RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

30
1 HOMMES & MIGRATIONS N° 1335 CHAMPS LIBRES REPÉRAGE 2 «Le 17 octobre 1961 devrait être reconnu en ce 60 e  anniversaire» Entretien avec Samia Messaoudi, réalisé par Marie Poinsot Le 17 octobre 1961 vu dans le monde anglophone Alec G. Hargreaves «On peut dire que les productions culturelles “font l’histoire”, mais elles la font autrement» Entretien avec Lia Brozgal, réalisé par Marie Poinsot La longue marche des rescapés du 17 octobre Mustapha Harzoune Le 17 octobre 1961 dans le cinéma français: une rétrospective Mouloud Mimoun

Transcript of RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

Page 1: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

x

1hommes & migrations n° 1335

c h a m p s l i b r e s

RepéRage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .2« Le 17 octobre 1961 devrait être reconnu en ce 60e anniversaire »Entretien avec Samia Messaoudi, réalisé par Marie Poinsot

Le 17 octobre 1961 vu dans le monde anglophoneAlec G. Hargreaves

« On peut dire que les productions culturelles “font l’histoire”, mais elles la font autrement »Entretien avec Lia Brozgal, réalisé par Marie Poinsot

La longue marche des rescapés du 17 octobreMustapha Harzoune

Le 17 octobre 1961 dans le cinéma français : une rétrospectiveMouloud Mimoun

Page 2: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

2 CHAMPS LIBRES | repérage

Repérage

« Le 17 octobre 1961 devrait être reconnu en ce 60e anniversaire »

Entretien avec Samia Messaoudi, co-fondatrice de l’association Au nom de la mémoire, réalisé par Marie Poinsot.

Hommes & Migrations : Avec Mehdi Lallaoui, vous avez créé l’association Au nom de la mémoire en 1989. Tout d’abord, voulez-vous bien revenir sur votre parcours personnel ?Samia Messaoudi : Je suis fille d’immigrés et le porte encore aujourd’hui en revendiquant cette histoire. Mon père algérien de Kabylie va s’installer et travailler très jeune en France. Une vie de petits boulots dans la restauration, puis longuement comme ouvrier à la Saviem, filière de l’usine Renault. Très vite, il subit les inégalités dans le salaire entre les Français et les immigrés. Pourtant disait-il, à la chaîne, on est tous pareils ! Il a vécu seul, dans un petit appartement à Levallois-Perret.

Quand ma mère l’a rejoint, assez jeune aussi, nous allions déménager, toujours à Levallois, dans une cour surnommée la « cour des miracles », où vivaient des immigrés espagnols, portugais, des ouvriers français. Nous vivions dans une petite maison précaire, où la famille nombreuse que nous devenions devait tenir. Plus tard, on déménagerait, répétait souvent mon père.

À l’adolescence, je prends aussi conscience de toutes ces inégalités entre les Français et les immigrés, et les combats pour les droits des femmes se mêlent dans mon engagement.

Mais le lien avec l’Algérie reste très fortement ancré en moi depuis ma naissance en 1955 en pleine guerre de libération – que je nomme ainsi depuis toujours. Mon père était au FLN comme beaucoup de ses compatriotes, engagé dans ce combat pour l’indépendance. Il organisait des moments où les Algériens doivent se retrouver, le plus souvent par village, le nôtre s’appelle Guenzet, et beaucoup du village sont installés à Levallois et à Clichy.

Mon père s’engage dès 1954 comme beaucoup d’Algériens dans le combat de la guerre de libération, ici en France. Ils sont nombreux à s’organiser. Il prend des responsabilités au sein du

FLN (Front de libération nationale), puis il a été impliqué dans l’organisation de la manifestation du 17 octobre 1961 pour le secteur où nous habitions. À cette époque, j’ai 6 ans. Ma sœur qui avait 5 ans de plus que moi s’en souvient très bien puisqu’elle était à la main de ma mère qui manifestait aux côtés de mon père.

Plus tard, toujours attachée à dénoncer des situations d’inégalités et d’injustices, comme le racisme envers les immigrés, et qui me pèsent, j’écoute mon père qui nous raconte le 17 octobre 1961 : « On a manifesté contre la police qui nous imposait le couvre-feu », c’était la guerre bien sûr, des mots qui marquent l’adolescente que j’étais. Il me parle aussi de la violence du 17 octobre. Au lycée, je dois faire un sujet libre et je choisis de parler du 17 octobre 1961. L’enseignante me demande de lire à haute voix ma dissertation devant la classe, et elle poursuit et me parle de Charonne qui a lieu quelques semaines après. Cela a été un déclencheur et je n’ai eu de cesse depuis de me souvenir de cette manifestation et d’interpeller mon père pour savoir pourquoi il n’en avait pas parlé.

H&M : Dans quel contexte avez-vous fondé l’association Au nom de la mémoire ? Comment cette association a-t-elle initié des projets autour des mémoires du 17 octobre 1961 dès sa création et sur plusieurs décennies ?S. M. : En 1981, le changement de gouvernement autorise la vie associative pour l’immigration. Je suis aussi embarquée dans le mouvement des radios libres et rejoins la création de Radio Beur. Une de mes premières émissions portera sur le 17 octobre 1961. La radio devient largement la parole de l’immigration, l’expression de leur histoire, leurs revendications, et surtout le lien avec le pays d’origine. Alors, durant cette émission sur le 17 octobre 1961, avec l’antenne ouverte pour que les auditeurs témoignent, l’émotion est vive. Ils portent en eux, 20 ans après, la violence de la manifestation : les coups, la répression, les arrestations, l’humiliation, etc. Ces témoins me disent aussi qu’ils ne voulaient pas raconter cela à leurs enfants, il fallait travailler avant de repartir au pays. Ce silence, c’est aussi les parents qui ne voulaient pas faire de vague et qui ont souffert de cette situation.

Page 3: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

3hommes & migrations n° 1335

Et c’est ce silence qui me touche beaucoup, alors je commence à réfléchir avec d’autres amis à la façon dont cette histoire pourrait être dite, même si les protagonistes veulent l’oublier. Lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui démarre en octobre 1983 de Marseille, nous organisons un collectif pour l’accueil de cette marche à Paris. Je rencontre des jeunes Français, souvent de l’extrême gauche, ou comme moi issus d’une même histoire, dont Mehdi Lallaoui qui vient de Bezons. Comme on est à l’approche de la date du 17 octobre 1961, on envisage d’organiser une manifestation sur Paris pour évoquer cette discrimination du couvre-feu, uniquement ciblé sur les Algériens en 1961.

Avec Mehdi Lallaoui, David Assouline, Benjamin Stora et d’autres camarades, nous décidons de créer, l’association Au nom de la mémoire. Chaque année, à Radio Beur, lors de la date du 17 octobre, j’organise une émission sur la mémoire de cette manifestation, donnant toujours la parole aux auditeur.trices, aux historiens. Notre association Au nom de la mémoire a pour but de produire des outils de connaissance de cette histoire de l’immigration dans une démarche citoyenne. Elle décide de réaliser une exposition pour porter cette date du 17 octobre 1961 à la connaissance du plus grand nombre, avec des témoignages, des photos de la manifestation prise par la presse, celles par exemple de Témoignage chrétien et de L’Humanité, dont Élie Kagan qui a fait

l’essentiel des photos de cet événement et dont on était très proche, et avec la parole historique de Benjamin Stora. Et le premier documentaire de Mehdi Lallaoui (Le silence du fleuve) portera sur le même sujet. Il accompagne la circulation de cette exposition dans des collèges et des lycées, des lieux associatifs et des lieux militants. C’est le premier pas de cette association et, chaque année, nous nous déplaçons pour aller parler de cette date à des publics très divers. Le premier livre sur cette date, Le silence du fleuve, paraît en 1991 aux éditions Syros. Paraissent aussi le livre de Didier Daenincks (Meurtre pour mémoire, Gallimard, 1984) et celui de Jean-Luc Einaudi (La Bataille de Paris, Seuil, 1991), qui va dénombrer et nommer les disparus de manière très précise, après un long travail d’archives auprès des hôpitaux et des autorités fluviales.

Notre association a la volonté de donner les outils pour comprendre l’histoire des oubliés, l’histoire coloniale, l’histoire de l’immigration, l’histoire ouvrière, l’histoire urbaine, qui s’imbriquent d’ailleurs à travers les mémoires des populations ouvrières. C’est à la fois le cadre et le moteur de notre engagement associatif ! Sur le 17 octobre, Au nom de la mémoire a mené ce travail, commencé aussi quelques années plus tôt par le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), qui avait déjà publié des tracts et lancé des appels pour dénoncer la violence policière, ainsi que le Parti communiste français (PCF) et la Confédération générale du travail (CGT).

Depuis 1991, chaque 17 octobre, notre association est présente sur le pont Saint-Michel pour commémorer symboliquement le 17 octobre sur le lieu même où les corps des manifestants jetés dans la Seine avaient été repêchés. Il y a là évidemment de nombreuses associations citoyennes au rendez-vous, à proximité de la plaque apposée en 2001 par le maire de Paris.

Au-delà de la connaissance, Au nom de la mémoire se mobilise pour la reconnaissance et la vérité, trois mots qui reviennent souvent dans notre engagement. Au fil des décennies, les personnes mobilisées sont de plus en plus nombreuses. Nous créons en 2001 un collectif pour la commémoration du 17 octobre 1961 avec la Ligue des droits de l’Homme, le MRAP, avec Gilles Manceron, Benjamin Stora, d’autres historiens et d’autres associations. Nous organisons une grande exposition avec des

Page 4: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

4 CHAMPS LIBRES | repérage

dessins de presse sur le thème « La presse n’a rien dit » à la Conciergerie, et en sollicitant des dessins inédits et en diffusant le seul dessin retrouvé, celui de Témoignage chrétien paru à l’époque.

En 2001, il va y avoir le combat mené avec le maire de la ville de Paris, Bertrand Delanoë, pour la pose d’une plaque commémorative sur le pont Saint-Michel, qui est courageuse. C’était la première. Aujourd’hui, il en existe une cinquantaine. Cette reconnaissance a été préparée par un long travail de réunions et de discussions sur le texte de la plaque, porté par David Assouline au conseil de Paris, sous les protestations de l’opposition. Il avait lu un texte très courageux pour rappeler que cette manifestation avait eu lieu aussi à deux pas de l’Hôtel de ville, sur les quais de la Seine. Il a fallu se battre pour que le préfet Papon soit nommé sur cette plaque, comme responsable – mais au-dessus du préfet, il y a De Gaulle qui n’est pas mentionné – et les mots justes pour décrire cet événement. L’association se dit que cette reconnaissance avance, avec ce marqueur visible dans l’espace public. Mais cette plaque a été cassée moins d’un an après, puis remplacée. Récemment, la municipalité l’a remplacée par une très belle installation sur le pont Saint-Michel avec des visages en ombres chinoises. Et ce geste de reconnaissance à Paris incite d’autres villes de banlieue, Sarcelles, Villetaneuse, La Courneuve, Saint-Ouen, Clichy-sous-Bois, qui ont décidé de poser également une plaque à la mémoire des manifestants du 17 octobre 1961. Tulle est l’une des rares villes où le préfet Papon est nommé sur la plaque.

Au-delà de cette reconnaissance des victimes, il s’agit toujours pour l’association Au nom de la mémoire de faire reconnaître un massacre par les autorités de l’État. Elle produit en 2011 une anthologie coordonnée par Mustapha Harzoune et moi-même de 17 nouvelles inédites, de 17 auteurs qui se souviennent du 17 octobre (dont 9 auteurs algériens et 8 auteurs français), pour donner une expression littéraire à cette mobilisation. Et, surtout, l’association organise de plus en plus de rencontres publiques qui diffusent autrement et vers des jeunes publics au collège, lycée, à l’université et à Sciences Po, etc., dans toute la France, pour porter ce débat de manière participative et dans une transmission la plus large possible.

Pour les cinquante ans de la manifestation, en 2011, on avait une exigence de vérité politique qui passait par une revendication d’ouverture des archives, de mention de cette date dans les programmes et les manuels scolaires en relation avec les conflits contemporains, etc. On attendait une déclaration de François Hollande quand il a été élu à la présidence de la République. Il a effectivement mentionné dans une dépêche AFP par trois phrases cette manifestation pacifique et la répression sanglante quand il est revenu de son voyage officiel en Algérie, en 2012. Il déclare le 17 octobre 2012, alors que les manifestant.es sont nombreux sur le pont parisien : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un an après cette tragédie. Je rends hommage à la mémoire des victimes. » Aujourd’hui, le collectif de commémoration du 60e anniversaire du 17 octobre 1961 attend que le chef de l’État, Emmanuel Macron, se prononce sur la reconnaissance de ce que fut le massacre du 17 octobre 1961.

H&M : La particularité de l’association est de penser en triptyque les productions mémorielles sous forme de film, d’exposition et d’ouvrage sur le même sujet. Comment cette idée vous est-elle venue ?S. M. : C’est important de produire des outils de connaissance qui soient complémentaires et puissent exploiter différentes traces des mémoires.

Page 5: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

5hommes & migrations n° 1335

De nombreux ouvrages sont parus sur les engagements d’Au nom de la mémoire : comme les trois tomes sur Un siècle d’immigration, Les Kabyles du Pacifique, Les massacres de Sétif, Les Poilus d’ailleurs, Renault… En parallèle, Mehdi Lallaoui réalisait les documentaires et nous éditions l’exposition en complément du livre.

