie et la science politique (Hermann, 1986 ; Dorna, 1998 ; Marie, 2005). Pour tester notre question centrale (à savoir dans quelle mesure le processus d’élaboration d’une politique influence-t-il son effectivité ?) et les hypothèses qui lui sont associées et que nous avons implicitement intégrées dans notre proposition de modèle explicatif, nous avons choisi de travailler sur trois cas (commune de Durbuy, province de Namur et Région wallonne), en prenant le soin d’approfondir deux sous-secteurs différents (hôtellerie et hébergement de terroir). Nous avons procédé à six entretiens non-directifs à semi-directifs auprès d’acteurs impliqués dans l’un des trois cas étudiés, ainsi que douze autres avec des professionnels issus de ces deux sous-secteurs et concernés par au moins l’une des trois démarches. La durée des entrevues oscillait entre 1h30 et 2h30. La démarche wallonne et namuroise ont par ailleurs fait l’objet d’une observation (participante et exhaustive pour la première, ciblée et anonyme pour la seconde). Enfin, une analyse systématique du contenu du design des trois démarches a été effectuée. IV. Présentation des trois cas IV.1. Plan Qualité pour le tourisme wallon (Région wallonne, 2006) A l’initiative du Ministre wallon du Tourisme, la Région wallonne a lancé, depuis janvier 2006, un processus de réflexion relatif à la mise en place d’une démarche « Qualité » sur son territoire, avec l’aide d’une institution universitaire. Les associations professionnelles ont été impliquées dans cette réflexion. Les professionnels ont été ponctuellement informés et consultés. Quant aux associations professionnelles, elles ont été régulièrement invitées à contribuer au contenu de la démarche. En décembre 2007, un plan Qualité a été rédigé par l’administration et doit aboutir en 2009 à la création d’une marque territoriale de certification ciblant en priorité les hébergements touristiques. IV.2. Marque « Esprit des Vallées » (Bureau Economique de la Province de Namur, 2006) Le deuxième cas porte sur la marque « Esprit des vallées » développée par l’intercommunale Bureau Economique de la Province de Namur (BEPN) depuis 2006. Elaborée au cœur du département « Tourisme » de l’intercommunale et de sa cellule d’ingénierie touristique, elle a d’abord pour ambition de mettre en valeur, à travers un logo reconnaissable, les

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hôtels de gamme supérieure (trois et quatre étoiles) mais aussi les hébergements de terroir (gîtes et chambres d’hôtes) qui offrent des prestations de qualité. Les concepteurs se sont partiellement inspirés de la démarche française « Pays Cathare ». Le dispositif a été élaboré, à la suite d’une réflexion stratégique émanant d’un professeur de marketing, sur la base du travail des chargés de mission du BEPN et de réunions regroupant quelques gestionnaires d’hébergements triés sur le volet. L’ensemble des groupes cibles ont été informés du lancement de la marque à l’issue des travaux de réflexion, ouvert à tous les professionnels. IV.3. Contrat de développement pour un tourisme durable (Commune de Durbuy, 2004) Le dernier cas nous amène du côté de la commune de Durbuy (Province de Luxembourg) qui adopte une démarche « Qualité » depuis près de six ans. La dynamique trouve son point d’origine au sein de l’Agence locale de développement et du collège communal. Deux approches semblent prévaloir : la « Qualité totale » et le « Tourisme durable ». Trois instruments essentiels ont été mobilisés : une taxe relative aux aspects du tourisme qui est perçue auprès des hébergements touristiques, des résidences secondaires, des parkings et des terrasses de café et qui vise à internaliser les impacts de la venue des visiteurs sur le cadre de vie de la communauté d’accueil. Ensuite, afin d’assurer au secteur du tourisme une gestion dynamique et de permettre aux acteurs de terrain de construire un partenariat durable, la Ville de Durbuy a créé en 2004 les bases d’une démarche participative de la gestion du tourisme, grâce à l’animation de « tables rondes » régulières où l’ensemble des parties prenantes peuvent intervenir. Cette vaste concertation avec les acteurs locaux a permis d’aboutir à la rédaction d’un contrat destiné à tous les acteurs concernés (résidents, commerçants, professionnels du tourisme, agents communaux, …). Au travers de ce contrat, Durbuy souhaitait privilégier un développement qui respecte les équilibres sociaux et préserve l’environnement, tout en tenant compte du contexte économique (Qualité durable). Deux consultants (dont un professeur d’université) ont accompagné les travaux de diagnostic, de concertation et de mise en place du système qualité. V. Résultats Comme expliqué préalablement, nous avons testé notre modèle explicatif en nous fondant sur des données produites à partir de la lecture d’études de référence portant directement ou indirectement sur les croyances, valeurs et

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normes partagées sur le territoire wallon, de l’analyse du contenu des trois démarches, de l’observation participante et d’entretiens effectués auprès des professionnels, groupes d’intérêt, experts et acteurs publics. V.1. Le processus d’élaboration

Région wallonne BEPN (Province de

Namur) Commune de

Durbuy

Forme Multilatérale, uni-sectorielle, étendue

Bilatérale, uni-sectorielle, sélective

Multilatérale, multisectorielle,

étendue Implication directe des

groupes-cibles Information/Consultation Consultation/Codécision Codécision

Implication des groupes d’intérêt

Consultation Non Non

Implication des experts

Université Agent administratif Professeur-consultant

Dynamique Consensuelle Majoritaire Consensuelle Caractéristiques du processus d’élaboration des trois démarches étudiées

Nous pouvons tout d’abord constater une implication de forme différente selon les trois démarches analysées. En Région wallonne, c’est une forme multilatérale, étendue mais uni-sectorielle (implication de toutes les associations professionnelles relevant exclusivement du secteur du tourisme). La démarche namuroise est l’aboutissement de tables rondes réunissant quelques professionnels sélectionnés par le BEPN et partageant les mêmes caractéristiques (hôteliers). Enfin à Durbuy, l’ensemble des parties prenantes ont pu contribuer à l’établissement du dispositif qualité. A Namur, les quelques professionnels sollicités ont eux-mêmes élaboré une partie du design, dans le respect d’un cadre préalablement élaboré par le BEPN et pour lequel ils avaient été consultés. A Durbuy, la logique de contractualisation a permis à l’ensemble des intervenants de décider du contenu du design de la politique, avec l’aide de l’expert. Concernant la démarche wallonne, les professionnels ont été consultés lors d’un colloque ainsi qu’à l’occasion des assemblées générales des associations professionnelles. Les groupes d’intérêt ont également pu être consultés à plusieurs reprises. Enfin, la dynamique apparaît comme consensuelle, à l’exception de Namur, où certains professionnels présents lors des réunions ainsi que d’autres non sollicités par le BEPN ont exprimé leur désaccord quant au dispositif finalement adopté.

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Le vécu des professionnels du tourisme wallon 139

V.2. Le design

Région wallonne BEPN (Province de

Namur) Commune de

Durbuy

Objectifs

Améliorer la compétitivité du

tourisme wallon dans le respect du

développement durable

Renforcer la compétitivité et

l’identité du territoire namurois

Maintenir la compétitivité et

rendre le tourisme local durable

Problèmes à résoudre

Manque de visibilité des prestataires touristiques de qualité, déclin

qualitatif de certains sous-secteurs

(campings), faiblesse de l’image de marque de la

Wallonie et secteur peu sensible aux

enjeux du développement

durable

Absence d’un sentiment

d’appartenance au territoire provincial,

déclin de la compétitivité de la

destination, manque de visibilité des prestataires de qualité et de

caractère

Risque croissant d’insatisfaction des

visiteurs en raison du succès de la destination

(concentration spatiale,

multiplication de l’offre…), forte

pression touristique sur la population

locale

Hypothèse causale

Nécessité d’un changement de conduite des prestataires touristiques

Nécessité d’une structuration de

l’offre territoriale autour d’un réseau de prestataires de

qualité et de caractère

Nécessité d’un aménagement du

territoire adapté et de la reconnaissance

des bonnes conduites

Hypothèse(s) d’intervention(s)

Valorisation et soutien des bons

prestataires, sensibilisation du

secteur, accompagnement des volontaires, instruments de

services et d’infrastructures, de communication et de diffusion ainsi que

des accords volontaires

Valorisation et soutien des bons prestataires dont

l’établissement est de caractère,

instruments de communication et de diffusion ainsi que

des accords volontaires

Instruments de

services et d’infrastructures, de communication et de diffusion ainsi que

des accords volontaires

Programme d’actions

Marque de certification volontaire.

Critères fondés sur la

Marque territoriale et de certification

volontaire. Critères fondés sur

Charte volontaire, tables rondes et

aménagements dans et autour de la vieille

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satisfaction du client. Différenciation des

critères, selon le sous-secteur

Contrôle inopiné par un client-mystère.

Exclusion possible.

la satisfaction du client et

l’architecture du bâtiment

Contrôle pénalisant de l’établissement annoncé et visible. Exclusion possible.

ville. Critères fondés sur la satisfaction du client et le développement

durable Contrôle informel

par l’agence de développement local

(relation de confiance) et par la clientèle elle-même (questionnaires dans les établissements).

Pas de sanction.

Acteurs de mise en œuvre

Administration, associations

professionnelles et sociétés privées

Administration Administration

Design des trois démarches étudiées Le contenu du design des trois politiques étudiées semble avoir été influencé par la forme du processus d’élaboration. De forme multilatérale, multisectorielle et étendue, le processus de Durbuy a engendré de riches délibérations entre acteurs n’ayant pas au départ la même conception de la qualité et les mêmes intérêts. Ces échanges ont abouti à un compromis dans lequel la position des professionnels du tourisme semble avoir été « diluée ». De plus, l’expert engagé, spécialisé dans les matières de développement rural, a joué un rôle pédagogique lors des réunions. D’où une plus grande importance accordée aux questions du développement durable. Concernant la démarche « Esprit des Vallées », elle fait suite au diagnostic d’un professeur de marketing, et son élaboration a été coordonnée par une chargée de mission de l’organisme public très sensible aux matières économiques et commerciales, pour des raisons d’ordre privé (formation, contexte familial). Enfin, le processus a pris une forme bilatérale, uni-sectorielle et sélective (échantillon d’hôteliers). Tout ceci explique pourquoi l’accent a avant tout été placé sur l’enjeu de la satisfaction de clientèle. De même, les conditions d’adhésion à la marque ne semblent pas extrêmement exigeantes, les actuels adhérents n’ayant pas dû modifier leurs prestations en profondeur pour rentrer dans le réseau. Le critère architectural, résultant de la volonté du BEPN d’asseoir l’identité territoriale de la destination à travers la marque qualité, a été maintenu dans le dispositif, probablement parce qu’une majorité d’hôteliers sélectionnés répondaient à cette condition, d’où de nombreuses critiques émanant des établissements namurois qui n’entrent pas dans le cadre architectural exigé. La Région wallonne a pour sa part

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Le vécu des professionnels du tourisme wallon 141

privilégié une forme uni-sectorielle, multilatérale (réunions en présence d’acteurs issus de l’hôtellerie, des hébergements ruraux, des campings, des attractions, …) et étendue. Nous comprenons mieux pourquoi les critères sont davantage orientés vers la satisfaction du client et n’excluent a priori aucun prestataire, en fonction d’attributs territoriaux (architecture, cadre, …). La vision globale fournie par l’université a permis d’ajouter à cette approche quelques préoccupations liées aux populations et au développement durable. Une analyse comparative a par ailleurs démontré que les conditions d’adhésion devaient rester exigeantes, a contrario de l’avis des groupes d’intérêt. Ces derniers ont néanmoins énormément pesé sur le résultat final du design, défendant une approche client-centrée de la qualité, apportant quelques conseils pour mieux séduire et persuader (ou en tout cas ne pas heurter) les professionnels, et en écartant du design le maximum d’éléments allant à l’encontre des intérêts de leurs cotisants (coût financier, procédures, critères environnementaux). Enfin, ces associations ont aussi plaidé pour leurs intérêts propres (rôle attribué pour le suivi de la démarche, contrôle des procédures d’audit et d’octroi de la marque, accompagnement subsidié des professionnels).

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V.3. La visibilité

Région wallonne BEPN (Province de

Namur) Commune de

Durbuy

Médiatisation Faible (en janvier

2009) Locale Locale

Documentation disponible

Site web Site web Document cadre disponible sur

Internet

Actions des pouvoirs publics

Site web, conférence de presse, exposés

oraux lors d’assemblées des

associations professionnelles, colloque, dossier dans une revue professionnelle

Site web, conférence de presse

Dossier dans la revue locale

Actions des groupes d’intérêt

Accueil des acteurs publics et de l’expert

lors de leur assemblée, bouche-à-

oreille en interne

- -

Actions des groupes-cibles

- Bouche-à-oreille Bouche-à-oreille

Actions des experts Enquête Prospection Enquête Visibilité des trois démarches étudiées

Les acteurs publics sont les principaux contributeurs de la visibilité de la politique. Le bouche-à-oreille entre professionnels importe également, mais dans une moindre mesure, de manière très ciblée, variable et imprécise, avec en général un jugement de valeur accompagnant la transmission de l’information. Les groupes d’intérêt montre une certaine volonté à faire passer le contenu de la politique, soit à travers des actions bien institutionnalisées (assemblées), soit par coup de sonde, en vue de mieux sentir la position dominante de leurs adhérents. Enfin, les experts, sans qu’ils en soient réellement chargés, influencent la visibilité par leur travail d’enquête ou de prospection auprès des groupes cibles. V.4. L’acceptabilité Nous constatons que la démarche « Esprit des Vallées » est celle qui a le plus pris en compte les préférences et intérêts de la majorité des professionnels impliqués dans la fabrication du design. Néanmoins, en raison du caractère sélectif du processus et de sa dynamique majoritaire, l’opinion

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d’un certain nombre de prestataires n’a pas été intégrée au contenu de la politique. Il en résulte une acceptabilité très forte auprès des professionnels ayant participé aux réunions, mais très faible voire nulle, concernant ceux qui se trouvent, pour l’instant, écartés de la démarche à cause d’une architecture inadaptée. A Durbuy, le design constitue certes un compromis entre conceptions et intérêts hétérogènes, mais il faut toutefois préciser que la pression touristique qui s’exerce sur le territoire et les problèmes environnementaux en découlant sont vécus de la même manière par l’ensemble des acteurs, générant ainsi un cadre cognitif et normatif partagé par tous et qui se retrouve dans le dispositif. De plus, le contenu de la politique est en partie le résultat d’un travail de pédagogie et de persuasion réalisé par les acteurs publics et l’expert. L’acceptabilité de la démarche wallonne s’avère quant à elle relativement élevée (bonne intégration du point de vue des professionnels et groupes d’intérêt, adaptation aux spécificités de chaque sous-secteur), à l’exception du volet environnemental. V.5. La légitimité Le recours à l’expertise externe (universités et consultants) et l’ouverture des processus d’élaboration des politiques aux groupes-cibles ou à leurs représentants s’inscrit assez profondément dans les valeurs et normes communément partagées par les groupes cibles et la société. Tenant compte de l’affaiblissement de la confiance et de la satisfaction des citoyens envers le monde politique et administratif, cette façon de procéder intègre également des croyances sociales bien ancrées ou nouvelles (primauté des outils du secteur privé face aux lourdeurs de l’administration, des libertés individuelles face à l’interventionnisme et à la réglementation, de la transparence face aux pourparlers opaques, de la participation de citoyens éclairés face à une démocratie représentative en décalage, de l’expertise face à la complexité du monde) et qui pénètrent chaque jour un peu plus les systèmes politico-administratifs (NPM, participation, transparence). Le travail de conception d’une politique qualité à Durbuy et pour la Région wallonne semble se rapprocher de ce cadre légitimant. La démarche « Esprit des vallées » n’a par contre pas joué la carte de l’expertise externe, se basant avant tout sur l’expérience et la rigueur d’un agent qualifié, et elle s’est plutôt tournée vers une sélection réfléchie de professionnels susceptibles de soutenir la dynamique souhaitée par le BEPN.

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V.6. L’attitude des groupes cibles L’attitude des professionnels vis-à-vis de la démarche wallonne est encore peu construite. De plus, au sein de notre échantillon de professionnels, sa notoriété semble très faible, cette situation pouvant s’expliquer par le fait qu’elle n’a pas encore fait l’objet d’une réelle mise en œuvre. Cependant, lorsque les répondants sont mis en présence de données relatives au design proposé par la Région wallonne et au processus qui le précède, l’accueil est assez favorable et l’intention d’adhérer à la future marque régionale est exprimée par la grande majorité des prestataires interrogés. Seuls certains professionnels portant la marque namuroise « Esprit des Vallées » perçoivent l’initiative wallonne comme une démultiplication inutile des labels voire comme une menace. Enfin, à Durbuy, les groupes-cibles ont exprimé un sentiment relativement positif vis-à-vis de la politique qualité locale, en ce compris sur les enjeux et critères environnementaux. V.7. L’effectivité Si elle se définit comme le degré d’adéquation entre les comportements (des groupes cibles) escomptés par la politique et ceux effectivement observés, nous pouvons alors apprécier l’effectivité à travers cinq degrés différents : le premier porte sur la candidature (spontanée, réactive aux actes de prospection, nulle) du professionnel visé au réseau de marque ou au contrat territorial, le second sur son adhésion effective, le troisième sur les éventuelles modifications de conduite du professionnel dans la perspective d’une adhésion (participation à des formations, rénovation de l’établissement, recrutement, changement du management, …), le quatrième sur le maintien ou l’amélioration du niveau des prestations offertes par le prestataire, le cinquième sur certains changements de comportement des professionnels externes à la démarche (car exclus, attentistes ou pas intéressés par une adhésion).

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Le vécu des professionnels du tourisme wallon 145

Région wallonne

BEPN (Province de Namur) Commune de Durbuy

Candidature

Lancement en 2009

Réactive Réactive

Adhésion Taux de réussite élevé Automatique Modificati

on des conduites

Faible Conscientisation/Responsabilis

ation

Faible Conscientisation/Responsabilis

ation Qualité de

la prestation

Améliorations superficielles Faible effet sur la transparence

de la transaction

Améliorations superficielles Faible effet sur la transparence

de la transaction Effet sur les non

adhérents Antipathie Indifférence

Effectivité des trois démarches étudiées Seuls deux des trois cas peuvent aujourd’hui nous fournir quelques données relatives à l’effectivité de la politique qualité. En province de Namur, la plupart des professionnels qui ont posé leur candidature au réseau de la marque « Esprit des Vallées » ont été directement approchés par le BEPN (ciblage des établissements de caractère et bénéficiant d’une bonne réputation, visite à domicile d’un représentant). Peu d’entre eux ont pour l’instant fait l’objet d’un contrôle approfondi (prévu dans les trois ans qui suivent l’adhésion) ce qui explique en bonne partie pourquoi le taux de réussite est élevé. Les adhérents ne semblent pas avoir profondément changé leur manière de travailler. Les motivations de l’adhésion ne s’expliquent pas par les gains potentiels perçus (d’après notre échantillon, « cela ne change pas grand-chose » en termes de notoriété, d’image de marque et de fréquentation), mais sont avant tout liées à l’absence de coût (pas de cotisation à payer, pas de grands changements à réaliser dans l’établissement), la simplicité administrative (tout est pris en charge par l’organisme public) et de risque ainsi que par la bonne image dont bénéficie le BEPN auprès du secteur. Enfin, à cause de son caractère sélectif, une certaine antipathie des « exclus » s’est cristallisée autour de la démarche. A Durbuy, nos observations vont dans le même sens, si ce n’est que les professionnels extérieurs à la démarche n’entretiennent pas d’attitude négative vis-à-vis de l’initiative, mais plutôt de l’indifférence.

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VI. Conclusion Cet écrit tente de mettre en lumière certaines relations causales pouvant éventuellement s’établir entre le processus d’élaboration d’une politique et ses caractéristiques et l’effectivité de cette politique. Certes, notre recherche requiert de plus amples données qu’il convient de produire par un travail empirique encore important (attente du lancement de la démarche wallonne, allongement des périodes d’observation pour mieux saisir comment les comportements évoluent, élargissement de l’échantillon, comparaison avec d’autres sous-secteurs, diversification des cas d’étude, …). De même, la question centrale peut être précisée par la formulation de nombreuses hypothèses et sous-hypothèses. Enfin, d’autres champs d’investigation pourraient être empruntés, en fonction des préférences disciplinaires. Nous pensons ainsi à l’influence (sur le processus d’élaboration et/ou l’effectivité), du niveau institutionnel d’intervention, du territoire et ses propriétés physiques et humaines, des caractéristiques du secteur du tourisme dans la zone étudiée ou encore des spécificités socio-psychologiques des acteurs. Ces précautions méthodologiques seront pleinement intégrées dans nos futurs travaux. Nos premiers résultats nous permettent néanmoins de valider, avec prudence et nuance, un nouveau modèle explicatif qui ne demande qu’à s’affiner. Bibliographie Akerlof, G., « The market for lemons: quality uncertainty and the market mechanism», Quarterly Journal of Economics, 1970, Volume 84, n° 3, pp. 488-500 Akoun, A., « Expertise », in Akoun, A. et Ansart, P. (Eds.), Dictionnaire de sociologie, Paris, Dictionnaires Le Robert/Seuil, 1999, pp. 210-212. Beetham, D., The Legitimation of Power, Basingstoke, Macmillan, 1991. Bovaird, T. and Loeffler, E. (Eds.), Public Management and Governance, Londres, Routledge, 2003. Burns, P.M. and Novelli, M. (Eds.), Tourism and Politics, Global Frameworks and Local Realities, Oxford, Elsevier, 2007. Dagnies, J., « Les démarches Qualité mises en œuvre par les pouvoirs publics dans le secteur du tourisme. De la polysémie du concept aux

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L’IMPACT DES REFORMES ADMINISTRATIVES DES CONSERVATEURS BRITANNIQUES SUR LA SUBJECTIVITÉ DES AGENTS PUBLICS LOCAUX Hervé HUDEBINE1 Résumé : L’analyse des réformes administratives des conservateurs britanniques dans les domaines de la santé publique et de la lutte contre la toxicomanie montre les limites du management comme instrument de rationalisation et d’orientation de l’intervention publique concrète dans les années 80 et 90. Des agents de mise en œuvre animés par leurs propres objectifs parviennent à subvertir les procédures, mais au prix d’une initiation parfois douloureuse aux règles de second ordre gouvernant l’action publique britannique sous les conservateurs. A terme, le maniement d’une langue administrative conforme à la ligne gouvernementale affecte la subjectivité des intervenants de première et de seconde ligne. La Grande-Bretagne est considérée comme le pays pionnier du nouveau management public (Keraudren, 1993). Ce vaste mouvement de réforme est caractérisé par une autonomie accrue des managers, auxquels sont assignées des obligations de budget et de résultats. La période 1979-1997 est analysée ici car elle voit la première expérimentation, puis généralisation des techniques d’audit et d’évaluation, du management par objectifs, ainsi que de l’application des règles du secteur privé et du marché à l’administration publique. Il est ainsi possible permet de mesurer l’impact initial de formes de « contrôle à distance » (Hoggett, 1996) de l’action publique et de ses agents qui paraîtront naturelles ensuite. Dans les deux secteurs étudiés, la santé publique sociale2 et la lutte contre la toxicomanie, les réformes administratives interviennent en même temps que

1 H. HUDEBINE, Maître de conférences en sociologie, Université de Bretagne Occidentale, ARS (EA 3149). SUFCEP, 20 avenue Le Gorgeu, CS 93837 29238, Brest, France. [email protected]

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se développent des controverses sur les inégalités sociales de santé et d’accès aux soins ainsi que sur la réduction des risques associés à l’usage de drogues. Les orientations gouvernementales diffèrent ou s’écartent progressivement des conceptions et pratiques des agents locaux de l’action publique, qui cherchent cependant à détourner les outils du nouveau management public pour préserver les objectifs auxquels ils sont attachés. Les réformes administratives britanniques dans ces deux secteurs sont d’abord présentées. Il est ensuite montré que, si la réforme administrative se traduit effectivement par le déploiement d’outils du nouveau management public et l’application de règles de marché, les agents publics locaux3 parviennent initialement à préserver des actions conformes à leurs conceptions et convictions en en détournant les procédures. Il apparaîtra cependant, en troisième lieu, que la subversion des procédures managériales, requiert une initiation parfois douloureuse aux règles implicites qui gouvernent l’administration publique britannique. Le nouveau management public peut être caractérisé comme un « gouvernement par les instruments » (Le Galès, 2004), dont l’utilisation répétée affecte les conceptions et convictions des agents locaux. I. Les réformes administratives des années 1980 et 1990 dans les domaines de la santé publique et de la lutte contre la toxicomanie Les réformes administratives britanniques participent d’un programme de réduction de l’intervention et de la dépense publique. Elles comportent une dimension organisationnelle et gestionnaire, avec l’introduction de mécanismes de marché et d’outils de gestion inspirés du secteur privé dans le service public, mais aussi politique et stratégique (Hayward et Klein, 1994). Il s’agit également, pour les décideurs gouvernementaux, comptables de l’action publique, mais dépourvus de relais administratifs « déconcentrés », de garantir la traduction concrète de leurs orientations, tout en circonscrivant leur responsabilité politique, distinguée de celle des administrateurs.

2 La santé publique, telle que la conçoivent les fonctionnaires et médecins de santé publique est « socialement informée » et « met l’accent sur les déterminants sociaux et économiques ». Elle n’est « pas uniquement fondée sur « l’épidémiologie et les sciences médicales », mais aussi sur la « recherche sociale » (Kippax et Race, 2003). 3 Cet article est basé sur des recherches effectuées à Londres (Hudebine, 2006, 2008).

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I.1. Réformes de l’administration de la santé, mise en œuvre du marché interne et question des inégalités de santé Le National Health Service (NHS), créé en 1948, est universaliste, financé par l’impôt et autorise un accès égalitaire et gratuit aux soins. Cet héritage se retrouve dans l’attachement des fonctionnaires et médecins de santé publique aux valeurs de justice et d’égalité sociales (Hudebine, 2001). La mise en œuvre des politiques de santé était confiée à des autorités sanitaires régionales et de district dotées d’une autonomie relative. Le déficit de coordination centrale et de démocratie conduit à une première réforme en 1974. Désormais, le ministère de la santé fixe les orientations générales des politiques de santé. Leur application est planifiée au travers d’un processus de consultation qui remonte des autorités administratives sanitaires locales au ministère (Ham, 1992). Lourde et mal comprise, cette réforme échouera. A l’époque, la volonté de rationalisation touche aussi les inégalités, d’abord géographiques, dans l’accès aux soins. Une formule de redistribution des augmentations budgétaires aux régions moins dotées est mise au point en 1976, mais l’étroitesse des marges financières limite sa portée. Un groupe de travail sur les inégalités de santé initié par le gouvernement travailliste en 1977 souligne, en 1980, l’accroissement des inégalités sociales de santé et d’accès aux soins (DHSS, 1980). Il rencontre l’assentiment de nombreux professionnels, fonctionnaires et intervenants de santé publique, mais le gouvernement les récuse, tout comme les recommandations en faveur d’une générosité accrue des politiques sociales (Whitehead, 1987). Celles-ci sont aux antipodes de la rigueur managériale prônée par les conservateurs au pouvoir depuis 1979. Au sein du NHS, le nombre et le pouvoir des gestionnaires sont accrus pour obtenir une meilleure value for money et mieux circonscrire les responsabilités politiques. Comptable devant le parlement du coût et des résultats des politiques, le ministre de la santé ne contrôle pas l’application de ses choix aux échelons locaux. Cette situation résulte en partie de la faiblesse des ressources humaines et organisationnelles de l’administration centrale4, qui peut, au travers de multiples directives, « conseiller, recommander, mais pas contraindre »5. Le ministre peut suspendre les autorités de santé, mais le fait rarement car tributaire de leur

4 4000 personnes contre plusieurs centaines de milliers de fonctionnaires et professionnels au sein des autorités de santé et dans les hôpitaux (Klein, 1995). 5 Entretien avec un haut fonctionnaire du ministère de la santé britannique, 1995.

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coopération. Il est tenu responsable du détail de la mise en œuvre des politiques de santé sans avoir les moyens de la maîtriser (Klein, 1995). Pour clarifier les responsabilités politiques et opérationnelles, un Management Board vient, en 1985, faire écran entre le ministre de la santé et les directions des différentes autorités régionales et locales. L’organisation administrative du NHS est par ailleurs simplifiée (suppression d’un échelon) afin de renforcer les contrôles stratégiques et budgétaires, ainsi que l’autonomie opérationnelle des administrateurs locaux. Un nombre accru de ces derniers, ainsi que des consultants souvent issus du secteur privé, sont recrutés à la tête des autorités locales de santé ou au sein des conseils d’administration où la représentation des gouvernements locaux est réduite. Ces managers renouvellent en partie la culture organisationnelle du NHS en substituant une dynamique de résultats et de conformité aux attentes politiques perçues à une logique de procédures (Day et Klein, 1997). Leur tâche est facilitée par la multiplication des procédures d’audit, d’évaluation et la mise en place de systèmes d’appels d’offres mettant en concurrence personnels du NHS et entrepreneurs privés pour la fourniture des services périphériques (restauration, hôtellerie, entretien). Le gouvernement contient au maximum les enveloppes budgétaires distribuées aux autorités locales et la rémunération des professionnels. Cette politique provoque l’irritation des professionnels de la santé, soutenus par une opinion publique préoccupée par l’allongement des listes d’attente. Le succès des managers devient échec politique, alors même que les réformes étaient censées isoler les gouvernements des responsabilités opérationnelles. Le Premier ministre fait des concessions budgétaires à la veille des élections de 1987 (Allsop, 1995). Dans le même temps, un rapport du Conseil de l’Education Sanitaire remet la question des inégalités sur l’agenda en soulignant leur aggravation, faute de réforme et dans un contexte où l’action publique accentue les conséquences de la crise économique (Whitehead, 1987). Ces conclusions mobilisent professionnels et fonctionnaires locaux de santé. Elles sont rejetées par le gouvernement qui substitue au Conseil de l’Education Sanitaire, jusqu’alors piloté par un comité d’experts indépendants, une autorité, dont il nomme le responsable chargé de promouvoir des recherches et actions préventives conformes à ses orientations (Allsop and Freeman, 1993). Après 1987, la priorité gouvernementale demeure une réforme en profondeur. La privatisation est écartée, mais un marché interne divisant le

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NHS en ordonnateurs et prestataires de services est introduit. Les premiers se voient confier un budget, rédigent des appels d’offre définissant les services requis et les achètent auprès des hôpitaux et des unités de services médico-sociaux, voire d’associations, placés en concurrence, y compris pour le renouvellement des contrats. Les cabinets de médecins généralistes peuvent gérer eux-mêmes leurs budgets afin de réaliser des économies en mettant en concurrence les prestataires de soins hospitaliers et spécialisés. Parallèlement, le rôle des autorités régionales de santé est réduit au contrôle du respect des enveloppes budgétaires. Les autorités locales de santé sont regroupées. La responsabilité des services médico-sociaux, qui inclut la prise en charge des toxicomanes, est rétrocédée aux gouvernements locaux. Il leur est recommandé de mettre en place des mécanismes d’évaluation et de planification conjointes avec les autorités locales de santé. Le ministère de la santé conseille l’intégration des médecins de santé publique dans le processus d’évaluation des besoins (Levitt, Wall and Appleby, 1995). Les travaillistes voient dans ces réformes une source d’accroissement des inégalités d’accès aux soins, d’autant qu’elles s’accompagnent d’exonérations fiscales pour les patients recourant aux assurances privées. Le gouvernement répond que des politiques de prévention visant à apporter des informations à des individus responsables de leurs comportements ont été développées et que les choix offerts aux usagers des services de santé se sont accrus. Toutefois, après 1994, le ministère de la santé admettra qu’il peut y avoir des « variations » (et non inégalités) dans l’état de santé et l’accès aux soins et financera une recherche sur les réponses envisageables au sein du NHS (Exworthy, 2002, Macintyre, 2002). Dans le champ de la lutte contre la toxicomanie, le gouvernement reprend d’abord les innovations venues d’en bas. Toutefois, la création d’un service central de lutte contre la toxicomanie au sein de l’administration de l’intérieur traduit aussi un retour aux objectifs classiques des politiques de la drogue, en décalage avec les conceptions de nombreux agents locaux.

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I.2. La création d’une administration de la lutte contre la drogue et la question de la réduction des risques L’administration de l’intérieur (Home Office) a la charge du contrôle des drogues classifiées et d’un système de notification des toxicomanes. En son sein, la Drugs Branch contrôle les producteurs, les distributeurs et les prescripteurs des substances concernées6. A partir de 1972, une unité centrale chargée des drogues et de l’immigration illégale développe l’information relative au trafic et à la distribution des drogues. Comme l’administration de la santé, le Home Office ne dispose pas d’administrations déconcentrées recueillant l’information et contrôlant l’application locale de la politique. En outre, les forces locales de police jouissent d’une autonomie « constitutionnelle » et disposent d’une marge d’interprétation en ce qui concerne la rigueur de l’application de la législation anti-drogues. Le gouvernement et l’administration centrale ne disposent que de relais locaux d’information incertains (Pearson, 1991). Un diagnostic similaire s’applique à l’unité politique de la drogue de l’administration de la santé responsable de la prévention et de la prise en charge de la toxicomanie. Composée de fonctionnaires médicaux et administratifs, elle contribue à la formation de l’action publique dans ce domaine. Lorsqu’elle subventionne les dispositifs de prise en charge, elle peut assurer le suivi de leur développement. En dehors de ces cas, les relations avec les administrateurs et professionnels locaux sont très limitées. Les autorités sanitaires régionales et locales ont la responsabilité de mettre en œuvre les politiques de prévention et de prise en charge de la toxicomanie (en particulier des centres de soins spécialisés), mais leur engagement varie. Avec l’urgence qu’ont représenté l’explosion de l’usage d’héroïne au début des années 1980, puis la prévention des risques de propagation du sida, le champ de la lutte contre la toxicomanie a, jusqu’à la fin de la décennie, été épargné par les réformes managériales. Dès 1983, le gouvernement a mis en place une généreuse initiative centrale de financement qui a surtout profité aux structures associatives d’accueil (MacGregor, 1994). A partir de 1986,

6 Si, dans les années soixante-dix, la prescription d’héroïne a cessé d’être considérée comme un traitement approprié de la dépendance par les psychiatres spécialisés habilités à la prescrire, elle n’est pas illégale. Une petite minorité de toxicomanes très dépendants et consommant de cette drogue depuis de longues années en bénéficient toujours (Strang, Ruben, Farrell, Witton, Keaney and Gossop, 2005).

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des mesures de réduction des risques (échanges de seringues, prescriptions de maintien, éducation sanitaire pragmatique) sont expérimentées par des professionnels de la santé et des structures associatives locales. Leurs initiatives procèdent d’une sensibilité à la stigmatisation des usagers de drogues et répondent aux effets d’exclusion des politiques répressives et des stricts protocoles de traitement, visant l’abstinence, des centres de soins spécialisés. Elles sont discrètement encouragées par les fonctionnaires centraux et locaux de la santé publique, parfois par ceux de la police et de la probation. Le gouvernement, d’abord réticent, soutient rétroactivement cette politique en 1988 et attribue des crédits supplémentaires. Les campagnes de prévention sont évaluées par des consultants privés et l’initiative centrale de financement par des universitaires. Dès 1990, la réduction des contaminations démontre le succès de cette politique (Stimson, 1995). Au sein du gouvernement prévaut alors le sentiment que l’épidémie a été endiguée. Il en découle une « normalisation » des politiques de la drogue. La prééminence des objectifs de prévention primaire et de répression, éclipsés au moment de l’urgence sanitaire, est réaffirmée. Un service central et des équipes locales de prévention de la toxicomanie sont mis en place sous l’égide du ministère de l’intérieur, pour stimuler les initiatives locales. Tandis que des évaluations des initiatives de prévention primaires sont mises en place à des fins de diffusion des bonnes pratiques, les forces de police se voient imposer des indicateurs de performance et des inspections managériales qui confèrent une nature de moins en moins indicative aux circulaires du Home Office. Les réformes de l’administration de la santé des années 1990 s’appliquent au volet sanitaire des politiques de la drogue. Des dispositifs d’évaluation à des fins d’identification et de diffusion des bonnes pratiques sont mis en place à l’échelon national à l’initiative du secrétaire d’Etat à la santé chargé de la toxicomanie. L’un de ses critères est initialement le taux d’abstinence obtenu chez les toxicomanes. Les fonds pré-affectés centralement à la prise en charge de la toxicomanie diminuent et les financements, attribués par appels d’offres, dépendent désormais des arbitrages conjoints des autorités sanitaires et politiques locales. En conséquence, les centres de soins spécialisés et associations du secteur sont soumis à une évaluation de leur efficacité par les autorités locales (système d’appels d’offre et évaluations ex-post en vue du renouvellement des contrats).