Chaque production était présentée. Dans des lycées qui souhaitaient le film, on proposait le livre et l’exposition dans l’établissement. Ce triptyque fonctionne bien. Mais c’est très lourd à financer puisque les coûts sont multiples et les temporalités de réalisation différentes. Aujourd’hui encore, nous produisons de manière indépendante nos projets. Pour les ouvrages, par exemple, c’est très compliqué d’avoir une diffusion en librairie et nous privilégions les festivals et les rencontres où nous sommes présents. C’est aussi une façon d’être au plus près des citoyens, dans les centres sociaux, les comités d’entreprise, les médiathèques et les centres d’animations culturelles…

H&M : Qu’en est-il du rapport à l’Algérie dans vos projets mémoriels ? Est-il présent dans vos démarches ?S. M. : En 1981, ma famille recevait le journal de l’Amicale des Algériens en Europe que mon père lisait régulièrement en tant qu’ancien du FLN. C’est dans ce journal que les premiers articles ont été publiés sur le 17 octobre 1961. Il y a quelques années, une amie m’informe que le local de l’Amicale en Normandie était sur le point d’être fermé à Rouen. Elle me signale qu’il y a encore plein de documents à l’abandon et qui vont disparaître. Les cartons abandonnés et éventrés contenaient, parmi les centaines de cartes des adhérents de l’Amicale, des exemplaires du journal de l’Amicale mentionnant, sur la Une et en pages intérieures, cette manifestation, avec des photographies de manifestants algériens alignés le long d’un mur, qui n’étaient pas celle d’Élie Kagan d’ailleurs.

Nous sommes en permanence en quête de notre Histoire, qu’elle soit d’ici ou d’Algérie. Nous ne pouvons pas ne pas évoquer cette double appartenance dans notre engagement. À propos, justement de ce 17 octobre 1961, nous nous sommes rendus plusieurs fois en Algérie présenter notre travail. La jeunesse algérienne ne connaissait pas cette date. Pour elle, l’Algérie commence en 1954 lors du déclenchement de la guerre de libération.

Mais elle ne connaît pas l’engagement des Algériens de l’immigration. Il faudra rétablir l’Histoire, et ce combat ici vaut pour la reconnaissance en Algérie.

Plus tard, l’Algérie a nommé le 17 octobre 1961 « la journée de l’émigration » comme référence de cette histoire migratoire vers la France, alors que, pendant longtemps, la fédération de France du FLN n’avait pas voulu officialiser cette date comme symbolique du combat des Algériens pour l’indépendance. Les émigrés algériens disparaissaient du récit national algérien parce qu’ils étaient partis d’Algérie. C’est grâce à celles et ceux qui, en France, portent cette reconnaissance du 17 octobre que le pouvoir algérien a décidé de commémorer cette date, alors que, depuis le début, chaque année, l’Ambassade algérienne en France s’est toujours déplacée à 11 heures au pont Saint-Michel pour les dates anniversaires le 17 octobre.

H&M : Cette mémoire du 17 octobre 1961 est très centrée sur les militants et semble avoir moins pris en compte la présence des femmes algériennes. Comment rendre les femmes plus visibles dans ces luttes et pour leur participation à cette manifestation ?S. M. : Cette mémoire des femmes est très enfouie. Je rappelle souvent lors de rencontres publiques la part des femmes algériennes dans ce 17 octobre 1961. Il faut rappeler d’abord qu’elles étaient présentes. Le 17 octobre 1961, le FLN avait demandé aux familles d’être présentes, hommes, femmes et enfants. Être présent.es et sans armes, marcher

Page 6: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

6 CHAMPS LIBRES | repérage

dignement, en silence et sans mots d’ordre. Ma mère a manifesté. Les femmes sont revenues plusieurs jours plus tard devant la préfecture pour demander où étaient leur mari, leur frère, leur fils, qui n’étaient pas de retour de la manifestation. Elles ont été réquisitionnées dans un centre d’accueil où on leur a donné du pain et de la vache-qui-rit ! Je me souviens que ma mère m’avait raconté avoir lancé aux flics le fromage, et d’autres femmes avaient suivi la révolte.

Dans les rencontres que j’anime, je tiens toujours à parler des femmes, comme toujours invisibles en comparaison de leur mari travailleur. Elles étaient nombreuses mais il y a eu très peu de photographies qui les représentent. Les photographies d’Élie Kagan montrent peu de femmes parce qu’elles n’étaient pas dans le cortège de front, n’ont pas subi – ou peu – de violences. Il faudrait revoir les fonds photographiques du journal L’Humanité pour repérer la présence des femmes. Certaines ont paru, quand elles se sont rendues devant la préfecture, être arrêtées par la police.

H&M : Comment faire vivre cette manifestation auprès des jeunes générations qui n’ont pas vécu cette histoire ? Comment les inscrire dans cette mémoire ?S. M. : Les jeunes générations ne s’inscrivent pas individuellement aussi fortement que celles qui

ont vécu le 17 octobre. Il y a une déperdition très naturelle avec les années. Quand les anciens ne sont plus présents pour raconter cette histoire à leurs enfants et que ceux-ci ne peuvent plus la transmettre à leurs propres enfants, les mémoires disparaissent logiquement. D’autres histoires remplacent ces mémoires. C’est pour cela qu’il faut des marqueurs politiques, par exemple des plaques commémoratives dans les villes, devant les écoles, sur les ponts, dans les lieux de la répression… La plaque qui est posée à Nanterre, la plus forte concentration d’Algériens en région parisienne, est visible sur l’avenue du 17 octobre 1961, sur la façade de la préfecture de police, grâce aux combats pendant des années de Mhamed Kaki, militant infatigable, président de l’association Les oranges à Nanterre.

H&M : Pour ce qui concerne les institutions patrimoniales et culturelles, quels ont été les efforts de reconnaissance de cette date à travers des collections et des expositions ?S. M. : Que ce soit le Musée d’histoire de la ville de Paris, le Musée Carnavalet, ou le Musée de l’histoire de l’immigration, force est de constater que la date du 17 octobre 1961 n’a été abordée que très partiellement, notamment avec l’exposition temporaire Vie d’exils dirigée par Benjamin Stora en 2012. Mais elle n’était pas mentionnée à ma connaissance dans le parcours permanent. Et les musées renvoient généralement au seul Musée national de l’histoire de l’immigration le soin de traiter cette date, alors qu’elle a eu des résonances sur leur territoire et dans leur domaine, par exemple pour la photographie ou les arts plastiques.

H&M : Que pensez-vous de l’idée d’aborder cette mémoire du 17 octobre sous la forme d’une date anniversaire avec une journée à la mémoire de l’immigration algérienne ?S. M. : Le 17 octobre 1961 devrait être reconnu en ce 60e anniversaire, et la commémoration serait plus que symbolique. Il faudrait entendre une position, un geste fort, mais plus que cela, entendre la responsabilité et la reconnaissance par les plus hautes autorités de l’État que ce 17 octobre 1961 fut le plus grand massacre après celui de la Commune de Paris, un massacre d’Algériens qui manifestaient dignement, à Paris, au cœur de la République.

Page 7: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

7hommes & migrations n° 1335

Le 17 octobre 1961 vu dans le monde anglophone

Alec G. Hargreaves, professeur d’études françaises et francophones, Florida State University.

Le détour par la recherche anglophone permet d’appréhender les silences qui ont longtemps pesé, en France, sur l’écriture de l’histoire du massacre du 17 octobre 1961. L’histoire est d’abord portée par des écrivains et des militants auxquels les chercheurs britanniques rendront hommage. Ce crime de masse du pouvoir français éclaire d’un jour nouveau l’histoire coloniale outre-Manche, notamment les relations entre le Royaume-Uni et l’Irlande.

Le rôle joué par des chercheurs anglophones dans l’éclaircissement des événements du 17 octobre 1961 est parfois perçu comme un signe de la « paxtonisation » des recherches portant sur la liquidation de l’Empire colonial français et ses suites. Il est vrai que, tout comme les recherches sur le régime de Vichy ont été débloquées par l’historien américain Robert Paxton après des décennies de réticence dans les milieux académiques français, les études qualifiées de « postcoloniales » ayant trait à l’histoire de la France ont été initialement menées avec plus de vigueur par des chercheurs anglophones que par leurs homologues français. Mais, dans le cas de la tuerie du 17 octobre, il convient de nuancer cette comparaison. Si les recherches les plus approfondies sur cette question sont le fait de deux universitaires britanniques, Jim House et Neil MacMaster1, ceux-ci reconnaissent volontiers que leurs travaux ont été précédés par d’importantes publications dues à des Français qui, sans avoir le statut de chercheurs professionnels, ont déblayé le terrain et ouvert la voie à des investigations académiques2 .

Comme le soulignent House et MacMaster, le massacre d’octobre 1961 est de loin le plus meurtrier parmi tous les cas de répression étatique de manifestations politiques de rue dans l’Europe de l’Ouest au cours des deux derniers siècles3 . Il est donc tout à fait normal que des universitaires (britanniques en l’occurrence) formés à l’étude de l’histoire contemporaine de la France aient décidé de mener des recherches approfondies sur cette

question. Ce qui va moins de soi est le peu de travaux consacrés à ce sujet pendant de longues années par leurs homologues en France. Jusqu’à la dernière décennie du XXe siècle, les plus importantes recherches menées par des Français sur cette tuerie sont le fait non pas de chercheurs académiques, mais de citoyens exerçant d’autres métiers qui poursuivent leurs investigations en tant qu’« amateurs » assoiffé de vérité, et parfois dans un esprit militant. Le roman de Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire, et l’ouvrage de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, sont les cas les plus connus4 .

1. Jim House, Neil MacMaster, Paris 1961 : Algerians, State Terror, and Memory, Oxford, Oxford University Press, 2006. Les références ci-dessous renvoient à la traduction française de cet ouvrage : Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008. La version française a été rééditée en format de poche (Folio) avec une nouvelle introduction en 2021. Notons aussi les travaux de chercheurs américains tels que Joshua Cole, « Remembering the Battle of Paris. 17 October 1961 in French and Algerian Memory », in French Politics, Culture, and Society, vol. 21, n° 3, 2003, pp. 21-50, et Lia Brozgal, Absent the Archive: Cultural Traces of a Massacre in Paris, 17 October 1961, Liverpool, Liverpool University Press, 2020.2. Jim House, Neil MacMaster, op. cit., pp. 22-25.3. Ibid., p. 16. Les répressions d’insurrections telles que celle de la Commune de Paris en 1871, dont l’ampleur dépasse très largement celle de simples manifestations de rue, ne sont pas prises en compte dans ces calculs.4. Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire, Paris, Gallimard, 1983 ; Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Paris, Seuil, 1991.

Page 8: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

8 CHAMPS LIBRES | repérage

Censure et quasi-silenceCes publications cassent le quasi-silence observé en France, initialement face à la censure instaurée par l’État pendant la guerre d’Algérie, quand certains textes qu’il était impossible de faire paraître en France ont été publiés à l’étranger. C’est le cas par exemple de l’ouvrage de Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la République (1954-1962), où quelques pages sont consacrées aux événements d’octobre 1961, et qui, publié d’abord en anglais et en italien en 1963, ne paraîtra en France qu’en 19725. Vingt ans avant la parution de Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx, le premier roman évoquant ces événements est le fait d’un Africain-Américain résidant à Paris, William Gardner Smith, qui, devant l’impossibilité de faire paraître son texte en France, le publie aux États-Unis en 19636 .

Après la fin de la guerre d’Algérie, les recherches sont freinées par l’impossibilité d’accéder aux archives officielles. Il semble aussi avoir existé un consensus implicite dans certains milieux en France, rarement énoncé explicitement mais largement répandu, reposant sur le sentiment que les blessures de la décolonisation sont encore trop vives pour se lancer dans des recherches scientifiques risquant de nourrir des polémiques. Une des premières histoires de la guerre d’Algérie à être saluée comme un véritable travail scientifique est celle publiée par un Anglais, Alistair Horne, en 1977, et dont une traduction française paraîtra trois

ans plus tard. L’utilisation de la torture – un des aspects les plus controversés de la « sale guerre » menée en Algérie – y trouve bien sa place, tout comme la répression meurtrière des manifestants à la station de métro Charonne en février 1962, mais on ne peut qu’être frappé aujourd’hui par l’absence quasi-totale de toute référence au bain de sang du 17 octobre 1961, en dehors d’une seule phrase empruntée au livre de Pierre Vidal-Naquet dénonçant les violences policières commises à Paris contre les Algériens au cours de l’automne de 1961, mais qui ne mentionne pas spécifiquement le drame du 17 octobre7 .

Le peu d’attention porté par Horne à cette affaire est sans doute dû en partie au succès avec lequel les autorités françaises avaient agi pour l’étouffer. Ce camouflage est un des thèmes majeurs du documentaire sur le 17 octobre réalisé pour Channel 4 en Angleterre en 1992 par Alan Hayling et Philip Brooks, Drowning by Bullets (Une journée portée disparue), au cours duquel on voit un reportage filmé à Paris le soir même du massacre dans lequel un journaliste britannique se dit dans l’impossibilité de savoir ce qui se passe, puisque les forces policières ont interdit aux journalistes d’être présents lors de leurs interventions contre les manifestants. Malgré la plus grande liberté d’expression dont disposaient les médias dans les pays étrangers, la mise à l’écart des journalistes à Paris semble avoir été suffisamment réussie pour empêcher dans une large mesure la collecte et la diffusion dans la presse étrangère d’informations autres que celles, très édulcorées, permises par la censure dans les journaux français8 .

5. Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la République (1954-1962), Paris, éd. de Minuit, 1972.6. William Gardner Smith, The Stone Face, New York, Farrar, Straus, 1963. Voir Tyler Stovall, « Preface to The Stone Face », in Contemporary French and Francophone Studies, vol. 8, n° 3, 2004, pp. 305-327. Réédité aux États-Unis en 2021, le roman de Smith est encore inédit en France.7. Alistair Horne, A Savage War of Peace: Algeria 1954-1962, Londres, Macmillan, 1977, p. 500. Traduction française : Histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Albin Michel, 1980.8. Daniel A. Gordon, « World Reactions to the 1961 Paris Pogrom », in University of Sussex Journal of contemporary History, vol. 1, 2000. URL : https://www.sussex.ac.uk/webteam/gateway/file.php?name=2-gordon-world-reactions-to-the-1961-paris-pogrom&site=15.