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Dans les deux secteurs, l’enjeu des réformes n’est pas seulement la value for money, mais aussi une meilleure application des orientations gouvernementales. Dans le premier cas, il s’agit de mettre en œuvre une politique de santé publique privilégiant l’action sur les comportements d’individus jugés rationnels et responsables, dont les possibilités de choix doivent être élargies lorsqu’ils accèdent aux soins. L’impact des facteurs socio-économiques sur l’état de santé et l’accès aux services du NHS n’est pas pris en compte. Dans le second cas, la lutte contre la toxicomanie, la prévention primaire, l’obtention de l’abstinence et la répression sont replacées en tête des priorités gouvernementales. La réduction des risques passe au second plan, voire est remise en question par les programmes et les critères d’évaluation préconisés à l’échelon ministériel, ou encore par la fongibilité accrue des crédits transférés aux échelons locaux. L’impact des réformes est d’abord une modification des structures d’incitation des agents publics (mise en cause annoncée de l’évaluation par les pairs, prime à l’initiative et aux résultats, sanctions en cas d’échec – Le Galès et Scott, 2008). Ceci ne garantit pas leur succès car elles ont des effets paradoxaux et interviennent souvent en même temps que des changements d’orientation des politiques qui sont en décalage avec les conceptions et convictions des agents de mise en œuvre. II. Les limites du management comme instrument de rationalisation et d’orientation de l’intervention publique concrète Les méthodes et procédures du nouveau management public autorisent le financement d’actions dans le cadre d’enveloppes fermées, les organisations chargées de la mise en œuvre devant optimiser leur intervention pour voir leurs budgets renouvelés. Toutefois, la maîtrise budgétaire, renforcée par l’application de règles de marché, n’est pas nécessairement synonyme de rationalisation. En témoignent les effets parfois paradoxaux du déploiement des outils du nouveau management public. En outre, et au moins dans la période considérée, les réformes administratives ne se traduisent pas par une meilleure application des orientations gouvernementales. II.1. Les effets parfois paradoxaux du déploiement des outils du nouveau management sur l’action publique Dans le domaine de la santé publique, proposer des actions ciblant les populations défavorisées requiert, nous y reviendrons, une habileté sémantique et stratégique de la part des fonctionnaires locaux. Nous nous

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arrêterons, pour l’instant, sur les difficultés parfois paradoxales qu’ils rencontrent avec l’application des nouvelles règles de la gestion financière. L’action de santé publique sociale, peu coûteuse, peut être en partie financée par des subventions à l’innovation de l’administration centrale. Toutefois, à partir du milieu des années 1980, les services financiers s’interposent entre les responsables de services de santé publique et les administrateurs lorsqu’il s’agit d’obtenir une autorisation pour de telles demandes. Loin d’être un atout, la modicité des financements requis est un handicap. Le traitement de ce type de demandes est trop lourd au regard des sommes espérées. Les mécanismes de planification conjointe, les procédures comptables et financières induites par le marché interne alourdissent encore, après 1993, les processus de décision alors qu’auparavant « l’accord du directeur de la planification ne constituait pas un obstacle pour décider de l’existence d’un besoin mais plutôt une aide dans la mise en œuvre des réponses »7. Des observations similaires peuvent être effectuées dans le domaine de la lutte contre la toxicomanie. Après 1993, les nouvelles procédures d’appel d’offre permettent certes d’exiger des structures une rationalisation de leur gestion et une professionnalisation de leurs intervenants. Toutefois, la mise en œuvre des mécanismes de marché favorise l’émergence de phénomènes de concurrence avec des conséquences imprévues en termes d’orientation des usagers vers des prises en charges adéquates. Auparavant, lorsque les demandes des toxicomanes ne correspondaient pas à l’offre disponible, ils étaient dirigés vers d’autres intervenants mieux à même de les satisfaire. Ceux-ci se considèrent désormais comme concurrents pour le renouvellement des contrats de prestation car les évaluations qui conditionnent le maintien des financements incorporent, outre des critères de qualité et de respect de procédures, le volume de clientèle accueillie. Chacun préfère donc conserver ses parts de marché, les clients captés, même si ceux-ci ne correspondent pas à la population cible habituelle. Ces exemples d’effets induits sont anecdotiques au regard d’un deuxième constat. Les nouveaux dispositifs managériaux ne permettent pas non plus au gouvernement, au moins à cette époque et dans ces secteurs, d’imposer ses orientations aux protagonistes de la mise en œuvre de l’action publique.

7 Médecin de santé publique (n° 3) dans le Sud-Est de Londres (1996).

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II.2. Déploiement des outils du nouveau management public et pérennisation d’actions concrètes en décalage avec les orientations gouvernementales Dans le domaine de la santé publique, les réticences des agents publics locaux face aux orientations individualistes et utilitaristes de la politique gouvernementale sont antérieures aux réformes administratives. Ce décalage persiste. Les médecins de santé publique impliqués dans la définition des cahiers des charges ont une conception de la santé publique assez éloignée de celle que traduisent les discours ministériels. Là où le gouvernement adopte une perspective individualiste, les fonctionnaires locaux de la santé ont une sensibilité plus « sociale ». Ils constatent « quotidiennement » l'impact du chômage et de la pauvreté et sont tout à fait conscients que : « Se borner à chercher à modifier les comportements individuels ne suffit pas. Il faudrait aussi agir sur les conditions de logement, sur l'emploi, sur les revenus pour obtenir des résultats probants en matière de santé »8. Sachant ce style d'action « hors d'atteinte », ils cherchent à agir avec les médecins de santé publique. Tous sont disposés à mettre en place des politiques de discrimination positive pour le bénéfice des sections les plus marginalisées de la population en prenant en compte, parfois sous couvert de correction des obstacles culturels à l’accès aux soins, les paramètres socio-économiques qui, pour des raisons politiques, ne peuvent plus être envisagés au sein de l’administration centrale. Ainsi, pour identifier les secteurs où devraient être délivrés les services aux usagers de drogues, les médecins de santé publique utiliseront au début des années 1990 : « le taux de chômage comme marqueur parce qu’il y a eu des recherches suggérant que dans les zones urbaines défavorisées les taux de chômage constituent une bonne approximation des endroits où on observe une consommation accrue de drogues. »9. Des politiques de discrimination positive peuvent être mises en oeuvre au sein des unités de « services prioritaires » des autorités locales de santé pour les populations historiquement négligées par le NHS. Conformément aux orientations nationales, il s’agit des personnes âgées, des malades mentaux

8 Entretien avec un fonctionnaire de santé publique à Londres (1996). 9 Médecin de santé publique (n° 2) dans le Sud-Est de Londres (1996).

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ou des usagers de drogues mais aussi, de manière spécifiquement locale cette fois, des populations en situation de précarité socio-économique. Au sein des unités de promotion sanitaire, les médecins de santé publique déploient des stratégies particulières pour circonvenir les obstacles politiques et managériaux à la prise en compte des facteurs sociaux. Les cahiers des charges soumis aux prestataires de services incorporent des objectifs de suivi social des populations. La doctrine gouvernementale aurait voulu qu'une action de prévention et d'éducation sanitaire en direction de la population immigrée se limite à la mise en place de services de traduction dans les centres de santé ou à l'éducation sanitaire. Les prestataires de services doivent informer ces populations de leurs droits sociaux, alors que toutes les procédures mises en place par le gouvernement visent à décourager les recours. Médecins et fonctionnaires de santé publique exigent également que les contraintes économiques qui pèsent sur les populations défavorisées soient prises en compte dans les messages délivrés : imposer un modèle de « comportement sain » adapté aux modes de vie et de consommation des classes moyennes à une population démunie peut être contre-productif. Des phénomènes comparables sont observables dans le domaine de la lutte contre la toxicomanie. Après le virage gouvernemental, replaçant prévention primaire et répression en tête des objectifs, on assiste à une pérennisation des mesures et dispositifs de réduction des risques, alors que ces priorités ont quasiment disparu des programmes gouvernementaux (Tackling Drugs Together, 1995). Les équipes locales de prévention de la toxicomanie soutiennent des actions encourageant un usage maîtrisé des drogues lorsqu’il ne peut être évité, même si l’objectif officiel du gouvernement est l’abstinence. Des forces de police locales continuent à faire preuve de souplesse à l’encontre des usagers de drogues, tandis que le ministre de l’intérieur dénonce le laxisme et préconise une plus grande sévérité. De nombreuses autorités locales maintiennent le financement de structures mettant en œuvre des dispositifs d’accompagnement des toxicomanes dont l’abstinence, pourtant prônée par le secrétaire d’Etat chargé de la lutte contre la toxicomanie, n’est pas la première priorité (Hudebine, 2005). Le déploiement des outils du nouveau management public permet de cantonner les dépenses aux montants pré-affectés. Il en va différemment en ce qui concerne la mise en œuvre des orientations gouvernementales. Ce phénomène est lié aux stratégies, notamment discursives, de détournement des procédures managériales que déploient les agents publics chargés localement de la mise en œuvre des politiques.

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III. De l’initiation aux modalités de subversion des procédures managériales à l’impact sur la subjectivité des protagonistes de la mise en œuvre Le respect des règles managériales n’implique pas celui des orientations gouvernementales. Des marges de manœuvre autorisent les administrateurs, fonctionnaires, médecins de santé publique et intervenants associatifs, à prendre en compte les problèmes qu’ils ont à cœur. Toutefois, la sensibilité politique et la portée symbolique des questions d’inégalités sociales et de toxicomanie impliquent qu’ils doivent comprendre et/ou apprendre des règles de second ordre, du « jusqu’où aller sans aller trop loin » gouvernant l’administration publique britannique sous les conservateurs. Elles ne sont pas préalablement et explicitement établies comme celles de premier ordre. L’initiation à ces règles, que personne n’édicte mais dont « tout le monde s’attend à ce qu’elles soient respectées » (Thoenig, 1999, p. 40), est parfois douloureuse. Le processus est, en outre, susceptible d’affecter la subjectivité de ceux qui s’y engagent. III.1. Une initiation parfois douloureuse aux règles de second ordre gouvernant l’action publique britannique sous les conservateurs Les marges des agents publics locaux pour construire ou préserver des actions en décalage avec les orientations gouvernementales sont ouvertes par les règles de second ordre qui gouvernent l’administration publique britannique sous les conservateurs. La « ligne gouvernementale » qui accompagne les réformes managériales et les restrictions budgétaires, doit être conçue comme un « discours de communication » plus que de « coordination de l’action publique »10. Pour les ministres et secrétaires d’Etat concernés, l’apparence de la cohérence de l’action publique est plus importante que son effectivité. Accepter qu’un lien soit établi entre inégalités et différentiels de maladie ou de mortalité est politiquement dangereux car des revendications sociales, qui pourraient autrement être disqualifiées sur

10 « Discours de communication » renvoie aux « moyens par lesquels des acteurs clés de l’action publique essayent, à travers la discussion et la délibération, de persuader l’opinion publique que les politiques développées dans la phase de coordination sont nécessaires (arguments cognitifs) et appropriées (arguments normatifs) ». Vivian Schmidt le distingue du « discours de coordination », le « langage et le cadre communs à travers lesquels les groupes clés dans une action publique arrivent à la construction d’un programme. (…) L’équilibre entre les discours de coordination et de communication varie d’un pays à l’autre » (Schmidt, 2002, pp. 171-172).

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des bases politiques et idéologiques, seraient ainsi légitimées. De même, l’affichage public de mesures de réduction des risques remettrait en cause la sévérité prônée dans les discours ministériels et pourrait être assimilé à une acceptation de l’usage de drogues. Dès lors, expliquent des responsables administratifs locaux, ces questions figurent parmi celles « pour lesquelles le ministre a affiché une hostilité ou un intérêt particulier »11 et à propos de laquelle il ne souhaite donc pas « être mis publiquement dans l’embarras »12, être pris en défaut de cohérence par les médias. Cette loi d’airain de la communication politique a un fondement statutaire, l’obligation de réserve des agents publics. Jamais exprimée publiquement et explicitement par le personnel gouvernemental, elle est discrètement relayée par les hauts fonctionnaires des administrations. Les agents locaux effectuent l’apprentissage de cette règle de second ordre par le biais d’un processus d’essais et d’erreurs, parfois assorti de sanctions, ou y sont initiés par les hauts fonctionnaires des administrations centrales. Sur le premier registre, au début des années 1980, les demandes de subventions à l’innovation qui visent la correction des inégalités sociales de santé ont d’abord valu à leurs auteurs des réprimandes et des rappels à leur devoir de neutralité politique. « Premièrement, ce problème est pris en compte dans la distribution des ressources. Deuxièmement, votre rôle au sein du service de santé n’est pas de faire de la politique. »13. Ultérieurement, à la fin des années 1980, des demandes similaires se sont heurtées au silence de l’administration centrale. Il est apparu que : « Les inégalités de santé ne figurent dans aucune circulaire ou lettre de mission. Ce n’est pas une priorité de la charte des patients14 ou un objectif de The Health of the Nation (le programme de santé publique gouvernemental – Department of Health, 1992 b). C’est comme si cela n’existait pas. Ce qui rend les choses difficiles, c’est qu’au sein du ministère personne ne sait où cette question est traitée. Le problème des inégalités de santé ne relève

11 Selon un haut fonctionnaire du ministère de la Santé interviewé en 1995. 12 Fonctionnaire d’une autorité régionale de santé (1996). 13 Fonctionnaire des services prioritaires d’une autorité de santé de Londres (1996). 14 En 1992, le gouvernement a publié une charte du patient imposant des critères et méthodes de mesure de la qualité aux personnels du NHS. Il n’y était pas question d’égalité, mais de rapidité d’accès et de choix (Department of Health, 1992 a).

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d’aucun service, parce que ce n’est pas une question qui concerne les directeurs exécutifs du NHS. »15. Des expériences comparables sont effectuées par des responsables d’équipes locales de prévention de la toxicomanie qui découvrent, lors de réunions organisées par le Home Office, que l’affichage public de leur soutien à des actions de réduction des risques constitue, du point de vue ministériel, une erreur qui est sanctionnée par un rejet. L’expérience leur apprend également que la discrétion à ce sujet est, y compris en interne, la règle, puisque les secrétaires d’Etat « s’assoient sur les rapports »16 d’auto-évaluation qui mentionnent ou recommandent le développement de ce type de prévention. Des associations financées qui dérogent à ce principe perdent leur budget. L’apprentissage peut être moins brutal et prendre la forme de négociations explicites autorisant l’élaboration de compromis. Des fonctionnaires locaux de santé ont ainsi été initiés à la « langue administrative » par leurs collègues des administrations centrales. Ils ont ainsi compris que, s’il était légitime de formuler des demandes budgétaires au nom de l’amélioration de la santé, lier cet objectif à la prise en compte « du chômage et de la pauvreté » était « politiquement moins acceptable »17. Ils récupéraient ainsi des marges de manœuvre et pouvaient, le point précédent l’a montré, détourner les critères et procédures du marché interne à des fins sociales. Un médecin de santé publique londonien retrace ainsi le raisonnement qui lui a permis de subvertir les procédures du marché interne à des fins sociales : « The Health of the Nation ne prenait pas suffisamment en compte les contraintes socio-économiques qui peuvent affecter la santé des gens. La philosophie du gouvernement conservateur est fondée sur une approche individualiste de la responsabilité et de la manière dont on peut améliorer la santé. Mais, The Health of the Nation n’était qu’un document et il revenait aux commissions d’achat local de réfléchir à la manière dont elles interprètent ces recommandations nationales. Nous avons fait notre propre étude et désagrégé les données régionales à propos de la pauvreté. Elle montrait que certains groupes n’accédaient pas aux services de santé »18.

15 Fonctionnaire des services prioritaires d’une autorité de santé de Londres (1996). 16 Responsable d’une équipe de prévention de la toxicomanie à Londres (1998). 17 Responsable d’un projet de développement de la santé primaire, Londres (1994). 18 Directeur de la santé publique d’une autorité sanitaire de Londres (1996).

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Toutefois, les critères inclus dans les appels d’offres ne concernaient pas explicitement ce problème. Il s’agissait de lutter contre les « discriminations fondées sur la langue, le manque d’information », y compris en ce qui concerne les droits sociaux. Analyser les causes des problèmes de santé de familles marocaines vivant dans un quartier défavorisé de Londres dans une perspective socio-économique est alors politiquement et administrativement impossible. En revanche, justifier une aide accrue sur la base de la correction des obstacles culturels et linguistiques est apparu faisable : « Nous avons réfléchi à la manière de contourner et d’interpréter des recommandations de The Health of the Nation localement. Il valait mieux faire cela plutôt qu’écrire au ministère. Il n’est pas acceptable de dire que les gens sont plus malades parce qu’ils sont pauvres, mais ça l’est de dire que les étrangers ont des besoins spécifiques en raison des barrières de langue et de culture. Là, on peut justifier le coût supplémentaire. »19. Les hauts fonctionnaires du ministère de la santé jouent un rôle clé en traduisant les règles de la communication politique auprès des protagonistes de l’action publique concrète. En initiant les intervenants des autorités de santé locales aux règles de second ordre du politiquement acceptable, ils leur évitent de faire l’expérience d’un processus d’essais/demandes et d’erreurs/refus potentiellement coûteux. Par exemple, à Londres, la présentation officielle d’actions communautaires au ministère de la santé est, sur leurs conseils informels, expurgée des éléments de diagnostic établissant une relation entre chômage, pauvreté et toxicomanie (Hudebine, 2006). Le scénario est similaire au sein du ministère de l’intérieur. Dès lors que les agents locaux leur ont permis de comprendre la complexité de la mise en œuvre des politiques de la drogue, les fonctionnaires de l’administration centrale contribuent, en retour, à leur initiation aux modalités de gestion des tensions dans l’univers politico-administratif. « Expliquer au Home Office qu’il n’y a pas de réponse rapide à la drogue, que c’est un processus qui ne s’accorde pas nécessairement facilement avec un programme politique est une des choses les plus difficiles. [Toutefois] Les choses ont évolué avec le temps. Ils ont commencé à comprendre que faire que les toxicomanes continuent à accéder aux services, aux échanges de seringues fonctionne en parallèle avec la prévention primaire, les dispositifs

19 Responsable d’un projet de développement de la santé primaire, Londres (1994).

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de traitements et de désintoxication. Pour beaucoup d’usagers, c’est la seule façon dont nous pouvons les atteindre. »20 L’acceptation, par les hauts fonctionnaires de l’intérieur, de la pertinence concrète a pu, de fait, passer par l’élaboration d’un arrangement : « Nous avons demandé au Home Office si la réduction des maux avait sa place dans la prévention. (…) Un de ses représentants nous a dit : oui, vous pouvez faire de l’éducation, de la prévention et de la réduction des risques. Mais c’est un continuum. Il faut tout prendre en compte, jusqu’au traitement et à la désintoxication. »21. Les agents locaux ont informé les fonctionnaires de l’efficacité d’actions dont l’acceptabilité politique est fragile. En retour, ils bénéficient d’une initiation aux règles implicites du « jusqu’où ne pas aller trop loin ». « Ils nous donnaient la liberté d’agir en reconnaissant ce que nous faisions. La chose essentielle à propos du Home Office et des autres ministères, c’est que vous ne devez pas donner l’impression d’accepter l’usage de drogue. (…) Nous avons appris ces techniques. C’est le langage de la fonction publique, c’est ce que dit le gouvernement. C’est la clé, la ligne qu’il faut suivre. Il ne faut jamais mettre le gouvernement dans l’embarras. Il ne faut jamais adopter ouvertement une orientation qui pourrait un tant soit peu prêter à controverse. Tout doit être formulé avec beaucoup de précaution, en restant du côté de ce qui est le plus sûr politiquement. Vous pourriez avoir envie de dire : écoutez, utiliser de la drogue, ce n’est pas un problème, fumer du cannabis quand on a seize ans ne comporte pas trop de risques… Il ne faut pas dire cela. Il faut dire : la drogue est un sujet d’inquiétude. Oui, cela concerne tout le monde. C’est un problème pour les communautés locales. Il nous faut le résoudre. Et, petit à petit, en rencontrant des fonctionnaires de l’administration centrale, vous commencez à apprendre le langage. Vous apprenez comment vous pouvez contourner ces choses. »22.

20 Responsable d’une équipe locale de prévention de la toxicomanie (1998). 21 Ancien responsable d’une équipe locale de prévention locale de la toxicomanie à Londres, alors en poste au service central de prévention de la toxicomanie – ministère de l’intérieur (1999). 22 Id.

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Au contact des fonctionnaires des administrations centrales, les agents locaux s’initient aux règles de second ordre de l’action publique en même temps qu’ils acquièrent la maîtrise du langage administratif, apprennent à gérer le décalage entre leurs actions concrètes ou celles qu’ils soutiennent et les orientations gouvernementales. Le maniement systématique de la « langue administrative » politiquement acceptable est cependant susceptible, à terme, de rétroagir sur leurs conceptions et convictions. III.2. Ligne gouvernementale, langue administrative et subjectivité des intervenants de première et de seconde lignes Deux cas de figure ont été observés. A partir des années 1994-1995, certains concèdent ainsi qu’ils deviennent « moins insincères » lorsqu’ils recourent à cette rhétorique. D’autres en viennent à s’interroger sur le sens de leur activité. Dans le premier cas, en réponse ou en contrepartie de la conversion prudente des fonctionnaires du Home Office, les agents des équipes locales de prévention de la toxicomanie finissent par adhérer plus honnêtement à cette dernière priorité : « En même temps que vous apprenez ces choses, vous apprenez à ne pas être trop insincère à leur propos, à croire aussi qu’il était nécessaire d’avoir un continuum. Jusque-là, la prévention primaire, cela avait été ‘dites juste non !’. Il n’empêche que maintenant, nous acceptions que c’était aussi tenter de prévenir l’usage, favoriser l’engagement dans le traitement [en vue de l’abstinence éventuelle]. Ces composantes de la prévention [primaire, secondaire, réduction des risques] devaient être articulées. »23. De fait, ce responsable d’une équipe locale de prévention de la toxicomanie intégrera ultérieurement le service de prévention central dont il pouvait, au départ, contester les orientations. Dans le second cas, la double nécessité de se plier aux procédures managériales tout en reformulant systématiquement les motifs et résultats de l’action en langue administrative politiquement acceptable produit un sentiment de lassitude, puis conduit l’agent à perdre de vue les convictions qui l’ont amené à choisir sa profession :

23 Id.

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« En ce qui concerne les facteurs socio-économiques, vous acceptez, en quelque sorte, qu’il s’agit de choses qu’il est impossible de dire maintenant. Donc vous ne les dites plus. Cela se fait de manière furtive, et vous finissez par arrêter de le dire. Cela marche parce que, à la fin, vous finissez de dire ces choses parce que vous les avez dites tant de fois auparavant que vous ne le faites plus. C’est de l’autocensure. Vous voulez être admis à la table. Si vous mentionnez ces questions, vous savez que vous ne serez pas respecté, vous n’aurez accès à personne, à aucun financement. Vous voulez avoir une bonne relation avec l’administration centrale de la santé et d’autres ministères, mais si je commence à m’étendre sur les facteurs socio-économiques et le chômage … Vous pouvez traduire cela dans un langage différent, mais, ainsi, vous diluez le message. Le danger avec l’autocensure ce n’est pas seulement que vous ne dites plus les choses mais que, à la fin, vous ne les avez pas dites depuis si longtemps que vous cessez d’y croire. Cela me soucie parce que ma façon de penser a changé. J’ai accepté le statu quo. Vous apprenez à vivre dans l’environnement dans lequel vous travaillez. »24 Conclusion Ce dernier témoignage illustre les limites des stratégies de détournement des procédures managériales à des fins de subversion des orientations dont elles sont censées faciliter la mise en œuvre. L’application stricte des orientations gouvernementales dans le domaine de la santé publique et de la lutte contre la toxicomanie ne constitue pas, initialement, un impératif. Les seules règles de premier et de second ordres alors incontournables concernent le respect des enveloppes financières fermées, l’application des nouvelles procédures managériales et, enfin, la préservation des apparences de la cohérence de l’action publique avec la communication politique. Aussi, dans la première phase du déploiement des outils du nouveau management public analysée ici, est-il possible de douter de leur effectivité au regard de l’application des orientations gouvernementales dont ils sont censés améliorer la traduction concrète. Certes, dans le champ de la santé publique comme dans celui de la lutte contre la toxicomanie, les enveloppes budgétaires pré-affectées sont respectées. Les procédures d’évaluation des besoins et résultats obtenus sont appliquées, ainsi que les mécanismes du marché interne, sans que leur discrète subversion par des agents publics qui

24 Chargé de mission en santé publique, Londres (1999).

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souhaitent continuer à agir en fonction de leurs conceptions et convictions ne vienne perturber la communication politique. Il pourrait être argumenté que, tout en procédant de conceptions et convictions opposées à celles qui sont affichées par le gouvernement, les intervenants de première et de seconde lignes contribuent paradoxalement à une meilleure réalisation des objectifs de santé publique et de prévention du sida qu’il affiche. Il pourrait être supposé que, pour peu qu’elle soit efficace, la subversion des orientations des politiques par les agents publics chargés de leur mise en œuvre serait tolérée par des décideurs gouvernementaux, par ailleurs relativement indifférents aux aspects non médiatiques et non financiers de l’action publique concrète dans des secteurs qui les intéressent peu. Il est possible de s’interroger sur la pérennisation de cette dernière condition après l’arrivée au pouvoir des néo-travaillistes en 1997 dans la mesure où les marges de discrétion des agents et responsables publics locaux ont été réduites (Ackroyd, Kirkpatrick and Walker, 2007). Toutefois, les limites des stratégies de détournement des procédures managériales par les agents publics apparaissent dès la fin du règne des conservateurs et constituent une illustration, ou un signe avant-coureur, de la pertinence des analyses qui ont été développées à propos des ressorts du nouveau management public. Les procédures d’évaluation et d’auto évaluation, tout comme les appels d’offres compétitifs contraignent bon gré mal gré les agents à respecter formellement les procédures et à pratiquer le langage du management en conformité avec les orientations politiques s’ils souhaitent préserver ou améliorer leurs positions professionnelles. Les stratégies de contournement ou de compliance purement formelles sont envisageables, mais pas sans effet sur la subjectivité ou sans coût pour ceux qui y recourent. L’efficacité du nouveau management, analysable comme le déploiement de dispositifs de « conduite des conduites » des agents publics (Lageot, 2008) relèverait alors d’un processus d’attrition qui se traduirait par l’érosion, consentie ou non, de leurs conceptions et convictions. Les analyses actuelles mettent l’accent sur la « naturalisation » des règles du marché appliquées aux services publics (Le Galès et Scott, 2008), voire en dénoncent les effets délétères (Chauvière, 2007). Des travaux effectués dans le champ des politiques sociales montrent par ailleurs que les modifications des instruments peuvent précéder et préparer celles des référentiels d’action publique (Palier, 2002). L’analyse de la période 1979-97 en Grande-Bretagne éclaire les ressorts micro-sociaux de ces processus en mettant en

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évidence les incidences, à moyen terme, de l’imposition de nouveaux instruments et cadres discursifs (Schmidt and Radaelli, 2004) sur des agents locaux qui sont conduits à les utiliser de manière répétée. Références Ackroyd, S., Kirkpatrick, I. and Walker M., “Public Management in the UK and its Consequences for Professional Organization: a Comparative Analysis”, Public Administration, vol. 85, n° 1, 2007, pp. 9-26. Allsop, J., Health Policy and the NHS Towards 2000, London, Longman, 1995. Allsop, J. and Freeman, R., “Prevention in Health Policy in the United Kingdom and the NHS” in Mills, M. (Ed.), Prevention, Health and British Politics, Aldershot, Avebury, 1993, pp. 18-39. Chauvière, M., Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, Paris, La Découverte, 2007. Day, P.and Klein, R., Steering but not rowing?, London, Policy Press, 1997. DHSS (Department of Health and Social Security), Inequalities in health (The Black Report), London, HMSO, 1980. Department of Health, The Patient's Charter, London, HMSO, 1992 (a). Department of Health, The Health of the Nation: a strategy for England, London, Department of Health, HMSO, 1992 (b). Exworthy, M., “The ‘Second Black report’? The Acheson Report as Another Opportunity to Tackle Health Inequalities”, Contemporary British History, vol. 16, N°3, 2002, pp. 175-197. Ham, C., Health Policy in Britain – The Politics and Organisation of the National Health Service, 3° édition, London, MacMillan, 1992. Hayward, J. et Klein, R., « Grande-Bretagne : de la gestion publique à la gestion privée du déclin économique » in Jobert, B. (Ed.), Le tournant néo-libéral en Europe - Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L'Harmattan, 1994, pp. 87-122.

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« CE QUE LES FONCTIONNAIRES MUNICIPAUX FONT AUX REFORMES » : LA MISE EN ŒUVRE DE POLITIQUES DE GESTION DES DECHETS FINANCEES PAR LA BANQUE MONDIALE AU BURKINA FASO ET AU GHANA Simon MAS1 Résumé : Depuis le milieu des années 1990, des projets de la Banque mondiale ont financé des réformes des politiques de gestion des ordures ménagères des villes d’Accra (Ghana - GHA), Kumasi (GHA), Ouagadougou (Burkina Faso - BF) et Bobo-Dioulasso (BF). Malgré la formulation de programmes d’action similaires, les modalités différenciées d’ancrage des réformes dans les deux pays, mais surtout dans chaque ville, incitent à mieux prendre en compte les processus de territorialisation des politiques de gestion des déchets. Dans une large mesure, ce sont les fonctionnaires des Directions de la propreté qui adaptent les exigences de l’équipe-projet aux enjeux locaux de la mise en œuvre des réformes. Si ce rôle de médiateur semble imposé par la forte dimension prescriptive des réformes, les configurations dans lesquelles s’inscrivent les fonctionnaires permettent d’expliquer différentes modalités de production de l’action publique. Toutefois, on note dans l’ensemble des villes une institutionnalisation de leur rôle qui nous permet d’aborder la mise en œuvre des politiques de gestion des déchets sous l’angle de ces acteurs intermédiaires, de ce que les fonctionnaires font aux réformes. Au milieu des années 1990, la Banque mondiale approuve deux projets « jumeaux » dans le domaine du développement urbain au Burkina Faso et au Ghana2. Parmi d’autres composantes, ils ont la particularité d’inclure tous

1 S. MAS, doctorant à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne, [email protected] 2 Projet d’amélioration des conditions de vie urbaine au Burkina Faso (1995-2005) et Urban Environmental Sanitation Project au Ghana (1996-2003). Le nom anglais

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deux une intervention significative sur les politiques municipales de gestion des déchets solides, c'est-à-dire la collecte et le traitement des ordures ménagères.3 Le Projet d’Amélioration des Conditions de Vie Urbaine (PACVU) et le Projet Urban Environmental Sanitation Project (UESP) ont tous deux favorisé une refonte profonde des modes de gestion des déchets autour de trois axes majeurs : la construction de Centres d’Enfouissement Techniques (CET) respectant les normes internationales, la délégation des activités de transport et d’enfouissement des déchets à des opérateurs privés et la mise en place de systèmes d’abonnements des citadins au service de gestion des déchets. Les municipalités de Ouagadougou (BF), Bobo-Dioulasso (BF), Accra (GHA) et Kumasi (GHA) qui font l’objet de cette étude ont suivi un processus de délégation des fonctions d’exécution des politiques à des opérateurs privés. Elles ont eu tendance à se concentrer sur les activités de régulation et en particulier la supervision des prestataires de la précollecte, de transport ou de traitement des ordures ménagères. Les projets de la Banque mondiale semblent avoir joué un rôle déterminant dans ces recompositions. La formulation des politiques publiques s’est faite dans ce cadre et la privatisation de certaines activités a été la condition principale associée aux financements de l’Association Internationale de Développement (AID)4. L’intervention simultanée de la Banque mondiale dans ces villes a profondément transformé la gestion des déchets selon un agenda commun qui s’inscrit dans les stratégies de cette institution. Pourtant, les modalités différenciées d’ancrage des réformes dans les deux pays, mais surtout dans

du premier projet « Urban Environmental Project », ainsi que la symétrie de leurs contenus rendent évidents les liens entre les deux projets. 3 Cet article est issu de recherches menées dans le cadre d’une thèse de doctorat qui a pour titre provisoire : La Banque mondiale et les politiques municipales de gestion des déchets solides des villes principales du Burkina Faso et du Ghana. Transfert et usages des politiques publiques (1980-2008). Les informations présentes dans cet article ont été recueillies par entretiens auprès de consultants et de fonctionnaires des quatre villes depuis 2005 ainsi qu’en consultant les documents produits par les équipes de coordination des projets ou disponibles auprès de la Banque mondiale. 4 Le Groupe Banque Mondiale comprend cinq entités : La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l'Association internationale de Développement (AID), la Société financière internationale (SFI), l'Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGA) et le Centre international de règlement des différents relatifs aux investissements (CIRDI).

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chaque ville, incitent à mieux prendre en compte les processus de territorialisation des politiques publiques. Aucune des municipalités de l’étude n’a complètement mis en œuvre les réformes telles qu’elles ont été formulées. On observe surtout de grandes différences entre les villes de Kumasi et de Ouagadougou, dans lesquelles l’essentiel des réformes a pu être mis en place ; et les deux autres villes où le centre n’est pas en fonctionnement, soit qu’il n’est pas construit (Accra) ou que la municipalité a interrompu son fonctionnement (Bobo-Dioulasso). Au niveau des activités de précollecte et de transport des déchets5, la privatisation a parfois été totale (Accra, Kumasi) ou partielle (Ouagadougou) voire marginale (Bobo-Dioulasso). Ces effets inattendus de l’action publique incitent le chercheur à s’attarder davantage sur les processus de coproduction de réformes formulées dans des arènes fortement indépendantes de celles dans lesquelles elles sont mises en œuvre. Avec le FMI, la Banque mondiale est souvent considérée comme l’une des principales institutions de promotion des recettes néolibérales dans les pays du Sud (Dezalay et Garth, 1998 ; Stiglitz, 2002). Pourtant, depuis la période de l’ajustement structurel, d’autres auteurs ont insisté sur la nécessité de prendre en compte les dynamiques locales pour expliquer les transformations à l’œuvre (Mosley et al., 1991). Progressivement, la réforme du secteur public est devenue l’un des axes majeurs des opérations de la Banque mondiale (World Bank, 2006 :1), ce qui a encore renforcé l’influence des dynamiques locales. La réforme a été étendue aux collectivités territoriales et en particulier aux administrations des grandes villes à travers la notion de gestion urbaine, apparue à la fin des années 1980 (De Ponte, 2002 : 237). C’est le moment de la mise à l’agenda des « services urbains » qui marque le passage d’un appui ponctuel et essentiellement technique à une intervention touchant au fonctionnement des municipalités. La réorganisation des administrations municipales s’est concrétisée par un ensemble de stratégies visant à réformer la gestion budgétaire et à redéfinir les règles de passation des marchés et de contrôle des dépenses, à renforcer la transparence, et à « rapprocher l’administration des usagers ». Dans le domaine de la gestion des déchets, le contenu des réformes se rapproche des préceptes de la Nouvelle Gestion Publique (NGP), à laquelle est souvent associée la Banque mondiale. Elles promeuvent la réorganisation des services pour assumer un

5 On distingue généralement les activités de collecte (transport) de celles de traitement des déchets. On parle de précollecte quand des opérateurs collectent les déchets auprès des ménages avant de les déposer dans des sites de transfert à partir desquels ils sont évacués.

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rôle d’organes de régulation de politiques désormais exécutées par des acteurs privés. Elles véhiculent aussi, comme de nombreuses réformes dans les pays occidentaux, la norme du citoyen « usager » ou « client » des politiques publiques. 6 L’ouvrage récent de Wolfgang Streeck et Kathleen Thelen (2005) nous permet de poser le problème en termes de changements institutionnels. « Au lieu de séparer le développement des institutions en périodes dans lesquelles l’acteur importe plus que la structure ou l’inverse, l’objectif doit être de comprendre […] la manière dont les acteurs entretiennent le changement à l’intérieur d’un contexte d’opportunités et de contraintes – en tentant d’échapper aux éléments qu’ils ne peuvent changer tandis qu’ils tentent de maîtriser et d’utiliser les autres de manière créatrice. » (Streeck et Thelen, 2005 : 19).7 Les auteurs identifient cinq types de changement (graduel) aux effets transformateurs : le déplacement, la superposition, la césure, la conversion et l’épuisement (Idem : 19-29). Nous nous intéressons ici à trois de ces modalités qui correspondent selon nous aux situations observées dans les villes de l’étude : la superposition, la césure et la conversion. Ces dernières forment bien sûr des types idéaux et elles ne peuvent recouvrir totalement les cas présentés ici. Toutefois, le recours à cette schématisation nous permet de mener une comparaison entre les villes et d’interroger les configurations d’acteurs locaux qui influent sur le changement institutionnel. Dans la ville d’Accra, les transformations des départements de gestion des déchets n’empêchent pas une persistance d’anciens modes de faire. Nous observons une situation de dualisme entre des pratiques anciennes et nouvelles, et entre des conceptions concurrentes de la politique. Cette situation peut être rapprochée du changement par superposition où coexistent différents modes d’action publique. Les cas des villes de Ouagadougou et Kumasi, s’ils présentent certains traits du type précédent, se rapprochent plutôt du modèle de la conversion. Le sens donné à la politique ainsi que les propriétés des personnels ont évolué vers un modèle promu par les projets. 6 Ces éléments ont été associés à la nouvelle gestion publique ou New Public Management (NPM) par certains textes devenus classiques (Hood, 1991 ; Pollitt et Bouckaert, 2006, etc.). 7 “Instead of separating institutional development into periods in which agency matters more than structure or the other way around, the aim must be to understand, as Deeg puts it, the way actors cultivate change from within the context of existing opportunities and constraints – working around elements they cannot change while attempting to harness and utilize others in novel ways.”

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Dans ces deux cas, on peut dire que la transformation de ces départements aboutit à l’institutionnalisation de modes renouvelés de faire et de dire la politique publique. Enfin, le cas de la ville de Bobo-Dioulasso, montre une césure profonde entre le fonctionnement prescrit dans le cadre des projets et le fonctionnement « réel » de la politique de gestion des déchets. La contradiction entre deux formes d’action publique empêche les réformes d’aboutir en même temps qu’elle entraîne une perte de contrôle de la politique de la part du service de la propreté. L’environnement international est marqué par l’omniprésence des références managériales (Robert, 2007), et on ne peut postuler qu’il s’agit simplement de discours et de pratiques de façade. Toutefois, la différenciation des politiques dans les quatre villes en dépit de la proximité des programmes d’action impose une analyse « par le bas » des processus de mise en œuvre. Le parti pris de cet article est de s’attacher à décrire, non pas des processus d’imposition de réformes selon une approche, par exemple, des transferts de politiques publiques (Delpeuch, 2008), mais de se pencher sur les dynamiques de prescription et de territorialisation. Dans une perspective de sociologie de l’action publique, nous souhaitons mettre l’accent sur les modalités de transformation des services municipaux à travers une analyse des configurations d’interactions dans lesquelles s’institutionnalise le rôle des fonctionnaires des Directions de la propreté. La cohérence et l’applicabilité des modèles prescrits par la Banque mondiale sont alors relativisées. L’évolution du métier de fonctionnaire municipal nous permet en fait d’observer « l’émergence et la consolidation de formes institutionnelles inédites », c'est-à-dire de règles qui, loin de s’imposer forcément aux acteurs, sont construites au cours des interactions (Nay, 1997 : 19-20). Quels sont alors les modèles d’action publique véhiculés par les projets de développement urbain ? Et quelles sont les modalités de leur circulation ? Est-ce qu’une application mécanique des réformes est possible ? Comment interviennent les variables locales sur les dynamiques de changement institutionnel ? Quel est le rôle des fonctionnaires municipaux dans ces processus ? Enfin, dans quelles configurations ces acteurs peuvent-ils jouer un rôle d’intermédiaire dans la mise en œuvre des politiques publiques ? Selon nous, la forte sectorisation des lieux de formulation et de mise en œuvre des politiques de gestion des déchets rend nécessaire la présence

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d’acteurs locaux occupant une position de médiateurs.8 C’est quand les fonctionnaires municipaux sont en mesure de jouer ce rôle que les réformes peuvent être appliquées. Quand ils sont disqualifiés par la logique du projet ou marginalisés par les élus locaux, le changement institutionnel par conversion devient improbable. I. Les prescriptions de rôle liées à l’intervention de la Banque mondiale Les projets UESP (GHA) et PACVU (BF) ont participé à la reformulation du problème de la salubrité urbaine, et à la définition de solutions techniques pour y remédier. L’évolution du métier du fonctionnaire municipal s’est produite corrélativement à ces transformations des modes d’action publique. Dans un premier temps, nous souhaitons étudier le travail de prescription de rôle lié aux projets de la Banque mondiale. Il s’agira de montrer qu’une vision particulière de la politique s’impose progressivement. Dans un second temps, nous aurons recours à la notion de rôle pour mettre en avant les attentes sociales qui existent par rapport aux fonctionnaires (Goffman, 1973). C’est alors la légitimation de nouveaux registres discursifs et de pratiques renouvelées de la part des fonctionnaires qu’il faudra analyser. I.1. Une vision particulière de la politique publique Au moment de leur approbation, les objectifs des projets sont déjà fixés. Dans le cas du PACVU, un document préparatoire daté de décembre 1993 fixe les principaux choix de réforme : « renforcement du système de collecte et de traitement des ordures ménagères, aménagement de sites de dépôts, privatisation des services, participation de la population » (CPGF-HORIZON, 1993 : 14). Pour UESP, la volonté de mettre en place un abonnement pour les usagers et de privatiser la collecte est mentionnée dans le document d’évaluation du projet, produit avant son approbation. Un site a déjà été choisi pour la construction du Centre d’enfouissement technique de la ville de Kumasi (World Bank, 1996).9 Ces systèmes, dans leur ensemble, sont conformes au cadrage des politiques de gestion des déchets des programmes de la Banque mondiale et du

8 La notion de médiateur ou de courtier permet de mettre l’accent sur les processus d’échange politique, c'est-à-dire les transactions qui contribuent à la fixation de règles durables et de représentations communes (Nay et Smith, 2002 : 6). 9 Le projet UESP apporte un appui aux villes de Tema, Sekondi-Takoradi et Tamale en plus de Accra et Kumasi.