Page 9: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

9hommes & migrations n° 1335

Briser le silenceÀ partir des années 1980, ce mur de silence sera peu à peu brisé par une nouvelle génération d’origine algérienne en France née de parents immigrés qui gardaient des souvenirs de la manifestation de 19619 et par des militants français, parmi lesquels Jean-Luc Einaudi joue un rôle capital. Une plainte pour diffamation déposée contre ce dernier par Maurice Papon, préfet de Police à Paris en 1961, sera déboutée par la justice en 1999 et incitera à la mobilisation de nombreux chercheurs et militants français en faveur de l’ouverture des archives concernant cette affaire10, dont l’exploitation sera fondamentale aux recherches effectuées par la suite par Jim House et Neil MacMaster.

Si ces derniers ont raison de souligner l’importance exceptionnelle de la tuerie du 17 octobre, ils prennent aussi soin de nuancer le contraste souvent évoqué entre les guerres extrêmement coûteuses menées en vain par la France en Indochine et en Algérie comparée à la manière relativement pacifique dont la Grande-Bretagne a liquidé son empire colonial. Car relativement pacifique ne veut pas dire entièrement pacifique : en tentant de réprimer les indépendantistes dans des colonies telles que le Kenya au cours des années 1950, les Britanniques ont parfois utilisé des méthodes aussi brutales que celles employées par la France en Algérie11. Il en était allé de même en Irlande, où l’insurrection

lancée à Dublin en 1916 a abouti au début des années 1920 à l’indépendance de la majeure partie de l’Irlande tout en maintenant rattachée au Royaume-Uni l’Irlande du Nord sous la domination de populations descendant de colons venus d’Angleterre et d’Écosse. Un découpage territorial de ce type, favorisant le maintien d’inégalités ethno-politiques découlant de la colonisation, sera envisagé dans certains milieux pour permettre aux pieds-noirs de garder leur place en Algérie avant d’être écarté dans les accords d’Évian qui mettent fin à la guerre d’indépendance en 1962.

Algériens et IrlandaisSi, contrairement à la guerre d’Algérie, les événements touchant l’Irlande sont rarement perçus de nos jours par le public en Grande-Bretagne comme ayant des origines coloniales, cela s’explique en partie par le fait que, en Irlande, la colonisation, tout comme les phases majeures de la décolonisation ont eu lieu dans un passé relativement lointain ignoré par la masse des Britanniques. L’apparente absence de racialisation dans le conflit irlandais – où les différents camps, tous d’origine européenne, sont couramment (et parfois trop schématiquement) caractérisés comme étant opposés par des différences de religion (catholiques irlandais contre protestants d’origine anglaise ou écossaise) – peut aussi sembler ne pas cadrer de prime abord avec une lecture (post-)coloniale de l’histoire de l’Irlande. Il n’en reste pas moins que les tensions qui sont encore à l’œuvre en Irlande du Nord ont leurs origines dans le legs d’une guerre de décolonisation qui, tout comme la mémoire de celle qui a été menée par la France contre les indépendantistes algériens, ne cesse de rouvrir des plaies encore mal cicatrisées.

9. Alec G. Hargreaves, « Generating Migrant Memories », in Patricia M. E. Lorcin (dir.), Algeria 1800-2000 : Identity, Memory, Nostalgia, Syracuse, Syracuse University Press, 2006, pp. 217-227.10. Olivier Le Cour Grandmaison (dir.), Le 17 octobre 1961. Un crime d’État à Paris, Paris, La dispute, 2001.11. Jim House, Neil MacMaster, op. cit., p. 17, citant David Anderson, Histories of the Hanged: Britain’s Dirty War in Kenya and the End of Empire, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2005, et Caroline Elkins, Britain’s Gulag: The Brutal End of Empire in Kenya, Londres, Jonathan Cape, 2005. L’importance des atrocités commises au Kenya est restée peu connue en Grande-Bretagne jusqu’à la fin du XXe siècle, quand l’ouverture des archives a facilité des recherches telles que celles menées par Anderson et Elkins.

Page 10: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

10 CHAMPS LIBRES | repérage

Ces tensions ont ressurgi brutalement en 1972 lors du « Bloody Sunday » (« Dimanche sanglant »), le jour où 14 personnes ont été tuées par des troupes britanniques pendant une manifestation pour les droits civiques à Londonderry en Irlande du Nord. Au cours des luttes qui feront ensuite rage pendant les dernières décennies du XXe siècle en Irlande du Nord entre nationalistes réclamant l’incorporation de ce territoire dans une Irlande unifiée et « loyalistes » cherchant à maintenir le statu quo au sein du Royaume-Uni, plusieurs milliers de personnes seront assassinées. Comme le font remarquer House et MacMaster, une campagne d’attentats terroristes menée à Londres et dans d’autres villes anglaises par l’IRA12 pendant cette période sera le seul cas de violences de ce type commises par des indépendantistes anticoloniaux dans la capitale d’une métropole impériale en dehors de celles perpétrées par le FLN à Paris pendant la guerre d’Algérie13 .

Terroristes anticoloniaux et terreur d’ÉtatEn contraste avec les attentats commis à Paris en 1961 par des unités locales du FLN, qui sont soutenus par une très large partie des Algériens en France, les attentats perpétrés en Angleterre entre 1973 et 1997 sont principalement le fait d’un nombre relativement restreint de nationalistes venus d’Irlande du Nord qui s’infiltrent en Angleterre sans tenter de mobiliser la masse des Irlandais

qui y sont installés, qui sont généralement peu favorables à de tels actes de violence. Dans ces conditions, les autorités britanniques privilégient des méthodes de répression ciblant les auteurs des attentats sans instaurer des mesures comparables au couvre-feu imposé à l’ensemble des Algériens à Paris. Pendant cette période en Angleterre, il n’y a rien de comparable aux violences policières commises de façon sommaire contre de nombreux Algériens dans la région parisienne pendant l’automne de 1961 et qui atteignent leur paroxysme dans la répression sanglante de la manifestation pacifique du 17 octobre.

Au cours de leurs recherches sur ces événements, House et MacMaster ont décidé de renoncer au titre initialement prévu pour leur ouvrage, Paris Massacre, pour l’intituler Paris 1961, non pas parce que le mot « massacre » leur paraissait trop fort, mais parce que la fréquence de son association avec la seule nuit du 17 octobre risquait de ne pas suffisamment communiquer l’énormité des violences commises par les forces de l’ordre pendant une période prolongée : « Le mot “massacre” évoque en effet un événement isolé, explosif, survenu en un lieu et un moment unique, alors que nous avons affaire en réalité, comme ce livre le montre, à un cycle de violences et d’assassinats qui s’est étendu sur plusieurs semaines, sinon plusieurs mois14. » Dans cette optique, la tuerie de masse qui a eu lieu le 17 octobre 1961 doit être appréhendée comme un pic dans une série prolongée de violences qui, incitées par Maurice Papon avec la complicité d’autres hauts responsables de l’État, sont perpétrées contre les Algériens dans la région parisienne, ce que House et MacMaster caractérisent comme une « terreur d’État », prolongeant sur le sol de la métropole la brutalité des moyens utilisés par la France en Algérie15 . Soixante ans après les faits, cette analyse, s’appuyant par de nombreux documents et témoignages, est accablante.

12. Irish Republican Army (Armée républicaine irlandaise), dominée pendant cette période par une faction dite « Provisional » (provisoire) dont les principaux dirigeants sont natifs d’Irlande du Nord.13. Jim House, Neil MacMaster, op. cit., p. 46.14. Jim House, Neil MacMaster, op. cit., p. 31.15. Jim House, Neil MacMaster, op. cit., pp. 121-149.

Page 11: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

11hommes & migrations n° 1335

« On peut dire que les productions culturelles “font l’histoire”, mais elles la font autrement »

Entretien avec Lia Brozgal, professeure associée d’études françaises et francophones à l’université de Californie à Los Angeles, réalisé par Marie Poinsot, rédactrice en chef d’Hommes & Migrations.

Hommes & Migrations : Vous avez fait paraître l’année dernière cet ouvrage, Absent the Archive1, qui porte sur la question des représentations de la manifestation du 17 octobre 1961 et de la répression d’État qui s’en est suivie à travers différentes formes culturelles, parmi lesquelles les arts visuels. Quels sont les arts visuels concernés et sont-ils tous des productions françaises ?Lia Brozgal : En effet, le but de mon livre Absent the Archive: Cultural Traces of a Massacre in Paris est d’interroger la représentation du massacre du 17 octobre 1961 et, par « représentation », j’entends toutes formes de littérature, de cinéma (fiction et documentaire), et de performance (théâtre, spectacles de rue, installations, musique), mais aussi des images de toutes sortes. Il existe une quantité étonnante de productions culturelles qui, de près ou de loin, rendent compte non seulement de ce qui s’est passé à Paris et dans les environs cette nuit-là, mais aussi des mécanismes qui ont véhiculé le soi-disant « oubli » de cet événement. Ce corpus, dont les premiers objets datent de 1962, témoigne d’une diversité étonnante de genres et de formes, parmi lesquels de nombreux objets qui relèvent du domaine du visuel : des photographies, des affiches, des dessins, du street art, de la performance, des clips musicaux, des films de fiction, ainsi que des films documentaires, des webdocumentaires et de la bande dessinée. Il y a même un timbre édité par Algérie Poste pour commémorer le 50e anniversaire du 17 octobre 1961 – consacré en Algérie depuis 1968 comme « la journée de l’émigration2 ». Si l’on veut évoquer le lieu de production, la quasi-totalité des productions sont effectivement « made in France ». Après, les origines des auteurs et des artistes sont

relativement diverses et, parfois (surtout dans le cas des productions collectives), difficiles à établir. On dénombre, néanmoins, une majorité d’Algériens et de Français (y compris d’origine algérienne).

H&M : Les arts visuels ont-ils la particularité de développer des formes pluridisciplinaires et des collaborations entre artistes ?L. B. : Dans le domaine du visuel, il est vrai que l’on constate un nombre important d’ouvrages qui sont le fruit d’une collaboration entre artistes et/ou qui relèvent de multiples disciplines artistiques. Sur le plan de la collaboration, j’évoquerais à titre exemplaire la fresque « 17 ensemble » qui se situe le long du canal Saint-Denis à Aubervilliers et qui constitue le site de commémoration le plus visible de toute la région parisienne. Cet ouvrage de street art, qui mélange texte, peinture et tirages photographiques grand format, a été réalisé par le duo Joachim Romain et Éric Vinson3 .

L’un des plus beaux exemples de collaboration entre artistes de différentes disciplines serait sans doute le clip « On a appris à nager », produit par le groupe de rap méditerranéen Zik Zitoun4. Si un clip musical est nécessairement pluridisciplinaire, il faudrait, dans ce cas particulier, saluer la recherche à la fois esthétique et historique, la mise en relation des images d’archive, et le travail sur le son et l’image. Les paroles originales de la chanson sont appuyées par l’entonnement des noms des victimes et la récitation du poème de Kateb Yacine « Dans la gueule du loup » (1962) – l’une des premières productions culturelles concernant le 17 octobre. Pendant que le DJ rend hommage aux disparus et aux paroles de Kateb, on voit défiler à l’écran une série d’images empruntées à d’autres productions culturelles : la photo prise par Jean Texier du graffito « Ici on noie les Algériens » ; une scène qui reconstitue la création dudit graffito ; et des extraits du film documentaire de Jacques Panijel, Octobre à Paris (1962). Cette mise en avant de la relation entre différentes productions culturelles

1. Lia Brozgal, Absent the Archive: Cultural Traces of a Massacre in Paris, 17 October 1961, Liverpool, Liverpool University Press, 2020.2. https://chaouki-li-qacentina.blog4ever.com/emission-112011-50eme-anniversaire-de-la-journee-de-lemigration.3. https://lemag.seinesaintdenis.fr/Commemoration-de-la-repression-de-la-manifestation-du-17-Octobre-1961-1770.4. https://www.youtube.com/watch?v=7SzJ3cLhzxc.

Page 12: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

12 CHAMPS LIBRES | repérage

appartenant à différents moments historiques – un geste que l’on pourrait appeler citation – est caractéristique de la production visuelle qui date d’après 1999 et est déployée à grand effet dans ce clip.

H&M : Pouvez-vous englober dans votre recherche les réceptions de ces productions culturelles, selon les canaux de diffusion ou les publics qui y ont accès ?L. B. : Dans le cadre de mon travail sur les productions culturelles du 17 octobre, la question de la réception, qu’elle soit critique ou populaire, s’est imposée tout naturellement pour certains romans (comme Meurtres pour mémoire de Didier 5. http://artbribus.com/photos/

Daeninckx et Vivre me tue de Paul Smaïl) et surtout pour le film de Michael Haneke, Caché. Ces œuvres ont connu une dissémination plus vaste que d’autres (notamment à l’étranger) et ont su, par conséquent, stimuler davantage l’appétit critique. En revanche, la production visuelle du 17 octobre – surtout si l’on met de côté tous les sous-genres de cinéma – a très peu fait parler d’elle, et donc les informations sur la réception de ces ouvrages restent très limitées, voire inexistantes.

Il faudrait dire, également, qu’il y a très peu de prestations culturelles où les éléments visuels du 17 octobre sont exposés en tant qu’œuvres d’art, et lorsque celles-ci ont lieu, c’est presque toujours en lisière de la culture et des médias dominants. On pourrait évoquer, par exemple, l’exposition des albums BD au Festival international de la bande dessinée à Alger. Par contre, il y aurait un travail à faire sur les réseaux sociaux, car certains de ces artistes/graphistes/photographes ont une présence sur des plateformes qui encouragent des commentaires et des interactions. Je pense notamment à Miloud Kerzazi, auteur de deux affiches commémoratives du 17 octobre et très actif sur Instagram, Facebook, tumblr, etc.

H&M : Est-ce qu’il peut y avoir un décalage ou un biais entre les motivations ou intentions des producteurs de ces productions et l’accueil et la compréhension des audiences ?L. B. : Évidemment, entre l’intention du créateur et l’interprétation que le lecteur ou le spectateur réserve à son travail, il peut y avoir non seulement un décalage mais un gouffre ! Et c’est souvent dans ce gouffre que l’on trouve une riche matière à creuser. Malheureusement, à défaut de plus d’informations sur la réception des productions visuelles, je pourrais difficilement traiter cette question de façon analytique. À titre illustratif, cependant, je proposerais une anecdote personnelle concernant l’affiche de Mustapha Boutadjine, « Paris, le 17 octobre 19615 ». De par son sujet militant et antiétatique, mais aussi de par sa construction formelle (sa ligne, ses formes et ses couleurs), je vois dans « Paris, le 17 octobre » un clin d’œil aux affiches de l’Atelier populaire. Dans ma vision des choses, cet « air de famille »

▶▶ Affiche, 17 Octobre 1961, Paris.▶© Mustapha Boutadjine.

Page 13: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

13hommes & migrations n° 1335

permet d’imaginer chez Boutadjine un désir (même inconscient) de suggérer une connexion politique entre Mai 68 et le 17 octobre. Cette généalogie esthétique était si claire pour moi que, à l’occasion de ma première prise de contact avec l’artiste, je lui en ai parlé comme si la connexion était évidente. Or il s’est trouvé que Boutadjine, quant à lui, ne partageait pas ma vision des choses. Au contraire, il s’est pressé de me reprendre en disant qu’il n’y avait aucun lien entre son travail et celui de l’Atelier populaire, qu’il n’y avait pas puisé son inspiration…, si bien qu’à l’issue de l’échange j’ai eu peur de l’avoir froissé. Ici, comme dans tous les différends qui peuvent exister entre le créateur et son public, je crois qu’il est plus fructueux d’aborder le décalage comme un élément productif, plutôt que de chercher à donner raison à l’un ou à l’autre.

H&M : En quoi ces arts visuels ont-ils permis de constituer des ressources militantes, de favoriser un réseau de mobilisations contre ces violences étatiques ?L. B. : De manière générale, l’image a la particularité de condenser et de concentrer un contenu, produisant ainsi un signe qui peut être saisi instantanément. Par ailleurs, l’image se prête plus facilement que d’autres médiums à la reproductibilité et à la remise en contexte. Donc, si « le visuel » a certainement favorisé la dissémination d’un savoir sur le 17 octobre et a promu, également, la mobilisation des réseaux militants (surtout en rendant ces réseaux et ces associations plus visibles), on pourrait difficilement dire qu’il s’agit d’un phénomène propre au 17 octobre et à sa représentation.

En revanche, il est intéressant d’évoquer le graffito accusateur « Ici on noie les Algériens », inscrit, début novembre 1961, sur la balustrade le long du quai Conti, en face de l’Institut de France. Le parcours de ce graffito devenu photographie, elle-même devenue par la suite « icône militante » – pour reprendre l’expression de Vincent Lemire et Yann Potin dans leur superbe enquête sur les traces de cette image –, a certainement quelque chose de singulier dans l’histoire des emblèmes de lutte6 . La photo du graffito a connu des pérégrinations impressionnantes : sujette, pendant presque 20 ans, à la censure étatique, elle voit le jour pour la première fois à la une de L’Humanité en 1986 (lors des 25 ans du massacre). Depuis, elle est reprise par

des associations militantes, en couverture de livres scientifiques et militants, dans presque tous les sites et blogs concernant le 17 octobre. Le documentaire de Yasmina Adi reprend l’image comme affiche et le slogan comme titre.

Une liste complète des utilisations de cette image serait trop longue à dresser, or je voudrais m’attarder sur un phénomène récent et particulièrement créatif qui consiste à détourner le graffito lui-même, c’est-à-dire à reprendre son contenu et/ou à modifier son contexte afin de le

▶▶ Affiche, Ils se sont battus pour leurs droits, Paris.▶ © Miloud Kerzazi.

6. Vincent Lemire, Yann Potin, « “ici on noie les algériens.” Fabriques documentaires, avatars politiques et mémoires partagées d’une icône militante (1961-2001) », Genèse, n° 49, 2002, pp. 140-162.

Page 14: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

14 CHAMPS LIBRES | repérage

« resignifer » et, ainsi, de se le réapproprier. Cette démarche prend deux formes principales, dont la première consiste à reconstituer – on serait tenté de dire « à performer » – l’acte d’inscription, soit à l’emplacement original, soit ailleurs dans Paris (lors des cérémonies commémoratives ou à d’autres moments), tout en filmant ou en photographiant ce geste qui réécrit l’histoire. La deuxième démarche consiste à modifier le contenu du slogan et, par conséquent, son sens et son poids. D’où, donc, lors de la cérémonie de commémoration en 2019, un « re-enactement » qui met en scène la phrase « Ici la FRANCE a noyé les algerien.ne.s7 »… De manière similaire, le clip susmentionné de Zik Zitoun, qui commence avec l’image du graffito original, se termine sur l’image d’un pont en banlieue sur lequel apparaissent, représentés de la même manière que l’original, les mots : « On a appris à nager ».

H&M : Pourquoi faire appel à l’histoire culturelle pour revisiter cet événement dramatique de l’histoire française de l’immigration ? Qu’apportent ces traces culturelles comme éléments supplémentaires aux connaissances de l’histoire politique ? Pourquoi et comment ces archives culturelles révèlent-elles des facettes cachées de ce massacre ? En quoi elles véhiculent, au-delà des récits et des informations sur cet évènement, un certain nombre d’émotions, de traumatismes, de vécus ?L. B. : La déformation professionnelle y est certainement pour quelque chose ! Je suis professeure de littérature et de cinéma français et francophone ; je ne suis pas historienne, militante encore moins. Le hasard a fait que j’ai

7. Je remercie Yann Potin de m’avoir envoyé des clichés de la cérémonie commémorative en question.

▶▶ Fresque murale, Aubervilliers.▶© Nicolas Gorodetska.

Page 15: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

15hommes & migrations n° 1335

qu’on n’a pas besoin d’être français ou algérien pour se sentir interpellé par cette histoire. Et, comme je le disais plus haut, mon intérêt pour le 17 octobre est très ancré dans mon parcours en tant que littéraire. Sans vouloir nier la réalité des victimes et leurs familles, il faut reconnaître la valeur et le pouvoir symboliques de ce massacre et son occultation. Comme le dit Haneke dans une interview, chaque pays a son « 17 octobre » – c’est-à-dire que chaque pays a ses zones d’ombre, ses hontes, ses secrets.

Ceci étant dit, au niveau de l’évènement lui-même, il est clair que l’on peut imaginer des parallèles avec les violences policières perpétrées aux États-Unis, notamment contre les Noirs. La brutalisation de Rodney King par des policiers à Los Angeles en 1991… plus récemment, le meurtre de George Floyd à Minneapolis (2020). Même si les histoires des deux pays, surtout en ce qui concerne les origines et les évolutions du racisme, sont très différentes, on n’aurait pas forcément tort d’y voir des mécanismes similaires à l’œuvre : une minorité par définition « suspecte » ; une police raciste, chauffée à bloc ; une vraie poudrière. Et là, on ne parle que d’épisodes récents et hautement médiatisés ; on pourrait aussi penser au massacre de « Black Wall Street » à Tulsa (dans l’Oklahoma) en 1921. Cette insurrection contre la population noire a fait 300 morts et 800 blessés ; les policiers blancs ont donné les pleins pouvoirs à des civils (blancs), jusqu’à leur fournir des armes. Selon certains experts, il s’agit du pire épisode de violence raciale dans l’histoire des États-Unis, or les manuels scolaires n’accordent aucune place à cet événement.

Au-delà de la mise en perspective de faits réels, il est intéressant de remarquer les échos transnationaux sur le plan de la représentation : beaucoup de ces histoires « cachées » finissent par remonter à la surface grâce aux productions culturelles qui viennent colmater les brèches dans le savoir et réparer les interruptions dans les méthodes de transmission « classique » (l’école par exemple). Comme je le disais, c’est ainsi que j’ai découvert le 17 octobre, et quand je m’interroge sur les vecteurs qui m’auraient permis de prendre connaissance de tel ou tel épisode de violence politique, je suis étonnée par le nombre de chansons, de films et de livres qui me viennent à l’esprit.

pris connaissance du 17 octobre 1961 d’abord à travers la littérature et le cinéma – c’est-à-dire sous forme de fiction (le roman Vivre me tue de Paul Smaïl, le film Caché de Michael Haneke). Donc, la question des traces culturelles comme supplément aux connaissances historiques me trouble un peu car, pour moi comme pour tous ceux qui cherchent à faire valoir les fonctions particulières de la littérature, de l’art, et de la culture plus généralement, c’est l’inverse : ce sont les productions culturelles qui sont notre matière première, et c’est l’histoire qui vient en supplément.

Cela ne veut pas dire que je fais fi de l’histoire et des travaux scientifiques importants dont il existe maintenant un bon nombre de grande qualité. Bien sûr, dans mon travail sur les représentations culturelles du 17 octobre, je tiens compte du contexte historique et du climat politique, mais je m’intéresse à autre chose que les qualités mimétiques de la fiction ou de l’image. On peut dire que les productions culturelles « font l’histoire », mais elles la font autrement : elles la compliquent en permettant la mise en relation d’éléments disparates, en rendant visible des réseaux de signes et de significations, en nous montrant des choses que d’autres formes auraient passées sous silence. Ces œuvres produisent un savoir grâce à des stratégies formelles, discursives et diégétiques qui nous donnent accès aux expériences subjectives de violence et de trauma. Les productions culturelles sont souvent spéculatives, travaillant non seulement le factuel mais aussi l’hypothétique. Peut-être pourrait-on résumer ainsi la différence entre les enjeux du récit historico-politique et ceux de la production culturelle : dans le cas du premier, une erreur ou un blanc est un problème ; dans le cas du deuxième, ce sont des signes à interpréter.

H&M : Pourquoi cet évènement vous a-t-il intéressée ? Peut-il faire écho ou mettre en perspective les violences policières perpétrées contre les minorités afro-américaines aux États-Unis ? Quels seraient les événements similaires dans l’histoire américaine, notamment du mouvement des droits civiques ?L. B. : Le 17 octobre 1961 est un exemple choquant de violence étatique, rendu encore plus poignant par l’ironie de sa mise en scène au cœur de la capitale du pays des droits de l’homme. J’estime

Page 16: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

16 CHAMPS LIBRES | repérage

Donc, pour remettre ces questions dans un contexte comparatif, quand j’enseigne des cours sur la représentation du 17 octobre à mes étudiants de l’UCLA, je leur demande de réfléchir à comment ils savent ce qu’ils savent… je voudrais les sensibiliser à ces vecteurs de transmission, mais je voudrais également qu’ils constatent qu’il existe, que ce soit aux États-Unis ou ailleurs, des faces cachées de l’histoire qui finissent par se loger dans notre conscience grâce à la culture. Ils pensent très vite à la chanson « Bloody Sunday » de U2, à la rappeuse sri lankaise M.I.A ou au groupe System of a Down – des musiciens d’origine arménienne qui militent à travers leur musique pour la reconnaissance du génocide arménien.

Pour terminer ce commentaire sur les résonances transatlantiques, je ferai appel à une anecdote récente : il se trouve que j’enseignais un séminaire sur le 17 octobre et la question de la représentation culturelle au moment du meurtre de George Floyd et des manifestations qui s’en sont suivies. Inspirée par les photos prises dans le feu de l’action en 1961 et surtout par l’histoire du graffito saisi à l’improviste par Texier, une de mes étudiantes s’est levée tôt un matin pour aller photographier les traces laissées par la manif de la veille – une manif qui a tourné à l’émeute, laissant des dégâts importants, mais aussi des graffitis. Une autre étudiante a parlé du fait que le stade Jackie Robinson de l’UCLA aurait servi de site de triage et de détention provisoire des manifestants ; elle observait un parallèle entre ce stade et le Palais des sports à Paris (où 10 000 Algériens ont été détenus après la manifestation). Et elle allait plus loin en notant l’implication symbolique, et ironique, des Noirs américains : le Palais des sports a été rapidement remis en service pour accueillir une série de concerts de Ray Charles ; le stade en question à l’UCLA a été baptisé « Jackie Robinson », le nom du baseballeur américain, le premier Noir à jouer en Ligue majeure et un ancien étudiant de l’université. « C’est effrayant, disait l’étudiante. Pour le moins troublant. » On ne peut qu’abonder dans ce sens…

1. Collectif, 17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent, Paris, Au nom de la mémoire, 2011.2. Selon le témoignage anonyme « J’avais dix-sept ans la nuit du 17 octobre 1961 », in Chimères, n° 44, 2001, pp. 66-78.

La longue marche des rescapés du 17 octobre

Mustapha Harzoune.

En 2011, pour le cinquantième anniversaire de la manifestation du 17 octobre 1961, l’association Au nom de la mémoire a rassemblé dans un ouvrage les contributions de 17 écrivains. Au-delà des visées historiques, politiques ou mémorielles, 17 octobre, 17 écrivains se souviennent participe à la création d’un thème littéraire questionnant les héritages de cette expérience traumatique, un crime d’État dans l’angle mort de la conscience nationale.