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Programme Habitat de l’époque (Schübeler et al., 1996). Le recours à l’argument des « bonnes pratiques », des solutions éprouvées ailleurs revient à plusieurs reprises pour justifier les principaux choix techniques, et notamment la privatisation du transport. Cet argument est renforcé par l’expérience de la Banque qui, ayant fourni des lève-containers et des containers lors de projets précédents dans ces villes, avait constaté que la durée de vie des équipements était réduite par un entretien inadéquat. La présentation des réformes comme un ensemble de « bonnes pratiques » empêche la prise en compte d’autres options. Par exemple, la construction de centres d’enfouissement techniques permet d’éviter la pollution de l’eau et des sols, mais implique une augmentation considérable des dépenses liées au traitement des déchets. Les centres se situent généralement plus loin du centre ville que les décharges non contrôlées utilisées auparavant, ce qui augmente les coûts de transport. De plus, leur utilisation implique de passer un contrat de concession avec une entreprise privée pour l’enfouissement des déchets. Ces coûts supplémentaires sont difficilement assumés par les municipalités. Le besoin de financement lié à la réforme étant substantiel, les projets prévoient dans les deux pays la création d’un abonnement des usagers et une augmentation des recettes municipales. Au Burkina Faso, le besoin de financement donne lieu à la création d’une nouvelle taxe – la Taxe de résidence – dont les recettes doivent être affectées à cette politique publique. Au Ghana, on ne crée pas de nouvelle taxe mais on cherche à améliorer les recettes des taxes existantes. Signe de l’importance donnée par la Banque mondiale aux politiques de gestion des déchets, les deux projets sont reconduits à l’issue de leur durée initiale En 2009, la Banque mondiale continue d’intervenir sur les politiques de gestion des déchets de ces villes.10 Les projets UESP et PACVU ont non seulement recommandé une nouvelle organisation de la gestion des déchets, mais aussi d’une certaine manière mis à l’agenda cette politique qui ne constituait pas jusqu’alors une priorité des municipalités. D’abord reléguée au second plan et liée au prestige des villes, la gestion des déchets acquiert une importance prépondérante grâce à sa

10 Le projet UESP est clôturé en 2003, soit au bout de sept ans, et une deuxième phase débute six mois plus tard, en juin 2004. Le projet PACVU dure dix ans, de 1995 à 2005. Le projet suivant, approuvé en 2007, concerne plutôt les villes secondaires du pays. Une composante gestion des déchets solides est finalement incluse afin de mettre un terme aux nombreux dysfonctionnements constatés dans la mise en œuvre du PACVU, notamment dans la ville de Bobo-Dioulasso.

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problématisation en termes techniques et sanitaires. Elle devient aussi, pour la Banque mondiale, un indicateur de « bonne gestion » des villes. Cette politique au caractère technique est donc indissociable de recompositions plus larges de la gestion municipale. Les projets contribuent à de nouvelles conceptions de la gestion des déchets, mais aussi du métier de fonctionnaire municipal. I.2. Les transformations du métier de fonctionnaire local La réforme se concrétise dans un premier temps par la mise en place de départements de gestion des déchets responsables à la fois de la gestion des déchets solides et de l’assainissement. Un tel département est déjà en fonctionnement dans la ville d’Accra, suite à l’intervention de la coopération technique allemande. Dans les autres villes, ces départements sont progressivement mis en place dans le cadre des projets. La ville de Bobo-Dioulasso est la seule à ne pas avoir de véritable Direction de la propreté. Elle a un service propreté qui dépend de la Direction des services techniques municipaux et qui ne bénéficie pas d’un budget ou d’équipements propres. Les projets participent de nombreuses manières à la structuration des départements de gestion des déchets. Lors de leur création, ces derniers bénéficient de moyens matériels permettant d’exécuter une partie de la collecte des déchets.11 Dans un premier temps, des consultants sont placés au sein des Directions de la propreté. Des séminaires de formation aux techniques de management, de sensibilisation des populations et de suivi des activités des opérateurs privés sont organisés. C’est aussi dans le cadre des projets que l’on produit l’ensemble des documents légaux et institutionnels pour la création puis le fonctionnement des services. La délimitation des zones à confier aux attributaires, les contrats et les procédures d’appels d’offres sont ainsi formalisés par des cabinets de conseil internationaux.12 L’évolution des services municipaux vers un rôle de régulation se fait par étapes selon des trajectoires parallèles dans les quatre villes. En 2008, le retrait est presque complet dans trois d’entre elles. La ville de Bobo-

11 Des opérateurs privés (associations, secteur informel et entreprises) étaient investis de manière marginale depuis le début des années 1990 et certaines Mairies avaient auparavant eu l’expérience d’une gestion en régie ou par une agence gouvernementale. Ces efforts furent jugés insuffisants au regard des quantités produites. 12 Le cabinet Dessau-Soprin pour le PACVU, Carlbro pour la première phase de UESP et HIFAB pour la seconde. L’appel d’offres était en cours début 2009 pour la sélection du cabinet pour le projet Pôles régionaux de développement (PRD) au Burkina Faso.

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Dioulasso est la seule à conserver un rôle significatif dans l’enlèvement des déchets, faute de pouvoir s’appuyer sur un secteur privé performant et d’être parvenue à passer un accord satisfaisant avec une entreprise pour la gestion du centre d’enfouissement technique.13 De nouvelles manières de faire sont progressivement intégrées par les personnels des départements. Ces derniers doivent produire des rapports d’activité permettant de mesurer l’efficacité de la politique publique. Ils développent des méthodes pour calculer les quantités de déchets évacuées ou enfouies et des indicateurs pour évaluer les performances des opérateurs privés. Dans tous les départements, on apprend progressivement à élaborer un budget précis pour la gestion des déchets et à réfléchir à des modes de financement. De la gestion de personnel et de matériel, les tâches des services évoluent vers des tâches de planification et de contrôle. La passation des contrats et le calcul des prestations effectuées en viennent à occuper principalement les fonctionnaires les plus gradés. Au Ghana, les services créent une fonction de chargé de communication afin de répondre aux sollicitations de la presse, qui se font plus fréquentes. Les employés continuent à passer beaucoup de temps sur le terrain, mais ils sont davantage dépendants des publics et de certains élus pour repérer les dysfonctionnements. Dans toutes les villes, le rôle des fonctionnaires s’apparente de plus en plus à celui d’animateurs de la politique, chargés de mettre en relation l’offre des services des prestataires avec les demandes du public. L’étude des carrières des fonctionnaires de services de gestion des déchets montre l’importance des projets dans leurs parcours. La plupart des personnels bénéficient de formations ou sont nommés sur demande de l’équipe-projet. Certains, notamment au Ghana, ont auparavant travaillé comme consultants pour le projet avant d’arriver à leur poste ou ont été nommés au moment de la mise en œuvre des projets, avec des critères de recrutement qui ont évolué.14 Les profils évoluent, avec des exigences de plus en plus fortes en termes de niveau d’étude pour les postes d’encadrement. D’une manière générale, les effectifs des agents peu

13 La municipalité, en 2008, continuait à rembourser les sommes correspondant à la collecte et l’enfouissement de déchets par le secteur privé lors de l’opération de salubrité menée en 2005 au moment de l’ouverture du centre. 14 C’est notamment le cas à Kumasi où le Directeur du service et son adjoint ont pu accéder à leur position après avoir été consultants dans les premières années du projet UESP.

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qualifiés (chauffeurs et agents de terrain) stagnent, et aucune formation ne leur est dispensée. Ce sont en fait les fonctionnaires les plus gradés qui bénéficient principalement des actions des projets. Leurs interactions avec des consultants, avec l’équipe projet et avec les entreprises de construction et de collecte des déchets leur permettent d’adopter de nouvelles pratiques. Ils intègrent progressivement des connaissances relatives aux procédures de comptabilité, de communication, de management, et de monitoring. Le passage d’activités d’exécution d’un service urbain au rôle d’entités régulatrices d’opérateurs privés est au cœur des stratégies d’intervention des projets UESP et PACVU. Il se produit alors une évolution profonde des discours et des pratiques professionnelles, qui en vient à modifier le métier même de fonctionnaire municipal des Directions de la propreté. Ces transformations des services induisent un certain nombre de paradoxes de l’action publique locale. En effet, l’absence de prise en compte des intérêts collectifs et de certaines contraintes propres aux espaces municipaux oblige les fonctionnaires à gérer un ensemble d’attentes contradictoires. II. Les contradictions du rôle de fonctionnaire municipal de gestion des déchets Pour les fonctionnaires des départements de la gestion des déchets, les prescriptions de rôle liées au projet ont favorisé l’émergence du métier du fonctionnaire-animateur des politiques publiques. Ils se trouvent dès lors dans une position – problématique – de médiation entre les différentes parties prenantes. Ils sont incités par les acteurs du projet à mettre en œuvre des réformes, mais ils doivent aussi démontrer leur loyauté à l’exécutif municipal. Ils utilisent en fait la marge de manœuvre dont ils bénéficient pour concilier les politiques avec les contraintes liées aux espaces municipaux. Après le départ des consultants, ils prennent des initiatives dans de nombreux domaines qui révèlent un ensemble de non-dits de la réforme. II.1. Les non-dits de la réforme Les fonctionnaires présentent généralement la réforme sur le registre de l’évidence, mais les enjeux politiques et financiers locaux prennent de l’importance au moment de la mise en œuvre. Toutes les municipalités acceptent sans difficulté les infrastructures qui sont financées dans le cadre des projets ainsi que les initiatives liées à la privatisation : organisation de formations, délimitation des zones ou rédaction des documents contractuels. Les conflits surviennent plus tard, quand les réformes entrent en

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contradiction avec leurs intérêts catégoriels, leurs pratiques professionnelles et leur proximité avec les décideurs locaux. Le coût des filières de gestion des déchets telles qu'elles commencent à se mettre en place représente une dépense considérable par rapport aux ressources des municipalités (Folléa et al., 2001). En fait, la gestion des déchets en vient à constituer la principale de ces dépenses. A Ouagadougou, de nombreux acteurs privés se chargent de la précollecte des déchets et facturent leurs services aux usagers. La municipalité paye donc une fraction minime de la dépense globale de gestion des déchets. Toutefois, ces dépenses ont augmenté récemment du fait de la mise en place d'un système d'évacuation et de traitement des déchets : « La Banque a imposé 700 à 800 millions [1,22m€] de dépenses de la Mairie pour la gestion des déchets sur un budget de six milliards [9 M€]. C'était une conditionnalité. Le budget a été multiplié par deux. »15 Quant au Directeur des finances de la municipalité d’Accra, il doit négocier plusieurs fois par an le versement d'enveloppes exceptionnelles pour la gestion des déchets. La municipalité s'adresse à son ministère de tutelle, le Ministry of Local Government, Rural Development and the Environment (MLGRDE), qui parvient en général à obtenir des fonds de la part du Ministère des finances16. Dans les documents de projet, il est prévu de financer les réformes à travers une augmentation des recettes municipales. Cette augmentation des recettes locales constitue une priorité de la Banque mondiale pour ces villes mais les prévisions optimistes des consultants ne se sont pas matérialisées. Certes, sur la période, les recettes locales ont progressé de manière sensible, mais leur augmentation est sans commune mesure avec le besoin de financement lié à la mise en place de nouveaux systèmes de gestion des déchets. Les décideurs doivent donc arbitrer entre les dépenses de gestion des déchets et d’autres dépenses tout aussi prioritaires, ce qui représente la contrainte principale du service de gestion des déchets. De même, les élus sont réticents à rendre obligatoire l’abonnement au service de précollecte, de peur de mécontenter certains segments des 15 Source : Entretien avec un spécialiste local de la gestion des déchets, 15 juin 2006. 16 Les municipalités ghanéennes dépendent largement des transferts de l’Etat central, notamment à travers deux mécanismes : le District Assemblies Common Fund (DACF) et le fonds Pays Pauvres Très Endettés (PPTE). Le DACF correspond à un pourcentage des recettes du Gouvernement national qui est reversé aux Assemblées locales. Le fonds PPTE est versé par les bailleurs au Gouvernement ghanéen depuis l'achèvement du processus PPTE.

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populations, notamment les plus pauvres. Les inconvénients de cette attitude sont bien compris par tous. Si les ménages ne s’abonnent pas, leurs ordures seront probablement jetées dans un endroit non autorisé et il faudra les ramasser, à un coût supplémentaire. La faiblesse des taux d’abonnement représente aussi un obstacle pour les opérateurs privés, qui perdent en productivité puisqu’il leur faut plus de temps pour charger leurs véhicules. Le risque politique est important et les efforts des élus se limitent, au mieux, à des actions de sensibilisation. Les fonctionnaires, eux, développent des stratégies pour garder le contrôle de la politique publique. Ils tentent de monopoliser des ressources et luttent âprement pour conserver des emplois et des moyens logistiques au sein de leurs services. A Ouagadougou, la Direction de la propreté continue jusqu’à fin 2006 à assurer la précollecte des déchets dans les zones du centre-ville. En ce qui concerne le transport, ce n’est qu’une zone sur trois qui est confiée au privé jusqu’à présent. Les fonctionnaires affirment qu’il revient moins cher à la Mairie de se charger de ces zones que de confier le marché au privé.17 A Kumasi, les chauffeurs du département sont en surnombre mais la ville préfère embaucher de nouveaux chauffeurs plutôt que d’affecter ceux du département à d’autres missions. Nombre d’entre eux se trouvent ainsi sans tâche effective car les véhicules dont ils sont responsables sont en panne. En somme, la mise en œuvre de la réforme révèle un ensemble de blocages ou de conflits qui sont rarement pris en compte dans les documents de projets. La situation financière des municipalités, les difficultés à atteindre les prévisions pour le recouvrement des recettes municipales, les enjeux politiques de l’abonnement au service ou encore la volonté des fonctionnaires de garder leur influence constituent autant d’ « imprévus ». Cette situation met les fonctionnaires face à un certain nombre de contradictions dans leurs activités quotidiennes. Ils sont tiraillés entre le sens qui a été donné à la réforme et son fonctionnement concret, marqués par ces obstacles que les promoteurs de la réforme semblent n’avoir pas envisagés ou avoir sous-estimés.

17 Source : Entretien avec le Directeur de la propreté par intérim, novembre 2005. La municipalité fonctionnant selon le principe de l’unicité des caisses, ils n’incluent pas dans leurs calculs nombre de dépenses agrégées avec les dépenses d’autres directions (carburant, réparations, etc.). Aucune étude approfondie n’a permis de trancher le débat entre la Banque mondiale et la municipalité sur les coûts respectifs des deux options de transport.

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II.2. Les contradictions au quotidien S’ils sont entièrement responsables de la mise en œuvre des réformes, les fonctionnaires municipaux – de même que les élus locaux – n’ont pas eu de poids significatif dans leur formulation. Les prescriptions de rôle liées aux projets imposent une vision du métier de fonctionnaire qui entre parfois en contradiction avec les attentes de leurs publics. A travers l’exemple du Maire de Montreuil, Jean-Louis Briquet illustre l’importance des attentes différenciées des publics (Briquet, 1994). Le Maire se voit contraint d’adopter différents registres de légitimation suivant les publics à qui il s’adresse. Le Maire peut se trouver dans une situation délicate quand la contradiction entre ses différents rôles est remarquée par les publics, ou quand il doit s’adresser à différents publics en même temps. Dans leurs relations avec leurs publics18, les fonctionnaires développent un discours – mythique (Bezes, 2000) – d’auto-imputation des succès de la politique qui leur permet d’occulter leur dépendance de l’aide internationale. D’une manière générale, les fonctionnaires présentent la politique comme « municipale » et mentionnent surtout l’intervention de la Banque mondiale quand il s’agit d’expliquer certaines des difficultés rencontrées. Parallèlement au discours typique sur « l’incivilité » des citadins qui vise à expliquer l’insalubrité de la ville (Shadyc et Gril, 2002), les fonctionnaires tendent à présenter les consultants et les employés de la Banque mondiale comme enferrés dans des procédures rigides et peu à l’écoute des acteurs locaux. Les fonctionnaires ont recours à la rhétorique du pragmatisme et de la proximité pour justifier les choix qu’ils effectuent. Ils mettent typiquement en avant la faiblesse de leurs moyens logistiques et l’immensité de la tâche à accomplir.19 Ils mentionnent souvent les conditionnalités de la Banque ou les procédures de décaissement fastidieuses, dont ils disent ne pas toujours comprendre le sens. Au Burkina Faso, ce sont notamment les questions de la privatisation et de l’augmentation des dépenses affectées à la gestion des déchets qui sont relevées. Au Ghana, le projet UESP comprenant un volet d’appui institutionnel important, ce sont plutôt les exigences de rédaction de stratégies sectorielles et de rapports de suivi ainsi que de respect de procédures strictes de passation des marchés qui sont pointées du doigt.

18 En situation d’entretien ou quand ils sont en contact avec des citadins. 19 Au Ghana, on parle de « logistics problem » pour désigner ce qui revient au Burkina Faso sous le terme de « manque de moyens ».

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Le principal paradoxe de la mise en œuvre de la réforme tient à l’ambivalence entre la compétence de la gestion des déchets qui incombe aux Directions de la propreté et leur retrait progressif des fonctions d’exécution avec la privatisation des activités de collecte et d’enfouissement.20 Les fonctionnaires se voient donc obligés de rendre compte des performances des opérateurs privés alors qu’ils ont du mal à les contrôler. A Accra, il existe une unité de supervision des prestataires depuis 1999, de même qu’une position de porte-parole du département. Les exigences liées à ces deux postes entrent en contradiction avec leurs autres activités. Les deux fonctionnaires, par exemple, doivent mettre en avant les capacités de supervision de la municipalité alors qu’ils ne disposent ni l’un ni l’autre de véhicule pour se rendre sur le terrain. Ils se trouvent en fait en situation de dépendance vis-à-vis des citadins ou des élus qui leur font part des difficultés rencontrées dans les différents quartiers de la ville. La tension entre les objectifs politiques et techniques des municipalités est tout aussi visible dans le cas des relations avec les opérateurs privés. A Ouagadougou, le Maire a retardé la signature de contrats avec les opérateurs de précollecte de peur de susciter le mécontentement des non-attributaires – du secteur formel comme du secteur informel – en période électorale. Les contrats n’ont été signés qu’en 2007, soit deux ans après l’attribution des zones. De la même manière, il a été décidé de ne pas obliger les ménages à s’abonner à l’opérateur en charge de leur zone d’habitation. L’absence de toute forme de soutien franc de la Direction de la propreté aux attributaires contribue à expliquer que le nombre d’abonnés sur la totalité de la ville stagne depuis la mise en place de la réforme. Il devient donc relativement difficile de réguler le comportement des opérateurs, dont la plupart disent subir des difficultés financières, et reprochent à la Direction de la propreté de ne pas leur donner les moyens d’assurer un service efficace. Au Ghana, la situation est rendue encore plus délicate par les arriérés de paiement de l’évacuation des déchets qui s’élèvent à environ un an de factures. Il devient quasiment impossible d’appliquer les procédures de sanction en cas de défaillance d’un opérateur. Les contrats qui sont arrivés à échéance à l’issue de la première phase du projet UESP n’ont pas été prolongés. Les relations entre les municipalités et les attributaires sont donc devenues informelles mais elles ont continué. Dans le cadre de la deuxième

20 Des recherches portant sur d’autres contextes, ont permis d’identifier cette contradiction comme une contradiction fréquente des réformes managériales (Pollitt et Bouckaert, 2006 : 180).

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phase du projet, la Banque mondiale a exigé que de nouveaux contrats soient signés avec ces opérateurs. La municipalité de Kumasi est parvenue à signer ces contrats début 2008, mais avec des opérateurs qui étaient pour la plupart déjà en place. A Accra, la municipalité a pris du retard et les contrats ne sont pas encore signés au début de l’année 2009. La formalisation des relations avec les opérateurs pose donc des difficultés aux départements. D’abord, il s’avère malaisé de trouver des opérateurs prêts à prendre le risque d’investir dans ce secteur étant donné les difficultés financières des municipalités. Ensuite, il y a le risque juridique lié à la contestation des procédures de passation des marchés ou aux arriérés de paiement. Si les dépenses augmentent à la fois en volume et par rapport au budget total, elles sont largement réorientées vers le secteur privé. Les services techniques municipaux, historiquement dotés de moyens importants, perdent leurs ressources relativement aux autres acteurs. Dans l’ensemble des villes, les services de gestion des déchets manquent de matériel pour assurer les services dont ils ont la charge. Ils éprouvent des difficultés à financer les réparations et même l'essence des véhicules qu'ils utilisent.21 Le secteur privé est censé pallier leurs défaillances et exerce une part croissante de l'enlèvement des déchets. Cela contraint les acteurs locaux à innover pour trouver des solutions pratiques dans la mise en œuvre, qui relèvent parfois du « bricolage » institutionnalisé. III. L’institutionnalisation de politiques publiques « bricolées » L’ensemble de ces dispositifs de présentation de l’activité quotidienne des fonctionnaires de gestion des déchets vise à leur garantir une autonomie la plus importante possible et à imposer leur légitimité à mener à bien la réforme des politiques. L’appui financier et matériel de la Banque mondiale est sans cesse sollicité mais les fonctionnaires tentent de circonscrire son rôle, ils sont réticents à toute tentative de contrôle de la part de cette institution. Dans toutes les villes, on observe une évolution progressive des rôles et des compétences des fonctionnaires. Quand ceux-ci sont capables de s’appuyer sur les décideurs locaux pour la mise en œuvre, l’ancrage de la politique est favorisé (Ouagadougou, Kumasi). A Bobo-Dioulasso, la position des fonctionnaires est contrainte par la forte résistance au changement des élus. Dans la ville d’Accra, les enjeux politiques et les

21 La situation est relativement similaire dans les quatre villes : la majorité des véhicules sont arrêtés pour cause de panne et les dotations en carburant sont largement insuffisantes.

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intérêts des fonctionnaires créent une situation de dualité au sein des administrations. L’arrivée de consultants locaux améliore provisoirement la gestion des services au détriment de leur structuration à long terme. III.1. Les manières de dire la réforme Les fonctionnaires jouent un rôle clef lorsqu’ils adaptent les exigences de l’unité de projet aux enjeux locaux de la mise en œuvre des réformes. Leur rôle de médiateur permet en effet de concilier les prescriptions des projets avec les intérêts en présence. Si ce rôle de médiateur semble imposé par la forte dimension prescriptive des réformes, les configurations dans lesquelles s’inscrivent les fonctionnaires permettent d’expliquer les modalités différenciées de la mise en œuvre des politiques publiques. Malgré ces différences, on note dans l’ensemble des villes de l’étude une forme d’institutionnalisation de leur rôle de médiateur. Ces processus nous permettent d’aborder la mise en œuvre sous l’angle de ces acteurs intermédiaires, de ce que les fonctionnaires font aux réformes. L'action de ces fonctionnaires est marquée par le souci de négocier leur intervention. Les fonctionnaires de la gestion des déchets sont des « hommes de terrain », quasiment tous se déplacent régulièrement. En moyenne, ils passent la moitié de leur temps sur le terrain. Les cadres réalisent des visites d'inspection et surtout des visites de coordination auprès des acteurs privés et des autres services municipaux et étatiques. Certains agents subalternes réalisent des missions de surveillance ou d'enlèvement des « tas sauvages » signalés par les habitants ou leurs élus. D'autres sont en poste à l'extérieur des locaux du service, en particulier les agents qui surveillent les sites de transfert et les activités d'enfouissement. Au Burkina Faso, les fonctionnaires réclament des équipements supplémentaires auprès de la Banque mondiale et d’autres partenaires.22 A Ouagadougou, ils insistent sur l’importance de financer une campagne de sensibilisation des populations. Une telle campagne est prévue dans le Schéma directeur, mais la municipalité n’a pas encore obtenu le financement correspondant. Ils pointent ce besoin de financement, mais ils insistent moins sur le fait que le Maire ne peut pas se permettre d’être plus sévère sur l’obligation de s’abonner au service de précollecte. Ils insistent aussi sur les exigences de la Banque mondiale, et notamment celle de la privatisation

22 En dépit de l’organisation proposée par le Schéma directeur de gestion des déchets qui propose le désengagement des services municipaux.

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totale du transport et celle d’affecter des recettes supplémentaires à la gestion des déchets. Ces exigences sont selon eux incompatibles avec la situation financière de la municipalité. Les fonctionnaires se plaignent régulièrement de ne pas être écoutés par les consultants. Encore aujourd'hui, les fonctionnaires à Ouagadougou se rappellent que la mission du cabinet canadien Dessau-Soprin a passé peu de temps sur le terrain et que certains points importants à leurs yeux n'ont pas été pris en compte. « Nous avions proposé que les centres de collecte soient dimensionnés pour le compostage pour réduire les coûts de transport et d'enfouissement. Nous n'avons pas étés suivis par Dessau. »23 Ils voient aussi d'un mauvais œil la concurrence exercée par les consultants et tentent d'affirmer leur légitimité à agir. A Ouagadougou, on est fier d'avoir obtenu de Dessau-Soprin de réviser la conception des centres de collecte. Ils devaient à l'origine être entourés de grillage et les quais de déchargement utiliser des pneus usagés par souci d'économie. La Mairie a obtenu que les enceintes et les quais soient entièrement en béton et parpaings. Après l'approbation du Schéma directeur, la Direction a aussi procédé à certains arrangements. En particulier, la localisation des sites de transfert a été revue, les zones ont été redécoupées (passant de 6 à 12) et la plupart des enceintes des sites ont été détruites au bulldozer pour faciliter le passage des camions. Au Ghana, deux éléments de conflit semblent être l’obligation faite par la Banque de lancer de nouveaux appels d’offres pour la collecte des déchets. La procédure est longue et complexe et les fonctionnaires semblent plutôt partisans de relations négociées avec les opérateurs privés. Les retards de paiement étant l’une des caractéristiques principales des politiques municipales de gestion des déchets, les fonctionnaires sont partisans de la négociation avec les opérateurs privés qui sont généralement présentés comme des « partenaires » rendant service aux municipalités. Par ailleurs, ils tendent à critiquer la faiblesse des montants promis par la Banque mondiale dans le cadre de la composante gestion des déchets de la deuxième phase du projet UESP. A Accra comme à Kumasi, ils considèrent que les exigences de la Banque – formulation d’une stratégie acceptable pour la Banque, respect des normes de gestion et de passation des marchés – représentent une perte de temps au regard des sommes promises. Ils essayent alors de convaincre la Banque mondiale d’augmenter les montants prévus et de les consacrer aux

23 Source : Entretien avec le Directeur de la propreté par intérim, 11 novembre. 2006.

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dépenses de fonctionnement de la politique plutôt qu’à des efforts de réforme. III.2. Les logiques de la mise en œuvre Les solutions techniques pour l’enfouissement des déchets sont réévaluées dans la plupart des villes. A Kumasi, les autorités utilisent un deuxième centre en plus du CET pour réduire les frais de transport. En plus du CET, elles utilisent donc une décharge non aménagée contrairement aux recommandations du projet. Dans la ville d’Accra, les autorités ne sont pas encore parvenues à libérer un terrain pour la construction d’un CET. La vive opposition des riverains du site identifié au milieu des années 1990 oblige les fonctionnaires à utiliser des décharges provisoires en attendant que la situation soit débloquée. A Bobo-Dioulasso, le centre d’enfouissement n’est plus en fonctionnement. Dans ce cas extrême, les coûts induits par l’enfouissement des déchets ont rebuté les autorités, qui ont mis un terme au contrat avec le concessionnaire quelques semaines seulement après le début des opérations. Le cas de Ouagadougou est le seul dans lequel l’opération du CET (Centre d’enfouissement technique) se fait de manière conforme aux attentes, bien que les quantités enfouies soient largement inférieures aux prévisions. Dans les quatre villes, la gestion des déchets est un enjeu politique pour les municipalités. Les citadins sont généralement prompts à qualifier la Mairie de corrompue et inefficace. Rendre la ville propre peut aider à améliorer leur perception de l'action municipale. La relation aux opérateurs privés se caractérise aussi par sa complexité. Ils peuvent constituer une menace quand ils agissent en concurrents de la puissance publique. Parfois, ils sont plutôt des alliés, des « clients » de la municipalité. A Ouagadougou, le contrôle des structures de précollecte semble être un enjeu majeur de la politique du Maire. Comme le note un spécialiste du dossier : « Le Maire veut la propriété des acteurs de terrain, comme pour les brigades vertes. »24 La relation avec les entreprises de transport (EBTE) et le concessionnaire du CET (ECHA) est faite de transactions continuelles. Les contrats de gré à gré qui ont été passés le 29 janvier 2004 ne sont pas vraiment respectés par la Mairie. Les relations tiennent plus de l'arrangement que de la relation

24 Source : Entretien, juin 2006. Les Brigades Vertes sont une association intégralement financée par la Mairie pour assurer le balayage des axes principaux. Les effectifs sont comptabilisés sur la liste des employés de la Direction de la propreté de Ouagadougou.

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contractuelle. Un représentant de ECHA, entreprise gestionnaire du CET, se plaint de ce que seulement trois cents tonnes arrivent chaque jour alors que le contrat en prévoyait huit cents. Cela induit un manque à gagner important : « Nous sommes sensibilisés en matière de salubrité et c'est notre contribution, mais si on parle de bénéfices, on a rien eu. On se sacrifie. »25 A Accra, la position des fonctionnaires est tout aussi délicate. Ils mettent en évidence la difficulté d'obliger les prestataires du transport à respecter leurs engagements contractuels alors que la municipalité ne les paye pas régulièrement (AMA-WMD, 2006 : 5). La ville n’ayant pas la capacité financière d’assurer un service satisfaisant dans tous les quartiers, on observe une compétition entre les élus de quartier qui négocient un accès privilégié à leurs services. Le partage de la politique publique s’opère en fonction des ressources des élus de quartiers qui arrivent à fidéliser des opérateurs en versant de « l’argent de poche » aux chauffeurs ou en faisant intervenir des hauts responsables. Les élus de la majorité en place sont bien sûr favorisés dans ce jeu pour l’accès à la politique publique.26 Dans certaines municipalités, les équipes municipales sont capables d’adapter les exigences de la Banque mondiale, par exemple dans le cas de la passation de contrats. Ainsi, les normes assez strictes de passation des marchés ne correspondent pas aux réalités de terrain perçues par les fonctionnaires. A Kumasi, le département de gestion des déchets a pu faire voter une nouvelle stratégie pour la gestion des déchets sans avoir le soutien de la Banque mondiale.27 De nouveaux contrats ont été passés avec les anciens opérateurs, un seul étant arrivé à l’occasion de la passation des nouveaux contrats. Le cas de Ouagadougou est tout aussi surprenant puisque les autorités sont parvenues à faire accepter la notion de « mise en œuvre progressive » du Schéma directeur, c'est-à-dire le report de la privatisation totale du transport et de l’obligation d’abonnement des ménages.

25 Source : Entretien avec le représentant de l'entreprise ECHA au Centre de traitement et de Valorisation des Déchets (CTVD), 21 novembre 2006. 26 Le changement de majorité aux élections législatives et surtout présidentielles de 2008 risque d’entraîner des recompositions à ce niveau. 27 En novembre 2008, soit plus d’un an après la remise de propositions par chaque municipalité, la Banque mondiale n’avait toujours pas donné de réponse.

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IV. Conclusion La logique inhérente aux projets UESP et PACVU tend à présenter le succès des réformes comme conditionné aux capacités des administrations (World Bank, 2008). Si ces dernières ne possèdent pas lesdites capacités, elles sont incapables de mettre en œuvre les réformes, ce qui explique leur échec. En fait, la notion de « capacités » des administrations n’a pas un statut de concept analytique mais d’élément d’un dispositif de prescription de rôles. La notion de succès ou d’échec des politiques est relative et il convient plutôt de se pencher sur la production de politiques municipales dans un contexte de dépendance de la Banque mondiale. Dans un premier temps, les dispositifs d’intervention contribuent à la structuration des services, c'est-à-dire parviennent à imposer certains modes d’action publique. Cette imposition, toutefois, n’a des effets que tant qu’elle est retravaillée par les acteurs locaux. Les fonctionnaires des services de gestion des déchets occupent une position intermédiaire et contribuent à donner du sens aux réformes. Malgré la présentation qui en est faite, les réformes formulées dans le cadre des projets nécessitent un certain nombre d’aménagements. C’est alors la capacité des fonctionnaires d’adapter les réformes qui s’avère essentielle à leur mise en œuvre. Dans le cas où leurs pratiques sont disqualifiées par le projet (Accra) ou quand ils sont en butte aux décideurs locaux (Bobo-Dioulasso), les fonctionnaires ne peuvent pas prendre la main. Les cas de Ouagadougou et de Kumasi montrent au contraire que le changement institutionnel par conversion nécessite que les fonctionnaires détiennent certaines ressources, au nombre desquelles le soutien des autorités locales et la maîtrise de compétences d’intermédiation. V. Bibliographie ACCRA METROPOLITAN ASSEMBLY – Waste Management Department, Annual Report of the Monitoring Unit - Solid Waste Collection for the year 2005, 2006, 17 p. BEZES P., « Les hauts fonctionnaires croient-ils à leurs mythes ? L’apport des approches cognitives à l’analyse des engagements dans les politiques de réforme de l’Etat. Quelques exemples français (1988-1997) », Revue française de science politique, Volume 50, n°2, avril 2000, pp. 307-332. BRIQUET J.-L., « Communiquer en actes. Prescriptions de rôle et exercice quotidien du métier politique », Politix, Volume 7, n°28, 1994, pp. 16-26.

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CPGF-HORIZON, Etude d'impact sur l'environnement urbain du PACVU, Rapport du consultant international, version finale, 1993, 57 p. + Annexes. DELPEUCH T., « L'analyse des transferts internationaux de politiques publiques : un état de l'art », Questions de Recherche, IEP de Paris, CERI, n°27, 2008, 69 p. DE PONTE G., « L’évolution du discours sur la ville : des institutions multilatérales d’aide au développement », Revue internationale des sciences sociales, Volume 2, n°172, 2002, pp. 231-242. DEZALAY Y., GARTH B., Le « Washington consensus », Actes de la recherche en sciences sociales, Volume 121, n°1, 1998, pp. 3–22. FOLLEA V., BRUNET F., BENRABIA N., BOURZAI M.-P., FAUCOMPRE P., Revue comparative des modes de gestion des déchets urbains adoptés dans différents pays de la ZSP, Rapport de synthèse pour l'Agence française de développement, 2001, 70 p. GOFFMAN E., La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973, 255 p. HOOD C., “A Public Management for All Seasons ?”, Public Administration, Volume 1, n° 69, 1991, pp. 3-19. MOSLEY P., HARRIGAN J. and TOYE J., Aid and Power. The World Bank and Policy-based Lending, Volume 2. Case Studies, London and New York, Routledge, 1991, 443 p. NAY O., « L’institutionnalisation de la région comme apprentissage des rôles. Le cas des conseillers régionaux », Politix, n° 38, 1997, pp. 18-46. NAY O., SMITH A., dirs, Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes de l’action publique, Paris : Economica, coll. Etudes politiques, 2002, 237 p. POLLITT C. and BOUCKAERT G., Public Management Reform : A Comparative Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2006, 360 p. ROBERT C., « Les transformations managériales des activités politiques », Politix, Volume 20, n°79, 2007, pp. 7-23.

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LA REGULATION LOCALE DES REFORMES DE LA FORMATION PROFESSIONNELLE EN FRANCE. L’EXEMPLE D’UN ORGANISME DE FORMATION FRANCILIEN Cédric FRÉTIGNÉ1 Résumé Dans le domaine des politiques de formation et d’insertion des demandeurs d’emploi, depuis quelques années les « règles du jeu » de l’action publique ont été profondément modifiées en France : généralisation du code des marchés publics et régionalisation de la formation professionnelle, transfert de la gestion du Revenu Minimum d’Insertion aux Conseils généraux, centration croissante sur les indicateurs de placement en emploi, etc. Afin de saisir, vues d’en bas, les incidences de telles réformes, je me suis attaché à étudier, trois années durant, la gouvernance associative d’un organisme de formation francilien et les pratiques professionnelles ordinaires de ses salariés. Parmi les résultats d’importance, on observe que de vives tensions entre logiques sociales (prise en compte de la personne dans sa « globalité » ; refus de la sélection à l’entrée des dispositifs, etc.) et logiques économiques (recherche de « marchés » ; durée réduite des parcours de formation), marquent, à tous les niveaux, l’action quotidienne des cadres de l’organisme de formation et des personnels qui oeuvrent en son sein. Introduction L’objectif de cette contribution est de rendre compte, à l’échelon local, des effets des diverses réformes qui, au nom d’impératifs multiples, ont en France sensiblement modifié les « règles du jeu » dans le domaine de la formation professionnelle des adultes (et singulièrement celle des demandeurs d’emploi).