Le 17 octobre 1961 reste un objet historique et mémoriel brûlant. À droite, on se refuse à reconnaître ce crime perpétré par la police républicaine dans les rues de Paris. Du côté des secteurs les plus rigoristes du militantisme mémoriel et du nationalisme version algérienne, on instrumentalise le drame (et les victimes) pour triturer les plaies et poursuivre, en usurpant des habits bien trop larges, un combat d’un autre temps. Entre nostalgiques de « l’Algérie de papa » et pompiers pyromanes, l’opinion publique française, elle, affairée, indifférente, ignore tout, ou presque, du 17 octobre 1961 et de sa répression. Salah Guemriche rappelle qu’un « sondage du CSA (du 13 octobre 2001 pour L’Humanité Hebdo) nous apprenait comment le 17 octobre 1961 était perçu chez les Français : Moins d’un Français sur deux a “entendu parler” de la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, et seul un sur cinq sait “de quoi il s’agit”, tandis qu’une majorité de l’opinion ignore tout de l’événement. Cette faible notoriété n’empêche pas 45 % des personnes interrogées d’estimer qu’il s’agit d’un acte condamnable que rien ne peut justifier, 33 % étant d’un avis contraire1 ». Comme ce 17 octobre pluvieux, « ce soir-là, les Parisiens vaquaient à leurs occupations2 ». Ainsi, jamais ne sera exaucé le souhait de Pierre Bourdieu : « J’ai maintes fois souhaité que la honte d’avoir

Page 17: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

17hommes & migrations n° 1335

été le témoin impuissant d’une violence d’État haineuse et organisée puisse se transformer en honte collective3. » Et les questions du grand Kateb Yacine restent sans réponse : « Peuple français, tu as tout vu, / Oui, tout vu de tes propres yeux, / Et maintenant vas-tu parler ? / Et maintenant vas-tu te taire4 ? »

Aujourd’hui, légitimement aussi, les Français continuent de vaquer à leurs occupations. Qui repérerait cette date sur un calendrier ? Combien accepterait d’endosser le poids d’une « honte collective » ? Et ce n’est pas cette partie de la classe politique, rigide, arc-boutée et soumise au diktat des vociférations de l’extrême droite, qui aidera. Sans oublier le corporatisme de certains syndicats de police, à l’instar d’Alliance Police nationale qui, en 2001, vitupéra contre la première commémoration officielle du 17 octobre 1961. De quoi s’agissait-il ? D’une modeste plaque commémorative apposée sur le pont Saint-Michel et dévoilée par le maire de Paris, Bertrand Delanoë ; et la modeste plaque portait cette timide inscription : « À la mémoire des Algériens victimes de la répression sanglante lors d’une manifestation pacifique ».

« Je me sens recru d’une telle horreur… Les policiers sont devenus les combattants d’une lutte sournoise et sans merci, car c’est d’une guerre raciale qu’il s’agit. Et voici la conséquence : l’État, lui, est devenu dépendant de sa police, de son armée… L’esprit de corps est la source de tout notre malheur comme il l’était déjà du temps de Dreyfus. » Le  propos est signé François Mauriac ; il date du 9 novembre 19615. Autre temps, pas autres mœurs ?

Un traitement littéraire tardifDate méconnue, délaissée ou négligée de la mémoire collective, le 17 octobre 1961 ne fut pas un sujet pour les romanciers et les poètes. Il a fallu attendre 1984 et la publication de Meurtre pour mémoire de Didier Daeninckx (Gallimard) et Nacer Kettane et son Sourire de Brahim (Denoël, 1985). L’Amicale des Algériens en Europe publiera, en 1987, un recueil – avec notamment le célèbre poème de Kateb Yacine et la nouvelle de Leïla Sebbar, La Seine était rouge (rééditée depuis). Longtemps donc, le 17 octobre 1961 ne fut pas objet de fiction. En 2001, Mehdi Lallaoui publie Une nuit d’octobre (Alternatives), Gérard Streiff écrit Les caves de la Goutte d’Or (Baleine, 2001), Hamid Aït Taleb De grace

(JC Lattès, 2008) et Ahmed Kalouaz Les fantômes d’octobre (Oskar, 2011). La même année, le pionnier, Didier Daeninckx, s’associe à Mako (Lionel Makowski) pour un détour par la BD avec Octobre noir (AD-Libris, 2011), portrait social et culturel de la France du début des années 1960 et retour sur le drame via le destin tragique d’une jeune fille sortie de l’oubli grâce à la persévérance de Didier Daeninckx : Fatima Bédar. Faut-il y déceler quelques concomitances dont l’Histoire a le secret ? Concomitance avec la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, puis avec la condamnation de Maurice Papon (en avril 1998) pour complicité de crimes contre l’humanité pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce qui est sûr, c’est que le souvenir du 17 octobre sera porté par l’université française et la recherche historique, et cette jeune génération de militants associatifs et d’écrivains, alors en herbe.

En 2011, l’association Au nom de la mémoire publie 17 octobre, 17 écrivains se souviennent . Ce recueil fait du 17 octobre 1961 un objet non plus seulement historique, politique ou même mémoriel, mais un thème littéraire. Les personnalités et les écritures qui le composent montrent ce que

3. « 17 et 18 octobre : massacres d’Algériens sur ordonnance ? », Colloque organisé par l’association 17 octobre 1961 : contre l’oubli, octobre 2000.4. Kateb Yacine, « Dans la gueule du loup », in Jeune Afrique, n° 90, 25 juin 1962, pp. 22-23.5. Le Figaro littéraire.

Page 18: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

18 CHAMPS LIBRES | repérage

la littérature peut apporter de neuf à la mémoire du 17 octobre, au souvenir des victimes, et au « plébiscite de tous les jours » des légataires – directs et indirects. Ce qu’elle ajoute d’horizon à la triste litanie des massacres, de la honte, des silences et des mensonges, du racisme endémique… déjà relatée, dénoncée par Paulette et Marcel Péju, Jean-Luc Einaudi, Benjamin Stora, Anne Tristan ou Gilles Manceron6 .

La littérature libère du « petit devoir de mémoire7 ». Elle est exigeante, refuse les postures et autres rabâchages. Sans rien céder des légitimes condamnations, elle ne se sert pas de la mémoire – des mémoires ! – comme d’un instrument pour creuser davantage les fossés de l’Histoire, mais comme d’une dynamique pour réparer et tisser du lien, de la « reliance » comme dirait notre centenaire national Edgar Morin.

Les 17 textes rassemblés dans le recueil d’Au nom de la mémoire constituent autant d’entrées, de rencontres, de sensibilités, d’interrogations et de genres qui renouvellent les réflexions, multiplient les éclairages, débusquent les zones d’ombre, restituent la part d’humanité et de fragilité des acteurs, la fierté des uns, l’innocence et la solidarité d’autres, l’individu, fragile et contradictoire mais émancipé du groupe. Tout cela est écrit sans ressentiment8, dans le souci de ne pas insulter l’avenir. Tout cela est écrit dans le respect des morts et dans le souci les vivants. Ces 17 là, comme leurs prédécesseurs, sont des hommes et des femmes appartenant à plusieurs générations. Ils sont Français, Français d’origine algérienne, Algériens d’Algérie ou Algériens de France.

Tous revisitent le passé, réintroduisent de l’humain dans les mythologies nationales ou militantes, dissèquent un héritage parfois trop lourd au regard des vérités et des mensonges transmis, reconsidèrent cet héritage à l’aune des « mythidéologies » nationales ou nationalistes, contribuent à élargir le passé de la France9, enrichissent les perspectives d’une société composite et rassemblée. L’Algérie n’est pas oubliée. Elle est parfois dans le viseur des claviers ou des stylos. Car cette littérature ne se contente pas d’interroger la culpabilité et l’innocence de la République française – le rôle de la police –, elle ne s’arrête pas à pister les invariants, le racisme et les préjugés d’un autre âge ; elle inaugure une autre

introspection : celle qui porte la plume dans les plaies algériennes, des plaies elles aussi nourries de silence et de mythes.

Pour Amin Maalouf, la culture permettra de « sortir par le haut » du « dérèglement ». Elle peut nous « aider à se connaître les uns les autres », « intimement » dit-il, et de préciser que « l’intimité d’un peuple c’est sa littérature10 ». Cette littérature du 17 octobre 1961 traite finalement de la France, de la société française, de son histoire revisitée à l’aune même de ses valeurs. Ici, et malgré le primat accordé à l’individu, la France n’est pas « un hôtel » ! Cette littérature est habitée par la question du lien, du commun, des transformations et des mouvements, des nouveaux syncrétismes et des nouvelles capacités mobilisatrices. Où comment sortir – ensemble ! – du « dérèglement ».

Le kaléidoscope du 17 octobre 1961Pour Faïza Guène, « cette date est devenue en quelque sorte ma deuxième date de naissance11 ». Pour Magyd Cherfi, elle est synonyme de fierté : « Quand on est orphelin de la petite comme de la grande histoire, il est bon d’hériter de cela et moi qui cherche dans l’épouvante quelques traces de mon histoire, je fige une date, le 17 octobre 6112 . »

Dagory observe cette soirée de l’intérieur d’un car de CRS. On y cause de tout et de rien, on y parle foot. Les supporters du Sedan Olympique s’opposent à ceux du Stade de Reims, l’équipe

6. Michel Lévine, Les ratonnades d’octobre. Un meurtre collectif à Paris en 1961, Paris, Ramsay, 1985 ; Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Paris, Seuil, 1991 ; Anne Tristan, Le silence du fleuve. Ce crime que nous n’avons toujours pas nommé, Paris, Au nom de la mémoire, 1991 ; Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1991 ; Paulette Péju, Ratonnades à Paris, Paris, François Maspero, 1961, rééd. La Découverte, 2000 ; Linda Amiri, Les fantômes du 17 octobre, Paris, éd. Mémoire génériques, 2001 ; Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961. Un massacre à Paris, Paris, Fayard, 2001 ; Marcel Péju, Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens (texte de 1962), suivi de Gilles Manceron, La triple occultation d’un massacre, Paris, La Découverte, 2011.7. Alexis Jenni, L’art français de la guerre, Paris, Gallimard, 2011.8. Voir Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Paris, Gallimard, 2020.9. Où il est encore question ici d’Alexis Jenni mais aussi des travaux de l’historien Patrick Boucheron.10. Amin Maalouf, Le dérèglement du monde, Paris, Grasset 2009.11. Faïza Guène, « Les héritiers accablés », in Samia Messaoudi (dir.), 17 octobre 1961. De la connaissance à la reconnaissance, Paris, Au nom de la mémoire, 2021.12. Magyd Cherfi, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.

Page 19: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

19hommes & migrations n° 1335

de Koppa. Parmi ceux qui s’apprêtent à ratonner, se trouvent des admirateurs de deux joueurs, Akesbi et Azhar. Ce sont aussi d’authentiques racistes (« Les Arabes, la merde y sont là pour la ramasser. Leur boulot c’est de vider les poubelles »). Ruedi pense autrement, il est là pour faire son « boulot », « faire bouffer mes gosses ». « Tu l’as dit tout à l’heure, on est cons ! Je laisse ceux qui savent décider de ce qui est bien13. »

Tassadit Imache raconte à travers le regard et la sensibilité d’une enfant née d’un père algérien et d’une mère française, à contre-courant de l’histoire et des hommes : « Du premier né à Argenteuil, à la dernière-née à Nanterre, nous sommes après le 17 octobre les enfants d’un couple en perdition. Leur histoire d’amour chavire, plus rien ne les liera. Après cette nuit-là qui porte au paroxysme la haine et la violence et ses répliques des jours qui suivent, nous les enfants, nés et à naître, sommes les rescapés d’une fiction. Jusqu’à ce que notre conscience s’éclaire au récit d’une mère aimante mais juste, rendu avec les mots de sa vie simple et dure. Grâce à elle, nous ne serons pas les enfants perdus de cette histoire-là14. »

Et il y a les Algériennes qui manifestèrent ce 17 octobre et les jours d’après. Maïssa Bey le rappelle avec tact et habileté. Elles furent nombreuses à découvrir la « grande ville », et, au soir de cette nuit d’horreurs, Taous dit à Aicha : « Je te l’avais promis ce matin, et voilà… tu peux dire maintenant que tu as vu la France15 ! »

Bien sûr, Didier Daeninckx convoque la figure de Fatima Bédar16. Il raconte son retour en Algérie. « À l’automne 2006, la dépouille de Fatima Bédar a quitté le cimetière de Stains où elle reposait depuis

quarante-cinq ans et ses restes ont été déposés le 17 octobre de cette année-là dans le carré des Martyrs de son village natal, non loin de la tombe de sa mère. » Dans le carré des Martyrs… comme pour rappeler aussi, sur cette terre algérienne, le tribut que l’immigration a payé pour l’indépendance du pays. Mohamed Kacimi crée le malaise. Une Algérienne s’en vient à Paris, pour une journée. Elle veut retrouver le lieu de sa naissance, une chambre d’hôtel où sa mère a accouché, seule. Ce lieu de vie est aussi celui de la disparition. Elle est née le 17 octobre 1961 et son père « n’est jamais revenu ». Kacimi assène sans doute le coup le plus terrible à la mémoire du 17 octobre et des manifestants : car, pendant que la femme s’enquiert des traces de son histoire, sa propre fille, la petite-fille d’un de ces Algériens assassinés, restée en Algérie, harcèle sa mère au téléphone pour qu’elle n’oublie pas… de lui rapporter un « sous tif », « Un Passionata, au BHV » et lui enjoint d’« arrêter de courir après un cadavre17 » !

Le 17 octobre des écrivains plonge dans des profondeurs rarement explorées, celles des ambiguïtés d’un double héritage, de la culpabilité et des dualités paradoxales. Ainsi, Magyd Cherfi écrit à propos des « Français » « ces ennemis d’hier, ces frères d’aujourd’hui, ils ont déchiré le fil qui cousait mes paupières. C’est eux qui m’ont les premiers parlé du crime anonyme de la police française, son plus grand crime après Vichy. Des Français, oui. Ils ont eu ce courage ou cette lucidité. Ils m’ont appris ma propre histoire dans cette conviction qu’il valait mieux appartenir à l’opprimé, aussi musulman soit-il, qu’à sa propre famille si elle oppressait son prochain. C’est par les Français que j’ai réappris à être algérien18 ». Faïza Guène, qui ignorait tout de cette manifestation, se souvient : « Bernard Richard m’a raconté alors le contexte de 1961, il m’a décrit le déroulement de cette journée d’octobre et l’apogée de l’horreur, avec cette soirée sanglante du 17. Je buvais ses paroles, abasourdie, les yeux écarquillés. Je n’oublierais jamais que je m’étais dit : “C’est un Français qui me raconte ça…19.” »

13. Dagory, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.14. Tassadit Imache, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.15. Maïssa Bey, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.16. Didier Daeninckx, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.17. Mohamed Kacimi, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.18. Magyd Cherfi, op. cit.19. Faïza Guène, op. cit.

Page 20: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

20 CHAMPS LIBRES | repérage

Alors oui, il y eut la culpabilité, les responsabilités – collectives et individuelles –, mais il y eut aussi la solidarité et l’innocence d’une France « mythologique20 », celle des droits de l’homme et de l’égalité. Brigitte Gaïti a montré que « loin de n’avoir provoqué aucune réaction, la répression policière de la manifestation des Algériens suscite pendant tout un mois des réactions en chaîne, véritables exercices de “manœuvre” qui, au fur et à mesure, révèlent aux acteurs eux-mêmes leur puissance et leur nombre21 ». Et ce jusqu’à ce qu’une autre manifestation, jusqu’à ce que les huit morts de Charonne de février 1962, effacent le souvenir des morts du 17 octobre 1961. Et cette fraternité, déjà présente dans les premiers romans de Nacer Kettane ou d’Akli Tadjer, c’est encore un autre pionnier, Mehdi Charef, qui raconte une histoire vraie, « vécue » : dans la nuit noire, une « femme taxi » s’arrête pour porter secours à un couple d’Algériens qui cherche à fuir. « Je voulais m’éloigner des affrontements [dit-elle], lorsque j’ai vu que les policiers avec leurs matraques allaient bientôt vous coincer à la sortie du square, je les ai doublés et vous ai ouvert mes portières… La main tatouée de Yamina va tremblante se poser sur l’épaule de la femme française22 . »

Et pourquoi, chez Michel Piquemal, ce docteur sauve-t-il un manifestant algérien avant de le livrer à la police ? « Tu ne crois tout de même pas qu’ils vont le tuer. Ce ne sont pas des assassins », lui dit son épouse. Mais lui ne peut s’empêcher de réunir deux histoires, deux humanités : « Je n’osai pas lui rappeler que c’était cette même police française qui avait arrêté ses parents en juillet 42… mais les mots me brûlaient la langue. Je la savais si fragile sur ce sujet-là. Nous n’en parlions pratiquement jamais. Rachel avait décidé de tout oublier23. » Et l’homme de traîner sa culpabilité jusqu’au confessionnal. Ce lien entre la police de Papon et celle de Vichy, entre la rafle du Vel’ d’Hiv’ et le 17 octobre, Tassadit Imache le fait aussi, par la figure d’Élie Kagan qui, par ses photos, immortalisa les visages des Algériens frappés, ensanglantés, raflés : « Élie Kagan, lui, est l’enfant juif de l’été 42. […] L’homme qui voit le 17 octobre : c’est l’enfant juif qui s’est souvenu. Des preuves, l’enfant en avait – traces anciennes, indélébiles, à l’intérieur. Il sera toujours l’homme du présent24. » Salah Guemriche se fait chirurgical et mordant : « 11 538 interpellations en quelques

heures : la plus grande rafle depuis 1942 ! Depuis ce 16 juillet 1942 où 12 884 Juifs étrangers furent arrêtés et dirigés vers le Vel’ d’Hiv’. Mais gardons-nous d’évoquer l’Occupation : Oradour-sur-Seine25 ? »

Le double rejetTous ces récits, des plus « consensuels », en apparence, aux plus accusateurs, mettent en regard mémoire et histoire et la France de ce début du XXIe siècle. Autre temps, même réalité ! De Magyd Cherfi à Tassadit Imache en passant par Gérard Alle, le 17 octobre renvoie presque systématiquement au « regard de l’autre », « au bougnoulat », à la permanence des « préjugés », à trois photographies du visage paternel, qui rythment les trois âges de l’immigration algérienne, celui des années misérables et du bidonville, celui des ratonnades et celui d’un mort qui part « sans avoir parlé26 ». Salah Guemriche, jonglant avec les dates, passant de Camus au 17 octobre, met les pieds dans le plat : « Et si, même en temps de guerre, “un homme,

20. In « La France d’Europe et la France d’Afrique », par Jea Amrouche. Publié en 1945 dans Le Figaro, l’article fut écrit au lendemain des massacres de Sétif et de Guelma. Il est reproduit dans le recueil publié par Tassadit Yacine, Un Algérien s’adresse aux Français ou l’histoire d’Algérie par les textes (1943-1961), Paris, L’Harmattan/Awal, 1994.21. Brigitte Gaïti, « Les ratés de l’histoire. Une manifestation sans suites : le 17 octobre 1961 à Paris », in Sociétés contemporaines, n° 20, 1994, pp. 11-37.22. Mehdi Charef, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.23. Michel Piquemal, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.24. Tassadit Imache, op. cit.25. Salah Guemriche, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.26. Tassadit Imache, op. cit.

Page 21: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

21hommes & migrations n° 1335

ça s’empêche”, ne serait-on pas en droit, en temps de paix, d’exiger plus d’un ministre de l’Intérieur, d’un chef d’État, d’une République, de la patrie des droits de l’homme : que l’on s’empêche de stigmatiser systématiquement, et pour des raisons électoralistes inavouables, toute une frange de la communauté nationale qui n’a plus rien à prouver en matière d’engagement républicain27 ? »

L’écriture kaléidoscopique du 17 octobre des écrivains ne se limite pas à pister, en France, les resucées du rejet de l’Autre et le racisme d’un autre âge. Déjà esquissée chez Nacer Kettane – « en Algérie il n’est pas resté que des héros28 » – ou dans Le Porteur de cartable d’Akli Tadjer – à travers la figure, autoritaire et sans scrupule de Messaoud, le responsable du réseau –, une autre introspection, prend corps ici, celle qui porte la plume dans les plaies algériennes. Des plaies nourries de silences individuels et de mythes collectifs. Ici aussi la mémoire est contrariée, empêchée, instrumentalisée. Elle est aux ordres, et doit se tenir au garde à vous ! Elle est honteuse aussi. Les silences traversent l’œuvre de Tassadit Imache. Ils sont dans les questions sans réponses du jeune Mouloud chez Gérard Alle. Magyd Cherfi, après avoir dit sa « fierté » née du 17 octobre, en pointe le « fardeau pour les héritiers », ce trop-plein de mémoire qui, sans rendre justice aux morts, écrasent les (sur)vivants : « Je souffre de pas savoir la réalité de mon peuple, je souffre de pas savoir qui je suis car je n’ai appris que par l’organisation d’un mensonge. Le mensonge d’un peuple martyrisé ayant basculé, en un rien de temps, de la plus opaque des nuits à la gloire éternelle. Entre les deux, rien qui fit l’humain, la faiblesse, le doute, la banalité. J’aurai aimé savoir le quotidien, la lèche, la trahison, la peur, la cupidité, tout ça pour relativiser mon propre sort et me pardonner de ne pas être un héros moi-même. Au lieu de ça je traîne la culpabilité et la rancœur. Oui j’ai de la rancœur transmise par quelques improbables transmissions orales et ça fait chier de pas être né la paix dans le cœur29. » Et Faïza Guène écrit : « Grandir dans le silence fait de vous un héritier accablé30. »

Comme Leïla Sebbar en 1987, Maïssa Bey raconte la mobilisation des Algériennes. Un mot, une phrase, et le doute, l’interrogation surgissent. Comme ce « Mais les frères ont insisté »… Quatre mots, de bien anodine apparence, suffisent à interroger les conditions souterraines de

la mobilisation. Que dit cette « insistance » des rapports que les militants nationalistes entretenaient avec le peuple algérien de France31 ? Les recherches de l’historienne Linda Amiri ont montré les « très graves sanctions32 » réservées aux hésitants. Et Maïssa Bey écrit : « Ce soir, ils vont de nouveau prendre le métro pour aller à Paris, en famille. Hier soir, Mohamed et Ahmed discutaient de l’itinéraire à suivre. Elle a saisi au passage des noms qu’elle n’avait jamais entendus : Pont de Neuilly, Châtelet, La Bonne Nouvelle, République. La Seine. Ils ne semblaient pas très rassurés eux non plus. Mais les frères ont insisté. Tous ! Toute la famille ! Grands et petits. Elle n’a encore rien dit à ses enfants33. »

Et il y a cet autre tabou, dévoilé non sans humour dans cet échange entre Algériennes : « Ce matin, après le départ des hommes à l’usine, toutes les femmes se sont retrouvées près de la fontaine. Et pendant qu’elles remplissaient leurs bidons, Yamina leur a expliqué pourquoi ce jour ne devait pas ressembler aux autres. Pourquoi tous les occupants du bidonville devaient sortir malgré le couvre-feu. Le couvre-feu ? Elles ont plaisanté, entre elles. Elles savent ce que c’est puisqu’elles ne sortent jamais… »

« Zoubida a demandé pourquoi il fallait emmener les enfants. Et aussi, s’il n’y avait pas de risques pour eux… Yamina lui a alors expliqué que c’était une sortie, une promenade, et seulement cela. La guerre, a-t-elle martelé, ce sont aussi des hommes qui marchent. Sans armes et sans violence. On appelle ça une manifestation. Des hommes et des femmes qu’on veut empêcher de marcher, de se réunir, de se promener, décident de sortir. Ils vont marcher ensemble. C’est ça le mot : ensemble34. »

27. Magyd Cherfi, op. cit.28. Nacer Kettane, Le sourire de Brahim, Paris, Denoël, 1985, p. 174.29. Magyd Cherfi, op. cit.30. Faïza Guène, op. cit.31. De la nécessité de relire le Journal, 1955-1962 de Mouloud Feraoun (Seuil). Et Brigitte Gaïti écrit : « Le pari de la manifestation était donc risqué : les dirigeants de la section française du FLN vont d’ailleurs protester contre la consigne de pacifisme, craignant l’ampleur, prévisible au vu des pratiques policières en vigueur, de la répression », op. cit.32. Linda Amiri, La bataille de France. La guerre d’Algérie en métropole, Paris, Robert Laffont 2004 ; Linda Amiri, Les fantômes du 17 octobre, op. cit.33. Maïssa Bey, op. cit.34. Ibid.

Page 22: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

22 CHAMPS LIBRES | repérage

L’« ensemble » de l’appel-injonction à manifester est-il celui de l’après répression : l’unité d’un peuple marchant pour sa dignité est-elle encore de mise à l’heure du drame ? Cet « ensemble » des plus humbles, des victimes, de celles et de ceux qui, après avoir marché, se retrouvent dans le malheur, abandonnés des hommes et des dieux. « Ensemble » ? Peut-être, Orphelins, sûrement. D’ailleurs, octobre 1961 fut longtemps une date effacée des très officielles tablettes algériennes. Le tandem bancal Ben Bella-Boumédiène avait fait ce qu’il fallait pour, dès 1962 ! En Algérie, la course pour le pouvoir a percuté le 17 octobre 1961, contribuant à l’oubli, à « l’occultation35 ». Ainsi, parce que le livre de Marcel et Paulette Péju fut encouragé par les représentants de la Fédération de France du FLN, hostiles au clan Boumédiène et Ben Bella, ces derniers, devenus les nouveaux maîtres de l’Algérie, imposèrent – Vidal-Naquet parle de « conseil pressant » – le silence aux auteurs. « “Tant pis pour les manifestants du 17 octobre, matraqués et jetés à la Seine” explique au Monde l’historien Jean-Luc Einaudi. L’hommage viendra plus tard, au début des années 1990, quand Ali Haroun, l’un des anciens responsables de la Fédération de France, sera revenu en grâce. Depuis 1991, rappelle Jean-Luc Einaudi, la journée du 17 octobre fait l’objet d’une commémoration nationale en Algérie36. »

Et une fois de plus, la fiction se fait Histoire : « Octobre 61, n’existe pas en Algérie non plus, pour cette date point d’hommages, on en parle mais sans commémorations, comme d’une anecdote. C’est une date invisible passée dans le creux de l’histoire37. »

Héritages et horizonLes « héritiers accablés » ou les « rescapés » d’octobre 1961 marchent, incertains et fragiles, guidés par quelques certitudes, dans les méandres d’une histoire double, triturée ad nauseam par les logiques d’État et d’appareil. Ils portent, et supportent, une double fidélité et un double héritage, parfois opposés. C’est pourtant ici, loin des plateaux et des « y’a qu’à, faut qu’on », dans le secret et l’anonymat de cet espace d’hybridité où les contraires s’entrechoquent et se mêlent, que s’élabore la nécessaire « reliance » des êtres et des générations, des citoyens et des peuples, comme autant de liages sur la trame des romans nationaux. C’est encore Magyd Cherfi, ce « Gaulois » qui se sent

« comme le feu qui prend source dans l’eau » qui parle : « Les Français m’ont fait Algérien par vocation humaniste, partageuse, internationaliste, mais plus encore ils m’ont donné ma part de francité en m’ayant appris à lire, à comprendre et donc à détester tous les impérialismes et de surcroît l’impérialisme blanc. Ils m’ont fait multiple38. »

L’école est au centre de nombreux récits des auteurs nés à la littérature au début des années 1980. « C’est quand même incroyable non ? Près de 300 morts à Paris ! Du jamais vu depuis la commune ! J’aurais dû le savoir ! Pourquoi ce n’est pas inscrit dans mon manuel d’histoire ? », constate Faïza Guène après Tassadit Imache. Toutes deux ne retrouvent rien de leur histoire dans les manuels de l’école républicaine. En revanche, chez Akli Tadjer, le « petit Ben Bella » est un bon élève. Gourmand de récitations, le gamin défilera ce 17 octobre avec ses parents au milieu des youyous et des mots d’ordre scandés par ces Algériens sortis de l’ombre. Lui avait « la tête pleine du Corbeau et du Renard, de leur affaire de ramage, de plumage et de fromage39 ». La Fontaine pour se sortir de « la gueule du loup », comme disait Kateb Yacine.