1 C. FRÉTIGNÉ, Docteur en Sociologie, Maître de Conférences en Sciences de l’Éducation / Université Paris Est-Créteil.

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Si l’on s’en tient ici aux modifications qui sont intervenues dans le domaine de la commande publique, on remarquera aisément les nouveaux mots d’ordre qui organisent son intervention. Par souci de rendre plus « transparente » la manière dont les fonds publics sont utilisés, les opérateurs de formation sont tenus – plus rigoureusement que par le passé semble-t-il – de rendre des comptes sur les usages effectifs des financements alloués. Au regard de la nécessité aujourd’hui affirmée de mesurer l’efficacité de la formation dispensée, ces mêmes opérateurs de formation sont appelés à renseigner – plus précisément que par le passé – des batteries d’indicateurs présumés décrire fidèlement les résultats de l’activité. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans la polémique sur les tenants et aboutissants de telles procédures d’évaluation, mais bien de repérer leurs effets pratiques. On peut en effet pointer leurs limites, les manques dont elles sont porteuses voire les béances qu’elles créent ; on peut décortiquer l’objectivisme outrancier qui les sous-tend, stigmatiser les entreprises de rationalisation du flou dont elles procèdent ou, encore, discuter les cadres idéologiques dans lesquels elles s’inscrivent. Il demeure que la transformation de ces « règles du jeu » est effective et il importe d’en apprécier les conséquences pratiques. Pour ce faire, je propose ici de livrer quelques uns des principaux résultats d’une enquête dernièrement conduite pendant trois ans auprès d’un organisme de formation francilien sous statut associatif2. Spécialisé dans la formation et l’insertion des « publics en difficulté », il vit principalement sinon exclusivement de la commande publique. Faisant retour, dans le cadre de ce travail sociologique, sur ses vingt premières années d’existence, il m’a été possible d’apprécier les inflexions enregistrées dans son activité avec l’introduction du code des marchés publics en lieu et place du régime de la convention annuelle voire pluriannuelle, l’arrêt des Stages d’Insertion et de Formation à l’Emploi (SIFE) et le transfert au Conseil régional Ile-de-France (CRIF) de l’ensemble des compétences en matière de formation, l’insistance croissante accordée aux taux de placement, etc. Le débat que j’aimerais finalement instruire pourrait être ainsi énoncé : au crédit de ces nouvelles procédures, on verse souvent les gains en matière d’efficacité de la formation et de gestion rationalisée des deniers publics, mais quels sont les débours de telles opérations ? Je propose donc, de manière circonstanciée, de traiter des effets de l’adoption de ces nouvelles

2 C. FRÉTIGNÉ (coord.), Former et insérer. Histoire de l’Association Formation Emploi à Sarcelles (1986-2006), Paris, L’Harmattan, 2008.

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règles de l’action publique et de pointer, le cas échéant, les aberrations auxquelles on aboutit (ou, pour employer un vocabulaire policé, les effets non prévus et/ou non voulus) : ruptures de parcours des stagiaires, centration sur des indicateurs de placement pour des formations linguistiques qui n’ont pas vocation à préparer directement à l’emploi, arrêt d’actions innovantes mais onéreuses faute de certitudes quant à la reconduction des financements avec l’instauration du code des marchés publics, etc. Il s’agit donc bien de saisir les effets de l’action publique vus d’en bas, à partir des incidences vécues par un opérateur de formation dont l’activité est principalement liée à la commande publique (et qui est donc soumis à sa versatilité, à l’infléchissement de ses priorités, etc.). Le matériau empirique est constitué du dépouillement et de l’analyse de documents produits sur vingt ans (rapports d’activité, fiches bilans par action, notes d’opportunités internes), d’entretiens conduits avec l’ensemble des principaux protagonistes de cette association (son fondateur, son actuel président, son directeur, sa responsable administrative et financière, les directeurs de « départements », des formateurs). Vingt ans d’histoire associative Avant d’entrer dans le vif du sujet, il importe de brosser, même sommairement, un tableau d’ensemble de l’organisme de formation qu’il nous a été donné d’étudier. Association oeuvrant principalement sur le territoire de l’Est du Val d’Oise, la structure peut se prévaloir de vingt ans de réalisations dans le domaine de la formation et de l’insertion des publics fréquemment dits « en difficulté ». Occupant actuellement une trentaine de salariés en équivalent « plein temps », cette association est solidement implantée sur un territoire que l’on définit généralement par les attributs suivants : considéré comme économiquement très dynamique, avec la présence de la plate-forme aéroportuaire de Roissy Charles de Gaulle à proximité immédiate, il est habité par une population sensiblement plus jeune que la moyenne départementale, par des actifs faiblement qualifiés et a la réputation d’être le siège d’une véritable « mosaïque ethnique ». Dans une première période, l’association est d’abord une expérience originale à plus d’un titre. Sous la férule de son fondateur et premier directeur, les réalisations conduites à partir de 1986 débordent largement du

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cadre que le statut d’organisme de formation semblait appeler. Des initiatives multiples attestent que les ambitions poursuivies ne se limitent absolument pas à la formation en vue de l’emploi (rencontres littéraires, vernissages, lieux de parole, etc.). Le départ de son fondateur en 1990 ne coïncide pas strictement avec un coup d’arrêt de cette politique multiforme. Il ne signe pas la fin des démarches refusant la prise en charge étroitement bornée des bénéficiaires suivant des principes gestionnaires et d’efficacité du placement. Néanmoins, s’ouvre, avec le début des années 1990, une deuxième période marquée par la « normalisation » de l’association, laquelle « rentre dans le rang » et devient un organisme de formation et d’insertion qui se développe, comme d’autres cousins ou concurrents, avec la montée en puissance de l’accompagnement des bénéficiaires du Revenu Minimum d’Insertion (RMI), la promotion des Stages d’Insertion et de Formation à l’Emploi (SIFE), etc. Cette deuxième période n’implique pas la mort de toute originalité. On continue à trouver des expérimentations qui tranchent dans le paysage de la formation, ainsi la création de « groupes de parole » en 1994 sur différents thèmes dont la santé. Mais, en tendance, la structure s’institutionnalise de manière croissante et se positionne, dans les années 1990, comme un opérateur incontournable sur l’Est du Val d’Oise. Avec les années 2000, un tournant semble avéré. Dire qu’il est l’objet d’une stratégie consciente serait assurément aller bien vite en besogne. De l’avis même des personnes rencontrées, les extensions multiformes qu’elles s’appliquent à réaliser répondent principalement à des logiques que l’on pourrait, sans jugement aucun, caractériser comme suit : ce sont des opérations marquées par des orientations conjoncturelles (la pérennité des actions est rarement au rendez-vous), parfois en décalage avec le « cœur de cible » de l’association (l’ouverture à d’autres modalités d’interventions, pour d’autres publics, notamment des salariés en formation, est requis) impliquant une série de co-financements aléatoires (le montage des dossiers appelle une charge de travail croissante) et répondant parfois à une logique du « sauve-qui-peut » (il importe de gagner en recettes pour contrebalancer les frais fixes3).

3 Dont la masse salariale (environ 70% des charges de l’association depuis 2000). La politique de l’association a été, durant les années 1990, de stabiliser la main-d’œuvre. Le taux de contrat à durée indéterminée est de l’ordre de 90%. Le personnel (et les frais qu’il occasionne) n’est donc pas considéré comme une variable d’ajustement. Jusqu’à une date récente (2005), les licenciements économiques étaient inconnus de l’association depuis au moins une dizaine d’années.

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Le transfert des compétences de l’Etat à la Région Parmi ses actions phare de la deuxième moitié des années 1990, la structure a été porteuse d’une « entreprise d’entraînement »4 spécialisée dans la simulation du transport de marchandises. Née en 1997 d’une initiative croisée du comité de bassin d’emploi et de l’organisme de formation support, elle est fondée sur le diagnostic d’un décalage entre des possibilités d’emploi réelles sur le secteur et le profil des demandeurs d’emploi du bassin d’emploi. On peut en effet procéder à une première observation : situé à proximité de la plate-forme aéroportuaire de Roissy Charles de Gaulle, le réseau des entreprises locales est fortement marqué de son empreinte. De nombreux transporteurs de marchandises sont présents. Or, deuxième observation, ces derniers peinent à recruter une main-d’œuvre qualifiée pour des activités sédentaires liées à l’administratif, au commercial et à la comptabilité. De fait, troisième observation, les qualités requises pour pourvoir ses emplois ne se trouvent guère présentes parmi les attributs des chômeurs du territoire. L’idée est alors de mettre en place une action de formation susceptible de doter, chaque année et en l’espace de quelques mois, une quarantaine de personnes des compétences nécessaires à la tenue de ces emplois vacants. Conformément à ce que stipule la charte du réseau national des entreprises d’entraînement, des contacts sont pris avec des acteurs du monde professionnel et des entreprises marraines acceptent de jouer le jeu et d’aider au démarrage de l’entreprise d’entraînement en fournissant des modèles de documents, des exemples de procédures types. A compter de 1997, elle forme donc, au sein de ses différents services, des agents administratifs, des aides-comptables (plus que des comptables proprement dit) et des commerciaux, avec une coloration « métiers du transport ». En l’espace d’une petite dizaine d’années, ce seront ainsi près de quatre cents personnes qui se formeront en son sein dans le cadre de parcours individualisés de quatre cents à six cents heures.

4 Pour les détails concernant la formule pédagogique du stage en entreprise d’entraînement, cf. C. FRÉTIGNÉ, Une formation à l’emploi ?, Paris, L’Harmattan, 2004. En un mot, il s’agit d’une formule pédagogique qui vise à reproduire, dans un cadre de formation et à des fins de préparation à l’emploi, l’activité d’une PME dans ses dimensions tertiaires. Les bénéficiaires de telles actions de formation sont, pour l’essentiel, des demandeurs d’emploi.

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Cette action de formation connaîtra bien des soubresauts sur lesquels je ne m’étendrai pas ici. Notons seulement que les bilans d’action annuels soulignent, quasi invariablement, les difficultés de fonctionnement liées à des financements aléatoires, des conventions dont le paiement est honoré avec retard, l’absence de réelle sélection des stagiaires recrutés, une « mixité sociale » fréquemment introuvable (en termes d’âge, de niveau de formation initiale et d’expérience professionnelle antérieure). Au demeurant, après quelques années « fastes » (un conventionnement pluriannuel de la région couplé à un financement étatique) entre 2000 et 2003, les incertitudes liées à la régionalisation de la formation professionnelle auront raison de cette action de formation. Avec la fin des SIFE et la non-reconduction de la convention avec le Conseil régional, notamment au regard d’attentes insatisfaites en matière de certification5, l’entreprise d’entraînement ferme définitivement au printemps 2005. L’organisme de formation reconvertit les locaux, élargissant l’espace dédié à son Atelier de Pédagogie Personnalisée (APP) et licencie pour motif économique le formateur responsable de l’action. Il repositionne les intervenants en bureautique et en multimédia qui assuraient soit à mi-temps, soit plus ponctuellement auprès des stagiaires de l’entreprise d’entraînement un certain nombre de prestations. Le rapport d’activité 2005 de l’organisme de formation rappelle ainsi que le maintien de l’action aurait impliqué que soient pris des engagements qu’il aurait, apparemment, été impossible de tenir. « L’offre de redéployer l’outil sur le dispositif Région ‘Passerelles-Entreprises’ se heurte au difficile engagement des entreprises en termes d’embauche (condition impérative pour ce dispositif) ». Paradoxe, cette entreprise d’entraînement dispose pourtant, au moment de sa fermeture, d’un fichier d’entreprises conséquent et présente des taux de placement satisfaisants. Avec la fin de l’action, l’organisme de formation perd bel et bien l’occasion de mixer des publics de niveaux et d’origines différents. Elle abandonne également la modalité

5 Dès 2004, le rapport d’activité fait état que « tous les appels d’offre de la Région se réfèrent aujourd’hui à des validations homologuées ». Ce constat rejoint les conclusions de Fabienne Maillard : « On peut supposer […] que de plus en plus souvent, désormais, une formation professionnelle devra mener à une certification. Si ce n’est pas encore avéré, l’injonction est néanmoins très forte. Bien qu’elle figure le plus souvent sous la forme de préconisations, comme dans la loi du 4 mai 2004, sa dimension prescriptive est nette. On la retrouve ainsi dans les critères d’éligibilité des réponses aux appels d’offres que les conseils régionaux adressent aux organismes de formation ». F. MAILLARD, « Les diplômes professionnels dans l’espace des certifications. Un rôle et une place en évolution », Relief Céreq, 2007, p. 43.

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« stage en entreprise », qu’elle retrouve uniquement mais de façon très marginale, dans quelques actions de mobilisation professionnelle pour les jeunes. Last but not least, c’est au moment même où l’association se doit d’élargir son intervention en direction du marché privé que se trouve distendue, avec l’arrêt de cette formation, sa relation directe avec les entreprises. L’impératif du placement Rupture majeure, qui ne réfère pas uniquement à des considérations lexicales, la modification du vocabulaire déployé dans les rapports d’activité informe sur les changements opérés au sein de la structure. A s’en tenir aux dernières années, on voit émerger des écrits relatifs au développement d’une logique explicitement marchande. Ainsi le mot « marché » apparaît-il, pour la première fois dans le rapport d’activité 2001 au sujet d’une action dite « Plate-forme Linguistique Jeunes ». Il est précisé que dans les relations établies avec d’autres prestataires, « l’association est reconnue à sa place de pilote, son travail est apprécié par l’ensemble des partenaires, facilitant l’ouverture sur des marchés ultérieurs ». Au sujet des marchés précisément, le rapport d’activité 2003 fait part, à l’heure des bilans et des perspectives, que pour plusieurs actions linguistiques, le passage du régime de la subvention au code des marchés publics deviendra effectif en 2004. Le rapport d’activité 2004, quant à lui, croule sous les chiffres rendant compte des « sorties emploi-formation ». Toutes les actions présentées comprennent désormais, sous forme d’un tableau récapitulatif ou non, les taux d’insertion obtenus au terme des actions. « Même si l’accès ou le retour à l’emploi est difficilement chiffrable », selon la formule heureuse déployée en introduction aux activités des deux Pôles Permanents d’Insertion de l’association, des données quantitatives sont systématiquement fournies. On découvre alors qu’il s’agit d’une anticipation de la « demande nouvelle en 2005 par le Conseil général des ‘sorties en emplois et formations’ des bénéficiaires du RMI suivis par les PPI6 ». Mais l’application de ce principe « comptable » d’appréciation de l’efficacité des actions conduites au sein de la structure préfigure plus encore un changement de « paradigme » : là où l’association s’efforçait jusque là de tenir une « approche globale » attentive aux différentes facettes des « problèmes à traiter », une forte centration sur les considérations économiques semble assez brutalement s’imposer. Au demeurant, l’introduction au rapport d’activité de 2005 le rappelle sans ambiguïté : « dans un contexte économique et social toujours aussi difficile

6 Pôles Permanents d’Insertion.

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pour les organismes de formation et d’insertion […], nous avons observé au cours de cet exercice que les effets des politiques publiques visent souvent plus à la maîtrise des dépenses publiques qu’à la mise en œuvre de projets pouvant répondre de manière cohérente aux besoins des usagers ». Dans un contexte où la Loi Organique relative aux Lois de Finances (LOLF) impose aux Pouvoirs publics une gestion serrée de leurs budgets, l’efficacité (du placement) est désormais, en matière de politiques de formation et d’insertion des demandeurs d’emploi et autres bénéficiaires du RMI, à l’ordre du jour des décideurs politiques. Les derniers rapports d’activité le traduisent, avec leurs mots, de manière exemplaire. Formation insertion, accompagnement : mêmes causes, mêmes effets Avant de conclure ce texte, il semble utile de préciser que les mouvements précédemment décrits ne se limitent pas aux actions estampillées « formation » mais qu’ils se présentent comme de puissantes lames de fond qui touchent l’ensemble des secteurs de l’action sociale. Un bref exemple peut ici illustrer mon propos. Un dispositif d’accueil, d’information et de relais pour toute personne confrontée à des problèmes de santé et/ou reconnue travailleur handicapé par la Commission Technique d’Orientation et de Reclassement Professionnel (COTOREP) ouvre en octobre 2003. Descendant direct de l’action « Accompagnement pour l’insertion des travailleurs handicapés » portée, depuis 2000, par le département « insertion » de l’association, ce dispositif a vocation à se préoccuper de la prise en compte des questions d’ordre matériel, psychologique ou médical découlant des problèmes de santé en général, d’une situation de handicap en particulier. Le rapport d’activité 2003 atteste du succès de l’entreprise, la fréquentation du lieu se montrant satisfaisante. Le rapport d’activité 2004 ne dément pas cet engouement du public. Celui de 2005 considère même qu’avec la troisième année d’existence, un régime de croisière est trouvé : « L’action est maintenant pleinement opérationnelle et devrait trouver toute sa place en 2006 dans la Maison du Handicap », cette structure départementale dont le dispositif, à sa mesure, est une préfiguration. Au demeurant, dès 2004, le département « santé et handicap »7 pèse déjà pour 11,88% du chiffre d’affaires de l’association.

7 Dernier département en date au sein de l’association, créé à l’occasion de la mise en place de l’action.

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Sans entrer dans les détails de sa disparition, notons que ce dispositif dont on pouvait croire qu’il essaimerait sur différents lieux du département va au contraire voir ses financements coupés au moment de l’inauguration de la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH) sur Cergy. A cette occasion, le Conseil général va « reprendre » certains de ses salariés. D’autres, vacataires, ne verront pas leurs interventions renouvelées. La responsable de l’action, enfin, salariée depuis près de vingt ans de l’association sera licenciée pour motif économique. Ici, ce qu’il importe de repérer, c’est le sentiment que l’action présentée – comme l’était l’« entreprise d’entraînement » avant elle – était finalement un colosse aux pieds d’argile. Action phare pour l’une, en devenir pour l’autre, elles ont succombé aux changements assez brutaux d’orientation des décideurs politiques et à l’imprévisibilité croissante en matière de financements publics. On retrouve ainsi les éléments de conclusion présentés, en juin 2003, dans le document relatif à la « réflexion stratégique sur l’avenir » de l’association, synthèse des atouts et faiblesses de l’association dont ses cadres ont, au demeurant, conscience depuis relativement longtemps déjà. Eléments de diagnostic Premièrement, « les sources de financement de [l’association] sont essentiellement publiques – ce qui est à la fois une force mais peut la fragiliser ». Au regard de l’habituelle continuité sinon pérennité du financement sur fonds publics, c’était une force effectivement. Mais aujourd’hui que pèse de manière croissante une incertitude sur la reconduction des actions, cette situation est cause de fragilité évidente. Plus haut dans le document, le rédacteur pointe, sans détour, les incidences du passage au code des marchés publics pour les organismes de formation comme [l’association] : « Un autre élément perturbateur pour les organismes dépendant de la commande publique aura été la mise en œuvre du nouveau code des marchés publics, destiné à clarifier et à accroître la transparence des règles de la concurrence. Les nouvelles modalités d’appel d’offres ont bouleversé le fonctionnement des organismes. En imposant des cahiers des charges plus précis et des justifications de prix nécessitant de réelles compétences spécifiques, ces nouvelles règles ont remis en cause l’ancien mode d’attribution des subventions publiques, fondé sur des réseaux de connaissance et des reconductions semi-automatiques de ces marchés ». Deuxièmement, « l’absence d’autre source de financement ne permet pas de dégager des gains pour le développement de l’organisme ». De fait, à

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l’exclusion des années 1994 et 1995 où des actions de formation pour des entreprises ont été réalisées, la structure est absente de ce terrain. Or, non seulement la commande publique est marquée par un surcroît d’imprévisibilité mais, qui plus est, « les prix d’intervention (heure/stagiaire) sont inchangés depuis bien longtemps ». Ajoutons que « les Pouvoirs publics [ayant] réduit de façon drastique les engagements en nombre de stagiaires, ces dernières années » et ramené à 5% les avances « qui permettaient aux organismes de recevoir de 35 à 50% de fonds au démarrage des actions », on comprend alors que dégager des marges soit de plus en plus difficile. Troisièmement, « le territoire d’intervention est limité, ce qui implique une offre d’insertion et de formation en réponse aux besoins des publics sur ce territoire et une grande diversification de l’offre ». Bien que l’association rayonne au-delà de sa ville siège, il lui est fait obligation pour maintenir son niveau d’activité de multiplier les actions et de diversifier ses modes d’intervention. On ne fait donc pas que de la formation et de l’insertion dans cette association, mais également du conseil dans le cadre de permanences en Maison de quartier, de l’animation d’ateliers multi-thèmes, etc. Mais tout ceci ne va pas sans risque d’éparpillement, pour ne pas dire d’émiettement du travail des salariés de l’association. Quatrièmement enfin, constat récurrent : « le partenariat avec le monde économique est insuffisamment développé ». En dépit d’initiatives variées, l’association peine à formaliser les partenariats que les responsables d’action promeuvent, indépendamment les uns des autres. A titre d’exemple, la fiche de poste de la responsable du département « insertion », embauchée en décembre 2004, comportait une mission en matière de développement de partenariats économiques. De l’avis même de l’intéressée et du président de l’association interrogés à ce sujet à l’été 2005, elle n’a jamais réellement pu dégager de temps pour cette activité8. En dépit donc d’une qualité de prestations reconnue par les Pouvoirs publics, la structure est soumise, depuis quelques années maintenant, à des impératifs 8 On enregistre sa démission de l’association au printemps 2007. Ce constat de temps insuffisant pour développer des partenariats économiques amènera, autour de la « mission 1 » du Dispositif Local d’Accompagnement [achevée fin juin 2007], à privilégier une approche plus collective de ces questions (constitution d’un groupe de travail), une plus grande transversalité des interventions et la responsabilisation de « chefs de projets » pour les différents « produits ». Par ailleurs, l’association s’est finalement dotée de la « chargée des relations avec les entreprises » dont le besoin se faisait de plus en plus cruellement sentir.

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d’extensions multiformes de ses zones d’intervention, de ses types d’activités et de ses publics. Conclusion Dans cet ensemble de turbulences, a-t-on gagné en efficacité au niveau des interventions, dans le domaine de la formation comme en d’autres d’ailleurs ? L’association étudiée a, ces dernières années, subi des fragilisations notoires : des fermetures d’actions dont les prescripteurs eux-mêmes louaient pourtant la qualité ; l’incertitude des financements liée à l’instauration de procédures annuelles ressortissant du nouveau code des marchés publics ; une centration croissante de l’attention sur le taux de placement en emploi au mépris des considérations pédagogiques (rythme des apprentissages ; logiques formatives plus généralement). Si, aujourd’hui, l’association est traversée par bien des incertitudes, en particulier en matière de financement de ses actions, l’attention répétée à la « prise en compte de la personne dans sa globalité » exprime plus qu’un simple attrait pour des pratiques professionnelles marquées du sceau de la complétude ou, par un travail partenarial, de la complémentarité. Il s’agit d’une conviction profondément enracinée chez les formateurs et chargés d’insertion, d’une croyance forte en la nécessité de ne pas céder d’un pouce sur ce terrain. Cela invite ainsi à analyser très précisément les effets réels des réformes structurelles de la formation afin d’en interroger les modalités de mise en œuvre locale. Loin d’en être de simples déclinaisons, les modalités de sa mise en œuvre sont faites d’arrangements multiples qui donnent, à chaque fois, leur singularité aux espaces locaux de formation. C’est en cela qu’il importe, comme on le pratique encore trop peu souvent, de saisir en actes les réformes de l’administration vues d’en bas.

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BILAN MITIGÉ DE L’ACTIVATION DU COMPORTEMENT DE RECHERCHE D’EMPLOI Michael LEBRUN1 Résumé Depuis son élaboration en 2003, l’arrêté royal du 4 juillet 2004 « portant modification de la réglementation du chômage à l’égard des chômeurs complets qui doivent rechercher activement un emploi », suscite toujours des réactions nombreuses et contrastées. Véritable « chasse aux chômeurs » d’inspiration néolibérale pour certains, bénéfique et social-démocrate « programme d’activation des chercheurs d’emploi » pour d’autres, approuvé par les cinq ministres qui se seront succédés au ministère fédéral de l’emploi depuis son entrée en vigueur, le plan d’activation des chômeurs (le PAC comme le nomme ses exécutants), a déjà fait couler beaucoup d’encre. Dans cet article, nous confrontons les éléments partiels (et parfois partiaux), publiés ou non, de son évaluation. La confrontation critique de ces éléments, épars et détonnants, permettra au lecteur d’approfondir la compréhension du hiatus se dressant entre ceux qui, d’une part, présentent la réforme comme une modernisation heureuse d’une sécurité sociale au bord de la déliquescence, et ceux qui, d’autre part, y voient une nouvelle offensive contre les droits sociaux. I. Genèse et généalogie du dispositif d’« activation du comportement de recherche d’emploi » En septième position des attentes du patronat belge exprimées dans le baromètre politique annuel de la FEB en automne 20022, l’« accroissement du contrôle de la disponibilité au travail des chômeurs » allait faire l’objet,

1 M. LEBRUN, Assistant ULB (Institut des Sciences du Travail – Faculté des Sciences sociales et politiques/Solvay Brussels School of Economics and Management) - [email protected] 2 FEB, En route vers le Forum de l'entreprise du 12 mars. La FEB monte au créneau pour défendre les chefs d'entreprise, 3 mars 2003, http://www.vbo-feb.be/index.html?page=37&lang=fr&idx=287, Dernière consultation le 23 mars 2005 (source plus en ligne actuellement).

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en juin 2003, d’une position commune FEB-UWE-VEV-UEB, intitulée Contrôle et Disponibilité des chômeurs demandeurs d’emploi3, qui, dans la lignée des stigmatisations moralisatrices au fondement des discours patronaux de la décennie de l’« invention du chômage4 », en appelait à l’instauration d’« une obligation de chercher du travail, dont la charge de la preuve incomberait au chômeur ». « Afin de préserver la légitimité du système, il est nécessaire de contrôler effectivement la disponibilité des chômeurs et de sanctionner l’absence de volonté de travailler. Dans un état social actif, il est purement logique qu’un chômeur ne se contente pas de percevoir ses allocations dans la plus grande passivité, mais que lui-même recherche activement un emploi et fournisse des efforts pour augmenter sa disponibilité pour le marché du travail (obligation de chercher un emploi)5 ». Attestant par là-même de son adhésion au modèle de l’État social actif, le monde patronal invoque tour à tour, pour légitimer sa revendication, les « déficits quantitatifs » sur le marché du travail (« profusion de postes vacants »), l’Europe (et ses lignes directrices de la lutte contre le chômage de longue durée) et les cousins nordiques (mis en exergue pour leur apparente propension à la sanction sévère de leurs allocataires sociaux). Accusant réception des désidérata patronaux, l’accord gouvernemental du 14 juillet 2003, « Du souffle pour le Pays, une Belgique créative et solidaire », consacre un chapitre à l’« accompagnement plus actif des demandeurs d’emploi » et « au suivi intensif par l’ONEm de la disponibilité des demandeurs d’emploi à l’égard du marché du travail ». Extrait de la Déclaration de Gouvernement devant la Chambre : « on ne peut dès lors plus accepter que de l'argent soit gaspillé pour des personnes dont il s'avère clairement qu'elles n'ont absolument aucune envie de chercher un emploi ».

3 FEB, UWE, VEV, UEB, Contrôle et disponibilité des chômeurs demandeurs d’emploi. Position commune FEB-UWE-VEV-UEB, 17 juin 2003, 16 p., http://www.stopchasseauxchomeurs.be/uc/apps/pnupcase/index, Dernière consultation le 15 octobre 2005. 4 VANTHEMSCHE G., Le chômage en Belgique de 1929 à 1940. Son histoire, son actualité, Bruxelles, Labor, 1994. Ce sont les années 30, consécutives au Krach de 29, que VANTHEMSCHE qualifie de décennie de l’"invention du chômage" en Belgique. A noter le parallélisme qu’établit, dans la préface de l’ouvrage, Mateo ALALUF, entre les débats politiques et syndicaux de l’époque et d’aujourd’hui. 5 FEB, UWE, VEV, UEB, op.cit., p. 5. Les passages en gras le sont dans le texte original.

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En octobre 2003, autorité fédérale et entités fédérées, réunies dans le cadre de la Conférence Nationale pour l’Emploi, concluent à la nécessité de consacrer « de plus gros efforts à l’accompagnement des chômeurs » et d’organiser « un contrôle plus correct de la disponibilité des chômeurs ». 1er janvier 2004. Au cœur du « Message de Nouvel An » du Président de la FEB, Luc Vansteenkiste, un vibrant rappel : « la Belgique est aussi le seul pays à connaître des allocations de chômage illimitées dans le temps, ainsi qu’une admission dans le régime du chômage dès la fin des études, même sans prestations de travail. Il en résulte un abus considérable des allocations de chômage, parce que la porte d’accès au chômage est grande ouverte et que le contrôle de la disponibilité des chômeurs est défaillant. (…) Il faudra enfin s’attaquer de manière drastique à la disponibilité des chômeurs sur le marché de l’emploi et à la problématique de la fin de carrière. » Réponse du berger à la bergère, les 16 et 17 janvier 2004 : lors du Conseil des Ministres tenu à Petit-Leez, le ministre Vandenbroucke, présente un plan d’« activation du comportement de recherche d’emploi » venant concrétiser la logique des engagements conclus lors de l’accord gouvernemental de juillet 2003. Le gouvernement fédéral adopte, le 6 février 2004, le plan Vandenbroucke. Le 17 février 2004, les membres de différentes associations et sections syndicales participent, à Bruxelles, à une conférence organisée par le Collectif Solidarité Contre l’Exclusion sous le titre « Juillet 2004 : ouverture de la chasse aux chômeurs ? ». La mobilisation aboutit à la constitution d’une « Plate-forme contre la chasse aux chômeurs » et à l’élaboration d’un manifeste qui, au 15 avril 2009, aura recueilli les signatures de plus de 20.000 individus et de près de 120 organisations (partis politiques comme Ecolo ou PTB, associations comme la Ligue des Droits de l’Homme ou des groupes locaux de défense de travailleurs sans emploi, et sections syndicales comme la CSC de Bruxelles et la FGTB de Liège-Huy-Waremme). Cette mobilisation, toujours active aujourd’hui, a appelé dès le départ au rejet du projet Vandenbroucke. Pour les signataires du manifeste, la volonté du législateur est claire : reporter la responsabilité du chômage sur les chômeurs, faire pression sur les salaires et les conditions de travail, transformer le droit du chômage en une forme d’assistance publique arbitraire. « Distribution de tracts et récolte de signatures en vue de conscientiser la population et d’élargir le soutien apporté à la plate-forme

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constituent les principales activités de (la plate-forme), outre ses assemblées générales. Mais ce groupe va également participer à quelques manifestations et en organiser lui-même6 ». A ce jour, la plate-forme poursuit son travail d’interpellation des mandataires politiques, d’information des chômeurs et de conscientisation du grand public7. « Symboliquement, elle a élaboré une proposition de loi prévoyant qu’aucune sanction ne pourrait intervenir si le chômeur convoqué n’avait pas reçu une proposition concrète d’emploi dans le mois précédent8 ». Le 30 avril 2004, afin de préparer le terrain à la mise en place du Plan d’activation des chômeurs (PAC9), l’État Fédéral, les Régions et les Communautés concluent un « accord de coopération relatif à l’accompagnement et au suivi des chômeurs », lequel prévoit notamment la fluidification de la transmission de données entre ONEm et services publics de l’emploi (SPE) des régions flamande, bruxelloise et wallonne, et de la Communauté germanophone, ainsi que l’engagement fédéral à soutenir financièrement les SPE dans leurs actions d’accompagnement intensif, de formation, d’expérience professionnelle et d’insertion des demandeurs d’emploi. Finalement, la nouvelle législation sur le contrôle de la disponibilité des chômeurs entrera en vigueur le 1er juillet 2004, malgré une promulgation de l’AR, en date du 4 juillet 2004, et sa publication au Moniteur Belge le 9 juillet 2004 seulement. Un arrêté ministériel, « réglant le mode de calcul de la durée de chômage de certains chômeurs et fixant la liste modèle des actions visées dans l’arrêté royal10 », accompagne la publication de celui-ci.

6 FANIEL J., « Réactions syndicales et associatives face au "contrôle de la disponibilité des chômeurs" », L’Année Sociale 2004, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 2005, p. 144. 7 Lire à ce sujet les articles d’Yves MARTENS consacrés à la « chasse aux chômeurs » dans les différents numéros du Journal du Collectif Solidarité contre l’exclusion (http://www.asbl-csce.be). 8 FANIEL J., op.cit. 9 Egalement appelé PAS (pour « plan d’accompagnement et de suivi »), le PAC comprend un volet « contrôle » assuré par les fonctionnaires de l’ONEm dans le cadre de l’« activation du comportement de recherche d’emploi » et un volet « accompagnement » déployé par les SPE régionaux (VDAB, Actiris, Le Forem). 10 Arrêté ministériel du 5 juillet 2004 réglant le mode de calcul de la durée du chômage de certains chômeurs et fixant la liste modèle des actions visées aux articles 59quater, § 5, alinéa 2, et 59quinquies, § 5, alinéa 2, de l'arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage (MB du 9 juillet 2004).

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Le 25 octobre 2004 ont débuté les premiers entretiens visant le contrôle du « comportement de recherche active d’emploi » des chômeurs dans les différents bureaux de chômage de l’ONEm. Premier public concerné par ces mesures, les jeunes chômeurs de moins de 30 ans. II. Procédure de suivi  L’ONEm définit l’« activation du comportement de recherche d’emploi » comme l’« ensemble des actions entreprises par l’ONEm à l’égard du chômeur en vue d’évaluer les efforts qu’il fait pour se réinsérer sur le marché du travail. L’objectif est avant tout de suivre activement le chômeur et de le soutenir dans sa recherche d’un emploi11 ». Innovation apportée par la réforme, le chômage doit désormais être doublement involontaire : d’une part, il faut être privé involontairement de travail suite à une rupture de contrat (sauf dans le cas des allocations d’attente) et ne pas refuser un emploi convenable ou une formation ; d’autre part, désormais, le demandeur d’une allocation de chômage doit prouver sa disponibilité pour le marché du travail, en se soumettant à une évaluation de ses efforts de recherche d’emploi, durant toute la durée de son indemnisation. Concrètement, 8 mois avant l’entretien, l’ONEm envoie au chômeur une lettre-type d’avertissement, l’informant qu’il est légalement tenu de :

- rechercher activement un emploi ; - collaborer activement aux actions d’accompagnement, de

formation, d’expérience professionnelle ou d’insertion proposées par le SPE régional compétent ;

- se présenter auprès de ce service ; - se présenter obligatoirement à un entretien ONEm qui sera proposé

(au terme des 15 premiers mois de chômage pour les moins de 25 ans, au terme des 21 premiers mois de chômage pour les 25 ans et plus) afin de permettre au directeur du bureau de chômage compétent (et à ses délégués, baptisés « facilitateurs ») de contrôler le « comportement de recherche active d’emploi » du chômeur,

11 ONEM, Fiche-info des travailleurs, http://www.rva.be/D_help/Definities/TxtFR-04.htm, Dernière consultation le 22 mars 2005.

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c’est-à-dire « les efforts que le chômeur fait pour se réinsérer sur le marché du travail12 ».

Cette lettre d’avertissement précise également les conditions de suspension de la procédure de suivi13, le déroulement ultérieur de la procédure et les conséquences éventuelles de celle-ci. Lors du premier entretien auquel il est convoqué, le chômeur, dont les efforts de recherche d’emploi sont jugés suffisants par le « facilitateur », est invité à un nouveau « premier » entretien, 16 mois plus tard. En cas d’évaluation négative, le chômeur est « invité à souscrire un contrat écrit dans lequel il s’engage à mener les actions concrètes qui sont attendues de lui au cours des mois suivants14 ». La liste modèle d’actions publiée par l’arrêté ministériel du 5 juillet 2004 prévoit une action obligatoire, reprendre contact avec le SPE (Service Public de l’Emploi) régional, et la fixation de trois autres actions au moins (et de leur intensité respective). Un nouvel entretien est fixé 4 mois après la signature du contrat pour évaluer son exécution. Si le facilitateur estime que le contrat a été respecté, une nouvelle convocation est fixée 12 mois plus tard. En cas de nouvelle évaluation négative, le chômeur est à nouveau « invité » à signer un « plan d’action plus intensif » (contenant un plus grand nombre d’actions ou augmentant l’intensité du plan d’action initial) et ses allocations sont réduites (pour les chefs de famille et les isolés) ou suspendues (pour les cohabitants et les bénéficiaires d’une allocation d’attente) jusqu’à un 3e entretien se déroulant théoriquement 4 mois plus tard. En cas d’évaluation positive lors de ce 3e entretien, l’allocation de chômage est relevée à son niveau initial et le chômeur est convoqué à un

12 CAPAC, Point-Info. L’activation du comportement de recherche d’emploi [http://capac.fgov.be/FR/Info/infoRecherche.htm], Dernière consultation le 25 avril 2005. 13 Pour une analyse des conditions de suspension de la procédure, lire PLATE-FORME CONTRE LE PLAN DE CHASSE AUX CHOMEURS, C’est l’emploi qui est indisponible, pas les chômeurs ! Analyse de l’arrêté royal du 4 juillet 2004 "portant modification de la réglementation du chômage à l'égard des chômeurs complets qui doivent rechercher activement un emploi", au point de vue des restrictions apportées au droit au chômage (version 08.02.05), 2005, 8 p., http://www.stopchasseauxchomeurs.be/fichiers/Analysearreteversion080205OK.pdf, Dernière consultation le 25 juin 2006. 14 Art. 4 de l’AR du 4 juillet 2004, insérant les art. 59quater, §5 et 59quinquies§5 dans l’AR 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage. Les passages en italique ont été mis en forme par nos soins pour souligner leur ambiguïté.

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nouveau « premier » entretien après 12 mois ; dans le cas contraire, les allocations sont supprimées15. La convocation de l’ensemble des chômeurs complets représentant une tâche logistique impossible à mener d’emblée, un ciblage, selon l’âge, des chômeurs concernés par la procédure, a été opéré : à partir du 1er juillet 2004, ce sont les demandeurs d’emploi de moins de 30 ans qui ont été convoqués à l’ONEm ; ensuite, respectivement les 1er juillet 2005 et 1er juillet 2006, ce sont les chômeurs âgés de plus de 30 et de moins de 40 ans et les chômeurs âgés de plus de 40 et de moins de 50 ans qui se sont vu appliqués le PAC. Quelques précisions s’imposent. Premièrement, toute première absence à ces entretiens entraîne une nouvelle convocation ; en cas de « récidive », les allocations de chômage sont suspendues (« article 7016 »). Deuxièmement, le chômeur peut se faire accompagner, lors des entretiens, par un représentant syndical ou un avocat, et il peut recourir contre les décisions de sanction devant les juridictions du travail ou devant la Commission administrative de l’ONEm (hormis la magistrature et les autorités, les partenaires sociaux sont, eux aussi, représentés au sein de cette Commission). Troisièmement, en cas d’exclusion de l’assurance-chômage dans le cadre du PAC, la seule possibilité de rouvrir ce droit est d’accumuler 312 journées de travail sur une période de 18 mois précédant une demande d’allocations comme travailleur à temps plein, ou 312 demi-journées de travail au cours des 24 mois précédant une demande d’allocation comme travailleur à temps partiel volontaire. III. Des évaluations en clair-obscur17 Diverses évaluations du PAC, tantôt globales, tantôt partielles, ont été menées à ce jour. La confrontation de ces analyses, dans leurs complémentarités comme dans leurs divergences, combinées à l’apport des

15 Les allocations d’attente et les allocations pour cohabitant sont immédiatement supprimées ; les allocations de chômage pour les isolés, les personnes ayant charge de famille ou les cohabitants à faible revenu familial sont réduites pendant 6 mois, puis supprimées. 16 L’« article 70 » de l’AR du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage institue le possibilité de suspendre les allocations de chômage en cas d’absence répétée aux convocations de l’ONEm. 17 Le clair obscur est une technique de peinture dans laquelle des parties claires entrent immédiatement dans des parties très sombres, créant des effets de contraste parfois très violents (NDLA).

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entretiens menés par nos soins auprès d’acteurs divers en contact, de près ou de loin, avec ce dispositif (« facilitateurs », chômeurs, accompagnateurs syndicaux, militants associatifs et agents de structure d’insertion socioprofessionnelle), permet de se représenter, de manière tant qualitative que quantitative, les effets concrets du PAC sur le terrain, dressant ainsi le tableau en clair-obscur de l’écart entre le prescrit et le réel. III.1. Taux d’insertion en emploi, d’accompagnement et de formation Postulant qu’en 2006 et 2007, « la diminution [du nombre de demandeurs d’emploi indemnisés] ne s’explique pas uniquement par la conjoncture économique18 » qui aura quand même permis « l’embauche de 71.000 personnes de plus en moyenne en 200719 », les acteurs institutionnels de la gestion de l’emploi made in Belgium en ont (un peu trop) rapidement déduit un bénéfique et presque naturel « effet PAC ». Par-delà le simulacre consistant à parer un auto-satisfecit politico-institutionnel d’un vernis scientifique, en prétendant isoler l’impact d’une réforme à partir de la seule observation de la relative diminution du taux de chômage administratif, quels résultats nous sont fournis par ceux qui ont étudié l’impact du PAC en termes de sortie vers l’emploi des chômeurs ainsi « activés » ? Un premier éclairage nous est fourni par l’IRES (UCL). Cockx et alii (2007)20, évaluant l’impact de la lettre d’avertissement communiquée par l’ONEM (et non celui de l’ensemble de la procédure), pointent un effet positif de sortie du chômage vers l’emploi, mais pour certaines catégories de chômeurs seulement (chômeurs très éduqués, chômeurs qui ont connu une expérience récente d’emploi, chômeurs résidant dans une sous-région où le chômage est plus faible, femmes).

18 Powerpoint de présentation du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale, Accord de coopération du 30 avril 2004 relatif à l’accompagnement et au suivi actif des chômeurs. Evaluation mars 2008 (non diffusé). 19 BANQUE NATIONALE DE BELGIQUE, Rapport 2007. Evolution économique et financière, 2008, p. 83, http://www.nbb.be/doc/ts/Publications/NBBreport/2007/FR/T1/RAPPORT2007_T1.pdf, Dernière consultation le 25 mars 2008. 20 COCKX B. et alii, Le nouveau système de suivi des chômeurs : une évaluation, IRES-FNRS (rapport final), Louvain-la-Neuve, janvier 2007, 173 p., http://www2.econ.ucl.ac.be/Users/b.cockx/rapportwebPolFed.pdf, Dernière consultation le 15 décembre 2007.

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Le Forem ensuite, en novembre 2007, a publié une étude21 économétrique démontrant des effets positifs en termes de participation à des actions d’accompagnement (+ 1,6 à 69,7% dans les 3 mois suivant l’envoi de la lettre d’avertissement de l’ONEm), à des actions de formation (+ 132%... soit, en termes absolus, + 413 demandeurs d’emploi seulement, sur un échantillon de 12443 individus !) et en termes d’insertion à l’emploi (21,8% de l’échantillon ont trouvé un emploi dans le cadre du PAC… au lieu de 13,6% en l’absence du dispositif). A nouveau ici, ce ne sont pas tous les effets du contrôle qui ont été évalués, mais les seules conséquences de l’intensification de la collaboration Le Forem-ONEm. Les deux recherches précitées éludent la question de la qualité et de la durabilité des emplois « retrouvés ». En cette matière, en dépit de son faible taux de réponse, l’enquête d’Idea Consult (2008)22 fait apparaître plusieurs zones d’ombre. Précisons tout d’abord, en rapport avec le point précédent, que, si 77% des répondants à cette enquête (sanctionnés ou non) ont déclaré avoir utilisé ces SPE (rappelons le caractère obligatoire de cette utilisation dans le cas d’évaluations négatives à tout le moins), moins de la moitié d’entre eux (42%) y aurait obtenu de l’aide dans leurs recherches d’un emploi convenable. Cette enquête fait également ressortir l’impact marginal de la procédure de contrôle instituée par la réforme de l’assurance-chômage en termes de coercition : seuls 5% de ceux qui, dans l’échantillon, avaient retrouvé un emploi au moment de l’enquête (soit près d’un chômeur évalué positivement sur deux et un chômeur évalué négativement sur quatre) ont déclaré avoir cherché leur emploi par crainte de se voir supprimer les allocations de chômage.

21 FOREM-ULB, Evaluation de la deuxième phase du Plan d’Accompagnement des Chômeurs (PAC). Analyse descriptive et évaluation de l’efficacité, FOREM, novembre 2007, 41 p. 22 IDEA CONSULT, Evaluatie van het nieuwe opvolgingsstelsel voor werkzoekenden. Rapport met voorlopige resultaten, rapport d’enquête réalisé, à la demande du SPF E-T-Cs, en collaboration avec le SPF E-T-Cs et l’ONEm, Bruxelles, 2008, 18 p. (non diffusé). L’enquête a été effectuée par le traitement des réponses à un questionnaire écrit envoyé par l’intermédiaire du SPF E-T-Cs, entre novembre 2007 et janvier 2008. Les taux de réponse sont particulièrement bas : seuls 7,8 % des chômeurs sanctionnés, 15,2 % des chômeurs non sanctionnés (3 groupes-cible) et 28,3 % du groupe de contrôle (chômeurs âgés de 50 à 55 ans) ont répondu.

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Et qu’en est-il de la qualité des emplois des chômeurs « réinsérés » ? Ici, l’observation des taux de réponse du seul groupe des chômeurs évalués positivement se déclarant en emploi au moment de l’enquête nous apprend que :

- seuls la moitié d’entre eux (46%) a décroché un CDI (un tiers obtenant un CDD et un huitième un contrat en intérim) ;

- seule une petite moitié du groupe (46%) était employée à temps plein (tandis qu’un autre quart du groupe ne travaillait au plus que 22 h./semaine) ;

- la perception d’un salaire supérieur à l’allocation de chômage antérieure ne concernait que 4/5e du groupe ;

- près de 4 de ces « ex-chômeurs contrôlés positifs » sur 10 n’avaient pas obtenu un emploi en rapport avec leur formation initiale.

Est-il utile de préciser que les pourcentages sont systématiquement plus défavorables pour les chômeurs sanctionnés ? Ajoutons encore que le croisement des taux de réponse évoquant la perception d’une allocation sociale au moment de l’enquête (pour 61% des chômeurs non sanctionnés et 44% de chômeurs sanctionnés) et des taux précités d’occupation d’un emploi au même moment fait apparaître une catégorie importante de « travailleurs pauvres » qui continuent à percevoir une allocation afin de compléter des revenus professionnels (notamment dans le cas des emplois à temps partiel « avec maintien des droits » à une allocation de chômage complémentaire) inférieurs aux plafonds d’intervention des différents champs de la sécurité et de l’aide sociales. Aussi, si l’emploi stable, au sens d’une activité rémunérée à un montant supérieur à l’allocation de chômage antérieure, dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée, à temps plein, reste la forme majoritaire dans laquelle s’insère la minorité de chômeurs accédant à un emploi, reste que l’absence d’emploi et la sortie vers un emploi précaire sont le lot d’une majorité des chômeurs pris dans leur ensemble. Mais la sortie de l’assurance-chômage ne se fait pas uniquement vers l’emploi, qu’il soit précaire ou pas. Les sanctions, partielles ou définitives, font « tomber » un certain nombre de chômeurs dans le filet de l’aide sociale résiduaire prise en charge, en Belgique, par les Centres Publics d’Action

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Sociale (CPAS). Ce « transfert (…) du fédéral vers les communes23 », en région wallonne, a fait l’objet de deux études approfondies de la part du service d’Insertion professionnelle de la Fédération des CPAS wallons (Cherenti, 2007 et 2009). « Au 31 octobre 2008, les CPAS [wallons] prenaient en charge 2637 bénéficiaires ayant subi une sanction de l'ONEm (…), [soit] 7,2% du nombre total des bénéficiaires du revenu d'intégration [RI] en Wallonie, ce qui montre le poids considérable de la problématique des exclusions ONEm pour les CPAS24 ». Le cri d’alarme poussé par les CPAS wallons semble d’autant plus légitime que « le nombre de personnes demandant le RI suite à une sanction ONEm est sans cesse croissant25 » (373 en 2005, 850 en 2006, 2163 en 2007 et 263726 en 2008, soit une hausse de 707% en 3 ans) et que les sanctions s’avèrent « plus lourdes et plus souvent définitives », reportant au final sur le budget des pouvoirs locaux, en tenant compte du personnel supplémentaire requis, un montant annuel estimé à 18.158.972 €. Constatant une forte hétérogénéité des taux de chômeurs sanctionnés selon le bureaux de chômage concerné, Cherenti (2009) relève que bon nombre de CPAS, surtout dans les provinces les plus riches, refusent de les prendre en charge, interprétant, au mépris du principe de non bis in idem, la sanction de l’ONEm comme une preuve de non-disposition au travail, critère conditionnant l’octroi du revenu d’intégration sociale27. « Alors que 46% des personnes étaient prises en charge par les CPAS en 2007, elles ne sont plus que 38% [en 2008]28 ». S’interrogeant dès 2007 sur le devenir des

23 CHERENTI R., Les exclusions ONEm : implications pour les CPAS, Service d’Insertion professionnelle de la Fédération des CPAS wallons, 2007, p. 4, http://www.uvcw.be/no_index/cpas/insertion/exclusions-onem-2007.pdf, Dernière consultations le 2 février 2008. 24 CHERENTI R., Les exclusions ONEm : implications pour les CPAS, Service d’Insertion professionnelle de la Fédération des CPAS wallons, 2009, p. 7, http://www.uvcw.be/no_index/cpas/Exclusion-chomage-Etude-08.pdf, Dernière consultations le 1er mars 2009. 25 CHERENTI R., op.cit., 2007, p. 6. 26« Précisions que le chiffre de 2637 représente une photo à un moment précis (le 31 octobre). Mais sur une année, le nombre de personnes qui est pris en charge par les CPAS (c’est-à-dire le flux des personnes sur une année) suite à une sanction est de 6547 » (CHERENTI R., op. cit., 2009, p. 7). 27 D’autre raisons peuvent évidemment motiver un refus d’intervention de la part du CPAS, notamment les critères concernant les ressources du ménage éventuellement formé par le chômeur ou la chômeuse. 28 CHERENTI R., op.cit., 2009, p. 9.

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sanctionnés refusés par les CPAS, Cherenti (2007) relevait deux hypothèses : soit ces personnes mobilisent la « solidarité familiale » (si elles en ont l’opportunité), soit elles mettent en place un « système de débrouillardise (…), favorisant par exemple le travail au noir » contre lequel le gouvernement prétend justement lutter avec le PAC. S’il est évident qu’une part de ce groupe doublement exclu parvient malgré tout à se réinsérer dans l’économie formelle, sans doute une autre part n’a-t-elle d’autre choix que de dépendre de la charité privée. Il n’est donc pas impensable que le PAC en vienne à produire, en plus des travailleurs pauvres précédemment identifiés, quelques dizaines de sans-abris supplémentaires. III.2. Explosion des transmissions, des sanctions et des exclusions Les études de Cherenti (2007 et 2009) et d’Idea Consult (2008) ont le mérite d’éclairer quelque peu la situation des personnes ayant subi une sanction dans le cadre de l’ « activation du comportement de recherche d’emploi ». Mais qu’en est-il réellement de l’évolution du volume des sanctions décidées par l’ONEm depuis l’entrée en vigueur du dispositif, dans un contexte marqué par l’augmentation des refus d’admission au bénéfice de l’assurance-chômage, par l’explosion du nombre de transmissions de données (de la part des SPE régionaux notamment) entraînant une sanction du service Litiges de l’ONEm, par la croissante continue du nombre d’exclusions à durée déterminée (de 22.230 en 2003 à 40.793 en 2007), du nombre de semaines d’exclusion effective (de 174.818 en 2003 à 456.007 en 2007) et, logiquement, du nombre moyen de semaines d’exclusion (de 8 en 2003 à 13 en 2007) ? « Depuis le début [et uniquement dans le cadre] de l’application de l’activation du comportement de recherche d’emploi et jusqu’au 31 décembre 2007 inclus, 12.516 demandeurs d’emploi ont été sanctionnés : 8911 demandeurs d’emploi ont vu leurs droits limités, 3605 demandeurs d’emploi ont été exclus29 ». Les sanctions de l’ONEm ne se limitent pas aux suspensions limitées d’allocations et aux exclusions du droit aux allocations de chômage résultant d’une évaluation négative de la part des facilitateurs ONEm. Les chômeurs sont également susceptibles de voir leurs allocations suspendues pour non-présentation aux entretiens, retour de la lettre d’avertissement (adresse inconnue) ou absence de réaction à l’invitation à

29 ONEM, Rapport annuel 2007, 2008a, p. 106, http://www.rva.be/D_stat/Jaarverslag/Jaarverslag_volledig/2007/RA2007_FR.pdf, Dernière consultation le 25 mars 2008.

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venir signer un contrat (« article 70 »). En 2007, dans le cadre du PAC, « 12.539 décisions “article 70” ont été notifiées30 ». Il ne s’agit ici que d’une suspension des allocations, qui peut être retirée à titre rétroactif, mais seulement dans le cas où le chômeur se présente dans les 30 jours ouvrables, s’il signe un contrat écrit, et si le directeur du bureau de chômage accepte le motif invoqué par le chômeur pour expliquer son absence. Dans les autres cas, « la suspension est arrêtée à partir du jour où le chômeur se présente au bureau du chômage (…) moyennant l’introduction d’une demande d’allocations31 ». Cherenti (2009) a complété la typologie des sanctions liées au PAC qu’il avait ébauchée en 2007. Selon l’auteur, en Région wallonne, près d’une sanction sur 3 (31%) résulterait de transmissions d’information Forem-ONEm, près d’une sanction sur 4 (23%) serait « justifiée » (en vertu du non-respect des obligations des contrats signés en cas d’évaluation négative, et ce alors même qu’ « il est courant que le plan d’activation ne corresponde pas aux motivations ou aux capacités des personnes32 »), une sanction sur 4 serait la conséquence de « problèmes administratifs au sens large » (incluant l’inadaptation du langage institutionnel vis-à-vis des composantes les moins alphabétisées du chômage)… et une sanction sur 4 serait tout simplement « surréaliste » ou « absurde ». « Citons quelques exemples [de cette dernière catégorie] (il y en aurait des centaines, nous n'en reprenons que 4) :

- sanction pour ne pas avoir postulé à une place vacante d'architecte (la personne n'est pas du tout architecte) ;

- une personne sanctionnée à titre définitif pour non-réponse à une convocation. La personne se justifie avec une attestation de la Poste. L'Onem reconnaît l'erreur et ramène la sanction à 4 mois ! ;

- une femme enceinte (grossesse bien avancée) ne se déplace pas pour postuler ;

- une personne [exclue définitivement car ayant] durant sa période de sanction de 4 mois travaillé par le biais de l'art. 60§7 (…) (devait chercher un travail stable) ; etc.33 »

30 Ibidem. 31 Ibidem. 32 CHERENTI R., op.cit., 2009, p. 12. 33 CHERENTI R., op.cit., 2007, p. 10.

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III.3. Profil des « sanctionnés » Le rapport annuel 2007 de l’ONEM fournit un certain nombre de données chiffrées sur le profil des personnes sanctionnées. Les « 19.997 sanctions » comprennent les suspensions ou exclusions ou applications de l’article 70 notifiées pour la seule année 2007, soit 4896 suspensions limitées pour 4 mois, 2562 exclusions et 12.539 applications de l’article 70. Alors que 33% des chômeurs belges résident en Flandre (49,6% en Wallonie et 17,4% à Bruxelles), « les personnes sanctionnées sont relativement plus fortement représentées en Wallonie (50%) et à Bruxelles (21,4%) qu’en Flandre (28,6%)34 ». Daniel Draguet, sur la base des chiffres au 30 juin 2008, tempère cette version : en effet, si, sur les 339.131 chômeurs convoqués au 30 juin 2008 (tous les groupes-cibles confondus), « près de 59% des personnes sont évaluées comme ayant fait des « efforts suffisants sans contrat35 », c’est surtout en Flandre que l’on court le plus de risque de se voir évaluer négativement (seulement 53% d’évaluations positives). Par ailleurs, toutes régions confondues, ce sont les « 40-50 ans » qui peinent le plus à obtenir une évaluation positive (seule la moitié de ce groupe connaît un 1er entretien positif) bien que ce soit le groupe des « 20-30 ans » qui connaisse majoritairement (à 52%) l’exclusion ou la limitation de l’allocation de chômage à l’issue du 3e entretien. Sur la base des chiffres de l’ONEm au 31 décembre 2007, relevons encore que les hommes (qui représentant 49,3% des chômeurs complets indemnisés) semblent plus fortement sanctionnés (6 sanctions sur 10 au niveau national, 64,7% à Bruxelles). Du point de vue de la composition du ménage des sanctionnés, les chiffres font apparaître d’importantes variations entre les régions : les sanctions touchent majoritairement les cohabitants en Flandre (36%), les chefs de famille en Wallonie (44%) et les isolés à Bruxelles (40%).

34 ONEM, op. cit., 2008, p. 109. 35 DRAGUET D., Evaluation de l’exécution du plan d’accompagnement et de recherche active d’emploi des chômeurs communément appelé plan de contrôle de la disponibilité des chômeurs. Situation au 30 juin 2008, 2008, p. 8, http://cepag.all2all.org/pn/apps/pnupcase/modules.php?op=modload&name=UpDownload&file=index&req=viewsdownload&sid=3&orderby=dateD, Dernière consultation le 10 février 2009.

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En ce qui concerne le niveau d’études, 21,4% des chômeurs complets indemnisés ont au plus suivi l’enseignement secondaire du 1er degré ; ils représentent pourtant 28% des personnes sanctionnées. Cherenti (2009) observe que de 60 à 90% des sanctionnés aidés par les CPAS wallons « ont un niveau scolaire qui est au maximum du certificat de l’enseignement secondaire inférieure36 ». A l’opposé, « les demandeurs d’emploi ayant une formation supérieure [forment] 3% des personnes sanctionnées contre 11% (…) des chômeurs complets indemnisés)37 ». A relever également, l’inversion, dans la population des sanctionnés, du rapport « admission à l’assurance-chômage sur la base des études »/ « admission sur base du travail » (soit un rapport 35/65 dans l’ensemble des chômeurs complets indemnisés). Ceci semble aboutir in fine, de manière détournée, à la satisfaction partielle des organisations patronales qui, dans la position commune antérieure au plan Vandenbroucke, se réjouissaient du « premier pas » constitué par la proposition d'« une majorité du Comité de Gestion de l’ONEm38 » de supprimer le droit aux allocations sur base des seules études. Une donnée intéressante ne figurant pas dans le profil des sanctionnés établi par l’ONEm concerne le montant des allocations de chômage perçues par les chômeurs et chômeuses qui se voient évalués négativement. L’analyse (menée en collaboration avec le CEPAG) de 217 contrats ONEm conclus en 2007 au sein des 10 directions régionales wallonnes et de la direction régionale bruxelloise nous a permis de cerner cette réalité. Si l’infériorité systématique des allocations des femmes par rapport à celles des hommes renvoie bien évidemment à la problématique plus large des inégalités « hommes-femmes » en matière de conditions de travail39, il importe aussi de remarquer que les allocations de chômage mensuelles moyennes des cohabitants, quel que soit le genre ou l’âge du bénéficiaire, étaient toutes sensiblement inférieures au montant du RI (au 1er avril 2007) pour cette catégorie. En ce qui concerne la catégorie « chef de ménage » (équivalente à la catégorie « personne avec charge de famille » du droit à l’intégration sociale), l’allocation mensuelle moyenne d’une femme était également (dans une moindre mesure) inférieure au taux du RI correspondant, celle des

36 CHERENTI R., op.cit., 2009, p. 10. 37 ONEM, op.cit., 2008a, p. 109. 38 FEB, UWE, VEV, UEB, op.cit., p. 16. 39 Lire notamment « Droits sociaux égaux = droits sociaux individuels », Journal du Collectif Solidarité contre l’exclusion, n° 60-61, nov. 07-mars 08, pp. 59-82.

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hommes de moins de 40 ans le dépassant à peine. Rappelons ici que les montants du RI (Revenu d’Intégration), encore actuellement, sont bien inférieurs aux seuils de pauvreté dans notre pays (SPF Économie – DG Statistique et Information économique, 200740). III.4. Egalité de traitement ? Liberté contractuelle ? La question de l’égalité de traitement, eu égard au caractère universel de l’assurance-chômage, se pose au regard des disparités régionales. A l’instar de Cherenti (2007 et 2009), nous avons pu constater, dans le cadre de la recherche menée en collaboration avec le CEPAG, que « les directions régionales ne sanctionnent pas partout de la même manière41 ». Cherenti (2007) constate notamment que « le bureau de Mouscron sanctionne 2,5 fois plus que la moyenne régionale42 ». L’analyse des contrats ONEm laisse également transparaître l’inégalité de traitement des chômeurs évalués négativement, notamment quant au nombre d’« actions43 » à mener. A nouveau, la direction ONEm de Mouscron se « distingue », avec une moyenne de 36 actions par contrat, alors que la moyenne globale est de 19 obligations par contrat. Nos recherches nous ont également permis de mesurer les risques potentiels de détournement de l’outil contractuel et de traitement arbitraire. Deux variables exercent une influence à ce niveau : d’une part, la qualité des conditions de travail des facilitateurs détermine la qualité de l’accueil du demandeur, l’utilisation qui sera faite du contrat, les modalités de sa négociation et la qualité de son évaluation ; d’autre part, les représentations sociales subjectives des facilitateurs déterminent également l’utilisation faite de l’outil contractuel. Comme le souligne Myriam Bodart, « entre la responsabilisation des individus et leur culpabilisation, la frontière s'avère ténue et l'équilibre difficile à tenir. Sans y prendre garde, on basculerait vite

40 SPF ÉCONOMIE – DG STATISTIQUE ET INFORMATION ÉCONOMIQUE, Qui sont les pauvres en Belgique ?, 2007, 8 p., http://www.statbel.fgov.be/press/pr106_fr.pdf, Dernière consultation le 10 février 2009. 41 CHERENTI R., op. cit., 2007, p. 7. 42 Ibid., p. 10. 43 Dans la méthodologie retenue, il a été décidé, par exemple, de compter 8 actions dans le cas d’une obligation globale de « répondre à 2 offres d’emploi par mois », la durée théorique séparant la signature du contrat de l’entretien destiné à en vérifier le respect étant de 4 mois.

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dans l'accusation démobilisante44 ». Les risques de traitement arbitraire sont renforcés, d’après les acteurs rencontrés, par l’absence de critères objectifs pour la définition des « efforts suffisants de recherche d’emploi ». Le Vademecum DISPO45, remis par l’ONEm aux facilitateurs lors de leur entrée en fonction afin de préciser les consignes et tâches prescrites, nous permet de nous faire une image de la manière dont devraient théoriquement se dérouler les entretiens. Avant de recevoir le chômeur, le « facilitateur » de l’ONEm compile les informations dont il dispose « on-line » sur le chômeur (transmissions du SPE régional concerné, données Dimona, données ONEm). L’entretien en lui-même, d’une durée indicative d’une demi-heure46, a pour but d’entendre le chômeur, éventuellement accompagné, sur sa recherche d’emploi principalement pendant la période des 12 derniers mois qui précède l’entretien. Or, dans la pratique, tous les acteurs rencontrés (tant les accompagnateurs que les « facilitateurs » eux-mêmes) parlent de l’accélération constante des cadences, et il n’est pas rare que l’entretien se limite à 15 minutes, rendant impossible, de l’aveu même de certains agents ONEm, un accueil et un traitement de qualité. Selon l’ONEm (2008)47, le rôle de « facilitateur », partagé « entre accompagnement du demandeur d’emploi et contrôle de sa disponibilité » est « particulièrement difficile, lourd et stressant compte tenu notamment du rythme élevé des entretiens d’évaluation qui peut provoquer un effet routine ». 44 BODART M., « L’activation du comportement de recherche d’emploi ou le contrôle de la disposition au travail », in HUBERT H.-O. (sous la dir.), Un nouveau passeport pour l'accès aux droits sociaux: le contrat, Bruxelles, La Charte, Collection Droit en Mouvement, 2006, p. 43. 45 ONEM, Vademecum DISPO, Bruxelles, 2004, 96 p. (annexes 1.1, 1.2 et 1.3 incluses). Il s’agit d’un document interne qui a néanmoins fait l’objet d’une diffusion dans les organisations syndicales. 46 Précisant que cette durée est « purement indicative », le Vademecum DISPO précise que « ce timing peut être prolongé pour un dossier justifiant par exemple la signature d’un contrat », l’essentiel étant « d’écouter ce que le chômeur a à dire spontanément ou en réponse aux questions du facilitateur, sans pour autant tomber dans le bavardage ». Cependant, ces délais hypothétiques pourront « être adaptés par la suite en fonction des expériences et de l’évolution du nombre d’entretiens à prévoir par jour ». 47 ONEM, Activation du comportement de recherche d'emploi. Exécution de l'accord de coopération. Situation 31 décembre 2007. Rapport présenté au Comité d'évaluation (Art. 22 de l'accord de coopération du 30.04.2004), 2008b, p. 95 (non diffusé).

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Au-delà de la masse de personnes à contrôler, on pointe aussi des problèmes d’effectifs (« au 31 décembre 2007, 125 facilitateurs, sur 145 prévus, et 13 coordinateurs, sur les 15 prévus, étaient en service48 ») et le turn-over le plus important de la fonction publique (« le taux moyen de turn-over chez les facilitateurs (17,08 %) est supérieur de 12,18 points à celui des autres contractuels (4,9 %) »). A tel point que « des personnes embauchées en 2004 et 2005, il y a encore respectivement 51 % et 73 % en service. Au [bureau de chômage] de Bruxelles, des 16 facilitateurs qui étaient en service initialement, il n’en reste désormais que 3 ». Constatant une accélération de la cadence de travail dès juillet 2005, l’un de ces ex-« facilitateur » interviewé par nos soins affirme « que les contrôleurs actuels ne disposent pas de la même expérience et on se dirige vers l’interrogatoire de police face à des gens précarisés ». Dans son cas, c’est la dégradation des conditions de travail qui l’a amené à démissionner. Le rapport précité de l’ONEm confirme qu’il est loin d’être le seul : sur 27 agents démissionnaires, disposant d’un minimum de 18 mois de service, 11 déclarent quitter l’ONEm pour une fonction spécifique d’accompagnement dans une structure d’aide à la recherche d’emploi (SPE régional, Maison de l’Emploi…) et 6 sur 27 affirment démissionner en raison du « contenu de la fonction ». Conséquence indirecte : on assiste à une diversification des profils. Recherchant initialement des profils « sociaux », l’ONEm se contente désormais de recruter les nouveaux agents sur la base de leur seul titre d’études (diplômes de 1er cycle en informatique, en comptabilité…). A côté des conditions de travail qui influent sur le traitement des dossiers, la contractualisation des allocations sociales pose, à l’évidence, la question d’une véritable liberté contractuelle dans le chef de bénéficiaires présentant une plus grande vulnérabilité économique, sociale et culturelle, et donc une adhésion plus faible à la culture de l’écrit véhiculée par un mécanisme de contrôle basé sur le renversement de la charge de la preuve, de préférence écrite49. La situation parfois d’extrême détresse des allocataires les place dans une situation vécue d’infériorité et de soumission par rapport à l’institution. Cette inégalité se traduit, dans les témoignages récoltés, par une certaine appréhension vis-à-vis de l’institution, par un stress important, avant 48 Ibid., p. 85. Les 4 citations suivantes (la citation de l’ex-facilitateur non incluse) proviennent de la même source. 49 BINGEN A. & LEBRUN M., « La contractualisation des rapports sociaux à l’épreuve de la subjectivité », in Actes du deuxième Congrès international des formateurs en travail social et des professionnels francophones de l'intervention sociale, Namur, 2008, 15 p. http://www.congres2007.org/pages/actes_pdf/Bingen_Lebrun.pdf

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même le premier contact. Pour les chômeurs, privés involontairement d’un travail, prouver continuellement sa bonne foi semble dès lors constituer une « double peine », un nouveau facteur de « production institutionnelle de l’invalidation50 » au sens de Detyre et Zediri-Corniou. L’inquiétude exprimée paraît légitime dès lors que se joue au-delà de l’acte administratif une confrontation de valeurs et de représentations différentes, sources potentielles tant de malentendus que de jugements arbitraires dommageables à la partie la plus faible dans l’« échange ». A l’issue des entretiens, nombreux sont les chômeurs à évaluer le contrôle de l’ONEm comme inutile et vexatoire, entraînant périodiquement l’expression d’une certaine agressivité qui pousse l’ONEm à envisager systématiquement la « présence d’un vigile51 ». Ce qui précède nous semble particulièrement utile pour interpréter les résultats suivants, provenant de l’enquête d’Idea Consult précitée : en effet, plus de la moitié de l’échantillon de l’enquête déclare ne pas percevoir positivement le rôle des facilitateurs et n’avoir pas été aidé par l’ONEm à travers de ce dispositif. Seuls 71% des chômeurs évalués positivement (et 32% des chômeurs évalués négativement) estiment que l’ONEm a tenu compte de leur situation personnelle. Et au final, ce sont respectivement 41% (des répondants évalués positivement) et 70 % (des répondants évalués négativement) qui ont eu peur de perdre leur droit aux allocations. IV. Conclusions : effets collatéraux et bombes à retardement Bien des acteurs du champ de l’insertion socioprofessionnelle nous ont relaté l’intérêt d’un PAC poussant certains chômeurs totalement déconnectés du marché du travail à « sortir de l’ombre », ce qui est attesté par l’accroissement du volume de demandeurs d’emploi poussant les portes de structures de type « Mission Locale pour l’Emploi ». Et ce bien que « les actions du contrat [soient] fréquemment mises en cause par les conseillers en accompagnement [des SPE régionaux, ce qui] pose des problèmes lors de l’évaluation de ces actions et peut entraîner une situation à la fois dommageable pour le demandeur d’emploi et difficile à gérer pour le facilitateur52 ».

50 DETHYRE R. & ZEDIRI-CORNIOU, La révolte des chômeurs, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 123. 51 ONEM, op. cit., 2008b. 52 Ibidem.

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Mais cet effet indéniable masque une forêt d’effets pervers, pour les chômeurs nous l’avons vu, mais également pour les professionnels qui, tel ce conseiller de Mission Locale bruxelloise, pointe l’accroissement de la charge administrative engendrée par l’inscription de l’ensemble du champ de l’insertion dans un mécanisme de contrôle sans attacher trop d’importance au respect de la vie privée. Au final, « moins de temps à consacrer à notre public ultra-fragilisé » et « moins de liberté dans le choix de nos interventions, celles-ci étant recommandées par les coaches d’Actiris et les facilitateurs de l’ONEm qui ne passent pas plus d'une demi-heure par candidat pour déterminer quelles sont les démarches qu'il faut réaliser pour retrouver un travail ». On comprendra aisément que certaines sections syndicales revendiquent, si pas le retrait du plan, au minimum le refus des sanctions en l’absence d’un investissement massif dans la formation, l’enseignement, les structures d’insertion socioprofessionnelle et les équipements collectifs (de type crèche). Nombreux sont les acteurs des politiques de l’emploi à nous avoir exprimé leurs craintes quant à l’évolution future d’un dispositif présenté comme emblématique du projet gouvernemental d’Etat social actif, dans un contexte où s’expriment les volontés de certain(e)s d’étendre le dispositif aux chômeurs complets indemnisés âgés de 50 à 58 ans53, de raccourcir les délais de convocation à l’ONEm, de régionaliser une partie de la procédure et, au-delà, de la compétence fédérale en matière d’emploi (voire de la sécurité sociale), et in fine d’écrémer l’assurance-chômage des bénéficiaires « inemployables », « non orientables54 », en déléguant la prise en charge de cette « nouvelle » catégorie de demandeurs d’emploi aux CPAS et au tiers secteur institutionnel parapublic, contribuant ainsi à la fois à psychologiser un peu plus l’accompagnement des chômeurs, à sabrer le caractère universel et solidaire de la sécurité sociale, à reporter sur les collectivités locales (et en grande partie sur l’impôt communal) le poids du traitement de problèmes macroéconomiques.

53 Recommandé par le Conseil Supérieur de l’Emploi dans son rapport 2005 et initialement prévu dans la déclaration gouvernementale de la défunte Organe bleue. 54 Les « personnes non orientables » sont définies, par l’ONEm, comme les « demandeurs d’emploi présentant des problèmes d’ordre médical, mental, psychique ou psychiatriques (MMPP) » (ONEM, op. cit, 2008b, p. 87).

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Si la légitimité de ces quelques craintes dépend en grande partie des choix politiques à venir, le principe même d’une réforme répressive de l’assurance-chômage nous semble devoir être remis en cause. Loin de nous la volonté de contester le caractère stimulant de la procédure pour une part non négligeable de demandeurs d’emploi, notamment par leur plus grande participation aux processus d’accompagnement à la recherche d’emploi, de formation et d’insertion professionnelle. Nous sommes même prêts à souscrire à l’affirmation, difficilement démontrable, de l’existence d’un « effet PAC » sur l’évolution du marché du travail. Mais il nous semble fallacieux qu’un grand nombre d’évaluations réalisées en interne à l’ONEm, plus que mitigées, ne fassent pas l’objet d’une publication, et que soient parallèlement présentés comme « scientifiquement démontré » :

- que le PAC parvient à rendre « le chômage moins attractif sans augmenter la pauvreté55 » ;

- qu’une « plus grande disponibilité = plus d'emplois = plus de possibilités pour accompagner les groupes les plus éloignés56 » alors même qu’on envisage dans le même document interne de réorienter les chômeurs « non orientables » vers l’aide sociale ;

- que « le comportement de recherche [d’un emploi] devient plus efficace57 » alors que seuls 47% des répondants à l’enquête d’Idea Consult déclarent avoir modifié ce comportement en raison de la procédure d’ « activation du comportement de recherche d’emploi » ;

- que le « monitoring avec accompagnement et sanctions fonctionne... et fonctionne mieux (et est meilleur marché) que la formation, les subsides (réductions de cotisations sociales) et la création directe d'emplois » alors même que des économistes de renom comme Cockx B., Bogaerts K. et De Lathouwer L. (2003) considèrent que le problème majeur du chômage belge réside dans le manque d’emplois disponibles pour les faiblement qualifiés, et que Gazier B. (2005) juge lui-même inapproprié un contrôle renforcé des preuves de recherche d’emploi, combiné à l’utilisation

55 Powerpoint de présentation du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale, op. cit. 56 Ibidem. 57 Ibidem.

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de sanctions « dont l’inefficacité est prouvée par la plupart des travaux d’évaluation58 ».

La perte d’un emploi, et des revenus qu’il procure, est un puissant facteur de précarisation des individus. L’analyse historique nous a montré que c’est contre ce risque de dénuement et sur la base d’une forte notion de solidarité que se sont constituées les premières caisses mutuelles à l’origine des grandes organisations syndicales actuelles. L’Histoire nous apprend également que du début du XXe siècle à la deuxième guerre mondiale se sont écoulées près de 50 années d’hésitation à reconnaître ce risque d’existence comme social (et non individuel) et à l’intégrer dans le système assurantiel de la sécurité sociale : hésitations et tensions entre libéraux, chrétiens et socialistes, au niveau politique, à la Chambre des Représentants et au Sénat, tensions aussi entre et au sein des différents syndicats, manoeuvres désespérées d’un patronat aux abois face à la montée en puissance des syndicats et convaincu déjà de la fourberie des chômeurs tentés malignement par l’oisiveté. Dès lors, eu égard à ce qui précède, le dispositif d’activation du comportement de recherche d’emploi constitue bien, en l’état actuel des choses, une régression du droit social belge, pour la simple raison qu’il accroît les obligations des demandeurs d’emploi sans contrepartie de la part des pouvoirs publics qui n’apportent aucune garantie en termes de créations d’emplois ou d’investissements dans la formation, les chômeurs étant dès lors forcés de rendre compte de leurs efforts solitaires de réinsertion et des résultats de leur mise en concurrence avec l’ensemble des actifs dans une économie mondialisée.

58 GAZIER B., Vers un nouveau modèle social, Paris, Flammarion, 2005 (édition revue), p. 78.

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http://www.stopchasseauxchomeurs.be/fichiers/Analysearreteversion080205OK.pdf. SPF ÉCONOMIE – DG STATISTIQUE ET INFORMATION ÉCONOMIQUE, Qui sont les pauvres en Belgique ?, 2007, 8 p., http://www.statbel.fgov.be/press/pr106_fr.pdf. Non diffusé IDEA CONSULT, Evaluatie van het nieuwe opvolgingsstelsel voor werkzoekenden. Rapport met voorlopige resultaten, rapport d’enquête réalisé, à la demande du SPF E-T-Cs, en collaboration avec le SPF E-T-Cs et l’ONEm, Bruxelles, 2008, 18 p. ONEM, Vademecum DISPO, Bruxelles, 2004, 96 p. (annexes 1.1, 1.2 et 1.3 incluses). ONEM, Activation du comportement de recherche d'emploi. Exécution de l'accord de coopération. Situation 31 décembre 2007. Rapport présenté au Comité d'évaluation (Art. 22 de l'accord de coopération du 30.04.2004), 2008b. SPF EMPLOI, TRAVAIL ET CONCERTATION SOCIALE, Accord de coopération du 30 avril 2004 relatif à l’accompagnement et au suivi actif des chômeurs. Evaluation mars 2008 (Powerpoint de présentation).