L’Algérie et la France partagent la même histoire. Histoire commune, inextricablement mêlée, qui s’invite jusqu’au fin fond d’un week-end breton raconté par Gérard Alle : « L’Algérie… Je n’aurais jamais cru qu’on parlerait d’un pays comme l’Algérie, dans cette famille-là, alors qu’il n’y a que des Bretons et des gens du Midi, là-dedans. Pas des fortiches en histoire et géo, en plus40. »

Cela s’est déjà traduit chez des auteurs pionniers comme Nacer Kettane, Akli Tadjer ou Azouz Begag par une littérature qui vise à rassembler, à dresser des passerelles entre mémoires et entre communautés. Mais cela ne signifie pas une quelconque naïveté, et encore moins l’occultation des violences et des injustices

35. Dans la postface que Gilles Manceron consacre au récit des Péju, les « blocages du côté algérien » sont donnés comme « le troisième grand facteur d’occultation du drame d’octobre 1961 » – après le « mensonge d’État du régime gaulliste » et les « silences de la gauche ». Catherine Simon, Le Matin DZ/Lemonde.fr, 14 octobre 2011.36. Le Monde, 14 octobre 2011.37. Magyd Cherfi, op. cit.38. Ibid.39. Akli Tadjer, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.40. Gérard Alle, in 17 octobre, 17 écrivains, op. cit.

Page 23: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

23hommes & migrations n° 1335

subies par ces hommes et ces femmes dont ils sont les héritiers et dont ils se font les porte-voix. « La France est comme l’hydre. Une tête souriante qui vous invite et l’autre avec une grande gueule qui est prête à vous dévorer. Si la douce mélopée de la déclaration des droits de l’homme vous enivre, c’est pour mieux vous conduire dans le placard où le camembert-beaujolais dicte sa loi », écrivait Nacer Kettane, et d’ajouter quelques pages plus loin : « Ils [les autorités] avaient oublié que les immigrés avaient un sexe. Leurs enfants taillés dans le béton seront impitoyables. Ils ne feront pas de cadeau41. »

« Impitoyables » ! Dans le texte, comme dans la trajectoire militante et professionnelle de Nacer Kettane, cela ne se traduira pas par un misérabilisme racoleur, ni par une logique de victimisation et de ressentiment, ni par une outrance vindicative, mais par des engagements citoyens42 . Par une volonté politique : volonté de faire entendre sa voix, de continuer à marcher, et de rassembler. Le sourire de Brahim se termine par une manifestation contre les crimes racistes et autres bavures policières, et plus tard, les lointains héritiers d’octobre 1961, ces marcheurs de 1983, dont on a aussi volé la mémoire, les ambitions et les engagements. Et Mehdi Lallaoui, dont le roman a pour trame le procès intenté par Maurice Papon à Jean-Luc Einaudi, reprend le témoignage de Madeleine, fille de Française et d’Algérien : « On ne peut pas pardonner sous prétexte que le temps a passé. Il y a des choses impardonnables.

Ce 17 octobre en fait partie. Je n’ai aucun sentiment de revanche ou de vengeance, aucun sentiment de haine envers ces centaines de fonctionnaires qui ont exécuté les massacres ou les ont rendus possibles. J’ai seulement l’amertume de voir qu’aujourd’hui encore, on essaye par tous les moyens de dissimuler ces crimes43. »

Les fantômes du 17 octobre entrent dans la fiction sous les traits de l’engagement politique, de l’exigence de justice et, ce qui est peut-être le plus important, comme autant de « souffle de vie » : « Les berges de la Seine étaient jalonnées de cadavres et sous le pont Mirabeau avait coulé le sang. Hommes noyés, torturés, à jamais témoins de la barbarie, vous êtes comme un souffle de vie suspendu qui rafraîchira la mémoire des générations en pèlerinage d’identité. En se promenant, les amoureux des bords de Seine pourraient voir votre sourire, au fond de l’eau, bénir leurs baisers. Les ronds provoqués dans l’eau du fleuve par les jets de pierres des enfants seront autant de portées musicales dont les notes chanteront la révolte44. »

Parfois, c’est sous les cendres de l’amertume ou de la colère que pointent des lueurs, comme autant d’étoiles dans la nuit. Dans les « résumé[s] de bric et de broc », les synthèses « de médias occidentaux doublées de la propagande algérienne », « pas de rires, pas de matchs de foot mêlant les uns aux autres comme une anticipation de la victoire de 98. Pas de flirts enlaçant la blonde et le brun, rien qui s’oppose à tous et aux certitudes. Pas l’opportunité d’un élu métis. Ici on est traître ou héros. Je voulais des hommes, je voulais dans le bain de sang quelque chose de dérisoire qui rappelle à l’égalité des cruautés et à celle du chemin qu’on eût pu parcourir ensemble45 ». Pour Tassadit Imache, chez qui la colère née d’une nuit d’octobre ne s’éteint pas, « la question n’est pas “pourquoi se

41. Nacer Kettane, op. cit., pp. 170 et 175.42. Voir notamment Edwy Plenel, « le métissage ce n’est pas une fusion, l’addition d’un et d’un, la rencontre de deux identités dans l’illusion de leurs puretés originelles, encore moins un croisement d’espèces et de genres où la biologie aura sa part. Non, le métissage, c’est une politique. Et, plus précisément, une politique de résistance », Edwy Plenel, La découverte du monde, Paris, Stock, 2002.43. Mehdi Lallaoui, Une nuit d’octobre, Paris, éd. Alternatives, 2001, p. 65.44. Nacer Kettane, op. cit., p. 23.45. Magyd Cherfi, op. cit.

Page 24: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

24 CHAMPS LIBRES | repérage

souvenir ?” ». Il faut se souvenir : « Non, les visages d’octobre n’ont pas disparu ! On me les a gardés le temps que je grandisse. À 15 ans, je les ai retrouvés soudain dans un roman – plus tard dans un beau film. Ils sont là. Et Areski, vivant, la nuit, dans les bras d’Élise ! C’était “chez Slimane”, n’est-ce pas ? – rue de Paris, à quelques mètres du pont de Bezons. » Et, revenant à ce père algérien, elle écrit : « Cet étranger-là n’aura pas entendu le slogan de la rue française, inattendu, inespéré, des années 80 : “nous sommes tous des enfants d’immigrés”. J’ai aimé être l’enfant de ce pays-là46. »

In fine, cette littérature, de la plus fraternelle à la plus revêche, traite de la France, de son histoire revisitée à l’aune même de ses valeurs. À la différence d’un Houellebecq pour qui « la France est un hôtel, pas plus47 », ici il y a le souci d’interroger ce qui fait lien, cette identité commune, ses transformations, de témoigner de ses mouvements, de ses nouveaux syncrétismes et de ses nouvelles capacités mobilisatrices. Ici l’exigence de justice n’a rien à voir avec le psittacisme des militants, les récupérations idéologico-politiques et les rodomontades belliqueuses des bonimenteurs et des « sentimenteurs ».

Qu’en est-il en Algérie ? Quelle place y tient le 17 octobre dans la conscience nationale ? Y reconnaît-on le rôle des immigrés algériens dans la lutte pour l’indépendance ? De cela, il est question. Ces thèmes, peu traités encore, participent du questionnement de l’identité algérienne, de sa diversité comme de ses fragmentations (et trahisons), de cette partie de soi qui relie le pays et son peuple au reste du monde.

Le « Je » ou la poudrière du 17 octobrePour ne jamais s’éloigner des réalités historiques, la fiction du 17 octobre 1961 ouvre pourtant un passage entre le collectif et l’individuel, multiplie les angles de vue, les niveaux d’analyses et les sensibilités, déjoue les platitudes du linéaire et les facilités des répétitions. La fiction porte le retour – ou l’irruption – du dilemme moral, la question des fidélités et des devoirs, parfois contradictoires, envers les proches, les morts et les vivants, les mythologies nationales et militantes, les héros et les anonymes. Elle trie entre les mensonges et autres travestissements et les faits, soulage les consciences des héritiers sans effacer la dignité des acteurs du drame…

Ici, l’individu peut, à tout le moins cherche à, s’émanciper du groupe et des logiques communautaires. L’espace où le « Je » conquiert sa liberté sur le « nous » et ses obligations revient à restituer la part d’humanité et de dignité des acteurs de ce drame, en tant qu’hommes et femmes, faits de chair et de sang, traversés par des certitudes et des doutes, des êtres aimants et aimés…

L’espace de la fiction, débarrassé des logiques dualistes, laisse découvrir sous la boue des faits (les responsabilités, de Michel Debré jusqu’à Papon, les exactions de la police, les violences contre les manifestants pacifiques…), l’ambiguïté, l’hétérogène, le changeant, les doutes, les zones d’ombre et les zones grises, la relativité des grandes valeurs… et de le faire à l’échelle d’hommes et de femmes brinquebalés entre violences policières et exigences nationalistes, à l’échelle aussi d’une progéniture en quête de sens et de repères, à l’échelle enfin de tous les « rescapés d’une fiction ». Abdelmalek Sayad a montré pourquoi les histoires officielles, soumises à la pensée d’État, n’ont de cesse d’effacer l’émigré-immigré48. On peut le penser aussi de certains groupes idéologiques. À propos du 17 octobre 1961, Brigitte Gaïti écrit que « les manifestants deviennent les serviteurs sans voix des jeux engagés entre dirigeants politiques49 ». Partant, la littérature est hérétique et suspecte. Les « sans voix » d’octobre 1961, n’étaient pas interdits d’Histoire, ils étaient relégués aux marges de l’humanité. La littérature les y réinstalle, exigeant alors une réévaluation intégrale du nationalisme algérien comme, ici, du pacte républicain. Le sulfureux est là : ces personnages de fiction, bien ancrés dans un réel revisité par les temps et les générations, échappent, par le haut comme dirait Amin Maalouf, aux mémoires confisquées et instrumentalisées. Ils deviennent insaisissables, leur marche pour la liberté continue. « Mon père a survécu », écrit Faïza Guène50. Il y a bien une nouvelle page de l’histoire non pas à tourner, mais à écrire.

46. Tassadit Imache, op. cit.47. Sur le site du nouvelobs.com, 17 décembre 2012.48. Abdelmalek Sayad, Histoire et recherche identitaire, Saint-Denis, éd. Bouchène, 2002.49. Brigitte Gaïti, op. cit.50. Faïza Guène, op. cit. En 2002, Faïza Guère a coréalisé avec Bernard Richard un documentaire intitulé Mémoires du 17 octobre. URL : https://www.dailymotion.com/video/k6kCZ9oxTTl55W4O6M.

Page 25: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

25hommes & migrations n° 1335

Le 17 octobre 1961 dans le cinéma français : une rétrospective

Mouloud Mimoun, journaliste.

Le 17 octobre 1961 est le sujet de plusieurs fictions, documentaires, films longs ou courts-métrages. D’Octobre à Paris de Jacques Panijel tourné au lendemain des massacres, mais sorti en 1973 pour cause de censure, à Rock Against Police de Nabil Djedouani (2020), en passant par Ici on noie les Algériens de Yasmina Adi (2011), le cinéma contribue à témoigner de ces événements occultés de la guerre d’Algérie.

Il y a 60 ans aujourd’hui, le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, avec l’accord du gouvernement de l’époque, imposa un couvre-feu discriminatoire visant exclusivement tous les Français musulmans d’Algérie. Ce couvre-feu raciste entraîna une réaction pacifique sous la forme d’une grande manifestation dans les rues de Paris à l’appel de la Fédération de France du FLN. Au soir du mardi 17 octobre 1961, près de 30 000 Algériens, hommes, femmes et enfants, manifestèrent donc pacifiquement sur les grandes artères de la capitale pour rappeler leur droit à l’égalité et à l’indépendance de leur pays. Il s’ensuivit une répression féroce, 200 victimes recensées par l’historien Jean-Luc Einaudi1, dissimulée à l’opinion publique durant de nombreuses années. 11 000 arrestations, des dizaines et des dizaines d’assassinats, dont de nombreux manifestants jetés à la Seine après avoir été tabassés et certains ligotés, des centaines d’expulsions et des plaintes restées sans suite…

Octobre à ParisAu lendemain du 17 octobre, un collectif rassemblé autour du Comité Audin – ce jeune mathématicien torturé à mort par les parachutistes à Alger en 1957 et disparu depuis, à l’initiative du sinistre général Aussaresses qui reconnaîtra plus tard les faits – comprend la nécessité de témoigner de ces crimes commis par la police en plein Paris. L’un des animateurs de ce comité, l’historien Pierre Vidal-Naquet, accepte alors l’idée de Jacques Panijel de réaliser un film. Ce sera Octobre à Paris, devenu depuis le film documentaire le plus important

consacré à ces massacres du 17 octobre 1961. Biologiste et chercheur au CNRS, co-créateur avec Pierre Vidal-Naquet et le mathématicien Laurent Schwartz du Comité Maurice Audin, et signataire en 1960 du « Manifeste des 121 artistes et intellectuels français pour le droit à l’insoumission en Algérie », Jacques Panijel est décédé le 12 septembre 2010 à Paris d’une défaillance cardiaque. L’ancien résistant d’origine roumaine allait avoir 82 ans. Victime de la censure, le film ne sortira de ses boîtes qu’en 1973, suite à la grève de la faim orchestrée par le cinéaste René Vautier. Dans les années qui ont suivi sa libération, Panijel s’était refusé à montrer son film tant qu’un préambule en forme de préface ne lui était pas ajouté.

À propos d’octobreCette préface a finalement été réalisée en 2011 par Mehdi Lallaoui, réalisateur et fondateur de l’association Au nom de la mémoire, à l’initiative de Gérard Vaugeois, distributeur du film qui en a racheté les droits. Le film a largement circulé en France depuis le 19 octobre 2011, date officielle de sa sortie. Intitulée À propos d’octobre, cette préface donne la parole à Jean-Luc Einaudi, Daniel Mermet et Gilles Manceron qui remettent ces macabres événements dans leur contexte.

1. Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Paris, Seuil, 1991.

Page 26: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

26 CHAMPS LIBRES | repérage

Selon les dires de Jacques Panijel lui-même, le film a été conçu comme une tragédie en trois actes : avant, pendant et après. L’organisation et le départ de la manifestation ont été reconstitués, le mouvement est raconté par des photographies signées Élie Kagan et rendues vivantes par le montage et les bancs-titres. Une musique concrète donne le sentiment que les cris montent de la foule, puis les victimes sont là dans le silence. Panijel témoignera avec cet aveu : « Je n’avais même pas un appareil photo et n’imaginais pas l’affreux spectacle qui allait s’offrir à moi. J’imaginais qu’il y avait le risque de violences policières, mais ce que j’ai vu en fait, c’étaient des comportements dignes des nazis. » Sollicitant certains protagonistes de la manifestation et des militants de la Fédération de France du FLN impliqués, Jacques Panijel montre dans sa reconstitution comment la décision s’est prise à l’intérieur de ce qu’on appelait une casemate, qui est l’équivalent d’une direction locale dans les mouvements résistants, et comment étaient rapportées les instructions du Front.