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LA QUALITE A JETTE : UNE DEMARCHE BOTTOM UP OU TOP DOWN ? Bernadette JAMBE1 et Yves VAN PARYS2 Résumé : L’administration communale de Jette s’est engagée sur la voie de la certification ISO 9001. Cela a entraîné des modifications managériales importantes ainsi qu’une nouvelle dynamique globale. Bien que cette démarche provienne de la base, le personnel et les différents échelons de la hiérarchie se la sont-ils appropriée et y trouvent-ils une satisfaction ? Afin de répondre à ces questions, nous avons mené des interviews auprès d’un échantillon composé de trois services communaux très différents. L’analyse de ces interviews nous a permis de mettre en évidence le ressenti du personnel. A partir de celui-ci, nous avons tenté d’identifier les points forts et les points faibles de cette réforme. Des pistes d’actions ont ainsi pu être définies. I. Introduction : une démarche Qualité initiée par la base En 2002, l'administration communale de Jette traversait une période de changements importants : le départ à la retraite des directeurs de département en un court laps de temps, la perspective du déménagement vers une nouvelle maison communale, la nécessité de réorganiser les services techniques et administratifs, l’adaptation aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, ... tout ceci dans une situation financière difficile qui exigeait des services qu’ils fassent preuve 1 B. JAMBE, Responsable Qualité, Commune de Jette ; lic. en Sciences Politiques (FUCAM), diplômée en Management public (Solvay) et en Qualité ISO (ICHEC) - [email protected] 2 Y. VAN PARYS, Directeur technique, Commune de Jette ; Ing. Industriel, diplômé en Management public (Solvay) – [email protected]

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d’imagination pour réduire les dépenses tout en maintenant les services rendus à la population. D’autre part, le constat de dysfonctionnements majeurs au sein de l’administration, a motivé un petit groupe de fonctionnaires issus de divers services et niveaux de la hiérarchie de lancer le projet EvA (Evolution de l’Administration – Evolutie van de Administratie). Le but de ce projet était de donner l’occasion à tous les membres du personnel de réfléchir à des améliorations et de leur permettre ainsi de s’épanouir pleinement dans leur travail. C’était l’occasion de les rassembler autour d’un projet commun. Celui-ci a obtenu rapidement l’adhésion du Secrétaire communal et du Collège. Des moyens financiers ont été dégagés et un bureau de consultants a été désigné pour structurer la démarche et pour mettre toutes les chances de notre côté afin d’aboutir à des résultats positifs. Les résultats d’une enquête menée auprès de l’ensemble des cadres afin de déterminer leurs préoccupations principales et une journée d'étude axée sur les thèmes dégagés en priorité, ont débouché sur la création de quatre groupes de travail : la communication interne, l’informatisation, la gestion du personnel et les procédures de travail. Ces groupes de projet, composés de représentants de tous les services et de toutes les catégories (112 agents, soit plus ou moins un quart des membres du personnel), se sont employés, sur base volontaire, à établir un état des lieux dans leurs secteurs respectifs, avant de définir les objectifs concrets à atteindre. Après deux ans de travail, des conclusions et des propositions ont été remises au Collège des Bourgmestre et Echevins par le groupe EvA. Parmi les recommandations formulées figurait la création d’un service Qualité ainsi que d’un service GRH qui virent le jour en 2005. Cela a mené également à une réorganisation complète des organigrammes, avec la nomination de trois nouveaux directeurs ainsi que de dirigeants de services. Ces nominations eurent lieu selon une procédure inédite de défense d’un projet de gestion des départements et services devant le Collège. Représentant en quelque sorte le couronnement du mouvement EvA et l’aboutissement d’une volonté politique, la commune de Jette a obtenu en septembre 2006 la certification ISO 9001 : 2000. Au départ, la certification ISO est plutôt employée par le secteur privé. Néanmoins, elle est de plus en

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La qualité à Jette : une démarche bottom up ou top down ? 237

plus utilisée par les services publics et constitue un outil adapté à nos besoins. Elle s’inscrit dans la volonté d’améliorer le service au citoyen et la satisfaction de son personnel selon le principe du cercle vertueux : personnel compétent et motivé, meilleures performances, augmentation de la satisfaction du citoyen, politiques satisfaits, confiance dans le personnel, moyens pour une GRH performante (formations, évaluations, valorisation, reconnaissance du travail accompli, …). Le nouveau type de management engendré par cette démarche a entraîné plusieurs dynamiques : d’une part, des audits internes sont effectués sur les procédures de travail. Celles-ci sont donc régulièrement examinées et adaptées, voire remises en question. D’autre part, les services commencent à décrire leurs missions et objectifs en concertation avec l’ensemble des acteurs impliqués (échevin, directeur, responsable de service, personnel). Ces tableaux d’objectifs sont présentés au Collège et au Secrétaire communal tous les six mois. Ils devraient avoir pour but d’une part de constituer la base pour la rédaction des descriptions de fonction de chaque poste de travail et d’autre part de définir les objectifs individuels dans le cadre de l’évaluation des agents. Ces tableaux d’objectifs permettent à chaque membre du personnel de comprendre et situer son rôle particulier à la contribution des objectifs généraux du Service Public dans lequel il travaille. Mais comment cette démarche qualité est-elle perçue par le personnel ? Malgré qu’elle soit venue de la base et qu’un grand nombre d’acteurs y ait participé, le personnel se l’est-il vraiment appropriée ? La ressent-il comme un levier de changement dans lequel il se retrouve et a envie de s’impliquer ou comme un processus qui alourdit davantage l’administration et qui fixe encore des contraintes supplémentaires ? Le personnel croit-il en cette démarche ? Quel est l’impact de ce nouveau type de management sur la motivation et la performance au travail des opérateurs et de leur hiérarchie ? Le personnel exécutant et sa hiérarchie ressentent-ils une meilleure coordination entre les services et entre les personnes, une plus grande cohérence dans l’organisation de travail ? En outre, ressentent-ils une plus grande valorisation de leurs tâches ? C’est ce que nous avons voulu savoir en menant une enquête que nous détaillons ci-après. Les personnes interviewées se sont exprimées librement et sont parfois allées très loin dans leurs propos. Par respect pour leurs

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opinions et tout en préservant l’anonymat promis, nous avons pris l’option de ne pas tenir la langue de bois dans nos analyses et conclusions, et ceci uniquement dans un but constructif, sans vouloir blesser ou mettre à mal qui que ce soit. II. Méthodologie de l’enquête Le meilleur moyen afin de comprendre comment sont vécues les réformes « vues d’en bas » était selon nous de procéder à des interviews d’un échantillon du personnel. Nous nous sommes basés pour ce faire sur le « Manuel de recherche en sciences sociales3 ». II.1. Choix des personnes à interviewer Nous avons sélectionné trois services : le service des Plantations, le service Démographie et le service Gestion du Territoire (Urbanisme). Nous avons porté notre choix sur ces trois services car ils ont été particulièrement sollicités par la mise en place de la certification ISO et ils représentent un panel assez diversifié des services communaux : le service des Plantations est un service technique principalement constitué d’ouvriers. Le service Gestion du Territoire est un service technique, composé de techniciens (architectes) et d’administratifs. Il possède aussi l’aspect service direct au citoyen. Enfin, le service Démographie est un service purement administratif, en contact direct avec le citoyen et core business de l’administration. Nous avons également interrogé la hiérarchie de ces services jusqu’au Secrétaire communal ainsi que les échevins concernés et le Bourgmestre. Nous soulignons le fait que nos interviews ne reflètent pas les opinions de l’entièreté du personnel mais bien d’un échantillon choisi qui, par rapport à l’ensemble, se sent plus impliqué. Nous pouvons le déduire entre autre du taux de réponse à notre enquête annuelle de satisfaction du personnel, qui est de 59,65% pour ces trois services, alors que ce taux est de 35% pour l’ensemble du personnel. 3 R. QUIVY, R. et L. VAN CAMPENDHOUDT, Manuel de recherche en sciences sociale, Paris, Dunod, 2006.

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Effectif total

Réponses à l'enquête de satisfaction du personnel %

Ont participé aux interviews %

Gestion du Territoire 12 9 75,00 11 91,67

Démographie 19 3 15,79 11 57,89

Plantations 23 20 86,96 20 86,96

Directeurs + SC 3 2 66,67 3 100,00

Politiques 3 néant néant 3 100,00

Total 60 néant néant 48 80,00

Total enquête de satisfaction4 57 34 59,65

Il est intéressant d’observer que, parmi les trois services considérés, plus de personnes ont participé aux interviews que répondu à l’enquête. 48 personnes sur 60 ont accepté l’interview. Une personne sur les 60 était indisponible pendant toute la période. Les refus proviennent principalement du service Démographie (8 personnes), ensuite du service Plantations (2) et enfin du service Gestion du Territoire (1). II.2. Choix des questions à poser La technique de l’entretien exploratoire avec des questions ouvertes a été retenue. Un canevas général a été élaboré afin de recentrer les interviewés et de pouvoir comparer leurs réponses entre elles. Les questions passent en revue les différents éléments introduits au sein de l’administration communale du fait de la certification ISO. Il est donc question de l’établissement des missions et objectifs des services, des descriptions de procédures, des audits internes et externes ainsi que des enquêtes de satisfaction du personnel et du citoyen. 4 Les élus ne font pas partie du personnel communal.

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II.3. Mise en œuvre des interviews Nous avons bénéficié des services de deux collègues5 pour la réalisation des interviews. Elles ont donc été effectuées par trois personnes en tout. Chacune d’entre elles a été réalisée dans la langue de l’intéressé. Il a été demandé aux personnes l’autorisation de les enregistrer (quelques-unes ont refusé). Nous avons résumé chaque interview sur base des enregistrements ou des prises de notes. Nous avons procédé à une analyse par service pour ensuite réaliser une analyse globale. Lors de l’analyse de l’enquête ci-dessous, nous présentons autant que possible des résultats chiffrés. Il est évident que nous n’avons pu tenir compte que des réponses spontanées, sans les induire. Par exemple, nous n’avons pas directement demandé aux personnes si elles pensent que la démarche ISO peut améliorer l’image de la commune. Il est évident qu’une très grande majorité aurait répondu oui, cela n’aurait pas d’intérêt. Nous n’avons considéré que les personnes qui ont exprimé l’idée spontanément. III. Résultats de l’enquête Nous présentons ici les grandes lignes de ce que nous avons pu retirer de l’ensemble des interviews par question posée. III.1. « Êtes-vous au courant de la certification ISO 9001 ou la démarche qualité au sein de notre administration et que représente-t-elle pour vous ? » Toutes les personnes interrogées ont connaissance de la démarche de certification (48/48)6 ; elles appartiennent toutes, faut-il dire, à des services avec lesquels de nombreuses actions ont été menées. Elles ont conscience du fait que la certification et les actions qui en découlent visent à améliorer l’image de la commune auprès du citoyen. « La certification a l’air d’avoir insufflé un espoir de modernité, un vent nouveau » (13/48). 5 Nous remercions chaleureusement Valérie Delsemme et Nancy Maas. 6 Réponses par rapport aux personnes concernées.

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La notion d’amélioration de la qualité vis-à-vis du citoyen est mieux comprise (33/48) et davantage mise en avant que l’amélioration de l’organisation interne (12/48). La finalité de la démarche est bien comprise par le personnel employé, moins par le personnel ouvrier qui est plus éloigné géographiquement. Il ressent parfois cela comme des « tâches administratives » réservées à la hiérarchie (12/18). Toutefois, cette perception est aussi fort influencée par l’implication dans la démarche de la hiérarchie directe. Nous développerons ce point lors de nos conclusions. De manière générale, nous avons clairement perçu de la sincérité dans l’envie du maintien de la certification ISO. III.2. Êtes-vous au courant de la description des objectifs de votre service ? Qu’en pensez-vous ? Depuis 2007, une démarche de description des missions et objectifs des services a été initiée. Les directeurs et chefs de service ont reçu pour mission d’établir des tableaux reprenant ces éléments. Un canevas commun leur a été communiqué. Ils doivent décliner leurs missions en objectifs stratégiques et opérationnels et ensuite en actions. Ils doivent préciser qui est pilote de l’action ainsi que définir des délais de réalisation pour les objectifs de type projet. Il leur a été demandé de négocier ces tableaux d’une part avec leurs Echevins et d’autre part avec l’ensemble du personnel. Cette méthode n’est, à l’heure actuelle, pas encore intégrée entièrement par toute la hiérarchie. Il reste encore du travail afin de convaincre l’ensemble des acteurs. Cependant, au fur et à mesure des mises à jour de ces tableaux (leur état d’avancement doit être présenté tous les six mois en revue de direction par les directeurs), nous observons une compréhension et un intérêt grandissants. En ce qui concerne les résultats des interviews, les tableaux d’objectifs sont connus du personnel (48/48). Il sait qu’ils ont été négociés entre le directeur du département et le chef de service. Par contre, le chef de service ne se l’est pas toujours approprié (2/3), même s’ils ont été présentés au personnel dans le but de les informer ou, dans le meilleur des cas, de les négocier. Nous avons pu observer que, à quelques reprises, des membres du personnel se sont vu fixer des objectifs individuels au cours de leur évaluation en fonction du tableau d’objectifs du service, ce qui est encourageant.

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Certaines personnes interrogées dénoncent un manque de clarté des tableaux qui sont perçus comme étant trop compliqués. Cet élément confirme une impression que le service Qualité avait déjà perçue. Un travail de simplification et de compréhension doit donc être réalisé. A notre grande surprise, il est revenu très fréquemment (10/48) que les tableaux d’objectifs étaient un bon moyen pour connaître et faire connaître plus en profondeur les tâches de chacun au sein du service et entre les services. Ceci permet de mieux diriger le citoyen dans ses demandes, d’augmenter la polyvalence des agents, de mieux se situer au sein de l’administration, de savoir « qui fait quoi et comment ». Ces tableaux semblent pouvoir être un outil pour répondre à leurs attentes dans ces domaines. De façon générale, une majorité des personnes directement impliquées considère que ces tableaux sont chronophages (6/11). Ils ne trouvent pas le temps de contribuer eux-mêmes à leur rédaction. Evidemment, plus le chef s’implique, plus le personnel aura une compréhension approfondie de l’intérêt des tableaux et aura une vue positive de l’ampleur du travail que cela demande. C’est une évidence mais elle ressort de façon significative des interviews. Si un échelon de la hiérarchie est défaillant, cela pose déjà un gros problème de motivation. Si deux échelons manquent, cela devient quasiment impossible. Certains agents ont également exprimé le sentiment (positivement ou négativement) que leur travail sera plus facilement contrôlable grâce (ou à cause) de la précision de ces tableaux. III.3. Etes-vous au courant de la rédaction des procédures de travail ? Qu’en pensez-vous ? Tout organisme qui souhaite se faire certifier ISO 9001 doit décrire un certain nombre de procédures obligatoires qui permettront ensuite à l’auditeur externe de vérifier que les moyens sont mis en œuvre afin de garantir une amélioration continue (procédure d’audit interne, de traitement des plaintes, …). A côté de cela, les grands processus importants pour le fonctionnement optimal de l’organisme vis-à-vis de ses clients doivent également être décrits. Nos procédures actuelles souffrent du fait que nous nous sommes trop attachés au « comment faire les choses » par rapport au « pourquoi ». Elles devraient être revues en fonction et donc s’attacher plus

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aux aspects organisationnels qu’aux aspects concernant le détail du travail lui-même. Les interviews ont révélé que seuls 88% des agents interrogés (42/48) sont au courant de l’écriture des procédures alors qu’un travail important dans ce domaine a été réalisé par plusieurs membres de leur service. Des séances d’information ont de plus été données à l’ensemble des agents par le service Qualité. Une partie importante voit ces procédures plutôt positivement mais n’y trouve aucun intérêt (22/48). Ils connaissent leur métier. Ils y font rarement appel, même en cas d’apprentissage d’un nouvel agent. Certains trouvent que cela rassure de les savoir écrites, « au cas où » (5/48). Par ailleurs, les personnes impliquées par leur rédaction estiment y avoir consacré beaucoup de temps (8/12). Pour la majorité, la hiérarchie estime que les procédures permettent la réflexion sur le travail que l’administration est tenue de réaliser : elles structurent, évitent les actions inutiles, maintiennent plus facilement une ligne de conduite objective, protègent le fonctionnaire des pressions. Mais il faut éviter que cela ne conduise à une trop grande inertie, à un manque d’adaptabilité aux situations. III.4. Que pensez-vous des audits internes et externes qui sont régulièrement réalisés ? Une certification ISO implique le fait que, d’une part, le système doit prévoir un contrôle interne de l’ensemble des procédures qui ont été approuvées, et d’autre part, que l’organisme certificateur réalise lui-même des contrôles de suivi entre deux certifications et un contrôle de recertification tous les trois ans. Les interviews montrent que seul 89,5% du personnel est au courant des audits (43/48). Ils sont ressentis comme un outil indispensable pour la vérification du bon fonctionnement de la procédure. Malgré l’avis généralisé d’inutilité des procédures, la majorité du personnel estime qu’à partir du moment où elles existent, il est normal que des audits soient effectués. Il est intéressant de constater que, selon les interviewés, les audits permettent de faire connaître leur travail à des tierces personnes (notamment le service

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Qualité) et valorisent leur travail (8/45). Ils ne sont que rarement ressentis comme un contrôle de la personne auditée. Il serait même souhaitable, pour une des personnes, que les contrôles externes soient plus sévères. III.5. La commune réalise annuellement des enquêtes de satisfaction tant pour le citoyen que pour le personnel. Qu’en pensez-vous ? La démarche EVA est à la base de la première enquête de satisfaction du personnel en 2003. Elle a été réintégrée par le service Qualité et est réalisée annuellement depuis 2007. Elle comprend un nombre important de questions et donne lieu à une analyse assez fouillée des résultats qui est communiquée à l’ensemble du personnel. L’enquête de satisfaction du citoyen est réalisée annuellement depuis 2006. Elle ne concerne que la satisfaction des citoyens vis-à-vis de leur passage à l’administration communale, donc principalement aux services Démographie et Etat Civil et, dans une moindre mesure, au service Gestion du Territoire. Elle est composée de six questions fermées de façon à faciliter le dépouillement des réponses (les moyens du service Qualité sont assez limités). Les questions concernent la prestation de services de l’administration communale, la qualité de l’espace d’accueil, l’obtention d’informations correctes, l’accueil au guichet, l’attente au guichet et le choix des heures d’ouverture. Les résultats sont très positifs depuis le début des enquêtes7. En ce qui concerne l’enquête de satisfaction du personnel, la participation a été très variable en fonction des services, comme le montre le tableau repris au point II.1 ci-avant, essentiellement à cause de craintes par rapport à la confidentialité dans un service particulier. Il est cependant intéressant de constater que, au sein de ce service, seules 3 personnes8 sur 19 semblent avoir répondu à l’enquête écrite alors que 11 d’entre elles se sont exprimées lors de l’interview. Vu la constance dans les réponses aux interviews, y compris dans les exemples cités, il y a tout lieu de penser qu’une ou plusieurs personnes du service dans lequel la participation a été la plus faible ont éventuellement influencé leurs collègues pour mettre en doute cette confidentialité. 7 La moyenne des réponses se situe comme suit : 53,23% très bon, 31,43% bon, 10,13% satisfaisants, 2,07% mauvais, 0,47% très mauvais et 2,67% sans réponse. 8 Ce chiffre ne peut être confirmé à 100% étant donné le non-respect des consignes par ce service lors de la remise de l’enquête de satisfaction du personnel.

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L’avis le plus frappant et le plus largement répandu est le fait que, selon les personnes interrogées, l’enquête doit déboucher sur des actions concrètes qu’elles percevraient, sans quoi, celle-ci est une perte de temps (28/48). Cet avis était intuitivement perçu par le service Qualité, l’enquête aura permis de l’objectiver. En effet, nous constatons d’année en année une diminution nette du nombre de répondants avec 35% en 2008 (46% en 2007 et 53% en 2003). La cause principale est maintenant identifiée clairement : les pistes d’actions dégagées par l’analyse n’ont ni été mises en œuvre, ni été communiquées au personnel. Par contre, il est intéressant de constater qu’un responsable de service a retiré une utilité directe de cette enquête pour la gestion de son service. Il s’en est servi afin de fixer les objectifs et réaliser ses évaluations individuelles (1/3). En ce qui concerne l’enquête de satisfaction du citoyen, les interviewés la considèrent en soi comme une action positive en termes d’image vis-à-vis du citoyen (13/48). Il peut constater que l’administration se préoccupe de son avis. De l’ensemble des moyens mis en place du fait de la certification, nous ressentons clairement qu’il s’agit de l’élément perçu par le personnel comme le plus positif de tous. Celui-ci est conscient de l’importance de l’avis du citoyen « client » sur notre manière de fonctionner (13/48). Cela nous montre que les agents intègrent de plus en plus que le fondement même de leur travail est d’être au service du citoyen. L’enquête se limite aux guichets, ne valorisant pas les autres travailleurs (Plantations, Propreté, …). Dès lors, les services extérieurs (Plantations) sont peu au courant de son existence (12/18). Ils ne sont pas directement concernés mais signalent qu’ils reçoivent également des réactions « en direct » sur leur lieu de travail, l’espace public, qui vont dans le même sens, c'est-à-dire très positives. Vu les résultats positifs, les enquêtes sont perçues comme un facteur important de reconnaissance. C’est un peu une « récompense » (3/11). Il est cependant étonnant de constater qu’alors que les résultats de l’enquête sont très bons, le personnel insiste fort sur les aspects plus négatifs (5/11),

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sur le fait que les gens sont de plus en plus exigeants. L’exemple qui revient souvent est celui de la demande pour des heures d’ouverture décalées en soirée ou le samedi, alors que seuls 4% des répondants à l’enquête de satisfaction des citoyens sont de cet avis. Il y a une sorte d’autosuggestion des « râleries » des citoyens. III.6. Trouvez-vous une utilité personnelle dans la démarche qualité ? Un nombre important des personnes interrogées répond clairement qu’il ne voit pas d’intérêt personnel à la démarche (5/13). Par contre, le politique commence à exprimer de l’intérêt à pouvoir mieux intégrer sa vision politique et ses nouvelles actions dans un cadre plus structuré (2/3). III.7. La démarche qualité a-t-elle une utilité pour le citoyen ? L’intérêt pour le citoyen de la démarche qualité est mieux perçu par le politique et par la hiérarchie (9/9) que par les agents en contact direct avec le public (24/39), même si la notion de « citoyen-client » fait largement son chemin. Nous sommes malgré tout encore loin de la compréhension du cercle vertueux. III.8. La démarche qualité a-t-elle une utilité pour l’administration ? Les interviewés nous disent qu’elle améliore leur image de marque et permet de nous sortir de cette « image poussiéreuse » (13/48). Elle améliore également la « limpidité » de l’administration (12/48). Etonnamment, le pouvoir politique a exprimé que cela permettrait d’avoir moins de pression dans le travail (1/3). Moins surprenant : cela devrait tendre à plus de rigueur et plus d’efficience (3/3). III.9. Quelles améliorations voudriez-vous apporter ? La question fut posée de la manière suivante à tout le monde : « si vous étiez Secrétaire communal avec les pleins pouvoirs, quelles mesures de changements prendriez-vous en priorité ? ». Le personnel ouvrier met une priorité sur l’augmentation des salaires (4/10) (ce qui transparaît partiellement dans l’enquête de satisfaction du personnel).

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Les néerlandophones souhaiteraient une meilleure connaissance de la deuxième langue de la part de leurs collègues francophones pour pouvoir assurer un meilleur service au public (3/6). Quasi tout le monde a émis le souhait d’une meilleure prise en compte de ses problèmes quotidiens et d’une meilleure compréhension de son travail de la part de sa hiérarchie directe, de la haute hiérarchie et/ou du politique. S’ils étaient Secrétaire communal, ils s’occuperaient de cela en priorité (40/47). IV. Analyse et commentaires Globalement, le personnel ressent l’utilité de la démarche davantage pour le citoyen et l’administration que pour son épanouissement dans son travail. Or, l’un des buts de la démarche qualité est aussi de donner de bonnes conditions pour motiver le personnel et lui permettre ainsi de s’épanouir pleinement. Nous avons pu observer qu’il attend de la haute hiérarchie et du politique que des actions soient menées suite à l’enquête de satisfaction du personnel. C’est alors qu’il constatera que la démarche qualité a une utilité pour lui, que l’on s’intéresse à lui et à son travail. Pour cela, il est nécessaire qu’en 2009 des actions concrètes qui vont dans le sens de l’analyse de l’enquête de satisfaction du personnel soient entreprises et débouchent sur des résultats palpables. Pour atteindre le but, il est tout aussi important que la haute hiérarchie et le politique communiquent par rapport à leurs réalisations. Il faut rappeler que l’origine du mouvement provient du middle management par un processus bottom up. Il a pu se développer grâce au climat favorable de l’époque : appui du politique, grande réceptivité de la part d’une masse critique du middle management, formation du personnel fortement encouragée par le Secrétaire communal. Maintenant que le processus est enclenché, la base attend une plus grande appropriation de la démarche par les instances, sans pour autant lui en reprendre la paternité afin de garder la motivation de départ. Elle attend donc plus d’implication venant du haut de la hiérarchie. C’est de là que doivent venir les consignes précises pour qu’il y ait une cohérence dans les changements. Le personnel attend de ses dirigeants une plus grande compréhension de ses tâches et de sa charge de travail. Les tableaux d’objectifs devraient permettre d’y parvenir. Il est dès lors surprenant et paradoxal de constater le faible engouement qui existe auprès

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de certains pour leur élaboration. Il y a sans doute une crainte de lourdeur et de contraintes supplémentaires alors que la plupart des chefs de service ressentent déjà une surcharge de travail. Ils nous ont confié qu’ils estiment devoir davantage donner la priorité à l’« urgent » plutôt qu’aux « changements ». Une autre piste d’explication pourrait se trouver au niveau générationnel. En effet, l’enseignement des aspects plus stratégiques de l’organisation des services publics est assez récent. Il n’en était pratiquement pas question il y a vingt ans d’ici sur les bancs d’école. Nous constatons que les dirigeants formés récemment intègrent généralement plus facilement la démarche. Il faut cependant garder à l’esprit que ces tableaux, bien qu’ils représentent un outil de gestion précieux, doivent surtout contribuer à motiver le personnel. Si le management prend bien le temps de négocier l’ensemble des actions des tableaux avec le personnel, qu’il fait un lien cohérent avec chaque description de fonction et chaque évaluation individuelle, les agents pourront savoir clairement ce qui est attendu d’eux. Ils auront un défi à relever et se sentiront soutenus par leur hiérarchie. Il nous est apparu clairement dans ce qui nous a été rapporté qu’il serait plus facile d’arriver à convaincre l’ensemble des acteurs avec plus d’appui actif et exemplatif de la part de la hiérarchie. Si le top management ne suit pas, n’encourage pas, ne montre pas l’exemple, ne tire pas vers le haut, le mouvement aura du mal à s’enclencher dans tous les services et à perdurer. Ces interviews ont été révélatrices : ce qui n’était qu’impressions s’est défini avec précision car des mots ont été mis sur les ressentis. Une foule de réponses ont été données spontanément sans que les questions ne soient formellement posées comme: « Comment vous situez-vous par rapport à votre faculté de changement, de professionnalisation de votre métier ? Êtes-vous à l’aise dans ce processus ? Êtes-vous finalement à votre place dans cette démarche ? Ne trouvez-vous pas une série de faux fuyants pour éviter les réformes ? Comprenez-vous bien l’enjeu ? ». Plusieurs responsables ont laissé entendre qu’ils ne se sentent pas toujours à leur place dans la démarche qualité et qu’ils reconnaissent avoir du mal à suivre les changements. Ils disent parfois avoir commis certaines erreurs. C’est le climat des entretiens qui a probablement permis cette franchise de certains reconnaissant leurs limites.

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Par ailleurs, des collaborateurs sont en demande de « pauses ». Ils souhaitent « digérer » ce qui a été fait jusqu’ici. Nous devons cependant être très attentifs car nous sommes entrés dans la période critique ; la vague d’enthousiasme suite à l’obtention de la certification est retombée. Pour les plus proactifs, le risque de déception guette car ils n’ont pas pu constater suffisamment d’améliorations concrètes. Pour les curieux, qui voyaient cela comme une nouveauté excitante, le risque de banalisation est là et il sera difficile de continuer à les motiver s’ils ne perçoivent pas les actions menées. Pour les sceptiques, le manque d’implication, voire d’enthousiasme de la hiérarchie, leur donne des arguments. Les hostiles au changement, percevant ces réformes comme une menace de l’ordre établi, cherchent les failles du système pour contre argumenter. V. Conclusions Nous constatons que la démarche qualité à la commune de Jette est perçue globalement de façon positive et qu’elle a, dans une certaine mesure, participé à la valorisation des agents et de leur travail. Cela a permis de développer un sentiment de fierté et d’appartenance à l’administration. Le personnel est sensible à l’image que peut donner « sa » commune. Il adhère à l’idée que nous devons aller vers plus d’efficience et vers un service optimal au citoyen. Il croit aux outils mis à sa disposition mais il les trouve assez lourds et souhaiterait en voir plus rapidement les effets. Ceux-ci doivent être utilisés plus en profondeur et plus systématiquement. Un travail d’appropriation à tous les niveaux de responsabilités reste nécessaire. Il y a maintenant des attentes clairement exprimées de la part du personnel envers la hiérarchie. Celle-ci devrait s’impliquer davantage dans ce changement et le crédibiliser en montrant l’exemple. Le personnel attend de la cohérence et des balises précises. Il faut que chacun sente que tout le monde est impliqué et solidaire. La recertification de 2009 est, pour l’administration communale de Jette, une opportunité de mobilisation autour d’un projet et doit permettre de communiquer moins timidement que par le passé autour de ce défi (conseil communal, journal communal, presse, colloques …). Il s’agit ici d’un changement profond impliquant tant la classe politique, que tous les fonctionnaires. C’est un grand pas vers un réel contrat de gestion entre les

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services et leurs dirigeants politiques mais c’est surtout un projet pour l’ensemble des citoyens. Nous conclurons donc, en reprenant la question de départ « la démarche qualité à Jette doit-elle être bottom-up ou top-down ? », que le choix n’est pas là. Une complémentarité et une synergie entre les deux sont indispensables pour réussir ce projet win win.

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TRANSFORMATION DE L’ADMINISTRATION DE L’EQUIPEMENT ET DES DEPLACEMENTS EN UNE ORGANISATION DENOMMEE «BRUXELLES MOBILITE » ET ORIENTEE PROJETS Jean-Claude MOUREAU1, Marc BOGAERT2 et Maryse BELLEMONT3 Résumé : Pour aider à la réalisation de la restructuration d’une administration de plus de 500 personnes au sein du Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale, un change manager a été engagé. Sa mission était de mettre en pratique les recommandations d’un audit externe. Son rôle était de co-piloter la réorganisation avec la direction générale. La méthode suivie comportait trois phases: créer un climat propice au changement, mettre l’organisation en marche, implémenter et soutenir le changement. Chacune de ces phases se décomposait, elle-même, en plusieurs étapes dont le texte souligne les facteurs de réussite et les écueils à éviter. La clef du succès peut être résumée dans la formule suivante : «Changer est une décision; le changement est une appropriation par les personnes concernées». Pour pérenniser la réorganisation mise en œuvre en quelques mois, cinq outils sont décrits. Enfin, en guise de conclusion, quelques leçons sont tirées de cette opération de restructuration.

1 J.-C. MOUREAU, Directeur général de Bruxelles Mobilité- AED- e-mail: [email protected] 2 M. BOGAERT, Directeur et fondateur de H.R. ConsulTech- e-mail: [email protected] 3 M. BELLEMONT, Premier attaché - expert de haut niveau ff. de Bruxelles Mobilité - AED- e-mail : [email protected]

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252 Jean-Claude Moureau, Marc Bogaert et Maryse Bellemont

I. Contexte et rôle du « change manager » I.1. Situation de départ Pour en mesurer l’aspect sensible, il est important de situer le contexte dans lequel s’est déroulée la restructuration de l’Administration de l’Equipement et des Déplacements (AED) du Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale. Les principales missions de cette administration peuvent être résumées comme suit: définir des stratégies de mobilité, gérer des projets d’aménagement, de renouvellement et d’entretien des voiries régionales et des espaces publics, ainsi que certaines infrastructures de transports en commun, les taxis et les propriétés régionales. Il s’agit de missions essentielles à la qualité de la vie dans la Région et à son développement durable et harmonieux. La plupart des directions (8) et la direction générale sont concernées par la réorganisation. L’AED est constituée de fonctionnaires statutaires (55%), d’agents contractuels (20%) et de personnel détaché de la STIB (25%). Par ailleurs, chacun des Ministres du Gouvernement bruxellois4 exerce, dans le domaine de ses responsabilités, la tutelle sur l’administration correspondante: l’AED dépend fonctionnellement essentiellement du Ministre de la Mobilité et des Travaux publics et partiellement du Ministre-Président et de la Secrétaire d’Etat chargée de la tutelle sur le Port de Bruxelles. On sait que le monde politique a un mode de fonctionnement plus cyclique que l’administration et est l’objet de fortes pressions orientées résultats. Même s’ils ont parfois des difficultés à concilier leurs objectifs, tant le monde politique que l’administration ont le sens du service au citoyen. Le 9 mars 2006, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale a marqué son accord sur les recommandations émises par un bureau d’audit externe proposant une nouvelle structure pour l’AED. Il s’agissait notamment de supprimer certaines directions et d’en créer de nouvelles.

4 Article rédigé avant les élections régionales de juin 2009.

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« Bruxelles Mobilité » 253

La mise en place de la nouvelle structure devait permettre d’atteindre les objectifs suivants :

- 1. assurer une approche transversale des missions de l’AED et décloisonner le travail;

- 2. renforcer la stratégie et le processus d’élaboration de la politique en matière de mobilité dans la Région de Bruxelles-Capitale ;

- 3. assurer le lien entre la stratégie et la mise en œuvre opérationnelle afin d’aligner les projets sur la stratégie de façon coordonnée ;

- 4. inculquer une véritable culture de gestion de projet ; - 5. professionnaliser la communication externe et interne ; - 6. renforcer le pôle « gestion dynamique de la mobilité » ; - 7. séparer les tâches purement administratives des activités

techniques et mettre en évidence des synergies pour la réalisation des tâches administratives;

- 8. regrouper les activités dites de régie ; - 9. regrouper les activités liées aux infrastructures; - 10. assurer la gestion des connaissances.

I.2. Mission du « change manager » Dans le cadre de la mise en œuvre de cette restructuration, le Ministre de la Mobilité et des Travaux publics, Pascal Smet, et la Secrétaire d’Etat chargée de la Fonction publique, Brigitte Grouwels, ont désigné un « change manager », Marc Bogaert , pour fournir une aide externe de haut niveau. La durée de la mission était de moins d’un an : du 1er juin 2006 au 1er avril 2007 et les résultats à atteindre étaient de mettre en place une nouvelle structure en mars 2007, au plus tard. Une des difficultés de la mission consistait à aligner les intérêts et les objectifs du cabinet et ceux de l’administration dans un agenda concerté, en assurant le respect des mentalités et en garantissant un emploi adéquat et stimulant pour chacun des agents ( « The right man on the right place »). Le rôle de Marc Bogaert, tel que précisé par le Ministre de la Mobilité et des Travaux publics, est d’accompagner le directeur général de l’AED, Jean-Claude Moureau, dans la mise en place de la nouvelle organisation. C’est à ce titre que Marc Bogaert sera présenté aux différents directeurs lors d’une première réunion des directeurs.

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Au début, Marc Bogaert apparaît comme « l’homme du cabinet » qui, soit représente un danger, soit une opportunité. Quel est son réel pouvoir ? Dans quel camp est-il ? Est-il fiable ? Voilà sans nul doute les premières questions que se sont posées les directeurs ce jour-là! La balle est, dès lors, dans le camp du change manager ! A lui de définir sa stratégie, son plan de travail, les étapes à atteindre et de justifier les ressources pour y parvenir. A lui de relever, aussi, le défi de gagner la confiance de l’administration. II. Méthode suivie Le souhait d’avoir une approche participative a permis, durant les premières semaines de la mission, de collecter bon nombre d’idées, remarques, suggestions qui ont eu le mérite d’enrichir les débats. L’approche par la lecture en commun des textes présentant chaque nouvelle Direction a suscité une confrontation des idées tout en apportant souvent plus de questions que de réponses ; en effet, les participants avaient tendance à travailler par « réaction » par rapport à leurs collègues. Très vite, il est apparu indispensable de créer une vision globale, une réflexion de « team » et de construire un projet commun. Autrement dit, plutôt que d’analyser les résultats de l’audit externe, il fallait que les membres du personnel de l’AED fassent fi de leurs frustrations et s’approprient la mise en place de la nouvelle organisation. A cette fin, il a été décidé de suivre la méthode, en 8 étapes et 3 phases, décrite par D. S. Cohen et P. Kotter 5 et de travailler à sa mise en œuvre, forts de l’idée suivant laquelle «changer est une décision; le changement est une appropriation». C’est pourquoi, le principe selon lequel on n’impose pas un changement CONTRE la volonté des personnes impliquées, a été respecté pendant toute la durée de la mission. Un changement efficace, durable et évolutif réussit le mieux lorsque les personnes concernées, à tous les niveaux, se sont approprié le projet futur. Un projet de changement se réalise par l’exécution d’une succession d’étapes que l’on retrouve, généralement, dans toute bonne méthode de gestion de projet :

5 D.S. Cohen, P Kotter, « The heart of Change », Field Guide, Boston, Harvard Business School Press, 2005, p.2.

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- prise de conscience et décision d’agir par un groupe de pilotage ; - analyse de l’existant ; - analyse de la vision future ; - plan d’actions et désignation d’un sponsor reconnu ; - réalisation ; - implémentation et suivi ; - évaluation.

Si la gestion du changement se limitait seulement à ces actions, cela voudrait dire que tout bon chef de projet serait à même de mener à bien un projet de changement. Un projet de changement ne peut réussir que si le chemin entre le ‘as is’ et le ‘to be’, est parcouru en tenant compte du ressenti des hommes et des femmes confrontés au changement proposé, c’est-à-dire confrontés à la perte d’un confort parfois illusoire mais accepté par rapport à un risque souvent tout aussi illusoire mais inconnu. La gestion du changement demande une approche méthodique, basée sur un phasage en étapes indispensables qui s’articulent suivant le schéma en forme d’escalier suivant 6:

Ce schéma se décompose en trois grandes phases : Phase 1 : Créer un climat propice au changement (3 étapes) Phase 2 : Mettre l’organisation en marche (2 étapes)

6 D.S. Cohen, P. Kotter, “The heart of Change”, Field Guide, Boston, Harvard Business School Press, 2005, p.3.

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Phase 3 : Implémenter et soutenir le changement (3 étapes) Trop souvent, lorsqu’une décision de changement est prise, seul le résultat compte; les décideurs se projettent trop vite dans la situation idéale et sont impatients de voir leur nouvelle organisation en place. Ce type de réaction engendre régulièrement un certain nombre d’actions non coordonnées qui ont pour résultat d’accentuer le malaise plutôt que de susciter le désir de changement. Une spécificité de la méthode suivie est de visualiser l’évolution et de préparer soigneusement chaque nouvelle étape ; une autre caractéristique de ce schéma est qu’il permet de faire comprendre au groupe de pilotage que la conduite du changement nécessite une attention et une mobilisation permanentes; car, dès que l’on marque une pause, la tentation devient grande de retourner à la situation précédente: si l’on se représente le changement comme un ballon que l’on pousse marche après marche, il est facile de comprendre qu’un relâchement de l’effort aura pour effet immédiat de faire redescendre le ballon d’une ou plusieurs marches. III. Mise en pratique de la méthode Examinons comment nous avons mis en œuvre, à l’AED, la méthode choisie. III.1. Phase 1: Créer un climat propice au changement Cette phase est sans doute la plus importante car c’est à ce stade du processus de changement que l’on doit préparer l’organisation tout entière à comprendre et à accepter le changement. Avant de demander au personnel de s’engager dans le changement, il est essentiel de travailler sur les 3 premières étapes : III.1.1. Créer un sentiment d’urgence Si l’organisation n’a pas saisi qu’il est important de changer ‘maintenant’, elle restera dans sa zone de confort et dans ses certitudes que tout va bien, qu’elle est et sera toujours la meilleure, que sa clientèle lui restera fidèle, que personne ne peut acquérir son ‘know-how’. Il est, dès lors, vital durant cette étape de bien choisir les indicateurs de mesure qui, d’une part, permettent de démontrer le danger imminent, et, qui, d’autre part, permettront de valider la réalisation du changement.