Le réalisateur raconte : « J’ai demandé à ceux qui avaient rapporté ces instructions au bidonville de Gennevilliers s’ils voulaient bien recommencer la scène qu’ils avaient vécue . On a tourné au petit matin, on a reconstitué la réunion de la cellule, les instructions qu’ils ont données d’emprunter tel ou tel chemin, d’emmener aussi les femmes et les enfants. L’ordre était surtout de ne pas apporter la moindre arme, même pas un caillou. Nous avons donc reconstitué la scène de la fouille des militants

au départ des bidonvilles. Les instructions étaient de manifester pacifiquement, d’emprunter les trottoirs pour ne pas gêner la circulation. Bien sûr les gens savaient qu’il y avait un risque, ils avaient ordre de fuir si la police les chargeait mais surtout pas de bagarre pas de coups ! »

Par ailleurs, Jacques Panijel a retrouvé des hommes qui ont échappé de justesse à la mort, tel ce garçon qui a été « flanqué à la Seine ». L’endroit a été recherché et trouvé, là où les flics l’ont balancé à l’eau, jeté avec deux autres manifestants. Il a pu s’en tirer car lui seul savait nager…

Les bobines du film tourné en 16 mm ont pu être récupérées par Gérard Vaugeois sur les étagères de la cuisine où elles avaient été rangées par le fils Panijel qui, par la suite, a donné son accord pour qu’Octobre à Paris soit montré en salle, ce qui fut fait… Depuis, nombre d’autres œuvres consacrées au 17 octobre 1961 ont été produites et tournées, sortant de l’oubli ce massacre longtemps occulté.

Ici on noie les AlgériensAutre film parmi les plus importants : Ici on noie les Algériens, réalisé en 2011 par Yasmina Adi, qui s’était déjà illustrée avec un premier documentaire remarquable, L’autre 8 mai 1945, où elle a collecté des témoignages de survivants. Adoptant une démarche analytique, Yasmina Adi entremêle histoire et mémoire, passé et présent, construisant Ici on noie les Algériens comme une sorte de thriller. Le 17 octobre 1961, la violence policière se déchaîne à Paris contre la manifestation qui a mobilisé à l’appel du FLN des milliers d’Algériens. Les jours suivants, des centaines d’hommes interpellés sont brutalisés dans des centres de détention improvisés. Les femmes à leur tour se mobilisent pour obtenir la libération de leur mari. Le bilan officiel ne reconnaît que deux morts alors qu’une soixantaine de corps sont bientôt repêchés dans la Seine.

Pour évoquer ce chapitre parisien de la guerre d’Algérie, la réalisatrice Yamina Adi donne d’abord la parole aux victimes. Ainsi, Madame Khalfi, veuve d’un disparu, relate cette démarche désespérée pour retrouver la trace de son mari. D’autres Algériens, hommes et femmes, racontent la terreur subie entre les mains de policiers et de militaires déchaînés. Cette brutalité meurtrière est confirmée par quelques témoins français qui ont tenté de

Page 27: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

27hommes & migrations n° 1335

s’y opposer. Les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) révèlent quant à elles la particularité de la majorité des médias, qui assimile les manifestants « musulmans » au terrorisme sans mentionner aucune de leurs revendications. Dénoncés par quelques reporters indépendants, les crimes policiers suscitent la réprobation de l’opposition de gauche au Parlement et de brèves manifestations de solidarité dans le Quartier latin. Mais le pouvoir gaulliste, au nom du maintien de l’ordre, couvre les bavures qui seront bientôt effacées par une loi d’amnistie. Et les victimes attendent encore réparation…

C’est en 2007 que l’idée d’Ici on noie les Algériens est apparue à Yasmina Adi. « Le but n’était pas de réaliser un documentaire historique classique car j’ai eu envie de faire ce film pour que la vérité remplace les non-dits, et de souligner la dimension humaine de cet épisode trop longtemps tu, de faire émerger les paroles de certains acteurs de l’époque et de mettre le spectateur en immersion en utilisant tout au long du film les deux médias les plus consultés à l’époque par les Français : la radio et la presse écrite. »

Pour ce faire, Yasmina Adi a pu obtenir toutes les dérogations nécessaires pour consulter les archives de la préfecture de police, des archives du gouvernement, etc., d’où la matière exceptionnelle de ce film où coexistent de nombreux documents inédits (rapports, films, photos) qui permettent d’apporter un nouvel éclairage sur ces événements.

Le silence du fleuveAutre document qui ressort de cette filmographie, Le silence du fleuve, documentaire de 52 minutes, signé Agnès Denis et Mehdi Lallaoui, déjà cité et co-fondateur de l’association Au nom de la mémoire. Et voilà ce qu’en dit ce dernier : « 17 octobre 1961, cette histoire n’est pas ancienne : elle a notre âge. Nous avons voulu en débusquer les traces dans les archives, dans les mémoires, comprendre pourquoi nous l’avions apprise par hasard. Et qu’avons-nous repêché dans tous les filets que nous avons lancés ? Un ensemble de silences que nous donnons à écouter. »

Le film 17 octobre 1961 une journée portée disparue, réalisé en 1992, a pour auteurs Alan Hayling et Philip Brooks d’origine tasmanienne. Ce 52 minutes est construit essentiellement à partir d’entretiens de protagonistes des événements, de

séquences d’archives et de photographies, et cette enquête montre, preuves à l’appui, que près de 200 Algériens ont été tués cette nuit-là par la police française.

17 octobre 1961, dissimulation d’un massacre, film sorti en 2001, est signé Daniel Kupferstein, qui réalisera également en 2019 Mourir à Charonne pourquoi ?. Dans son documentaire, il répond à la question : comment la répression de cette manifestation a pu être occultée de notre mémoire collective pendant tant d’années ? Parce que cet événement a été presque complètement passé sous silence et que les responsables de ces massacres n’ont jamais été jugés. On attend toujours la reconnaissance de ces crimes d’État.

Mémoires du 17 octobre (2002) a été coréalisé par la romancière Faïza Guene et l’historien Bernard Richard. Le film de 17 minutes met en scène trois manifestants et un journaliste qui témoignent du déroulement pacifique de la manifestation et de sa répression d’une sauvagerie inouïe. Quant à Octobre noir, Malek, Karim, Saïd et les autres… (2001) de Florence Corre et Aurel, il raconte l’histoire de cinq jeunes gens algériens et français qui se sont mis en route pour la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 à Paris. Pour Malek, cette manifestation est un signe d’espoir en un avenir en France pour sa génération. Saïd, lui, trouve l’occasion d’exprimer sa frustration, les trois Français eux manifestent pour une France respectant sa devise républicaine. Tous se lancent dans les rues de Paris, confiants et sûrs de leurs droits de l’homme.

Page 28: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

28 CHAMPS LIBRES | repérage

Meurtres pour mémoireCertes, pour évoquer cette dramatique journée du 17 octobre, c’est le genre documentaire qui domine la production cinématographique française, mais la fiction n’est pas en reste et quelques films ont été des réussites. Citons d’abord Meurtres pour mémoire qui à l’origine était un roman et que son auteur, Didier Daeninckx, a adapté en 1984 pour l’écran avec Claude Veillot et Laurent Heynemann. C’est l’auteur du film La Question d’après Henri Alleg qui l’a mis en scène. L’action se situe à Paris le 17 octobre 1961, jour de la manifestation des Algériens au cours de laquelle un professeur est assassiné. Vingt ans après les faits, c’est son fils qui est abattu de sang-froid alors qu’il sort d’un bâtiment administratif à Toulouse. L’inspecteur Cardin (incarné par le comédien Christophe Malavoy), déjà en charge de la première affaire, repère des liens entre les deux meurtres. Traité comme un polar, ce qu’il est à l’origine, Meurtres pour mémoire s’appuie sur une excellente dramaturgie.

Vivre au paradisEn 1999, un jeune cinéaste beur, Bourlem Guerdjou, propose à Rachid Bouchareb (3B productions) une histoire d’immigrés algériens qui se passe dans le bidonville de Nanterre en 1960-1961… Le film est une réussite. Il narre l’histoire de Lakhdar (Roschdy Zem) qui fait venir les siens malgré son habitation précaire. Obsédé par l’idée de leur offrir un appartement décent, il s’adonne au trafic.

Quand il croit toucher au but, l’engagement militant de sa femme (jouée par Fadila Belkebla), dont il ignorait tout, le frappe de plein fouet. Vivre au paradis a connu un certain succès commercial pour ce qui était le premier long-métrage de ce jeune réalisateur.

Cependant, à l’inverse de la guerre du Vietnam, sur laquelle de nombreux films américains ont permis de construire une mémoire active, la guerre d’Algérie n’a jamais pu compter sur le cinéma français comme « valeur de catharsis », selon l’expression de l’historien Benjamin Stora. Si, dans les années 1960, quelques films ont évoqué le conflit en mettant en scène de jeunes hommes mobilisables sur le front algérien (Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, Adieu Philippine de Jacques Rozier, Clio de 5 à 7 d’Agnès Varda, Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais), ils furent rares à se frotter à la matière même de la guerre, en particulier la torture : La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, La Dénonciation de Jacques Doniol-Valcroze, Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier et plus tard RAS d’Yves Boisset ou La Question de Laurent Heynemann. Depuis, plusieurs documentaires, La guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, Les enquêtes d’André Gazut, ont montré une prise en compte sincère, bien qu’encore marginale, par le cinéma et la télévision de la spécificité d’une guerre dont les plaies n’ont pas fini de cicatriser des deux côtés de la Méditerranée.

Nuit noireDe ce point de vue, le téléfilm Nuit noire, produit par Canal+ et Cipango, prolonge et surtout élargit une histoire visuelle de plus en plus dense qui agit comme un véritable facteur de représentation de la guerre, selon le souhait de Benjamin Stora. Avec cette sombre et magistrale fiction écrite par Patrick Rotman, le réalisateur Alain Tasma touche une question à la fois ponctuelle et occultée de la guerre d’Algérie : les événements du 17 octobre 1961.

Le journal Les Inrockuptibles a sans doute le mieux analysé cette fiction, en 2005 : « Le 17 octobre 1961 à Paris, des dizaines d’Algériens furent assassinés par la police de Papon, un épisode longtemps occulté de la guerre d’Algérie qui resurgit dans Nuit noire, une fiction juste et efficace entre romanesque et histoire. » Le film a été co-écrit avec Patrick Rotman qui conserve des souvenirs

Page 29: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

29hommes & migrations n° 1335

personnels de l’événement : « Je me souviens très bien de cette époque, j’avais alors 11 ans, j’habitais dans une banlieue ouvrière, je voyais ces ouvriers algériens qui partaient la tête couverte de pansements. » Patrick Rotman, dont le premier livre en 1979 parlait déjà des porteurs de valises pour le FLN, poursuit : « Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs d’enfance, j’ai le sentiment d’avoir toujours connu cette nuit noire. D’emblée, j’ai su que je ne voulais surtout pas exposer un seul point de vue sur l’événement. Ce qui m’intéressait, c’était de replacer cette tragédie dans un contexte politique, d’éclairer les mécanismes de l’engrenage à travers une construction en mosaïque où tous les personnages sont entraînés malgré eux, comme aimantés par une trajectoire… »

Le recul aidant, on peut affirmer sans ambages que Nuit noire est de loin la meilleure fiction qui a été consacrée à cette sombre journée du 17 octobre 1961. Même si Hors-la-loi (2010) de Rachid Bouchareb, qui évoque la guerre interne entre FLN et messalistes en France, comporte un long chapitre fort bien reconstitué de la manifestation du 17 octobre et selon une mise en scène fort bien maîtrisée.

Deux autres films plus récents, des courts-métrages, mettent en avant le regard de jeunes réalisateurs sur cette fameuse journée. Il y a d’abord le court-métrage Jour de pluie de l’humoriste Jhon Rachid, connu pour ses vidéos sur YouTube, qui a souhaité rendre hommage aux anciens. Mohamed est beur et Raph « gaulois ». L’action se déroule le 17 octobre 2017 dans une rue de Paris où ils sont molestés par deux policiers.

À la suite d’un orage, ils se retrouvent projetés le 17 octobre 1961 dans un bistrot où un certain Nourredine leur relate la manifestation des Algériens. Mélange de mémoire et du présent, le récit fonctionne admirablement, la mise en scène est subtile et le ton du film souvent très drôle.

Rock Against PoliceTourné en 2020, Rock Against Police de Nabil Djedouani plonge au cœur du début des années 1980, dont le point culminant a été ce concert d’avril qui a mis en avant les crimes racistes, comme celui de Vitry où un jeune Algéro-Français de 15 ans a été abattu par un gardien d’immeuble d’un coup de fusil. Les témoignages s’entremêlent avec des images d’archives qui nous transportent de Gennevilliers à Vénissieux, où Carte de séjour et Rachid Taha interprètent la chanson « Désolé », qui dénonce les discriminations et le racisme. Le temps fort du documentaire demeure le témoignage de Mounsi, à la fois poète, compositeur et chanteur, figure emblématique de cette période d’affrontements avec les forces de l’ordre. Mounsi raconte ici le 17 octobre 1961 lorsque son père et son oncle ont rejoint la manifestation à l’issue de laquelle l’oncle a disparu, sans doute noyé, le père ne ré-émergeant qu’une semaine plus tard avec les stigmates de la féroce répression policière orchestrée par le préfet Maurice Papon. Ce témoignage de Mounsi demeure très touchant, à l’instar de tous ces films – fictions et documentaires – qui ont célébré avec force la répression de cette « journée portée disparue ».

Page 30: RepéRage 2 - histoire-immigration.fr

x