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III.1.2. Constituer un groupe de pilotage Lorsque le sentiment d’urgence est développé dans les esprits, davantage de personnes sont prêtes à s’investir; mais il s’agit ici de choisir les bonnes personnes, de créer un climat de confiance entre elles, de canaliser les énergies vers un but commun et de clarifier le rôle de chacun. Si le groupe qui devra piloter le changement n’est pas convaincu, il ne pourra pas se mettre d’accord sur la troisième étape ; d’où l’importance ici aussi de pouvoir mesurer la loyauté du groupe. III.1.3. Clarifier la vision Pourquoi changer si l’on ne sait pas où aller ? Sans destination finale, toute direction est bonne et les actions entreprises risquent d’être désordonnées, voire incohérentes. Quels changements sont nécessaires ? Quelle sera l’image de notre organisation en devenir ? Comment atteindre cette destination ? Quels sont les dangers ? Jusqu’où peut-on aller dans la remise en question ? Il s’agit de clarifier avec le groupe de pilotage, le véritable visage de la nouvelle organisation, d’en estimer les impacts, d’en définir les étapes d’évolution. Il n’est pas toujours aisé de réfléchir à une vision future ; tout le monde n’a pas la faculté de pouvoir se projeter dans l’avenir, et cette activité sort du cadre quotidien. Les personnes du groupe doivent avoir des compétences, des connaissances, de l’expertise mais aussi de l’imagination. Si l’on compare le processus du changement à une expédition en mer, à ce stade, il faut disposer :

- d’une vision claire (destination), - des raisons de bouger (l’objectif du voyage), - d’une estimation des étapes (plan de navigation), - d’un groupe de pilotage (le capitaine et son staff) partageant le

même désir d’atteindre l’objectif et prêt à « enrôler » l’équipage. Le directeur général et ses deux principaux adjoints ont réalisé une analyse SWOT de l’AED afin de dégager les éléments qui pourraient supporter la raison d’être de cette réorganisation et d’identifier les opportunités nouvelles.

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Une représentation graphique originale et dynamique de la nouvelle organisation a été mise au point afin de créer une première vision commune; cette vision ainsi qu’une redéfinition de la mission de l’AED a été, par la suite, présentée et défendue par la direction générale à son comité des directeurs. Le tableau suivant synthétise cette approche :

Chacun des directeurs a ensuite, avec quelques collaborateurs, travaillé à expliciter la mission de sa direction. Il a tout spécialement veillé dans sa réflexion à inclure ses deux « collègues directs ». Par exemple, la Direction Stratégie (DS) a défini sa mission et réfléchi aux liens et flux qui la lient à la Direction Gestion des Programmes (DGP) et au Centre de Mobilité (CDM). Chaque direction a ainsi été amenée à travailler dans une réflexion plus globale, tantôt comme leader du groupe de réflexion, tantôt comme membre. Il s’est ainsi créé un véritable climat d’échanges qui rencontrait l’objectif fixé de décloisonnement du travail entre les directions.

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Dans chaque cas, l’approche « projet » a été favorisée de manière à développer une véritable culture de gestion commune, conformément aux objectifs de départ. Chaque réunion des directeurs pouvait dès lors se faire suivant un ordre du jour précis, avec des objectifs clairs, une approche commune et des outils de présentation standardisés. III.2. Phase 2: Engagement et participation de toute l’organisation III.2.1. Communiquer pour adhérer Jusqu’à présent, il n’a pas été beaucoup question de communication. Est-ce à dire que la phase précédente ne nécessite pas de communication ? Non, mais elle était restreinte. Dans cette deuxième phase, il faut éclairer l’ensemble de l’organisation sur le changement qui va se produire et lui permettre de réagir grâce à la mise en place d’une communication précise, claire et associée à l’utilisation des moyens nécessaires à la réalisation des objectifs. Il est important d’être cohérent entre les propos et les actes afin de réaliser rapidement des résultats visibles. Il n’y a rien de plus angoissant que de ne pas savoir; de même, être inondé d’informations disparates, incohérentes, interprétées, ne fait qu’amplifier le malaise. Il est donc essentiel de tirer profit du travail de réflexion de la phase 1 pour en faire une communication efficace. Dans cette étape, il s’agit pour le groupe de pilotage de faire tâche d’huile, de propager son enthousiasme et sa détermination, de parler d’une même voix, et, le cas échéant, de rassurer. Si cette communication est correctement menée, on pourra dire qu’à ce stade, l’équipage est enrôlé !! Avec une nouvelle cellule Communication, un plan de communication est mis au point. Il sert à transmettre l’information en cascade et de façon cohérente. Par ailleurs, un autre type de communication est aussi primordial à ce stade du projet. Toutes les deux semaines, Marc Bogaert7 a une réunion avec le directeur de cabinet du Ministre de la Mobilité et des Travaux publics, ce qui lui donne l’occasion de faire passer et de recevoir les messages du

7 M. BOGAERT est coauteur de l’article et consultant externe (NDLR).

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Cabinet et de l’Administration. Cette approche lui permet au fur et à mesure de l’avancement du projet de faire grandir la confiance entre les deux partenaires. Pour rappel, l’annonce, par le Ministre, de la restructuration et de recommandations à appliquer, avait été faite en mars 2006. A l’arrivée du change manager, en juin 2006, le personnel était en attente et en manque d’information détaillée. « Nous étions en septembre, et je n’avais toujours pas voulu faire une communication globale sur le projet » expliquera, plus tard, Marc Bogaert. « Mon idée était simple: tant que nous n’avions pas franchi les 3 premières étapes essentielles (increase urgency, build guiding teams, get the vision right) tout message imprécis aurait été compris comme une frustration de plus. A ce stade, les agents attendaient une réponse claire sur leur devenir dans l’organisation, et nous ne pouvions pas encore y répondre… je voulais que l’ensemble de la direction générale et son staff puisse venir présenter une situation claire et que soit mis en place un processus d’écoute individuelle si nécessaire.» Pour passer à l’étape suivante, il a été décidé d’organiser un séminaire résidentiel de deux jours mi-septembre 2006 (une première!) réunissant une quarantaine de personnes dont le directeur de cabinet du Ministre et la directrice de la GRH du Ministère. Ce séminaire avait pour but d’établir ensemble, pour chaque Direction, un « slide » présentant sa mission et ses objectifs stratégiques. Au terme de ce séminaire, chaque directeur a pu présenter les résultats obtenus en sous-groupes de travail. Le rôle de chaque nouvelle direction a été clarifié et la nouvelle vision commune a été dégagée. La tâche d’huile s’étendait. Cela a permis à ces sous-groupes de s’approprier le projet afin de pouvoir le défendre d’une voix unie, facilitant ainsi le travail de communication de la direction au personnel. Trois mois après le début de l’intervention du change manager, la vision de la nouvelle organisation était plus claire : ce n’était plus une organisation souhaitée par un Ministre suite à la proposition d’un cabinet d’audit, c’était devenu le projet de restructuration de l’AED.

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III.2.2. Mettre en mouvement En créant une vision claire et convaincante, une raison de changer a été donnée au personnel. Il faut, ensuite, lui donner les moyens d’accompagner ce mouvement, si nécessaire en faisant sauter un certain nombre de barrières. Les barrières et les moyens de les franchir sont divers:

- certaines dispositions organisationnelles (par exemple, relatives au cheminement des dossiers) qu’il faut modifier pour permettre des initiatives allant dans le sens de la restructuration;

- les compétences de certains agents qui doivent être adaptées; - les systèmes d’évaluation qui devront être plus rigoureux. A cet

égard, on peut se demander comment motiver les agents à une plus grande performance si l’inertie voire le je-m’en-foutisme restent impunis;

- les dernières résistances qui devront être traitées rapidement afin de ne pas s’étendre;

- la culture passée qui devra s’effacer devant celle prônée dans la nouvelle vision ; par exemple, un recours permanent à la hiérarchie pour toute décision devra céder la place à un encouragement à la prise de responsabilité ou à la recherche de l’innovation;

- … Puisque chaque direction avait tracé son avenir, il lui devenait plus aisé de préciser ses besoins en effectifs. Le hasard a voulu, qu’à ce moment, le plan de recrutement et d’engagement du personnel 2007-2008 pour l’ensemble du Ministère, devait être établi. Avec un staff restreint, une procédure d’évaluation a été mise en place: chaque directeur venait défendre ses besoins en personnel. Ces derniers ont été intégrés de manière à constituer, d’une part, une liste complète de toutes les affectations du personnel existant et, d’autre part, une liste des besoins supplémentaires nécessaires tant en personnel qu’en moyens budgétaires. Durant cette étape, le change manager a fourni un support informatique capable de suivre les mouvements du personnel entre l’ancienne et la nouvelle organisation et a tenu à jour un inventaire précis de la situation du personnel pour pouvoir répondre aux questions du cabinet du Ministre et de la GRH. A cet effet, il a développé une application IT et une base de données spécifique pour l’AED.

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Après information des organisations syndicales, qui se sont montrées favorables au projet, Jean-Claude Moureau, a présenté, le 20 décembre 2006, devant l’ensemble de son personnel, la nouvelle organisation, les missions et objectifs stratégiques ainsi que le plan de réaffectation individuel; à l’issue de la réunion, chaque membre du personnel a reçu une liste complète des réaffectations ainsi qu’une marche à suivre pour introduire une procédure de recours. Mi-janvier 2007, une dizaine de cas de recours ont été tranchés et n’ont pas donné lieu à contestation ultérieure. Le 1er mars 2007, comme demandé par le Ministre, la nouvelle organisation de l’AED devenue Bruxelles Mobilité était officiellement annoncée avec prise d’effet immédiat. Du jour au lendemain, environ 500 personnes passaient d’une ancienne structure à une nouvelle. Mais il fallait, toutefois, que cette transformation s’implémente dans la durée. III.3. Phase 3: Implémenter et soutenir le changement III.3.1. Obtenir de petits résultats rapides Obtenir des résultats rapides ne va pas de pair avec précipitation. La décision d’obtenir des résultats rapides a été prise lors de la phase 1; elle a été mûrement réfléchie. Obtenir des résultats visibles et rapides présente l’avantage de conforter les agents dans leur décision d’avoir pris le risque de s’engager dans le changement, d’une part, et, d’autre part, met à mal les esprits chagrins et critiques qui, jusque là, se tenaient à l’écart. Le fait de ne pas obtenir de résultats rapides provoque l’effet inverse, à savoir un malaise des agents porteurs de la réforme et un renforcement de la position de prudence des opposants. III.3.2. Ne pas s’arrêter Au fil des mois, certains agents retrouvent petit-à-petit leurs anciens réflexes; ils ont oublié la force du mouvement et se sont arrêtés en plein milieu de l’escalier ; la pression sur le ballon a été relâchée … et le ballon redescend. De là, la nécessité de continuer les efforts après les premiers résultats favorables. Ce n’est que plus tard que les bénéfices complets du changement opéré seront perçus. La fatigue de l’équipe de pilotage peut être une des raisons de ce moment de pause… il est alors temps de la revoir, de changer partiellement l’équipe pour lui donner un second souffle.

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III.3.3. Intégrer le changement dans la culture La nouvelle organisation et les nouvelles attitudes et comportements induits doivent devenir parties intégrantes de la nouvelle culture ; il est donc essentiel que les leaders du changement mettent en place les outils permettant de récompenser, de reconnaître et d’officialiser ces nouveaux comportements ; cette volonté d’ancrage d’une nouvelle culture peut se traduire par différentes actions très concrètes et visibles:

- une redéfinition des critères d’évaluation, - une adaptation des formations, des profils de compétences, - une explicitation des objectifs attendus, - une simplification des processus, - une facilitation de la reconversion, - …

Durant le premier semestre de 2007, un groupe de travail sous la conduite du directeur général, a élaboré les différents plans de réaménagements des locaux et des implantations des agents, introduit et obtenu les budgets pour les nouvelles acquisitions. Concomitamment, il a été demandé à chaque nouvelle direction de définir en détail ses processus et des les présenter au comité des directeurs pour approbation. Par exemple, la centralisation de toutes les activités administratives, comptables et financières implique un changement radical des procédures. Le nouveau directeur doit dresser un état régulier de l’avancement de ses nouvelles procédures, mettre en évidence toutes les adaptations requises (annuaires, listes de mailings, lettres type, cachets, plaquettes de bureau, prise et remise du courrier,...). Pendant toute la démarche d’accompagnement du changement, le change manager est particulièrement resté attentif à garder le rôle demandé : accompagnateur et conseiller, « co-pilote » et non pas « pilote », être « à côté » et non pas « à la place de », ce qui lui permet de quitter cette mission, le jour venu, sans être devenu un membre essentiel à son fonctionnement. Le directeur général, Jean-Claude Moureau, a pris sans hésiter les commandes du nouveau bateau. Il a, par exemple, modifié la composition de son comité des directeurs. Cet exercice a également permis à certaines

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personnes au sein de Bruxelles Mobilité - AED de se mettre en évidence, de démontrer leurs compétences, leur adhésion à la nouvelle structure et de préparer une relève jeune et motivée. Bruxelles Mobilité – AED a, également, pris davantage conscience du rôle important de ses partenaires au sein du Ministère et des initiatives communes se sont mises en place afin de faciliter une plus grande collaboration et efficacité. Ce fut, également, l’occasion de rajeunir la communication et, quelques mois plus tard, la cellule Communication présentait officiellement sa nouvelle « charte graphique » qui était rendue visible, notamment, sur les chantiers régionaux. Comme on a constaté ci-dessus :

- chaque étape est importante et indispensable, - chaque étape nécessite une réflexion préalable et des instruments de

mesure permettant de passer à l’étape suivante, - aborder les étapes dans le désordre risque probablement de forcer à

devoir redescendre d‘un échelon. IV. Perspectives et pérennité de la réorganisation Un autre point important dans une opération de réorganisation d’une administration, est de créer une dynamique de remise en question régulière de son propre fonctionnement. Cinq initiatives novatrices initiées lors de la mission du change manager visent à assurer la pérennité de la réorganisation. IV.1. Nouvelles règles de fonctionnement du comité des directeurs Mensuellement et sous la présidence du directeur général, les neuf directeurs se réunissent, sur base d’un agenda précis, afin de prendre les décisions les plus importantes pour le bon fonctionnement. Chaque directeur est invité, à tour de rôle, à dresser un bilan de l’action de son unité administrative et l’état de sa collaboration avec les autres directions. IV.2. Systématisation des rencontres mensuelles « midis de Bruxelles Mobilité » Le deuxième lundi de chaque mois, tout le personnel de Bruxelles Mobilité est invité, après un lunch sandwichs, à assister et à réagir à des exposés sur les principaux domaines d’action de Bruxelles Mobilité, par exemple, la

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gestion des feux lumineux, la sécurité dans les tunnels, le plan IRIS2 des déplacements, la communication relative aux chantiers de Bruxelles Mobilité, le plan directeur vélo, etc. Cette initiative contribue efficacement à un approfondissement des connaissances transversales des agents. IV.3. Création d’une mini cellule de gestion des ressources humaines Une mini cellule « Personnel », a été mise en place au sein de la direction générale ; elle a pour mission d’apporter, pour chaque direction, un soutien pro-actif dans le développement des compétences, la continuité des activités et l’évolution des carrières individuelles. En collaboration avec la DRH du Ministère, cette cellule est chargée de mettre en place des outils de management en soutien aux différentes directions. Une première initiative concrète s’est déroulée en mai 2007 : l’accueil par le directeur général et ses directeurs des nouveaux agents recrutés (statutaires) et engagés (contractuels) de l’année écoulée. Une initiative similaire et de concert avec le directeur général a été prise par le Ministre P.Smet. Ces rencontres sont désormais planifiées tous les 6 mois. Cette cellule est d’autant plus utile que dans un futur très proche, il faudra faire face à de nombreux départs à la retraite et donc à une perte importante de savoir et de savoir-faire. Il faut attirer, former et garder de nouveaux collaborateurs qui assureront la relève. IV.4. Création d’un groupe « nouvelles visions » Un groupe de réflexion, composé majoritairement de jeunes agents (entre deux et cinq ans d’ancienneté), a été mis en place ; il a pour mission d’analyser des situations jugées lourdes ou complexes, suite à l’expérience acquise au quotidien. Ce groupe a pour objectif de proposer des solutions à un comité interne de sélection, d’en estimer les coûts et bénéfices et de justifier ses choix. Le comité en question prend ensuite une décision pour amender, arrêter ou donner suite aux propositions.

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IV.5. Simplification et automatisation des applications informatiques Un bilan a montré que les applications bureautiques et informatiques étaient un mélange de développements internes et externes, utilisant des technologies et des interfaces utilisateurs différentes. Dans le but de repositionner et de redessiner l’informatique de Bruxelles Mobilité au sein d’une vision globale informatique du Ministère, une cellule « Simplification & Automatisation IT » a été mise en place. En collaboration avec la direction IT du Ministère et le Centre Informatique de la Région Bruxelloise, cette cellule a pour mission de fournir les bases d’une nouvelle plate-forme fonctionnelle intégrant tous les grands processus ainsi que les interfaces essentielles vers et en provenance de l’extérieur. V. Quelques leçons à tirer de cette réorganisation Tout d’abord, une telle réorganisation ne peut réussir sans une implication totale du directeur général et une confiance totale avec le consultant pour former un duo où chacun connaît son rôle. Une réorganisation comme celle-ci, au départ imposée par un Ministre de tutelle, demande de la part de la part de la direction du courage pour admettre des dysfonctionnements et pour accepter de se remettre en question. Trop souvent, des réorganisations décidées par des dirigeants échouent parce ceux qui la décident n’osent pas aller jusqu’au bout de la réflexion et pressent le cadre dirigeant à se réorganiser le plus vite possible sans prendre le temps de clairement redéfinir les objectifs des nouvelles entités, sous prétexte que l’opérationnel doit primer sur toute réflexion théorique. Il arrive régulièrement que des dirigeants, promoteurs d’une réorganisation dans leur entreprise, demandent de les aider à mettre sur pied le plus rapidement possible une nouvelle structure et de leur transmettre au plus vite un guide des nouveaux processus allant jusqu’au détail des activités individuelles, sans avoir pris le temps de réfléchir aux finalités et aux objectifs stratégiques attendus. Trop souvent, cette étape, la phase 1 décrite dans ce document, est négligée ; autant vouloir construire un immeuble sur des sables mouvants.

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Autre constat régulier, le manque d’implication des responsables qui préfèrent « déléguer » la réflexion et la mise en place à leurs cadres, sans pour autant leur faire entière confiance dans leur capacité à se remettre en question et à être créatifs. Ils préfèrent demander « une pièce à casser », une proposition d’organisation détaillée de source neutre afin que tous puissent ensuite se retrouver ensemble autour du document pour le commenter. Le résultat d’une telle démarche aboutit immanquablement à ce que tous se lient contre le texte pour le critiquer. Pour certains dirigeants, un projet de changement, de réorganisation se traite comme un projet industriel ou informatique, avec un planning précis, des rapports standardisés, un suivi comptable des activités, pour finalement arriver à la mise en production du « produit fini » qui, malheureusement, répond rarement aux attentes. Il y a un oubli de taille dans cette approche rationnelle : la gestion des émotions. La réussite de la réorganisation de Bruxelles Mobilité - AED est due au fait que ces « mauvaises pratiques » ont pu être évitées. Malgré la pression du cabinet du Ministre pour aboutir dans un délai prédéfini et finalement respecté, on a pris le temps de travailler en profondeur sur la phase 1 garantissant l’appropriation, et le changement des mentalités d’une partie suffisante des collaborateurs, leur permettant ensuite de préparer en détail l’opérationnalisation de leurs entités dans un cadre clair, précis et accepté de tous. La direction générale s’est positionnée très rapidement comme le leader de la réorganisation, prenant le temps d’écouter, de rassembler, de recadrer, de proposer et de décider le moment venu. Contrairement à une idée reçue qui est de réduire nécessairement les ressources lors d’une réorganisation, un plan de recrutement a pu être justifié afin d’acquérir de nouvelles compétences permettant à l’administration de préparer et former graduellement un personnel aux nouvelles tâches. Une autre caractéristique ayant facilité le succès de cette mission est que tant le Cabinet du Ministre que l’Administration ont distingué deux métiers différents dans le processus de changement :

- la mission d’audit qui définit, sur base de modèles idéaux, les meilleures pratiques dans le domaine d’activités de l’organisation

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visée, et qui nécessite des compétences d’analyse, des connaissances techniques, une compréhension du secteur concerné et des accès à des « benchmarks » reconnus ;

- la mission de mise en œuvre de la nouvelle structure, qui, elle, demande des compétences d’écoute, de leadership, d’adaptation, de créativité et de communication et nécessite également une expérience professionnelle crédible vis-à-vis des collaborateurs.

Bibliographie P. Kotter, Leading Change, Boston, Harvard Business School Press, 1996. P. Kotter, D.S. Cohen, The heart of Change, Boston, Harvard Business School Press, 2002. P. Kotter, D.S. Cohen, “The heart of Change”, Field Guide, Boston, Harvard Business School Press, 2005.

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LA MODERNISATION PARTICIPATIVE VUE D’EN BAS : ENTRE MILITANTISME ET MALAISE IDENTAIRE Alice MAZEAUD1 Résumé Outre leur intérêt du point de vue de l’approfondissement de la démocratie, les budgets participatifs favorisent la modernisation de l’administration. Vue d’en haut, cette affinité élective entre modernisation et participation suscite l’enthousiasme. Vue d’en bas, cette modernisation participative résulte aussi de la recomposition des métiers et des identités des agents publics. L’exemple du budget participatif des lycées (BPL) de Poitou-Charentes nous montre que la modernisation participative s’opère à partir d’une redistribution des positions au sein de l’administration. D’un côté, la gestion et l’animation du budget participatif suscitent l’entrée de militants du service public et de la démocratie participative pour qui la réactivité constitue le socle de leur identité. De l’autre, la mise en œuvre du dispositif interroge l’identité des techniciens et les contraint à une redéfinition de leur savoir-faire. Dans un contexte de double crise de la représentation et du service public, la découverte d’une « affinité élective » entre modernisation et participation suscite l'enthousiasme des partisans de la démocratie participative (Sintomer et al., 2008). Par cette expression, les spécialistes soulignent que les dispositifs participatifs, et notamment les budgets participatifs qui institutionnalisent l’inclusion des citoyens ordinaires dans les processus décisionnels, sont souhaitables d’un point de vue démocratique mais aussi efficaces d’un point de vue gestionnaire. Parce qu’elle rapproche les élus et les citoyens et favorise l’inclusion des citoyens des plus éloignés tout en créant une pression en faveur de la modernisation de l’administration, la démocratie participative apparaît comme une alternative au néo-libéralisme (Bacqué et al., 2005a). Pour les promoteurs d’une démocratie participative

1 A. MAZEAUD, Doctorante en science politique, LASAPE - Université La Rochelle. [email protected]

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radicale qui ne se limiterait ni à la consultation des citoyens ni à une démonstration de proximité des élus en quête de légitimité, il y a dans cette promesse de la modernisation administrative un potentiel de développement et de légitimation des budgets participatifs au-delà des cercles d’extrême gauche sud américains dans lesquels ils ont émergé. Compte tenu du succès de la thématique du New Public Management (NPM) de part et d’autres des clivages partisans, l’efficacité gestionnaire s’avère à coup sûr un argument plus redoutable que les promesses de démocratisation et d’inclusion. La démocratie participative épouse en partie la rhétorique de l'efficacité gestionnaire et du contrôle de la dépense publique. « Un euro dépensé doit être un euro utile » pour reprendre une idée-force du budget participatif étudié ici. L’efficacité gestionnaire de la démocratie participative est ainsi construite comme un instrument de modernisation des services publics, et donc comme une alternative à leur privatisation : « pour que les services publics puissent s’affirmer face aux logiques marchandes, ils doivent se mettre véritablement au service du public. C’est pourquoi le couplage de la modernisation et de la participation représente un enjeu crucial » (Sintomer et al., 2008). D’une façon générale, l’affinité élective de la modernisation et de la participation peut être analysée comme un instrument de légitimation de l’action publique. D’un côté, la participation renforcée des citoyens aux processus décisionnels contraint les administrations à gagner en transparence et en efficacité, ce qui permet le développement de politiques plus réactives, plus efficaces, limitant les gaspillages. De l’autre, elle met en scène le volontarisme politique d’un élu à l’écoute des citoyens et prêt à s’affronter aux administrations jugées irréformables. Elle crédibilise ainsi l’action politique, ce qui permettrait de restaurer la confiance et lutter contre le sentiment d’impuissance. L’administration modernisée par la participation des citoyens-usagers répondrait ainsi à la dénonciation d’une administration trop distante du citoyen pour connaître ses besoins, trop bureaucratique pour être efficace et réactive, et trop opaque pour éviter les logiques de clientèles. La modernisation de l’administration peut même parfois être l’objectif principal de la mise en œuvre de la procédure. Les citoyens-usagers (clients) n’ont alors qu’un rôle consultatif, et de ce point de vue, ce type de procédures constitue une variante participative du NPM2. Mais à l’image du

2 Pour une présentation et une classification de la diversité des procédures participatives en Europe (Sintomer et al., 2008).

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budget participatif étudié3, la modernisation de l’administration peut n’être qu’un objectif parmi d’autres d’un dispositif participatif qui, en conférant un réel pouvoir décisionnel aux citoyens, vise un objectif politique de restauration de la légitimité de l’action politique et un objectif social de renforcement du lien social et d’inclusion des citoyens les plus éloignés de la chose publique. De ce point de vue, la modernisation de l’administration est un des effets positifs attendus d’une implication accrue des citoyens dans la gestion publique. Et souvent l’effet le plus immédiatement visible de la mise en œuvre réussie d’une démarche participative (Sintomer et al., 2008). I. Le budget participatif des lycées, une modernisation participative exemplaire I.1. La modernisation de l’administration : un bénéfice de la participation A la différence des réformes administratives inspirées du NPM, la modernisation participative est une réforme relativement impensée4 : elle s’opère dans la transformation incrémentale des manières de faire des agents publics tant dans leurs rapports aux citoyens que dans leurs rapports entre eux. Autrement dit, les administrations ne se moderniseraient pas par le haut grâce à l’éclairage des experts mais par le bas sous la pression et grâce à l’action des citoyens5. D’un côté, l’inclusion du savoir d’usage, voire de la contre-expertise des citoyens favoriserait des politiques plus efficaces car plus adaptées aux besoins ; de l’autre le « citoyen vigilant » (Rosanvallon, 2006) exercerait une pression sur les décideurs qui les contraindrait à la transparence et aux rendus de compte (accountability) ce qui limiterait les gaspillages et les logiques de clientèles. En outre, l’expression des demandes

3 Cet article repose sur un travail de thèse en science politique en cours sur la démocratie participative et les recompositions de l’institution régionale à partir de l’exemple de Poitou-Charentes. LASAPE, Université de La Rochelle sous la direction de Brigitte Gaïti, professeure de science politique, Paris I. Il s’appuie sur une approche qualitative combinant des observations des réunions BPL, de réunions administratives liées à la mise en œuvre du BPL et des entretiens avec les participants, les personnels administratifs, et les élus. 4 L’impensé de l’impact sur l’administration est plus saillant encore à la lumière de l’importante élaboration, théorique et pratique, des dispositifs participatifs. 5 L’usager est ici actif et en cela la modernisation participative a peu de choses à voir avec la modernisation par l’usager (Weller, 1998), où en réalité l’usager est passif puisque c’est la réorientation du service public vers la recherche de sa satisfaction qui constitue la modernisation.

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des citoyens inciterait les administrations à davantage de transversalité (Bacqué et al., 2005b). Mais les citoyens ne sont pas les deus ex machina de la modernisation administrative. La valeur ajoutée par l’inclusion des citoyens dans les processus décisionnels est régulièrement soulignée en ce qu’elle légitime sur le terrain de la gestion publique le recours à la démocratie participative6. Mais si la participation des citoyens ordinaires produit ses effets, c’est aussi voire d’abord, parce qu’elle s’accompagne d’une transformation profonde des profils, des métiers, des savoir-faire des professionnels intervenant dans l’action publique7. On peut ainsi observer que l’institutionnalisation du débat public a pour corollaire un double mouvement de transformation du champ de l’expertise à travers la consécration d’une « expertise du débat » d’une part et « la mise en débat de l’expertise » technico-rationnelle d’autre part (Blondiaux et Michel, 2006). D’un côté, la multiplication des dispositifs participatifs a fait émerger un marché professionnel de la gestion et de l’animation du débat public, et consacré « experts du débat » les professionnels détenteurs des savoir-faire requis pour organiser la participation (Nonjon, 2006). De l’autre, la participation des citoyens tend à mettre en débat l’optimum technico-rationnel qui constitue le noyau dur de l’expertise des techniciens et des ingénieurs, et contraint ces derniers à transformer leurs savoir-faire et leurs savoir-être pour affronter l’épreuve de la mise en publique (Dziedzicki, 2007 ; Blondiaux et Michel, 2006). Significativement, même un grand corps comme celui des ponts et chaussées est amené à intégrer les contraintes du débat public dans son apprentissage (Gervais, 2008). Formulé autrement, « le passage de relais du polytechnicien qui, fort de sa compétence technique et de sa légitimité administrative,

6 C’est notamment un argument utilisé par Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle de 2007 : « j'associe par exemple les lycéens aux dépenses publiques dans les lycées et je peux vous dire qu'ils ont un respect extrêmement ... avec beaucoup de maturité de la défense publique ... » 26 mars 2007, Grand jury RTL-Le figaro. 7 Les évolutions du champ de l’expertise évoquées n’épousent pas les frontières du rapport secteur public/secteur privé. Il s’agit d’une évolution des métiers qu’on ne peut rabattre sur la vision bipolaire classique de l’opposition entre secteur privé orienté vers ses intérêts propres et secteur public orienté vers l’intérêt général. Il existe des professionnels de la participation exerçant au sein du secteur public et d’autres au sein du secteur privé, comme il existe des techniciens agents publics et des techniciens du secteur privé. Néanmoins, le dispositif étudié, le Budget participatif des lycées, ne concernera qu’une administration et donc exclusivement des agents publics.

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instruit les projets publics aux politechniciens (celui qui possède l’art de s’occuper du citoyen) qui agencent leur discussion par le public constitue un trait marquant de l’évolution de l’action publique dans la dernière décennie » (Mermet, 2007). Cependant, les modalités concrètes de cette évolution tant du point de vue individuel que collectif, à savoir des métiers et des identités professionnelles que de l’organisation institutionnelle, restent peu étudiées. Notamment, alors que le NPM souligne avec force le lien entre l’orientation vers l’usager des processus de gestion publique et l’évolution du management des agents publics, la question du rôle de ces transformations professionnelles et organisationnelles dans la modernisation participative a peu été posée8. Plus généralement, que la modernisation administrative soit inspirée du NPM ou de la démocratie participative, on sait peu de choses sur la manière dont les agents la vivent, s’y adaptent ou au contraire résistent (Thomas et Davies, 2005). Pourtant, c’est la compréhension des conditions de possibilité et de durabilité de la modernisation participative qui se joue dans l’analyse des transformations individuelles et collectives des métiers et des identités de l’administration. C’est pourquoi nous proposons d’analyser ici l’une des plus importantes expériences françaises de modernisation participative au prisme du vécu de ses agents publics. I.2. Le Budget participatif : un vecteur de modernisation de la gestion des lycées Initié en 2005 dans le contexte d’une alternance politique, et de l’accès à la présidence du Conseil régional d’une personnalité politique ayant fait de la démocratie participative la marque de son identité politique9, le budget participatif des lycées (BPL) s’est hissé en quatre ans à la pointe des expériences françaises et européennes (Sintomer et al., 2008). D’une part, le pouvoir décisionnel conféré aux participants (10M€ soit 10% du budget d’investissement de la région dans les lycées) fait du BPL un des plus importants budgets participatifs en Europe. D’autre part, l’ampleur de la participation (13% de la communauté éducative, soit environ 15 000 participants/an) le situe tout en haut de la fourchette de participation aux autres budgets participatifs (entre 1 et 3%). Enfin, son impact sur

8 Le seul point qui est en général souligné est la transversalité accrue entre les services. 9 Depuis 2004, le Conseil régional de Poitou-Charentes est présidé par Ségolène Royal, candidate du Parti Socialiste lors de l’élection présidentielle de 2007.

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l’administration régionale fait du BPL « un exemple de modernisation participative »10. Première expérience à l’échelle régionale, le BPL a la particularité de concerner un secteur administratif particulier, celui de la gestion des lycées11. Le principe d’un budget participatif est d’institutionnaliser la participation des citoyens à la gestion d’une partie du budget de la collectivité. En pratique, le BPL consiste en deux réunions de deux heures par an et par établissement auxquelles est convié l’ensemble des membres de la communauté éducative (parents, lycéens, agents d’entretien, enseignants, etc.)12. La première réunion est consacrée à l’expression des besoins et à la formulation des projets (demande de subvention pour un voyage, réaménagement du self, changement du mobilier de l’internat, etc.), la seconde au débat et au vote sur les priorités (dans la limite de 150 000€ par projet). Entre les deux réunions, les projets sont chiffrés par les techniciens de la région. A l’issue de la seconde réunion, dans chaque lycée, le vote a permis d’établir une liste de projets à réaliser prioritairement. Le Conseil régional s’engage à respecter l’ordre des priorités et à financer autant de priorités par établissement que lui permet l’enveloppe de 10M€ attribuée au titre du BPL. En outre, il est prévu que les priorités votées soient réalisées dans l’année scolaire qui suit le vote. Depuis cinq ans, trois priorités par an et par établissement ont été réalisées, soit plus de 1000 projets (réaménagement du foyer des lycées ou des vestiaires, subvention pour les voyages, achat de casiers, etc.). Contrairement à certaines critiques initiales, le BPL n’a pas donné lieu à la réalisation de projet particulièrement dispendieux ou déraisonnable. Les participants soulignent plutôt que le BPL a permis l’expression et la satisfaction de besoins jusqu’ici non entendus (par exemple, sur l’accès à la culture ou la vétusté des internats) et la réalisation de projets utiles à la vie

10 Pour une mise en perspective du BPL avec les autres expériences de budget participatif, nous renvoyons à l’ouvrage collectif sur les budgets participatifs en Europe (Sintomer et al., 2008). 11 Compétence légale des régions depuis la vague de décentralisation des années 80, la gestion des lycées constitue le cœur de compétences des régions qui y consacre plus du tiers de leur budget. Schématiquement, la répartition des compétences avec l’Etat est la suivante : l’Etat a la compétence pédagogique (les programmes, les enseignants) et le Conseil régional celle de la construction et de l’entretien des locaux. 12 Le nombre de participants varie très fortement d’un établissement à l’autre (entre 20 et 300 personnes).

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de l’établissement13. Plus largement, le BPL a nourri la politique régionale des lycées au-delà des projets réalisés dans le cadre de son enveloppe budgétaire. En améliorant la connaissance de l’état réel des lycées et des besoins de leurs usagers, le BPL a suscité la création de politiques régionales nouvelles (en matière de culture, de nutrition-restauration ou de soutien aux familles les plus défavorisées pour l’accès aux formations de maître-nageur) et à la réorientation du budget régional d’investissement vers les lycées les plus vétustes. C’est pourquoi, le BPL est considéré comme un bon exemple de ce que « l’institutionnalisation d’une démocratie participative constitue une pression conséquente en faveur de la modernisation de l’administration en favorisant sa réactivité et sa responsabilisation, la société civile pouvant aller jusqu’à exercer un véritable contrôle du fonctionnement des services publics. [Et] réciproquement, [que] l’efficacité gestionnaire de la démocratie participative dépend largement de la modernisation de l’Etat » (Bacqué et al., 2005a). Cet impact positif de la participation des citoyens sur l’administration est souligné par la chargée de mission démocratie participative, pour qui cela traduit l’existence d’une « véritable volonté politique14 ». L’ancien directeur de l’administration régionale des lycées, en poste au moment de l’introduction du BPL, ne partage pas son enthousiasme. Lui compare plutôt l’impact du BPL sur son administration à la révolution industrielle qu’a connue le secteur automobile : « c’est un vrai bouleversement dans les habitudes où il faut qu’on trouve les moyens techniques, dans l’organisation d’essayer de comprimer le plus possible les délais de réalisation.15 ». Ces perceptions différenciées soulignent que les réformes institutionnelles ne sont pas vécues uniformément par les acteurs publics. Ils les perçoivent en fonction des représentations qu’ils s’en font et des anticipations qu’ils font de leurs conséquences. Car tout changement institutionnel affecte les intérêts en place, positivement ou négativement, il crée des gagnants et des perdants qui réagiront en fonction de leur position (leur appartenance à une fonction, leur positionnement au sein de l’organisation, etc.) et de leur disposition (les croyances, les raisonnements, les valeurs, etc.) (Christensen, 1995 ; Bezes, 2000). Ainsi, la perception du BPL mais aussi l’adaptation individuelle aux

13 L’évaluation quantitative commandée par le Conseil régional en 2006-2007 montrait que 69% des participants jugeaient les projets utiles, et que 68% pensaient que ces projets amélioreraient la vie du lycée. 14 Entretien, chargée de mission démocratie participative. 15 Entretien, ancien directeur lycée enseignement supérieur.

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pratiques renouvelées qu’il requiert varient selon des effets de disposition et de position (Boudon, 1986). Or, le BPL agit au sein de l’administration régionale comme un jeu redistributif des techniciens16 vers les « politechniciens », c'est-à-dire ceux qui possèdent l’art de s’occuper des citoyens17. II. Administrer le budget participatif : un engagement militant II.1. L’ethos militant des politechniciens Contrairement à beaucoup de collectivités qui font appel à des experts extérieurs pour organiser et gérer les dispositifs participatifs18, le Conseil régional de Poitou-Charentes a fait le choix d’internaliser la gestion et l’animation du budget participatif des lycées. Ce choix répond au double objectif d’ancrer le dispositif dans la durée et de l’articuler au mieux avec la politique régionale des lycées. Un service administratif a donc été créé pour le BPL et les agents recrutés sur mesure pour cette fonction, ce qui explique d’emblée que les logiques de standardisation, de résistance à l’innovation, et les phénomènes de dépendance au sentier (Pierson, 2000) n’aient pas joué. En pratique, le BPL suppose la mise en branle six mois dans l’année d’une petite équipe chargée d’organiser et d’animer les 180 réunions BPL dans l’ensemble des 93 lycées du territoire régional19. Les agents du BPL sont des généralistes, des cadres de catégorie A, plutôt jeunes (la plupart a environ 30 ans). Ils ont une double mission d’animation du BPL et de prise en charge d’une des politiques régionales (événements, animation culturelle, etc.). Malgré des statuts divers – fonctionnaire d’Etat en détachement, fonctionnaire territorial, chargé de mission – ils ont été recrutés pour leur compétence dans le domaine concerné par leur mission (la restauration collective, la culture, la démocratie participative, la jeunesse…) et pour leurs dispositions personnelles. Lors du recrutement, la compétence technique des uns et des autres n’apparaissait pas comme un critère suffisant de la bonne

16 Pour des raisons de simplification, nous regroupons sous la dénomination « technicien » l’ensemble des agents chargés de la programmation, du chiffrage, de la maîtrise d’œuvre des travaux liés à l’entretien des lycées. 17 Politechnicien, celui qui possède l’art (technê) de s’occuper des citoyens (politês). Le terme, formé par opposition au polytechnicien, qui incarne la compétence technique et la légitimité administrative, est utilisé par Laurent Mermet pour désigner l’émergence dans la vie publique d’un nouvel acteur dont la mission consiste à faire participer les citoyens (Mermet, 2007). 18 Sur le développement et le rôle de ces experts (Nonjon, 2006). 19 Suivant les années, entre 5 et 10 personnes sont chargées d’animer le BPL.

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marche du dispositif, l’accent a donc été mis sur les qualités personnelles comme le sens de l’engagement, l’esprit d’initiative, être à l’aise en public, sympathique et spontané. Autrement dit, ce sont des savoir-faire et des savoir-être propres aux « professionnels de la participation » ou « politechniciens » et du « bureaucrate réactif » (Vigoda, 2002), c'est-à-dire des qualités d’animation et d’écoute du public, une certaine forme de remise de soi à l’institution, et une prédisposition à l’intégration des cadres et des priorités du politique qui furent recherchées20. En effet, d’une part l’organisation du BPL requiert un investissement maximum des agents et d’autre part, en tant que représentants de l’institution, ils sont amenés à convaincre de la grandeur du dispositif et à endosser un rôle loin de celui du bureaucrate wébérien. Les pratiques dominantes au sein du service sont fortement politisées, c’est pourquoi tous ont été recrutés aussi pour leur croyance en la vertu de la participation citoyenne et donc leur adhésion à l’idée centrale du programme de la majorité régionale. Ce que souligne le chef de service BPL pour qui « c’est indéniable » qu’il faut croire à « la démocratie participative », « à l’intelligence collective » et « adhérer à un projet politique qui est porté par la présidente ». C’est du reste sur le mode de l’engagement militant que ces agents vivent leur participation au dispositif. Le fonctionnement du dispositif exige de sortir du cadre administratif, tant du point de vue des horaires, que des déplacements. L’idée, au cœur de l’organisation pratique du dispositif, est que l’administration doit aller à la rencontre des besoins et des contraintes du public, même si pour cela elle doit adapter ses façons de faire. Ainsi, les réunions BPL ont lieu dans les établissements, c'est-à-dire parfois à deux cents kilomètres du siège de l’administration régionale, et les horaires sont choisis au cas par cas dans les établissements en fonction de la nature des trajets domicile-lycée, des horaires de cours, etc., ce qui veut dire que les réunions se déroulent parfois en journée, d’autres fois le soir. Au final, pour les agents qui assurent l’essentiel des réunions (une dizaine par agent et par session) l’animation du dispositif exige une disponibilité maximale, difficilement compatible avec des contraintes familiales. C’est d’abord cette

20 Il est remarquable que tout en s’opposant d’un point de vue idéologique, la démocratie participative et le New Public Management requièrent en pratique des qualités comparables de la part des agents publics. Cette remarque amusée me fut formulée par Mme Françoise Dreyfus à l’occasion d’une présentation sur ces agents du BPL, qu’elle en soit ici remerciée.

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forme de remise de soi au service public qui conduit ces agents publics à se définir comme des militants21. « Oui, ça s’appelle du militantisme … Si on y croit pas, ou si on reste dans un cadre purement administratif, le budget participatif des lycées peut pas exister : on est sur une période concentrée de quatre mois, à peu près, cette année c’était notre défi et il a été tenu … mais ça nécessite d’engranger des heures et de s’investir à fond … je dis pas que par ailleurs on s’investit pas mais ce n’est pas du tout le même rythme de travail22». Ensuite, le dispositif est aussi exigeant nerveusement et émotionnellement. De par sa nature même, il met les agents en prise directe avec l’opinion du public : ils doivent gérer les tensions nées de la mise en œuvre du dispositif, les critiques sur les aberrations du fonctionnement administratif ou sur la non réalisation de certains projets. Ces dernières sont les plus délicates à gérer pour les agents dans la mesure où la réalisation rapide des projets décidés par les participants doit, par un « effet de démonstration », générer une participation accrue en permettant aux participants d’éprouver leur impact sur les décisions prises. Les agents doivent donc être réactifs, empathiques, capables de supporter en tant que représentants des services des critiques parfois acerbes à l’égard du fonctionnement administratif. Surtout, ils doivent faire avec un public parfois atone, passif ou alors contestataire. Dans ce cas, il faut savoir convaincre de l’intérêt et du bien-fondé du dispositif et pour cela « faut être [soi-même] convaincu 23». Même si les résistances et la contestation sont bien moindres aujourd’hui que les deux premières années, « la démocratie participative ne fait [toujours] pas l’unanimité dans les établissements24 ». Subsistent alors des « lycées où y’a une grosse contestation, [et dans ce cas l’agent doit avoir] plus de bagou, pas des slogans mais […] des réponses très précises, politiquement parlant… 25». De façon générale, l’agent doit savoir argumenter sur la légitimité du dispositif et expliquer les rationalités de la procédure pour faire face aux tentatives de subversions du dispositif ou tout simplement motiver un public sceptique.

21 En entretien, le terme revient de façon récurrente dans la présentation de soi des agents. 22 Entretien, chef de service BPL. 23 Entretien, Chargée de mission nutrition-restauration. 24 Entretien, Chef de service BPL. 25 Entretien, Responsable logistique BPL.

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Le succès du dispositif, entendu ici comme sa capacité à moderniser l’administration et à améliorer la gestion publique des investissements dans les lycées, repose sur l’ajustement presque parfait entre le système de valeurs et de pratiques de la démocratie participative – notamment l’impératif de réactivité – et les dispositions des agents publics qui en ont la charge. En effet, la réactivité entendue dans le sens commun – savoir réagir vite et se montrer disponible, débrouillard – et dans le sens politique (responsiveness) – être sensible aux besoins et aux préférences des citoyens – constitue le socle de l’identité professionnelle de ces agents. Il y a donc une très forte cohérence entre les prescriptions du rôle d’agent public chargé de l’animation du BPL et les représentations qu’ils se font du « bon service public ». En ce sens, ces agents partagent un ethos26 militant, c'est-à-dire un ensemble de représentations et de pratiques incorporées dans le cadre de leur socialisation institutionnelle. Ce sont les multiples « prescriptions ordinaires » (Denis, 2007) assurées par les plus politisés et par le vécu des réunions du budget participatif – le partage des émotions provoquées par une réunion BPL réussie et l’expérience des luttes contre les opposants à la démocratie participative – qui contribuent à durcir, voire à produire car tous ne le sont pas lors de leur entrée en fonction, ces profils militants. II.2. S’occuper des citoyens, une fonction fortement rétribuée Bien qu’elle ne se traduise pas toujours par une promotion hiérarchique, la participation au BPL correspond pour ces agents à une carrière ascensionnelle. Les fonctions liées à la gestion et à l’animation du BPL sont des « métiers flous » caractérisés par des statuts bricolés, une large autonomie dans la définition et l’exercice de la fonction et une ambigüité du rôle en relation avec les élus (Janot, 2005). Ainsi, les agents du BPL sont pour la plupart des chargés de mission, ce qui permet un recrutement sur mesure et des « rémunérations correctes27 ». En outre, participer au BPL, c’est intégrer un service administratif au fonctionnement plutôt horizontal fondé sur l’autonomie et la responsabilité individuelle et se rapprocher du politique à travers un contact régulier avec les élus, et à travers la relation

26 Suivant les travaux d’Alexis Spire, nous utilisons la notion wébérienne d’ethos pour penser la relation entre les représentations et les pratiques plutôt que celle d’habitus, parce ce qu’il s’agit ici de règles incorporées dans le cadre d’une socialisation institutionnelle, et non de dispositions durables et transposables dans d’autres univers (Spire, 2008). 27 Entretien, Directeur Education.

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entretenue avec la conseillère spéciale de la présidente du Conseil régional28. D’autre part, c’est intégrer un service administratif doté d’une forte valeur symbolique – s’occuper des citoyens, servir l’idéal démocratique – distribuant des rôles, des tâches, valorisés et valorisant. Tout d’abord, c’est jouir d’une visibilité et d’une reconnaissance du public qui a peu d’égal au sein de l’administration régionale29. Or, tant dans les réunions BPL, que lors des évènements lycéens, le travail accompli fait l’objet de rétributions symboliques et de louanges publiques – par exemple des applaudissements après que l’agent a annoncé que tel projet BPL, initialement non retenu, pouvait en fait être éligible. Ensuite, la fonction elle-même, c'est-à-dire les tâches à exécuter, est perçue comme bien plus gratifiante que l’ordinaire de la fonction administrative. Ils décrivent ainsi leur mission d’animation de réunion sur le mode du « plaisir », de « l’excitation », et dessinent une figure archétypale du fonctionnaire – l’agent « administratif » qui « fait de l’instruction de dossiers » – qu’ils érigent en figure repoussoir. Les fortes rétributions attachées à ce militantisme administratif indiquent que les agents du BPL sont clairement les gagnants du jeu redistribué, d’ailleurs « sans le BPL [ils] n’existent pas30 ». D’un côté, il leur ouvre l’accès à des positions prééminentes, de l’autre, en devenant militant de la démocratie participative ils deviennent les porteurs de la bonne vision du monde au sein de l’institution. Mais s’il y a des gagnants, il y aussi des perdants. En effet, le BPL suppose la mise en action d’un autre groupe d’agents publics, les techniciens chargés du chiffrage et de la maîtrise d’ouvrage des travaux dans les lycées. La pression sur eux est d’autant plus forte que l’une des clés du succès de la démocratie participative est que les décisions prises par les participants doivent se traduire concrètement et rapidement de façon à ce qu’ils n’aient pas le sentiment d’avoir participé pour rien. Cela se traduit par un engagement des organisateurs du dispositif à ce que les projets votés soient réalisés dans l’année. Or, pour les techniciens, ce fonctionnement qui consiste à réaliser rapidement des projets décidés rapidement contraint fortement leur organisation du travail et surtout contredit leur identité professionnelle.

28 On peut penser que les plus politisés et les plus hauts placés dans la hiérarchie, partageront en outre la contrainte électorale. 29 Rappelons que compte tenu des compétences de la région, les agents publics régionaux sont en général peu en interaction avec le grand public. 30 Entretien, chargée de mission démocratie participative.

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III. Le malaise identitaire des techniciens III.1. Une identité professionnelle mise en question L’évaluation interne réalisée la première année soulignait particulièrement le malaise généré par le BPL chez les techniciens. Ils se déclaraient « mal dans leurs baskets », face à un dispositif « mangeur de temps » et « vexant pour les spécialistes » comme eux. Le BPL correspond tout d’abord pour eux à une charge de travail supplémentaire puisque le chiffrage et la gestion des projets BPL s’ajoutent à celui des opérations programmées selon les canaux habituels, et qu’ils doivent être réalisés dans un délai nettement plus court que le délai ordinaire31. Mais surtout, le BPL a de prime abord été perçu comme « une remise en cause de leurs décisions prises sur des critères d’expertise32 ». Jusqu’alors les techniciens disposaient d’une très grande autonomie dans la détermination des priorités des investissements à réaliser. Les élus leur avaient en effet largement délégué la gestion d’une compétence qui les intéressait peu. Dès lors, la gestion des investissements et des équipements dans les lycées se déroulait pour l’essentiel dans le huis clos de la relation établie entre les équipes de direction des lycées et le technicien. Or, l’intrusion organisée des citoyens dans ce processus décisionnel va faire exploser ce système routinisé autour de cette relation préférentielle. D’une part, lors des réunions publiques les participants peuvent voter pour la réalisation d’un projet qui n’aurait pas été jugé pertinent selon les critères techniques et financiers habituels (par exemple le changement de la sonnerie d’un établissement). D’autre part, les réunions publiques du BPL constituent des épreuves de justification des chiffrages ou des retards dans la réalisation des projets, et donc autant de contraintes nouvelles d’explication à un public qui auparavant restait à l’écart des processus décisionnels. En même temps, cette remise en cause de l’expertise est un effet attendu du BPL, et du débat public en général. L’idée étant que la mise en public est une pression pour l’accroissement de la transparence des processus décisionnels, ce qui limiterait la diplomatie secrète et les logiques de clientèles. En outre, la fin du monopole des services administratifs – de la région et des lycées – sur la définition de l’intérêt général est censée permettre une meilleure prise en compte des besoins réels des établissements et des usagers. En ce sens, la remise en cause du monopole de l’expertise des

31 Les projets BPL sont chiffrés entre les deux réunions BPL, à savoir dans un délai de 2-3mois, et doivent être réalisés dans les douze mois qui suivent le vote. 32 Evaluation interne 2005-2006, Conseil régional de Poitou-Charentes.

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techniciens par la reconnaissance du savoir d’usage des usagers constitue un levier majeur de la modernisation administrative attendue. En revanche, pour les techniciens ces contraintes nouvelles issues du BPL sont vécues comme les signes d’un déclassement professionnel. D’un coté, l’expertise des usagers conduit les techniciens à s’interroger sur l’utilité de leur fonction : « on n’a plus besoin de nous ». De l’autre, l’expression de besoins inexprimés et/ou inconnus peut être ressentie comme une dénonciation en creux de l’incompétence des techniciens à voir ce qu’ils auraient du voir. C’est en tous cas l’analyse que l’on peut faire de l’effort qu’ils font pour objectiver les contraintes (le manque de personnel, les dissimulations des chefs d’établissement, le système pyramidal) qui les empêchaient de savoir. Ce sur quoi insiste notamment l’ancien directeur des lycées : « le BPL ça a fait émerger des choses qu’on ne connaissait pas, sur lesquels les proviseurs avaient mis une chape de plomb ». Le BPL déstabilise les pratiques professionnelles des techniciens et met sous tension leur légitimité professionnelle ainsi que l’organisation collective de l’administration des lycées. Il les incite à modifier leur savoir-faire et leur savoir-être et notamment à faire un effort d’explication ; ce que conseille ce technicien expérimenté à un de ses collègues : « en réunion, faut expliquer. Si tu prends le temps, t’es face aux gens, tu leur dis franchement. Moi je le leur dis ce qui est. Après on t’emmerde pas, par contre si tu sors des raisons à la con, là ils te ratent pas ». III.2. Une légitimité professionnelle en tension avec les prescriptions du budget participatif On ne peut cependant réduire le malaise généré par le BPL chez les techniciens à une difficulté à faire face au changement, ou à une volonté de préserver des positions établies en confinant la décision publique aux seuls cercles des gestionnaires habilités. En effet, même les techniciens recrutés après la mise en place du BPL éprouvent parfois des difficultés à l’égard du fonctionnement du dispositif. Appartenant à la nouvelle génération des techniciens, ils ont une sensibilité à l’écoute du public, à la concertation plus grande que celle de leurs prédécesseurs. Or, tout en étant d’accord avec les présupposés de la procédure, et notamment sur la légitimité des usagers à prendre les décisions qui les concernent, ils s’interrogent parfois sur la pertinence des projets votés par les participants du BPL, à l’image de cette technicienne : « je refuse de juger … S’ils l’expriment c’est que ça doit être un besoin pour eux même si pour nous c’est pas une priorité. Alors on le fait mais bon. Et puis y’a quand même toutes les contraintes techniques, et ça ils le voient pas trop ». Ils sont diserts sur les difficultés que suscite la

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confrontation entre les projets issus du BPL et les opérations majeures programmées, ou encore sur les rares projets manifestement trop peu réfléchis : un skate parc inutilisé car construit sans réflexion préalable sur les questions de responsabilité et d’assurance, des locaux impraticables du fait de leur changement de destination sans analyse des relations indispensables … Plus généralement, le reproche récurrent qu’ils formulent à l’encontre du BPL est qu’à la différence des procédures classiques, il ne leur donne ni le temps et ni les moyens nécessaires pour assurer la pertinence des projets réalisés. Ce que regrette l’ancien directeur des lycées : « le BPL pour des raisons de réactivité contraint à des volumes de travaux plus petits … que ce qui serait peut-être nécessaire. Quand on est en procédure hors BPL, on se donne plus de temps pour réfléchir au besoin et à la façon dont on le traduit et à ce qu’on peut faire. On se donne plus de temps pour réussir à répondre à un besoin donné …». En ce sens, le problème introduit par le BPL chez les techniciens n’est pas de travailler plus et plus vite, mais qu’il demande de travailler vite et bien. Or, il s’agit là pour eux d’une injonction paradoxale. D’une part, l’objectif de réalisation dans un délai leur paraît irréaliste dès lors qu’il s’agit d’un projet engageant des sommes importantes et qui donc doit respecter les procédures du Code des marchés publics. Compte tenu d’un ensemble de contraintes techniques et administratives, un délai de douze à dix-huit mois est pour eux incompressible ; l’objectif qui leur est assigné est donc pour eux irréalisable. C’est pourquoi, la plupart d’entre eux estiment que pour tenir cet objectif de délai, il faudrait abaisser le montant maximum des projets. D’autre part, les contraintes de temps introduites par le BPL réduisent les possibilités d’études et conduisent selon eux à la réalisation de projets inadaptés, ou insuffisamment pensés. Alors que le schéma administratif classique fait précéder tous les travaux d’une étude préalable et d’une analyse de pertinence du besoin, ici c’est le vote du projet par les participants qui détermine sa pertinence. Or cet écart entre les deux logiques représente un coût cognitif important pour les techniciens, il peut même transformer une tâche plutôt routinière en une tâche complètement aberrante. Entre les deux réunions, les chargés d’opération doivent chiffrer tous les projets exprimés par les participants, qu’ils aient été exprimés par une personne ou une majorité et donc que les estimations sur les possibilités de le voir réalisé soient faibles ou fortes, ou qu’il intègre les catégories habituelles des besoins des lycées (salle de classe, équipement informatique) ou non (salle de repos pour les professeurs, serre sur un toit,…). Ainsi, la tâche de chiffrage qui n’est plus ici intégrée dans la routine habituelle, c'est-à-dire qu’elle n’intervient pas après l’analyse de la pertinence, devient un non sens, une

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perte de temps contraire au bon sens technicien. La perte de sens de cette tâche pourtant routinière nous montre que l’impératif de réactivité qui est au cœur de la démarche participative met sous tension un élément substantiel de l’identité professionnelle des techniciens, à savoir la recherche d’un optimum technique entre les besoins des usagers, l’état de l’établissement, les moyens financiers et les solutions techniques dont ils disposent. La tension introduite par le budget participatif chez ces techniciens soulève la question de la définition de l’intérêt général visé par l’action publique. La démarche participative et la recherche d’un optimum technico-rationnel sont deux processus distincts de construction de l’intérêt général. Or, au cours de cette transformation du mode de production de l’intérêt général, c’est la nature même de l’intérêt général qui est transformée. Dans le cadre de la démocratie participative, l’intérêt général est supposé construit au cours de la délibération collective : la confrontation des arguments et des points de vue permettant de subsumer les intérêts individuels ou collectifs exprimés par les participants en un intérêt général. Ainsi, tout projet voté par une majorité des participants devient un projet d’intérêt général, y compris s’il ne satisfait qu’une fraction des usagers ou qu’il ne répond pas à l’optimum technico-financier. De ce point de vue, le BPL opère « un déplacement des frontières des intérêts légitimes » dans lequel s’efface la distinction substantielle entre intérêt général et intérêts particuliers (Jobert, 1998). A l’inverse, dans la logique administrative traditionnelle, ce sont la compétence technique et le respect des procédures administratives qui ouvrent l’accès à l’intérêt général. C’est l’écart entre ces deux définitions de l’intérêt général qu’expriment les techniciens en opposant le temps de la réflexion propre au fonctionnement technico-administratif et celui de la consommation et de l’impulsion propre à la démarche participative. Eux incarnent une forme de démocratie objective, où, à l’image de la bureaucratie wéberienne, la distance à l’égard des demandes des citoyens et des aléas des cycles électoraux constitue un gage de rationalité et d’orientation vers l’intérêt général de l’action publique. Autrement dit, la capacité à se détacher des préférences individuelles et collectives, pour faire valoir un intérêt général objectivé dans des procédures administratives et le déploiement d’une expertise technique, constitue un élément constitutif de leur légitimité professionnelle. A l’inverse, les agents du BPL incarnent une forme de démocratie subjective qui se caractérise par

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la proximité au politique et aux demandes des citoyens, c’est donc dans leur capacité à être en prise avec la demande qu’ils fondent leur légitimité33. Conclusion : La modernisation participative : une modernisation durable de l’administration ? Au sein de l’administration régionale, cette opposition s’est cristallisée sous la forme d’une dichotomie indigène entre le bon service public, celui au service du public grâce à l’engagement de ses agents, et le mauvais, l’administration bureaucratique tournée sur elle-même et dénoncée pour son incapacité à réagir vite et à répondre aux besoins des usagers. Or, l’analyse montre qu’il n’y a pas ici d’opposition entre des agents publics tournés vers l’intérêt général et prêts à s’investir pour le satisfaire, et d’autres qui ne le seraient pas, ou moins, mais bien une opposition entre des agents publics dont les métiers ne véhiculent pas la même représentation de l’intérêt général. Il y a d’un côté des agents dont les dispositions individuelles, les pratiques et les représentations attachées à leur métier et les prescriptions de l’action publique sont profondément ajustées et de l’autre des agents dont les prescriptions de l’action publique mettent sous tension leur légitimité professionnelle34. Or, « l’ancrage identitaire dominant semble aujourd’hui moins se situer au niveau de l’emploi public que du métier spécifique » (Emery et Martin, 2008). Ces rapports différenciés au service public se sont traduits par des rapports conflictuels entre ces deux groupes. La lutte interne opposant les agents du BPL aux techniciens devint même un terrain privilégié d’expression de leur militantisme, et renforça leur sentiment d’appartenance à un groupe de pionniers. A l’instar de leur combat pour promouvoir la démocratie participative au sein des lycées, les agents BPL se sont positionnés en modernisateurs de l’administration et puisent dans leur légitimité politique pour imposer leur vision du service public comme la seule vision légitime35.

33 Sur l’opposition entre démocratie objective et démocratie subjective, et plus généralement sur la transformation de la légitimité démocratique (Rosanvallon, 2008). 34 Sur cette question, du rapport entre la transformation des registres de légitimation de l’action publique et la légitimité des professionnels (Arborio, 2008). 35 “For its adherents, deliberation is the most legitimate mode of public decision-making, and other modes, by definition, are les legitimate. One might say that advocates of deliberation are engaged in a battle to name the public as an inclusive, vibrant conversation inhabited by participatory actors. When advocates of deliberation press to make public life more deliberative, they compete with others to set the “legitimate social vision” on the basis of which public life will be organized;

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Pendant les deux premières années du BPL, qui furent marquées par une difficulté à tenir l’engagement de la réalisation dans les douze mois, l’enjeu constitué par la réactivité des techniciens dans le succès du budget participatif a été fortement mobilisé par les agents du BPL pour délégitimer les pratiques administratives existantes jugées bureaucratiques, et promouvoir de nouvelles manières de faire. Ainsi, les retards et les difficultés des travaux furent systématiquement imputés aux techniciens suspectés de faire preuve de mauvaise volonté et de ne pas travailler assez. L’insatisfaction des participants fut mobilisée comme un outil de management pour inciter les chefs de service à faire pression sur les chargés d’opérations pour qu’ils travaillent plus et plus vite. Et c’est au nom de la recherche d’une amélioration du fonctionnement du BPL que fut justifiée une évaluation organisationnelle et financière des pratiques professionnelles des techniciens, y compris dans le cas des procédures hors BPL, par un spécialiste, ni du bâtiment ni de la gestion administrative, mais de la démocratie participative. Le basculement du rapport de forces se traduit aussi dans l’organigramme de l’administration régionale des lycées dont les soubresauts témoignent d’une évolution profonde de l’identité et du rôle de cette administration dans le sens d’un basculement des priorités des bâtiments vers l’usager, dont le BPL est à la fois un vecteur et un révélateur36. En même temps, les avatars de cette modernisation participative posent la question de l’émergence d’une culture commune et de la durabilité du processus engagé. L’inscription dans la durée du BPL a permis l’acculturation des techniciens et des agents BPL. Tout d’abord, des compromis procéduraux témoignant de l’incorporation par les agents BPL des contraintes techniques et administratives ont été mis en place. Un système de réunion intermédiaire

they compete the name, classify, organize and authorize public life. This work represents a politics of the most basic sort” (Ryfe, 2007). 36 En cinq ans, l’organisation de cette administration a profondément évolué. Initialement, la direction des lycées n’était constituée que d’une branche, celle des services techniques de programmation et de gestion des bâtiments et des équipements, à laquelle furent rattachés les premiers personnels de la Vie lycéenne (tout ce qui relève de l’immatériel). Au cours des premières années du BPL, il a semblé pertinent de diviser cette ancienne direction unique en deux directions chargées pour l’une de l’aspect technique et pour l’autre de la Vie lycéenne. La direction de la première fut assurée par celui qui dirigeait la direction unique, alors que la direction de la seconde fut confiée à celui qui fut, avec la conseillère de la présidente, un pionnier du BPL. Depuis cette année, les deux directions ont été regroupées sous la direction du directeur Vie lycéenne.

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entre les deux réunions BPL, associant les techniciens et les participants porteurs de projet, a été mis en place de façon à préciser les projets et à faciliter leur chiffrage. En outre, l’adoption d’un système de chiffrage par tranche et l’expérience accumulée par les techniciens leur permet de chiffrer plus efficacement et plus rapidement. De plus, la présence des techniciens lors des réunions BPL et la prise de conscience du caractère irréductible de certaines contraintes par les agents du BPL, a conduit au renforcement de l’information des participants sur les délais et les contraintes associés à la réalisation des projets nécessitant des travaux importants. L’explication du fonctionnement administratif aux participants devenant même un objectif du BPL parmi d’autres. Réciproquement, le profil des techniciens et leur rapport au BPL ont profondément évolué depuis la mise en œuvre de la procédure. Un double mouvement d’internalisation de certaines fonctions liées à la maitrise d’œuvre et de remplacement des départs en retraite, a permis le recrutement de techniciens dont le système de valeurs est plus ajusté à celui du BPL, notamment en ce qu’ils sont plus sensibles à l’écoute du public. De plus, de nombreuses formations sur la démocratie participative ont été organisées en interne pour les sensibiliser aux objectifs et aux impératifs de la démarche. Enfin, leur participation aux réunions publiques du BPL, a suscité des contacts renforcés avec les agents du BPL et l’identification des bénéfices qu’ils peuvent tirer dans le cadre de leur métier de la participation des usagers. Ainsi aujourd’hui la plupart acceptent plus facilement l’investissement personnel demandé et s’efforcent de faire participer les usagers y compris pour les travaux hors BPL. A l’image de cette technicienne, pour qui la gestion des temporalités contradictoires est un aspect passionnant du métier – « c’est passionnant, j’adore. Vraiment, c’est crevant mais c’est super » – ils parviennent désormais à donner du sens à la démarche participative dans le cadre de leur métier. Comme le souligne ce chargé d’opération, « le BPL ça l’intéresse parce que ça permet de faire émerger des projets en plus des techniques habituelles. Ça permet d’avoir un autre canal d’expression des besoins pour répondre à un besoin réel avéré dans l’établissement ». La satisfaction exprimée et la routinisation, même sous la forme édulcorée de « l’information participative37 », de la démocratie participative révèle une resocialisation des techniciens et un réajustement entre leur système de références et celui promu par le nouveau cadre de l’action publique

37 Entretien, technicien chargé d’opération.

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régionale. L’adaptation individuelle et collective aux valeurs promues est un aspect central de l’effectivité de la réforme administrative (Vigoda-Gadot et Meiri, 2008), et peut laisser penser à une transformation en profondeur des pratiques et des représentations dominantes au sein de l’administration. Pourtant, cette modernisation à marche forcée pose la question de son institutionnalisation. C’est seulement lorsque le pouvoir des citoyens touche des enjeux stratégiques qu’il constitue une pression sur l’administration pour qu’elle se modernise ; s’il est cantonné aux décisions sans enjeux, il est indolore pour l’administration. Or, cette modernisation participative, qui ne concerne pourtant ici qu’un petit nombre d’agents, met en évidence l’importance des dispositions individuelles, et du coût, cognitif et pratique, de la transformation des pratiques administratives ; ce qui peut laisser penser que l’épuisement de ces militants se traduira par un essoufflement progressif et le retour à des pratiques plus profondément établies. Toute l’histoire du service public est ainsi faite de renaissance et de quête d’un second souffle, à travers l’engagement et le désengagement de ses pionniers (Gaïti, 1989). A moins que cette fois-ci l’expérience acquise par le citoyen renforce ses exigences et lui permette d’exercer une pression durable sur l’administration qui rendrait impossible un strict retour en arrière. Bibliographie Arborio A.-M., « Introduction au rôle des usagers dans l’évaluation des pratiques et la relégitimation de l’action publique » in : Le Bianic T. et Vion A. (Eds.), Action publique et légitimités professionnelles, Droits et Sociétés, 48, LGDJ, 2008, pp. 107-112. Bacqué M.-H., Sintomer Y. et Rey H. « La démocratie participative urbaine face au néolibéralisme », Mouvements, n°39-40, 2005(a), pp 121-131. Bacqué M.-H., Sintomer Y. et Rey H., Démocratie participative et gestion de proximité, Paris, La Découverte, 2005(b). Bezes P., « Les hauts fonctionnaires croient-ils en leur mythe? L’apport des approches cognitives à l’analyse des engagements dans les politiques de réforme de l’Etat. Quelques exemples français (1988-1997) », Revue française de science politique, 50(2), 2000, pp. 307-332. Blondiaux L. et Michel L. « L’expertise en débat : jeux d’acteurs et conflits de savoirs autour d’un débat public local dans le Lot » in : Cantelli F. et al.

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(Eds.), Les constructions de l’action publique, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 181-201. Boudon R., L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986. Christensen J., « Interpretating administrative change : bureaucratic self interest and institutional inheritance in government », Governance, 10(2), 1997, pp. 143-174. Denis J., « La prescription ordinaire. Circulation et énonciation des règles au travail », Sociologie du travail, 49, 2007, pp. 496-513. Dziedzicki J-M., « Quand le débat ne fait plus débat : point de vue d’un maître d’ouvrage », in : Blatrix C. et al., (Eds), Le débat public : une expérience française de démocratie participative, Paris, La Découverte, 2007. Emery Y. et Martin N., « Quelle identité d’agent public aujourd’hui ? Représentations et valeurs au sein du service public suisse », Revue française d’administration publique, 127, 2008, pp. 559-578. Gaïti B., « Histoire d’une renaissance, l’histoire du service public », Politix, 2(6), 1989, pp. 61-67. Gervais J., « Le corps des Ponts et Chaussées aux prises avec le débat public. L’apprentissage de la concertation comme outil de relégitimation d’un grand corps technique » in : Le Bianic T. et Vion A. (Eds.), Action publique et légitimités professionnelles, Droits et Sociétés, volume 48, LGDJ, 2008, pp. 185-196. Janot G., Les métiers flous : travail et action publique, Toulouse, Octarés, 2005. Jobert, A., « L’aménagement en politique ou ce que le syndrome NIMBY nous dit de l’intérêt général », Politix, 11(42), 1998, pp. 67-92. Mermet L., « Débattre sans savoir pourquoi : la polychrésie du débat public appelle le pluralisme théorique de la part des chercheurs », in : Blatrix C. et al., (Eds), Le débat public : une expérience française de démocratie participative, Paris, La Découverte, 2007.

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Nonjon M., Quand la démocratie se professionnalise : enquête sur les experts de la participation, Thèse de doctorat en science politique, Université Lille 2, 2006. Pierson P., « Increasing returns, path dependance and the study of politics », The american political science review, 94(2), 2000, pp. 251-267. Rosanvallon P., La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006. Rosanvallon P., La légitimité démocratique, Paris, Seuil, 2008. Ryfe D., « Toward a sociology of deliberation », Journal of public deliberation, 3(1), 2007. Sintomer Y. et al. (Eds). Les budgets participatifs en Europe. Paris, La Découverte, 2008. Spire A., « Histoire et ethnographie d’un sens pratique. Le travail bureaucratique des agents de contrôle de l’immigration », in : Fournier P. et al. (Dir), Observer le travail, Paris, La Découverte, 2008, pp 61-76. Tomas R. and Davies A., « Theorizing the micro-politics of resistance : New Public Management et managerial identities in the UK public services », Organization studies, 26(5), 2005, pp. 683-706. Vigoda E., « From responsiveness to collaboration : governance, citizens and the next generation of public administration », Public administration review, 62(5), 2002, pp. 527-540. Vigoda-Gadot E., Meiri S., « New public management values and personal organizational fit : a socio-psychological approach and empirical examination among public sector personnel », Public Administration, 86 (1), 2008, pp. 111-131. Weller J-M., « La modernisation des services publics par l’usager : une revue de la littérature (1986-1996) », Sociologie du travail, 38, 1998, pp. 365-392.

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RECOMMANDATIONS AUX AUTEURS Les propositions de textes destinées à être publiées dans la revue Pyramides doivent impérativement être envoyés par fichier électronique (au format Word) à l’adresse suivante : [email protected]. Ils seront soumis à un Comité de lecture. Ce dernier tiendra compte d’éléments tels que : l’intérêt et l’originalité de la proposition, la clarté du cadre conceptuel et la prise en compte de la littérature pertinente en regard du sujet abordé, la démarche méthodologique (dans le cas, en particulier, d’une analyse de données de terrain), la qualité de l’analyse ou de l’argumentation (dans le cas, en particulier, d’une contribution à caractère plus théorique). La qualité de l’écriture et le style de l’auteur seront également pris en considération dans l’évaluation du projet de contribution. Il est également demandé aux contributeurs de relire attentivement leur texte avant envoi (orthographe, coquilles typographiques, …). Dans la mesure où Pyramides s’adresse à des lecteurs appartenant aussi bien au monde académique qu’à un public de praticiens, il est recommandé aux auteurs d’user d’un style d’écriture aussi accessible que possible. Les auteurs des propositions sont invités à respecter les règles énoncées ci-dessous. (1) Les textes soumis ne doivent pas excéder 45.000 signes (espaces compris – hors bibliographie et notes) ; (2) La numérotation des pages ne doit pas être prévue. Elle se fera automatiquement lors de la composition finale (ne rien prévoir dans les zones en-tête et pied de page) ; (3) Les notes sont à insérer au bas des pages correspondantes, en utilisant obligatoirement la numérotation en continu, avec départ au chiffre 1 ; (4) Les intertitres peuvent être numérotés de la façon suivante : I.1. I.1.1 1.1.2 ? etc., toujours suivi d’un point.. (5) Page de titre : la première page du texte soumis indique le titre de l’article, le (les) prénom(s) complet(s) et le (les) nom(s) de l’auteur (des auteurs) suivis d’un renvoi à une note de bas de page précisant la (les) fonctions de l’auteur (des auteurs) ainsi que les coordonnées électroniques du ou des auteurs.

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(6) Page de titre : elle comportera également un résumé d’une quinzaine de lignes maximum. (7) Bibliographie – références bibliographiques

Dans le texte, les références sont appelées entre parenthèses et sans prénom : (Crozier, 1963), (Crozier, 1963 ; Rocard, 1987). A partir de trois auteurs : (Paquette et al. 1998). La liste des références est non numérotée et organisée par ordre alphabétique en fin d’article par noms d’auteurs et par ordre chronologique pour un même auteur.

Toutes les références comprises dans la bibliographie doivent correspondre à des références citées dans le texte (et inversement). Elles doivent être complètes. Pour les articles de revues il y a lieu d’indiquer, le volume, le numéro ainsi que les pages (pp. XX-XX).

Elles seront présentées selon les modèles illustrés ci-dessous :

Ouvrage :

Rocard, M., Le cœur à l’ouvrage, Paris, Seuil, 1987, pp. 247-248.

Article de revue (indiquer tous les auteurs) :

Ifrah, B., « Genèse de l’évaluation des politiques publiques en France », Revue de Sciences administratives, Volume 5, n°2, 1994, pp. 672-685.

Chapitre d’ouvrage collectif avec coordinateur :

Pradel, M., « La sociologie de l’administration en Suisse » in : Savary, P. (Ed.), La sociologie de l’administration en Europe, Lausanne, Editions du Miroir, 1999, pp. 675-698.

Ouvrage collectif avec coordinateur :

Laurillon, M. (Ed.), La crise de l’emploi, Paris, PUF, 2000.

Toute information complémentaire peut être obtenue auprès de Mme Florence Daury, Secrétaire de rédaction (Tél : +32 (0)2 650 42 79 - Fax : +32 (0)2 650 49 56)

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PYRAMIDES - Titres déjà parus N° 1 : Vers une évaluation des politiques publiques

N° 2 : Management et état de droit

N° 3 : La politisation de l'administration

N° 4 : La motivation au travail dans les services publics

N° 5 : La maîtrise de la qualité dans le secteur public

N° 6 : Acteurs associatifs et politiques publiques

N° 7 : Relations de service et secteur public

N° 8 : Des services publics désorientés

N° 9 : Les services publics et l’espace mondialisé

N° 10 : Le changement dans tout son état

N° 11 : Les réformes de la Justice « Thémis : problème ou solution ? »

N° 12 : Les réformes de la Justice Les mesures de la charge de travail

N° 13 : Egalité et laïcité dans les services publics

N° 14 : Les systèmes en réforme : les universités

N° 15 : La gouvernabilité du risque – Varia

N° 16 : La régulation éthique dans les services publics Volumes I et II (Cas pratiques)

N°17 : Les réformes de l’administration vues d’en bas Volume I